Ch. VI : L'équilibre entre les éléments de la société

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35. Liens qui unissent les divers phénomènes sociaux. Comment le problème doit être posé.[modifier le wikicode]

Nous avons étudié plus haut le problème de l'équilibre entre la société et la nature. Nous avons vu que cet équilibre est rompu et rétabli constamment, qu'il y a ici une contra­diction qu'on surmonte sans cesse et qui apparaît de nouveau pour être encore combat­tue et que c'est là que gît la cause essentielle du développement ou de la décadence sociale. Il est nécessaire maintenant que nous regardions de près, pour ainsi dire, « la vie intérieure » de la société.

Quand on pose la question du degré de développement social, on reçoit très souvent les réponses suivantes : « le degré de développement culturel est déterminé par la quantité de savon que la société emploie » ; d'autres mesurent sa hauteur par le développement de l'ins­truc­tion, d'autres encore, par la quantité de journaux publiés, certains par le développement de la technique ou bien de la science, etc... Un professeur allemand, Schulze-Gävernitz, dans son livre La grande industrie textile en Russie, a posé comme principe que le degré de culture est caractérisé par l'état des latrines. Ainsi, depuis ces dernières jusqu'aux œuvres les plus sublimes de l'esprit humain, on se servait de tout comme d'un étalon pour mesurer le degré de développement social.

Qui a raison ? Quelle mesure est réellement juste ? Et pourquoi donne-t-on tant de réponses disparates à la même question ?

Si nous examinons d'un peu plus près les réponses ci-dessus, nous nous rendrons facilement compte que chacune d'elles est plus ou moins juste. Est-ce que l'emploi du savon n'augmente pas en effet avec le développement de « la culture et de la civilisation ? » Le nombre de journaux ne grandit-il pas ? La technique ou la science ne font-elles pas de progrès ? Certainement oui. Quelle conclusion peut-on en tirer ? Celle que les phénomènes sociaux, à chaque moment donné, sont liés les uns aux autres. De quelle façon, c'est une autre question, et nous allons l'étudier. Mais les liens qui existent entre eux sont indubitables. C'est pourquoi chacune des réponses dont nous avons parlé était juste. De même que l'âge de l'homme peut être défini approximativement, soit d'après la composition ou la force de ses os, soit d'après son visage (teint, rides, système nerveux, etc. ...), soit d'après le caractère de ses pensées, soit d'après son langage, de même on peut juger du degré de développement social d'après des signes différents, l'un étant lié à l'autre. Si l'on nous montrait de belles œuvres d'art, si l'on nous expliquait des systèmes scientifiques compliqués, nous pourrions dire que les uns et les autres ne peuvent apparaître que dans une société développée. Nous en aurions dit autant, si nous y avions découvert une technique riche et complexe. Et dans les deux cas, nous aurions eu raison.

Ce lien, cette interdépendance des phénomènes sociaux les plus divers sautent aux yeux. Il suffit de poser une série de questions pour s'en convaincre. Est-ce possible, par exemple, qu'il y ait eu, il y a cent ans, une poésie futuriste ? Certainement non. Ou que les Esquimaux perdus dans leurs glaciers inventent la télégraphie sans fil ? Ou encore, que la science con­tem­poraine prédise l'avenir d'après les étoiles ? Ou enfin, que le marxisme soit apparu au moyen âge ? Évidemment, tout cela est impossible. Le futurisme n'a pu exister il y a cent ans, parce que la vie à cette époque était plus calme, plus égale ; et le futurisme est né sur le pavé des grandes villes avec le bruit et le mouvement, au moment des parades militaristes et de la décadence de la culture bourgeoise. C'est la poésie du « jazz band » universel, poésie qui n'aurait pu apparaître il y a cent ans, comme le chardon ne saurait pousser sur un toit fraîchement peint. Les Esquimaux, parmi leurs glaces, n'auraient pas pu inventer la télégra­phie sans fil, puisqu'ils ne sont pas même capables de manier le télégraphe ordinaire. La science contemporaine ne perdra pas son temps à des vétilles telles que les prophéties d'après les étoiles, puisque la science a atteint un niveau assez haut pour repousser ces enfantillages. Le marxisme ne pouvait pas naître au Moyen Âge, parce que le prolétariat n'existait pas encore et que la théorie marxiste manquait ainsi de base naturelle. Par contre, par exemple, la haute technique, le prolétariat, l'énorme quantité de journaux, la réclame colossale des trusts, le futurisme, les aéroplanes, la théorie des électrons, les dividendes de Rockefeller, les grèves de mineurs, les partis communistes, la Société des Nations, la Troisième Internationale, l'électrification, les armées comprenant des millions d'hommes, Lloyd George, Lénine, etc., tout cela ce sont des phénomènes du même temps, de la même époque, de même que le pouvoir du pape, une technique relativement pauvre, le servage, la science des prêtres (scolastique), la recherche de la pierre philosophale (grâce à laquelle on peut faire de l'or avec n'importe quoi), l'Inquisition, les mauvaises routes, les rois eux-mêmes illettrés, la commune de village, les sorcières et les corporations de métiers, une mauvaise langue latine (parlée et écrite par les savants), les chevaliers pillards, etc., représentent les phénomènes d'une même époque (le moyen âge). On ne peut pas transplanter Lénine, Lloyd George et Krupp au moyen âge. Et par contre, on ne peut pas voir aujourd'hui sur la Place Rouge, à Moscou, un tournoi de chevaliers luttant à mort pour le sourire d'une dame. « Autres temps, autres chansons», « autres temps, autres mœurs ».

Ainsi, il n'est pas douteux que des liens existent entre les phénomènes sociaux, les uns étant « adaptés » aux autres. En d'autres termes, il existe un certain équilibre à l'intérieur de la société entre ses éléments, entre les parties qui la composent, entre les différentes espèces de phénomènes sociaux.

Déjà Auguste Comte avait remarqué que les différents aspects de la vie sociale concordent les uns avec les autres à chaque moment donné (ce qu'on appelle consensus). Le même fait est souligné avec beaucoup de force par Muller-Lyer (Die Phasen der Kultur, p. 334 (Les phases de la culture) : « En réalité, n'importe quelle fonction sociologique, n'importe quel phénomène culturel peut être pris comme échelle pour mesurer la hauteur atteinte par la culture : par exemple, l'art, la science, la morale, l'économie, l'organisation de l'État, la liberté individuelle, la philosophie, la situation sociale de la femme, etc... l'usage du savon y compris. Il serait même parfaitement indifférent de savoir quelle échelle on choisit, si tous les phénomènes de la civilisation se développaient avec un parallélisme rigoureux et avec une portionalité absolue, les uns par rapport aux autres. » Un des écrivains les plus modernes de la bourgeoisie allemande, accablée par les événements, O. Spengler (Der Untergang des Abendlandes (Le déclin de l'Occident), tome I, p. 8) écrit :

« Qui ne sait qu'un lien étroit de forme existe entre la forme antique de polis (polis : état, cité de la Grèce antique, N. B.) et la géométrie euclidienne, entre la perspective dans la peinture à l'huile de l'Europe occidentale et la conquête de l'espace par les voies ferrées, entre les téléphones et les canons à longue portée, entre les contrepoints de la musique instrumentale et le système de crédit économique ? » On peut discuter les exemples de Spengler, mais il n'est pas possible de nier l'idée suivant laquelle les phénomènes sociaux les plus variés sont liés entre eux.

36. Choses, gens, idées.[modifier le wikicode]

Nous avons défini plus haut la société comme un agrégat humain. Cependant, dans un sens plus large, les choses font aussi partie de la société. Prenez par exemple, la société actuelle. Toutes ces masses de pierre des villes, les constructions gigantesques, les chemins de fer, les ports, les machines, les maisons, etc., tout cela constitue les « organes » matériels et techniques de la société. Une machine en dehors de la société humaine perd toute sa signification en tant que machine - elle devient tout simplement un objet extérieur, une combinaison de parties d'acier, de bois, etc., et rien d'autre. Admettons qu'un transatlantique gigantesque ait coulé ; lorsque ce monstre, avec ses moteurs puissants qui font trembler son corps d'acier, avec ses milliers d'instruments et d'outils, à commencer par les chiffons de cuisine pour finir par sa station radiotélégraphique, gît comme un poids mort au fond des mers, toute sa construction compliquée perd son importance sociale. Des coquillages s'incrustent à ses flancs, les algues marines recouvriront ses parties de bois, des crabes habiteront ses cabines, etc...; le vapeur cesse d'être un vapeur, car il a perdu son existence sociale, il est sorti de la société, il a cessé d'être une de ses parties intégrantes, il a interrompu son service social et d'un objet social, il est devenu tout simplement une chose, comme n'importe quel objet de la nature extérieure qui ne touche pas directement à la société humaine. La technique ne se compose pas seulement des morceaux de la nature extérieure, c'est le prolongement des organes de la société, c'est la technique sociale. Ainsi, nous pouvons parler de société-dans un sens plus large, que celui que nous avons donné jusqu'ici à ce mot. Et alors des objets y entreront dans leur « existence sociale », c'est-à-dire, avant tout le système technique de la société. C'est cela qui constitue la partie matérielle de la société, son appareil matériel de travail. Strictement parlant, les choses ne sont pas limitées seulement aux moyens de production; elles peuvent n'avoir qu'un rapport très éloigné avec la production (si l'on ne prend pas en considération qu'elles sont elles-mêmes, parfois, le résultat de la production matérielle); tels sont, par exemple, les livres, les cartes, les graphiques, les musées, les galeries de tableaux, les bibliothèques, les observatoires astro­no­miques et météorologiques (il s'agit toujours de leur partie matérielle), les laboratoires, les instruments de mesure, les télescopes et les microscopes, les cornues, etc., etc... Tous ces objets ne touchent pas directement au processus de la production matérielle et par conséquent, ne font pas partie de la technique spéciale de l'ensemble des forces productives matérielles. Néanmoins, tout le monde comprend leur rôle ; ils ne sont pas non plus de simples morceaux de la nature extérieure, ils ont aussi leur « existence sociale » ; ils entrent aussi, par conséquent, dans la conception de la société, comprise dans son sens le plus large, dont nous avons parlé plus haut.

Nous avons vu, au chapitre IV, que la société présente un système d'hommes réunis. Nous voyons maintenant que les choses font aussi partie de ce système. Cependant, dans le sens le plus étroit du mot, on comprend sous le nom de société les hommes et non pas une simple réunion d'hommes, mais un système uni. Nous avons étudié ces hommes tout d'abord comme des corps matériels qui travaillent. Nous avons expliqué ainsi que la société est avant tout une organisation de travail, un système de travail, un appareil de travail humain. Mais nous savons très bien que les hommes ne sont pas tout simplement des corps physiques : ils pensent, ils sentent, ils désirent, ils se posent des buts, et échangent continuellement leurs pensées et leurs désirs. Les rapports entre les hommes ne sont pas seulement des rapports matériels de travail ; ce sont aussi des rapports psychiques, « spirituels » ; et la société ne produit pas seulement des objets matériels ; elle produit aussi «des valeurs spirituelles »: la science, l'art, etc... En d'autres termes, elle ne produit pas seulement des choses, mais aussi des idées. Et ces dernières, une fois produites, composent ensemble des systèmes entiers d'idées.

Nous trouvons ainsi dans la société des éléments de trois ordres différents : les choses, les hommes, les idées. Certes, il est absurde de penser que ces éléments sont tout à fait indépendants ; tout le monde comprend bien que sans hommes il n'y aurait pas d'idées, que les idées vivent seulement dans les hommes et ne nagent pas dans l'espace comme l'huile sur l'eau. Mais il ne s'ensuit aucunement que nous ne puissions pas les distinguer. Il est également évident qu'il doit exister entre tous ces éléments un certain équilibre. On peut dire à peu près que la société ne pourrait pas exister si l'ordre des choses, l'ordre des hommes et l'ordre des idées, ne correspondaient pas les uns avec les autres. Mais il faut, certes, le prouver d'une façon beaucoup plus détaillée. Nous comprendrons alors aussi le lien qui existe entre les phénomènes, lien qui saute aux yeux et dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent.

37. La technique sociale et la structure économique de la société.[modifier le wikicode]

Nous avons déjà prouvé précédemment que pour étudier les phénomènes sociaux, il faut partir de l'examen des forces productives matérielles et sociales, de la technique sociale, du système des instruments de travail. Il faut que nous ajoutions maintenant quelques explications à ce qui a été dit plus haut. Lorsque nous parlons de technique sociale, il faut comprendre par-là, non pas un instrument quelconque ni un amas de divers instruments, mais un système de ces instru­ments, leur ensemble, au sein de la société. Il est nécessaire de se représenter que, dans une société donnée, se trouvent dispersés en différents endroits, mais dans un ordre déterminé, des métiers et des moteurs, des instruments et des appareils, des outils simples et compliqués. Dans certains endroits, ils sont concentrés en grandes masses (par exemple dans les centres de la grande industrie), en d'autres endroits, d'autres instruments sont dispersés. Mais, à chaque moment donné, les hommes étant unis par un lien de travail, ayant formé une société, tous les instruments de travail, grands et petits, simples et compliqués, manuels et mécani­ques, en un mot, tous ceux qui existent dans une société donnée et à un moment donné, sont en réalité liés entre eux. (Il y a certes toujours un type d'instrument qui domine, des machines et des appareils compliqués, à l'heure actuelle ; auparavant des outils à main ; avec le temps l'importance des appareils et des machines travaillant automatiquement, augmente encore plus). Autrement dit, nous pouvons considérer la technique sociale comme un tout, dont chaque partie, à un moment donné, est socialement nécessaire. En quoi consiste ce fait ? Pourquoi pouvons-nous considérer la technique sociale comme un tout ? Comment s'exprime cette unité de toutes les parties du système technique de la société ?

Afin de nous représenter ce fait aussi clairement que possible, supposons qu'un beau matin, dans l'Allemagne contemporaine, par exemple, on ait enlevé miraculeusement toutes les machines qui servent à extraire le charbon. Qu'est-ce qui se produirait ? Tout le monde le comprendra : l'industrie presque tout entière serait arrêtée du jour au lendemain. Il n'y aurait pas de combustible pour les fabriques et les usines ; toutes les machines et tous les instruments dans ces usines seraient arrêtés, c'est-à-dire seraient éliminés du processus de production. La technique dans un domaine aura influé ainsi que la technique dans presque tous les autres domaines. Et cela signifie que toutes les « techniques » des branches de production particulières forment objectivement, en réalité, et non pas seulement dans notre pensée, un tout, une technique sociale unique. La technique sociale, comme nous l'avons déjà dit, ne présente pas un amas d'instruments de travail particuliers, mais leur système uni. Cela veut dire que toutes les parties de ce système dépendent de chacune d'elles. Cela veut dire aussi que, à chaque moment donné, les différentes parties de cette technique sont unies dans une certaine proportion, dans un rapport défini. Si, dans une fabrique, il faut avoir un certain nombre de broches pour un certain nombre de métiers, un nombre déterminé d'ouvriers, etc., dans la société tout entière, lorsque la reproduction sociale marche normalement, à une cer­taine quantité de fours correspond un nombre déterminé de machines et d'outils méca­niques, une quantité définie de moyens de production, aussi bien dans l'industrie métallurgique que dans l'industrie textile, chimique ou autre. Certes, les rapports ne sont pas ici aussi précis que dans une fabrique prise isolément ; néanmoins, entre le « système technique » des différentes branches de production, il existe un certain rapport nécessaire, qui s'établit dans une société inorganisée d'une façon élémentaire et consciemment dans la société organisée, mais qui existe quand même. Il n'est pas possible, par exemple, qu'il y ait dans une fabrique, dix fois plus de broches qu'il n'en faut. Mais il est aussi impossible que la production de charbon soit dix fois plus grande qu'il ne faut, et qu'il y ait dix fois plus de machines et d'installations servant à extraire le charbon qu'il n'en faut pour approvisionner les autres branches d'industrie. De même qu'il existe un lien déterminé, un rapport défini entre diverses branches de la production, de même il y a un lien déterminé et un rapport défini entre les différentes parties de la technique sociale. C'est ce fait qui transforme la simple somme des machines, des outils et des instruments en système de technique sociale.

Ceci étant compris, on comprendra également que chaque système donné de technique sociale détermine aussi le système des rapports de travail entre les hommes.

En effet, est-il possible que le système technique de la société, la structure de son outillage, soient d'une espèce et les rapports entre les hommes d'une autre ? Est-il possible, par exemple, que le système technique social soit la technique mécanique et que les rapports de travail et de production soient ceux d'artisans travaillant à la main ? Il est évident que c'est impossible. Si la société existe, il faut qu'il y ait un équilibre défini entre sa technique et son économie, c'est-à-dire entre l'ensemble de ses instruments de travail et son organisation de travail, entre son appareil matériel de production et son appareil productif humain.

Prenons un exemple applicatif. Comparons la soi-disant « société antique » avec la société capitaliste moderne. Commençons par la technique. A. Neuburger (Die Technik des AItertums (La technique de l'antiquité. Voiglanders Verlag. Leipzig, 1919), qui est plutôt enclin à exagérer qu'à diminuer l'importance de la technique ancienne, écrit : « Aristote, dans ses Problèmes de la mécanique, nous donne toute une liste d'instruments auxiliaires (techniques) employés par les anciens. Parmi ces instruments, il cite le levier avec contre­poids applicable aux puits, les balances aux bras égaux, la bascule, les tenailles, le coin, la hache, le treuil, la roue, la poulie, la fronde, le gouvernail, ainsi que les tours en cuivre et en fer avec différents plans de rotation et qui n'étaient probablement que des roues dentées » (p. 206).

Ce sont les moyens techniques les plus élémentaires qu'on appelle « machines simples » (le levier, plan incliné, le coin, etc.). Il est clair que ces instruments ne nous mèneront pas loin. Il en est de même pour le travail des métaux. Il est clair que c'est seulement l'ossature métallique des forces productives qui crée d'abord une base solide pour leur développement. Cependant, c'est l'or qui est travaillé en premier lieu ; la plus grande partie du métal sert en général à façonner des objets ne servant pas à la production. Seul, l'art du forgeron présente une exception en produisant des instruments assez primitifs, grâce à l'emploi du marteau, de l'enclume, des pinces, des tenailles, de la lime et d'autres instruments peu compliqués (on fabriquait surtout des haches, des marteaux, des pioches, des fers à cheval, des clous, des chaînes, des fourches, des pelles, des cuillers, etc.). La fonte servait surtout à faire des statues et autres objets improductifs. Ce n'est pas sans raison que Vitruve définissait, comme nous l'avons vu : « la machine » ; « un appareil en bois ».

« Pendant des siècles entiers, la technique resta figée au même niveau », dit Salvioli (Der Kapitalismus im Altertum (Le capitalisme dans l'antiquité), en comprenant certes par ces mots, non pas une stagnation absolue, mais un développement relativement lent de la technique ancienne.

La technique de ce genre déterminait d'elle-même le type de l'ouvrier, ses qualités de travail, ainsi que les rapports de travail, les rapports de production.

Le type de l'ouvrier, en présence d'une nouvelle technique, ne pouvait être que celui de l'artisan. Les forgerons, les charpentiers, les tailleurs de pierre, les tisserands, les orfèvres, les mineurs, les charrons, les bourreliers, les bourreliers-selliers, les tourneurs, les potiers, les teinturiers, les tanneurs, les vitriers, les serruriers, etc. tel est le type de l'ouvrier producteur (Gustave Glotz - Le Travail dans la Grèce ancienne. Félix Alcan 1920, pp. 265-276 ; Paul Louis : Le Travail dans le monde romain, 1912, p. 234-244). Ainsi la technique sociale déterminait la qualité de la machine de travail vivante, c'est-à-dire le type ouvrier, ses « quali­tés » de travail. Mais la même technique déterminait aussi les rapports entre les travailleurs. En effet, du fait même que nous voyons ici des espèces déterminées de travail­leurs, il apparaît clairement que nous sommes en présence d'une division de la production en une série de branches et dans chacune de ces branches il n'est exécuté qu'un seul genre de travail. C'est la division du travail.

Par quoi était déterminée cette division du travail ? Évidemment par l'existence d'instru­ments du travail appropriés. Mais la forme de cette division du travail était également déterminée. « La division du travail, dit en substance Glotz, ne permet pas d'arriver ici aux mêmes résultats que dans les sociétés modernes, car elle n'est pas ici fonction du machinisme. Elle n'indique pas ici le régime des grandes usines, mais une industrie petite et moyenne... ». « La grande production était inconnue dans le monde antique ; il n'est jamais sorti des limites du métier » (Salvioli). Voici encore une forme des rapports de travail et de production, qui s'appuie aussi sur la technique. Même lorsqu'il s'agit d'un travail gigantesque, il est souvent exécuté avec des moyens de métier. Aussi, lors de la construction d'un aqueduc à Rome, le Gouvernement avait conclu un contrat avec trois mille maîtres-maçons ; ils ont travaillé eux-mêmes avec leurs esclaves (ib. p. 139). Par contre là où la production était relativement grande, elle n'a pu exister en présence d'une pareille technique que grâce à l'emploi d'une force extra-économique : c'était le cas du travail des esclaves, dont des armées entières amenées après chaque guerre victorieuse, vendues au marché, remplissaient les domaines et les ateliers « ergastula ». Avec une autre technique, le travail des esclaves serait impossible ; les esclaves abîment les machines compliquées et leur travail ne présente aucun avantage. Ainsi, même un phénomène tel que le travail des esclaves importés s'explique, dans des conditions historiques données, par la présence de certains instruments de travail social. Examinons encore un autre problème. Comme on sait, malgré le développement assez considérable des rapports commerciaux capitalistes, l'économie du monde antique était en général une économie naturelle. Les hommes ne se trouvaient pas en rapports économiques étroits : les échanges étaient beaucoup moins développés qu’aujourd’hui ; un grand nombre de produits étaient fabriqués dans les grands domaines (latifundia), dans leurs ateliers publics et pour leur propre usage. Tout cela représente également un régime de travail déterminé, un genre particulier de rapports de production. Et encore cela s'explique par le faible développement des forces productives, par la faiblesse de la technique. La production, avec une technique pareille, ne pouvait jeter sur le marché un grand excédent de produits. En un mot, nous voyons que les rapports entre les hommes dans le processus du travail sont déterminés par le niveau du développement technique : l'économie antique est pour ainsi dire adaptée à la technique ancienne.

Comparons maintenant avec elle la société capitaliste, et d'abord sa technique. Pour en avoir un aperçu général, il suffit de jeter un coup d’œil sur la liste de certaines branches de la production. Nous n'envisageons que deux groupes : la construction de machines, d'instru­ments et d'appareils d'un côté et l'industrie électrotechnique de l'autre. Voici le tableau que nous obtenons :

I. Construction de machines, d'instruments et d'appareils.

a) Machines productrices de force.

1. Locomotives.

2. Locomobiles.

3. Autres machines productrices de force.

b) Machines d'emploi général.

1. Machines-outils pour le travail des métaux, du bois, de la pierre et d'autres matières.

2. Pompes.

3. Appareils de levage et de transport (ponts transbordeurs, etc. ...).

4. Autres machines.

c) Machines spéciales.

1. Métiers à tisser.

2. Machines agricoles.

3. Machines spéciales pour l'extraction des matières premières.

4. Machines spéciales pour la fabrication des armes et des munitions.

5. Machines spéciales pour les industries d'art et de luxe.

6. Construction de machines variées.

d) Ateliers de réparations de machines.

e) Chaudières et appareils divers.

1. Chaudières à vapeur.

2. Chaudières, appareils et matériel pour certaines branches spéciales d'industrie (en dehors des machines simples).

f) Outillage pour les machines, et pièces de rechange.

1. Outillage pour les machines.

2. Pièces de rechange.

g) Construction de moulins.

h) Construction de navires et de machines pour les navires.

i) Construction d'aéronefs et d'aéroplanes.

j) Appareils de protection contre les gaz.

k) Fabrication des moyens de transport.

1. Bicyclettes et leurs pièces de rechange.

2. Moteurs.

3. Construction de wagons de chemins de fer.

4. Construction de voitures.

5. Fabrication d'autres moyens de transport, sauf les transports aériens et maritimes.

l) Fabrication de montres et de leurs pièces de rechange.

m) Fabrication d'instruments de musique.

n) Instruments d'optique et outillage de précision, ainsi que les préparations micros­ copiques et zoologiques.

1. Construction d'instruments d'optique, d'outillage de précision et d'appareils photo­­graphiques.

2. Construction d'instruments et d'appareils de chirurgie.

3. Fabrication d'appareils zoologiques et microscopiques.

o) Fabrication de lampes et d'abat-jour (sauf les lampes électriques).

II. Industrie électrotechnique.

Fabrication de :

a) Dynamos et de moteurs électriques.

b) Accumulateurs et d'éléments.

c) câbles et de fils isolés.

d) Appareils de mesures électriques.

e) Appareils électriques et de matériel accessoire.

f) Lampes électriques et de projeteurs.

g) Appareils médicaux.

h) Appareils à faible courant.

i) Isolateurs électriques.

j) Appareils électriques pour grands établissements.

k) Atelier de réparation d'instruments électriques divers. (Rudolph Meerwarth Einleitung in die Wirtschaftstatistik. Introduction à la statistique économique. lena Gustav Fischer 1920. pp. 43-44).

Il suffit de comparer cette liste avec les « machines » dont parlent Aristote et Vitruve, pour comprendre l'énorme différence qui existe entre la technique de la société ancienne et celle de la société capitaliste. Et de même que la technique ancienne déterminait l'économie du monde antique, de même la technique capitaliste détermine l'économie moderne, l'écono­mie du régime capitaliste. Si l'on pouvait faire le recensement de la population de la Rome ancienne et de celle de Berlin ou de Londres de nos jours et diviser cette population d'après les professions, les métiers, nous verrions nettement l'abîme profond qui nous sépare de l' « antiquité ». Nous avons aujourd'hui des ouvriers qui dépendent de la technique mécanique et qui n'existaient pas alors. Au lieu d'artisans (de fabri ferrarii : quelconques), nous trouvons parmi nous des électrotechniciens, des monteurs, des mécaniciens, des chaudronniers, des tourneurs en métaux, des fraiseurs, des opticiens, des typos, des lithos, des cheminots, des chauffeurs, des conducteurs de marteaux pilons, de moissonneuses, de faucheuses, de lieuses, de charrues à vapeur, des ingénieurs électrotechniciens, des chimistes, des linoty­pistes, etc.... etc... De tels ouvriers n'existaient même pas de nom, car il n'y avait ni branches d'industrie, ni instruments de travail correspondants. Mais, même si nous passons aux ouvriers qui ont le même nom et travaillent dans une spécialité existant déjà auparavant, ce ne seront pas les mêmes ouvriers. En effet, qu'y a-t-il de commun entre un tisserand moderne qui travaille dans une grande usine textile et un artisan ou un esclave de la Grèce ou de la Rome antiques ? C'était un tout autre homme qui se serait senti dans une usine textile moderne comme Jules César dans un wagon de chemin de fer souterrain de New-York. Nous avons d'autres forces ouvrières pour un autre genre de travail. Nos forces de travail constituent des produits d'une autre technique, à laquelle elles sont adaptées.

Nous avons observé plus haut qu'il existe actuellement une quantité considérable de branches d'industrie qui autrefois étaient inconnues. Cela signifie avant tout qu'il y a dans la société capitaliste une division différente du travail social. Or, la division du travail social représente une des conditions essentielles de la production, Quelle est la base de la division du travail moderne ? On voit tout de suite qu'elle repose sur les instruments modernes du travail, sur le caractère, l'aspect, la réunion des machines et des instruments, c'est-à-dire sur le système technique de la société capitaliste. Voyons un peu la forme que prend une entre­prise moderne. Ce n'est pas une petite unité de production, ce n'est pas un métier d'artisan, pas même l'atelier domestique d'un grand propriétaire terrien. C'est une organisation puis­sante, dans laquelle entrent des milliers d'hommes placés dans un certain ordre, à des points déterminés et exécutant un travail stricte­ment déterminé. Prenons par exemple une entreprise capitaliste modèle comme la fabrique d'automobiles Ford à Détroit (États-Unis) ; son aspect spécifique nous sautera immédiate­ment aux yeux : une exacte division du travail, son carac­tère mécanique, l'automatisme des machines et le contrôle exercé par les ouvriers, une suite logique des opérations, etc... Sur des plates-formes en mouvement sont placées des pièces du produit. Les ouvriers de différents genres et différemment qualifiés debout près de leurs machines et de leurs outils « opèrent » sur les produits demi-œuvrés qui se trouvent sur la plate-forme. Toute la marche du travail est calculée à une seconde près. Chaque changement de l'ouvrier est prévu ainsi que chaque mouvement de son pied ou de sa main, ou chaque inclinaison de son corps. Le « personnel » suit la marche générale dit travail, tout est basé sur l'horloge, sur le chronomètre. Cette division du travail et son a organisation scientifique » sont faites d'après le système Taylor. Une telle usine, si nous examinons sa structure humaine, c'est-à-dire les rapports entre les hommes, constitue elle aussi un rapport de production. Comment l'emplacement des hommes est-il déterminé ? Par quoi sont détermi­nées leurs relations mutuelles ? Par la technique, par le système de machines, par leurs combinaisons, par l'organisation de l'appareil matériel de l'usine.

« On doit considérer le développement de la technique moderne comme le facteur le plus décisif de l'organisation du travail... Il n'y a pas qu'une machine à l'usine. Les machines sont divisées en groupes. Elles se rattachent l'une à l'autre, soit par leur type, soit par les opérations à exécuter. Le passage du travail d'un métier à un autre, les transports à l'intérieur de l'usine... se présentent aux yeux des directeurs techniques comme une grandeur qu'il faut calculer et délimiter. Le plan de travail, la distribution des places occupées par les ouvriers, le transport, sont ainsi réglementés, automatisés, normalisés... se transformant peu à peu en une machine de précision assurant le contrôle du travail de l'entreprise... Dans le système général de ce mouve­ment de choses, le mouvement des hommes et l'action qu'ils exercent sur d'autres hommes, sont apparus souvent comme facteurs déterminants... Le système de l'organisation scientifique est né » (A. Gastef : Nos tâches. Organisation du travail. Revue de l'institut de Travail, n° 1, 1921). Pour nous rendre compte des différents genres d'usines métallurgiques, nous allons énumérer quelques industries russes, industries mécaniques et électriques, forges, fonderies, fabriques de chaudières, laminoirs, fours Martin, fours Siemens, usines de produits chimiques, usines de construction, fabriques de creusets, fabriques d'affûts, etc... Dans les usines Poutilov, en 1914-1916, on trouvait les catégories d'ouvriers suivantes : serruriers, ajusteurs, fraiseurs, tourneurs sur bois, tourneurs sur métaux, fondeurs, perceurs, forgerons, chauffeurs, lamineurs, mécaniciens, menuisiers, charpentiers, tapissiers, peintres en bâtiments, manœuvres femmes, manœuvres hommes, etc... La Revue du Métallurgiste, 1917). Plusieurs noms montrent déjà que certaines spécialités sont liées à des instruments, machines, outils donnés. Aux combinaisons déterminées de ces instruments de travail, à leur répartition dans l'entreprise, correspond aussi l'emplace­ment déterminé des hommes. Ce dernier est déterminé par les premières.

Ainsi, dans la grande industrie les rapports de production sont déterminés par la technique. Et de même que de la technique de la Grèce et de la Rome antiques découlaient des rapports de production correspondant à la petite et moyenne production, de même les rapports de la grande production découlent de la technique moderne. Entre la technique sociale et l'économie sociale, il existe, ici aussi, un équilibre relatif.

Enfin, nous avons vu que la faiblesse de la technique de la société antique entraînait la faiblesse des échanges : elle donnait à l'économie un caractère naturel : les liens entre les différentes économies étaient très lâches. Ceci détermine aussi des rapports de production bien déterminés. Par contre, la technique capitaliste moderne permet de jeter sur le marché des masses énormes de produits. D'ailleurs, la division du travail a comme conséquence le fait que toute la production se fait pour le marché : le fabricant ne porte pas lui-même les millions de bretelles que son usine fabrique ! Ainsi, les rapports de production, en ce qui concerne la circulation des marchandises, sont aussi une conséquence de la technique correspondante.

Nous avons examiné la question de divers côtés :

au point de vue des forces de travail ;

au point de vue de la production, c'est-à-dire que nous avons vu dans quelle mesure et dans quelle proportion les hommes sont organisés dans les différentes entreprises ;

nous avons recherché les rapports existant entre ces entreprises.

Et partout, en nous basant sur l'exemple de deux économies différentes (antique et moderne), nous sommes arrivés à cette conclusion partout que les combinaisons des instruments de travail, la technique sociale déterminent les combinaisons et les rapports des hommes, c'est-à-dire l'économie sociale. Toutefois, ceci ne constitue encore qu'un aspect, qu'une partie des rapports existant dans la production. Il faut maintenant que nous étudiions un autre problème très vaste et tout à fait essentiel : celui des classes sociales. Nous en parlerons plus loin en détail, mais nous allons l'examiner ici au point de vue des conditions de la production.

Quand nous examinons les rapports entre les hommes dans un processus de production, nous découvrons presque partout (à l'exception du soi-disant communisme primitif) que les hommes se groupent de façon à ce qu'un groupement ne soit pas à côté, mais au-dessus de l'autre. Voyons les rapports qui existent dans le régime du « servage » ; au-dessus il y a les propriétaires, au-dessous les intendants, gérants, les employés, plus bas encore les paysans. Prenons les rapports qui existent dans la production capitaliste. Ici aussi, nous voyons que dans le processus du travail, les hommes ne se divisent pas seulement en fondeurs, monteurs, cheminots, etc... qui, malgré la variété de leurs occupations, travaillent cependant de la même manière et sont placés au même niveau dans la production, mais qu'ici aussi, un groupe d'hommes se trouve dans le processus du travail au-dessus d'un autre : les employés au-dessus des ouvriers (le personnel technique moyen : contremaîtres, ingénieurs, agronomes, tech­niciens); au-dessus des employés moyens, il y a des employés supérieurs (administra­teurs, directeurs); plus haut encore les soi-disant propriétaires des entreprises, les capitalis­tes, les grands chefs et les grands maîtres du processus de la production. Prenons enfin un grand domaine d'un riche propriétaire romain : il y a ici toute une hiérarchie ; tout en bas les esclaves, les « instruments parlants », instrumenta vocalia, comme les appelaient les Romains, pour les distinguer des «instruments mi- parlants », c'est-à-dire du bétail et des « instru­ments muets », c'est-à-dire des choses ; après les esclaves viennent les surveillants, etc... Ensuite les intendants, enfin le propriétaire du domaine lui-même et son honorable famille (la femme était d'habitude à la tête de certains travaux domestiques). Il faut être aveugle pour ne pas voir que nous sommes ici en présence de types différents de rapports entre les hommes qui travaillent. Toutes les personnes indiquées plus haut, participent d'une manière ou d'une autre au processus du travail et se trouvent ainsi en rapports déterminés les unes avec les autres. Il faut les diviser en groupements différents : soit d'après leur spécialité et leur profession, soit d'après leur classe. Lorsque nous les divisons selon leur profession ou spécialité, nous avons des forgerons, des serruriers, des tourneurs, etc... Ensuite, des ingé­nieurs chimistes, des ingénieurs mécaniciens, des ingénieurs spécialistes des chaudières, du tissage ou des locomobiles, etc... Cependant il est clair qu'un serrurier, un tourneur, un méca­ni­cien, un débardeur constituent une certaine catégorie, tandis qu'un ingénieur, un agronome, etc... Sont autre chose, et le capitaliste qui dispose de tous est tout à fait autre chose. On ne peut pas mettre tous ces hommes sur le même rang. Tout le monde se rend compte que, malgré toutes les différences qui séparent le travail d'un serrurier, d'un tourneur ou d'un typo, les rapports entre eux dans le processus général du travail sont d'un même genre, tandis que les rapports entre un serrurier et un ingénieur sont d'un autre genre et que ceux existant entre un serrurier et un capitaliste sont d'un genre absolument différent. Il y a une chose encore plus évidente : un serrurier, un tourneur, un typo, tous ensemble et chacun séparément, ont les mêmes rapports avec tous les ingénieurs et les mêmes, bien qu'encore plus éloignés, avec tous les gérants supérieurs, maîtres de la production « capitaines d'industrie » capitalistes.

C'est ici que nous voyons les plus grandes différences entre les rôles, l'importance, les types, le caractère des rapports entre les hommes : le capitaliste place les ouvriers dans l'usine de la même façon qu'il y place les outils ; les ouvriers ne « placent » nullement le capitaliste (tant qu'il s'agit du régime capitaliste, s'entend) : ce sont eux qui sont « placés » par les capi­ta­listes. Nous voyons ici les rapports de domination à soumission « Herrschafts- und Knechtschaftsverhältniss », comme dit Marx, « le commandant du capital », (Kommando des Kapitals). C'est ce rôle tout à fait différent que les hommes jouent dans le processus de production qui constitue la base de la division des hommes en diverses classes sociales. Il convient d'attirer l'attention sur un fait extrêmement important. Nous savons déjà par tout ce qui précède que le processus de répartition fait également partie du processus de reproduction sociale. Le processus de répartition constitue, pour ainsi dire, le revers du processus de production sociale. Qu'est-ce que le processus de répartition, considéré de plus près ? Et de quelle façon est-il lié au processus de production ?

Marx écrit à ce sujet (Introduction à une Critique de l'Éco­nomie politique) : « La répar­tition, au sens vulgaire, se présente comme répartition des produits ; plus encore, comme quelque chose d'éloigné de la production et d'indépendant par rapport à elle. Mais avant de devenir la répartition des produits, elle est d'abord une répartition d'instruments de production et un second lieu, - ce qui constitue la définition suivante du même rapport, - elle constitue la répartition des membres de la société entre les différentes branches de la production (soumission collective des individus aux rapports donnés qui existent dans la production). La répartition des produits est évidemment le résultat de la répartition qui fait partie elle-même du processus de production et qui détermine la composition de la production. Étudier la production sans prendre en considération la répartition qui en fait partie, n'est qu'un travail abstrait ; par contre, en même temps qu'est donnée cette répartition qui constitue un élément de la production, est donnée aussi la répartition des produits ». Il faut analyser cette proposition de Marx.

Nous voyons avant tout que le processus de production détermine lui-même le processus de répartition des produits. Si, par exemple, la production se fait dans des exploitations particulières et indépendantes (par des entreprises capitalistes particulières ou par des artisans isolés), alors, dans chaque exploitation, on ne produit plus du tout ce dont celle-ci a besoin, mais un article spécial (dans une, des montres, dans d'autres du pain, dans d'autres encore des serrures, des marteaux, des pinces, etc. ... ); il est clair que la répartition des produits se fera par la voie de l'échange. Les hommes qui fabriquent des serrures ne peuvent pas s'en vêtir, ou les manger. Les hommes qui font le pain ne peuvent pas fermer avec leur pain leurs magasins de farine ; ils ont besoin de serrures et de clefs. Forcément, ils échangeront leurs produits, ils feront du commerce. Ainsi, la distribution des produits fabriqués par les hommes qui vivent en société aura lieu par voie d'échange. De la manière dont on produit découle la façon dont on répartit les produits. La répartition des produits n'est pas quelque chose d'indépendant du produit lui-même. Au contraire, elle est déterminée par lui et constitue avec lui une partie de la reproduction matérielle sociale.

Cependant, la production elle-même implique deux autres sortes de répartition : en premier lieu, la répartition des hommes, leur emplacement dans le processus de production, conformément aux rôles variés qu'ils jouent dans le processus de production (c'est de cela surtout que nous avons parlé dans le paragraphe précédent) ; en second lieu, la répartition des instruments de production entre ces hommes. Ces deux sortes de répartition font partie de la production. En effet, prenons nos exemples précédents, les exemples concernant la société capitaliste. Nous y voyons une « répartition des hommes ». Ces hommes « répartis », c'est-à-dire placés dans la production d'une façon déterminée, se divisent, comme nous l'avons vu, en classes, et la base de cette division est déterminée par le rôle qu'ils jouent dans le processus de production. Voyons cela de plus près. À cette « répartition des hommes », aux rôles diffé­rents que ces hommes jouent dans la production est liée également la répartition des moyens de travail. Le capitaliste, le grand propriétaire foncier ont à leur disposition les moyens de travail (la fabrique et les machines, le domaine et les ateliers de travail, la terre, les bâtiments), tandis qu'un ouvrier ne possède aucun moyen de production, sauf sa force de travail ; l'esclave, ne peut même pas disposer de son propre corps, et le serf ne se distingue pas beaucoup de l'esclave. Nous voyons ainsi que les rôles différents des classes dans la production sont basés sur la répartition entre eux des moyens de production. Dans le journal londonien Le Peuple (numéros du 6 au 20 août 1859), rendant compte du livre de Marx : « Contribution à la critique de l'économie politique », Engels écrivait : « L'économie politi­que ne parle pas de choses, mais de rapports entre les hommes, et en dernier lieu, de rapports entre les classes et ces rapports sont toujours liés aux choses et se présentent comme des choses ». Qu'est-ce que cela signifie ? Nous allons l'expliquer par quelques exemples : prenons les rapports habituels entre les classes d'une société capitaliste, rapports entre les capitalistes et les ouvriers. À quelle « chose » sont-ils liés ? À celle qui se trouve entre les mains des capitalistes, à ces moyens de production dont disposent les capitalistes et que les ouvriers ne possèdent point. Ces moyens de production servent aux capitalistes d'instrument pour tirer les bénéfices, d'instrument d'exploitation de la classe ouvrière. Ce ne sont pas du tout simplement des choses, mais des choses prises dans leur sens social particulier. Dans quel sens ? Dans ce sens qu'ils sont non seulement un moyen de production, mais encore un moyen d'exploitation des ouvriers salariés. En d'autres termes cette « chose » exprime les rapports entre les classes ou, comme dit Engels, les rapports entre les classes sont liés aux choses. Dans notre exemple, cette « chose » c'est le capital.

Ainsi, la forme particulière des rapports de production, forme qui consiste en rapports entre les classes, est déterminée par les rôles différents que ces groupes d'hommes jouent dans le processus de production et par la répartition entre eux des produits de production. La répartition des produits est donnée par-là en entier.

Pourquoi le capitaliste reçoit-il un bénéfice ? Parce qu'il possède les moyens de production, parce qu'il est capitaliste.

Les rapports de production entre les classes, c'est-à-dire les rapports liés aux différents modes de répartition des moyens de production ont une importance capitale pour la société. Ce sont eux qui déterminent avant tout l'aspect de cette société, sa structure ou, comme disait Marx, sa structure économique.

Les rapports de production, comme tout le monde le voit maintenant, sont extrêmement variés et compliqués. Si nous nous rappelons encore que nous considérons la répartition des produits comme une partie de la reproduction, nous comprenons aisément que les rapports entre les hommes dans le processus de la répartition font partie des rapports de production. Les rapports entre les hommes dans notre société complexe sont extrêmement nombreux. Les rapports entre les commerçants, les banquiers, les employés, les changeurs, les détaillants, les ouvriers, les consommateurs, les vendeurs, les voyageurs de commerce, les vendeurs ambu­lants, les fabricants, les armateurs, les marins, les ingénieurs, les contremaîtres, etc... tout cela, ce sont des rapports de production. Dans la vie réelle, ils s'entremêlent dans les combinaisons les plus variées et les plus étranges ; ils forment des dessins très compliqués. Parmi tous ces dessins il y en a un essentiel qui a une importance particulière, à savoir le rapport existant entre les grands groupements d'hommes, groupements qui portent le nom de classes sociales. Du genre de classes existantes, des rapports entre ces classes, du rôle qu'elles jouent dans le rôle de la production, de la façon dont sont distribués les instruments de travail, - de tout cela dépend aussi le caractère de la société que nous avons devant nous : les capitalistes en haut, l'ouvrier salarié en bas, - voilà la société capitaliste; le grand propriétaire terrien en haut, disposant de toutes les choses et de tous les hommes, intégrale­ment, - tel est le régime de l'esclavage; en haut les ouvriers dirigeant tout, - tel est le régime de la dictature prolétarienne, etc... Lorsque les classes n'existent point cela ne veut pas dire que la société a disparu. Cela signifie seulement que la société de classe n'existe plus. Telle a été par exemple, la société communiste primitive ; telle sera aussi la société communiste dans l'avenir.

Nous avons maintenant un autre problème à résoudre. Nous avons vu auparavant que les rapports de production changent avec la technique sociale. Cette proposition est-elle applicable aux rapports de production qui sont en même temps ceux des classes ? Il suffit de jeter un coup d’œil sur la marche effective de l'évolution de n'importe quelle société pour se convaincre immédiatement que cette proposition est juste. Ainsi, des changements énormes parmi les classes se sont produits, sous les yeux de la génération actuelle. Il y a à peine quelques dizaines d'années, la classe des artisans indépendants était encore très nombreuse. Elle s'est mise à fondre très rapidement. Pourquoi ? La technique mécanique s'est dévelop­pée et, avec elle, la grande industrie, le système des fabriques. Et, en même temps, le prolé­tariat a grandi, à son tour ; c'est ainsi que la grande bourgeoisie industrielle s'est développée et que les métiers ont disparu peu à peu. Le groupement des classes est devenu autre. Et il n'en peut être autrement. En effet, lorsque la technique change, la répartition du travail dans la société change à son tour, certaines fonctions dans la production disparaissent ou deviennent moins importantes, d'autres apparaissent et ainsi de suite. En même temps, le groupement des classes change aussi. Lorsque les forces productives de la Société sont faiblement développées, l'industrie est tout à fait faible dans une telle société, et l'économie sociale à un caractère agraire, rural. Rien d'étonnant que, dans une pareille société, ce soient les campagnes qui dominent, et qu'à la tête de la société, se trouve la classe des grands propriétaires fonciers. Au contraire, quand les forces de production constituent dans la société une grandeur déjà hautement développée, nous y voyons alors une industrie puissante, des villes, des bourgades industrielles, etc... Mais par là même ce sont les classes urbaines qui acquièrent une influence prépondérante. Les hobereaux passent à l'arrière-plan, en cédant la place à la bourgeoisie industrielle ou à d'autres parties de la bourgeoisie. Le prolétariat devient une puissance. Il va de soi que le regroupement continuel des classes peut changer complètement la forme de la société. Cela arrive lorsque la classe qui était en bas, monte en haut. De quelle façon cela se produit-il ? Nous en parlerons dans le chapitre suivant. Pour l'instant il suffit de dire que les rapports entre les classes, qui constituent la partie la plus importante des rapports de production, changent eux aussi relativement au changement des forces productives. « Selon le caractère des moyens de production changent également les rapports sociaux entre les producteurs, les conditions de leur collaboration, ainsi que leur participation à la marche de la production. L'invention d'un instrument de guerre nouveau, de l'arme à feu par exemple, change forcément toute l'organisation intérieure de l'armée, ainsi que les rapports mutuels qui lient les personnes faisant partie de l'armée et grâce auxquels elle représente un ensemble organisé ; enfin, les rapports mutuels entre les armées ont changé aussi à leur tour. Les rapports sociaux entre les producteurs, les rapports sociaux de la production changent par conséquent avec la transformation et le développement des moyens matériels de la production, c'est-à-dire avec le développement des forces produc­tives » (K. Marx, Capital et Salariat). En d’autres termes : « L'organisation de chaque société donnée est déterminée par l'état de ses forces productives. Avec le changement de cet état se transforme forcément aussi, tôt ou tard, l'organisation sociale. Par conséquent, elle se trouve dans un état d'équilibre instable partout, où montent (ou baissent, N.B.) les forces productives sociales. » (G. Plékhanov : La conception matérialiste de l'histoire. Critique de nos critiques).

L'ensemble des rapports de production constitue la structure économique de la Société, autrement dit ses moyens de production. C'est l'appareil du travail humain de la société, sa « base réelle ».

Si nous examinons les rapports de production, nous les ramenons à la répartition des hommes dans l'espace. Comment s'exprime ce rapport ? Du fait que chaque homme, comme nous l’avons déjà vu, a sa place déterminée comme une vis dans un mécanisme d'horlogerie. C'est précisé­ment cette situation déterminée dans l'espace, « sur le champ de travail », qui fait de cette « ré­par­tition », de cet « emplacement », un rapport de travail social. Chaque chose, évidemment, se trouve dans l'espace et s'y meut. Mais les hommes sont liés ici précisément, pour ainsi dire, par les positions de travail déterminées qu'ils occupent. C'est un rapport d'ordre matériel, semblable à celui de parcelles d'un mécanisme d'horlogerie. Il ne faut pas oublier que les critiques du matérialisme historique confondent constamment ces notions, en profitant de ce que le mot « matériel » a plusieurs significations. Ainsi, par exemple, ils « ramènent » le processus historique aux « besoins » ou aux « intérêts » matériels et triomphent ensuite facile­ment du matérialisme historique, en prouvant avec justesse que l’ « intérêt » n'est nullement quelque chose de matériel, au sens philosophique du mot, mais apparemment quelque chose de psychique. Et, en effet, l'intérêt n'est nullement la matière. Mais ce qui est malheureux, c'est que certains « partisans » du matérialisme historique (qui assimilent surtout Marx à un philosophe bourgeois quelconque et qui ne sont pas d'accord avec le matérialisme philosophique) confondent aussi facilement les choses. Ainsi, par exemple, Max Adler, qui concilie Marx avec Kant, voit dans la société un ensemble d'actions mutuelles psychiques : tout est psychique chez lui (on voit la même chose chez A. A. Bogdanov : Contribution à la psychologie de la société). Voici un spécimen de raisonnement de ce genre : « Mais le rapport n'est nullement une chose matérielle dans le sens philosophique du matérialisme qui met sur le même rang la matière et la substance inanimée. En général il est difficile de mettre « la structure économique », « base matérielle » du matérialisme historique, en rapport quelconque avec la « matière » du matéria­lisme philosophique, quel que soit le sens que nous lui donnons... Et ceci concerne non seulement ce qui exerce l'action, mais aussi ce qui est créé par cette action. Les moyens de production... sont plutôt des produits de l'esprit humain... » (Max Zetterbaum : Contribution à la conception matérialiste de l'histoire, dans le recueil intitulé : le Matérialisme historique. Édition du Soviet de Moscou, 1919). M. Zetterbaum est dérouté par le fait que les machines ne sont pas faites par des hommes sans âme. Mais comme les hommes eux-mêmes ne sont pas faits non plus par des morts, il s'ensuit que tout dans la société est le produit de l'esprit privé de corps, d'un esprit bienfaisant. Par conséquent, la machine est quelque chose de psychique ; par conséquent la société ne dispose d'aucune « matière ». Et pourtant il va de soi qu'il n'en est pas tout à fait ainsi. En effet, même l'esprit le plus pur n'aurait créé ni les hommes ni les machines sans la chair coupable. Et plus encore, sans cette chair coupable, il n'aurait pas brûlé du désir de faire des choses pareilles. Mais que faire du « rapport » ? Nous l'expliquerons encore une fois à M. Zetterbaum. Nous espérons que M. Zetterbaum ne protestera pas si nous parlons du système solaire comme d'un système matériel. Mais qu'est-ce que ce système et pourquoi est-ce un système ? Pour une raison très simple, à savoir que ses parties intégrantes (le soleil, la terre et toutes les autres planètes) se trouvent en rapports définis les unes avec les autres, car elles occupent à chaque moment donné une place déterminée dans l'espace. Et de même que l'ensemble des planètes qui se trouvent en rapports définis entre elles, forment le système solaire, de même l'ensemble des hommes liés par les rapports de production forme la structure économique de la société, sa base matérielle, son appareil humain. Nous trouvons également chez Kautsky, qui confond sans rime ni raison la technique et l'économie, des passages très douteux (par exemple à la page 104 du recueil mentionné plus haut). À ces affirmations nous pouvons opposer le passage suivant de l'écrivain archi-bourgeois W. Sombart. Voici ce que dit ce savant très peu matérialiste : « Si l'on se sert d'images, on peut parler de la vie économique comme d'un organisme et émettre la proposition d'après laquelle ce dernier est composé d'un corps et d'une âme. Le corps détermine la forme extérieure, dans laquelle se déroule la vie économique : les formes économiques et productives, les organisations multiples, au milieu 'desquelles et à l'occasion desquelles se dirige la « vie économique », etc... Il est clair qu'il faut d'abord placer dans la rubrique de la forme et de l'organisation économique toute la structure économique de la société. C'est elle qui constitue, si nous nous exprimons clans une forme imagée, le corps de cette société. (Werner Sombart : Der Bourgeois. Édition Duncker und Humblot, Munich et Leipzig, 1913, p. 2).

38. La superstructure et ses formes.[modifier le wikicode]

Il est nécessaire que nous procédions maintenant à l'examen des autres côtés de la vie sociale. Nous avons devant nous les séries suivantes de phénomènes sociaux : la structure politique et sociale de la société (organisation de son pouvoir politique, de ses classes, des partis, etc...), les mœurs, les lois et la morale (les normes sociales, c'est-à-dire les règles de conduite des hommes); la science et la philo­sophie; la religion, l'art, et enfin le langage - moyen de communication entre les hommes. On appelle d'ordinaire tous ces phénomènes, sauf la structure politique et sociale de la société, « culture spirituelle ».

Le mot « culture » d'origine latine suppose l'action de «cultiver». La culture indique par consé­quent tout ce qui est « l’œuvre de l'activité humaine », dans le sens large du mot, c'est-à-dire tout ce qui est produit d'une façon ou d'une autre par l'homme social. « La culture spiri­tuelle » est aussi un produit de la vie sociale : elle est faite du processus vital général de la société. Aussi, pour la comprendre, est-il nécessaire de la présenter précisément comme une partie de ce processus vital général. Et, cependant certains savants bourgeois désirent, coûte que coûte, détacher cette « culture spirituelle » du processus vital de la société, c'est-à-dire la diviniser en réalité, faire d'elle une entité particulière, indépendante du corps et de l'esprit sans péché. Ainsi par exemple, Alfred Weber (La notion sociologique de la culture. Discussion au 2e Congrès sociologique allemand. Tübingen. Édition Mohr. 1913), qui appelle la croissance de la vie sociale, sa complexité et ses richesses, processus de la civilisation extérieure, écrit : « Mais nous sentons (!) Maintenant que la culture est au-dessus de tout cela, que nous comprenons sous le nom d'évolution de la culture, quelque chose de tout à fait autre... Ce n'est que lorsque... la vie devient quelque chose qui se place au-dessus des nécessités et de l'utilité, que nous sommes en présence d'une culture » (pp. 10-11). En d'autres termes, la culture est une partie de la vie, mais elle n'est pas déterminée par « les nécessités et l'utilité de la vie », c'est-à-dire qu'elle est issue de la société sans être déterminée par elle. Il est évident qu'une telle conception conduit au divorce avec la science et à son remplacement par la foi. Cela explique pourquoi Weber emploie le terme « nous sentons ».

Pour passer à cette culture « spirituelle » il est plus commode d'examiner d'abord les traits les plus généraux de la structure politico-sociale de la société, cette dernière étant déterminée directement, comme nous le verrons tout de suite, par sa structure économique.

L'expression la plus frappante de la structure politico-sociale de la société est le pouvoir d'État. Qu'est-ce que le pouvoir d’État ? Pour répondre à cette question, il faut d'abord se demander : comment l'existence d'une société de classes est-elle possible ? Car si la société est composée de classes différentes, ces classes ont aussi des intérêts différents. Les uns possèdent tout, les autres presque rien. Les uns ordonnent, commandent, s'approprient les fruits du travail d’autrui ; les autres obéissent exécutent les ordres, aliènent les fruits de leur propre travail.

La position des classes dans la production et dans la répartition, c'est-à-dire leurs condi­tions d'existence, leur rôle dans la société, leur « existence sociale », déterminent aussi une certaine conscience. Nous savons bien que tout dans le monde est déterminé par quelque chose, qu'il n'y a rien sans cause. Rien d'étonnant que les difficultés de la situation des classes déterminent aussi une différence de leurs intérêts, de leurs désirs, aussi bien que la lutte entre elle, lutte parfois à mort. Dans ces conditions, comment peut être atteint l'équilibre dans la structure d'une société de classes ? Comment se fait-il qu'il ne se trompe pas à chaque instant ? Comment est possible l'existence d'une société dans laquelle, comme disait un homme politique anglais, il existe, au milieu d'une nation, en réalité, deux nations (c'est-à-dire deux classes).

Nous savons cependant que les sociétés de classes existent, par conséquent, il doit y avoir une condition d'équilibre supplémentaire. Il faut qu'il existe quelque chose jouant le rôle d'un lien qui maintient les classes, ne laisse pas la société se briser, tomber en morceaux. Ce lien, c'est l'État. C'est une organisation qui entortille de ses fils innombrables toute la société et la tient dans son filet. Mais quelle est cette organisation ? D'où vient-elle ? Car elle n'est certai­ne­ment pas tombée du ciel. Elle ne peut pas être une organisation sans classe, les hom­mes n'appartenant pas à des classes pour construire une organisation en dehors des classes, ou bien « au-dessus des classes » quoi qu'en disent les savants bourgeois. L'organisation d'État est « essentiellement l'organisation d'une classe dominante ».

Posons maintenant la question suivante : quelle est la classe qui « domine » ? De quelle classe le pouvoir d'État est-il l'instrument, ce pouvoir qui fait obéir les autres classes par sa contrainte, ses chaînes idéologiques et spirituelles, son appareil immense divisé en branches multiples : il ne sera pas encore difficile de répondre à cette question, si nous nous rappelons tout ce que nous avons dit précédemment. Représentons-nous, en effet, la société capitaliste. C'est la classe des capitalistes qui domine ici la production. Est-il possible que le prolétariat, par exemple, domine dans l'État d'une façon prolongée ? Non, certes. Car alors une des conditions essentielles de l'équilibre viendrait à manquer et l'on verrait se produire l'une ou l'autre de ces deux alternatives : ou bien le prolétariat prendrait également en mains le pouvoir sur la production, ou bien la bourgeoisie reprendrait en mains le pouvoir d'État. Ainsi, tant qu'une société ayant une structure économique déterminée existe, son organisation d'État doit être adaptée à son organisation économique ; en d'autres termes, la structure économique d'une société détermine aussi sa structure étatique et politique.

Examinons encore une question. L'État est une organisation immense qui embrasse le pays tout entier, qui domine plusieurs millions d'hommes. Cette organisation a besoin d'une armée entière d'employés, de fonctionnaires, de soldats, d'officiers, de législateurs, d'hommes de loi, de ministres, de généraux, etc..., etc. Elle contient encore des couches entières d'hommes disposées les unes au-dessus des autres. Dans sa structure se reflètent comme dans un miroir tous les rapports de la production. Dans une société capitaliste, par exemple, c'est la bourgeoisie qui est le chef suprême de la production ; il en est de même de l'État. Un propriétaire d'usine est suivi immédiatement d'un directeur de fabrique qui est parfois capitaliste lui-même ; les choses se passent de la même façon dans l'État capitaliste, avec les ministres, comme avec les grands manitous de la bourgeoisie. C'est dans ces milieux que se recrutent les généraux de l'armée. La place moyenne dans la production est occupée par le technicien et par l'ingénieur, par l’intellectuel ; les mêmes intellectuels exercent les fonctions d'employés moyens dans l'appareil d'État et c'est parmi eux que se recrutent généralement les officiers. À la classe ouvrière correspondent les petits fonctionnaires, les soldats, etc... Certes, il existe ici quelques différences, mais, en général, la structure du pouvoir politique correspond à la structure de la société. En effet, imaginons un instant que les petits fonctionnaires par un miracle quelconque, soient devenus supérieurs aux supérieurs. Cela équivaudrait à dire que l'ancienne classe dominante a laissé échapper de ses mains le pouvoir politique. Et ceci n'est possible que lorsque la société tout entière perd son équilibre, c'est-à-dire lorsque nous nous trouvons en présence d'une révolution. Mais cette révolution, à son tour, ne peut éclater sans que des changements correspondants ne se soient effectués dans la production ; ainsi comme nous voyons, la structure du pouvoir politique lui-même reflète la structure économique de la société, c'est-à-dire que les mêmes classes occupent les mêmes places.

Citons quelques exemples puisés dans des domaines et à des époques différents. Dans l'ancien­ne Égypte, par exemple, la direction de la production se confondait presque avec l'admi­nis­tration d'État. Les grands propriétaires fonciers se trouvaient aussi bien à la tête de la production que de l'État.

La plus grande partie de la production était celle de l'État, basée sur la grande propriété agraire. Le rôle des groupements sociaux dans la production se confondait avec leur situation en tant que fonctionnaires supérieurs, moyens et inférieurs de cet État et en tant qu'esclaves (O. Neurath : Antike Wirtschaffosgeschichte, édition Teubner, 1909, p. 8). « Les familles notables sont certes des familles rurales, mais en même temps elles représentent l'aristocratie des fonctionnaires (Max Weber : Agrargeschichte (Histoire agraire) dans le Randwörterbuch der Staatswissenschaften - Dictionnaire des sciences sociales). Parfois le lien entre le pouvoir d'État et le commandement de la production était frappant. Au XVe siècle, dans la République capitaliste commerciale de Florence, dominait la maison de banque des Médicis : « La Banque des Médicis, et le trésor florentin se sont confondus complètement, et la faillite de la maison de commerce Médicis s'est confondue avec la chute de la République de Florence. » (M. Pokrovski : Le matériel économique. Moscou, 1906). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les grands propriétaires fonciers qui exploitaient leurs serfs, dominaient la production russe, aussi détenaient-ils le pouvoir d'État, organisés en classe « noble » privilégiée. Et lorsque les « moujiks » ont levé l'étendard de la révolte, connue dans l'histoire sous le nom de « révolte de Pougatchev », la « noble » impéra­trice Catherine Il exprima le sens même du pouvoir politique, en participant comme « proprié­taire foncière de Kazan » à la formation d'un régiment de cavalerie destiné à rétablir l'ordre parmi « la populace », ce qui provoqua parmi les hobereaux de Kazan une explosion de sentiments de fidélité. Les relations suivies qu'entretenait Catherine avec les philosophes français, amoureux de la liberté, ne l'ont pas empêchée d'introduire, par exemple, le droit de servage en Ukraine. A. Tolstoï a exprimé assez bien la connexité de ces faits :

Au grand peuple

Dont vous êtes la mère,

Vous devez donner la liberté,

C'est la liberté que vous devez lui donner.

Elle leur répondit :

« Messieurs, vous me comblez »,

Et elle s'est empressée

De rattacher les Ukrainiens à la glèbe.

Dans l'Amérique contemporaine (États-Unis), c'est le capital financier, une clique de banquiers et d'organisateurs de trusts qui dirigent tout. Le pouvoir politique leur appartient à tel point que les décisions du Parlement sont prises d'abord dans les coulisses du capital unifié.

Cependant, la structure politique et sociale de la société ne s'exprime pas en entier par le pouvoir politique. Aussi bien la classe dominante que les classes opprimées disposent de nombreuses organisations et d'unions des plus variées. Chaque classe a d'habitude son avant-garde, ses membres les plus « conscients » qui forment des partis politiques, luttant pour le pouvoir. La classe dominante a d'habitude son parti à elle ; les classes opprimés ont les leurs ; les classes « moyennes ont aussi des partis à elles. D'autres subdivisions existant encore à l'intérieur de chaque classe, il n'est pas étonnant qu'une classe possède parfois plusieurs partis, bien que ses intérêts les plus constants, les plus solides, les plus essentiels soient exprimés par un seul d'entre eux. Outre les partis organisés, il y a encore d'autres organisa­tions : ainsi par exemple, les capitalistes américains d'aujourd'hui ont leurs associations de lutte contre les ouvriers, des organisations spéciales pour les maquignonnages électoraux (ce qu'on appelle Tammany-Hall), des organisations de recrutement, de briseurs de grève, des organisations de mouchards-provo­cateurs (bureaux de police et détectives privés de Pinkerton) et des groupements cachés aux yeux du monde, grâce à une solide conspiration des firmes capitalistes les plus influentes, ainsi que des politiciens les plus en vue, groupements dont les décisions sont entérinées ensuite par les organes d'État officiels. Dans l'ancienne Russie, le rôle d'organisation auxiliaire de l'État des hobereaux était assumé Par « les cent-noirs » qui avaient même des attaches avec la maison régnante des Romanoff ; en 1921, le même rôle était joué en Italie par les fascistes, en Allemagne par l'Orguesch. Les classes opprimées ont aussi en dehors de leurs partis, des unions « économiques » diverses (les syndicats professionnels, par exemple), des organisations de combat, des clubs ; c'est à ces organisa­tions que se rattachent les « bandes » de Stenka Razine ou de Pougatchev. En un mot, toutes les organisations qui mènent une lutte de classe, en commençant par « la jeunesse dorée», les «corporations » estudiantines allemandes, et en finissant par l'État d'un côté; en commençant par les partis et en finissant par les clubs de l'autre, toutes font partie de la structure politique et sociale de la société. Point n'est besoin de faire un grand effort intellectuel pour comprendre par quoi est déterminée leur existence. C'est le reflet et l'expres­sion des classes. Par conséquent, ici aussi « l'économique » détermine le « politique ».

Mais, en examinant cette « superstructure politique » de la société, nous pouvons et nous devons prendre en considération le fait suivant : il résulte, en effet, des exemples déjà cités, que la superstructure politique ne se limite pas au seul appareil humain. De même que la société tout entière, elle est composée, à son tour, de combinaisons de choses, d'hommes et d'idées. Prenons l'appareil d'État, par exemple. Nous y trouvons sa partie matérielle, sa hiérarchie, ses idées systématisées (normes, lois, arrêtés, etc...). Prenons l’armée ; c'est aussi une partie de l'État, mais elle a aussi à son tour, sa «technique » (canons, fusils, mitrailleuses, intendance), son organisation des hommes « repartis » suivant un certain modèle, et ses « idées » qui sont inculquées à tous les membres de l'armée (idées d'obéissance, de discipline, etc. ...) par une instruction militaire compliquée et par une éducation spéciale des hommes. Si nous examinons l'armée à ce point de vue, nous arrivons sans difficulté aux résultats suivants : la technique de l'armée est déterminée par la technique générale du travail productif dans une société donnée- il n'est pas possible de faire un canon si l'on ne sait pas fondre l'acier, c'est-à-dire sans avoir les instruments correspondants de la production. La répartition des hommes, l'ordre de l'armée, dépendent de la technique militaire et en même temps de la division de la société en classes ; du genre des armements dépend ensuite la division de l'armée en artillerie, infanterie, cavalerie, génie, etc...; de là les genres différents de soldats, de chefs, d'hommes ayant des fonctions particulières (les téléphonistes, par exemple). D'autre part, la division de la société en classes détermine les couches sociales qui fournissent, par exemple, le corps des officiers, des chefs qui dirigent l'action de l'armée, etc... Enfin, les idées spéciales dont l'armée est animée, sont déterminées, d'une part, par le régime de l'armée (les règlements, le sentiment discipline, etc...) et d'autre part, par la structure des classes de la société (dans l'armée tsariste, on disait : obéis au tsar, défends « la foi, le tsar et la patrie » et, dans l'armée rouge on dit : « sois discipliné pour défendre les tra­vail­leurs contre les impéria­listes »). Il suffit de ces exemples pour pouvoir dire la superstructure politique et sociale est une chose complexe, composée d'éléments divers liés entre eux. En général, elle est déterminée par la structure de classe de la société, structure qui à son tour dépend des forces productives, c'est-à-dire de la technique sociale. Certains éléments dépendent directement de la technique « technique militaire » ; d'autres, aussi bien du caractère de classe de la société (de son économie), que de la « technique » de la superstructure elle-même (« la structure de l'armée »). Ainsi, tous ses éléments dépendent directement ou indirectement du développe­ment des forces productives sociales.

Une place particulière est occupée parmi les organisations humaines, par l'organisation fami­liale, c'est-à-dire par l'ensemble des maris, des femmes et des enfants. Cette organisation des sexes, qui changeait constamment, avait comme base des rapports économiques définis : « La famille est également une formation, non seulement sociale mais encore (et avant tout) écono­mi­que, basée sur la division du travail entre l'homme et la femme, sur la différenciation sexuelle... » Le mariage primitif n'est autre chose que l'expression de cette union économique (Müller-Lyer, loc. cit. p. 110). (Marx : Capital, I. : « À l'intérieur d'une famille... s'effectue une division naturelle du travail, basée sur la différence des sexes et de l'âge... »). La famille n'apparaît comme quelque chose de solide... qu'à la suite de modifications du régime de la tribu qu'offrait le caractère du communisme primitif. (Les formes primitives des rapports sexuels étaient celles des « rapports sexuels désordonnés », c'est-à-dire de l'accouplement libre et instable de l'homme et de la femme). Voici comment M. N. Pokrovski caractérise la famille primitive des Slaves (« la grande famille », la « maisonnée », la « zadruga » serbe, « vélika koutsia », « la grande maison » en serbe) ; les membres d'une telle famille, - ouvriers de la même exploitation, soldats du même détachement, enfin adorateurs des mêmes dieux, participants du même culte (Histoire de Russie, tome I, 1920). Les bases économiques d'une telle famille sont encore mieux caractérisées par le fait suivant : « Nous commettrions une grande erreur, dit M. N. Pokrovski, si nous attribuions à ces liens du sang une importance prépondérante : ils existent d'ordinaire, mais ils ne sont pas absolument nécessaires. Une pareille économie collective était organisée très souvent dans le Nord par des hommes tout à fait étrangers les uns aux autres : unis par un accord particulier, ils fondaient un « foyer » non pour toujours, mais pour une certaine période de temps, pour dix ans, par exemple... Ainsi le lien économique devance ici le lien du sang, de « parenté », dans le sens que nous donnons à ce mot (ib.). Les changements de forme des relations familiales par rapport aux conditions économiques peuvent être observés aussi dans les temps modernes ; il suffit de comparer une famille paysanne avec une famille ouvrière ou avec celle d'un bourgeois contemporain. La famille paysanne est une union solide, ayant une base de production directe. « Comment peut-on faire sans femme ? On ne peut pas s'en passer, dit le paysan. Il faut traire les vaches, soigner les cochons, préparer les repas, laver, soigner les enfants, etc... ». L'importance économique de la famille est si grande que le mariage est le résultat d'un calcul économique : « On a besoin d'une ménagère à la maison. » Les membres de la même famille sont considérés au point de vue économique, comme « travailleurs » et comme « mangeurs ». Ayant une telle base, la famille relativement stable, la famille paysanne, se distingue elle-même par une solidité patriarcale tant qu'elle n'a pas été touchée par l'influence « démoralisatrice » de la ville. Les choses se passent autrement chez l'ouvrier. En réalité il n'a pas de maison à lui. Son « économie domestique » est toute de consommation ; il ne fait que dépenser son salaire.

D'autre part, la ville avec ses restaurants, ses bistrots, ses blanchisseries, etc., rend en général l'économie domestique moins nécessaire. Enfin la grande industrie contribue à la « décom­position de la famille », en obligeant la femme-prolétaire à travailler à l'usine, Toutes ces circonstances forment d'autres rapports familiaux, plus nobles, moins stables. Dans la grande bourgeoisie, la propriété privée conserve la famille, mais le parasitisme croissant de la bourgeoisie, la formation dans son sein de couches entières de rentiers, transforme la femme en objet, en une jolie poupée, mais sans cerveau, instrument de plaisir, bibelot de boudoir. Les formes diverses du mariage (monogamie, polygamie, polyandrie, etc...) correspondent aussi aux conditions de l'évolution économique. Il ne faut pas oublier que les rapports sexuels, pris en général, ne se limitaient presque jamais aux rapports dans les cadres de la famille. Des phénomènes tels que la prostitution se laissent voir déjà dans l'antiquité la plus reculée. Les formes et les dimensions de la prostitution sont liées à leur tour, avec la structure économique de la société ; il suffit de rappeler le rôle joué par la prostitution dans le régime capitaliste. Il y a lieu de croire que, dans la société communiste, la prostitution et la famille disparaîtront en même temps que disparaîtra définitivement la propriété privée et l'oppression de la femme.

Passons maintenant à l'examen d'autres «superstructures ». Les hommes étant aussi bien dans la société, prise dans son ensemble, que dans certaines parties de cette société, en lutte directe les uns contre les autres, ou n'étant pas tout à fait unis les uns aux autres, il en résulte la nécessité sociale des normes sociales (règles de conduite). Parmi celles-ci ou compte les mœurs, la moralité, le droit et toute une série d'autres règles « règles de politesse », l' « éti­quette », les « cérémonies », etc...; d'autre part, les statuts des différentes sociétés, organi­sa­tions, corporations, etc...). Quelle est la cause de leur développement ? Il est déterminé simple­ment par le développement des antagonismes dans une société qui grandit et devient compliquée à l'extrême... L'antagonisme le plus profond est, nous l'avons vu, l'antagonisme entre les classes. Aussi « exige-t-il » un régulateur puissant, susceptible de le maîtriser. Comme régulateur apparaît comme on sait, le pouvoir d'État avec ses annexes, des décrets qu'on appelle normes légales. Mais il existe encore un grand nombre d'autres antagonismes entre les classes et à l'intérieur des classes, des professions, des groupements, des associa­tions et de différentes catégories d'hommes en général. Tout homme, en dehors de sa situa­tion de classe, entre en contact avec tous les hommes imaginables, est soumis à un très grand nombre d'influences, qui s'entrecroisent mutuellement ; il se trouve dans différentes situa­tions qui changent rapidement, qui se suivent, disparaissent et apparaissent de nouveau. Nous sommes ici en présence de contradictions continuelles. Et, cependant, la société existe tou­jours et il existe toujours au sein de la société des groupements divers qui ont malgré tout, un caractère relativement stable. Les capitalistes, les propriétaires d'entreprises, les commer­çants, apparaissent sur le marché comme concurrents et pourtant, à l'intérieur du même État, ils ne se battent pas à coups de couteau et leur classe ne se disloque pas, parce que ses mem­bres rivalisent entre eux. Les acheteurs et les vendeurs ont des intérêts complètement oppo­sés. Et cependant, ils n'en arrivent pas toujours aux mains. Parmi les ouvriers, il y a des chômeurs que les capitalistes achètent volontiers, pendant les grèves. Mais ils ne réussissent pas à acheter tout le monde et l'union de classe des ouvriers remporte la victoire. Comment cela est-il possible ? Cette circonstance est rendue plus facile par l'existence de normes supplémentaires variées en dehors de la loi. Ces normes supplémentaires (règles de conduite) s'implantent dans le cerveau humain, agissent pour ainsi dire, du dedans, semblent sacrées aux hommes par leur nature même et sont suivies plutôt sous l'impulsion de la conscience que de la peur. Telles sont, par exemple, les règles de la morale qui, dans une société où circulent les marchandises, apparaissent comme éternelles, inflexibles, et sacrées, brillant d'un feu intérieur et obligatoires pour tout honnête homme. Telles sont les mœurs « préceptes des aïeux ». Telles sont « les règles de la politesse », « du savoir-vivre », etc...

Cependant, quelle que soit l'apparente « origine supraterrestre » de ces règles sacrées, il n'est pas difficile de découvrir leurs racines dans la terre, malgré la peur qu'elles inspirent à leurs adorateurs. En les étudiants, nous trouvons avant tout, deux faits essentiels : d'abord le caractère changeant de ces règles, et, en second lieu le lien qui les unit avec une classe, un groupe, une profession déterminés, etc... Après avoir découvert ces faits et en les approfon­dissant un peu plus, nous verrons « qu'en fin de compte », ils dépendent de l'évolution des forces productives. En général, on peut dire que ces règles tracent la ligne de conduite par laquelle se conserve une société donnée, ou une classe ou un groupement dans lequel les intérêts provisoires d'un homme isolé sont subordonnés aux intérêts du groupement. Ainsi, ces normes sont les conditions de l'équilibre, conditions qui neutralisent jusqu'à un certain point, les contradictions internes des systèmes humains. Il est donc facile de comprendre pourquoi elles doivent nécessairement s'accorder plus ou moins avec le régime économique de la société. Posons-nous seulement la question suivante : lorsque la société existe, est-il possible que le système des mœurs et de la morale qui y domine, puisse être contraire pen­dant longtemps à sa structure essentielle, c'est-à-dire économique ? La réponse est claire. Une telle situation ne peut pas se prolonger longtemps. Si les mœurs et la morale qui dominent dans la société étaient foncièrement contraires à son régime économique, une des conditions essentielles de l'équilibre social viendrait à manquer. En réalité, le droit, les mœurs et la morale qui dominent dans une société donnée s'accordent toujours avec les rapports écono­miques, ont les mêmes bases, se modifient et disparaissent avec eux. Imaginons l'exemple suivant : Nous savons que dans une société capitaliste ce sont les capitalistes qui dominent les choses (les moyens de production). Dans les lois d'un État capitaliste cela s'exprime par la loi de la propriété privée, qui est défendue par tout l'appareil du pouvoir étatique. Les rapports de production d'une société capitaliste portent en langue vulgaire le nom de rapports de propriété, et ce sont ceux-ci que protègent les lois. Serait-il possible, en société capitaliste, que les normes juridiques (les lois) ne défendent pas les rapports de propriété, mais au contraire les détruisent ? Une telle supposition est évidemment absurde, et l'on en peut dire autant de la morale. « La conscience morale » de la société capitaliste reflète et exprime son état matériel. Prenons encore le même exemple de la propriété privée. La morale dit qu'il n'est pas bien de voler, qu'il faut être honnête et ne toucher sous aucun prétexte au bien d'autrui. Ceci est compréhensible. Si, par exemple, ce précepte n'était pas ancré dans les cerveaux des hommes, la société capitaliste se serait décomposée très rapidement.

On pourrait nous opposer l'argument suivant : vous dites que tout cela est très simple, et pourtant, les communistes, par exemple, n'admettent pas que la propriété privée soit sacrée et, cependant, ils n'osent pas dire que le vol est moral. Ainsi, il y a des choses qui sont sacrées pour tous et qu'on ne peut pas expliquer par des causes terrestres. Mais cet argument n'est pas juste, malgré sa force apparente. Voici pourquoi : d'abord les communistes ne défendent pas du tout l'intangibilité absolue de la propriété, privée. La nationalisation des entreprises constitue l'expropriation de la bourgeoisie ; on la dépouille sans indemnité. La classe ouvrière s'empare « de ce qui ne lui appartient pas », porte atteinte au droit de la propriété privée « fait despotiquement irruption dans le domaine des rapports de propriété » (Marx). En second lieu, les communistes sont contre le vol, pourquoi ? Parce que si l'ouvrier isolé s'emparait des choses appartenant aux capitalistes, dans son intérêt personnel, il ne pourrait pas mener une lutte générale et se transformerait lui-même en bourgeois. Des voleurs de chevaux et des cambrioleurs ne seront jamais des éléments actifs de la lutte de classe, même s'ils sont de la plus pure origine prolétarienne. Si un grand nombre de prolétaires devenaient des voleurs, la classe elle-même se désagrégerait et s'affaiblirait. Voilà pourquoi les communistes ont adopté cette règle : ne vole pas, pour ne pas déchoir. Cela ne constitue pas une norme de défense de la propriété privée, mais un moyen de conserver l'intégrité de la classe ouvrière, de la protéger contre la « démoralisation », contre la décomposition, le moyen de l'avertir contre les procédés irréguliers, de diriger les prolétaires dans leur voie propre. C'est la règle de conduite de classe du prolétariat. Après tout ce qui a été dit, il est inutile d'expliquer plus amplement que les règles de conduite examinées plus haut, sont déterminées par les conditions économiques de la société.

Certes, les normes prolétariennes sont contraires aux conditions économiques de la société capitaliste. Mais nous avons parlé des normes dominantes. Lorsque les règles de conduite prolé­ta­riennes deviennent à leurs tours dominantes, c'est la fin du capitalisme. (Nous en parlerons dans le chapitre suivant).

Pour expliquer ce qui a été dit plus haut, citons quelques exemples. Dans le domaine sexuel, à un certain stade de développement, lorsque le clan s'appuyait aussi sur le lien du sang et que les hommes d'un autre clan (c'est-à-dire, en réalité, d'une autre société) étaient des ennemis, on n'estimait pas coupable le mariage entre les parents les plus proches et on considérait comme tout particulièrement sacrée l'union avec sa mère ou sa fille (comme, par exemple, dans l'ancien­ne famille iranienne).

Lorsque les forces productives étaient encore très faiblement développées et que l'écono­mie, sociale était insuffisante pour entretenir des bouches inutiles, les mœurs et la morale jugeaient nécessaire de tuer les vieillards (suivant Hérodote, Strabon et autres historiens anciens). C'est par des causes analogues que s'explique l'usage dont parle Strabon, suivant lequel les vieillards s'empoisonnaient volontairement. Par contre, lorsque ces vieillards jouaient un certain rôle, dans la production ou la direction de celle-ci, l'usage prescrivait le respect de la vieillesse (Voir E. Meyer : Elemente der Anthropologie. Éléments d'Anthropologie, pp. 31-32 et suiv.). La solidité du clan, sa solidarité dans la lutte avec des ennemis cruels, trouvaient leur expression dans la vengeance à laquelle participaient aussi les femmes. Il suffit de rappeler les figu­res de Brunehilde ou de Gudrun du « Chant des Nibelungen » ; voici comment on y carac­térise Gudrun, moins cruelle que Brunehilde :

Elle a vengé ses frères

Elle a lâché les chiens,

Elle a versé le sang

De la pointe de son glaive.

(Le Chant de Sigurd).

E. Meyer écrit avec justesse : « Le contenu même de la morale, des usages et du droit, dépend du régime social qui existe à un moment donné et des conceptions de la société... Aussi peuvent-ils avoir, dans des sociétés différentes et à différentes époques, un caractère diamétralement opposé. » Dans la Chine ancienne, le pouvoir d'État féodal, disposant d'un grand nombre de fonctionnaires de divers rangs, avait une importance énorme. La domination de cette couche bureaucratique et foncière se basait idéologiquement sur la doctrine de Confucius, composée de tout un système de règles de conduite. Un des articles les plus importants de cette science morale était la doctrine du respect envers les supérieurs (Hiao) : « Il faut supporter la calomnie, et même subir la mort, si c'est utile pour l'honneur du souverain ; on peut (et il faut) en général corriger par son service fidèle les erreurs du souverain et c'est en cela que consiste le respect (Hiao). (Max Weber : Gesammelte Aulsätze zur Religionssoziologie (Études sur la sociologie de la religion, Tübingen, édition Mohr, 1920, 1 vol., p. 419). L'atteinte portée à ce « Hiao » constitue l'unique péché. Est barbare celui qui ne le comprend pas, celui qui ne comprend pas la « bienséance » (Conception essentielle de la doctrine de Confucius). « La piété (Hiao) à l'égard du seigneur féodal est mise sur le même pied que le respect (Hiao) à l'égard des parents, des maîtres, des chefs de la hiérarchie bureaucratique et de ses dignitaires » (ib. 446). La discipline, de même que le respect est une des plus grandes vertus. « La désobéissance est pire qu'une pensée lâche » (ib. 447). L'idée qui domine tout est celle de l'ordre.

« Mieux vaut vivre comme un chien, mais en paix, que d'être un homme en état d'anarchie, dit Tchen-Ki-Tong » (457). Comme toute morale bureaucratique, la morale de Confucius interdisait évidemment la participation des fonctionnaires au travail destiné à acquérir les richesses... comme à une œuvre douteuse au point de vue moral et indigne de cette « caste » (ib. 447). On ne peut choisir ses amis que parmi des égaux, au point de vue social ; les riches sont meilleurs que les pauvres, parce qu'ils peuvent accomplir toutes les cérémonies ; le peuple, le « stupide peuple » (Youn Min) est opposé au « gentleman » (littéralement : à l'homme-prince). Il est carac­téristique que tout cet énorme système de règles de conduite qui soutenait le régime féodal nobiliaire, portait le nom de « Hung-Fan ». C’est-à-dire le « grand plan » (ib. 457). Le lien qui unit cette doctrine à l'ordre social est évident. Et toutes les nombreuses « cérémonies chinoi­ses » s'unissaient en réalité au courant idéologique dominant et servaient de filet à mailles de soie destiné à entortiller toute la société et à soutenir le régime correspondant.

Examinons encore la chevalerie française du Nord au XIIe et au XIIIe siècle. Les chevaliers célébraient « les belles dames » et luttaient « pour elles » dans les tournois. Mais leur « concep­tion idéale de l'amour et du bonheur » avait la forme de « l'honneur de caste ». (Voir: Weltgeschichte, Histoire mondiale, de H. Helmolt, vol. V, p. 496, Leipzig und Wien, 1919). Le rôle principal de la chevalerie dans la société était la guerre et les actions militaires. Rien d'étonnant alors que « les normes » contribuassent à créer un type militaire d'hommes formant une classe particulière : « Le chevalier qui... se révélait lâche, était chassé, publiquement déshonoré par le hérault, maudit par l’Église ; le bourreau brisait ses armoiries et ses armes, son bouclier était atta­ché à la queue d'un cheval... » Etc... « Les tournois servaient d'exercice dans l'art militaire... » (ib.).

En même temps qu'apparaît l'ordre capitaliste, les mœurs, la morale, etc., changent. La prodi­galité cède la place à la passion de l'économie et aux vertus correspondantes. « Ce n'est pas la conduite d'un seigneur féodal qui fait honneur à un honnête homme mais le fait d'avoir ses affaires en ordre. » (W. Sombart : le Bourgeois.) Il faut vivre d'une façon « correcte »... il faut s'abstenir de tout excès, ne se montrer que dans une bonne société. Il ne faut pas être ivrogne, joueur, coureur de femmes, il faut aller à la messe et au sermon du dimanche, en un mot, il faut être un bon « citoyen » par rapport au monde extérieur et dans l'intérêt de ses affaires; car cette vie morale augmente le crédit » (ib.). Certes, cette morale de tartufe protestant, a cédé la place à une autre, quand la situation de la bourgeoisie a changé et quand les affaires de la firme ont cessé de dépendre de la conduite de son propriétaire.

Montrer le changement de droit, relativement au régime économique, est chose encore plus facile, le caractère de classe des lois étant visible toujours et partout. Mais même des normes, aussi insaisissables que la mode, dépendent, comme on peut le prouver, des conditions sociales. Un bourgeois considère comme « inconvenant » de ne pas être correctement habillé ; c'est par là que s'affirme sa marque de classe, c'est par l'habit qu'on reconnaît « les gens bien ». Même dans les milieux révolutionnaires, on trouve quelque chose de semblable. Ainsi, par exemple, pendant la Révolution de 1905, c'était une mode de parti : les social-démocrates portaient des chemises noires (signe du prolétariat), les socialistes-révolutionnaires préféraient des chemises rouges (paysans révolutionnaires) ; on trouverait à peine dans une grande ville, une douzaine d'intellectuels ayant participé à la révolution, sans avoir porté l'un ou l'autre uniforme de parti, tacitement adopté.

En dehors de la morale de classe il existe encore d'autres formes de morale, comme par exemple, la morale professionnelle des médecins, des avocats, etc... C'est de même que se déter­mine également la morale des voleurs qui est rigoureusement observée par eux (on ne dénonce pas les siens). Ainsi, toutes les normes que nous avons examinées ci-dessus, constituent les liens qui maintiennent l'unité de la société, d'une classe, d'un groupement professionnel déterminés.

Passons maintenant des normes de conduite à des phénomènes sociaux d'un ordre différent, à la science et à la philosophie. La philosophie, comme nous le verrons, est basée sur l'ensemble des connaissances scientifiques. Quant à la science, elle présente une grandeur extrêmement complexe, si nous prenons en considération une science plus ou moins développée. D'abord elle ne se limite pas à un seul système d'idées. Les sciences ont leur technique, leur appareil matériel (instruments, cartes, livres, laboratoires, musées, etc...; prenons, par exemple, un grand laboratoire quelconque, ou une expédition scientifique au pôle Nord ou en Afrique centrale) ; nous avons ici un appareil humain, organisé parfois sur une grande échelle (par exemple, congrès scientifiques, conférences, sociétés et autres organisations avec leurs diverses publications périodiques ou non. Nous avons enfin un système d'idées disposées dans un certain ordre et qui constituent la science au sens propre du mot.

Il faut d'abord établir la proposition suivante - chaque science naît de la pratique, des conditions et des besoins de la lutte pour la vie. De l'homme social avec la nature et des groupements sociaux divers avec l'élément social ou avec d'autres groupements sociaux. L'homme sauvage fait de multiples expériences. Il reconnaît les plantes comestibles et vénéneuses ; il trouve des bêtes auxquelles il donne la chasse en suivant leurs traces et il sait se défendre contre les fauves et les serpents venimeux. Il sait se servir du feu et de l'eau, chercher les pierres et le bois pour ses armes ; il apprend à fondre et à travailler les métaux. Il arrive à compter à l'aide de ses doigts, à mesurer les distances avec ses mains et ses pieds. Tel un enfant, il contemple le ciel, il observe sa rotation et le mouvement du soleil et des planètes. Mais toutes, ou la majeure partie de ses observations sont faites accidentellement, ou en vue de leur application utile. L'expérience primitive même constitue un germe de sciences diverses. Mais la science n'a pu naître que lorsque la sécurité matérielle a procuré aux hommes assez de loisir et d'autre part lorsque l'esprit humain, par l'exercice répété, s'était fortifié au point de faire naître chez l'homme l'intérêt pour l'observation elle-même. (Mach. : La Connaissance et l'Erreur). Par conséquent, la science n'apparaît que lorsque le développe­ment des forces productives a créé du loisir pour les observations scientifiques. D'autre part, les matières dont la science disposait primitivement, étaient celles de la production. Il est bien naturel que les efforts faits pour soutenir la vie par la production, c'est-à-dire l'intérêt de la production aient donné l'impulsion au développement des sciences. La pratique a fait naître la théorie et l'a poussée en avant.

L'astronomie, par exemple, à sa source dans le besoin de s'orienter d'après les étoiles, dans le besoin de définir l'importance des saisons pour l'agriculture, dans la nécessité d'une division exacte du temps (on vérifie les montres par les méthodes astronomiques), etc... La physique était en rapport direct avec la technique de la production matérielle et de l'art de la guerre. La chimie à son origine dans le développement de la production industrielle et en particulier de l'industrie minière. (Nous trouvons déjà un début de chimie en Égypte et en Chine, en corréla­tion avec la fabrication du verre, avec la teinturerie, avec l'art de l'émail, avec la préparation des couleurs, avec la métallurgie, etc...; le mot « chimie » provient du mot « chemi », c'est-à-dire noir et indique son origine égyptienne). L'alchimie était connue déjà des Égyptiens et s'explique par le désir de trouver la méthode de changer les métaux en or ; au XVe siècle la chimie a reçu aussi une impulsion de la médecine. La minéralogie a ses origines dans l'emploi industriel des minerais et l'étude de leurs propriétés, pour les besoins de la production. La botanique avait primitivement pour base l'étude des plantes médicinales, ensuite des plantes utiles en général, et enfin de toutes les plantes. La zoologie, c'est-à-dire la science des animaux, s'est développée grâce à la nécessité de connaître leurs propriétés utiles et nuisibles. L'ana­tomie, la physiologie et la pathologie ont leur origine dans la médecine pratique (les premiers « savants » dans ce domaine furent des médecins égyptiens, hindous, grecs et romains : par exemple le Grec Hippocrate, le Romain Claude Galien et autres). La géographie et l'ethnographie se sont développées sur le terrain du commerce et des guerres coloniales. Les peuples les plus commerciaux de l'antiquité (par exemple, les Phéniciens, les Carthaginois, etc. ...) étaient en même temps les meilleurs géographes. Au Moyen Âge, la science de la géographie s'est arrêtée dans son développement. Elle commence à faire d'énormes progrès, dans les temps modernes, dès le XVe siècle, à l'époque des guerres coloniales, commerciales et capitalistes et des grands voyages qui s'y rattachent et qui portent un caractère mi- commercial, mi- scientifique et en partie aussi de rapine. Parmi les États qui ont fourni le plus grand nombre de voyageurs et d'explorateurs, la première place revient au Portugal, à l'Espagne, à l'Angleterre et à la Hollande. L'ethnographie S'est développée aussi avec la politique coloniale (la question se pose pratiquement ainsi : comment amener les sauvages à travailler pour la bourgeoisie « civilisée ». Les mathématiques, une des sciences, semble-t-il, les plus éloignées de la vie pratique, sont néanmoins complètement rattachées à celle-ci par leur origine. Ses premiers instruments, tout comme ceux de la production matérielle, furent les doigts des mains et des pieds (compter sur les doigts ; le système de compter par cinq, dix, vingt ; le système primitif de mesurer des angles, etc... par la flexion des genoux ; une idée de mesure de l'espace, avec les coudes, les pieds), etc... (Voir M. Cantor : Vorlesungen ûber die Geschichte der Mathematik. Lectures sur l'Histoire des mathématiques. Leipzig, 1907). Leur matière était constituée par les besoins de la production : la mesure des champs (géométrie signifie science de mesurer la terre), la construction, la mesure du contenu des vases, la cons­truction des navires avant même le dénom­brement des troupeaux ; aux époques commerciales, les calculs des bilans, etc... Les géomètres égyptiens et grecs, ainsi que romains, les ingénieurs d'Alexandrie (comme, par exemple, Héron d'Alexandrie qui avait inventé une espèce de turbine à vapeur) furent aussi les premiers mathématiciens. (Voir : Rudolf Eisler : Geschichte der Wissenschaften, Histoire des Sciences, Leipzig, 1906).

Les choses ne se sont pas passées différemment pour les sciences sociales (nous en avons déjà parlé dans l'introduction). L'histoire à son origine dans le besoin de voir clair dans les destinées des peuples, en vue d'une politique pratique. La science du droit a débuté par le recueil et la mise en ordre (« codification ») des lois existantes dans un but pratique. L'éco­no­mie politique est née avec le capitalisme, d'abord comme science des marchands qui s'en servaient pour les fins de leur politique de classe. La philologie ne fut au début que la science de la grammaire des diverses langues et aurait pour base les relations commerciales et leurs besoins. La statistique a sa source dans les «tableaux » que les commerçants établissaient pour les différents pays (telle est aussi en partie l'origine de l'économie politique : le père de cette science William Petty, appelle une de ses œuvres arithmétique politique »), etc... Nous-mêmes, nous assistons à la naissance de sciences nouvelles qui ont leur origine dans la production : ainsi, par exemple, l'expérience technique de l'application du système Taylor donne naissance à une « psy­cho­technique », psychophysiologie du travail, c'est-à-dire à la science de l’organisation de la production, etc...

En se développant, les sciences grandissent et se divisent en branches particulières (en spécialités). Cependant, on peut toujours démontrer que, directement ou indirectement, elles dépendent de l'état des forces productives.

De même que, dans son activité immédiate, matérielle et productive la société « pro­longe » ses organes humains naturels et, grâce à ces organes prolongés, « malgré la Bible », grâce à sa technique, peut s'emparer d'une quantité beaucoup plus grande de matière pour la fabrication; de même, dans la science, la société humaine trouve une conscience « prolon­gée » qui augmente la puissance de sa vision intellectuelle, permet d'embrasser, de « com­prendre » une plus grande quantité de phénomènes, de s'y mieux « débrouiller » et, par conséquent, de mieux agir.

Il est curieux de constater que de très nombreux savants bourgeois qui parlent de la science d'une façon concrète, se placent malgré eux au point de vue matérialiste. Mais Dieu les préserve d'en tirer toutes les conséquences logiques ! Voici comment s'exprime au sujet du « sens » de la science un savant russe éminent, le professeur A. Tchouprov (fils) : Tant que la vie n'est pas com­pli­quée, l'humanité se contente de sa vie quotidienne de « l'expérience », - ce moyen acci­den­tel de recueillir des bribes de science et d'adopter des habitudes qui passent par tradi­tion de père en fils. Mais, en même temps que s'élargit le cercle des intérêts, ces connaissances difformes cessent d'être à la hauteur de la tâche et alors apparaît la nécessité d'un travail systématique, dirigé sciemment vers le but de connaître le monde, c'est-à-dire vers la science. Commençant à se rendre compte que scientia et potentia humana in idem coincidunt[1] et que quod in contemplatione instar causae est, id in operatione instar regulae est[2], les hommes se pénètrent de l'idée que ignoratio causae destituit effectum[3], et apprennent à apprécier... la science comme base du travail pratique ». (Voir : Essais de la théorie de la statistique. Petrograd, 1909).

Les rapports entre l'état de la science et des forces productives sociales sont très compli­qués. Ils ne sont nullement aussi simples qu'on l'affirme parfois et pour pouvoir s'en rendre bien compte, il faut étudier le problème sous ses différents aspects. Nous savons que la science a sa technique à elle, son organisation propre de travail, son contenu, sa méthode, etc...

Toutes ces parties composantes influent certainement l'une sur l'autre et sur l'état entier d'une science donnée à une époque donnée. On comprend donc qu'il soit nécessaire d'examiner la question par rapport à chacun de ces éléments et de démontrer les liens directs ou indirects qui l'unissent à l'économie et en dernier lieu à la technique sociale.

Il est clair qu'avant tout, pour l'existence de la science en général, il faut que les forces productives atteignent un certain niveau de développement. Là, où le travail n'existe pas, ou se trouve limité et n'augmente pas, la science ne peut pas se développer.

Ce besoin de la science ne peut apparaître que lorsque l'homme a dépassé le moment où ses autres appétits ont reçu satisfaction. Certaines données de la science nous viennent de la Chine, de l'Inde, de l'Égypte, mais chose curieuse, elles ne s'y sont développées que d'une façon très imparfaite (A. Bordeaux : Histoire des Sciences physiques, chimiques et géologiques au dix-neuvième siècle. Paris et Liège, 1921, p. 11).

Le contenu de la science est déterminé en fin de compte par le côté technique et économique de la société (« les racines pratiques », dont nous avons parlé plus haut). Aussi arrive-t-il souvent que la même découverte scientifique, la même invention, la position de la solution du même problème ont lieu simultanément en divers endroits et d'une façon tout à fait « indépendante » les unes des autres. Les « idées » correspondantes sont en ce moment « dans l'air ». Cela veut dire qu'elles naissent dans l'ambiance qui dépend de l'état des forces productives.

A. Bordeaux, dans son Histoire, cite les inventions suivantes qui, d'après lui, sont provoquées « par l'existence des idées dans l'air et par les circonstances de la vie » : la découverte du rapport entre la chaleur et le travail mécanique, l'induction, la bobine d'induction, l'anneau de Gramme, le calcul infinitésimal (outre Leibnitz et Newton, il cite leurs prédécesseurs - Fermat, Cavalieri, etc... jusqu'à Archimède). Sa conclusion est la suivante : En ce qui concerne la science, il est souvent difficile de savoir qui, en réalité, est l'auteur d'une découverte donnée (l. c. p. 8). Il faut observer que le sens pratique de la science ne présuppose nullement que toute propo­sition scientifique influe directement sur la pratique. Supposons qu'une proposition A a de l'importance pour la vie pratique. Mais pour démontrer cette proposition, on a besoin encore des propositions B, C et D... Ces trois, dernières, par elles-mêmes, n'ont pas d'importance pratique immédiate (elles présentent, comme on dit, un « intérêt purement théorique »). Mais, comme chaînon d'une seule chaîne scientifique, elles n'en ont pas moins une certaine importance pratique indirecte. Il n'existe aucun système scientifique inutile, comme il n'y a pas d'instru­ment mécanique qui ne serve à rien et qui n'ait pas de sens.

Si les problèmes sont posés principalement par la technique et l'économie, leur solution, par contre, dépend des changements survenus dans la technique scientifique. Les instruments de recherche scientifique élargissent énormément nos horizons. Ainsi, par exemple on a inventé le microscope dans la première moitié du XVIIe siècle. On comprend sans peine quelle influence énorme il a exercé sur le développement de la science. Il a fait progresser la botanique (étude de l'anatomie des plantes), l'anatomie des animaux, l'anatomie de l’homme ; il a créé, toute une branche nouvelle de la science, la bactériologie, etc... Le rôle de la technique astronomique est aussi compréhensible (l'agencement des observa­toires, la qualité des télescopes, des appareils pour photographier les astres, etc...). De son côté, la technique scientifique dépend de la production matérielle en général (elle est le produit du-travail matériel). Il y a d'habitude dans le travail scientifique une organisation appropriée de ce travail, organisation qui détermine aussi l'état des sciences. La division du travail scientifique (spécialité dans la science), l'organisation des établissements scientifiques (les laboratoires, par exemple), des sociétés savantes et des échanges scientifiques, jouent un rôle très important. Tous ces côtés du travail scientifique sont déterminés, en fin de compte, par des conditions économiques et techniques (ainsi, par exemple, les laboratoires chimiques modernes dépendent du développement de la grande industrie) : les échanges scientifiques sont d'autant plus grands que les liens économiques déterminent la science sous d'autres rapports encore. La technique se développant rapidement, les rapports économiques, et avec eux toute la structure de la vie, se transforment avec rapidité. En présence de cette situation, non seulement la science se développe très rapidement, mais elle est encore guidée par l'idée du changement (elle se sert de la méthode dynamique. (Voir chapitre III). À l'inverse, avec une technique conservatrice qui évolue lentement, la vie économique se développe aussi lentement et la psychologie humaine est telle que les hommes envisagent partout la stabilité des choses ; la science piétine sur place ; en même temps le caractère de classe apparaît dans la science sous des formes variées ; soit comme le reflet de la façon de penser, qui est propre à une certaine classe, soit comme le reflet de l'intérêt de cette classe. Et la façon de penser, l' « intérêt », etc... Sont déterminés à leur tour par la structure économique de la société.

Voici quelques exemples de ces corrélations. On sait que la technique se développait très lentement dans le monde antique ; aussi les connaissances techniques progressaient-elles très lentement. « Ce mépris de la technique a des causes diverses. D'abord, le monde antique... a des tendances extrêmement aristocratiques. Les artistes les plus éminents eux-mêmes, tel Phidias, sont estimés comme des artisans et ne brisent pas ce mur d'airain qui sépare les milieux aristocratiques... des artisans et des paysans... Une autre cause du faible développe­ment des inventions techniques... réside dans l'économie antique, basée sur l'esclavage... Les impulsions manquaient pour introduire les machines qui remplacent le travail manuel... La science... était morte et l'intérêt pour les problèmes techniques (à l'exception de quelques objets amusants tels que l'horloge ou l'orgue hydraulique) s'était perdu (Hermann Diels : Wissenschaft und Technik bei den Hellenen, dans « Antike Technik »; la science et la technique chez les Hellènes dans la technique antique, édition Teubner, Leipzig et Berlin, 1920, pp. 31-32-33). Ce sont ces conditions qui ont déterminé le caractère de la science, à cette époque : « Les sciences natu­relles se sont développées, en partant des métiers, à titre accessoire. Mais le métier, et, en géné­ral, le travail physique, étaient méprisés dans l'antiquité, et il existait une ligne de démarcation très nette entre les esclaves occupés au travail physique et observant la nature, et les maîtres qui philosophaient à loisir, mais qui souvent ne connaissaient la nature que d'ouï-dire. C'est ainsi que s'explique en partie tout ce qu'il y a de naïf, de nébuleux et de fantaisiste dans les sciences naturelles de l'antiquité » (E. Mach : La Connaissance et l'Erreur). Au moyen âge, nous avons une technique faible, qui se développe mal et dans la vie économique des rapports de servage féodal où s'établissait toute une échelle de pouvoirs superposés, aboutissant au principal hobereau qui était en même temps le monarque. Ainsi s'explique que la pensée domi­nante fût peu mobile, oppo­sée à toute nouveauté (on écartelait et on brûlait les hérétiques); on n'étudiait pas la nature, mais on se plongeait dans les problèmes de théologie en cherchant, par exemple, à résoudre la ques­tion de savoir « quelle était la taille d'Adam, s'il était brun ou blond », pour combien d'anges y avait-il de place sur la pointe d'une aiguille, etc... ? Ce caractère immobile, con­ser­vateur, théologique, vide (formel, « scolastique »), de la science, ennemie des recherches expé­ri­mentales, s'explique par les conditions de la vie sociale et, en fin de compte, par les conditions techniques et économiques qui étaient à la base de l'évolution sociale. Les choses ont changé du tout au tout avec le développement des rapports capitalistes Ici, nous sommes en présence, non plus d'une technique peu mobile mais se développant au con­trai­re très vite ; ici apparaissent cons­tamment de nouvelles branches d’industrie ; ici, on a besoin : de mécaniciens, de techni­ciens, de chimistes, d'ingénieurs, etc... Et non plus de théolo­giens et de chevaliers. La science militaire exige également la connais­sance des sciences naturelles et mathématiques. Il est compréhensible qu'un tel revirement dans les conditions techniques et économiques provoque néces­sairement un changement profond dans la science de la scolastique, de la langue latine, de la théologie, etc...; on passe à l'étude expérimentale de la nature, aux sciences naturelles, à l'école « réaliste ». Voici un exemple de revirement général dans le contenu de la science. Soumis à un examen détaillé, ce revirement apparaîtrait également dans les méthodes de recher­ches, dans les instruments de la pensée scientifique et dans bien d'autres particularités de la science.

Comme exemple de l'influence de la psychologie de classe, et par conséquent, de la structure de classe de la société, on peut prendre la « théorie organique » de la sociologie, dont nous avons parlé plus haut. Voici comment s'est exprimé à ce sujet le professeur B. J. Wipper : « La compa­raison entre la société et l'organisme, le terme : « lien organique entre l'individu et la société », employé par opposition avec la conception du lieu mécanique, toutes ces comparaisons, formules et oppositions, ont été mises en circulation par les publicistes réactionnaires du début du XIXe siècle. En opposant l'organisme au mécanisme, ces publications ont en vue de séparer radicale­ment leurs revendications des principes révolutionnaires et éclairés du siècle antérieur. L' « État-mécanisme » signifiait dans cette terminologie les droits égaux des individus, dont l'ensem­ble représente le peuple souverain ; « l'État-organisme » signifiait division des hommes suivant l'ancienne hiérarchie sociale, soumission de l'individu à son groupement naturel, c'est-à-dire soumission de chacun à l'ancienne autorité sociale. « Liens organiques » traduit dans une langue concrète, signifiait droit de servage, réglementation corporative, soumission des ouvriers au patron, défense de l'honneur et des privilèges nobiliaires, etc... Etc... » (R. J. Wipper : Quel­ques observations sur la théorie de la connaissance historique. Recueil Deux intelligences, Moscou, 1912).

Nous citerons encore quelques données générales sur l'histoire des mathématiques, car on considère habituellement que les sciences mathématiques, purement abstraites, n'ont aucun rapport avec la vie pratique. Nous les puisons dans l'ouvrage capital de M. Cantor (Vorlesungen über die Geschichte der Mathematik. Lectures sur l'histoire des mathématiques. Leipzig. Édition Teubner, 1907, vol. I, édition 111). Chez les Babyloniens, les sciences mathématiques sont nées et se sont développées grâce à la nécessité de mesurer les champs, la capacité des vases, de diviser exactement le temps (calendrier) en années, jours, heures, etc... Les premiers « ins­tru­ments » mathématiques furent d'abord les doigts, puis les compteurs à boules, en géomé­trie, une corde munie de piquets, qu'on désignait par le mot tim dans la langue sumérienne[4], ensuite instrument qui rappelle un peu l'astrolabe. Les sciences mathématiques se mêlaient étroitement à la religion, les chiffres représentaient en même temps des dieux, leur rang céleste, etc... Chez les anciens Égyptiens, les mathématiques ont atteint un haut degré de développement. Dans le très ancien Code Ahmès qui porte le nom du copiste (le titre exact du Code est : Instruction pour atteindre à la connaissance de toutes les choses mystérieuses et de tous les secrets conte­nus dans les choses, etc.). On trouve les chapitres suivants : Règles pour mesurer un magasin de forme ronde pour les fruits ; Règles pour mesurer les champs ; Règles pour exécuter des ornements, etc... (l. c.). Les opérations arithmétiques et en partie algébriques sont exposées sous forme de problèmes, dont les sujets permettent de juger de leur application pratique : C'est le partage des pains, la distribution du seigle, le calcul des revenus, etc... La conclusion de ce manuel de mathématiques indique aussi ses rapports avec l’agriculture ; elle est rédigée sous forme d'un appel au lecteur : « Attrape les insectes nuisibles, les souris ; cherche les mauvaises herbes fraîches, les araignées nombreuses. Prie Ra (dieu égyptien, N. B.) qu'il donne la chaleur, le vent, les eaux hautes. Les premiers, instruments de calcul ont été apparemment les doigts, ensuite quelque chose dans le genre du compteur à boules (des ficelles avec des cailloux comme chez les habitants du Pérou). C'est la nécessité de mesurer les champs qui a donné naissance à la géométrie. En même temps que les problèmes concernant la mesure des parcelles de terre, Ahmès indique aussi les problèmes concernant la capacité des vases (volume et capacité des entrepôts et des magasins pour la conservation des fruits). L'historien grec Diodore écrit au sujet des Égyptiens : « Les prêtres enseignent à leurs fils deux genres d'écriture : l'écriture qu'on appelle sacrée, et celle qu'on nomme vulgaire. Ils s'occupent avec zèle de géométrie et d'arithmétique. Car le fleuve (c'est-à-dire le Nil) changeant plusieurs fois par an la configuration du sol, des discussions nombreuses éclatent entre voisins au sujet des frontières ; tous ces conflits ne peuvent être réglés facilement, si un géomètre ne rétablit pas les rapports réels par des mesures directes. L'arithmétique leur sert (c'est-à-dire aux Égyptiens, N. B.) dans l'économie domestique ». Les règles astronomiques, géométriques, algébriques, étaient liées également aux cérémonies religieuses ; c'étaient des mystères sacrés où les seuls initiés étaient admis. Les « harpedonaptes » (« les tendeurs de ficelles ») possédaient le secret professionnel pour tendre la ficelle et disposer les piquets par rapport au méridien, etc... (En général, les angles des pyramides, leurs côtés, la disposition de leurs différentes parties, tout cela avait un sens sacré, scientifique et astronomique et c'est probablement pour cette raison que ces travaux étaient confiés aux « fils de prêtres ».

Chez les Romains, la géométrie se développait avec les besoins de la propriété foncière qui était sacrée au point que les dieux en étaient censés les propriétaires. Les mathématiciens atteignent leur plus haut degré de développement (« cas exceptionnel », suivant Cantor) à l'époque de Jules César. Cette floraison est conditionnée par deux tâches pratiques : l'établis­sement du calendrier (calendrier Julien) ; César lui-même a écrit un livre sur les astres De astris, et mesure des terres appartenant à Rome. Ce dernier problème a été résolu au temps d'Auguste et le célèbre ingénieur et mathématicien grec Héron d'Alexandrie fut, dit-on, invité à participer à ces travaux ; pour la première fois, une carte de l'Empire fut dressée. Plus tard, nous trouvons chez Columelle l'étude des mathématiques appliquées à l’agriculture ; chez Sexte Jules Frontinus - le calcul très important pour les mathématiques, du rapport de la circonfé­rence au diamètre (nombre appliqué au calcul des conduites d'eau) ; dans le Code Arcérien, (guide de droit et de statistique pour les fonctionnaires des vue vil, siècles avant J.-C.) nous trouvons des chapitres concernant la mesure de la terre, appliquée aux problèmes de l'imposition fiscale.

Quant à l'arithmétique, son développement a été conditionné surtout par le développement du commerce. Les calculs d'intérêts qui selon Horace étaient une besogne de tous les jours, les calculs des parts d'héritiers, étant donnée l'extrême complication des lois romaines à ce sujet, et les comptes des commerçants, sont les causes principales du développement de cette branche des mathématiques.

Chez les anciens Hindous, l'astronomie, l'algèbre et le commencement de la trigonométrie étaient particulièrement développés. On trouve ici beaucoup de points de contact avec les autres peuples de l'antiquité. Dans les chapitres mathématiques d'un recueil scientifique (Ariabhala), les noms et le contenu des problèmes indiquent la base vitale des mathématiques hindoues. Voici, par exemple, un verset expliquant un procédé mathématique : « La multiplication devient division, la division multiplication ; le revenu se transforme en perte, la perte en reve­nu » ailleurs, on trouve un problème ainsi conçu : « une esclave de 16 ans coûte 32 pièces de monnaie, combien coûtera une esclave de 20 ans suivent des problèmes d'intérêts (le taux mensuel est de 5%) ensuite des pro­blè­mes sur le calcul de diverses opérations commerciales, etc... Ce qui dans notre algèbre est désigné par les lettres x, y, etc ... (inconnues), les Hindous l'appelaient « monnaie » (rûpakâ) ; les nombres positifs étaient désignés par le mot « bien » (dhana ou sva), les nombres négatifs par « dette » (rina ou kshaya). L'architecture et ses lois mathématiques étaient aussi des mys­tè­res sacrés et avaient un sens particulier astronomique et divin. La mesure de la terre, la cons­truction des palais et des temples, le calcul des volumes, ont donné une impulsion à la géométrie hindoue. Chez les anciens Chinois, le développement des sciences mathématiques a suivi à peu près la même voie. Peut-être le même caractère de classe de la science, la monopolisation, a-t-il été marqué chez eux d'une façon plus évidente. (C'est ainsi, par exemple, qu'il existe trois manières d'écrire les chiffres : une, employée par les fonctionnaires et par l’État ; une autre scien­tifique et une troisième employée par les citoyens en général et par les commerçants.) Dans un recueil de lois (Tchéou-li), nous trouvons les charges de mathématiciens suivantes : la charge héréditaire d'astronome de la cour (fond-siang-chi) et d'astrologue de la cour (pao-tchang-chi), de chef principal des travaux de mensuration (lian-djin) qui établissait les plans des murs, aussi bien des palais que des villes; il y avait ensuite un fonctionnaire spécial (tou-fang-chi) qui, à l'aide d'un instrument particulier, projetant l'ombre (kouen), faisait divers calculs, etc...

Il est facile de voir d'après ces exemples :

que la science a pris sa source dans le domaine technique et économique ;

que son développement a été déterminé entre autres par les instruments scientifiques ;

que les différentes conditions sociales freinaient ou accéléraient le « progrès » ;

que la méthode de la pensée scientifique a été déterminée par la structure économique de la société (le caractère religieux, mystérieux et divin des anciennes mathéma­tiques, où le nombre lui-même était représenté parfois par une divinité à son reflet dans le régime féodal d'esclavage avec son souverain inaccessible et ses fonctionnaires prêtres, etc. ...) ;

que la structure de classe de la société imposait aux mathématiques son cachet de classe (en partie sous forme de la façon de penser, en partie sous forme d'un intérêt qui n'admettait pas de « simples mortels » au mystère sacré).

Dans les temps modernes, la même dépendance existe, mais elle est plus compliquée et a évidemment une autre forme : la technique n'est pas la même et les rapports économiques ont changé.

Passons maintenant à d'autres « superstructures » de l'économie sociale, à la religion et à la philosophie.

Il est tout naturel que les pensées et les données de l'expérience accumulées par la société humaine provoquent le besoin de réunir et de systématiser toutes ces données. Nous avons vu que de ce besoin était née la science. Mais la science, presque dès la première heure, a commencé à se diviser en différentes branches. C'est à l'intérieur de ces sciences spéciales que se poursuivait l' « adaptation des pensées aux pensées », c'est-à-dire leur systématisation. Et quels étaient les rapports entre ces sciences ? Où se trouve l'élément qui relie toutes ces « connaissances » et toutes ces « erreurs » ? Où chercher la condition de l'équilibre entre elles ? C'est précisément ce principe d'unification qui devait être donné par la religion et la philosophie. C'est elles qui devaient répondre aux questions les plus générales (les plus abstraites) : Quelle est la cause de tout ce qui existe ? Qu'est-ce que le monde ? Est-il tel que nous le voyons, ou tout à fait autre ? Qu'est-ce que l'esprit et le corps ? Comment pouvons-nous connaître le monde ? Qu'est-ce que la vérité ? De quoi dépend tout ce qui existe ? Y a-t-il des limites à notre connaissance et quelles sont-elles ? Et toute une série de questions du même genre. Il est clair que ce sont les réponses à ces questions qui détermineront la façon dont nous examinerons tous les phénomènes particuliers. Si, par exemple, il est juste de dire que tout dépend de la volonté divine qui gouverne le monde suivant son plan divin, nous devons construire avec toutes nos connaissances une chaîne téléologique ou bien théologique (et la science, en effet, prit parfois cette forme). Nous devons alors chercher dans tous les phénomènes un but divin, le soi-disant « doigt de Dieu ». S'il est exact, par contre, que les dieux n'y sont polir rien, mais que seul le lien causal des phénomènes importe, nous allons étudier les phénomènes d'une façon toute différente. En d'autres termes la philosophie et la religion sont des lunettes, à travers lesquelles on examine les faits à un certain degré d'évolution. Par quoi est déterminée la structure de ces « lu­nettes » ?

Commençons par la religion. Nous savons déjà que « l'essence » de la religion consiste en une « foi », en des forces surnaturelles, en des esprits miraculeux (un ou plusieurs, grossiers (il insaisissables et éthérés, n'importe). Celle notion de « l'esprit » de « l'âme » est née comme reflet de la structure économique de la société, lorsqu'apparut « l'aîné du clan », ou plus tard le patriarche (pendant le patriarcat, et aussi, en réalité, dans le matriarcat), quand, en d'autres termes, la division du travail entraîne la nécessité d'un travail d'organisation, de direction, etc. L'aîné de la famille (de la tribu) qui conserve l'expérience accumulée, organise la production, dirige, donne des ordres, indique le plan de travail, apparaît comme le principe actif (créateur), tandis que tous les autres obéissent, exécutent les ordres, se soumettent aux plans établis d'en haut, agissent conformément à la volonté d'un autre. Ces rapports de production sont devenus précisément le modèle pour l'examen de tout ce qui existe et de l'homme lui-même avant tout. L'homme s'est scindé en un corps et une âme. L' « âme » est ce qui dirige le « corps ». L'âme est aussi supérieure au corps que l'organisateur et le directeur sont supérieurs à un simple exécutant. (On trouve quelque part chez Aristote cette comparaison entre l'âme et le maître, entre le corps et l'esclave.) C'est suivant le même modèle qu'on a commencé à étudier le reste du monde : on s'est mis à penser, qu'il y a derrière chaque chose « l'esprit » de cette chose ; la nature tout entière s'est spiritualisée (cette conception est appelée dans la science « animisme » du mot latin anima - âme ou bien animas - l'esprit). Une fois cette conception née, elle a conduit infailliblement à la religion qui a commencé par le culte des ancêtres, des aînés, des dirigeants, des organisateurs. Leurs âmes ou « esprits » étaient considérés comme les plus savants, les plus expérimentés, les plus puissants, capables d'aider chacun et dont dépend tout ce qui existe au monde. C'est cela qu'est déjà la religion. Ainsi, l'origine même de la religion indique qu'elle est née comme reflet de l'image des rapports de production (et en particulier de ces rapports où nous avons la domination - subordination), et du régime politique déterminé par ces rapports. La religion expliquait le monde entier suivant la formule par laquelle s'expliquait la vie intérieure de la société.

Et toute l'histoire de la religion montre que sa forme se modifie au fur et à mesure que les rapports de production, politiques et sociaux subissaient des transformations : si la société est composée de quelques tribus, rattachées faiblement l'une à l'autre et dont chacune a ses supé­rieurs et ses princes, la religion a la forme polythéiste; et lorsque, par exemple, com­mence le processus d'unification et se crée une monarchie centra­lisée, la même chose se passe au ciel où le seul Dieu monte sur le trône, Dieu aussi cruel que le roi terrestre : si nous sommes en présence d'une République de commerçants et de maîtres d'esclaves (telle que celle d'Athènes au Ve siècle), les dieux aussi sont organisés à la mode républicaine, bien que parmi tous ces dieux, la déesse de la cité victorieuse, Pallas Athénée soit tout particuliè­rement distinguée. Et de même que dans chaque État « qui se respecte », il existe toute une hiérarchie de chefs, de même dans les cieux, les saints, les ancres, les dieux, etc... sont disposés suivant leur rang, obtiennent des charges et des honneurs divers. Mais il y a plus ; parmi les dieux, comme parmi les chefs de la terre, on voit se développer la division du travail ; l'un devient spécialiste en matière militaire (Mars chez les Romains, saint Georges le Vainqueur ou bien l'Archi-stratège, c'est-à-dire le maréchal Michel chez les « chrétiens orthodoxes »), un autre pour le commerce (Mercure), un troisième pour l'agriculture, etc... On arrive ainsi parfois à des choses curieuses. Il y a, par exemple, en Russie, des saints « spécia­listes » en chevaux (Frol, Labre). Et partout où existent des rapports de domination à subordination, on voit la religion refléter ces rapports. Il faut encore observer que de même que dans la vie réelle, il y a des guerres, des révoltes, des violences, de même se rencontrent dans les sphères célestes, d'après les doctrines religieu­ses, des diables, des démons, « des princes des ténèbres » qui ne sont qu'un reflet des chefs ennemis s'efforçant sur la terre, de détruire l'État comme les autres dans le ciel essaient de renverser le pouvoir suprême du Dieu tout-puissant et tout le « régime céleste » existant.

La théorie de l'origine de la religion que nous avons citée plus haut et que nous considérons comme absolument juste, a pour auteur A. Bogdanov et fut pour la première fois formulée par lui dans le recueil : la psychologie de la société. Les études spéciales ultérieures l'ont entièrement confirmée. H. Cunow s'en approche de près dans son livre : Les origines de la religion et de la foi en Dieu. En critiquant la conception suivant laquelle la religion à sa source dans les différentes impressions produites par le monde extérieur, Cunow écrit très justement : « Certes, puisque chaque image existant dans notre cerveau, est déterminée par la perception de ce qui lui sert de base (substrat), on peut dire dans un certain sens qu'aussi bien le monde extérieur (milieu naturel) que le milieu social (la vie sociale) influent d'une façon déterminée sur l'idéologie religieuse. Mais, indépendamment du fait que nos conceptions de la nature sont déterminées en grande partie par le degré d'exploitation des forces de la nature auquel est parvenu l’homme pour sa vie matérielle[5], les images que nous obtenons en contemplant la nature, ne fournissent que la matière des détails extérieurs, - on serait même tenté de dire : elles ne font qu'ajouter une couleur locale à la construction idéologique religieuse ». Cependant Cunow ne poursuit pas sa pensée jusqu'au bout et c'est pourquoi il dit des choses d'une naïveté déconcertante. Ainsi, nous lisons chez lui que « les peuples sauvages et mi civilisés sont tout naturellement (!!!) Dualistes ». Cela ressemble un peu à cet « échange » d'Adam Smith qui constitue une qualité « tout à fait naturelle » à l'homme ou bien à l'explication de l'origine de la science par la faiblesse particu­lière qu'ont les hommes pour « l'explication causale » (ce que les savants allemands appellent Kausalitätstrieb). D'après Cunow, le partage de l'homme en corps et en âme est confirmé par les visions des rêves et les évanouissements (comme si quelque chose sortait du corps et y revenait ensuite). Mais on ne peut « confirmer » que ce qui existe déjà. Peut-être est-ce la mort qui sert de phénomène créant une image de l' « âme » séparée du corps ? Mais Cunow lui-même cite des exemples qui prouvent que les sauvages ne comprennent pas la nécessité de la mort naturelle. Plus encore, la mort elle-même, certaines peuplades (John Frazer le dit à propos des Australiens de la Nouvelle-Galles du Sud), l'attribuent habituellement « à la rancune secrète d'un esprit ». Ainsi, cela n'exprime plus rien. (Disons, entre parenthèses, que le camarade N. M. Pokrovski, voit la source de la religion dans la peur de la mort, dans la crainte qu'inspirent les morts, etc... Mais comment faire, lorsque la conception elle-même que « tous les hommes sont mortels » n'existe pas ? Il est clair que cette catégorie historique qui a son origine dans l'histoire, le camarade Pokrovski l'a prise comme une conception presque naturelle.) D'après Cunow la religion s'est développée de la façon suivante : au début le culte des esprits, puis celui des totems (on appelle ainsi les animaux, les oiseaux et les plantes qui consti­tuaient les signes-blasons des tribus) et ensuite des ancêtres. Mais presque dans tous les exemples cités par Cunow, ces esprits (les plus primitifs) sont précisément les esprits des ancêtres. Dans le chapitre intitulé : L'origine du culte des esprits, Cunow écrit : « On ne considère comme favorables que les esprits des parents les plus proches, ou au moins des parents de sa propre horde ; d'ailleurs pas toujours ; par contre, les esprits des morts des hordes et des tribus étrangères sont tous considérés comme hostiles. » À la même page on parle de l'esprit du père et de la mère, à la page suivante de l'aïeul et de « l'ancêtre », etc., Ainsi Cunow mélange tout. À la page 16, il est d'accord avec la formule d'après laquelle les conceptions religieuses sont provoquées « par les impressions de la vie sociale » et, quelques pages plus loin, il ne parle plus de la nature sociale, niais de sa « propre nature », de la « naissance spontanée » et... « Avant tout de la mort ». Mais il est douteux que Cunow ose appeler la mort et la naissance des phénomènes spécifiquement sociaux ! En effet, ce qui concerne le monde extérieur, touche également à la nature biologique de l'homme : les impressions de tous ces phénomènes (la mort, le rêve, l'évanouissement, aussi bien que l'orage, la tempête, les tremblements de terre, les feux follets, le soleil, etc...) fournissent la matière auxiliaire pour que cette matière soit choisie au point de vue du dualisme (l'idée de deux origines : spirituelle et corporelle) qui n'est pas du tout inné, mais qui est précisément le résultat des conditions essentielles de la vie sociale.

Nous nous sommes arrêtés aussi longtemps sur Cunow, parce que son livre, très précieux en général, est presque l'unique ouvrage marxiste sur l'histoire de la religion. E. Meyer (l.c.) considère comme cause essentielle de la naissance de la religion la tendance « immédiatement donnée » (innée) à l'explication causale et le dualisme aussi « immédiatement donné ! » : l'homme observe « d'un côté les processus du sentiment, de la perception, de la volonté et de l'autre les mouvements du corps provoqués par eux, les actions spontanées. Le dualisme du corps et de l'âme représente ainsi l'expérience primitive et non pas le produit d'une religion, même primitive ». Cette théorie remarquable « d'un côté », contredit les faits « de l'autre », comme tout le monde peut le constater et n'explique rien du tout : elle se borne tout simplement à décrire ce qu'il faut expliquer. C'est le professeur Achelis (prof. Th. Achelis : Sociologie. Édition Göschen, Leipzig, 1899, p. 85 et suivantes) qui se rapproche le plus d'une conception du problème ; pour lui les conceptions religieuses ne sont « qu'un reflet des conceptions et des institutions politiques et sociales ». La mort elle-même n'a pu attirer l'attention d'un sauvage qu'en société. Ici, Achelis se rapproche plus de la vérité que Cunow. « Toute différen­ciation dans le domaine du pouvoir politique et l'importance qu'ont les formes d'organisation précises trouvent ici (dans la religion, N. B.) leur image fidèle ; ce qui correspond aux chefs ou aux rois parmi les hommes, ce sont les grands dieux parmi les esprits moins importants, de sorte que, à l'image de ce qui se passe sur la terre, la figure d'un maître plus ou moins reconnu par tout le monde, se détache sur le fond bigarré de toute une variété de dieux ». L'excellent (parce que marxiste) chapitre sur la religion n'empêche pas Achelis de dénaturer Marx d'une façon impie, de le passer sous silence et... de saluer bien bas la religion ! La contradiction entre le développement de la science et les intérêts de la bourgeoisie est claire comme le jour.

Citons maintenant des exemples qui confirment la justesse du point de vue marxiste. Chez les anciens Babyloniens (2 000 à 3 000 ans avant J.-C.) « Le ciel est l'image primitive de la terre ; toutes les choses terrestres ont été créées à l'image de celles des cieux ; un lien indissoluble existe entre les unes et les autres » (prof. B. A. Touriaeff : Histoire de l’Ancien Orient (1re partie). Les dieux sont les tuteurs (esprits) des hommes, ce qui correspond à notre « ange-gar­dien », des rues, des villes, des lieux, etc... « La divinité est liée d'une façon indissoluble au sort de sa ville; … sa majesté grandissait avec l'élargissement des limites du territoire de la cité ; si son peuple s'annexait d'autres cités, les divinités des villes conquises leur devenaient soumises ; au contraire, si l'on emportait l'image du dieu et si l'on détruisait son temple, cela équivalait à la destruction politique de la cité. » À côté des dieux principaux (Anou, Enlil, Ea, Sin, Schamasch, etc.) il existe encore toute une série d'esprits de moindre importance (Iguigui) et souterrains (Anounaki). Parallèlement à la constitution de la monarchie babylonienne une monarchie céleste fut créée : le développement de la puissance babylonienne a entraîné certains changements dans le Panthéon. Le dieu de Babylone devait prendre la première place. Ce dieu s'appelait Mardouk qui portait aussi un nom sumérien C'était la divinité du soleil printanier. La dynastie de Hammourabi (Hammourabi, roi babylonien qui a donné son nom à un recueil de lois retrouvé pendant les fouilles faites sur l'emplacement de l'ancienne Babylone, N. B.) en a fait, en réalité, la ( divinité suprême ». En même temps, les autres dieux supérieurs ont subi « l'évolution » suivante : (Enlil, roi du ciel et de la terre, a transmis à Mardouk... le pouvoir sur les quatre parties du monde et son nom de maître des pays. » En ce qui concerne Ea, on a « proclamé Mardouk son fils premier-né auquel son père avait gracieusement cédé ses droits, sa force et son rôle dans la création du monde. » Lorsque la monarchie babylonienne se fut affermie la conception s'est créée peu à peu d'une puissance divine unique, qui se manifestait sous une multitude de fictions et qui portait, relativement à ses formes, un grand nombre de noms. Les prêtres se sont mis à dire que les autres dieux supérieurs n'étaient que l'image de Mardouk : « Ninipe est Mardouk de la force ; Nergal, Mardouk de la bataille ; Enlil, Mardouk du pouvoir et du royaume. » Voici un passage d'un hymne-prière au dieu Sin, qui représente d'une façon très caractéristique le pouvoir monarchique céleste :

« Dieu maître des dieux, le seul grand dans le ciel et sur la terre... Toi qui as créé la terre, fondé les temples et qui leur as donné les noms, père des dieux et des hommes... chef puissant, dont la profondeur mystérieuse n'a été explorée par aucun dieu... père, créateur de tout ce qui existe ; Seigneur ! qui décide du sort du ciel et de la terre, dont les ordres sont irrévocables, qui détiens le froid et la chaleur, qui gouvernent les êtres vivants, quel dieu t'est comparable ? Qui est grand dans les cieux ? Toi seul. Et qui est grand sur la terre ? Lorsque ta parole retentit dans le ciel, les Iguigues se prosternent. Lorsqu'elle se fait entendre sur la terre, les Anounaki baisent la poussière... Seigneur ! Tu n'as pas de rival pour la domination sur la terre et sur le ciel parmi les dieux, tes frères ». (Cité d'après B. Touraieff.) Sin est représenté ici comme un empereur céleste, envers lequel on garde toute une étiquette (on se prosterne, on baise la terre, etc...). Il va de soi que la religion officielle exprimait et exprime les idées de la classe dominante avant tout. Ceci se voit dans les détails : ainsi, par exemple, à l'époque féodale, lorsque la vertu guerrière était estimée au-dessus de tout, et que la classe dominante était composée principalement des soldats hobereaux, il n'y a que ceux qui sont tombés dans la bataille qui se trouvent bien dans la vie d'outre-tombe et très mal ceux qui n'ont personne pour se soucier des dons funéraires », c'est-à-dire les pauvres.

Au sujet des anciens Hindous, beaucoup de choses intéressantes ont été dites par Max Weber dans ses études extrêmement curieuses, la morale économique des religions universelles (Max Weber, l. c. tome II : « Hinduismus und Buddhismus). Ici, la division de la société ayant un caractère économique de Classe et de profession a pris la forme de castes consolidées directement par la religion. D'après l'ancien recueil de lois de Manou, les quatre castes principales sont :

les brahmanes (prêtres, savants, écrivains nobles);

les kshatriyas (chevaliers nobles, guerriers);

les vaishyas (agriculteurs, ensuite commerçants et usuriers);

et les soudras (esclaves, artisans, etc ...).

Ainsi une caste « est toujours, et d'après son essence même, une union partielle, soit pure­ment sociale, soit professionnelle, à l'intérieur de l'union sociale ». Les brahmanes et les kshatriyas dirigeaient tout. Les vaishyas étaient considérés seulement comme une caste « pure », digne d'offrir aux brahmanes l'eau ou la nourriture. Les soudras se divisent en « purs » et « impurs » ; à ces derniers, un gentilhomme ne prendra jamais l'eau, un pédicure ne donnera jamais de soins, etc... Aux « impurs » soudras se joignent d'autres « impurs » : les uns ne peu­vent pas se montrer dans les temples, les autres sont considérés à tel point impurs que leur attouchement seul salit ; il suffit parfois à un noble ou à un « pur » de s'approcher d'un tel homme à une distance de 60 pieds pour être lui-même « souillé ». Un regard lancé par un « im­pur » sur la nourriture, la salit, etc...; par contre, les excréments d'un brahmane eux-mêmes sont considérés comme sacrés. Des milliers de règles et de cérémonies religieuses protègent l'ordre établi. Les rois et les princes tirent leur origine des kshatriya. L'administration politique aristocratique trouve également son expression dans la vie économique (taxes, impôts en nature, magasins d'État), et s'appuie sur un appareil bureaucratique invraisemblable. Parmi les idées religieuses qui se sont développées sur un pareil terrain social, M. Weber en considère deux comme principales : l'idée de migration des âmes (Samsara) et la doctrine de la récompense (Karma), qui se rattache à la première. Chaque action de l'homme lui est comptée ; il a une sorte de compte courant avec la balance de ses actions, bonnes et mauvaises ; quand il meurt, il est condamné à renaître sous la forme qu'il a méritée et qui est déterminée par la balance de ses actions au moment de sa mort. Il peut renaître roi ou brahmane ; « il peut aussi devenir un ver dans l'intestin d'un chien ». Par quoi les vertus principales sont-elles déterminées ? Par l'observance de l'ordre de caste. Si tu es esclave et impur, garde ta place. Si tu ne l'abandonnes jamais, si tu te souviens toujours que tu es un impur, alors peut-être après ta mort, dans la vie future, deviendras-tu noble, mais, sur la terre le régime de caste est immuable et il serait stupide de songer à le changer. La naissance n'est jamais un « accident » : chacun naît dans la caste qu'il a méritée dans sa vie antérieure, avant sa naissance actuelle. Le reflet du régime social et des intérêts des classes dominantes est ici patent. Nous trouvons ce reflet déjà antérieurement. Ainsi, par exemple, les dieux des Védas, recueil d'hymnes sacrés antiques, « sont des dieux héroïques et exerçant certaines fonctions à l'image des dieux d'Homère, tout comme les héros du temps des Védas, habitant des châ­teaux, bataillant tels les rois guerriers sur des chars de combat entourés de leur suite et ayant à côté d'eux... des paysans s'occupant plus ou moins d'élevage ». Parmi les plus caractéristiques, citons : « Indra, dieu de la tempête, et comme tel (à l'image de Yahveh) guer­rier passionné et héros, ... Varona, dieu sage, voyant tout, dieu de l'ordre éternel et avant tout de l'ordre légal »... (Il est intéressant de noter que du début, le ciel était dévolu seulement aux Brahmanes et aux Kashatryas). À côté de la religion officielle des classes dominantes, il existait encore une religion populaire qui, entre autres attributions, s'appliquait souvent aux actes sexuels. Les Védas appelaient un de ces cultes « mœurs infâmes des subordonnés ». Nous sommes donc ici en présence de plusieurs religions de classe. Voici, par exemple, la description d'un schisme religieux dans l'Inde méridionale (disons à ce propos qu'elle ressemble un peu au schisme religieux russe) : « Une partie des castes inférieures et quelques artisans royaux ont résisté aux Brahmanes et c'est ainsi qu'est née la secte des « valan-gaï » et « l'idan-gaï » qui existe encore aujourd'hui, la caste de la main « gauche » et celle de la main « droite ».

Chez les Grecs anciens, le régime féodal et le régime d'esclavage ont eu leur reflet dans le ciel, où Zeus était le roi des dieux. Déméter était la déesse de l'agriculture, Hermès, le dieu du commerce et des voies de communication, Helios des « professions libérales » (arts). Et c'est encore la même ligne que suivait la lutte des classes. Dans l'Athènes du Ve siècle (époque de la plus haute floraison et début de la décadence), la religion constitue une des armes principales de la classe dominante, de la « démocratie » marchande : « Selon Sophocle (le plus grand poète, bien-pensant » de ces temps, N. B.), le monde entier tombe en morceaux si la foi disparaît, tout ordre moral et politique reposant, d'après lui, sur la volonté des dieux ». (E. Meyer : Geschichte des Altertums, (Histoire de l'antiquité), tome IV, page 140 : Athènes depuis la paix de 446 jusqu'à sa capitulation en 404 avant J.-C.). L'opposition nobiliaire et les couches déclassées se servent de la critique religieuse comme critique de l'ordre établi. La démocratie marchande punit de mort le moindre doute sur l'existence des dieux.

Chez les anciens Slaves, nous constatons la même chose. Le culte des ancêtres, des dieux nationaux, domestiques, professionnels, existait également. Le dieu principal de l'État était Péroun, dieu des commerçants et des guerriers nobles, en même temps que du tonnerre. Le paradis était ouvert à l'âme des princes morts et de leurs paladins, mais il n'y avait pas de place pour un simple mortel (voir N. AI. Nikolski : Les croyances religieuses primitives et les débuts du christianisme dans l'Histoire russe de Pokrovski. N. M. Nikolski lui-même voit les origines de la religion dans la peur qu'inspirent les morts, etc. ...). Prenons enfin les formes modernes de la religion chrétienne (orthodoxie). L'orthodoxie était et est encore une image exacte de l'auto­cratie byzantino-moscovito-pétersbourgeoise. Dieu est empereur, la Sainte-Vierge est impéra­trice, Nicolas le Thaumaturge et les autres saints favoris sont des ministres. Il y a ensuite tout un état-major de fonctionnaires (anges, archanges, séraphins, chérubins, etc...). Parmi tous ces courtisans, existe une division du travail : l'archistratège Michel est le maréchal (archistratège veut dire en grec, général en chef), la Sainte-Vierge est la première dame patronnesse, la pro­tec­trice ; Nicolas est surtout le dieu de la fertilité du sol, Pantélémon est une sorte de médecin, Georges le Victorieux, un guerrier divin, etc... Aux saints les plus considérables, on voue le plus de respect : on leur offre les meilleures couronnes, sacrifices, etc... La lutte des classes a pris en Russie plus d'une fois les formes religieuses (le raskol, les sectes de chtoundistes, de khlystes, de molokans, etc ...). Mais ce n'est pas ici la place d'en parler en détail ; ajoutons seulement pour conclure que les noms russes qu'on donne à la divinité montrent clairement l'origine de cette aimable idée de Dieu : Gospode veut dire maître (« et nous sommes tes esclaves »). Le mot « Bog » (Dieu), est de même origine que « bogaty » (riche), et ce sont tous les surnoms d'un monarque féodal et nobiliaire céleste, qui regarde le peuple comme des esclaves. Ce n'est pas pour rien que « l'orthodoxie» plaisait tellement à « l'auto­cratie ».

La religion est une superstructure qui ne consiste pas seulement eu un système d'idées accordées ensemble ; elle a aussi une organisation appropriée d'hommes (organisation ecclé­siastique, suivant l'expression courante), ainsi qu'un système de règles et de façons d'adorer la divinité - (telles les messes, la liturgie, les vêpres avec leurs rites, leurs cérémonies, leurs formules magiques et autres sorcelleries, ce qu'on appelle le culte).

Ici aussi, nous apercevons que ce côté de la superstructure religieuse est lié à la vie sociale, en est inséparable... « À chaque époque, l'Église reproduit et répète dans son milieu la société contemporaine et ses traits économiques et culturaux, L'ordre ecclésiastique était aristocratique et féodal à l'époque de la domination des seigneurs ; au temps du développe­ment des villes, c'étaient les éléments démocratiques et les formes de l'économie, basée sur l'emploi de l'argent qui y prédominaient, etc... » (Wipper : Quelques observations sur la théorie de la connaissance historique). Le clergé primitif en tant que profession, était composé de sorciers, de médecins, de visionnaires, de prophètes, de devins, etc... qui d'après E. Meyer, constituaient la première classe connue. En général, la caste dirigeante des prêtres est une partie de la classe dominante ; ces prêtres se divisent entre eux le travail ; les uns deviennent chefs militaires, d'autres prêtres, d'autres encore législateurs, etc... Rien d'étonnant à ce que l'Église « reproduise ainsi et répète la société qui lui est contempo­raine ».

L'Église dominante représente une organisation économique, dont les rapports consti­tuent une partie des rapports économiques de la société entière. Ainsi, par exemple, nous savons, d'après le recueil de lois du roi babylonien Hammourabi, que le temple du dieu Schamasch « faisait des opérations financières, en prélevant la plupart du temps 20%; sur les prêts de blé, le pourcentage s'élevait jusqu'à 33 1/3 % et parfois même jusqu'à 40 % (Tourayeff l.c.). L'Église catholique romaine était au moyen âge un véritable royaume féodal avec une économie immense prélevant ses impôts (« la dîme ») et possédant son appa­reil administratif. On sait aussi quel rôle ont joué en Russie les monastères et les couvents (« lavras ») qui avaient accumulé des richesses immenses (il est caractéristique que le bâtiment colossal de la bourse de Moscou appartenait à la Troïtze-Serguéyevskaïa Lavra). En jouant son rôle, qui consistait à calmer les masses, à les empêcher de porter atteinte à l'ordre existant, l'Église était et est encore une partie de cette machine d'exploitation conçue d'après les mêmes règles que la société exploitante elle-même, prise dans son ensemble.

Nous savons que la société, sauf à l'époque primitive de son développement, fut tou­jours une société de classes. Ses rapports de production impliquaient la domination d'un côté, la subordination de l'autre. Son régime politique reflétait et exprimait ces rapports. Sa religion les justifiait et réconciliait les masses avec eux. (Elle le faisait parfois très adroitement : rappelons-nous par exemple, la doctrine hindoue de la récompense, dont nous avons parlé plus haut)... Cependant, cette réconciliation ne réussissait pas toujours. C'est alors que les classes opprimées, qui pouvaient se débarrasser elles-mêmes des anciens liens religieux, fondaient leur propre religion, en opposition avec la religion, officielle : en face de la doctrine religieuse orthodoxe et légitime, apparaissaient les soi-disant « hérésies », en face de l'Église officielle se dressait une communauté religieuse populaire qui prenait parfois les formes d'une organisation illégale, ayant ses prêtres et ses prophètes, qui étaient en même temps ses chefs politiques.

Tout récemment encore une telle conception de la religion et de l'Église semblait tout à fait inadmissible, un véritable sacrilège. Cependant, à l'heure actuelle, les savants bourgeois, qui étudient spécialement cette question, arrivent bien malgré eux à cette conception. Voici à quel résultat aboutit, en ce qui concerne les religions asiatiques, un des meilleurs connaisseurs modernes de la religion. Max Weber : « Nous y observons, en général, l'exis­tence simultanée de cultes, d'écoles, de sectes, d'ordres variés, propres au monde occidental ancien. Ces courants rivaux n'étaient nullement égaux aux yeux de la majorité des classes dominantes d'alors et parfois aussi du pouvoir politique. Il y avait des écoles orthodoxes et hétérodoxes et des sectes. Avant tout, et c'est ce qui nous importe le plus, elles différaient les unes des autres au point de vue social, d'une part... selon les couches dans lesquelles elles prenaient naissance et de l'autre, selon la forme de « salut » qu'elles promettaient aux cou­ches différentes de leurs partisans. La première manifestation consistait en partie en ce que des sotériologies[6] populaires s'opposaient à la classe sociale dominante qui niait catégori­que­ment toute foi dans le rachat : le type caractéristique en a été donné par la Chine. Il arrivait aussi parfois qu'aux couches sociales différentes correspondaient des espèces différentes de sotériologues » (Max Weber, l. c. Tome Il, 6e partie : Die asiafische Sekte und Heilondsreligiosität, (La religion des sectes et de salut en Asie, page 364). Un exemple de la lutte de classes poursuivie sous l'étendard religieux se présente dans la Réforme, cette première pression de plusieurs classes exercée sur l'État féodal et sur son représentant en Europe occidentale, l'Église catholique romaine. Ici, les princes ont marché d'accord avec le pape, et les petits propriétaires fonciers et la bourgeoisie avec les modérés à la tête desquels était, en Allemagne, Luther, le fondateur de l'Église protestante. Les artisans, les demi-prolétaires et en partie les paysans, suivaient les sectes extrémistes (telles que les anabaptistes ayant souvent des tendances communistes). La lutte religieuse, les mots d'ordre, les blocs de partisans d'un courant ou d'un autre, correspondaient exactement à la lutte, aux tendances et aux blocs de caractère politique et social.

Nous voyons ainsi que la superstructure religieuse est également déterminée par les conditions matérielles de l'existence humaine. Les conditions sociales, politiques et économiques du régime sont à la base de cette superstructure. Là-dessus se greffent d'autres idées, dont l'axe est constitué par la structure sociale transportée dans le monde invisible et considérée en outre au point de vue de classe. « L'esprit » apparaît ici aussi comme fonction de la « matière » sociale.

On pourrait opposer à cette conception une objection qui toucherait précisément le régime capitaliste. En effet, dans la société capitaliste, la religion continue à exister et elle a partout en Europe, la forme monothéiste. Pourtant, la société capitaliste connaît des formes différentes de domination bourgeoise dans le domaine politique (monarchie, république) et bien que les rapports de production soient construits sur le type « domination, soumission », ils n'ont cependant pas le caractère monarchique : certes, le capitaliste est roi de son usine, mais dans la société, la classe des capitalistes ne gouverne pas habituellement par l'intermé­diaire d'une seule personne. Comment expliquer une telle « contradiction » ? Toute notre théorie marxiste ne se brisera-t-elle pas sur la religion capitaliste ? Pas du tout. Au contraire, c'est seulement du point de vue marxiste qu'on peut comprendre les formes religieuses de la vie contemporaine.

Qu'est-ce qui « gouverne » les rapports économiques du capitalisme ? Dans la société féodale, comme nous le savons, c'étaient les rois et les princes, leurs vassaux ainsi que les fonctionnaires, qui dirigeaient l'économie mi- naturelle. Par contre, à l'époque capitaliste apparaît un régulateur nouveau, puissant, mais élémentaire et impersonnel. C'est le marché, avec tous ses caprices incompréhensibles, le marché qui élève les uns et brise la vie aux autres, qui joue avec les hommes comme une force aveugle (irrationnelle), incompréhen­sible, insaisissable. « Qu'est-ce que notre vie ? Un jeu. Aujourd'hui c'est moi et demain c'est toi. Que le « raté » pleure en maudissant son sort ».

C'est ce caractère de sort qu'a pris la divinité (déjà chez les Romains et chez les Grecs existaient, comme l'on sait, les « Parques », et la « Moïra », « l'Ananké », c'est-à-dire la « Nécessité », la « Fatalité », le « Destin », qui étaient au-dessus des dieux ; cette conception était liée au développement des rapports d'échanges et des guerres commerciales qui en découlaient et qui mettaient en jeu l'existence de la Grèce). Autrefois, les dieux (et le Dieu unique) n'étaient nullement des esprits sans corps. Ils aimaient à boire et à manger, à faire la cour aux femmes, même sous la forme d'une colombe, comme l'avait fait le soi-disant « Saint-Esprit » ; (en Grèce, où florissait l'homosexualité, Zeus ayant pris l'aspect d'un aigle, fait l'amour avec un jeune garçon appelé Ganymède). Le développement économique qui a abouti à l'économie basée sur l'échange et détruit le régime politique féodal, a arraché aux dieux non seulement leurs plumes d'aigles et de colombes, mais encore la barbe et la moustache, ainsi que d'autres attributs de leur image ancienne. Aujourd'hui, un bourgeois pieux croit en Dieu comme en une force inconnue dont il dépend, mais qui n'a rien de commun avec l'homme : c'est un esprit divin et non pas une idole de sauvages. C'est ainsi qu'il y a dans l'économie du capitalisme d'un côté le rapport de domination à soumission, et d'un autre côté les rapports entre les liens organisés, grâce aux échanges. Le premier phénomène nous explique pourquoi la religion se conserve, le second, pourquoi les dieux arrivent à avoir un aspect aussi maigre et spiritualisé.

Il faut que nous nous rappelions toujours qu'il ne s'agit ici que des idées essentielles de la religion. Les idées moins importantes de deuxième ordre, doivent être expliquées chaque fois par les conditions particulières de l'évolution.

Comme conclusion de notre analyse de la religion, nous devons dire qu'une telle conception de la religion conduit directement le prolétariat à la nécessité d'une lutte active contre elle. Gorter, dans son livre sur le Matérialisme historique, non seulement s'éloigne du matérialisme philosophique, mais encore comprend d'une façon opportuniste et bourgeoise la proposition : « la religion - affaire privée ». Selon lui, cela veut dire qu'il est inutile pour nous de nous occuper de la religion qui, soi-disant, disparaîtra d'elle-même. Rien cependant n'arrive de soi-même dans une société et Marx, dans un de ses ouvrages si brillants et mordants (La Critique du Programme de Gotha) se moquait cruellement de la conception à la Gorter de la « religion - affaire privée ». D'après Marx, ce mot d'ordre ne signifie qu'une revendication des ouvriers, adressée à l'État bourgeois, pour que celui-ci ne fourre pas son nez policier dans ce qui ne le regarde pas et nullement une revendication adressé ; à eux-mêmes, afin de les rendre « tolérants » envers tout l'héritage des régimes ignobles et envers toute force réactionnaire. La conception de Gorter ne peut nullement sous ce rapport, être qualifiée de révolutionnaire et communiste. C'est un point de vue purement social-démocrate.

Nous devons dire maintenant quelques mots sur la philosophie. La philosophie apparaît comme l'étude des questions les plus générales, comme la généralisation de toutes nos connaissances, comme à la science des sciences ». Au début, lorsque les sciences n'étaient pas encore développées, qu'elles ne s'étaient pas encore séparées les unes des autres, la philosophie, liée encore à la religion, impliquait aussi les problèmes purement scientifiques, il y avait encore en elle les rudiments de la science de la nature et de l'homme, selon l'état de la science à cette époque. Par la suite, les sciences se spécialisent, se divisent en branches, occupent des places indépendantes. Mais ce qu'il y a de général dans toutes les sciences et, en premier lieu, le problème de la connaissance elle-même, de ses rapports avec le monde extérieur, etc... Tout cela constitue le domaine de la philosophie. Elle doit unifier la science divisée en une multitude de spécialités. Elle cherche à rattacher, à relier tout ce que nous savons, à être un fondement de notre conception générale du monde. Ainsi, par exemple, au début de cet ouvrage, nous avons analysé le problème de la causalité et de la finalité. Ce problème n'intéresse pas spécialement la physique ou l'économie politique ou la linguistique (philologie) ou la statistique. Mais il touche à toutes ces sciences ; il offre un caractère général philosophique. De même le problème de « l'esprit » et de la « matière », ou autrement dit, du rapport entre « la pensée) et « l'être ». Cette question n'est guère analysée dans les sciences spéciales, et pourtant elle se rapporte à toutes les sciences. Ou, par exemple, les questions d'ordre suivant : nos sentiments reflètent-ils exactement le monde ? Ce monde existe-t-il par lui-même ? Qu'est-ce que la vérité ? Notre connaissance a-t-elle, oui ou non, des limites ? Etc... Toutes ces questions concernent n'im­porte quelle science, et c'est pourquoi on les rapporte à la philosophie. En d'autres termes : de même qu'une science clarifie, systématise, ordonne les idées concernant une branche quelconque de la connais­sance humaine, de même la philosophie s'est toujours efforcée et s'efforce encore d'ordon­ner, de mettre en système tout l'ensemble des connaissances, de les unifier en partant d'un seul point de vue, de les réunir en un lotit ordonné. C'est ainsi que la philosophie se place, on peut dire au « sommet » même de l'esprit humain, et c'est pourquoi il est plus difficile que dans d'autres domaines de découvrir son origine matérielle et terre à terre. Toutefois, nous retrouvons aussi la même loi essentielle : la philosophie dépend « en dernier lieu » de l'évolution technique de la société, du niveau des forces productives. Nous rencontrons ici infailliblement un genre très complexe de dépendances. Cela veut dire que la philosophie ne dépend pas directement de la technique, mais qu'il y a encore entre elles une série de chaînons intermédiaires. Citons quelques exemples pour illustrer cette pensée. La philo­sophie, comme nous le savons déjà, systématise les connaissances, les résultats généraux des sciences particulières. En conséquence, elle dépend directement du niveau de développement de ces sciences : si, pour une raison quelconque, ce sont les sciences sociales qui se développent, la philosophie aura une teinte particulière. Si, au contraire, à un moment donné, ce sont les sciences naturelles qui attirent l'attention générale, le caractère de la philosophie sera diffé­rent. Par quoi est-il déterminé ? Par l'état d'esprit, par la psychologie sociale qui domine à un moment donné et dans un pays donné. Et ceci est déterminé à son tour par la situation des classes, par les conditions générales d’existence ; ces « conditions générales d'exis­tence » sont définies par la situation des classes dans l'économie de la société, ce qui dépend de nouveau de l'état donné des forces productives. Ainsi entre les forces productives (la technique) et la philosophie ont pris place une grande quantité de chaînons. Citons encore quelques exemples. Supposons qu'une doctrine philosophique soit colorée de teintes sombres (ce qu'on appelle la philosophie pessimiste) : ou bien elle affirme qu'une connaissance n'est pas possible, ou bien que rien en général n'a de sens et que tout est «vanité des vanités ». Alors, nous devons nous tourner directement vers la psychologie (c'est-à-dire vers les sentiments, les états d'âme, les pensées fluides), qui fait naître une telle philosophie. En approfondissant la chose, nous trouverons que ces pensées sombres ne sont pas venues sans raison, mais qu'une couche ou qu'une classe sociale ou même toutes les classes d'une société donnée se sont trouvées dans une situation si pénible qu'elles n'en voient pas l'issue, qu'elles ont perdu le goût de la vie et ont exprimé leur état d'âme dans une philosophie appropriée, l'ont teinte d'une couleur sombre. Imaginons encore que dans une société se poursuit une lutte passionnée entre les classes et les partis qui les représentent. Ce fait doit-il trouver son expression dans leur philosophie ? Oui, certainement. En effet, l'homme ne se dédouble pas dans la vie : le même homme ou la même classe fait la politique en même temps et pense à « la cause des causes ». Il est facile de comprendre que la lutte sociale imprime son cachet à toute sa façon de penser et se reflète dans ses états d'âme les plus « sublimes ». Supposons encore que toute la marche de la vie sociale soit terriblement ralentie : la vie s'écoule au jour le jour d'une façon uniforme, monotone ; aujourd'hui ressemble à hier, hier à avant-hier, etc...; tout se fait à la mode ancienne, suivant une routine, une tradition, rien ne change ni dans la technique, ni dans la vie sociale, ni dans la science. Les hommes meurent, d'autres viennent à leur place qui pensent comme eux, etc... En présence d'une telle immobilité de la société entière, sa philosophie dans son ensemble sera basée sur l'idée de l'immobilité, de la stabilité et de l'immuabilité. La chaîne des causes sera ici la suivante : la philosophie immobile, la science immobile, la psychologie sociale immobile, l'économie immobile, la technique immobile.

On pourrait indiquer encore un grand nombre d'exemples de ce genre, mais il suffit de ceux cités plus haut pour voir à quel point la philosophie dépend incontestablement « en dernier lieu » de l'économie et de la technique sociale.

Tout ce qui précède se trouve confirmé par le cours de l'évolution de la pensée philosophique.

Dans la Grèce antique, qu'on considère habituellement comme le pays classique de la philo­sophie, les systèmes philosophiques les plus anciens ont apparu dans les cités commerciales ioniennes. Ces villes étaient disposées sur les grandes voies maritimes entre l'Asie Mineure et l’Europe ; c'est ici qu'aboutissaient également les fils de la vie économique de l'Égypte : plus que partout ailleurs dans le monde antique de cette époque (VIe-Ve siècles avant J.-C.) le commerce, les métiers, l'industrie esclavagiste, mais surtout le commerce y étaient développés. En même temps que les échanges économiques, il existait aussi un échange d'idées (influences de Babylone, de l'Égypte, etc...) ; la vie « civilisée » jaillissait ici comme une fontaine. C'est ici que se développèrent les sciences exactes : l'astronomie, la géométrie, l'arithmétique, la médecine, etc... C'est sur cette base qu'ont poussé les premiers systèmes philosophiques : c'est ce qu'on appelle la philosophie naturaliste, c'est-à-dire une philosophie liée aux sciences naturelles ; elle se proposait de rechercher la base naturelle de tout ce qui existe. L'école ionienne (Thalès, Anaximandre, Anaximène et leurs disciples), recherchait l'unité de la matière, soit dans l'eau, soit dans l'air, soit dans l' « infini », etc... Ces philosophes ne réfléchissaient pas seulement à « l'essen­ce des choses », mais s'adonnaient aussi à des expériences purement scientifiques ; ainsi Anaximandre a dessiné une carte de la terre qui est restée en usage pendant très longtemps. Dans l'école ionienne, la pensée philosophique ne s'est pas encore détachée des expériences scientifiques liées à la vie pratique. Nous voyons ensuite les richesses augmenter et s'accumuler, le travail des esclaves grandir, le parasitisme des classes supérieures de la société s'élargir; en même temps, le mépris grandissant du travail, de la vie de travail, de la production, des occupations commerciales directes (non par l'intermédiaire des employés) ont arrêté le développement de la pensée scientifique et technique et transformé la philosophie en une spéculation complètement détachée de la vie (la philosophie a pris, comme on dit, un caractère purement « spéculatif »). Mais cela ne veut aucunement dire qu'elle se développait « d'elle-même ». Elle était formée et déterminée par la vie sociale. Examinons, par exemple, la philo­sophie d'un des plus grands philosophes grecs, Héraclite d'Éphèse. Sa patrie, Éphèse, était une riche cité commerciale qui avait été le théâtre de nombreux bouleversements (guerres, guerres civiles, etc...) ; « aucune ville ionienne n'a subi autant de perturbations que la ville « d'Éphèse ». La démocratie commerçante était Ici profondément enracinée et dominait politiquement l'aristocratie foncière. Cependant Héraclite descendait d'une vieille famille noble où s'étaient conservées les traditions monarchistes et féodales et « s'il n'était pas partisan des aristo­crates, il n'en était pas moins un ennemi fanatique de la démocratie, de la domination d'une masse aveugle » (E. Meyer : loc. cité. tome IV, livre III, page 217). Pour lui-même, en tant que contre-révolutionnaire, il était dangereux de faire de la politique et il exposait même à dessein sa doctrine philosophique dans une langue obscure de demi-conspirateur. « Un seul homme », écrivait-il, « en vaut pour moi dix mille s'il est le meilleur ». « Quelle est leur raison et leur sagesse (c'est-à-dire celle des maîtres de l'heure, N. B.) ? Ils obéissent aux chanteurs, ils laissent la populace leur faire la leçon, car ils ne comprennent pas que la majorité est quelque chose de mauvais et que les bons sont rares. Mais ceux-ci préfèrent à tout la gloire impérissable parmi les mortels tandis que la foule se contente de se repaître comme les bêtes d'un trou­peau » (Ibb. 218). C'est de cette situation de l'aristocratie, persécutée au milieu de troubles et de bouleversements, qu'est née la philosophie d'Héraclite. La société est pleine de contradictions et de troubles, de luttes cruelles et cependant elle se maintient comme un tout. C'est ainsi que tout se passe dans le monde. Toutes les choses se forment d'éléments opposés : « Le tout et les parties, la concorde et la discorde, l'harmonie et les dissonances ; l'unique provient du multiple et le multiple de l'unique. » « C'est précisément dans les oppositions que consiste l'unité, l'essence des choses ». Il est absurde de prêcher le repos qui n'existe nulle part et on ne peut pas se reposer tant que l'ennemi est le maître. D'où il s'ensuit que la guerre est la mère et la reine (!!) de toutes choses ; elle a fait les uns cieux, les autres hommes, les uns libres et les autres esclaves.

Homère, qui avait voulu supprimer, chez les hommes et les dieux, l'inimitié et la discorde, n'a pas remarqué que, par cela même, il maudissait et condamnait tout devenir. N'est-il pas stupide, en effet, de parler de repos, lorsque tout change et tout bouillonne ? Au contraire, il n'y a rien d'immobile et de fige. « On ne petit pas descendre deux fois dans le même fleuve, car tout le temps, c'est une autre eau qui coule». On dit en général que l'ordre présent est bon, mais que la vérité est relative : « L'eau de mer est la plus pure et la plus dégoûtante : pour les poissons elle est buvable et salutaire, pour les hommes, imbuvable et mortelle ». Peu importe que ce soient les marchands et les parvenus démocratiques qui gouvernent maintenant la ville. Il ne faut pas voir seulement la surface des phénomènes ; il faut regarder plus profond : « Les sens nous trompent, aussi bien que l'œil, qui est cependant un meilleur témoin que l’oreille. » Les changements s'effectuent dans la vie et ce qui existe périra infailliblement : « Le feu vit, parce que la terre meurt, l'air vit de la mort du feu, l'eau vit de la mort de l'air, la terre... de la mort de l'eau. » Non seulement les classes se substituent les unes aux autres, mais les objets sociaux eux-mêmes changent continuellement de place : « Toutes les choses se transforment en feu et le feu en choses, comme l'or s'échange contre les marchandises et les marchandises contre l'or » (l. c. p. 221). En quoi consiste l'essence de la société ? Précisément en cette substance or, grâce à laquelle on peut tout acquérir, en cette force de l'argent, qui est partout et pénètre partout. Aussi le feu, incarnation de cette force, est-il l'essence des choses, force vivifiante, origine de tout. « De même l'esprit de la vie, l'âme est feu et chaleur ». Les marchés, la concurrence, la guerre, sont élémentaires : c'est le sort invincible, dominateur. Aussi Dieu n'est-il pas un homme chevelu, mais une loi spirituelle et inéluctable, « puissance impérieuse et prédestinée du sort, qui impose ses règles éternelles à toute chose et marque sa mesure qu'on ne peut pas dépasser sans tomber entre les mains des Érinyes, aides de la justice ». Mais la divinité, la raison, logos, le sort qui gouverne le monde, restaurera en fin de comptes, la justice foulée aux pieds : un jour de jugement terrible viendra, « la flamme passera partout, la flamme embrasera tout et prononcera son jugement » ; la justice se saisira des menteurs et des faux témoins ».

Ainsi, dans la philosophie d'Héraclite, apparaissent les facteurs de la vie sociale contem­poraine, entremêlés d'une façon bizarre : l'essence de l'économie qui se développe sous le signe de l'argent, la lutte des classes, l'opposition de l'aristocratie, l'espoir d'un avenir meilleur, l'appel au courage, la foi en la victoire, l'appui pour cette foi dans le changement universel des choses, la reconnaissance d'un destin impersonnel et de la Raison mystérieuse qui gouverne le monde - reflets des lois du commerce, de la concurrence et de la guerre, - l'abandon du travail productif, la haine d'un aristocrate de naissance contre la « populace », les traditions de la noblesse et du féodalisme guerrier, etc., etc... - voilà les racines sociales de sa construction philosophique.

Il est caractéristique que, tandis qu'Héraclite, représentant de l'aristocratie opposition­nelle, nullement intéressée à la conservation du régime existant, défend le principe du change­ment, des contradictions, des luttes, de la dynamique, les philosophes d'une autre école, dominante, défendaient avec non moins de zèle le principe de la constance et de l'invariabilité. Le plus grand parmi eux fut Parménide. Anaxagore, ami intime du chef de la démocratie marchande athénienne du Ve siècle, Périclès, philosophe pour ainsi dire officiel d'Athènes, a essayé, d'une façon très spirituelle, de déplacer le centre de gravité de la discussion philosophique passionnée. « Les Grecs », écrivait-il, « parlent à tort de devenir et de disparition, car tout être dérive d'un autre être par la voie de mélange et de distribution ». En d'autres termes, Anaxagore sel place au point de vue de l'évolution graduelle, ce qui découlait complètement de la situation sociale de la classe qu'il représentait (Anaxagore, entre autre, a donné une impulsion à la théorie des atomes).

Nous ne pouvons pas analyser ici en détail la philosophie grecque. Il est clair qu'elle ne pouvait se fonder que sur la base de la vie sociale. En même temps, cette dernière devenait de plus en plus complexe. La lutte extrêmement compliquée et la situation extraordinairement trouble des cités dirigeantes provoquaient de nombreux courants, discussions et critiques - les liens sociaux, les us et coutumes anciens commençaient à se décomposer. Les hommes se sont « em­brouillés », et en même temps toute la philosophie s'est tournée vers une « philosophie pratique », c'est-à-dire vers les discours sur la nature humaine, sur la morale, etc... Au lieu d'étudier l'essence du monde, on a commencé à parler de l'essence de l'homme, de règles de conduite, du devoir, du « bien » et du « mal » (d'un côté, les sophistes qui soumettaient tout à la critique, de l'autre côté, Socrate). Quant à Platon, le plus grand philosophe esclavagiste de l'antiquité, réactionnaire à outrance, avec son système achevé d'idéalisme philosophique représentant la raison pure et le bien, en même temps que le bâton pour les esclaves, nous en avons parlé au début de cet ouvrage. Citons encore un exemple de l'époque de la décadence de l'Empire romain, qui était en même temps celle de la décadence de toute la culture antique méditerranéenne. Le développement colossal, des villes, l'accumulation des richesses provenant des pillages et de l'exploitation des esclaves, le parasitisme total des classes dominantes, le parasitisme de la foule oisive, de la populace libre, démoralisée par les aumônes de l'État, la misère extrême des esclaves, voilà une brève caractéristique de la « situation intérieure ». Et voici comment le philosophe-richard stoïcien Sénèque fait la leçon de philosophie pratique à son ami Lucile : « As-tu quelque chose qui puisse t'empêcher de mourir ? Tu as déjà goûté à tous les plaisirs qui te retiennent encore. Nul d'entre eux n'est désormais nouveau pour toi. Tu t'es saturé de tout. Tu connais le goût du vin et de l'hydromel. Qu'importe que ce soient cent ou mille bouteilles qui passent par ta gorge. Tu as goûté aussi aux huîtres et aux écrevisses. Grâce à ton luxe, rien, dans l'avenir, ne reste inconnu pour toi. Est-ce de cela que tu ne peux pas te détacher ? Que peux-tu regretter encore ? Tes amis et ta patrie ? Mais les estimes-tu assez pour retarder pour eux l'heure de ton souper ? Oh ! Si cela était en ton pouvoir, tu aurais éteint le soleil lui-même, car tu n'as rien fait qui fût digne de la lumière. Avoue que si tu recules devant la mort, ce n'est pas parce que tu regrettes la curie, le forum ou même la nature. Tu regrettes de quitter le marché des bouchers, où pourtant tu as goûté à toutes les viandes » (Sénèque - Lettres à Lucile, citées d'après N. Vassilieff : Le problème de la chute de l'Empire romain d'Occident). La philosophie de l'individualisme absolu, le pessimisme, le prêche de la mort, la critique stérile de toutes les règles sociales, le culte de la raison abstraite qui méprise tout, -voilà la philosophie de ce temps. N'y voit-on pas un reflet de la psychologie d'une classe parasitaire repue, décadente, ayant perdu complètement le goût de la vie ? Et cette psychologie découlait des conditions économiques et sociales de cette époque.

Au moyen âge, le régime de l'Europe occidentale était féodal, avec toute une hiérarchie de pouvoirs. C'est suivant le même modèle qu'était organisée l'Église. Normes de droit, mœurs, morale, religion - toutes ces superstructures représentaient le reflet du régime et le renfor­çaient. On comprend le rôle important que devait y jouer la religion. En effet, la base même de la religion, ce sont les rapports de domination. Aussi, c'est sur les bases solides du féodalisme que devait, forcément, fleurir le servage spirituel et religieux. Par conséquent, la philosophie avait une couleur religieuse prononcée. Elle était considérée comme une « servante de la théologie » (ancilla theologiae).

Le philosophe le plus caractéristique et le plus orthodoxe du moyen âge, Thomas d'Aquin (1225-1274), dont le principal ouvrage est la « Summa Theologica » (Encyclopédie théologique), a exprimé d'une façon assez nette, dans sa philosophie, les rapports féodaux. Le monde est divisé en deux parties : le monde visible et les « formes » qui y vivent. La « forme » suprême et la plus pure est Dieu. Outre ce Dieu, existent encore des « formes » séparées particulières, spéci­fiques (forma separatae), disposées suivant les degrés définis de leur dignité : tels sont les anges, les âmes humaines, etc... Tout ce système philosophique est imprégné d'une idée de constance, de tradi­tion, d'autorité. « Mais en même temps que la bourgeoisie se développait, la science se dévelop­pait aussi, pas à pas, avec une force extraordinaire. On commençait de nou­veau à étudier l'astronomie, la mécanique, la physique, l'anatomie, la physiologie. Pour agran­dir sa production industrielle, la bourgeoisie avait besoin de la science, pour étudier les propriétés d des corps et l'action des forces naturelles. Jusqu'alors la science n'était qu'une humble servante de l'Église... Maintenant, elle se révolte contre l'Église et la bourgeoisie ayant besoin de Science, s'est jointe à cette révolte » (Frédéric Engels : Le matérialisme historique). Ces besoins de l'évolution se sont révélés également là où une aristocratie foncière tenait le gouvernail. Ainsi, par exemple, en Angleterre, le premier annonciateur du grand revirement dans toute notre conception du monde, et, par conséquent, dans la philosophie, fut François Bacon (1561-1626). D'après lui, il faut étudier la nature pour la dominer. À cette fin, on a besoin de « l'art et de l'invention » (ars inveniendi); il faut rejeter les vieilles balivernes scholastiques et Aristote lui-même. Maintenant, « les vieilleries ont cédé, la raison a vaincu » (vetustas cessit, ratio vieil). Marx considérait Bacon comme un précurseur du matérialisme anglais « Il (c'est-à-dire Bacon, N.B.) considère les sciences naturelles comme une science réelle et la physique expérimentale comme la partie la plus importante des sciences naturelles... Suivant sa doctrine, les sensations ne trompent pas et sont la source de toute connaissance. La science est une con­naissance expérimentale ; elle consiste à appliquer la méthode rationnelle aux données des sensations (c'est-à-dire à ce que nous percevons grâce à nos sens extérieurs. N. B.) ». « L'induction, l'analyse, la comparaison, l'observation, l'expérience, telles sont les conditions principales d'une méthode rationnelle. Parmi les qualités primitives de la matière, la première et la principale est le mouvement ! En même temps, Marx découvre chez Bacon une multitude « d'incon­séquences théologiques » (K. Marx et Fr. Engels : Die heilige Familie, 1845). Il ne pouvait en être autrement, étant donné et l'époque et la situation de classe de Bacon lui-même.

Dans le domaine philosophique, le matérialisme français du XVIIIe siècle a déclaré une guerre impitoyable à l'idéologie féodale, de même que, dans le domaine de la politique et de l'économie, la bourgeoisie avait déclaré la guerre au féodalisme. Il soutint et développa avec une extraordinaire énergie la doctrine du philosophe anglais Locke, qui professait que l'homme n'a pas d'idées innées, que tout le psychique n'était qu'une « modification des sensations » (sensualisme), que la sensation est une propriété de la matière. En même temps régnait la foi absolue en la toute-puissance de la raison humaine et de l'idée (rationalisme). Toute cette idéologie était imprégnée d'un individualisme qui se reflétait également dans la philosophie pratique (« droits » de l'homme, liberté de la « personne humaine », etc. ...). Cette philosophie extrêmement révolutionnaire pour l'époque, découlait de la situation révolutionnaire de la bourgeoisie d'alors, qui avait renversé le monde féodal, ses autorités, sa tradition, son Église, sa religion et sa philosophie théologique et conservatrice. Le révolutionnarisme de la bourgeoisie s'explique facilement par l'économie de la société du XVIIIe siècle et par l'état des forces productives, dont le développement dans le régime d'alors se heurtait à un obstacle formidable, obstacle qui devait être brisé par la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie, les artisans et les semi-prolétaires.

Pour mieux montrer encore combien la philosophie dépend de la vie sociale, nous donnerons comme dernier exemple la philosophie de la bourgeoisie à l'époque de sa décadence (après la guerre impérialiste de 1914-1918). La formidable crise militaire, économique et sociale qui devient aujourd'hui le krach du capitalisme, dont elle ébranle la civilisation tout entière jusque dans ses fondements, provoque parmi les classes dominantes un pessimisme désespéré, un scepticisme marqué en leurs propres forces, en la force de l'intelligence; elle suscite le retour à la mystique, la soif du mystérieux, l'aspiration aux cultes secrets et aux anciennes religions, ainsi que l'engouement pour cette forme moderne de sorcellerie mondaine qu'est le spiritisme. Par beaucoup de traits, cette philosophie rappelle celle des classes dominantes à l'époque de la décadence de l'Empire romain. Voici des échantillons de cette philosophie qui marque le krach du capitalisme.

Dans L'effondrement de l'idéalisme allemand, Paul Ernst fait une critique de l'organisation capitaliste qui a amené la guerre. Cette organisation était aveugle, elle comprimait la personnalité. re que le devoir le plus élevé imposé par Dieu à l'homme est de s'assigner dans son action des objectifs déterminés ». Il faut chercher l'idéal de la sagesse... en Chine. « Nous devons nous rendre compte que la cause des souffrances de l'humanité ne réside pas dans les institutions, mais dans les conceptions qui engendrent ces institutions... Pourquoi le capitalisme ne s'est-il pas établi en Chine ? Pour la simple raison que le Chinois aime et honore le travail agricole, qu'il peut toujours se procurer le lopin de terre qui lui est nécessaire et lui faire produire suffisamment pour satisfaire ses modestes besoins... Ce qu'il nous faut, ce ne sont pas des réformes, ni des révolutions, mais le retour à la morale véritable... La source première de tous les buts... ce sont les hommes de catégorie supérieure... Nous sommes redevables des plus hautes acquisitions de la métaphysique aux hommes qui vivent nus dans les forêts de l'Inde, qui se nourrissent de grains de riz, que leurs disciples recueillent pour eux en aumônes ». Ainsi, les formes et les méthodes supérieures de la connaissance se trouvent chez les hommes qui, par la contemplation de leur nombril, atteignent à la sagesse divine ; les formes supérieures de la vie se trouvent chez le paysan chinois et sa vertueuse épouse. Se détourner de la civilisation acculée à une impasse, voilà la devise de la philosophie contemporaine.

Hermann Keyserling: Reisetagebuch eines Philosophen (Journal de voyage d'un philosophe). « Toute vérité n'est, en définitive, qu'un symbole... Le soleil reflète mieux le divin que la cons­truc­tion logique la plus parfaite... Tous les adorateurs du soleil sont justifiés devant Dieu » (et ceci est dit sans rire. N. B.). « Le divin se révèle toujours à l'homme dans le cadre de ses préjugés intimes. » Les fakirs hindous sont l'idéal de la foi et de la connaissance, car « il n'est pas de superstition plus grossière que fa croyance en l'im­possibilité de surmonter la détermina­tion naturelle... ». L'homme est par essence un esprit, et plus il s'en rend compte, plus il se débarrasse de ses chaînes. Par suite, il est possible que, conformément au mythe hindou, la connaissance parfaite triomphe même de la mort... L'érudit parfait, le spiritualiste se sert de la foi à son gré comme d'un instrument. C'est ce que faisaient les plus grands des Hindous... Ils savaient que toute construction religieuse est d'origine humaine et, en même temps, la foi dans l'âme, ils faisaient des sacrifices tantôt à un dieu, tantôt à un autre. »

Oswald Spengler : Der Untergang des Abendlandes (La décadence de l'Occident). « La philo­sophie systématique est maintenant pour nous une chose infiniment lointaine ; quant à l'éthique, elle est parachevée. Il reste encore une troisième possibilité correspondant au scepti­cisme hellénique dans le monde des idées de l'Occident. C'est l'histoire sceptique de la philosophie. Dans l'examen de l'histoire humaine, Spengler remplace l'idée de causalité par celle du destin. Chaque société doit accomplir son cycle, de l'adolescence à la vieillesse, qui se termine inévita­blement par la mort. Le cycle de civilisation de l'Europe a épuisé ses forces créatrices et décline. Prévoir ce déclin et l'adapter à l'inévitable, voilà la tâche».

Tels les bureaucrates repus de l'Empire romain et les « sages » amollis de la décadence, les philosophes bourgeois s'en vont dans les lointains pays et cherchent les hommes qui se promènent nus pour communier au grand mystère. Spengler prédit à l'Europe le sort de l'Empire romain. Mais, fixant obstinément son regard sur l'Inde et la Chine, il oublie un facteur essentiel : le prolétariat. Si, dans l'antiquité, les classes inférieures ne purent qu'élaborer la « philo­so­phie » du christianisme, maintenant il existe un communisme marxiste, qui ne fait que se fortifier dans le chaos de l’« Occident » mourant. Ce communisme à sa philosophie, qui est la philo­sophie de l'action et de la lutte, de la connaissance scientifique et de la pratique révolu­tionnaire.

Ainsi, nous en venons de nouveau à la conclusion que la philosophie n'est pas une chose indépendante de la vie sociale, qu'elle est une grandeur variant en fonction des différents aspects de la société, c'est-à-dire qu'elle dépend en définitive de l'économie et de la technique sociale.

Passons à un autre ordre de phénomènes sociaux, examinons l'art. Comme la science ou tout autre produit matériel, l'art est un produit de la vie sociale. Cela est évident en ce qui concerne les objets de l'art, mais l'art est aussi un produit de la vie sociale en tant que genre particulier de l'activité « spirituelle ». Tout comme la science, il ne peut se développer qu'à un niveau déterminé de productivité du travail. Sinon, il languit et meurt. Mais ce n'est pas tout. Nous allons examiner comment l'art est déterminé par le cours de la vie sociale. Mais il nous faut tout d'abord savoir ce qu'est l'art et quel est son rôle social essentiel.

Nous avons vu que la science systématise les pensées des hommes, les met en ordre, les clarifie, les débarrasse des contradictions, et, de fragments de connaissances, tisse tout un réseau de théories coordon­nées. Mais l'homme social ne fait pas que penser, il sent égale­ment : il souffre, il éprouve du plaisir, il se réjouit, il se désespère, il désire, etc...; ses sentiments peuvent être infiniment complexes et subtils, le leitmotiv de ses états d'âme peut varier à l'infini. Or, l'art systématise ces sentiments en les exprimant sous forme d'images palpables, soit par la parole, soit par les sons, soit par les mouvements (par exemple la danse), soit par d'autres moyens (parfois « très » matériels, comme dans l'architecture). L'art, peut-on dire, est un moyen de « socia­li­sation du sentiment », ou, comme l'a dit L. Tolstoï (Qu'est-ce que l'art ?) un moyen de contagion émotive. À l'audition d'un morceau de musique exprimant un certain état d'âme, tous les assistants se pénètrent de cet état d’âme ; ce qui était l'état d'un seul devient l'état d'âme d'un grand nombre de personnes, se transmet à elles, influent sur elles, les contagionnent : en ce cas, l'état d'âme, les sentiments, se sont « socialisés ». Il en est de même pour tout autre art : peinture, architecture, poésie, sculpture, etc...

On comprend maintenant ce qu'est l'art : c'est la systématisation des sentiments en images. On comprend également le rôle direct de l'art comme moyen de socialisation de ces sentiments, de leur transmission, de leur diffusion dans la société.

Par quoi est déterminé le développement de l’art ?

Quelles sont les formes de sa dépendance vis-à-vis de l'évolution sociale ! Pour répondre à cette question, prenons un art quelconque, la musique, par exemple, et décomposons-la en ses parties constituantes. Nous aurons alors les éléments suivants :

  1. la partie matérielle, en premier lieu, la technique musicale : instruments musicaux, systèmes d'instruments musicaux (par exemple, dans un orchestre, dans un quartetto, les instruments, comme les machines dans une entreprise, sont assemblés d'une façon déterminée, symboles et signes sensibles comme les notes, etc...);
  2. l'organisation des hommes : formes diverses d'assemblage des hommes au cours de l'activité musicale (disposition des gens dans l'orchestre, dans le chœur, sociétés et cercles musicaux, etc. ...) ;
  3. les éléments formels : rythme, harmonie, etc...;
  4. le mode d'assemblage des différentes formes, le « principe de construction », ce que l'on appelle le style dans l’art ; dans un sens plus large, on peut parler du type de la forme artistique ;
  5. le contenu de l'œuvre artistique ou, si l'on prend toute une époque où une école musicale, le contenu des œuvres d’art : il s'agit ici principalement non de la façon dont on représente, mais de ce qu'on représente, partant du choix du sujet ;
  6. enfin, comme « superstructure à la superstructure », la théorie de la technique musicale (par exemple théorie du contrepoint, etc. ...).

Voyons maintenant les différentes formes d'interdépendance du développement de la musique et du développement social qui a pour base le développement économique et technique de la société.

  1. Nous avons déjà dit qu'il faut avant tout un certain niveau des forces productives pour que l'art puisse plus ou moins se développer. Cela n'a pas besoin d'explication.
  2. Il faut une « atmosphère » spéciale dans la société pour que ses innombrables super­structures donnent naissance à l'art ou, par exemple, à une forme d'art déterminée comme la musique. Dans l'examen de la question de la technique et de la science, nous avons vu, par exemple, que chez les Grecs du Ve et du VIe siècle avant notre ère, les sciences techniques et naturelles ne se développaient guère et que la philosophie spéculative, au contraire, se développait au plus haut point. En général, le développement des « superstructures » est fonction de celui de la technique sociale. Cela est incontestable. Mais il ne s'ensuit pas que les superstructures progressent (ou selon les cas, régressent) à une allure régulière. Ce n'est pas le cas non plus dans la production matérielle. La production du saucisson ne progresse pas nécessairement à la même vitesse que la construction des machines ou la préparation de l'huile de ricin. Au contraire, la règle générale est que certaines productions se développent plus rapidement, d'autres plus lentement ; il est possible même que, pour des raisons quelconques, certaines formes de production disparaissent complètement. Il en est de même pour les « superstructures ». À Athènes, au Ve siècle, la technique allait mal, la philosophie spéculative prospérait Dans l'Amérique du XXe siècle, la technique progresse, la philoso­phie ne se développe guère. Ou encore un exemple dans le domaine de la musique. Jadis, le chant grégorien (partie constituante de la musique en général) était en grande vogue. Or, maintenant, il faudrait chercher longtemps pour découvrir, même parmi les vieilles bigotes, des amateurs de chant grégorien. Les superstructures supérieures sont des « surgeons » spirituels (Engels) de la société et, naturellement, tout surgeon qui, pour une raison quelconque, reçoit plus de sève, profite davantage. À Athènes, l'étude expérimentale de la nature, en liaison avec la pratique, était considérée presque comme une œuvre vile, en tout cas indigne d'un homme noble, comme une occupation relevant uniquement des artisans grossiers ; de là, leur dédain pour les sciences naturelles. Il faut en chercher la raison dans la disposition des classes, l'économie de la société qui, à son tour, était déterminée par sa technique. Il en est de même dans le cas qui nous occupe. Le chant grégorien pouvait jouer un grand rôle dans la musique quand toute la musique, comme la philosophie, était en quelque sorte la servante de la religion. Mais le chant grégorien ne convient guère à une société capitaliste développée. Ainsi, le rôle de la musique dépend de l'état de la société, de sa structure générale de ses besoins, de ses occupations, de ses sentiments, etc... Or, ces besoins, sentiments, etc... n'expliquent pas la disposition des classes, leur psychologie qui, à leur tour, s'expliquent par l'économie de la société et les conditions générales de son développement.
  3. La technique de la musique dépend en premier lieu de la technique de la production matérielle. Les sauvages ne savent pas faire un piano et, sans piano, il n'est pas possible de jouer du piano, ni de composer des choses destinées à être jouées sur cet instrument. Il suffit de comparer les instruments de musique primitifs (sauf l'instrument naturel, c'est-à-dire la voix) qui sont nés des besoins de la chasse, cor et sifflet (Kothe-Prohazka : Abriss der allgemeinen Musikgeschichte: Esquisse de l'histoire générale de la musique. Leipzig, 1919, p. 4), au piano actuel de construction extrêmement compliquée, pour comprendre toute l'importance des instruments. « Nous voyons que, en tant qu'art indépendant, elle (la musi­que) n'est devenue possible qu'avec l'apparition et le développement des moyens corres­pon­dants des instruments » (Lu-Märten : Historisch-materialistisches Ueberwesen und Veränderung der Kûnste - L'essence historico-matérialiste et les transformations des arts, p. 18). « Elle ne peut exprimer l'échelle des sensations que par l'échelle des instruments existants » (ibid.). Nous savons déjà que la production d'objets comme le télescope ou le piano rentre dans la production matérielle sociale. Aussi comprend-on que la technique musicale dépende de la technique de cette production matérielle.
  4. L'organisation des hommes également dépend directement ou indirectement des bases du développement social. En effet, qu'est-ce qui détermine, par exemple, la disposition des individus composant un orchestre ? Tout comme dans une fabrique, cette disposi­tion est déterminée par les instruments et l'assemblage de ces instruments. En d'autres termes, l'organisation des individus est déterminée en l’occurrence par la technique musicale et, par l'intermédiaire de cette dernière, se trouve liée à la base même du développement social, à la technique de la production matérielle. Prenons la question de l'organisation des hommes dans un autre domaine, par exemple, les cercles musicaux. Il est clair que leur nombre, le développement et le caractère de leur activité, leur composition, etc... seront déterminés par une série de conditions de la vie sociale, en premier lieu par le goût pour la musique (goût déterminé par la psychologie sociale), par la possibilité pour les différentes classes de satisfaire ce goût, etc.., (Cette possibilité, à son tour, est déterminée par la quantité de loisirs des différentes classes, autrement dit par la situation des classes et le degré de productivité du travail social). Ou encore prenons la disposition des hommes au cours même de la création musicale. Là, également, nous voyons différentes formes. La plus ancienne, par exemple, est la forme impersonnelle, ce qu'on appelle la « création popu­laire ». Dans ce cas, le produit de l'art est créé spontanément par des milliers d'auteurs anonymes. Il en est tout autrement quand un artiste travaille sur commande, sur le désir d'un prince, d'un roi ou d'un riche quelconque. On a une autre forme quand l'artiste, à l'instar de l'artisan, travaille pour un marché qu'il ne connaît pas et dépend des caprices de ce marché et du public. Le travail de l'artiste peut également revêtir la forme d'un service social, etc... Il n'est pas difficile de voir que ces formes de rapports entre les hommes dépendent directement du régime social (sous le régime de l'esclavage il y avait des esclaves musiciens ; tout récemment encore il y avait des musiciens serfs qui jouaient et créaient non pas sur l'ordre du marché, mais sur l'ordre du seigneur). Toutes ces formes, on le comprend, influent également sur l'art.
  5. Les « éléments formels » (rythme, harmonie, etc. ...) sont également liés à la vie sociale. Quelques-uns de ces éléments existaient déjà dans la période préhistorique : on peut les observer également chez les animaux. Parlant du sentiment du rythme chez les chevaux, Karl Bücher dit : « Le rythme émane manifestement de la nature organique de l’homme : en tant qu'élément régulateur de la dépense la plus économique des forces, il dirige toutes les manifestations naturelles de l'activité du corps animal. Le cheval qui court et le chameau se meuvent d'une façon aussi rythmique que le rameur ou le forgeron. Le rythme suscite un sentiment agréable ; c'est pourquoi il ne sert pas seulement à alléger le travail, il est aussi une source de plaisir esthétique et un élément de l'art dont le sentiment est inné chez tous les hommes, quel que soit leur degré d'instruction » (Karl Bücher : Le travail et le rythme). Tout cela est exact. Mais, en même temps, comme le montre Bücher dans l'ouvrage précité, le rythme s'est développé sous l'influence des conditions sociales et, en premier lieu, sous l'influence directe du travail matériel (ce qui a donné naissance à « la chanson du travail », par exemple notre Doubinouchka (Chant des Haleurs); en l’occurrence, le rythme était un moyen d'organisation du travail). Ainsi, quoique les « éléments formels », comme le rythme, puissent apparaître dans la période préhistorique, c'est-à-dire avant que l'homme devienne homme, dans la suite, ils ne se développent pas d'eux-mêmes, mais sous l'influence du développement de la société.

Fait intéressant, seul un rythme peu compliqué (« monotone comme les refrains de l'anthro­pophage ») est accessible aux gens peu développés, qui n'entendent pas le rythme compliqué que sentent les gens plus développés. Dans un de ses ouvrages sur l'art, A. Lounatcharsky dit : « De tout ce qui précède (c'est-à-dire du rôle déterminant de l'économie) il ne s'ensuit pas que... les formes de la création ne puissent avoir leurs lois psycho-physiologiques immanentes ; elles les ont et sont déterminées entièrement par elles dans leur forme spécifique, alors qu'elles reçoivent leur contenu du milieu social ». Puis il explique ce qu'il entend par là : « La loi psychologique immanente du développement de l'art... est la loi de la complication. Des sensa­tions de force et de complexité égales répétées un grand nombre de fois commencent à produire moins d'effet, on a une impression de monotonie, d'ennui, De là, la tendance naturelle de toute école artistique à compliquer et à renforcer l'effet de ses œuvres » (A. Lounatcharsky : Du théâtre et du socialisme). Ainsi, en l'occurrence, la psychophysiologie est opposée à l'économie : l'économie détermine entièrement le « contenu » et la psycho-physiologie la « forme ». Ce point de vue nous paraît nettement insuffisant, pour ne pas dire erroné. En effet, si l'on considère le développement des éléments formels, on voit que ce développement est loin de s'effectuer toujours à la même allure. La musique du sauvage, le nombre de sous harmoniques que celui-ci retirait de ses instruments était extrêmement restreint : mais le développement social lui-même n'était pas rapide : visiblement, cette quantité de sons lui suffi­sait pour longtemps, ne l'ennuyait pas. Les anciens ne connaissaient pis l'harmonie actuelle et employaient l’unisson ; ce n'est que progressivement qu'ils ont appris à connaître l'octave... « Il y a tout lieu de croire que, récemment encore, la quarte n'était pas rangée parmi les conso­nances » (L. Obolensky : Les fondements scientifiques de la beauté et de l'art). Ainsi, la complication des éléments formels suit la complication de la vie, car la complication de la vie modifie la « nature » psycho-physiologique de l'homme. La grossièreté de l'oreille du sauvage est fonction du développement social, au même titre que le sens raffiné de l'ouïe chez l'habitant des grandes cités capitalistes, avec son organisation nerveuse d'une extrême sensibilité. Ainsi, les « lois immanentes » sont l'autre face du développement social. Or, comme ce dernier est déterminé par le développement des forces productives, elles sont « en dernière analyse », fonction de ces forces. Car l'homme modifie sa nature en réagissant sur le monde extérieur.

  1. Le type de la forme, le style est également déterminé par le cours de la vie sociale. Il est l'incarnation de la psychologie et de l'idéologie dominantes, l'expression des sentiments et des pensées, de l'état d'esprit et de la religion, des sensations et des idées, grandes et petites, qui « flottent dans l'air » d'une société déterminée. Le style, ce n'est pas seulement la forme extérieure, mais le « contenu, avec tous les symboles visibles qui s'y rapportent » ; « l'histoire des systèmes de vie s'incarne dans l'histoire des styles (Fritz Burger : Weltanschaugs­probleme und Lebenssysteme in der Kunst der Vergangenheit - Le problème de la conception du monde et les systèmes de vie dans l'art du passé. Delphin-Verlag. Munich, p. 23). « Le style de la forme, c'est la réflexion du système de vie de la société ; Wilhem Hausenstein : Die Kunst und die Gesellschaft - L'art et la Société. Munich, Verlag Piper, p. 32). La musique religieuse des anciens hymnes hindous (Védas) n'a pas le même style, n'est pas construite de la même façon que la chanson de café-concert ou la Marseillaise. Ces œuvres ont surgi dans des circonstances et des milieux sociaux différents et, par conséquent, leur forme même devait être différente. Un hymne religieux, une marche militaire et une chanson de café-concert ne peuvent être composés selon les mêmes procédés. Par leur forme même, ils expriment des pensées, des vues et des sentiments différents. Et cette différence découle de la différence de situation des sociétés et des classes où ils ont surgi, différence qui s'explique par les conditions du développement économique et, par conséquent, par l'état des forces productives. On remarque, en outre, que, pour chaque production artistique, le style est également influencé dans une large mesure par les conditions matérielles de cette production (par exemple, en musique par les instruments musicaux), par le procédé de création artistique (voir plus haut l'organisation des hommes dans la musique), etc. Mais tout cela dépend également de la loi fondamentale du développement social.
  2. Le contenu, le « sujet » de l’œuvre d'art, qui est presque inséparable de la forme, est manifestement déterminé par le milieu social, ce qu'il est facile de constater par l'histoire de l'art. Il est clair que l'art s'attache à représenter ce qui, à un moment donné, passionne les gens. Ce à quoi l'on n'attache pas d'importance ne suscite pas la pensée créatrice. Au contraire, ce qui intéresse au plus haut point la société ou ses différentes classes devient matière à représentation pour l'art, forme spéciale de l'activité intellectuelle. « Il y a en effet, une certaine température morale qui consiste dans l'état général des mœurs et la vie des esprits » (Taine : La philosophie de l'Art. Paris, 1909. Tome I. p. 55). « La famille des artistes (Taine entend par là une tendance, une école déterminée) se trouve dans un tout en quelque sorte plus vaste, dans un monde qui l'entoure et dont les goûts sont conformes aux siens. Car l'état des mœurs de la vie des esprits est le même pour le publie et pour les artistes ; ces derniers ne sont pas des hommes isolés (ib. p. 4). Taine expose là des idées absolument justes, mais il ne les pousse pas à fond, car il serait obligé d'aboutir aux maudites conceptions matérialistes. En effet, qu'est-ce qui détermine cette température morale, ce milieu dont parle Taine ? Nous avons déjà eu maintes fois à envisager cette question, mais posée en d'autres termes. Nous savons que les mœurs, la vie des esprits et les sentiments ne se développent pas d'eux-mêmes, que la « conscience sociale » est déterminée par l'état général, c'est-à-dire par les conditions d'existence de la société et de ses différentes parties (classes et groupes). De ces conditions d'existence découlent les « goûts » de l'époque. Ainsi, le contenu de l'art est déterminé en dernière analyse par la loi fondamentale du développement social : il est fonction de l'économie sociale et, en même temps, des forces de production.
  3. La théorie de la musique dépend manifestement de tous les éléments que nous avons analysés et, comme eux, est « subordonnée » au mouvement des forces productives de la société.

Nous avons exposé ici la trame fondamentale des dépendances dans la musique. Mais il est à remarquer, premièrement, qu'il existe sans doute d'autres dépendances, que nous n'avons pas énumérées, et, secondement, que tous les éléments précités influent l'un sur l'autre. Leurs réactions réciproques forment un tout plus complexe que celui que nous avons décrit, mais les parties de ce tout se groupent autour du noyau fondamental que nous avons esquissé. Il faut se souvenir ensuite que nous avons pris la musique uniquement comme exemple. Il ne s'ensuit pas que, dans les autres arts, les choses se passent de la même façon. Chaque art à ses particularités : ainsi, dans le chant, le rôle des éléments matériels est réduit au minimum (il y a des notes, mais un seul instrument : la voix); dans l'architecture, le rôle des matériaux, des instruments, de la destination des édifices, (églises, maisons d'habitation, palais, musées, etc. ...) est immense. Tout cela doit être pris en considération ; mais l'analyse attentive révèle que, d'une façon ou d'une autre, directement ou indirectement, ou par une série de liens intermédiaires, l'art, dans ses aspects multiples, est déterminé par le régime économique et le niveau de la technique sociale.

Lorsque la société humaine, aux premiers degrés de son développement, commençait à peine à produire un excédent, l'art, on le conçoit, avait un rapport direct, immédiat, avec les besoins pratiques de la vie matérielle.

Les arts les plus anciens furent la danse et la musique, et aussi, en quelque mesure, la poésie, ces trois genres concourant ensemble. Unité, harmonisation des états d'âme, préparation à des actes en commun (une sorte d'exercice ou de répétition de l'action pratique) - tel fut leur sens primitif. Nous retrouvons, par exemple, chez certaines peuplades « sauvages », les danses du conseil, les danses guerrières, qui ont pour but d'inspirer l'épouvante, et autres exercices chorégraphiques, accompagnés de chants, de battements de mains, ainsi que de la musique de quelques instruments primitifs. Le rythme se développe en même temps que le travail, dont il devient le principal organisateur, comme l'a admirablement démontré K. Bücher. On peut donner comme exemple de « répétition » la danse du « défi » des Néo-Zélandais, qui s'accompagne d'horribles menaces et grimaces, destinées à jeter la terreur dans l'âme de l'adversaire (J. Lippert : Histoire de la Culture, page 114) ; on citera également les danses et les chants figurant la chasse, la pêche et autres occupations. Il faut attribuer une importance particulière à la chanson du travail, qui se conformait au rythme du labeur et dont les paroles reproduisaient, souvent par onomatopées, les sons et les bruits marquant les gestes et les manœuvres. Les chansons des bergers, les chants par lesquels les Bédouins « régularisent la marche de leurs chameaux » dans le désert, etc... sont aussi de ces manifestations qui se rattachent directement à la vie laborieuse.

À mesure que se développe la société, avec l'apparition de nouvelles idéologies, de nouvelles pensées, avec le développement de la « culture », de la civilisation, il est tout naturel que l'art s'assimile les éléments nouveaux près, peuvent l'inspirer, et cesse, par conséquent, de suivre d'aussi près, d'une façon aussi immédiate, les manifestations de la vie pratique et de la production purement matérielle. La religion se développant, la musique, la danse et autres arts s'adaptent aux besoins du culte et y jouent un rôle très important. En Égypte, les classes dirigeantes firent même de la musique une sorte de mystère réservé à des initiés. Les prêtres étaient les gardiens de la science musicale ; la musique religieuse était leur domaine principal ; tandis que, d'autre part, les hommes en servitude cultivaient la musique des « champs et du foyer » (Kothe, même ouvrage, page 11). Il en était de même dans l'Inde, où les musiciens formaient une caste privilégiée (il existait des familles de musiciens et de chanteurs). Chez les Assyro-Babyloniens, peuple guerrier par excellence, la musique avait un caractère particulière­ment belliqueux ou belliqueux-religieux (ce que l'on peut constater par les instruments dont ils nous ont laissé les images : timbales et tambours). Parmi les œuvres musicales que nous connais­sons de l'ancienne Grèce, les créations plus primitives furent les chants de pasteurs, puis des chants de guerre (« les chants de victoire », le paean) ; ensuite les chants de société et de famille (chants funèbres. thrènes, chants de fiançailles et de noces, épithalames, etc. ...). Chez les Romains apparaissent d'abord, principalement, les chants de la vie pastorale et agricole (l'instrument en usage était le pipeau, fistula ou flûte de Pan) et les chants de guerre (les Romains furent les premiers à créer des instruments de métal très sonores, servant à lancer des appels : la trompette, tuba, le cor, lituus, le buccin ou clairon, buccina, etc.).

Les autres arts puisent également leur origine dans des besoins pratiques. La décoration pri­mitive ou ornementation, par exemple, remontait en partie à l'art plus élémentaire de la poterie - « les ornements continuent à rappeler les rapports anciens du vase avec une corbeille tressée » (R. Eisler : Histoire générale de la culture, page 39) d'autre part, la peinture est aussi un commen­cement d'écriture « Le premier pas dans la vole qui devait conduire à l'invention de l'écriture furent les dessins que l'on traçait comme aide-mémoire. Non seulement les Hindous, mais même les Bushmen (ou Boschimans) essaient de graver sur des pierres des images d'objets » (Lippert). L'écriture hiéroglyphique des Égyptiens, les caractères mexicains sont avant tout des représentations d'objets. À ces arts primitifs se rattachent le coloriage des corps, le tatouage, etc... « L'écriture provient de formes plus primitives. Au début nous trouvons des traces de figures sur les corps (tatouages) qui, répondant à certains « besoins » religieux (celui de repousser les mauvais esprits, par exemple) servaient en outre à indiquer la tribu, le titre ou la caste, l'âge et autres qualités de l'homme tatoué » (R. Eisler, même ouvrage, page 36). On peut encore rapprocher de ces usages la coloration et la décoration des guerriers qui voulaient se donner un aspect effrayant. « Tous ces ornements ayant pour but d'étonner et de produire une forte impression, étaient en usage surtout à la guerre » (Lippert, même ouvrage, page 113). Nous rappellerons enfin les « masques de guerre » de cette peuplade germaine dont nous parle Tacite, et dans lesquels nous voyons un premier élément de sculpture.

Pour des raisons faciles à comprendre, c'est l'architecture qui gardera le caractère le plus exclusivement «.technique ». Primitivement, on se contentait d'édifier des bâtiments présentant une utilité matérielle. « Les temples grecs et les voûtes gothiques n'étaient que la reproduction, dans une matière plus solide et plus durable, de bâtiments jadis construits en bois pour des fins d'utilité » (John Ruskin). « Toutes ces formes magnifiques se sont d'abord manifestées dans des constructions privées et laïques ; ce n'est que plus tard qu'on les a utilisées, dans des proportions grandioses, pour des fins religieuses », dit encore ce même Ruskin.

On conçoit que les conditions générales de la production aient exercé sur ce genre d'archi­tec­ture une influence directe, particulièrement marquée. En Égypte, par exemple, « la stabilité des édifices présentant des murailles en pente, avait pour cause originelle la nécessité de faire face aux inondations du Nil.

Des murailles ainsi inclinées opposaient une résistance plus grande à la pression des eaux » (Roerberg : Petite Histoire de l'Art); les colonnes servirent d'étais, car on ne savait pas encore construire des voûtes; le naos (nef sous laquelle se trouvait placée la statue du dieu) dans les temples grecs, était disposé en colonnade pour cette raison que les Grecs ne connaissaient pas non plus l'art de construire des voûtes et « qu'ils ne pouvaient tendre un plafond qu'en plaçant horizontalement des pierres ou des poutres d'un mur à l'autre ou d'une colonne à l'autre » (ibidem).

Dans le but de montrer à quel point la force et, par conséquent, le style, dépendent des conditions générales de la vie sociale, nous allons citer quelques exemples, en nous servant surtout des intéressantes recherches qu'a publiées Wilhelm Hausenstein.

Dans l'art plastique primitif, nous reconnaissons deux périodes :

1º celle du naturalisme pur (c'est-à-dire de la représentation des objets tels qu'on les voit) ;

2º celle de l'ornement stylisé, du dessin symbolique, ne rappelant que de loin la réalité.

Dans le premier cas nous trouvons des images de bisons, de chevaux, de mammouths, de rennes, nous voyons des scènes de chasse, de pêche, etc... sur les parois des cavernes, sur des os de chevaux, sur des défenses de mammouths, sur des bois de rennes, etc...

La seconde période nous montre surtout des idoles, de petites figures d'hommes, d'animaux et d'objets stylisés.

Max Verworn explique comme suit cette différence : « Le chasseur des âges paléolithiques n'avait, autant que nous pouvons le savoir, aucune idée de « l'âme »... Il ne cherchait rien au-delà des choses (il n'était pas encore animiste. N. B.). Il n'avait aucune métaphysique. Il ne considérait que ce qu'il pouvait adopter comme vrai. En toutes choses, il avait l'esprit du Boschiman... »

Par contre, « tous les peuples qui avaient une conception de l'âme et dont les idées religieuses avaient envahi toute la vie, - les nègres, les Indiens, les habitants des archipels australiens, - nous montrent un art extrêmement idéo-plastique » (c'est-à-dire symbolique, et non «naturaliste », ou, selon l'expression de Verworn, non « physioplastique ». N. B.). - Max Verworn : Zur Psychologie der primitiven Kunst. - Naturwissenschaftliche Wochenschrift, neue Folge Band VI, Jena, 1907) (De la Psychologie de l'art primitif. - Revue hebdomadaire de sciences naturelles, nouvelle série. Tome VI Iéna, 1907, également cité chez Hausenstein).

Hausenstein, estimant que Verworn ne pousse pas ses déductions jusqu'au bout, découvre la raison première des choses en ceci que le chasseur est plutôt individualiste, tandis que l'agricul­teur est collectiviste. En réalité, la « raison première » serait plutôt que l' « art idéoplastique », de même que la religion, apparaît au cours de la constitution de rapports particuliers entre les producteurs, c'est-à-dire lors de l'apparition d'un régime social où il y a des maîtres et des subordonnés.

À l'époque féodale, ce régime, dans la production et dans la politique, se manifeste d'une façon frappante : on voit apparaître une formidable distance entre l'esclave et le despote. De là, le style qui caractérise tous les siècles de la féodalité et que Hausenstein a admirablement analysé. La puissance et la domination des despotes divins, la souveraineté sans limites des pharaons ou des rois féodaux; la hauteur inaccessible du rang qu'ils occupent, leur courage, leur intrépidité et autres qualités qui les distinguent du commun des mortels : telles sont les idées essentielles, dont le style féodal est l'expression, chez les Égyptiens, les Assyro-Babyloniens, les Grecs de l'époque la plus ancienne, les Chinois, les Japonais, les Mexicains, les Péruviens, les Hindous, telles sont les idées que l'on retrouve dans l'art roman et dans la première gothique de l'Europe Occidentale (Hausenstein « Versuch einer Soziologie der bildenden Kunst. Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. Mai. Heft 1913. Pages 778-779. - Essai d'une Sociologie de l'art architectural. Archive des sciences sociales. Cahiers de mai 1913).

Rappelons-nous, en effet, les monuments littéraires de ces époques reculées. Voici, par exemple, les dernières lignes du recueil des lois édictées par Hammourabi, roi de Babylone, dont nous avons déjà parlé :

« Je suis Hammourabi. Souverain incomparable... Avec les puissantes armes que m'ont con­fiées Zamama et Innanna, avec la sagesse que m'a donnée Ea, avec la raison que m'a dispensée Mardouk, j'ai exterminé les ennemis dans le nord (en haut) et dans le sud (en bas), j'ai mis fin aux querelles, j'ai établi la prospérité dans le pays... Les grands dieux m'ont appelé - et je suis le Pasteur bienfaisant... Je suis Hammourabi, le roi de vérité à qui Chamach a donné la justice. Mes paroles sont remarquables ; mes œuvres sont incomparables, sublimes... Elles sont exemplaires pour le sage qui veut atteindre au degré de la gloire » (d'après Touraev, ouvrage déjà cité, tome I, page 114-115).

Et voici l'éloge d'un roi qui est gravé sur un hypogée égyptien :

« Louez le roi dans vos corps, portez-le dans vos cœur, est un dieu de sagesse, vivant dans les cœurs... Il est un soleil radieux, éclairant les deux terres plus que le disque solaire ; il donne plus de verdure que le grand Nil ; il remplit les deux terres de vigueur ; il est la vie qui donne la respiration... Le roi est nourriture, ses lèvres sont multiplication, il est le générateur de tout ce qui existe, il est Khnoum, qui engendre les hommes. Combattez en son nom... », Etc. (Touraiev, p. 253). D'autre part, dans « la bonne société », les fonctions subalternes étaient méprisées. Nous avons un document égyptien qui nous rapporte les conseils qu'un père donnait à son fils, désirant faire de lui un scribe à la cour du souverain ; il parlait ainsi des basses professions : « Je n'ai jamais vu de forgeron qui fût ambassadeur, ni de joaillier qui fût en mission ; mais j'ai vu le for­ge­ron devant sa forge. Ses doigts ressemblaient à la peau du crocodile, il exhalait une odeur plus nauséabonde que celle des œufs de poisson pourris... Le laboureur porte un éternel vêtement (c'est-à-dire qu'il n'en change jamais, N. B.). Sa santé est celle d'un homme qui est écrasé sous un lion... Le tisserand dans son atelier est plus faible qu'une femme. Il a les jambes sur l’estomac ; il ne respire pas d'air. S'il n'a pas achevé sa tâche à la fin du jour, on le frappe comme un lotus sur le marais », etc... (ibidem, p. 231). Le pharaon Iakhmos dit de lui-même - « Les Asiatiques s'approchent dans la crainte et se tiennent devant son tribunal ; son glaive pénètre dans la Nubie, la terreur qu'il répand dans la terre de Fénékha, la crainte que l'on éprouve devant sa majesté sur notre terre est semblable à celle qu'inspire le dieu Min » (ibidem, p. 272).

Voici comment Fritz Burger caractérise l'art égyptien de l'ancienne époque, c'est-à-dire de la féodalité (Weltanschauungsprobleme und Lebenssysteme in der Kunst der Vergangenheit, pages 43, 44. - Les problèmes de la conception du monde et les systèmes de vie dans l'art du passé). « L'art égyptien nous donne une représentation visuelle de l'idée de l'immortalité, non par des symboles, mais par des réalités (les pyramides « éternelles » d'une extraordinaire solidité, les statues, etc... N. B.). Les productions de cet art hypnotisent par leur prétention à la puissance; elles veulent que l'on s'agenouille; il y a en elles quelque chose qui commande la vénération, le respect de l'existence supérieure qui s'y trouve incarnée; elles nous parlent de la vigueur disciplinée, de la Vie dans la terrible tension de sa force; de l'orgueil d'un pouvoir éternel, supérieur à l'individu, qui veut que l'on se tienne à une distance respectueuse, de l'inhumaine cruauté d'un être indifférent au sort de la petite créature; elles reflètent l'éclat du maître, distant comme celui des étoiles ». Et c'est pourquoi « tout un art féodal propage le culte de la quantité » (Hausenstein : Kunst und Gesellschaft. - Art et Société, p. 46) : pyramides géantes, statues colossales de pharaons ou de rois assyro-babyloniens, qui sont des formes de la puissance et de la grandeur; art monumental; l'art bourgeois, l'art « en chambre » ne peut avoir aucun rapport avec les conceptions immenses, avec les frontons majestueux de la féo­dalité; les figures qui représentent les dominateurs, les maîtres, qui sont dressées suivant un canon déterminé; elles sont assises ou debout, mais droites, non pas dans une pose naturelle, mais dans une attitude à demi divine, afin de bien les distinguer des esclaves et des simples mortels (les anciens Grecs définissaient l'attitude habituelle des esclaves et des subalternes par le mot « proskynesis », qui signifie en même temps prosternation d'adorateur, révérence et attitude de chien se couchant); un des plus grands égyptologues, Ehrmann, affirme que, dans la peinture égyptienne, le corps humain est représenté différemment selon le rang social des personnages figurés : pour les simples mortels, l'image est naturaliste; elle est stylisée pour ceux qui exercent un commandement; la puissance virile est exprimée par la largeur de la poitrine, qui n'est jamais diminuée, même quand la perspective l'exige : quand les Égyptiens dessinent un homme de profil, ils montrent cependant sa poitrine de face dans toute sa largeur.

Le même esprit dominait dans l'art grec de la période archaïque, les historiens nous parlent constamment de la vigueur héroïque, de « l'énergie de l'art attique primitif », de la « rude énergie des Doriens », c'est-à-dire du «style dorique » ; - voyez : Entwicklungsgeschichte der Stilarten. B. Haendecke. Bielefeld-Leipzig, 1913, page 10 (Histoire de l'évolution des styles).

Nous pouvons observer à peu près les mêmes particularités chez les Hindous, les Péruviens, les Mexicains, les Chinois et les Japonais. « Lorsque l'État mexicain des Aztèques fut détruit par les conquistadors, commandés par Cortez, le style en faveur dans cet empire rappelait, tant au point de vue social qu'au point de vue esthétique, celui de la féodalité et des despotes de l'Assyrie » (Hausenstein, même ouvrage, p. 77).

En littérature, nous avons déjà mentionné les éloges dithyrambiques que les rois s'adressent ou se font adresser dans les inscriptions. Nous voyons en outre la floraison de l'épopée héroïque et guerrière, ou du drame héroïque et chevaleresque : chez les Grecs, par exemple, l'Iliade et l'Odyssée ; chez les Japonais le drame de chevalerie, qui chante la fidélité du samouraï à l'égard de son suzerain ; chez les Incas, c'est aussi du drame héroïque, etc...

La majesté divine, inaccessible aux simples mortels, et la rigueur du pouvoir se manifestent dans l'art médiéval européen, et avant tout dans l'architecture des cathédrales, que construisent, durant des années et des siècles, des foules d'hommes ignorés. (Plus tard, à l'époque bourgeoise, ces sombres et solennels édifices furent considérés comme des citadelles de l'esprit).

La transition du style féodal aux styles bourgeois a commencé partout avec l'extension du commerce, l'accroissement du capital des marchands et des relations commerciales et capitalistes : à Athènes, au Ve siècle ; dans les cités et républiques commerçantes italiennes (à l'époque de la Renaissance) ; ensuite dans les autres grandes villes de l'Europe marchande.

La transformation est définitivement accomplie lorsque le régime féodal s'effondre pour toujours, c'est-à-dire après la victoire de la Révolution française de 1789-1793. La collectivité sociale, jadis maintenue par l'ordre féodal, par la hiérarchie des castes, s'abolit pour faire place à l'individu, à la personnalité bourgeoise, au marchand qui tient régulièrement son livre de comptes, enregistre ses opérations et les Bénéfices réalisés, - fier d'ailleurs de ses titres d' « homme » et de « citoyen ».

Et voici ce qui s'est passé dans le domaine de l'art musical :

« Jusqu'au XVIe siècle dominait le principe de la collectivité (autrement dit, en langage marxiste : de la dépendance féodale, de la servitude, qui, toutefois, était encore une organisation (N.B.) ; l'individu restait à l'arrière-plan ; il se résorbait dans la famille, la commune, l'église, la guilde (organisation corporative de marchands ou d'artisans. (N. B.), la confrérie ou l'État. À cette constitution sociale correspond exactement le chant choral qui était en grand honneur. Cependant, l'individu cherchait à se frayer sa voie particulière. (Par individu, il faut entendre la personnalité « bourgeoise », toute « jeune » encore, mais ardente, énergique, âpre dans ses calculs, sachant envisager les choses pratiquement et aimant une bonne vie, N. B.). Alors apparaît dans le domaine musical, le chant du soliste et... le drame musical (Kothe, ouvrage cité, p. 159). Le nouveau style musical (style représentatif, c'est-à-dire rattaché à une représentation théâtrale, style de l'opéra dramatique) faisait en somme la transition vers le récitatif, qui tient le milieu entre le chant et le langage parlé : la mélodie, le rythme et autres valeurs musicales se subordonnèrent au besoin d'interpréter naturellement un texte littéraire. « Il est extrêmement intéressant - (lit encore Kothe, même ouvrage, page 161, - de noter les circonstances secondaires dans lesquelles ce nouveau style musical émergea simultanément sur trois points... de telle sorte qu'il serait difficile de dire à quel « inventeur » doit revenir la couronne ». Comparez avec cette observation celle qui a été faite sur la science par Bordeaux et que nous avons citée en analysant cette « superstructure ». À l'idéal religieux de la royauté et de la noblesse, le marchand instruit va substituer l'appétit terrestre, la volonté d'exprimer ce qu'il y a d'individuel dans l'humanité.

Léonard de Vinci, un des plus grands artistes de tous les temps et de tous les peuples, un des hommes les plus remarquables qui aient jamais existé, a donné l'expression géniale du nouveau courant d'idées qui se manifestait dans différents domaines : il fut philosophe, inventeur, naturaliste, mathématicien, artiste inégalable et même poète. « Léonard de Vinci se détourne de tout mysticisme. Il ramène le phénomène de la vie de l'homme à la loi de la circulation du sang, qu'il connaît exactement et dont il fait un dessin. Il analyse avec une irrespectueuse hardiesse les lois qui président à la structure de la forme humaine ; avec une brutalité que n'entrave aucune sentimentalité intellectuelle, il trace, graphiquement, le mécanisme de l'acte sexuel... Il aborde le problème de la lumière (en peinture, N. B.) par la voie de la science ; l'influence de la lumière et de l'atmosphère devient pour lui un problème d'optique expérimentale. Pour lui, le rythme de la composition artistique est un des secrets de la géométrie; le merveilleux tableau qui représente sainte Aime, la Madone, l'Enfant-Jésus et l'agneau est, sans aucun doute, le résultat de scrupuleux calculs de mathématicien, de longues et soigneuses méditations sur la théorie des lignes courbes » (Hausenstein, l. c., pages 100-102).

Naturalisme, réalisme, rationalisme, individualisme, - tels sont les « ismes » qui caractéri­sent l'époque de la Renaissance. En littérature (en poésie), la transition du style gothique médiéval au style moderne passe par Dante, Pétrarque, Boccace, et d'autres. Le « sens » de cet art, c'est la critique de l'esprit ecclésiastique et féodal pour le fond, et l'abandon définitif du style féodal, auquel vient se substituer un style élégant, mondain, réaliste, et en même temps personnel, individuel. La relation qui existe entre l'art et la vie sociale se manifeste ici avec une extrême netteté.

Il nous est impossible de nous attarder à l'étude de certaines formes ultérieures, par exemple du style baroque (nous avons là-dessus une bonne étude marxiste du même Hausenstein : Vom Geist des Barok. - L'esprit de l'art baroque. - Munich, 1920. Piper-Verlag), et nous passons « aux temps modernes ».

Immédiatement à la veille de la grande Révolution française, c'était le style « rococo » qui dominait. La base sociale de cette forme d'art se trouvait dans la domination d'une aristocratie féodale et d'une oligarchie financière (ce qu'on appelait la haute finance), c'est-à-dire d'un monde de parvenus qui achetaient des titres de noblesse et se donnaient (tes airs d'aristo­crates. Des fermiers généraux prennent en fermage les impôts ; l'agiotage bouleverse les fortunes ; à cela s'ajoutent les opérations de financiers véreux et celles d'une politique coloniale de commerçants ; la noblesse dirigeante a besoin d'argent et vend ses titres ; des bourgeois enrichis les achètent (achetant en même temps des fils de familles princières qu'ils donnent comme maris à leurs filles); - telle est la situation dans les « sphères supérieures ». De là les mœurs originales de cette « époque galante ». En toutes choses, il n'était question que d'amour, non de l'amour-passion, mais d'un entraînement professionnel parmi les oisifs élégants. Le type idéal était celui du spécialiste en ces sortes d'affaires (« dévirginateurs ») ; la doctrine galante qui rappelait sans cesse « l'heure du berger » devenait à peu près le centre des méditations du siècle ; il était question de « l'heure du berger » plus souvent que l'on n'a parlé du problème de « l'heure présente » pendant notre Révolution. Or, le rococo est un style tarabiscoté, artificiel, tout pénétré d'érotisme, et qui traduit admirablement tous les caractères distinctifs de cette psychologie sociale (voyez Hausenstein - Rokoko, Französische und deutsche Illustratore des achtzenten Jahrhunderts. (Illustrateurs français et allemands du XVIIIe siècle. Munich, 1918. Piper-Verlag).

La montée de la bourgeoisie, les luttes qu'elle mena et les victoires qu'elle remporta firent apparaître un style nouveau, dont la meilleure expression, dans la peinture française, a été donnée par David. Ce style était la traduction matérielle des vertus civiques de la bourgeoisie révolutionnaire : la « simplicité » antique de la forme était en correspondance avec le « fond »; Diderot n'avait-il pas écrit que l'art doit avoir pour tâche d'immortaliser de grandes et belles actions, de rendre justice à la vertu malheureuse et insultée, de censurer le vice heureux et d'inspirer de l'épouvante aux tyrans ? C'est aussi Diderot qui conseillait aux dramaturges d'observer de plus près la réalité, et qui lui-même, ouvrait le chemin à ce qu'on a appelé « le drame bourgeois » (Fr. Muckle : Das Kulturproblem der französischen Révolution. I. Teil, page 177) ; ce style théâtral fut considéré comme « le genre honnête » et nous en avons un modèle dans Le mariage de Figaro, de Beaumarchais. Les racines sociales de ce « nouveau genre » se montrent en surface à tel point qu'elles deviennent palpables. « Si, après avoir contemplé un tableau de Watteau (artiste du genre rococo, N. B.), nous rentrons chez nous et nous nous mettons à lire la Nouvelle Héloïse (de J.-J. Rousseau), nous nous sentirons transporté dans une autre sphère » (G. Brandes : Die Hauptströmungen der Literatur des neunzehnten Jahrhanderts. -Les principaux courants de la Littérature au XIXe siècle, tome 1. page 27, Leipzig).

Cette autre sphère artistique correspond exactement à une autre sphère sociale ; le petit bourgeois et le grand bourgeois sont devenus les héros du jour, aux dépens des aristocrates efféminés, des jolis papillons de salons dont ils ont pris la place, et ce sont eux qui créent leur « genre honnête ».

Maintenant, par contraste, voyons l'art de la bourgeoisie agonisante. Cet art a trouvé son expression la plus remarquable en Allemagne, après la débâcle de 1918 et le traité de Versailles : sous la menace permanente d'une insurrection prolétarienne, l'existence du monde bourgeois, dans ce pays, est plus qu'ailleurs morose; le mécanisme du régime capitaliste se détraque plus rapidement qu'en tout autre pays; et, pour cette raison, plus rapide est aussi le déclassement des intellectuels bourgeois; ils deviennent une « poussière d'humanité »; ils ne sont plus que des individus isolés et sans force, désorientés par de formidables événements. C'est cette décomposition qui se traduit dans un accroissement d'individualisme et de mysticisme. Pénible­ment, on cherche un nouveau « style », de nouvelles formes synthétiques, sans les trouver : chaque jour voit surgir quelque nouvel « isme » qui vieillit bientôt et perd son intérêt : à la suite de l'impressionnisme, nous avons vu le néo-impressionnisme, le futurisme, l'expression­nisme, etc... Multiples tendances, innombrables tentatives, profusions de théories ; mais aucune synthèse plus ou moins sûre. Et cela dans la peinture, dans la musique, dans la poésie, dans la sculpture, dans tous les domaines de l'art.

Voici comment cette évolution nous est décrite par les vieux croyants de la bourgeoisie qui observent, inquiets, la décomposition de leur classe, de leur culture : ils nous disent qu'en cette période de démoralisation, les hommes deviennent crédules, croient « aux mystères », se lais­sent initier à la sorcellerie et à la magie, donnent leur foi au spiritisme et à la théosophie : « Le chef d'un groupe d'explorateurs des arcanes écrit livre sur livre et multiplie les conférences... Nos actifs spirites, théosophes, nous racontent bien des choses, mais ne nous semblent pas, eux-mêmes fort impressionnés par leurs révélations, pas plus d'ailleurs qu'ils n'impressionnent le publie » (Max Dessoir : Die neue Mystik und die neue Kunst in Einführung in die Kunst der Gegenwart. -Mystique et art nouveau introduits dans l'art du présent. - Leipzig, 1920. Verlag von Seemann, page 130). « Il en est de même de nos artistes modernes qui prétendent exprimer en visionnaires intuitifs les, faits visibles et donner dans chacune de leurs œuvres la traduction d'une « extase spirituelle » (p. 132) : c'est là l'expression de l'idéalisme magique »; « en poésie, on sacrifie la phrase au mot isolé, ou bien l'on prêche le dadaïsme; en peinture et en sculpture on se livre à d'absurdes puérilités... Les magiciens, astrologues et autres augures dénaturent la vérité, bien que la vérité nous apprenne en effet que toute la sagesse n'est pas entièrement enfermé dans la logique de nos concepts; eux veulent tirer de là un hymne en l'honneur de la métaphysique prélogique des nègres » (ibidem, p. 133-134); et c'est une propagande de petites chapelles, de cercles fermés, de clans et de « cliques », à l'intérieur desquels les artistes devront se livrer à la mystérieuse contemplation de l'au-delà et aux joies de leurs étranges opérations. À côté de cela perce une tendance vers un « unanisme » mystique, qui est aussi un symptôme de profonde décadence dans la classe bourgeoise. Ainsi triomphe le mysticisme. Jules Romain, dans son Manuel de déification, que cite Dessoir, déclare que l'illumination mystique serait la condition absolue d'une conquête artistique du monde. Et après avoir retracé ce tableau, Dessoir lui-même ne trouve plus que la ressource de nous dire que ce mysticisme malsain pourra peut-être rentrer dans la bonne voie... s'il ramène les hommes à l'ancienne croyance au Dieu de leurs pères ! (p. 138).

Un des théoriciens du style expressionniste, Théodore Däubler (Der neue Stanpunkt, 1919. - Le nouveau point de vue. - Insel-Verlag, Leipzig, page 180), exprime admirablement ce point de vue, en somme profondément individualiste, d'atomes sociaux dispersés : « Le point central du monde est dans chaque moi, et même dans chaque œuvre d'un moi autorisé », (Däubler parle un langage un peu « abscons »). Bien entendu, d'un pareil point de vue, on arrive fatalement au mysticisme.

« De tous côtés maintenant, on entend ce cri : oublions la nature ! Ce que cela signifie, du côté de la poésie expressionniste et des arts plastiques, nous le savons : on se détourne de ce qui est perçu par la voie des sens, on sort des limites de l'expérience des sens et on montre une tendance à s'élever vers l'au-delà des choses, vers le spirituel ». En musique, cela nous conduit à la « super musique » et à « l'anti musique », sans harmonie, sans rythme, sans mélodie, etc... (Arnold Schering : Die expressionistische Bewegung. - Le mouvement expressionniste dans le recueil déjà cité: Einführung in die Kunst der Gegenwart).

Max Martersteig nous donne sur tout cela un jugement d'ensemble, du point de vue social de la culture capitaliste (Das jüngste Deutschland in Literatur und Kunst. - La plus jeune Allemagne dans la littérature et l'art, - même recueil, page 25)

« Le délire extatique que nous avons connu après avoir enduré de monstrueuses souffrances, doit réveiller en nous le bon sens, la raison. Aucune psychose de guerre, aucune psychose d'exaspération, ne pourra désormais servir d'excuse à des manifestations de déséquilibre et d'anarchie ». Et l'auteur fait appel au sentiment de la « plus haute responsabilité ». Mais ces appels resteront sans effet : car dans l'écroulement et l'éboulement de l'immense temple du capitalisme, on ne trouvera plu de nouvelles synthèses majestueuses ; forcément, il ne restera plus que des décombres, des gravats, on ne verra plus que l'incohérent délire mystique et les « extases » des sectateurs de la théosophie. Tel fut toujours l'état de toute culture qui se trouvait condamnée à disparaître bientôt.

Il est nécessaire ici de dire quelques mots de la mode, dont nous avons déjà parlé dans la précédente étude. Par certains côtés, la mode a des rapports avec l'art (par son « style » : les robes et les costumes de l'époque du rococo, par exemple, correspondaient exactement aux tendances de l'art); par d'autres côtés, la mode s'ajuste à certaines normes de conduite morale, à des règles de « bienséance », « d'urbanité, », à des coutumes, etc... La mode, par conséquent, se développe aussi en fonction de la psychologie sociale. La modification des formes en usage, la plus ou moins grande rapidité des variations dépendent également du caractère de l'évolution sociale. C'est là le principe qui explique, par exemple, la prodigieuse vitesse des transformations de la mode au terme de l'évolution capitaliste. « Notre rythme intérieur (qui correspond à la furieuse agitation de l'existence, N. B.), réclame des changements de plus en plus fréquents dans nos impressions, des phases de plus en plus courtes et rapides » (G. Simmel : Die Mode. Philosophische Kultur. - La mode. La culture philosophique, 2e édition page 35. Alfred Kröner-Verlag, Leipzig, 1919). Quel est donc le sens social de la mode ? Quel rôle joue-t-elle dans le courant, de la vie sociale ? G. Simmel répond fort bien à cette question : « La mode, dit-il, est le produit de la division de la société en classes et elle joue le même rôle que l'ensemble d'autres formations sociales : elle représente avant tout un point d'honneur dont la fonction est double : il s'agit de grouper autour de soi des personnes occupant un certain rang et il s'agit en même temps de séparer ce groupement des autres... De sorte que la mode marque, d'une part, que l'on appartient à un cercle d'égaux, elle marque l'unité de cercle ; d'autre part, elle distingue le groupe des groupes inférieurs » (Ibidem, pp. 28-29).

Parmi les fonctions du développement social, il faut encore mentionner deux supe­rstructures idéologiques d'une valeur tout à fait générale : ce sont le langage et la pensée.

Dans les milieux marxistes ou demi-marxistes, on a souvent cru qu'il serait de bon ton d'affirmer que les questions concernant l'origine de ces fonctions n'avaient aucun rapport avec le matérialisme historique. Kautsky, par exemple, est allé jusqu'à poser en principe que les fonctions mentales de l'humanité ne subissaient presque aucune modification. Il n'en est pourtant pas ainsi. Et ces formes de l'idéologie, extrêmement importantes, essentielles, qui jouent un rôle immense dans la vie de la société, ne doivent pas être considérées comme des exceptions, ni dans leur élaboration, ni dans leur développement parmi les autres « super­structures » idéologiques.

Nous devons pourtant répondre à une question préalable ; nous devons dissiper un doute qui se présente dès que nous sommes en face du problème du langage et de la pensée.

« Fort bien, nous dira-t-on, nous vous accordons que le langage a un rapport évident avec la vie sociale : c'est l'instrument des rapports entre les hommes, c'est leur lien ; Marx avait raison de dire qu'il serait absurde de parler du développement du langage si les hommes ne parlaient pas entre eux. Mais la pensée, la fonction mentale ? N'est-ce pas l'individu qui pense ? N'est-ce pas l'individu qui possède une cervelle ? Et n'allons-nous pas tomber dans le domaine de la cocasserie mystique si nous voulons chercher les racines de cette fonction mentale de l'individu dans la société ? »

Nous répondrons brièvement à cette question. La pensée s'exerce toujours à l'aide de mois, quand bien même ceux-ci ne seraient pas prononcés ; c'est ce que l'on peut exprimer par la formule : « un discours moins le son ». Lorsque l'homme pense, cela signifie qu'il se produit en lui des combinaisons variées de concepts qui toujours sont marqués, chacun, d'un signe verbal. Il arrive fréquemment, par exemple, qu'une personne qui possède conve­nablement une langue étrangère commence à penser dans cette langue. Chacun pourra facilement vérifier sur soi-même que le processus de la pensée, de la réflexion, s'accomplit à l'aide de mots. Mais s'il en est ainsi et si, en même temps, il est clair que le « mot », le discours, le langage se rattachent à la vie de la société, non seulement dans leur dévelop­pement, mais aussi dans leur élaboration, il est clair également que la pensée se trouve nécessairement dans le même cas. Et les faits nous confirment que le développement de la fonction mentale a suivi celui du langage Un des plus grands philologues contemporains, Louis Noiré, écrit : « Le langage et la vie de la raison sont sortis d'une activité commune, dirigée vers un but commun ils sont sortis du travail (c'est nous qui soulignons ce mot. N. B.) primitif de nos ancêtres » (Origine du langage. Mayence, page 331). De même que la musique et le chant ont pris leur origine dans le labeur humain, le langage provient aussi du développement des cris qui échappaient aux hommes dans le cours de leur travail. La science du langage nous apprend que la base primitive des mots se trouvait dans ce qu'on appelle« les radicaux actifs », que les premiers mots furent avant tout ceux qui indiquaient une action (dans notre terminologie grammaticale, les verbes); et ce n'est que plus tard que l'on commence à désigner des choses (par des substantifs), et cela dans la mesure seulement où ces choses prenaient une valeur particulière dans la pratique du travail humain; on nomma d'abord les instruments de travail, qui reçurent des noms et des sobriquets d'après les mots qui servaient déjà à désigner les actions correspondantes. Parallèlement à cela, de cette masse qui remplissait - au figuré, s’entend- le cerveau de l'homme, qui résonnait à ses oreilles, et dont les couleurs jouaient dans ses yeux, se dissocièrent des concepts plus fermes. Le concept est la base de la jonction mentale.

Ce qui se passe ensuite pour la pensée et pour le langage, est exactement ce qui se passera pour les autres superstructures idéologiques. Leur développement a lieu sous l'influence de celui des forces productives. Au cours de ce développement, le monde exté­rieur - monde en soi - devient un monde pour l'homme la simple matière devient un matériel pour la pratique humaine à l'aide des outils « grossiers » et ensuite des instruments de plus en plus affinés du travail matériel, à l'aide de la connaissance scientifique, avec les innom­brables antennes des machines, des télescopes, par des pensées incisives, la société incorpore à la matière de son labeur une portion de plus en plus étendue du monde extérieur qui se dévoile à elle dans le travail et dans la connaissance. Ainsi se constitue une masse formidable de nouveaux concepts, et par conséquent de nouveaux mots : on constate « l'enri­chissement du langage », qui englobe tout l'ensemble des choses sur lesquelles pensent les hommes et dont ils « s'entretiennent », c'est-à-dire qu'ils se transmettent les uns aux autres.

« La richesse de la vie » entraîne à sa suite « la richesse du langage ». Chez certaines peuplades pastorales (s'occupant exclusivement de l'élevage du bétail) presque toutes les conversations se ramènent à des phrases concernant les animaux domestiques. Il en est ainsi parce que le niveau très inférieur des forces productives ramène presque toute l'existence au processus de production et le langage se trouve ainsi en rapport direct avec ce processus. Lorsque, sur un terrain de plus en plus étendu de forces productives, apparaît une super­structure idéologique d'une immense complexité, le langage, on le comprend, com­mence à envelopper tout cet ensemble, et le rapport qui existe entre lui et le processus de production devient de plus en plus indirect : le langage ne dépend plus de la technique de la production qu'à travers la relation de dépendance (le plus souvent indirecte) où se trouve cette technique vis-à-vis de diverses superstructures. On peut donner comme exemple de l'accrois­se­ment du langage l'immense quantité de « mots étrangers » qui se sont introduits dans les langues, par suite de l'accroissement des rapports économiques entre les diverses nations du monde; on a vu paraître des quantités de choses identiques, en usage dans des pays différents, on a vu se produire des événements qui avaient une importance et une signification générales (le téléphone, l'aéroplane, les radios, la « Société des Nations », le « Kominterm » « l'Internationale Communiste », le bolchevisme (les Soviets, etc.). On pourrait démontrer qu'en fonction des conditions de l'existence sociale, le caractère de la langue, son « style » se modifie également. Mais cela nous entraînerait trop loin. Cependant, il est indispensable de signaler que la division de la société en classes, en groupes, en professions imprime un certain caractère au langage. Chacun sait que le langage des « citadins » diffère beaucoup de celui des « ruraux », que la langue « littéraire » diffère du langage « populaire ». Parfois, cette différence atteint un tel degré que les hommes ne se comprennent plus entre eux. Dans un grand nombre de pays, il existe des « dialectes » des « patois », des «jargons » (l'argot en France), que comprennent fort peu les « gens instruits » et « les classes possédantes ». Telle est l'influence du régime des classes sur le morcellement du langage. On peut en dire autant des professions.

On sait par exemple que les savants philosophes, qui sont accoutumés à vivre dans un monde de raisonnements subtils, écrivent (et parlent souvent) en un langage qui semble un véritable « casse-tête » aux profanes. Dans le désir de s'exprimer ainsi, on peut reconnaître jusqu'à un certain point le besoin que traduit la mode : on veut se différencier des « simples mortels ». Il en était de même du temps où nos « fils de famille », nos « jeunes seigneurs » rapportaient de Paris des costumes, rame­naient des maîtresses de prix et grasseyaient en parlant le russe, pensant ainsi se distinguer. On peut citer la prononciation nasillarde des puritains (réformateurs religieux anglais, représentants d'une bourgeoisie en formation) : « De même qu'ils se donnaient des noms de patriarches et de prophètes, ils imitaient dans leur prononciation le ton nasillard et chantant avec lequel on lit encore la Bible en hébreu dans les synagogues » (W. Wundt : Les Problèmes de la Psychologie des Peuples). En général le « philologue ne doit pas considérer le langage comme une manifestation de la vie isolée de la société humaine ; au contraire, les hypothèses sur le développement des formes du langage doivent s'accorder avec les idées que nous nous faisons de l'ori­gine et du développement de l'homme lui-même, de l'origine des formes de la vie sociale, des germes d'où sont sortis les coutumes et le droit » (ibidem).

Il ne faut pas croire non plus que la pensée soit toujours une fonction mentale d'un seul et même type. Nous avons vu plus haut que des savants respectables expliquent l'élaboration de la science par un penchant mystérieux et universel de l'homme à rechercher les causes qui expliquent les phénomènes, et qu'ils ne se demandent même pas d'où provient ce penchant en lui-même si agréable. Or, on peut maintenant considérer comme absolument prouvée la variation des types de la fonction mentale. C'est ainsi par exemple que Lévy-Bruhl, dans son livre : Les Fonctions mentales dans les Sociétés inférieures (Paris, 1910), étudiant spécialement le mode de pensée des sauvages, le caractérise tout autrement que le mode « logique » de la pensée contemporaine ; il appelle cela la fonction mentale prélo­gique. Ce genre d'activité mentale n'établit souvent aucune distinction entre le particulier et le général, la partie et le tout, un objet et un autre.

Le monde entier apparaît comme un réseau non de choses mais de forces en mouve­ment, parmi lesquelles l'homme lui-même ; en outre, l'homme ne se distingue pas du tout comme individu : l'individualité est entièrement socialisée ; elle se noie dans la société et n'en peut être séparée. La « loi fondamentale » de ce genre d'activité mentale n'est plus, comme ailleurs, le concept de « causalité », mais bien ce que Lévy-Bruhl appelle la « loi de la participation » : il est possible, selon cette loi, de réagir sur les choses dans des conditions qui, de notre point de vue, excluent entièrement cette possibilité. La loi de la participation permet au sauvage de penser simultanément l'individuel dans le collectif et le collectif dans l'individuel, sans aucune difficulté. Entre un bison et les bisons, un ours et les ours, un saumon et les saumons, cette psychologie établit une participation mystique (observons, avec le professeur Pogodine, que le mot « mystique » ne convient pas du tout ici. N. B.) et la collectivité de l'espèce comme l'existence séparée des individus n'ont pas du tout, dans cette psychologie, le même sens que pour nous. Lévy-Bruhl lui-même rapporte ce type de fonction mentale à un type déterminé d'existence sociale où la personnalité ne se distingue pas de la société, c'est-à-dire qu'il aperçoit ici une relation avec le communisme primitif.

Et ensuite ? Ensuite, nous apercevons non pas ce que nous entendons aujourd'hui par causalité, mais ce que l'on appelle la causalité de l'animisme. Cela signifie que les hommes avaient un penchant à rechercher partout le principe spirituel-divin ou démoniaque. Tout ce qui se produit a lieu par « ordre » de quelqu'un. La cause elle-même n'est pas autre chose que l'ordre qui émane d'un esprit supérieur. La loi de causalité - ce sont les décrets d'un être supérieur, d'un maître spirituel (ou de maîtres spirituels) de l'univers. Nous avons là un autre type de pensée : la tendance des hommes à rechercher les causes, existe bien, en réalité ; mais on recherche des causes d'une qualité particulière, on veut que la cause soit la manifestation d'une force supérieure. On comprendra facilement que ce type de pensée se rattache à un régime social déterminé. Ce type caractérise une société où il existe déjà une hiérarchie dans la production comme dans la politique sociale.

Des transformations similaires de la fonction mentale interviennent dans l'évolution ultérieure, comme nous l'avons déjà partiellement indiqué en examinant la question de la philosophie. Il nous suffit maintenant des exemples que nous venons de donner pour affirmer que la pensée et ses formes sont également des valeurs variables, dont les variations se rattachent à celles qui se produisent dans l'évolution de la société, dans son organisation du travail et dans son armature technique.

Il nous faut maintenant récapituler quelques points essentiels. De tout ce qui précède, comme nous le voyons, résulte l'absolue justesse de la géniale formule donnée depuis longtemps par Marx (Contribution à la Critique de l'Économie Politique) :

« Dans leur vie sociale, les hommes s'engagent dans des rapports déterminés, indépendants de leur volonté, dans des rapports de production qui correspondent à un degré déterminé de l'évolution de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle détermine le processus de la vie sociale, politique et spirituelle en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine la manière d'être. C’est, au contraire, la manière d'être sociale qui détermine leur conscience. »

Nous avons vu que l'immense « superstructure » disposée au-dessus de la base écono­mique de la société est assez complexe elle-même en sa « structure » intérieure. On y trouve des objets matériels (outils, instruments, etc.) ; on y trouve des organisations humaines très diverses ; on y trouve des combinaisons d'idées et d'images rigoureusement systématisées ; on y trouve aussi des idées et des sentiments diffus, confus, non systématisés ; on y trouve enfin des idéologies « d'ordre secondaire » des sciences des sciences, des sciences des arts, etc. Voilà pourquoi, dans une analyse plus détaillée, nous sommes forcés d'établir une certaine délimitation des notions.

Par « superstructure » nous entendrons une forme quelconque des phénomènes sociaux qui s'élève au-dessus de la base économique : à cela, par exemple, nous rattacherons la psychologie sociale, et le régime ou structure de la société politique avec tout son matériel (par exemple, son matériel de guerre), et l'organisation humaine (la hiérarchie des fonc­tionnaires), et des phénomènes tels que le langage ou la pensée. Le mot « superstruc­ture » nous apporte par conséquent une notion très générale.

Par idéologie sociale, nous entendrons un système de pensées, de sentiments ou de règles de conduite (normes). À cela, par conséquent se rapporteront des phénomènes tels que le contenu de la science (mais non point, par exemple, un instrument de la science comme le télescope), ou l'organisation intérieure d'un laboratoire de chimie, les arts, l'ensemble des normes de la coutume ou de la morale, etc.

Par psychologie sociale, nous entendrons ce qu'il y a de non systématisé ou de peu systématisé dans l'âme sociale, les sentiments, les pensées et les dispositions générales qui font l'esprit d'une société, d'une classe, d'un groupe, d'une profession, etc. C'est à l'examen de cette question de la psychologie sociale que nous allons d'abord nous attacher.

39. Psychologie et idéologie sociales.[modifier le wikicode]

Lorsque nous avons examiné l'origine de la science et de l'art, du droit et de la morale, etc., nous avons déjà trouvé devant nous un certain nombre de systèmes bien enchaînés d'images, de pensées, de règles de conduite, etc. La science consiste en des pensées enchaînées entre elles, ajustées l'une à l'autre, systéma­tisées, qui enveloppent de leur texture un objet quelconque de connaissance. L'art est un système de sensations, de sentiments, d'images. La morale est un ensemble de règles de conduite, ayant une force persuasive et pénétrante, qui sont plus ou moins rigoureu­sement ajustées les unes aux autres. On peut en dire autant de beaucoup d'autres idéologies. Mais, dans la vie sociale, nous découvrons un immense domaine de valeurs non réfléchies, non systématisées, où l'on ne trouve pas de liaison obligatoire entre les valeurs. Prenez ce que l'on appelle « les idées courantes » sur un objet quelconque, en contrepartie de la pensée « scien­tifique » sur le même sujet. Ce que nous apercevons d'abord, ce sont des notions fragmentaires, des idées sans ordre et dispersées ; nous aurons là une multitude de contra­dictions, d'idées insuffisamment méditées, de bizarreries.

Tout cela a besoin d'être travaillé, examiné à la loupe, critiqué, vérifié, débarrassé des contra­dictions ; mais alors, intervient déjà la science. Or, c'est habituellement sur « les idées courantes » que l'on vit. Parmi l'immensité des réactions réciproques qui se produisent entre les hommes et qui constituent la vie sociale, il existe, dans le domaine des rapports psychi­ques, une multitude de ces éléments non systématisés : idées fragmentaires dans lesquelles, pourtant, s'exprime déjà une certaine connaissance des sentiments et des désirs, dans les rapports des hommes entre eux; goûts, manières de penser, représentations non réfléchies, « à demi conscientes », confuses sur « le bien » et « le mal », sur « le juste » et « l'injuste », sur le « beau » et « le laid »; habitudes et opinions courantes, quotidiennes; tendances et idées concernant la marche de la vie sociale; sentiments de joie ou de tristesse, de mécontentement et de colère, soif de lutte ou désespoir sans rémission, jugements variés, espoirs confus, idéaux; pensées critiques et mordantes sur l'ordre établi ou disposition constante et fort agréable à trouver que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes »; sentiments d'insuccès et de désillusion, inquiétude des mauvais jours, désirs de mener une folle existence, illusions infinies sur l'avenir ou craintes éprouvées pour cet avenir, etc. Tous ces phénomènes, considérés à la mesure de la vie sociale, constituent ce que l'on appelle la psychologie sociale. Ce qui distingue la psychologie dite sociale ou collective de l'idéologie se trouve donc, nous le voyons, dans le degré de systématisation.

La psychologie sociale a fait plus d'une fois son apparition dans la science bourgeoise sous le voile extrêmement mystérieux de ce que l'on appelle l'« esprit national » ou « l'esprit de notre temps » ; et en effet, on se figurait par là une sorte d'âme sociale unique et universelle dans le sens le plus littéral. Pourtant, il n'existe pas, dans ce sens-là, « d'esprit national », de même qu'il n'existe pas de société constituée comme un organisme unique ayant un unique centre de conscience. Nous avons déjà dit qu'il serait ridicule de se représenter la société à la façon de la Baleine dont il est parlé dans notre légende du Petit Cheval Bossu ; il serait absurde de s'attendre à voir au milieu du monde extérieur

... se prélasser

Béant Géant, une Baleine

Dont les flancs crevassés,

De palissades hérissées

S'ouvrent comme une plaine.

Couverte de fanons,

Où les filles et les garçons

S'en vont cueillir des champignons…

Mais ce monstre n'existe pas, et il n'existe pas davantage d'« esprit national » ou « d'âme nationale » dans le sens mystérieux et mystique que l'on donne à ces mots. Et pourtant, nous parlons bien d'une psychologie sociale que nous distinguons de la psycho­logie individuelle. Comment l’entendre ? Comment résoudre cette contradiction ? Mais c'est très simple ! Les réactions réciproques qui se produisent entre les hommes déterminent une psychologie spéciale dans chaque individu. L'élément « social » existe non pas entre les hommes, mais dans les têtes de ces hommes. Or, ce qui existe dans ces têtes, dans ces cerveaux, dans ces esprits est le produit des influences mutuelles, des réactions réciproques qui s’entrecroisent. Par conséquent il n'y a pas d'élément psychique autre que celui qui existe chez des individus, constamment plongés dans une atmosphère de réaction mutuelle, chez des individus « socialisés » : la société est donc un ensemble d'hommes socialisés et non pas un fabuleux Léviathan dont les organes seraient des individus.

G. Simmel nous explique admirablement cela : « Quand une foule, nous dit-il, démolit un édi­fice, ou prononce un jugement, ou éclate en clameurs, les actes des individus font une somme, et cette somme est un événement que nous désignons comme un fait unique, comme la réalisation d'un seul concept. Et c'est alors que se produit une importante substitution - le résultat exté­rieur d'une mise en commun, d'un ensemble de processus psychologiques individuels est inter­prété comme le résultat d'un unique processus d'ensemble, d'un processus de l'âme collec­tive » (G. Simmel : Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaflung. Recher­ches sur les formes de la socialisation. Leipzig 1908. Verl.. Dunker und Humbolt. pp. 559-560). Autre exemple : il arrive parfois que les réactions réciproques des individus produisent quelque chose de nouveau et de plus considérable que la simple somme des tendances ou des actes individuels. « Si l'on examine d'assez près les choses... dans ces cas-là, il est question de la façon d'agir des individus qui se trouvent sous l'influence de l’entourage ; par suite de cette ambiance, il se produit des transpositions de ton (Umstimmungen), transpositions nerveuses, intellectuelles, hypnotiques (suggestives), morales, par comparaison avec les états spirituels qui existeraient en dehors de cette ambiance et de ces influences. Mais si ces dernières, réagissant encore les unes sur les autres, modifient également l'état intérieur de tous les membres du groupe, il est clair que leur action commune (Totalaktion) sera différente de l'action de chacune de ces influences quand elle se manifeste isolément » (ibidem, page 560).

Cependant, dans les expressions « d'âme nationale » « d'esprit de notre temps » il y a un certain sens : ces termes indiquent exactement deux faits que l'on peut observer partout et toujours : premièrement ceci : qu'à chaque époque, il y a une tendance dominante dans les pensées, les sentiments, les étais d'âme, une psychologie dominante qui colore toute la vie sociale; deuxièmement : que cette psychologie dominante se modifie en fonction du « carac­­­tère de l'époque », c'est-à-dire, dans noire langage, en jonction des conditions de l'évolution sociale.

La psychologie dominante dans une société se ramène aux deux principaux éléments suivants : premièrement, à des caractères psychologiques généraux qui peuvent se retrouver dans toutes les classes de la société parce que, malgré toute la diversité des situations occupées par ces classes, il peut y avoir des analogies entre ces situations; deuxièmement à une psychologie de la classe dominante qui s'impose si fortement dans la société qu'elle donne le ton à toute la vie sociale, soumettant même les autres classes à son influence. Comme exemple du premier de ces éléments, on peut rappeler ce qui se voyait aux époques de la féodalité : chez le noble maître comme chez le paysan, il y avait des traits psycholo­giques communs : attachement aux vieilles choses, routine, traditions, soumission à l'auto­rité, « crainte de Dieu », stagnation de la pensée, aversion pour toutes les nouveautés, etc. Comment cela se produisait-il ? Du fait, d'abord, que les deux classes vivaient dans une société stationnaire, peu agissante : le mouvement psychologique vient plus tard des villes. De ce fait encore que le seigneur féodal étant « souverain et père » dans son domaine ; le paysan de son côté, est aussi « souverain et père » dans sa famille. La famille, nous le savons, est une des organisations du travail à cette époque. Les liens du travail familial dans l'économie paysanne jouent encore de nos jours, un rôle immense. On comprend donc que le régime patriarcal, la constitution du travail de famille, l'autorité indiscutée et le pouvoir du pater familias aient déterminé une psychologie correspondante : « Nos anciens savent mieux ce qu'il faut faire ». L'esprit conservateur de la noblesse féodale et de la paysannerie asser­vie, c'était « l'esprit du temps » dans une phase déterminée de l'évolution sociale. Bien entendu à côté de cela, dans la psychologie sociale dominante, se manifestaient d'autres éléments qui caractérisaient unique­ment les seigneurs féodaux et ne se diffusaient qu'en raison de la situation dominante de la noblesse.

D'autre part, nous voyons beaucoup plus souvent la psychologie sociale - entendons : la psychologie sociale dominante - déterminée par la psychologie de la classe dominante. Marx nous dit dans Le Manifeste communiste, chap. II : « Les idées dominantes d'une époque quelconque n'ont toujours été que les idées d'une classe dominante » On peut en dire autant de la psychologie sociale qui domine à une époque déterminée. Nous avons déjà donné, dans l'examen des idéologies, divers exemples de sentiments, de pensées et d'états d'âme qui dominaient dans les sociétés. Demandons-nous maintenant, par exemple ce que représentait la psychologie de la Renaissance, qui se distinguait par son amour pour les voluptés terrestres les plus raffinées, qui suivait la mode de parler latin ou grec, qui raffinait dans la science, qui avait la passion de mettre en valeur la personnalité pour la distinguer du « vulgaire », qui considérait avec un élégant dédain les superstitions du moyen-âge, etc. Il est clair que cette psychologie n'avait rien de commun avec celle, par exemple, de la classe paysanne italienne d'alors. Cette psychologie était le produit de la vie des cités commer­çantes, et dans les cités, elle était le résultat de l'existence d'une aristocratie de financiers et de négociants. Les villes commençaient alors à prendre le pas sur les campagnes, et c'étaient des banquiers, apparentés à la société princière, qui y dirigeaient les affaires. C'est la psychologie de cette couche sociale que l'on reconnaît comme dominante pour l'époque : on en voit l'expression vivante dans tous les monuments du temps. Il faut encore noter qu'au fur et à mesure du développement des forces productives, la classe dominante se met en possession de puissants moyens qui lui servent à former, à déterminer la psychologie des autres classes. « Réellement... trois ou quatre journaux d'une importance mondiale arrive­ront, dans l'avenir, à déterminer l'opinion des journaux de province et, par conséquent, à préciser « la volonté du peuple », nous déclare sans se gêner le philosophe de la bourgeoisie allemande contemporaine, Spengler.

Il n'en est pas moins évident que, dans une société constituée en classes, il n'existe pas de « psychologie sociale » massive, commune, uniforme. Il n'existe guère, dans le meilleur des cas, que certains traits communs dont il ne faut pas s'exagérer l'importance.

On peut en dire autant de ce que l'on appelle « caractère d'un peuple », « psychologie des peuples », etc... Bien entendu, ce n'est pas l'affaire des marxistes de contester « en principe » cer­tains traits communs qui peuvent exister entre les diverses classes d'un seul et même peuple. Marx, dans un certain passage, prend même en considération l'influence de la race. Il écrit en effet : « ... La même base économique - la même dans ses conditions essentielles - peut montrer, par suite de circonstances empiriques innombrables et diverses, par suite de conditions climatériques, par suite des rapports de race, d'influence historique agissant extérieurement, etc., d'infinies variations et des degrés innombrables dans sa manifestation, ce qui ne peut être compris que par l'analyse de ces circonstances empiriques », Karl Marx : Le Capital, III). En d'autres termes : si deux sociétés quelconques passent par le même degré d'évolution (disons : par le féodalisme), elles présenteront chacune, certaines particularités (bien que secondaires, ne modifiant pas les « traits essentiels A. Ces particularités s'expliquent par diverses déviations dans le processus évolutif, par suite des conditions particulières de l'évolution dans le passé. Il serait absurde de nier ces particularités, de même que l'on ne peut contester certains aspects singuliers du « caractère national», du « tempérament », etc. Bien entendu, une psychologie de clas­se n'est pas encore la preuve de l'existence de certains caractères « nationaux » parti­culiers ; (Marx, par exemple, disait du philosophe Bentham que c'était un phénomène « spécifi­quement anglais »; Engels appelait le socialisme de l'économiste Rodbertus « un socialis­me de junker prussien », etc.). C'est pourquoi le Docteur E. Hurwicz, actuellement compagnon de Kunow dans sa lutte pour l'extermination des bolcheviks, a raison quand il écrit que « la psychologie professionnelle n'exclut pas la psychologie populaire » et « qu'il en est de la psychologie de caste comme de la psychologie locale : la psychologie de caste n'empêche pas l'existence de la psychologie nationale » (E. Hurwiez : Die Seelen der Völker. Vert. Fr. Perthes. Gotha 1920. Pages 14-15). Mais il faut observer que les marxistes expliquent ces particularités nationales par la marche effective de l'évolution sociale et ne se contentent pas de les montrer du doigt; en second lieu, ils ne s'exagèrent pas l'importance de ces particularités et ils savent « apercevoir les arbres derrière la forêt », tandis que les simples partisans de la « psychologie nationale », etc., sont incapables de reconnaître la forêt; en troisième lieu, les marxistes n'écrivent pas de bêtises comme le font constamment les savants et les demi-savants de la petite bourgeoisie, les bavards qui brodent sur le thème de l'âme populaire ». Chacun sait par exemple que le petit bourgeois russe a toujours considéré comme une propriété constante de tout Allemand d'être un petit-bourgeois. Or, les ouvriers allemands nous prouvent aujourd'hui qu'il n'en est pas ainsi. Chacun sait combien de sottises l'on a écrit et publié sur « l'âme slave ». Lorsque par exemple, ce même Hurwicz découvre dans un transport d'imagination que le bolchevisme n'est que du tsarisme à l'envers, quand il prétend reconnaître dans le bolchevisme les méthodes de gouvernement de l'autocratie, ce qu'il montre ainsi, ce ne sont pas les propriétés de « l'âme russe » qui, selon lui expliqueraient cette identité des méthodes; mais il manifeste la qualité d'âme du petit-bourgeois international, épouvanté par la Révolution et qui soutient actuellement les partis de la social-démocratie.

La psychologie de classe s'appuie sur l'ensemble des conditions de vie des classes respectives et ces conditions de vie sont déterminées par la situation des classes dans les conjonctures économiques, politiques et sociales.

Il faut considérer en outre, la complexité de toute psychologie sociale. Il arrive par exemple que des psychologies de classes, absolument opposées dans le fond, présentent des analogies frappantes dans la forme. Lorsque se produit, par exemple, une lutte de classes acharnée, une lutte à mort, il est clair que, dans le fond, les sentiments, les tendances, les espoirs, les désirs, les aspirations, les illusions, etc., seront différents dans les classes opposées ; mais la forme de leurs états psychiques, ardeur extraordinaire, violence passionnée, fanatisme de la lutte et même un certain héroïsme particulier, pourra présenter certaines analogies dans les deux classes.

Nous avons dit que la psychologie des classes est déterminée par l'ensemble des conditions de vie de chaque classe, conditions qui ont leur base dans la situation écono­mique de chaque classe. C'est pourquoi il est absolument impossible de ramener toute la psychologie de la classe à l'intérêt de celle-ci, comme on le fait quelquefois. Il est absolu­ment juste que l'intérêt de classe détermine essentiellement la lutte de classe. Mais à cela ne se limite pas la psychologie de classe. Nous avons déjà vu plus haut qu'à l'époque de la décadence de l'empire romain, des philosophes de la classe dirigeante prêchaient le suicide et que cette propagande avait du succès parce qu'elle s'accordait avec la psychologie de cette classe dirigeante qui était une psychologie d'hommes repus et par conséquent dégoûtés de la vie. Nous pouvons parfaitement nous expliquer la formation d'une pareille psychologie ; nous voyons qu'elle a sa racine dans le parasitisme d'une classe dominante qui ne faisait rien, dont toute l'existence se bornait à consommer sans cesse, à essayer de tout jusqu'à l’écœurement. Cela s'expliquait par la situation économique de cette classe, par le rôle qu'elle jouait (ou plutôt qu'elle ne jouait pas) dans le travail du pays. La psychologie de la satiété et de la mort était une psychologie de classe. Pourtant, il est impossible de dire qu'en prêchant le suicide Sénèque exprimait un intérêt de classe, mais, d'autre part, on ne saurait conclure qu'un suicide ou un acte de ce genre n'ait jamais de rapport avec l'intérêt de classe. Les grèves de la faim dans les prisons russes étaient par exemple, des actes de lutte de classe, des moyens de protester et de donner plus de violence à la lutte, des actes symboliques qui marquaient la solidarité des militants et qui les resserraient dans le combat. Or, la lutte se faisait au nom des intérêts de classe. Parfois il arrive que le désespoir s'empare des masses ou des groupes, après une grande défaite dans la lutte de classe. Cela a un certain rapport avec l'intérêt de classe, mais un rapport d'un caractère très particulier : les hommes étaient poussés à la lutte par les mobiles secrets de l’intérêt ; mais voici l'armée des militants vaincue, défaite ; il se produit alors une décomposition, il y a du désespoir dans la débâcle ; et l'on se prend à espérer un miracle, on veut fuir la société humaine, on élève ses regards vers le ciel. Après la défaite des grands mouvements populaires qui se produisirent en Russie au XVIIe siècle et qui se plaçaient souvent sous la bannière religieuse, apparurent des formes de protestation « extrêmement diverses, inspirées par le désenchantement et le désespoir » : « On prêchait la fuite dans le désert ou le suicide par le feu. » « Des centaines et des milliers d'hommes montent de plein gré sur le bûcher... Des exaltés s'enveloppant d'un linceul blanc se couchent dans des cercueils et attendent l'heure de paraître devant Dieu » (S. Melgounov : Les Mouvements sociaux-religieux du Peuple russe au XVIIe siècle (en russe), tome I, page 619). Cet état d'esprit est fort bien exprimé dans deux poèmes de cette époque que cite Melgounov :

Belle Solitude, o Mère,

Loin des troubles de la terre.

Sois mon asile et réconfort...

Ou :

Dans un cercueil en bois de Pin

Je veux attendre gisant

La trompette du Jugement…

Nous voyons ainsi qu'en examinant de près la psychologie de classe, nous nous trouvons en présence d'un phénomène très complexe qui ne peut être ramené au seul intérêt, mais qui, pourtant, s'explique toujours par les circonstances concrètes dans lesquelles la classe a trouvé son destin.

Dans la structure psychologique de la société, c'est-à-dire parmi les divers aspects de la psychologie sociale, nous trouvons également la psychologie du groupe, de la profession, etc. À l'intérieur d'une classe, il peut exister des groupes divers : par exemple, dans la bourgeoisie, nous trouvons l'élément financier et capitaliste, l'élément commerçant, l'élé­ment industriel, etc.; dans la classe ouvrière, nous trouvons une aristocratie d'ouvriers quali­fiés à côté d'ouvriers simplement instruits ou manquant totalement d'instruction profession­nelle (les manœuvres). Chacun de ces groupes a des intérêts un peu différents de ceux du groupe voisin et se signale par certains traits de caractère particuliers : par exemple, l'ouvrier qualifié aime son métier, il se flatte d'y être passé maître et de se distinguer des autres ; il a tendance à se rapprocher de la classe supérieure et il aime à mettre un col blanc pour se donner l'air d'un bourgeois. La profession imprime aussi sa marque sur la psychologie : lorsque, par exemple, on dénigre les bureaucrates, ce que l'on trouve de mauvais en eux, ce sont certains traits de caractère dus à la psychologie de la profession : esprit routinier, amour de la paperasserie, préférence donnée à la forme sur le fond (formalisme), etc... Il se forme des types professionnels dont les particularités mentales découlent directement du genre d'occupations et dont la psychologie donne naissance à une idéologie spéciale. « Les politiciens professionnels, écrit Engels, les théoriciens du droit positif, les spécialistes du droit civil... perdent tout contact avec les faits économiques. Comme, dans chaque cas, les faits économiques doivent revêtir la forme juridique pour être sanctionnés sous forme de lois et qu'il faut, en outre, tenir compte du système de droit existant, la forme juridique est tout et le contenu économique rien ». (Ludwig Feuerbach). La psychologie professionnelle révèle l’homme : il suffit de quelque quelques minutes de conversation pour voir si l'on a devant soi un commis, un boucher ou un journaliste. Ces traits caractéristiques de la profession sont internationaux : on peut les observer dans les pays les plus divers.

Ainsi, parallèlement à la psychologie de classe, qui est la forme la plus accusée et la plus importante de la psychologie sociale, il existe une psychologie de groupe, une psychologie professionnelle, etc. Et l'on peut dire que tout groupe d'hommes (serait-ce un cercle de 'joueurs d'échecs ou de choristes) met une certaine empreinte sur le caractère de la société. Mais comme l'existence d'un groupe humain quelconque est liée au régime économique de la société, c'est de ce régime qu'elle dépend en dernière analyse et toutes les formes de la psychologie sociale sont une grandeur qui dépend du mode de la production sociale, de la structure économique de la société.

Il est assez facile maintenant de déterminer le rapport de la psychologie sociale et de l'idéologie sociale. La psychologie sociale est en quelque sorte un réservoir pour l'idéologie. On peut la comparer à une solution de chlorure de sodium où se déposent peu à peu les cristaux de l'idéologie. Nous avons vil, au début de ce paragraphe, que l'idéologie se distingue par une plus grande systématisation de ses éléments, c'est-à-dire des pensées, des sentiments, des sensations, des images, etc. Qu'est-ce que systématise l’idéologie ? Elle systématise ce qui est peu systématisé ou ce qui ne l'est pas du tout, c'est-à-dire la psycho­logie sociale. Les idéologies sont les cristallisations de la psychologie sociale. Donnons quelques exemples. Déjà à l'aurore du mouvement ouvrier, la classe ouvrière éprouvait un sentiment de mécontentement, elle avait l'idée de l'injustice du régime capitaliste, le désir vague de le remplacer par quelque chose d'autre. Mais tout cela était confus, sans liaison. Ce n'était pas une idéologie. Mais voici qu'apparaissent des formules nettes, cohérentes, un système de revendications (programme), un « idéal », etc. C'est là ce qu'on appelle l'idéolo­gie, Ou supposons encore que le sentiment de souffrance et le désir de s'arracher à sa situation se traduisent dans une œuvre d'art quelconque : ce sera aussi ce qu'on appelle l'idéologie. Évidemment, on ne peut pas toujours fixer une ligne de démarcation rigoureuse. L'idéologie n'est pas séparée de la psychologie par une cloison étanche. En réalité, il existe un processus continu de concrétisation, de solidification de la psychologie sociale en idéologie sociale. Aussi toute variation de la psychologie sociale est-elle accompagnée d'une variation de l'idéologie sociale, ce que nous avons observé à maintes reprises dans le paragraphe précédent. Quant à la psychologie sociale, elle varie en fonction des rapports économiques qui sont en voie de constante transformation, car en même temps il se produit un regroupement des forces sociales et les variations du niveau des forces de production déterminent l'apparition de nouveaux rapports sociaux.

Maintenant que nous avons donné une série d'exemples dans l'analyse des idéologies, il est inutile de nous arrêter sur la notification de la psychologie sociale et sur sa liaison avec les modifications de l'idéologie. Nous nous bornerons à indiquer que la littérature actuelle étudie attentivement la question de « l'esprit du capitalisme », c'est-à-dire de la psychologie des entrepreneurs. Tels sont les travaux de W. Sombart (Le bourgeois), de Max Weber et, ces derniers temps, de Hermann Levy (Dr. Hermann Lévy : Études sociologiques sur le peuple anglais ; Iéna, 1920). Déjà dans le tome I du Capital, Marx écrivait : « Le protestan­tisme joue un rôle considérable dans la genèse du capitalisme, ne serait-ce qu'en transfor­mant des fêtes traditionnelles en jours ouvrables ». À maintes reprises, il a indiqué que la mentalité puritaine, économe et en même temps travailleuse, obstinée, prosaïque du protestantisme, étranger à la pompe et au brillant du catholicisme, était la mentalité de la bourgeoisie à sa période de croissance.

Cette théorie lui attira de nombreuses railleries. Or, maintenant les savants bourgeois les plus éminents la reprennent, mais en se gardant bien, évidemment, d'en attribuer l'honneur à Marx. Sombart montre que l'accumulation des traits les plus différents (soif de l'or, amour du risque, esprit inventif, alliés à l'art de savoir compter, à la raison froide et à la modération judicieuse) a donné ce qu'on appelle la « mentalité capitaliste ». Cette mentalité, il va de soi, ne s'est pas formée d'elle-même; elle s'est constituée parallèlement à la modification des rapports sociaux : en même temps que le corps du capitalisme se fortifiait, son esprit se déve­loppait; tous les traits fondamentaux de la psychologie économique se modifiaient : à l'époque pré-capitaliste, l'idée économique fondamentale du noble était celle du « convenable », de ce qui « sied à sa condition » (l'argent est fait pour Être dépensé, écrivait Thomas d'Aquin); l'écono­mie était gérée de façon irrationnelle, sans comptabilité exacte, la tradition et la routine dominaient; la vie se déroulait à un rythme lent (les jours fériés formaient presque la moitié de l'année); l'initiative et l'énergie faisaient défaut; la mentalité capitaliste, qui succéda à la mentalité seigneuriale féodale, est au contraire fondée sur l'initiative, l'énergie, la rapidité, le renoncement à la routine, la comptabilité rationnelle et la réflexion, la soif de l’accumulation, etc. La transformation complète des rapports de production fut accompagnée d'une transfor­mation complète de la mentalité.

40. Les processus idéologiques en tant que travail différencié.[modifier le wikicode]

Il est possible et même nécessaire d'aborder par un autre bout la question des idéologies et des superstruc­tures en général, afin de comprendre ces phénomènes extrêmement importants de la vie sociale. Nous savons déjà que, par leur composition, les superstructures représentent une grandeur complexe, où il entre et des choses et des hommes ; quant aux idéologies, elles sont en quelque sorte un produit spirituel. S'il en est ainsi - et il en est incontestablement ainsi - il nous faut considérer les superstructures dans leur mouvement (et, par suite, leurs processus idéologiques) comme une forme spéciale du travail social (mais non de la production matérielle). Au début de l'« histoire humaine », c'est-à-dire à l'époque où le sur-travail n'existe pas, il n'y a presque pas d'idéologies. Ce n'est qu'après l'apparition du sur-travail que, « aux côtés de l'immense majorité exclusivement adonnée au labeur physi­que, il se forme une classe libérée du travail direct de production et occupée de la gestion (les affaires sociales : direction du travail, administration de l'État, exercice de la justice, étude des sciences, production des œuvres d'art, etc. C'est ainsi que la loi de la division du travail est à la base de la division en classes. » (Engels : Le développement du socialisme, de l'utopie à la science). Dans un passage Marx déclare que les prêtres, les juristes, les hommes d'État, etc., sont des «castes idéologiques» (ideologische Stände). En d'autres termes, nous pouvons considérer les processus idéologiques comme une forme déterminée de travail. Ce travail n'est pas la production matérielle. Il n'en est même pas une partie. Mais, comme nous le savons par l'analyse des idéologies, il surgit de la production matérielle et s'en détache pour former des branches spéciales de l'activité sociale. La croissance de la division du travail exprime la croissance des forces de production de la société. C'est pourquoi le développement des forces de production est accompagné d'une part, de la division du travail dans le domaine de la production matérielle et, d'autre part, de l'apparition du travail purement idéologique qui, lui aussi, se divise. «La division du travail n'est pas spéciale au monde économique ; on en peut observer l'influence croissante dans les régions les plus différentes de la société. Les fonctions politiques, administratives, juridiques se spécialisent de plus en plus. Il en est de même des fonctions artistiques et scientifiques. » (E. Durkheim : De la division du travail social, Paris, 1893, p. 2.) De ce point de vue, toute la société est comme une immense machine de travail avec des parties spéciales pour chaque travail. Le travail social comporte deux divisions fondamentales tout d'abord, le travail matériel, autrement dit la production ensuite, toutes les formes de travail qui se rapportent aux superstructures : administration, politique, etc, et aussi travail idéolo­gique. Ce travail, dans l'ensemble, est organisé sur le même modèle que le travail matériel. Il comporte une hiérarchie de classe : au sommet, les détenteurs des moyens de production ; en bas, les « non-possédants ». Presque dans tous les domaines du travail « super structural » la situa­tion est la même que dans le processus de la production matérielle, où ceux qui sont au sommet jouent un rôle spécial du fait qu'ils détiennent les moyens de production et, partant, se trouvent également au sommet dans le processus de la répartition. Il en est ainsi dans l'armée, comme nous l'avons vu ; il en est ainsi également dans la science et dans l'art. Dans la société capitaliste, par exemple, un grand laboratoire technique est organisé intérieu­re­ment comme une entreprise industrielle. L'organisation d'un théâtre, avec le propriétaire, le directeur, les artistes, les figurants, les techniciens, les employés, les ouvriers, rappelle également au plus haut point celle d'une fabrique.

... Par suite (dans la mesure où il s'agit d'une société divisée en classes), nous nous trouvons ici en présence de diverses catégories de personnes, avec des rôles différents qui sont socialement liés à ces personnes et la position la plus élevée implique la possession de ce qu'on pourrait appeler les « moyens spirituels de production », qui constituent une propriété monopolisée de classe; il s'ensuit que dans la répartition des produits matériels (et c'est avant tout de la jouissance des biens matériels que vivent les hommes), les détenteurs de ces « moyens spirituels de production » reçoivent de la production générale une part relativement plus forte que ceux qui sont au-dessous d'eux.

Nous savons comment les classes dirigeantes se sont agrippées à leur monopole du savoir. Dans l'antiquité, les prêtres, seuls détenteurs du savoir, fermaient l'entrée des « temples de la Science» et n'y laissaient pénétrer qu'un nombre restreint d'élus; de plus, le savoir lui-même était enveloppé du voile d'un mystère divin et terrible, accessible seulement à un petit nombre de « sages » et de « justes ». À quel point les classes régnantes apprécient ce monopole, le jugement suivant du philosophe idéaliste allemand Fr. Paulsen nous le montre : « Pour celui qui, en vertu des rapports sociaux, est attaché à la profession et à la situation matérielle d'ouvrier manuel, il n'y aurait aucun avantage à recevoir l'instruction d'un savant ; non seulement cette instruction n'améliorerait pas son sort, mais au contraire, elle ne ferait que lui rendre la vie plus difficile. » (Frédéric Paulsen : Das moderne Bildungivesen in Kultur der Gegenwart, Tome I, Page 75. À noter en passant que cette énorme édition de la « Culture Contemporaine », à laquelle prit part l'élite des professeurs allemands, était dédiée... à Guillaume Il !) Ainsi l'honorable philosophe idéaliste considère l'homme comme rivé dès le sein même de sa mère au boulet de forçat du capital et lui retire le droit à l'instruction, avant même son arrivée au monde.

Ce caractère de monopole de l'instruction fut la principale cause de la résistance opiniâtre des intellectuels russes lors de la révolution prolétarienne. Au contraire, l'une des principales conquêtes de la révolution prolétarienne fut l'abolition de ce monopole.

Si nous considérons la production matérielle nous voyons qu'elle se subdivise en une série de branches diverses ; d'abord l'industrie et l'agriculture, puis une quantité énorme (pour une société capitaliste développée) de subdivisions secondaires, depuis l'industrie minière et la production des céréales jusqu'à la fabrication des épingles et la culture de la salade. Il en est exactement de même dans le domaine des « superstructures » : On y trouve de grandes subdivisions (mettons, par exemple, celles qui étaient admises dans le passé, c'est-à-dire la gestion d'affaires, l'élaboration de règles, les sciences, les arts, la philosophie et la religion, etc.); d'autre part, chacune de ces subdivisions comprend à son tour, une série de ramifications : la science, par exemple, se ramifie maintenant en une grande quantité de spécialités diverses et de même, l'art. Poursuivons. Dans la production matérielle, comme nous l'avons vu, il doit y avoir, s'il existe une organisation sociale, une certaine proportion, si grossière soit-elle, entre les diverses branches de la production, sans quoi il ne peut exister d'organisation sociale. Prenons même la société capitaliste qui marche à l'aveugle, où il n'y a pas de plan général de production, où règne au contraire ce qu'on appelle « l'anarchie de la production », c'est-à-dire le manque de proportion entre les diverses branches de la produc­tion; nous constatons, que malgré tout, par moments, cette « anarchie » s'organise progres­si­­vement; que cette grossière rupture de proportions se corrige, à travers de dures convul­sions il est vrai, et pas pour longtemps, mais que tout de même, elle se corrige pour un certain temps; s'il n'en était pas ainsi, la première crise industrielle serait la fin du capitalisme. Demandons-nous maintenant s'il peut exister dans une société un état de choses tel, qu'entre la production matérielle et les autres aspects, non matériels du travail, il n'y ait absolument aucune proportion ? À cette question on peut faire la réponse suivante : Un tel état de choses peut exister, mais alors la société ne saurait se développer, et doit entrer en décadence. Si, par exemple, trop de travail est dépensé pour soutenir les théâtres, ou l'appareil d'État, ou l'Église, ou même l'art, alors, inévitablement, les forces productives déclineront. Pourquoi ? Pour cette simple raison qui ferait tomber la production dans une entreprise où un seul travaillerait, où sept s'occuperaient à compter ce qu'il fait, où deux chanteraient pour l'encourager et où un autre les contrôlerait tous. Comme en même temps tous mangeraient, et non pas un seul, il est clair qu'une pareille entreprise ne saurait se maintenir longtemps en vie. D'autre part, il n'est pas moins clair que s'il n'y avait personne pour faire le compte des produits, personne pour unifier le travail de cette entreprise, personne (ni tous ensemble, ni l'un d'eux) pour coordonner d'une façon quelconque l'activité de chacun de ses membres, personne même pour entrer en relation avec le monde extérieur, alors les affaires ne marcheraient pas non plus, quelques efforts que pussent faire et quelque travail que pussent fournir les ouvriers les plus courageux. Il en est de même, toutes proportions gardées, pour l'ensemble de la société. Par conséquent, si un ordre social existe de façon durable, c'est qu'il y a en lui un certain équilibre, si peu stable qu'il soit, entre l'ensemble du travail matériel et l'ensemble du travail ayant un caractère de « superstruc­ture ». Supposez un instant, qu'aux États-Unis d'Amérique, aujourd'hui disparaissent en une nuit tous les savants : mathématiciens, mécaniciens, chimistes, physiciens, etc. Une produc­tion du type actuel deviendrait impossible, car elle est maintenant fondée sur le calcul scientifique. La production y entrerait en régression. Supposez d'un autre côté que 99 % des ouvriers actuels y deviennent, par un miracle quelconque, de savants mathématiciens ne participant pas à la production. Il en résulterait une ruine tout aussi complète : la société tomberait d'un seul coup, comme une clé dans l'eau, Mais si dans toute société il doit y avoir une certaine proportion (quoique, répétons-le, les limites de flottement soient extrêmement larges) entre l'ensemble du travail matériel et l'ensemble du travail compris dans les « super­structures », il faut ajouter d'un autre côté, que la répartition du travail n'est nullement chose indifférente à l'intérieur des superstructures elles-mêmes, c'est-à-dire entre les différents domaines de l'activité spirituelle, administrative, etc. De même qu'entre les divers aspects du travail matériel Il y a un certain équilibre (les diverses branches du travail « ten­dent à l'équilibre » comme dit Marx dans le Tome III du Capital), de même entre les différentes branches du travail intellectuel, il doit y avoir au moins un minimum d'équilibre. La répartition de ces « branches de production » intellectuelles est déterminée naturellement par la structure économique de la société. En effet, pourquoi, par exemple, une énorme quantité de travail populaire dans l'ancienne Égypte allait-elle à la construction de monuments gigantesques de l'art féodal ; pyramides, statues colossales de pharaons, etc. ? Parce que la société d'alors, avec sa structure économique, ne pouvait se main­tenir sans inculquer à chaque instant aux esclaves et aux paysans l'idée de la grandeur et de la puissance divine de ceux qui régnaient. Il n'y avait alors ni journaux ni agences télégraphiques. L'art servait de communication intellectuelle. C'était donc une nécessité vitale pour cette société, et rien d'étonnant dès lors que le budget du travail du pays lui réservât une part aussi grande. Pourquoi en Grèce, à la fin du Ve siècle, était-ce « l'éthi­que », l'élaboration de règles morales qui avait la prééminence dans la sphère du travail intellectuel ? Parce qu'en présence de l'énorme quantité de contradictions vitales entre les diverses classes, les divers groupes et sous-groupes, au moment où l'équilibre social s'était brisé et où craquaient les antiques « fondements » de la société, il était naturel que ce qui concernait les rapports entre les hommes, les relations d'homme à homme, que les problèmes de l'organisation de ces rapports se posassent d'une façon particulièrement aiguë, même pour les classes régnantes, pour qui il était indispensable de réparer par tous les moyens possibles les liens sociaux brisés. Pourquoi dans l'Amérique actuelle (aux États-Unis), l'art est-il très peu développé, tandis que l'Amérique est le premier pays qui ait créé dans toute son ampleur la science de l'organisation de la production (taylorisme, psychotechnique, psychophysiologie du travail et autres branches de la science) ? Parce que l'art n'est pas nécessaire au peuple pour le mécanisme capitaliste américain : les cerveaux sont façonnés par la presse capitaliste améri­caine, qui a dans ce domaine atteint à la virtuosité ; en revanche, la question de la rationali­sation de la produc­tion doit inévitablement jouer un rôle au pays des trusts ; la « gestion scientifique » (scientific management) est l'une des grandes questions vitales d'un pareil système économique.

C'est ainsi que s'établit aussi inévitablement dans le domaine du travail de « superstruc­ture » (et par suite, de tout travail idéologique) une certaine proportion des parties qui le composent dans la mesure où la Société se trouve à l'état d’équilibre ; de plus, cette proportion fixant la répartition des diverses branches du travail intellectuel, est déterminée par la structure économique de la Société et par les besoins de sa technique.

Ces considérations sont confirmées, entre autres, par une branche du travail intellectuel : l'école. En effet, qu'est-ce que l'école en général, aussi bien l'école supérieure que l'école secondaire et que l'école primaire ? C'est, dans l'ensemble du travail social, une ramification où l'on « enseigne », c'est-à-dire où l'on donne à la force ouvrière une compétence détermi­née, un « enseignement » spécial, où l'on fait d'une simple force ouvrière une force ouvrière particulière. La langue populaire dit : étudier « pour être docteur », « pour être avocat », « pour être officier », « pour être ingénieur », pour être technicien », etc. Mais il en est de même dans tous les domaines de l'enseignement, c'est-à-dire de ce processus spécial au cours duquel les hommes acquièrent des qualités particulières, qui les rendent aptes à l'accomplissement de fonctions particulières plus ou moins spéciales; sous ce rapport, il n'y a point de différence entre l'école professionnelle qui forme des serruriers et le séminaire d'où sortent des savants curés, ou les corps de cadets du temps des tsars qui préparaient des officiers-soudards. Il s'ensuit que l'institution des écoles, leur division en diverses catégories (écoles commerciales, écoles professionnelles, écoles militaires, établissements techniques supérieurs, universités, etc.) correspondent au besoin que ressent une société donnée pour les différents modes de travail matériel ou spirituel qui y sont enseignés.

Voici quelques exemples qui éclairent cette idée :

Au moyen âge par exemple, l'école était tout entière entre les mains des prêtres. La société féodale ne pouvait vivre sans un formidable développement de la religion. Voilà pourquoi :

« Les écoles des monastères, des cathédrales, dont le nombre dépassait celui des universi­tés, la vie en collèges, l'enseignement à la faculté des arts, tout portait une empreinte monas­tique, claustrale, tout était conçu et établi dans un esprit ecclésiastique et théologique ». (Prof. Ziegler : Introduction à l'histoire de la Pédagogie).

« À part un petit nombre d'écoles spéciales de médecine et de jurisprudence, la plupart des universités, ainsi que les écoles primaires, servaient principalement à préparer des clercs ». À côté existait une école pour la préparation de soldats-chevaliers : pour ceux-ci, « l'enseignement » consistait à former une « force de travail » non pas ecclésiastique, mais soldatesque. On apprenait aux enfants principalement les sept « honorabilités » (probitates). « Par ailleurs, au nombre des sept « honorabilités » du chevalier, outre les six arts physiques (equitare, natare, sagittare, cestibus certare, aucupari, scacis ludere, c'est-à-dire l'équitation, la natation, le tir à l'arc, l'escrime, la chasse, le jeu de dames), on comptait aussi l'art de versificare, la versification et la musique singen und sagen ». Il est tout à fait clair qu'il s'agissait ici de former un type d'hommes particulier, nécessaire à la société féodale.

Mais voici que grandit la ville, la bourgeoisie commerçante, etc. Que va-t-il se produire ? La réponse (et une excellente réponse) nous est donnée par le même professeur Ziegler : « Cepen­dant - dit-il - de nouveaux besoins se firent jour, en matière d'enseignement, dans un autre domaine. Les marchands et les artisans (souligné par nous, N. B.), vivant dans des villes florissantes, avaient besoin d'une instruction plus pratique que celle que recevaient les savants et les chevaliers. Les communes urbaines se mirent à construire elles-mêmes des écoles, où les habitants de la ville recevaient l'instruction indispensable qui convenait à leur état » (Ziegler, loc. cit.).

Avec le développement du capitalisme industriel et l'accroissement des besoins en ouvriers qualifiés, même dans le domaine du travail manuel, apparaît ce qu'on appelle l'école profes­sion­nelle. « Pour soutenir l'industrie nationale, les gouvernements et les particuliers commencèrent à instituer des écoles industrielles et d'artisans, ayant pour but de donner aux élèves l'instruction professionnelle qu'ils recevaient jadis dans l'atelier du patron qui les employait ». (N. Kroupskaïa : L'Instruction populaire et la démocratie (1921). Puis cette école se transforme de nouveau, par suite de la croissance de la grande industrie et des nouvelles demandes en « con­tre­maîtres, surveillants, auxiliaires, ingénieurs, etc. » (ibidem). En même temps, développe­ment colossal des établissements secondaires et supérieurs d'enseignement spécial, où les sciences naturelles et les mathématiques jouent un très grand rôle : instituts supérieurs de commerce, académies agronomiques, etc.

C'est avec beaucoup de franchise dans son impudence le philosophe idéaliste allemand F. Paulsen, déjà cité, nous révèle le sens de l'enseignement capitaliste. Ces passages de son œuvre sont si instructifs et donnent un tableau si cru, que nous les citons en entier (ce qui explique la franchise de Paulsen, c'est que tout ce qu'il écrit est placé dans un volume d'une épaisseur telle qu'il n'y a aucune chance de le voir tomber entre des mains d'ouvriers; Il écrit donc uniquement pour les requins capitalistes et c'est pourquoi il se permet de mêler des vérités à ses bavardages) :

« L'état effectif de l'instruction est partout et toujours essentiellement déterminé par la forme de la société et par sa division... Dans la situation de l'instruction sociale se reflète celle de la société qui l'a provoquée. La société a toujours une division double : division d'après les for­mes du travail social, et division sous le rapport de la possession (plus exactement : de la propriété N. B.). La première division est une division en professions ; des différences de pos­ses­sion prennent naissance la division en classes sociales. Les deux divisions ont une influence sur les conditions de l'enseignement... les formes du travail social et de la situation professionnelle (beruflicher Lebensstellung) déterminent en général l'objet d’enseignement ; la situation de classe, ou l'état de propriété des familles (der Besitzstand der Familien) détermine dans une mesure considérable le degré d'accès de la jeunesse aux divers cours scolaires... La société veut et possède trois sortes de fonctions, trois sortes d'organes : organes moteurs, organes régula­teurs, et organes spirituellement créateurs et directeurs. Le premier groupe est constitué par tous ceux dont le travail exige avant tout de la force et de l'adresse physique ; c'est ici qu'il faut compter les ouvriers de l'industrie et les artisans de toute sorte, les ouvriers agricoles et les petits paysans, enfin ceux qui, dans le commerce et les transports, sont employés en qualité d'organes exécutifs de dernier rang. Le deuxième groupe comprend ceux dont le travail pro­fessionnel consiste à diriger le processus du travail-social et à assurer l'instruction et la direction des ouvriers pour le travail physique ; c'est ici que se rangent les fabricants et techni­ciens, les directeurs de grosses entreprises agricoles, les marchands et les banquiers, les fonctionnaires supérieurs du commerce et des transports, ainsi que les fonctionnaires inférieurs de l'État et des municipalités. Enfin le troisième groupe est celui des professions qu'on appelle ordinairement « savantes », et dont le fonctionnement exige des études indépendantes et le développement des connaissances scientifiques; c'est à ce dernier groupe que se rattachent les chercheurs et inventeurs, puis les gens occupant les postes les plus élevés dans l'administration civile et militaire, dans l'église et l'école, enfin les médecins, les techniciens placés à des postes de direction, etc. » (Paulsen : Kultur der Gegenwart, Pages 64-65). C'est à cette division en trois groupes que correspond la division des écoles en trois degrés. Cette petite histoire que nous conte Paulsen nous montre parfaitement bien le mécanisme de l'école : d'une part, on y forme en quantité voulue, le nombre voulu d'ouvriers pour toute sorte de travail matériel et intellectuel, d'autre part, les fonctions intellectuelles supérieures sont indissolublement attachées à des classes déterminées, grâce à quoi se maintient le monopole de l'instruction et avec lui le régime capitaliste. Le seul tort de Paulsen est de se placer, lui et ses collègues, trop au-dessus des fabricants et des banquiers, dont les intellectuels lèchent les bottes, par nécessité ou sans nécessité.

Ainsi l'école nous révèle, d'abord, le sens pratique, la racine réelle de toutes les idéologies. Supposons qu'un mathématicien s'insurge contre notre opinion que sa science pure « a un sens absolument terrestre, nous lui demanderons : Pourquoi donc enseigne-t-on ces mathématiques aux fils de marchands dans les écoles commerciales, aux futurs géo­mètres dans les établissements d'enseignement agronomique, aux futurs techniciens dans les écoles techniques, etc. ? Et s'il prétend que ce n'est là que le menu fretin de la science, demandons-lui : Pourquoi les « mathématiciens purs, qui effectivement ne jouent aucun rôle dans la vie pratique n'y comprennent-ils goutte et mettent-ils les choses de travers ? pourquoi font-ils des conférences à des gens qui étudient « pour être ingénieur » ou « pour être géomètre » ? Et si, cédant encore d'un pas, notre contradicteur nous oppose qu'il y a des savants, qui n'enseignent personne et ne font pas de conférences, nous répliquerons encore : oui, mais ces savants n'écrivent-ils pas des livres ? et ces livres, qui les lit, sinon des professeurs qui font des cours à de futurs ingénieurs, lesquels, à l'aide de leur science, feront des calculs et des plans pour la construction de ponts, ou de chaudières à vapeur, ou de stations électriques, etc. ?

En second lieu, l'école nous révèle les besoins relatifs, qu'éprouve une société donnée pour les différents modes du travail qualifié, jusque et y compris les « plus élevés ».

Donc, en fait, le même lien économique qui rattache toutes les branches du travail matériel relie également toutes les sciences entre elles. Il en est de même pour toutes les autres branches du travail intellectuel. Le travail matériel constitue leur base constante et générale,

41. La portée des superstructures.[modifier le wikicode]

Nous sommes amenés maintenant à un examen plus détaillé du sens des superstructures de toutes sortes, et parmi elles, des différentes idéologies. Ce sens, il semble que la meilleure façon de l'éclaircir soit de procéder à la critique des objections qu'apportent ordinairement les adversaires de la théorie du matérialisme historique.

Nous nous heurtons ici avant tout à des objections contre les racines pratiques des idéologies, contre l'affirmation que les « superstructures », et les idéologies entre autres, ont une portée auxiliaire. Contre cela, on argue du fait que très souvent les savants et les artistes n'imaginent même pas un instant que leur, idées ou leurs œuvres d'imagination puissent jouer lin rôle pratique quelconque. Au contraire le savant tend à la « vérité pure », il la cherche pour elle-même ; il est amoureux de cette belle dame Vérité et les idées pratiques n'ont rien à voir ici : il s'agit d'un mariage d'amour, et non d'un mariage d'intérêt. Le vrai artiste crée comme l'oiseau chante : il aime l'art pour lui-même ; c'est pour lui le but suprê­me, en lui et rien qu'en lui il voit le sens de la vie. Et de même que les juristes proclamèrent :

« Périsse le monde, pourvu que soit sauvegardée la « justice » (vivat justitia, pereat mundus), de même le vrai musicien donnerait le monde entier pour une belle symphonie. Le vrai artiste vit pour l'art, le vrai savant pour la science, le vrai légiste pour l'État (dans Hegel, par exemple, l'État capitaliste et junker prussien est la manifestation suprême de l'esprit du monde dans l'histoire de l'humanité, comment dès lors ne pas donner sa peau pour lui ?, etc.)

D'abord, est-il bien vrai que ce soit là la pensée et le sentiment des savants et des artistes ? Peut-être, comme on dit, en mettent-ils « plein la vue » à l'honorable publie, et le trompent-ils en fait sans scrupule ? Certes, cela arrive aussi. Mais on ne peut réduire la question, même partiellement, au développement de cette considération. C'est un fait que le vrai savant, le vrai artiste, le juriste-théoricien érudit aime sa science comme lui-même, et ne songe nullement à un côté pratique quelconque de son travail. Cela est hors de doute et pourrait être confirmé par des milliers d'exemples de toutes sortes. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit essentiellement. Car la psychologie subjective des idéologies est une chose et le rôle objectif de l'idéologie une autre. C'est une chose de savoir ce qu'un homme pense de son travail ; une autre de savoir quelle est la portée de ce travail pour la société. Ce sont là, comme chacun peut s'en rendre compte, deux questions différentes. Représentons-nous comment les choses se passent en fait. Comme nous l'avons déjà vu, l'idéologie, (les mathématiques par exemple) est issue sans aucun doute, de nécessités pratiques. Mais elle s'est spécialisée et morcelée en une série de domaines divers ; le spécialiste qui travaille dans un de ces domaines ne voit pas que sa science satisfait à un besoin pratique. Il s'occupe seulement de « son affaire », et plus cette affaire lui plaît, plus son travail est productif, plus il progresse. Quant à passer de l'application de sa théorie à la pratique, c'est l'affaire d'autres gens travaillant dans d'autres domaines. Jadis, quand cette spécialisation n'existait pas, la portée pratique de la science était claire pour chacun ; maintenant elle est obnubilée. Jadis le développement du savoir servait, même dans les cerveaux des hommes, à des fins pratiques. Maintenant, il sert en fait encore à des fins pratiques, mais dans les cerveaux des spécialistes isolés de la vie pratique, il apparaît comme quelque chose de complètement indépendant de cette pratique. La raison en est d'ailleurs facile à saisir. Là aussi, l'état d'esprit des hommes est conditionné par leur genre de vie. En effet, lorsqu'un homme travaille uniquement dans un domaine idéologique, il est inévitable que ce domaine se présente à ses yeux comme le nombril de la terre, autour duquel tout gravite. Il vit éternellement dans le cercle des notions qui se rattachent à cette branche d'activité, car, comme l'a très bien indiqué Engels (Ludwig Feuerbach... p. 52), toute idéologie ne paraît à son auteur « qu'une opération, un travail sur des idées, considérées comme indépendantes, se développant par elles-mêmes, comme des essences soumises uniquement à leurs propres lois. » Jadis, avant la spécialisation, l'homme raisonnait ainsi : il faut que je réfléchisse un peu à cette « géo­métrie » pour que l'année prochaine la mesure des terres côtières se fasse plus facilement. Aujourd'hui, le mathémati­cien spécialiste se dit- il faut à tout prix résoudre cette question, c'est là le but de ma vie. E. Mach exprime cette idée sous une forme un peu différente, mais le fond reste le même. Il écrit : « Pour l'artisan, et encore plus pour le chercheur, la connais­sance la plus sommaire, la plus simple, d'un processus naturel déterminé, correspondant à un effort minimum de dépense intellectuelle, devient elle-même un but économique; et auprès de ce but - bien que cette connaissance n'ait été à l'origine, qu'un moyen d'atteindre un but - se développent les tendances intellectuelles correspondantes exigeant leur satisfaction, et ne songeant absolu­ment plus à des nécessités matérielles ». (E. Mach : Geschichte der Mechanik (Histoi­re de la Mécanique), 4e édit., p. 7). (Les passages soulignés l'ont été par nous, N. B.). Ainsi le système des superstructures, depuis la superstructure politico-sociale, jusqu'à la superstruc­ture philosophique inclusivement, est lié à la base économique et au système technique d'une société donnée, comme un anneau indispensable dans la chaîne des phénomènes sociaux.

Engels écrivait à ce sujet dans une lettre à Frantz Mehring, en date du 14 juillet 1893 : « Le travail idéologique est un processus qui, sans doute, est conduit par celui qu'on appelle penseur, de façon consciente (mit Bewusstsein), mais faussement consciente (aber mit einem faIschen Bewusstsein). Les véritables forces motrices qui le mettent en mouvement lui restent inconnues : sinon, ce ne serait pas un processus idéologique. Ainsi il s'imagine de fausses ou d'apparentes forces motrices. Comme il s'agit d'un processus spéculatif, il déduit le contenu et la forme de ce processus de la pure spéculation, soit de la sienne propre, soit de celle de ses prédécesseurs. Il travaille exclusivement avec un matériel spéculatif qu'il reçoit d'une manière non critique, comme produit de la spéculation, il n'étudie pas plus loin, jusqu'au processus plus éloigné, indépendant de la spéculation; tout cela lui paraît aller de soi, puisque pour lui toute activité, parce qu'elle a pour intermédiaire la spéculation, lui parait en dernière analyse avoir même pour base cette spéculation... » De là « ce mirage de l'histoire indépendante des institutions politiques, des Systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans tous les domaines spéciaux de la science, mirage qui plus que tout, aveugle nombre de gens. » (F. Mehring : Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, 5e Edit., Stuttgart, 1913, 1er vol., p. 386).

Une autre objection ordinairement adressée à notre théorie repose sur l'interprétation suivante : En fait, dit-on, il n'existe que l'économie, et tout le reste n'est que futilités, quelque chose comme une illusion, un brouillard, un mirage, qui abuse les yeux et en réalité ne représente rien du tout; on représente également le matérialisme historique comme suit : Il existe différents « facteurs » (forces agissantes) dans l'histoire : l'économie, la politique, l'art, etc.; parmi ces « facteurs », les uns sont très importants, les autres sont sans importance; le « facteur » économique est le seul important, et les autres sont comme la cinquième roue du carrosse. Après avoir ainsi exposé le point de vue marxiste, on entreprend de le réfuter avec véhémence, en prouvant au nom du bon sens qu'il est, même en dehors de l'économie, des choses qui ont, elles aussi, quelque importance. Un pareil point de vue sur l'importance de l'idéologie est tout à fait incorrect, radicalement faux. Les superstructures ne sont nullement une futilité insignifiante. Nous avons déjà donné des exemples à l'appui : abolissez l'État capitaliste - la production capitaliste deviendra tout à fait impossible ; anéantissez la science contemporaine - vous anéantirez du même coup la grande production avec sa technique ; supprimez les moyens de communication spirituelle humaine, la langue et la littérature et la société ne pourra plus exister et tombera en décomposition. C'est donc une affirmation sans fondement que de dire que la théorie du matérialisme historique nie toute importance aux superstructures en général et aux idéologies en particulier. La question pour les partisans de notre théorie (du matérialisme historique) n'est nullement de nier l'idéologie et les superstructures en général, de les considérer comme un élément inexistant ou comme un élément sans importance ; la question est de les expliquer. C'est loin d'être la même chose, comme nous le savons déjà par le chapitre sur le déterminisme et l'indéterminisme.

Il est tout aussi incorrect de raisonner du point de vue de l'importance des « facteurs », et de dire que l'économie est un « facteur » important et, par exemple, la politique ou la science un facteur a non important ». Une telle position de la question peut créer une quantité de malentendus. Comment peut-on, en effet, parler de l'importance des « facteurs » alors que sans politique capitaliste, l'économie capitaliste ne peut pas exister ? Poser la question de l'importance relative des a facteurs », cela équivaut à poser par exemple des questions comme celles-ci - Qu'est-ce qui est le plus important, le chien du fusil ou le canon ? le bras gauche ou la jambe droite ? Le ressort de la montre ou la roue dentée ? et ainsi de suite. On peut certes, dans certains cas dire qu'une chose est plus importante qu'une autre (il est par exemple hors de doute que l'économie est plus importante que la chorégraphie), mais dans d'autres cas on ne le peut pas. Cela vient de ce que dans tout système, il peut y avoir des parties également indispensables à l'existence du tout. Le chien du fusil est tout aussi important que le canon (dans un fusil à chien, bien entendu) ; quelquefois une infime vis dans un mécanisme est tout aussi importante que toute autre partie essentielle, car sans cette vis, notre mécanisme n'est pas un mécanisme. Nous arriverons au même résultat, si nous examinons, comme nous l'avons fait plus haut, le travail « super structural » comme partie de l'ensemble du travail social. Qu'est-ce qui est plus important pour l'industrie contemporaine, la métallurgie ou l'industrie minière ? La question est absurde : « toutes deux sont des plus importantes. » Qu'est-ce qui est le plus important, le travail directement matériel ou le travail de gestion d'une entreprise ? L'un est inconcevable sans l'autre pour des stades d'évolution déterminés. C'est donc un non-sens d'exposer les choses comme s'il s'agissait de « facteurs » ayant simplement une importance plus ou moins grande. C'est une position incorrecte, confuse et sans valeur de la question. « Dans l'histoire du développement de la science sociale, cette théorie (c'est-à-dire la théorie des facteurs. N. B.) a joué le même rôle que la théorie des diverses forces physiques en histoire naturelle. Les progrès de l'histoire naturelle ont conduit à la doctrine de l'unité de ces forces, à la doctrine moderne de l'énergie. De même les progrès de la science sociale devaient conduire au remplacement de la théorie des facteurs, ce fruit de l'analyse sociale, par un point de vue synthétique sur la vie sociale. » (N. Beltov-Plékhanov : De la conception matérialiste de l'histoire. p. 313). Ainsi il convient de rejeter la théorie des facteurs. Mais quel demeure alors le sens de la séparation entre la production matérielle et les superstructures ? Et comment faut-il alors comprendre leurs rapports réciproques ?

Il s'agit d'établir la différence de caractère entre les diverses fonctions. L'administration de la production joue un autre rôle que la production elle-même. Quel rôle ? Elle évite les frictions, atténue les contradictions, systématise et coordonne les divers éléments du travail ou pour employer une expression courante, met sur pied une règle déterminée de travail, un « ordre » déterminé. Et de même dans les autres domaines. Nous avons vu, par exemple, que la morale, lu mœurs et les normes coordonnent l'activité des hommes, les maintiennent dans certains cadres, de façon à empêcher la désagrégation de la société. De même, pour la science; cette branche du travail ne fait en dernière analyse (il s'agit des sciences naturelles) qu'ouvrir la voie au processus de production, en le réglant, en régularisant sa marche. Et la philosophie ? Elle aussi, nous avons déjà vu sa véritable signification, La répartition du travail entre les sciences engendre entre elles, diverses contradictions. C'est la philosophie qui les coordonne, qui leur apporte l'ordre et la cohésion, ou tout au moins s'efforce de leur apporter cet ordre.

Elle prend naissance dans les sciences comme l'administration de la production prend naissance dans la production prise en soi (et en ce sens, elle est un phénomène non pas « primaire », mais «secondaire », non pas « fondamental » mais « dérivé ») ; mais d'autre part, elle administre jusqu'à un certain degré les sciences, car elle leur apporte ce qu'on appelle un « point de vue général », ou une « méthode », etc.

Reprenons un exemple : le langage. Le langage, comme nous l'avons vu, prend nais­sance dans la production, évolue sous l'influence de l'évolution sociale, c'est-à-dire qu'il se détermine, dans son évolution, par les lois de l'évolution sociale. Mais en quoi consiste son rôle ? Il met d'accord ^(ou coordonne) l'activité des hommes : car la compréhension réciproque est bien l'aspect le plus simple de l'accord et de la coordination des rapports, des actes, partiellement des sentiments, etc.

Ces exemples suffisent pour faire ressortir le sens profond de la séparation établie entre le domaine de la production matérielle et le domaine du travail idéologique ou de tout autre rattaché aux « superstructures » ; leurs relations consistent en ceci, que le travail idéolo­gique, tout en étant un élément dérivé, est en même temps un principe régulateur. Par rapport à l'ensemble de la vie sociale, l'essentiel de cette différence est une différence de fonctions.

Ceci éclaire parfaitement la question de « l'influence en retour » des superstructures sur la base économique et sur les forces productives de la société. Elles-mêmes (les superstruc­tures) sont engendrées par les rapports économiques et par les forces productives qui déterminent ces rapports. Mais ont-elles de leur côté, une influence sur ces derniers ? Après ce qui a été dit plus haut, il est clair qu'elles ne peuvent pas ne pas en avoir. Elles peuvent être une force d'évolution, elles peuvent aussi, dans des conditions déterminées, être un obstacle à l'évo­lution. Mais d'une façon ou d'une autre, elles ont toujours une influence et sur la base économique et sur l'état des forces productives. En d'autres termes, entre les diverses séries de phénomènes sociaux il y a un processus incessant d'action réciproque. La cause et l'effet se substituent l'un à l'autre.

Mais si nous reconnaissons cette action réciproque, que deviennent alors les fonde­ments de la théorie marxiste ? Aussi bien le point de vue de l'action réciproque est-il celui de la plupart des savants bourgeois. Alors où est notre thèse, selon laquelle la base de l'analyse doit être donnée par les forces productives et les rapports de production ? Ne démolissons-nous pas de nos propres mains ce que nous avons édifié dans les pages précédentes ?

Ces doutes peuvent certes frapper un moment le lecteur. Mais ils ne sont pas fondés. Car, parmi toutes les actions réciproques, les influences entremêlées, etc., une chose reste immuable : à tout moment donné, la structure interne de la société est déterminée par les rapports de cette société avec le milieu extérieur, c'est-à-dire par l'état des forces productives matérielles sociales ; et ces transformations formelles sont déterminées par les mouvements des forces productives. La « théorie des actions réciproques » se borne à reconnaître ces actions réciproques. Elle ne va pas plus loin. Nous voyons bien que toutes les innombrables séries de faits qui se produisent à l'intérieur de la société, les influences s'entrecroisant à l'infini, les chocs, les interférences de forces et d'éléments de la société, que tout cela se produit dans des cadres généraux, donnés par les rapports entre la société et la nature. Libre à nos adversaires d'essayer de renverser cet état de fait, que Goethe connaissait déjà, en gros, lorsqu'il écrivait dans les Métamorphoses des Animaux :

Tous les membres se développent selon des lois éternelles, Et la forme la plus étrange garde au fond l'image originelle. Ainsi sa complexion détermine le genre de vie de l'animal, Et ce genre de vie, à son tour, agit sur toute complexion Considérablement. Ainsi apparaît fixe l'ordre de la création, Qui incline au changement sous l'action de l'être extérieur.

(Alle Glieder bilden sich aus nach ew'gen Gesetzen,

Und die seltenste Form bewahrt im Geheimen das Urbild.

Also bestimmt die Gestalt die Lebensweise des Tieres,

Und die Weise, zu leben; sie wirkt auf alle Gestalten

Mächtig zurück. So zeigt sich lest die geordnete Bildung,

Welche zum. Wechsel sich neigt durch äusserlich wirkende Wesen).

Cet état de choses est irrécusable. Et par ce seul fait, il est clair que l'analyse doit expressément partir des forces productives; que les interdépendances à l'infini entre les diverses parties de la société ne suppriment nullement la dépendance fondamentale, agissante « en fin de compte », la plus profonde de toutes, celle qui établit un lien d'effet à cause entre tous les phénomènes sociaux et l'évolution des forces productives; que la multiplicité des causes qui font sentir leur action dans la Société ne contredit nullement l'existence d'une loi unique de l'évolution sociale.

Nous ne pouvons citer ici toutes les objections des divers savants bourgeois ; leur nombre est légion. En fait ils remâchent toujours la même chose, d'une façon mortellement ennuyeuse. Nous donnerons pour exemple une des dernières tentatives « critiques ». Voici comment le professeur V.-M. Khvostov expose la doctrine de Marx : « Elle consiste, en gros (!), en ceci, que parmi tous les facteurs (!) Historiques, celui qui apparaît au premier plan est le facteur économique (!)... tous les autres phénomènes s'enchaînent sous l'influence unilatérale ( !) des rapports économiques. » (Professeur V.-M. Khvostov : Théorie du processus historique, p. 315). Après ce que nous avons dit, il est inutile de mettre en lumière la fidélité avec laquelle M. Khvostov expose la théorie de Marx. La vérité nous oblige à dire qu'il n'est point une exception. Au contraire, plus on dépense d'érudition à « réfuter » Marx, plus on révèle d'ignorance à l'exposer.

Et voici pour donner une idée de la « réfutation » (par le même professeur) : « Je pense (!) que le propre de l'homme est une grande variété d'aspirations. En premier lieu, il songe à la conservation de son être physique, et pour cela, entreprend certaines activités. En second lieu, il songe à la connaissance du monde qui l'entoure et de lui-même, et cette tendance est innée en lui, indépendamment de tout calcul matériel. En troisième lieu, l'homme a encore des besoins tels que, par exemple, l'aspiration au pouvoir, l'aspiration à la liberté. Il y a dans l'homme des besoins religieux, esthétiques, des besoins de sympathie pour autrui et d'autrui, etc. à (ibid. pages 319-320). Après cette vinaigrette de besoins, Monsieur Khvostov conclut « qu'une explication moniste (c'est-à-dire d'ensemble, partant d'une unité quelconque N. B.)... est impossible. » En attendant, ce seul exemple permet de montrer et toute l'absurdité de la position « khvostovienne » de la question (position extraordinairement répandue parmi les « savants » du monde entier), et la nécessité, précisément, d'une, explication moniste. Qu'est-ce en effet, sinon une dérision à la pensée scientifique, que d'attribuer à la religion, au pouvoir, etc., la qualité de catégories éternelles ? Il ne vient même pas à l'esprit de l'auteur de poser la question de leur explication. La religion existe dans le monde. Comment s'explique-t-elle ? Par un besoin religieux. Le pouvoir existe au monde. Pourquoi ? Eh bien voilà, parce que le besoin du pouvoir existe. Est-ce là autre chose que l'explication du sommeil par la « vertu dormitive » ? Est-ce que cela explique quoi que ce soit ? De cette façon-là, on peut, sans peine et sans penser une minute « expliquer » tout ce qu'on veut: l'État s'explique par le besoin d'un État, l'art, par le besoin d'art, le cirque, par le besoin de cirque, les explications à la Khvostov, par le besoin d'explications à la Khvostov, la marche à pied, par le besoin de marche à pied, et ainsi de suite à l'infini. Mais une pareille « théorie du processus historique » ne vaut pas un liard. « Le propre de l'homme est l'aspiration à la liberté » : mais ce n'est pas vrai ! Prenez Nicolas Il au moment de son règne. Est-ce que sa nature et la nature de sa classe le faisait « aspirer » à la liberté en général ? Évidemment non. Ainsi, cette noble aspiration n'est pas, en dépit de Khvostov, le propre de tous les hommes. Et dès que vous avez constaté cela, la question se pose aussitôt d'elle-même : pourquoi donc cette aspiration se trouve-t-elle chez certains hommes et non chez d'autres ? C'est alors que vous êtes amené à vous adresser - ô horreur ! - aux conditions de leur existence, etc. Il en est de même des autres « besoins variés » de Khvostov. En protestant contre une explication moniste ou d'ensemble, les savants bourgeois protestent en fait contre toute explication en général.

42. Les principes constitutifs de la vie sociale.[modifier le wikicode]

Nous arrivons maintenant à une question générale qui se présente à nos yeux après tous les raisonnements donnés plus haut. Voici en quoi consiste cette question. Nous avons vu que la psychologie, l'idéologie, l'éco­nomie sociale se distinguent par un certain nombre de traits typiques. N'est-il pas possible de saisir ces traits ? Ne peut-on pas dans ce chaos, dans cette véritable mer de phéno­mènes économiques, politiques, socio-psychologiques, idéologiques, extraire comme un noyau ce qui est fondamental, décisif, trouver ce qui constitue le trait distinctif d'un « mo­ment donné », d'une « époque » donnée ? Ne nous apparaîtra-t-il pas ici que le lien qui réunit entre eux tous les phénomènes sociaux se manifestera en ceci, que les différents phénomènes sociaux auront entre eux quelque chose de commun ? Nous avons bien vu que tous sont « en dernière analyse » déterminés par les forces productives et les rapports de production ? Alors, comment exprimer ce lien en quelques mots ? Et comment procéder à la solution de cette question ?

Prenons l'un des phénomènes les plus « subtils » et les plus complexes de la vie spiri­tuelle, l'art. Nous avons vu qu'à chaque époque donnée, il a son « style » spécial, c'est-à-dire un caractère particulier, exprimé en formes particulières. Ces formes particulières (rappelons-nous, par exemple, l'art égyptien) correspondent à un contenu particulier, ce contenu à une idéologie déterminée, cette idéologie à une psychologie déterminée, cette psy­cho­logie à une économie déterminée, cette économie enfin, à un degré défini de l'évolution des forces productives.

Mais si dans tous les domaines de la vie sociale, nous constatons un ensemble de formes déterminées, ne pouvons-nous pas parler du « style » de tous les domaines de la vie ? Certainement si. On peut parler du « style » de la science à tout aussi bon droit que du style de l'art. On peut parler d'un style de vie, c'est-à-dire de formes particulières typiques de cette vie (Cf. par exemple sur le « style » de la vie, Simmel : Philosophie de l'Argent, p. 480), on peut parler en un certain sens du style de l'économie sociale, et alors, sous le nom de style de cette économie on comprendra tout simplement ce que Marx appelle les « rapports de production », les modes de production, ou la « structure économique de la société ». De même que le style d'une construction quelconque se définit par la définition de l'assemblage des éléments qui la composent, de même le « style » de l'économie sociale s'exprime dans les particularités des rapports de production, dans «l'aspect et le mode particulier « de l'unification des éléments du tout social. (« L'aspect et le mode particulier de cette unification différencient les époques économiques particulières de la structure sociale ». K. Marx, Le Capital, T. II, p. 12). Mais à côté du « mode de production » (Produktionsweise), il y a aussi un « mode de représentation » (Vorstellungsweise, comme l'appelle Marx). C'est le « style » de l'idéologie générale d'une époque donnée, c'est-à-dire ce mode particulier d'assemblage des idées, des pensées, des sentiments, des images, qui est caractéristique d'une époque déterminée, cette « unité de formes (Gleichförmigkeit) de la pensée scienti­fi­que, de la conception du monde et de la conception de la vie (der Welt / und Lebensauffassung) » comme s'exprime le professeur Marbe (Cf. Karl Marbe : Die Gleichförmigkeit in der Welt. Untersuchungen zur Philosophie und positiven Wissenschaft (L'unité de formes dans le monde, Recherches de philosophie et de science positive.) Becksche Verlagsbuchhandlung, Munich 1916, p. 86).

Ainsi, nous sommes amenés à mettre en regard l'un de l'autre le « mode de production » d'un côté, et le « mode de représentation » de l'autre. En d'autres termes : nous sommes amenés à mettre en regard le « style » économique d'une société donnée et son « style » idéologique. Une pareille confrontation est-elle admissible ? De tout ce que nous avons vu dans notre examen des superstructures en général et des idéologies en particulier, il découle d'une façon absolument indiscutable que nous avons pleinement le droit de procéder à cette confrontation.

Éclairons-nous d'un exemple. Prenons la société féodale. Son « style » économique peut être exprimé par le principe d'une solide hiérarchie, ou, ce qui revient au même, par l'idée du rang. Voici comment Marx caractérise le féodalisme : « Au lieu de l'homme indépendant, nous trouvons ici chaque individu en état de dépendance, les serfs comme les propriétaires terriens, les vassaux comme les seigneurs, les laïcs comme les clercs. La dépendance personnelle caractérise d'une façon tout aussi décisive les rapports sociaux de la production matérielle que les (autres) sphères de vie établies sur cette production. » (Capital, T. I., p. 43). Ces caractères de l'économie et des autres « sphères de vie » constituent préci­sé­ment le « style » d'une époque. Dépendance hiérarchique (rang) dans l’économie ; dépen­dance hiérarchique dans les autres « sphères de vie »; « style » hiérarchique de toute l'acti­vité intellectuelle. N'avons-nous pas vu en effet que tout l'état d'esprit des hommes était à cette époque imprégné de religion ? Et la religion est bien un système d'idées où tout s'explique par le mode de la hiérarchie, par le rang. La science est pénétrée de l'idée de rang, l'art est pénétré de l'idée de rang, qui trouve son expression jusque dans le style de cet art. Le rang, voilà le « style » de toute la vie de cette époque. Jusque dans l'unité de ce style on voit la dépen­dance du « mode de représentation » à l'égard du « mode de production », du « système des idées », du « système des personnes » lequel est à son tour déterminé par le « système des choses », c'est-à-dire par les forces productives matérielles de la société. Eh bien, ce qui constitue le pivot d'un « style », comme à un moment donné la hiérarchie ou le rang, c'est là ce qu'on peut appeler un principe constitutif de la vie sociale. Nous voyons qu'il a pour base les rapports de production.

Cette unité du « style » de vie saute tellement aux yeux, qu'une série de savants même bourgeois souscrivent entièrement à cette idée. C'est ainsi par exemple, que Karl Lamprecht édifie une doctrine de la « dominante », c'est-à-dire du type dominant de psychologie, lequel change avec les conditions de chaque époque; l'ancienne dominante disparaît et une nouvelle apparaît, un nouveau « style de vie » se constitue (Karl Lamprecht : La science moderne de l'histoire, 3° édit., Berlin 1920).

Si on le rattache à la question des principes constitutifs, il est assez facile de résoudre le problème posé par Hammacher. Ce savant élève contre la théorie du matérialisme historique l'objection principale que voici : « Il reste toujours le problème de savoir pourquoi seuls les rapports économiques trouvent accès à l'âme de l'histoire». (Émile Hammacher : Das philoso­phischoekonomische System des Marxismus Le système philosophico-économique du marxisme). Leipzig, Duncker & Humblot, 1909, p. 178). Cette énigme est simple à résoudre. Ce qui a une influence sur les gens, ce ne sont pas seulement les événements économiques, mais tout ce qui se trouve dans la sphère de leur expérience.

Or, les principes constitutifs généraux sont déterminés par les rapports de production, qui par suite se « reflètent » aussi dans les domaines idéologiques. C'est dans la religion qu'on peut le mieux le constater. Évidemment, la lumière du soleil, le tonnerre, la mort, le sommeil et tous les autres phénomènes, tout cela avait accès à l'âme de l'histoire ». Mais l'idée de divinité, de force supérieure », du « rang » n'apparaissait dans la représentation du monde qu'avec l'apparition du rang dans la vie sociale. C'est dans ce cadre que s'inséraient tous les phénomènes « correspondants », au nombre desquels le sommeil et la mort. Ou bien, dans les despoties sanglantes, le dieu principal était souvent le dieu de la guerre. Parce qu'il était le dieu de la guerre, il devenait de ce fait même aussi le dieu du tonnerre et de l'éclair, en tant que forces les plus effrayantes, les plus ( guerrières » de la nature ; l'orage et les phénomènes semblables produisaient une impression sur « l'âme de l'histoire » mais la forme était donnée par les cadres des rapports sociaux. On peut demander pourquoi les rapports sociaux conditionnent une forme déterminée ? D'où provient cette connexion interne ? C'est très simple. Cela provient de ce que le milieu social a dans les rapports de production son fondement vital. « ... L'unité de forme des phénomènes psychiques peut être rapportée à l'unité de forme des conditions de ces phénomènes. » Une série de faits de ce domaine « apparaissent comme des produits de la civilisation. Huber a montré que, dans des expériences faites au sujet des associations d'idées, la qualité des mots-réactions entre autres dépend de la profession et des habitudes de vie des personnes soumises à l'expérience. » (K. Marbe, op. cit, p. 52) : c'est-à-dire que les réponses données à des questions identiques (par exemple dire un mot, n'importe lequel) dépendaient du genre de vie des personnes questionnées. Est-il étonnant après cela que la psychologie et l'idéologie sociale dépendent du « mode de production de la vie matérielle », et avec lui, des forces productives ?

43. Types de structures économiques et types divers de sociétés.[modifier le wikicode]

En examinant la question de la société, nous nous heurtons à des types historiques définis de sociétés. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu'il n'existe pas de société « en général »; qu'en réalité une société existe toujours sous une enveloppe historique déterminée quelconque; qu'elle porte l'uniforme de son temps. C'est tout à fait compréhensible. Nous savons qu'une société (n'importe quelle société) est un ensemble de gens exerçant les uns sur les autres une action réciproque constante ; ces innombrables influences réciproques ont pour base les relations que crée entre ces gens le travail, le système de rapports de production, si l'on prend ces relations et ces influences mutuelles à tout instant donné. Mais ce système de rapports de production est constitué par un ensemble de gens disposés d'une manière définie, de gens que n'unit pas simplement le lien du travail, mais un type déterminé de lien de travail.

Il est donc clair que la société n'existe que sur une base de travail définie ; et comme à cette base définie, à ce « mode de production » défini correspond aussi un « mode de représentation a défini, il est également compréhensible que c'est cela même qui donne aussi le type de toute société, d'une société dans son ensemble, et non pas seulement dans sa partie de production matérielle ou économique. La technique d'une société est liée avec le mode de production, le mode de production avec le mode de représentation, et cette union du système matériel, du système humain et du système spirituel fait d'une société un type social bien déterminé. De même que dans le règne animal nous distinguons diverses espèces d'ani­maux, divers genres, diverses familles, etc., de même en sociologie, nous distinguons divers genres de sociétés. De cela nous avons déjà maintes fois parlé plus haut. Mais il nous faut souligner ici l'idée fondamentale de ce paragraphe, à savoir que cette différence entre les « genres » sociaux, les types de société, peut être saisie sans peine non seulement dans la sphère économique, mais dans n'importe quelle série de phénomènes sociaux. Un type de société peut être signalé et d'après son idéologie, et d'après son économie. De l'art féodal on peut conclure aux rapports de production féodaux, des rapports de production féodaux on peut conclure à l'art féodal ou à la religion féodale, ou au caractère de la psychologie féodale en général, etc., et de même dans tous les cas. C'est pourquoi, par exemple, en déchiffrant n'importe quels monuments littéraires mis au jour par les archéologues, nous pouvons nous représenter les divers aspects de la vie des peuples disparus, imaginer leur genre de vie. En lisant le code d'Hammourabi, nous ressuscitons la vie économique de Babylone, d'après l'Iliade et l'Odyssée nous pouvons juger de l'histoire de la Grèce homérique, et ainsi de suite.

Ainsi, les formes historiques de la société, le caractère de détermination de ces formes, concernent non seulement la base économique, mais tout l'ensemble des phénomènes sociaux, car la structure économique détermine et la structure politique, et la structure idéolo­gique. Un terme étant donné, l'autre l'est aussi. Il ne s'ensuit évidemment pas qu'un type de société soit séparé de l'autre, par des frontières si tranchées qu'elles ne laissent place à aucun élément commun à ces sociétés différentes. « Les étroites lignes-frontières de l'abstraction séparent aussi peu les époques de l'histoire de la société humaine, que les époques de l'histoire de la terre » (Capital, T. I.). Au contraire, la vie réelle nous montre dans chaque type social, à chaque nouvelle structure sociale, des restes des anciennes formations économiques parfois très considérables et jouant un très grand rôle. Si nous prenons par exemple, la société capitaliste contemporaine, nous trouverons une masse de vestiges des anciennes institutions économiques. Toute l'importante couche paysanne avec son économie parti­culière est, essentiellement, un reste de l'époque féodale ; de même l'artisanat, etc. Le capitalisme « pur » suppose une bourgeoisie et un prolétariat, et ne suppose ni paysans, ni artisans, ni rien de semblable. Dès lors, si dans la structure économique une pareille « pureté » ne peut exister, il va de soi que dans le domaine idéologique aussi il y aura inévitablement un certain «mélange d'idées ». En d'autres termes on peut trouver dans la société capitaliste autant qu'on veut de traces de l'idéologie féodale, par exemple dans l'aristocratie terrienne et la paysannerie, dans les « classes rurales », qui s'appuient sur les anciens rapports agraires, où se sont encore conservés un certain nombre de traits antiques. « ... Il est supposé dans la théorie (il s'agit ici de la théorie de l'économie capitaliste, N. B.) que les lois du mode de production capitaliste se développent dans leur pureté. Mais en réalité, on n'a jamais qu'une approximation et cette approximation est d'autant plus grande que le mode capitaliste de production est plus développé et que l'enchevêtrement avec les vestiges des états économiques précédents disparaît davantage. » (Le Capital, T. III, p. 154). En même temps que l'entrelacement des formes économiques, il y aura aussi, fatalement, entrelacement des formes idéologiques. Voilà pourquoi il n'y a jamais ni « mode de produc­tion » absolument unique, ni, à plus forte raison, « mode de représentation » absolument unique (nous disons « à plus forte raison » parce que le « mode de représentation » est différent dans les différentes classes, même appartenant à une seule et même culture économique prise dans sa pureté virginale). Cependant, il ne s'ensuit nullement que nous ne puissions ou ne devions pas distinguer divers types de rapports de production et de formes idéologiques. Car, dans n'importe quelle société existant en réalité, il y a toujours un type dominant déterminé de rapports de production, et par conséquent, un « mode de représen­tation » déterminé dominant. C'est donc avec raison que W. Sombart dit : « Je distingue une époque dans la vie économique, d'après l'esprit de la vie économique, à condition qu'un esprit déterminé soit réellement dominant à un moment donné. » (W. Sombart, Le Bourgeois, p. 6).

Exactement de même, Marx, parlait, au sujet du capitalisme, d'une « forme sociale dans laquelle domine le mode capitaliste de production. » (Cf. Théories sur la plus-value, T. I., p. 424). De même qu'en géologie nous distinguons le singe de l'homme, malgré leurs traits de ressemblance, de même dans l'examen des formes sociales, nous distinguons une forme de l'autre, malgré leurs traits communs, et bien que dans les formes « supérieures » nous rencontrions même souvent des restes parfaitement inutiles, incompréhensibles à première vue, des anciens aspects (ce qu'on appelle des « rudiments »).

Dans le troisième chapitre de ce livre, nous avons déjà indiqué que dans l'examen de la société, il est indispensable de discerner sa forme sociale, qui a sa racine dans les particularités de la structure économique. Ce point de vue a plus d'une fois provoqué les protestations de la science bourgeoise officielle, à qui déplaisait toute idée de réédification radicale des rapports sociaux. Les savants bourgeois reconnaissent eux-mêmes maintenant que c'est bien là le nœud de la question. Ainsi, le Dr. Bernard Odenbreit écrit : « Marx, comme c'est tout à fait naturel pour un « révolutionnaire », considérait d'une façon particulièrement aiguë le caractère historique transitoire des constitutions sociales. À cette vue générale dans le domaine des sciences sociales se joint une connaissance consciemment critique du domaine plus étroit de l'économie politique... » (Plenge : Staatswirtschaftliche Beiträge (Contribution à la science politique), 1er cahier : B. Odenbreit : La théorie comparative de l'industrie dans K. Marx, Essen, édit. Baedeker, 1919, p. 15). Nous y sommes ! Considérer « d'une façon aiguë ce qui se transforme, cela ne se trouve forcément que chez les révolutionnaires ». C'est ici, comme nous le savons, l'une des principales causes de la prééminence des sciences sociales du prolétariat révolutionnaire sur les sciences sociales de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.

Si nous prenons la plus ancienne des formes connues de société, qu'on appelle le Communisme primitif, nous verrons qu'à son type de rapports de production, où « l'indi­vidualité » travailleuse n'est pas encore séparée de la « horde », correspondent aussi ses « formes de conscience »: pas de religion, pas d'idée de rang, pas même d'idée de person­nalité, de séparé, de particulier, d'individuel. Mais considérons la Société féodale, « dont les traits essentiels sont, d'une part, le morcellement du pays en une quantité de fiefs indépen­dants, de principautés, et de seigneuries privilégiées, et d'autre part, l'union de ces fiefs par des liens contractuels de vassalité » (N.-P. Silvanski : Le Féodalisme dans l'ancienne Russie, Saint-Pétersbourg, 1907, p. 45). Ici, le style de l'économie a le caractère hiérar­chique, le style de la « politique » a le même caractère, le « style » de l'idéologie également. Comme nous l'avons déjà vu, partout domine l'idée du rang. À la base se trouve la grosse propriété foncière (« nulle terre sans seigneur à, tel est l'adage qui caractérise cet édifice économique), immobile et figée. Les liens économiques sont des liens entre propriétaires et serfs ; ils sont fixes, immobiles, immuables du point de vue des membres de la société féodale ; tout est « attaché », « rivé » à sa place dans le système hiérarchique : « Où la chè­vre est attachée, elle broute ». Et de même dans la superstructure politique, qui reflétait ces rapports de production.

« La tendance hiérarchisante de la vie féodale a été érigée en théorie et en système par les juristes du XIIIe siècle (il s'agit ici du féodalisme européen, N. B.)... Les prédicateurs voient facilement une division horizontale de la société considérée comme un tout, même si elle se divise en seigneurs et en valets. Ils rappellent aux serfs les paroles de l'apôtre, ordonnant aux esclaves d'obéir à leur maître. Dieu a mis sur la terre des «rois, des dues et d'autres gens, à qui il a ordonné de commander aux autres. Ils ont été placés par Dieu, afin que les petits dépendent des forts. » (L.-N. Karsavine : La Culture du moyen-âge, Petrograd, 1918). Toute la conception du monde est religieuse, c'est-à-dire pénétrée du principe de rang, nu, comme on dit encore, « autoritaire »; de là son immobilité, son traditionalisme; la science est, avant tout, une interprétation de la tradition et de l'Écriture Sainte; l'art est « divin » et exalte dans sa forme et son contenu les forces « supérieures », célestes et terrestres; la morale dominante, la coutume, est une morale de fidélité féale, d'orgueil nobi­liaire, de culte du glorieux souvenir des ancêtres, de respect à la « bonne naissance » et à la « noble extraction »; « quod licet Jovi, non licet bovi », ce qui est permis à Jupiter n'est pas permis à un bœuf. En un mot, nous avons sous les yeux un « mode » social particulier, une forme particulière de société, depuis sa base économique jusque et y compris les formes les plus « élevées » de la conscience sociale.

Considérons maintenant la société capitaliste. Sa base économique est constituée par un tout autre genre de rapports. « L'opposition entre la puissance de la propriété foncière, reposant sur les relations personnelles entre les seigneurs et les serfs (Knechtschafts und Herrschaftsverhältnissen), et la puissance impersonnelle de l'argent est clairement exprimée dans les deux dictons français : a Nulle terre sans seigneur ». « L'argent n'a pas de maître ». (Marx, Capital, I). Cette thèse de Marx nous révèle une des dépendances économiques fonda­mentales de la société capitaliste, à savoir le lien qui unit les entreprises par l'inter­mé­diaire du marché, et qui donne naissance à la puissance impersonnelle de ce marché, et à la puissance impersonnelle, « abstraite » de l'argent. Cependant, la chose a encore un autre aspect. La puissance sociale impersonnelle de l'argent trans­formé en capital trouve malgré tout, un maître, dans la mesure où la simple production de marchandise se transforme en production capitaliste.

« De même que dans l'or sont effacées toutes les différences qualitatives des marchan­dises, de même l’or a son tour, tel un leveller [7] radical, efface toutes différences. Mais l'argent est lui-même une marchandise, une chose palpable, pouvant devenir la propriété de chacun. Cette force sociale devient de la sorte la force particulière d'un homme en parti­culier ». (Capital, T.I., chapitre sur la monnaie, paragraphe sur la thésaurisation). De là découle le second trait de l'économie de la société capitaliste, son caractère de hiérarchie. Ce trait est lui aussi brillamment mis en lumière par Marx. Il écrit dans le chapitre sur le travail collectif (Capital, T. I.) : « La direction capitaliste est, quant à sa forme, despotique. Au fur et à mesure que le travail collectif se développe sur une plus grande échelle, ce despotisme revêt des formes particulières et adéquates... Le capitaliste est libéré de tout travail manuel dès que son capital atteint cette grandeur minima à partir de laquelle devient possible la production capitaliste au sens propre du terme. De même, la surveillance directe et constante des ouvriers isolés ou des groupes d'ouvriers, passe dès lors à une catégorie particulière d'ouvriers salariés. Tout comme une armée a besoin d'une hiérarchie (souligné par nous, N. B.) de supérieurs militaires, une masse d'ouvriers réunis dans un travail commun sous le commandement d'un seul et même capital, a besoin d'offi­ciers supérieurs, industriels (administrateurs, managers), et de sous-officiers (surveillants, contremaîtres, foremen, overlookers.), qui, pendant le procès du travail, dirigent au nom du capital. Le travail de surveillance s'attache à eux comme leur fonction exclusive. »

Ainsi, le mode de production capitaliste porte un double caractère : d'une part, c'est un ensemble « d'entreprises » séparées, particulières, reliées entre elles par le lien anarchique du marché et de l'échange, et où la puissance élémentaire du marché domine toute entreprise particulière ; d'autre part, c'est un système hiérarchique de « commandement du capital ». Rien d'étonnant que sur la base d'un tel mode de production prenne naissance le mode de représentation correspondant. Son « style » doit refléter en lui ce double caractère. En effet, le « mode de représentation » du monde capitaliste se caractérise, d'une part, par ce que Marx a appelé le fétichisme de la marchandise, et d'autre part par ce même principe du « rang » que nous avons observé aussi dans la société féodale. L'assemblage de ces deux « principes constitutifs » nous donne le style fondamental du « mode de représentation » qui prévaut dans le monde capitaliste.

Qu'est-ce que le fétichisme de la marchandise ?

Dans la société capitaliste-mercantile, l'entreprise travaille « indépendamment » pour un marché inconnu. Au fond, chaque travail est ici une particule du travail social, et toutes les particules dépendent les unes des autres. Mais ceci se passe de telle manière, que le lien social entre les hommes, qui travaillent, en fait les uns pour les autres, échappe aux yeux humains. Si nous avions en face de nous une société socialiste, où tout marche conformé­ment à un plan, il serait clair alors pour tous que les hommes travaillent les uns pour les autres, que chaque aspect séparé du travail n'est qu'une particule de l'ensemble du travail social, etc. Les rapports entre les hommes seraient clairs, aucun brouillard ne les masquerait, mais il n'en est pas ainsi dans le monde capitaliste. Ici, ce lien de travail entre les hommes est invisible, il est caché aux hommes. Par quoi est-il caché ? Par la cohue du marché. Sur le marché, les marchandises passent, s'achètent et se vendent. Mais ce ne sont pas les hom­mes qui, rationnellement, dominent le marché, c'est le marché qui, avec ses prix, domi­ne les hommes. Les hommes voient le mouvement des choses, et, cependant, ils ne compren­nent pas qu'ils travaillent les uns pour les autres, qu'ils sont tous liés par le lien général du travail. Ce lien de travail qui les unit leur apparaît sous l'aspect particulier de l'extraordinaire puissance des choses, des marchandises, sous l'aspect de la « valeur » de ces marchandises. Les rapports entre les hommes leur semblent des rapports entre les choses. C'est là le féti­chis­me de la marchandise, cette attribution aux choses de propriétés extraor­di­naires, tandis que leur mouvement dissimule en réalité le travail mutuel des hommes. Ce fétichisme, par lequel « des relations sociales définies entre les hommes... prennent à leurs yeux la forme fantastique de relations entre les choses » (Marx), qui constitue la particularité distinctive du a mode de représentation » capitaliste. Nous avons déjà vu comment les savants, artistes, philosophes, etc., de la classe bourgeoise se révoltent lorsqu'on parle des racines sociales de la science, de l'art et de la philosophie. Ils sont fétichistes jusqu'à la moelle des os ; car ils ne voient pas le lien social ; ils ne peuvent pas comprendre que leur travail divin, inspiré est, lui aussi, une part de l'ensemble du travail social.

Le fétichisme du monde capitaliste apparaît avec un relief singulier dans le domaine de ce qu'on appelle les normes morales ou l' « éthique », dont les savants professeurs aiment par-des­sus tout à disserter. Nous avons déjà expliqué que les Dormes éthiques sont des règles de conduite indispensables à la vie de la société, ou de la classe, ou du groupe professionnel, etc. Elles ont la signification de règles auxiliaires sociales indispensables. Cependant, dans la société fétichiste, cette signification humaine et sociale qu'elles ont n'est pas consciente. Au contraire, ces normes, c'est-à-dire ces règles techniques de conduite apparaissent comme un « devoir » suspendu sur les hommes comme une sorte de force extérieure, quasi divine, de contrainte : cet inévitable fétichisme éthique est très bien exprimé par le génial philosophe bourgeois Emmanuel Kant, dans sa théorie de l' « impératif catégorique »,

C'est d'une tout autre façon que le prolétariat doit voir la chose. Il ne peut pas se faire le héraut du fétichisme capitaliste. Pour lui, les normes de sa conduite sont des règles d'une même valeur technique que celles auxquelles obéit le menuisier pour faire un tabouret. Quand le menuisier veut faire un tabouret, il rabote, il scie, il assemble, etc. Cela découle du processus même de son travail. Il ne va pas s'occuper des règles de préparation du bois, ou de quoi que ce soit d'étranger à lui, pris dans un domaine autre que le sien. De même le prolétariat dans sa lutte sociale. S'il veut conquérir le communisme, il lui faut faire ceci et ceci, exactement comme le menuisier qui veut faire un tabouret. Et tout ce qui est conforme avec ce but doit être fait. L' « éthique » se transforme peu à peu pour le prolétariat en simples règles techniques de conduite, facilement compréhensibles et nécessaires pour arriver au communisme qui, ainsi, cessent d'être une éthique. Car c'est l'essence même de l'éthique d'être un ensemble de règles dissimulées sous une enveloppe fétichiste. Le fétichisme est l'essence de l'éthique. Là où dispa­raît ce fétichisme, l'éthique disparaît aussi. Il ne viendra par exemple à l'esprit de personne de qualifier le statut d'une coopérative ou d'un parti d' « éthique » ou de « moral ». Ceci parce qu'en ce cas, chacun saisit le sens humain de ce statut. L'éthique, elle, suppose un brouillard fétichiste, où plus d'un perd sa route. Ainsi le prolétariat a besoin de normes de conduite et très précises, mais il n'a nul besoin d' « éthique », c'est-à-dire de sauce fétichiste pour un mets utile. Il va de soi que le prolétariat lui-même ne se libérera pas d'un seul coup du fétichisme de la société mercantile dans laquelle il vit. Mais c'est là une autre question.

Le fétichisme de l'idéologie capitaliste-mercantile se combine avec le principe du « rang », et ces deux principes constitutifs fondamentaux constituent le pivot du mode de représentation capitaliste, le cadre dans lequel s'insère son contenu idéologique. Ainsi la société capitaliste est, elle aussi, une espèce de société, avec des traits particuliers, caractéris­ti­ques, à tous les « étages » de la vie sociale, jusque et y comprises les plus hautes cons­tructions idéologiques. Ainsi un type de structure économique suppose aussi un type de structure sociale et politique et un type de structure idéologique. La société a un « style » fondamental dans toutes les manifestations dominantes de sa vie.

44. Caractère contradictoire de l'évolution ; équilibre "extérieur" et équilibre " interne" de la société.[modifier le wikicode]

Nous avons examiné dans les paragraphes précédents, les phénomènes d'équilibre social. Mais ce faisant, nous ne devons pas perdre un instant de vue cette circonstance, qu'il s'agit d'un équilibre instable, c'est-à-dire d'un état de choses tel que l'équilibre se rompt constamment, pour se rétablir sur une autre base, se rompre de nouveau, etc. En d'autres termes, nous avons devant nous un processus contradictoire ; nous avons devant nous, non pas un état de repos ni un état d'adaptation absolue, mais une lutte de contradictions, un processus dialectique de mouvement. Par suite, lorsque nous examinons la structure de la société, c'est-à-dire les rapports entre ses parties, nous ne devons absolument pas nous représenter quelque harmonie parfaite entre ces parties. Car toute structure a ses contradictions, et dans toute forme sociale, fondée sur les classes, ces contradictions sont singulièrement fortes. Cependant, ceux des sociologues bourgeois qui voient le lien unissant entre eux les divers phénomènes sociaux, ne comprennent absolument pas le caractère de contradiction interne des formes sociales.

Toute l'école du « fondateur » de la sociologie bourgeoise, Auguste Comte est particu­liè­rement curieuse sous ce rapport. Il y a chez lui un lien entre tous les phénomènes sociaux (ce qu'il appelle le « consensus »), et c'est ce lien qui constitue « l'ordre ». Mais les contra­dictions de cet « ordre », et en particulier celles de ces contradictions qui mènent cet « or­dre » à l'inévitable débâcle, ne sont pas analysées par lui. Au contraire, pour les partisans du matérialisme dialectique, ce côté de la question est l'un des plus essentiels, sinon le plus essentiel. Car, comme nous le savons déjà, les contradictions d'un système donné sont précisément ce qui le met en mouvement, ce qui conduit à un changement de formes, à un bouleversement, à une transformation originale des aspects dans le processus du développe­ment ou de la décadence sociale.

En examinant la structure sociale, nous avons vu que ses changements sont liés aux changements des rapports existant entre la société et la nature. Nous avons appelé ce dernier équilibre : équilibre extérieur, tandis que nous donnions à l'équilibre entre les divers ordres de phénomènes sociaux, le nom d'équilibre interne de la société. Si maintenant nous considérons toute la société du point de vue du caractère de contradiction de l'évo­lution, une série de problèmes surgiront alors devant nous : tout d'abord nous verrons que chaque ordre de phénomènes sociaux porte en lui ses contradictions (par exemple, dans l'économie, contradictions entre les diverses fonctions du travail; dans la structure sociale et politique, contradictions entre les classes; dans l'idéologie, contradictions entre les systèmes idéologi­ques des classes, etc., sans parler d'une série d'autres contradictions); puis nous distingue­rons sans peine les contradictions entre l'économie et la politique (lorsque par exemple les normes juridiques « retardent » sur l'évolution économique, et que, mettons, une « réforme » quelconque devient urgente; entre « l'économie et l'idéologie, entre la psycho­logie et l'idéo­logie (lorsque par exemple le besoin se fait sentir de quelque chose de nouveau, et que ce quelque chose de nouveau ne s'est pas encore constitué, fondu dans une forme idéologique), entre la science et la philosophie, etc. Ce sont là des contradictions entre des ordres diffé­rents de phénomènes sociaux. Les secondes comme les premières se rapportent à l'équilibre interne. Mais il y a aussi contradiction entre la société et la nature, rupture d'équilibre entre la société et le milieu ambiant, trouvant son expression dans les mouvements des forces productives. C'est là le domaine de l'équilibre extérieur. Nous savons déjà qu'il y a encore un cas extrêmement important de contradiction. C'est la contradiction entre le mouvement des forces productives et la structure sociale et économique (et toute autre sorte de structure avec elle) de la société. Ici entrent en conflit et les rapports qui existent entre la société et la nature, et les rapports qui se sont constitués à l'intérieur de la société. Il n'est pas difficile de voir que ce conflit, cette contradiction, doit inéluctablement jouer un rôle tout à fait essentiel dans la vie des sociétés, car elle ébranle les « fondements de l'édifice existant », les « pi­liers » sur lesquels repose un ordre de choses donné.

Nous n'avons fait ici qu'indiquer les principales questions que posent les contradictions sociales. L'étude de ces questions fera l'objet du chapitre suivant, où nous examinerons la société dans son mouvement ; jusqu'à présent nous avons principalement étudié la structure de la société, la structure d'une forme sociale donnée. Il nous restera à parler maintenant avant tout des passages d'une « texture à, d'une structure à une autre. Et il importe ici de souligner encore une fois, que la loi de l'équilibre social est la loi d'un équilibre instable, qui, non seulement suppose des antagonismes, n'exclut pas, mais tout au contraire, suppose des contradictions, des défauts d'adaptation, des conflits, la lutte, et - ce qui est particulièrement important - l'inéluctabilité, dans des conditions déterminées, de catastrophes et de révolutions. Notre théorie marxiste est une théorie révolutionnaire.


BIBLIOGRAPHIE DU SIXIÈME CHAPITRE

MARX : Le Capital, en particulier le tome I. - Du même, Introduction à la critique de l'économie politique. –

KAUTSKY : Préface au livre de Salvioli sur le capitalisme dans le monde antique. –

LÉNINE : L'État et la Révolution. –

ENGELS : L'Origine de la Famille, etc. –

ALEXANDROV : État, bureaucratie, absolutisme (en russe). –

KORSAK : Société juridique et société travailliste dans «Esquisses de philosophie réaliste » (en russe). –

KAUTSKY : L'éthique et la conception matérialiste de l'histoire. –

CUNOW : L'Origine de la religion (en russe). –

KAUTSKY : L'Origine du Christianisme (le monde antique, judaïsme et christianisme). - Travaux de Stepanov sur la religion (en russe). –

POKROVSKY : Essais sur l'histoire de la civilisation russe (en russe). –

ENGELS : Du matérialisme historique. –

PLÉKHANOV : Articles sur l'art dans les recueils « Vingt ans», « Critique de nos critiques», etc. - Travaux de Lounatcharsky, P.-S. Kohan, W.-M. Fritsche (en russe). –

K. BUCHER : Travail et rythme. –

B. ODENBREIT : La théorie comparative de l'industrie dans K. Marx (en allemand) (excellent recueil de citations de Marx sur les types de sociétés). –

A. BOGDANOV : Précis de science idéologique (en russe). –

CUNOW : La théorie historique, sociologique et politique de Marx (deux volumes en allemand).

  1. Les connaissances et les forces humaines coïncident.
  2. Ce qui à l'examen apparaît comme une cause, devient une règle dans l'action.
  3. L'ignorance de la cause détruit les résultats.
  4. Langue des premiers habitants connus de la Chaldée.
  5. Cunow aurait bien fait de s'en souvenir, lorsqu'il étudie la question des forcés productives.
  6. Soter, en grec « sauveur ». M. Weber parle des causes où parmi les opprimés, se créait tout un système religieux et politique d'idées sur « l'affranchissement du monde », sur le « salut », sur la libération de tous les maux sociaux, sur la règle de Dieu sur la terre. Ces vœux et désirs des classes opprimées prenaient précisément le caractère d'une « sotériologie », c'est-à-dire d'une doctrine de salut et de « terre promise ». N. B.
  7. Leveller (niveleur), nom donné aux révolutionnaires anglais.