Supplément : Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique (1923)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Dans mon livre « Théorie du matérialisme historique », j'ai essayé non seulement d'exposer à nouveau ce qui avait été dit auparavant, mais encore d'en donner d'autres formules et, en outre, de préciser et de développer les principes du matérialisme historique, de faire avancer l'étude des problèmes qu'il comporte. Comme on le sait, Engels disait, peu avant sa mort, qu'on n'avait fait que les premiers pas dans le domaine du matérialisme historique. Ainsi, la tâche immédiate incombant aux disciples des grands maîtres, serait, semble-t-il, de travailler au développement de ces problèmes théoriques. Mais telle est la force du conservatisme inhérent à la pensée humaine, que beaucoup sont organiquement incapables de comprendre cette tâche.[1] Cependant, l'étude et la solution de ces problèmes sont à l'ordre du jour. La littérature de nos adversaires s'est formidablement accrue. Nous devons procéder à une contre-attaque, et cela sur la base élargie de nos propres thèses théoriques. Dans ces « brèves remarques » je tenterai de motiver les « innovations » qui se rencontrent dans mon ouvrage et qui, je l'affirme, sont entièrement conformes à « l'inter­prétation la plus orthodoxe, la plus matérialiste et la plus révolutionnaire de Marx. »[2]

1º Le « Mécanique» et l'« Organique ».[modifier le wikicode]

Jusqu'à ces derniers temps, on opposait ces notions dans notre milieu. Dans le domaine des sciences sociologiques, nous, marxistes, nous protestions contre « l'explication, mécanique », préférant parler de liens « organiques à, etc., bien que nous fussions complètement étrangers aux préjugés de ce qu'on appelle l'école organique, en sociologie.

Depuis, deux facteurs décisifs sont apparus : tout d'abord le renversement des concep­tions sur la structure de la matière ; ensuite, le développement extraordinaire de l'idéalisme dans la science bourgeoise officielle. La révolution dans la théorie sur la structure de la matière a radicalement changé la conception de l'atome en tant qu'unité absolument isolée. Or, c'est précisément cette conception de l'atome qu'on reportait sur l'individu (« atome » et « indi­vidu » se traduisent en russe par un seul et même mot : « indivisible »). Les « Robinsonnades » dans les sciences sociologiques correspondaient exactement aux atomes de l'ancienne mécanique. Cependant, dans le domaine des sciences sociologiques, il s'agissait précisément de venir à bout des « Robinsonnades ». Il fallait énergiquement et résolument mettre au premier plan le point de vue social, ce qui avait été fait de façon géniale par Marx, s'opposant aux théories des individualistes bourgeois, y compris les brillants « classiques » de l'économie politique (Smith et Ricardo). Les protestations contre l'élément « mécanique » dans le domaine des sciences sociologiques étaient-elles justifiées ? Évidemment, oui.

Mais il ne faut pas se borner à rappeler des termes, sans comprendre l'essence de la question. Maintenant, ce qui est juste dialectiquement, se transforme en son contraire. Car la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées. L'atome isolé et dépourvu de qualité est mort. L'élément du lien, de l'interdépendance, de l'éclosion de qualités nouvelles, etc. est rétabli dans tous ses droits. Opposer le « mécanique » à « l'organique » est, de ce point de vue, devenu un non-sens.

D'autre part, l'extension que l'idéalisme a prise dans la science et la philosophie bour­geoises a conduit au mysticisme « organique.» La conception de « vie » est devenue mys­tique (Bergson, Drisch et consorts). Que s'ensuit-il ? Qu'il faut, dans notre idéologie, renon­cer à l'ancienne opposition entre la mécanique et l'organique, si nous voulons sérieusement lutter pour la conception matérialiste du monde en général et pour la sociologie matérialiste en particulier.

2º Dialectique et théorie de l'équilibre.[modifier le wikicode]

Marx, on le sait, a dégagé la dialectique de son enveloppe mystique, en posant la thèse que la dialectique, comme catégorie de la pensée, est le reflet de la dialectique dans le processus du devenir réel, matériel, car l'« idéal » n'est que le « matériel » traduit dans le cerveau humain en une langue spécifique. Néanmoins, on tente encore, et de plus en plus fréquemment, de détacher le processus pensée du processus matériel, de transformer la dialectique en une construction purement idéologique, en une méthode à laquelle ne correspond aucune réalité. Sous ce rapport, l'« austro-marxisme » avec son théoricien Max Adler est typique. Comment doit-on combattre cette déviation manifestement antimatérialiste du marxisme ? Il est clair qu'il faut mettre en évidence la racine matérielle de la dialectique, c'est-à-dire trouver dans les formes de la matière en mouvement ce à quoi « correspond » la formule dialectique de Hegel. Le choc incessant des forces, la désagrégation, le développement des systèmes, la formation de systèmes nouveaux et leur propre mouvement, en d'autre% termes, la destruction continuelle de l'équilibre, son rétablissement sur une autre base, rétablissement suivi d'une nouvelle destruction, et ainsi de suite. Voilà ce qui correspond de façon réelle à la triade de Hegel. Qu'apporte de « nouveau » cette interprétation ? Pour le fond, rien. Mais elle souligne le processus matériel, et le mouvement de la forme matérielle. Autrement dit, on a ici la dialectique du devenir matériel, exprimé idéologiquement par la triade hégélienne.

Reprocher à cette formulation d'être mécanique, c'est faire erreur, et cela parce que l'on ne peut opposer la mécanique actuelle à la dialectique. Si la mécanique n'est pas dialectique, c'est-à-dire si le mouvement en son entier n'est pas dialectique, que reste-t-il alors de la dialectique ? Au contraire, le mouvement constitue, si l'on peut s'exprimer ainsi, l'âme matérielle de la méthode dialectique et sa base objective.

Marx et Engels dégageaient la dialectique de son enveloppe mystique en action, c'est-à-dire en appliquant de façon matérialiste la méthode dialectique dans l'étude des différents domaines de la nature et de la société. Il s'agit maintenant, de donner un exposé théorique systématique de cette méthode et de l'asseoir sur une argumentation également théorique systématique. On y arrive précisément par la théorie de l'équilibre.

Il est encore un argument, et non des moindres, en faveur de la théorie de l'équilibre : cette théorie débarrasse la conception du monde d'un certain élément téléologique inévita­blement lié à la formulation hégélienne, qui repose sur l'évolution immanente de l'« esprit ». Au lieu de l'évolution, et uniquement de l'évolution, elle permet de voir aussi les cas de destruction des formes matérielles. Par là même, elle constitue une formulation plus générale des lois régissant les systèmes matériels en mouvement, formulation qui est en outre, épurée de tout élément idéaliste.

3º Théorie de l'équilibre et forces productives.[modifier le wikicode]

La question fondamentale pour la théorie du matérialisme historique est de savoir pourquoi on prend les forces productives comme cause dernière, comme cause expliquant tout (en dernière analyse). Sur ce point, il y a une divergence assez marquée parmi les marxistes (y compris les marxistes orthodoxes, les communistes). Très souvent, on ramène la question à la « théorie des facteurs », théorie manifestement sans valeur, en même temps qu'on remplace la notion des forces productives par celle des rapports de production (« facteur économique »). Souvent on soulève, en somme, la question de la poule et de l'œuf du point de vue de leur « genèse ». La solution que donne Plékhanov lui-même (dans le Point de vue moniste) n'est pas satisfaisante. Comment pose-t-il la question ? Il prend la controverse entre deux courants de la pensée : l'un qui affirme : « les opinions régissent le monde » et l'autre qui estime que « les conditions de la vie créent l'homme ». Pour employer notre terminologie, on dirait superstructures et base. La superstructure influe-t-elle sur la base ? Oui. La base influe-t-elle sur la superstructure ? Oui, également. Et Plékhanov reconnaît que, posée ainsi, la question est insoluble. Où est donc la solution ? Selon Plékhanov, elle est dans le fait que ces deux grandeurs qui influent l'une sur l'autre dépendent d'une troisième (les forces productives). Et c'est cela précisément qui résout tout le problème.

Il n'est cependant pas difficile de voir que de cette façon, la question n'est que reculée et non résolue. En effet, la superstructure et la base influent-elles à leur tour sur les forces productives ? Oui. Et celles-ci sur celles-là ? Oui, également. Ainsi, la question se pose à nouveau sur une base nouvelle, et c'est tout.

C'est là la question centrale de la sociologie. Car, si l'on n'y répond pas dans l'esprit du monisme méthodologique et que l'on essaye de se retrancher derrière la « théorie des facteurs », il ne s'agira plus, comme le fait remarquer avec justesse le professeur bourgeois allemand E. Brandenburg, « que d'une différence quantitative dans l'appréciation des influences économiques et spirituelles »[3]. Mais alors on aura une théorie qui tout d'abord n'explique rien du tout et qui, ensuite, n'a rien de marxiste.

Le professeur Brandenburg s'incline gracieusement devant cette soi-disant théorie marxiste. Mais voici ce qu'il dit de la véritable conception matérialiste de l'histoire : « Elle veut ramener toutes les variations de la vie en commun des hommes aux changements qui surviennent dans le domaine des forces productives ; mais elle ne peut expliquer pourquoi ces dernières doivent, elles-mêmes changer constamment et pourquoi ce changement doit nécessairement s'effectuer dans la direction du socialisme»[4].

C'est précisément cette formule du professeur Brandenburg qui peut le mieux nous servir à mettre au point notre propre méthodologie dans la solution du problème sociologique en question, problème qui, je le répète, est capital.

La seule réponse juste à cette question est celle-ci : les forces productives déterminent l'évolution sociale parce qu'elles expriment la corrélation entre la société, ensemble réel déterminé, et son milieu... Or la corrélation entre le milieu et le système est une grandeur déterminant, en dernière analyse, le mouvement de n'importe quel système. C'est là une des lois générales qui régissent la dialectique de la forme et mouvement. C'est le cadre dans lequel se produisent les déplacements moléculaires des forces et où se nouent, se dénouent et s'entrecroisent les innombrables actions, réactions et contradictions. Que les forces productives subissent des modifications sous l'influence de la « base » et des « superstruc­tures », la constatation de ces influences ne change rien à ce fait fondamental : la corrélation entre la société et la nature, la quantité d'énergie matérielle sur laquelle vit la société et qui est susceptible de toutes sortes de transformations dans le processus de la vie sociale, est chaque fois une grandeur déterminante.

C'est ainsi, et uniquement ainsi, que peut être résolu le problème fondamental de la théorie du matérialisme historique.

4º Rapports de production.[modifier le wikicode]

Selon Marx, les rapports de production sont la base matérielle de la société. Cependant, parmi nombre de groupes marxistes (ou, plutôt, pseudo-marxistes), il existe une tendance irrésistible à « spiritualiser » cette base matérielle. Les pro­grès de l'école et de la méthode psychologiques dans la sociologie bourgeoise ne pouvaient pas ne pas « contaminer » les milieux marxistes et semi-marxistes. Ce phénomène allait de pair avec l'influence croissante de la philosophie académique idéaliste. On se mit à reprendre en sous-œuvre la construction de Marx en introduisant sous sa base matérielle la base psychologique « idéale » l'école autrichienne (Böhm-Bawerk), de L. Word et tutti quanti. En l'occurrence également, l'initiative revint à l'austro-marxisme théoriquement en décadence. On se mit à traiter de la base matérielle dans l'esprit du « Pickwick Club. » L'économique, le mode de production passèrent dans la catégorie inférieure des réactions psychiques. Le soubassement solide du matériel disparut de l'édifice social.

Dans la littérature russe, cette transformation psychologique du marxisme a été pour­suivie systématiquement dans les ouvrages de A.-A. Bogdanov. Selon Bogdanov, la technique elle-même, n'est pas une chose matérielle, mais le savoir-faire des hommes, l'art de travailler à l'aide d'instruments déterminés, un entraînement psychologique, pour ainsi dire.

Il est évident qu'un tel marxisme « psychologisé » s'écarte nettement du matérialisme souligné « con amore » par Marx en sociologie.

Comment donc considérer le caractère matériel des rapports de production ?

Dans la littérature marxiste, on n'a pas donné, me semble-t-il, de réponse précise à cette question, et c'est ce qui explique en partie que des constructions « psychologiques », aux­quelles on ne saurait refuser une certaine unité et une certaine logique, exercent une influence sur les esprits marxistes[5].

Comment résoudre ce problème ? L'adversaire apporte une série d'arguments sérieux. Le plus important est que la conception des rapports entre les hommes présuppose l'action psychique réciproque de ces derniers. Le lien de travail devient ainsi un lien d'ordre psychique et comme il n'est pas douteux que la création et le maintien de ces rapports constituent un processus psychique résultant d'actes psychiques s'objectivant sur le plan social, le caractère social psychique de la « base » se trouve par là même établi.

J'affirme qu'à cette argumentation il n'a rien été opposé dans nos milieux. C'est pourquoi je propose une solution nouvelle, matérialiste, du problème, solution conforme à celles de Marx. Cette solution la voici :

Par rapports de production, j'entends la coordination des hommes (considérés comme « machines vivantes ») par le travail dans l'espace et dans le temps. Le système de ces rapports est aussi peu « psychique » qu'un système planétaire avec son soleil. La détermi­nation de sa place à chaque point chronologique, voilà ce qui constitue un système. De ce point de vue, toute attribution de caractère psychique à la base disparaît. Et le fait que les éléments psychiques sont un facteur intermédiaire, ne détruit ni n'affecte l'enchaînement de notre argumentation : toute superstructure sert de facteur intermédiaire dans le processus de reconstitution en commun de la vie sociale.

Je considère cette solution comme la seule juste et comme la seule matérialiste. Seule, en outre, elle permet de réfuter Adler et consorts.

5º Superstructure et idéologie. Structure des superstructures.[modifier le wikicode]

L'analyse de ces phénomènes sociaux, dans leur « coupe » statique[6], a été extrêmement insuffisante. De là une série de malentendus, d'erreurs, ainsi que d'impasses théoriques et d'explications fausses ou fictives. Par exemple, on tombait sur un laboratoire scientifique, avec ses instruments de travail, ses rapports particuliers de travail, etc. On en concluait que le travail de laboratoire (par extension, tout travail scientifique) se rapporte à la production. Poursuivant plus loin le développement de cette thèse, on finissait par trouver que tout travail socialement utile est un travail productif. Résultat : tout rentrait dans la « production », et la théorie marxiste se transformait en explication absurde de la partie par le tout, rien de plus. On bien on ne savait où caser, dans le schéma architectural de Marx, des phénomènes tels qu'une association scientifique, un appareil bureaucratique, une société philosophique, un observatoire astronomique.

C'est pourquoi j'ai proposé, dans mon livre, de séparer les notions idéologie et super­structure, en prenant cette dernière comme notion plus large et plus générale. L'idéologie, ce sont les systèmes d'idées, de sentiments, d'images, de normes, etc. La superstructure englobe encore bien d'autres choses. Dans les superstructures il faut distinguer trois sphères principales :

  1. La technique de la superstructure, les « instruments de travail » (ustensiles de laboratoire dans les sciences ; maisons, canons, machines à compter, diagrammes, etc., dans l'appareil étatique ; pinceaux, instruments de musique, etc., dans l'art, etc.)
  2. Les rapports entre les hommes (association scientifique, organisation bureaucratique, rapports des gens dans un atelier artistique, coordination des musiciens dans un orchestre).
  3. Les systèmes d'idées, d'images, de normes, de sentiments, etc. (idéologie).

J'ai essayé, ensuite, de pousser encore cette analyse, c'est-à-dire d'esquisser les lignes d'un fractionnement et d'une différenciation encore plus grande (notamment dans la musique). Ainsi disparaissent une série de difficultés, et la méthode historico-matérialiste devient plus exacte et plus précise.

6º Dépendance des superstructures à l'égard de la base.[modifier le wikicode]

Le point de vue exposé plus haut permet de poser, de façon beaucoup plus concrète, la question de la dépendance des superstructures par rapport à la base et, ensuite aux forces productives. Le vice fondamental de la position sommaire de la question résidait et réside dans l'indétermination de la notion de dépendance ou de détermination. C'est ce qui a donné lieu à des « déviations » dans les milieux marxistes et avoisinants. Il suffit de rappeler, entre beaucoup d'autres, les ouvrages du camarade Chouliatikov (Justification du capitalisme dans la philosophie de l'Europe Occidentale) ou d'Eleuthéropoulos et autres. Nos ennemis, dans leurs critiques ont, maintes fois, exploité cette divergence. Cependant, si l'on distingue dans chaque superstructure, les éléments qui la constituent, il n'est pas difficile de montrer qu’elle est :

1º la dépendance concrète de ces éléments par rapport l'un à l'autre ;

2º leur dépendance par rapport aux éléments des autres superstructures ;

3º la dépendance de ces dernières par rapport à la base ;

4º la dépendance directe de ces éléments par rapport à la base ;

5º leur dépendance de la technique, etc.

Par là même disparaissent toutes « déviations », simplification, vulgarisation, position sommaire de la question. Par contre, cela impose, il est vrai, à l'investigateur l'obligation de «creuser » profondément l'analyse de la superstructure qu'il étudie, c'est-à-dire de se livrer à un travail extrêmement minutieux. Mais il va de soi que ce n'est pas là un argument contre mes « innovations».

7º Les superstructures en tant que sphères de travail différencié.[modifier le wikicode]

Je me suis donné pour but également, d'analyser les superstructures du point de vue du travail. Ce n'est pas sans raison que Marx parlait de « production intellectuelle » et de « clans » idéologiques (ideologische Stände). Je ne parlerai pas ici de la valeur pratique de ces questions, spécia­lement pour notre époque et pour notre parti. Je me bornerai à motiver de façon purement théorique cet « aspect » de la question.

Premièrement, le point de vue mentionné ci-dessus éclaire à merveille la question de la corrélation existant entre la production matérielle et les productions « intellectuelles » et montre avec évidence l'absurdité qu'il y a à poser la question en bloc dans ce domaine également (tout ce qui est « utile », est production). Avec une telle solution de la question, il est clair que le travail intellectuel en quelque sorte, découle constamment, puis se différencie de la production matérielle ; les questions casuistiques subtiles concernant les catégories situées aux confins mêmes de ces domaines, sont méthodologiquement écartées, tout comme les « terribles » questions concernant les groupements sociaux intermédiaires et autres grandeurs variables.

Deuxièmement, une telle façon de poser la question permet d'expliquer la nécessité de l'apparition de tel ou tel genre de travail super structural, ainsi que la disposition particulière des différentes branches de ce travail, c'est-à-dire leurs dimensions relatives dans une société donnée. (Auparavant, me semble-t-il, on ne posait point des questions comme celle de la proportion entre le travail matériel et le travail non matériel, entre les différents genres de travail « spirituel », et ainsi de suite. Cependant, c'est indispensable pour expliquer toute une série de phénomènes essentiels. Comparer, par exemple, la valeur pratique qu'a pour nous la question de la production matérielle et de l'appareil administratif bureaucratique.)

8º Le Mode de représentation et les principes formant la vie sociale.[modifier le wikicode]

En tant que théoricien, j'ai jugé devoir mettre au premier plan la thèse de Marx sur le « mode de représentation » (Vorstellungsweise), thèse que tout le monde a oubliée. Il n'est pas douteux que, chez Marx, cette conception était corrélative à celle du « mode de production ». En d'autres termes, à un mode donné de production correspond un mode de représentation adéquat à ce dernier et déterminé par lui. Marx n'a pas exposé la question du mode de représentation avec une logique aussi claire et aussi précise que celle du mode de production. Mais, plusieurs remarques isolées (par exemple, sur la nécessité d'étudier la question des « clans intellectuels », etc.), montrent nettement son point de vue sur la façon de poser ces problèmes. Ainsi se résout la question concernant le « style » fondamental unique de la vie sociale, de la base au faîte, ainsi que le caractère historiquement relatif de toutes les idéolo­gies, considérées non pas du point de vue de leurs principes (qui peuvent être éternels), mais du point de vue des types de liaison existant entre elles, des principes particuliers de coordination qui sont l'indice constitutif de la conception du « mode de représentation ».

9º La physiologie humaine et les lois de l'évolution sociale.[modifier le wikicode]

J'ai essayé de transporter sur un terrain entièrement nouveau, les débats interminables sur la corrélation des lois de la biologie et de la sociologie, etc. Ainsi, je considère les particularités physiologiques des groupements humains, ainsi que les particularités psychologiques qui y correspondent, comme la qualification des forces de travail déterminées de la société (particularités psychophysiologiques du débardeur, du musicien, de l'industriel, du commerçant, de l'espion, du chauffeur, de l'officier, etc.) Cette solution du problème n'entraîne aucunement cet absurde dédoublement des « lois » qu'on rencontre à chaque instant même dans les meilleurs ouvrages marxistes (d'un côté, les lois de la biologie, de la physiologie, etc., de l'autre, celles de l'évolution sociale). En réalité, il y a là deux aspects d'une seule et même chose. Un seul et même phénomène est considéré à différents points de vue. La structure psycho-physiologique du débardeur et la qualification de son travail ne sont pas deux grandeurs différentes, mais deux façons de considérer une seule et même grandeur. C'est ce qui apparaît avec une clarté particulière dans l'étude du taylorisme, de la psychotechnique, etc.

10º Matérialisation des phénomènes sociaux.[modifier le wikicode]

Une autre de mes « innovations » est ma théorie sur la matérialisation des phénomènes sociaux, sur le processus spécial d'accumula­tion de la culture qui se produit lorsque la psychologie et l'idéologie sociales se condensent et se cristallisent sous forme de choses ayant une existence sociale originale. Ces psychologie et idéologie sociales matérialisées, condensées pour ainsi dire, jusqu'au matériel, deviennent, à leur tour, le point de départ de toute évolution ultérieure (livres, bibliothèques, galeries d'art, musées, etc.) Si la matérialisation des phénomènes sociaux est une des lois fondamentales du développement de la société, il est clair que c'est par là qu'il faut commencer l'analyse dans les domaines correspondants (c'est-à-dire dans les superstructures). Ici encore, le point de vue matérialiste trouve une nouvelle confirmation[7].

11º La loi de la période de transition et la loi de la décadence.[modifier le wikicode]

Une des objections capitales élevées contre le matérialisme historique, est celle de l'essence soi-disant mystique, chez Marx, des forces productives, qui doivent, on ne sait pourquoi, se développer coûte que coûte. Il faut reconnaître que, dans leurs ouvrages, nombre de marxistes « exigent » ce développement. Mais Marx personnellement n'y est pour rien, car il a, à maintes reprises, signalé les cas de « destruction des deux classes en lutte » et, en même temps, de toute la société, partant, de ses forces productives. La question de savoir si la société est destinée à se développer ou à périr, ne peut être résolue de façon abstraite ni dans un sens ni dans l'autre. Elle ne peut l'être que sur la base d'une analyse concrète.

De même, il est démontré empiriquement que les périodes de transition, accompagnées de révolutions, sont liées à une décadence temporaire, plus ou moins prolongée, des forces productives.

Par conséquent, la formulation habituelle des bases théoriques du matérialisme historique qui débute par les mots : « La croissance des forces productives », est trop étroite, car elle n'embrasse ni les époques de décadence, ni les périodes transitoires révolutionnaires.

C'est pourquoi ici encore, en tant que théoricien, j'ai jugé devoir donner l'analyse de la loi de ces phénomènes qui ont joué et jouent un rôle important. Il était d'autant plus nécessaire de le faire, que, sans cette analyse, il est impossible de comprendre la période actuelle. J'ai donc caractérisé sociologiquement, avec précision et dans les cadres généraux de la théorie, ces périodes comme périodes de régression des forces productives sous l'influence des superstructures, avec limitation constante de ce phénomène par l'état antérieur des forces productives; en d'autres termes, j'ai caractérisé la loi fondamentale de ces périodes comme le processus temporel de la réaction des superstructures (dans les cas de période transitoire jusqu'au moment où s'établit un équilibre social nouveau).

D'autre part, je me suis efforcé de donner la formulation des phases nécessaires dans le processus de la révolution, en m'appuyant en partie, (comme dans l'Économie de la période de transition) sur les observations du camarade Kritzman, à qui revient la priorité de la solution de ce problème. Ainsi, la téléologie a été chassée de son dernier refuge.

Je n'ai mentionné ici que mes principales « innovations ». Je pourrais en énumérer une série d'autres, notamment en ce qui concerne la doctrine des classes, les rapports entre les chefs et le parti, la doctrine de la révolution, etc. Malheureusement, le temps me fait défaut. Je m'excuse donc auprès du lecteur du caractère fragmentaire de ces « brèves remarques ». Comme on a pu le voir, les problèmes qui se posent devant nous sont très complexes. Dans la mesure de mes forces, j'ai tâché de les résoudre. Pour tout homme intelligent et, à plus forte raison, pour tout bolchevik, il est clair que la tendance générale de mes « innovations » est conforme à l'interprétation orthodoxe, révolutionnaire et matérialiste de Marx. J'accepterais avec reconnaissance toute indication utile, car, ici comme dans tout autre domaine, une large collaboration est de rigueur.

« Mais, dira peut-être le lecteur, comment se fait-il qu'aucun de vos critiques n'ait même mentionné tous ces problèmes importants, fondamentaux ? »

« Demandez-le au vent dans les champs », comme disait Knut Hamsun, dans une autre circonstance.

  1. Plékhanov écrit dans la préface à la Critique de nos critiques : « Les articles de messieurs les subjectivistes et populistes... (narodniki) m'avaient convaincu qu'ils avaient retenu nos termes, mais qu'ils n'avaient pas compris nos idées... Pour en convaincre aussi les lecteurs, je résolus d'exposer notre théorie en d'autres termes. Ce que j'attendais se produisit. N'ayant pas saisi ma pensée un de nos adversaires les plus en vue se mit à crier que j'avais renoncé au « matérialisme économique »... Que des adversaires se fussent ainsi fourvoyés, je ne le regrettais évidemment pas, mais ce qui était triste, c'est que quelques-uns de mes partisans non plus ne m'avaient pas compris : « visiblement ils n'avaient, eux aussi, retenu que les mots » (page 1, ligne 6). Malheureusement, l'espèce des partisans de nos idées qui ne retiennent que les mots n'a pas encore disparu, même en Russie soviétique. Mais nous y reviendrons ailleurs ».
  2. Voir la préface à ce livre.
  3. E. Brandenburg, professeur à l'Université de Leipzig : Die materialistiche Geschichtsauffassung; ihr Wesen und ihre Wandlungen (« La Conception matérialiste de l'histoire, son caractère et ses variations ») (!), 1920. Quelle et Meyer, éditeurs, Leipzig, page 58.
  4. Ibidem
  5. Étant donné l’ « intelligence » de certains critiques, je tiens à faire observer qu'il s'agit ici du plan logique, qui a évidemment, son équivalent social et économique.
  6. Pour les critiques « intelligents » qui pourraient pousser des clameurs, je dirai que l'analyse des lignes typiques d'une structure est précisément la « coupe » statique. Cela ne dispense évidemment pas de l'obligation d'analyser également la structure donnée du point de vue de son mouvement, c'est-à-dire du point de vue dynamique.
  7. Soit dit en passant, de quelle intelligence font preuve ceux de mes critiques qui me reprochent des « tendances » tout à fait opposées !