Ch. VII : Rupture et rétablissement de l'équilibre social

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45. Le processus des changements sociaux et les forces productives.[modifier le wikicode]

Le processus des changements sociaux est, comme nous le savons, en liaison avec le changement d'état des forces productives. Ce mouvement des forces productives, ainsi que le mouvement et le regroupement de tous les éléments de la société qui lui sont liés, n'est rien d'autre qu'un processus de perpétuelle rupture de l'équilibre social et de son perpétuel rétablissement. En effet, supposons un mouvement progressif des forces productives. Qu'implique-t-il ? Il implique d'abord et avant tout qu'entre la technique sociale et l'économie sociale, une contra­dic­tion prend naissance : le système sort de son équilibre. Les forces productives ont reçu un cer­tain appoint. D'où : un certain regroupement des hommes doit avoir lieu. Pourquoi ? Parce qu'autrement, il n'y a pas d'équilibre, c'est-à-dire que le système ne peut persister long­temps sous cette forme. Cette contradiction se résout. Comment ? Précisément par ce fait, que ce regroupement des hommes se produit ; l'économie « s'adapte » à l'état des forces productives, à la technique sociale. Mais le regroupement des hommes dans le processus économique suppose nécessairement aussi leur regroupement dans la structure sociale et politique de la société (une autre combinaison des partis, une autre combinaison de leur pouvoir, etc.) ; puis la même circonstance provoque nécessairement aussi le changement des normes (juridiques, morales et autres). Car ce n'est que par ce moyen que se résout la contradiction, ou, ce qui revient au même, que se rétablit l'équilibre entre le système des hommes et le système de ces normes. Or, il en est de même pour toute la psychologie de la société et pour toute son idéologie. C'est ce qu'a très bien formulé Plékhanov : « C'est par l'apparition, le changement et la destruction des associations d'idées sous l'influence de l'apparition, du changement et de la destruction de certaines combinaisons des forces sociales que s'explique dans une mesure considérable l'histoire des idéologies. » (N. Beltov : De la compréhension matérialiste de l'histoire, « Critique de nos critiques », 333. Souligné par l'auteur). La nouvelle « combinaison » des hommes entre en conflit avec la vieille combinaison des idées (avec les anciennes associations d'idées). Ici c'est l'équilibre intérieur qui est rompu. Il se rétablit sur une nouvelle base, lorsqu'apparaît une nouvelle combinaison d'idées, c'est-à-dire que la psychologie sociale et l'idéologie sociale se mettent d'accord pour que l'équilibre soit de nouveau rompu et ainsi de suite.

Ici se pose une question très importante, tant au point de vue théorique que pratique.

Nous pouvons, en effet, nous imaginer sous deux formes le rétablissement de l'équilibre social : sous forme d'une adaptation lente (évolutive) des éléments de l'ensemble social, ou sous forme de brusques bouleversements. L'histoire nous apprend qu'il y a eu et qu'il y a des révolutions. Ce sont des faits historiques. Quand donc se produisent-ils ? Quand y a-t-il lente accommodation réciproque des divers éléments de la société, et quand y a-t-il explosion ? Où est le fond de ce conflit, de cette collision qui s'exprime en une révolution ?

En liaison avec cette question se pose toute la série des problèmes de la dynamique sociale. En effet, nous savons que toute société quelle qu'elle soit est en processus d'inces­santes transformations, de regroupements intérieurs, de changements de forme et de contenu, etc. Nous savons que ce processus est lié à l'évolution des forces productives. Cependant, nous constatons d'une part des changements dans les limites d'une seule et même structure sociale et de l'autre passage d'une « espèce » de société à une autre, substitution d'un « mode de production » à un autre « mode de production ». Quand l'un ou l'autre de ces phénomènes se produit-il nécessairement ? Il faut aussi répondre à cette question.

On trouve chez Marx dans la Critique de l'Économie politique, une description géné­rale du processus du mouvement social. Voici comment il décrit ce processus :

« À un certain stade de leur évolution les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production en vigueur, ou, ce qui est l'expression juri­dique du même fait, avec les rapports de propriété à l'intérieur desquels elles se mouvaient jusqu'alors. De formes de l'évolution des forces productives, ces rapports se transforment en entraves de cette évolution. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Avec le renversement des fondements économiques s'accomplit, d'une façon plus ou moins rapide ou lente, un bouleversement dans toute la monstrueuse superstructure. Dans l'examen de semblables bouleversements, il faut constamment distinguer entre le bouleversement matériel dans les conditions économiques de la production, qu'on peut constater avec l'exactitude d'une analyse d'histoire naturelle, et les formes juridiques, politiques, religieuses ou philosophiques, bref, idéologiques en général, sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et l'utilisent dans la lutte. Autant il est difficile de juger de l'individu d'après ce qu'il pense de lui-même, autant il est difficile de juger de pareils moments de bouleversement d'après leur conscience ; il est indispensable, au contraire, d'expliquer cette conscience à la lumière du conflit observable entre les forces productives sociales et les rapports de production. »

Ainsi, d'après Marx, le bouleversement, la révolution, se produit lorsque l'équilibre entre les forces productives de la société et les traits fondamentaux de sa structure économique vient à se rompre. C'est là qu'est le fond du conflit que doit résoudre la révolution. Il s'agit ici, par conséquent, du passage d'une forme à une autre. Mais tant que la structure écono­mique donne une possibilité de développement des forces productives, les changements sociaux ne prennent pas le caractère de bouleversement ils se produisent dans « l'ordre de l'évolution ».

Nous examinerons par la suite cette question plus en détail. Mais nous voulions tout de suite attirer l'attention sur un point : d'après Marx, la cause d'une révolution ne réside en aucune façon dans le conflit de l'économie et du droit comme l'affirment une quantité de critiques du marxisme, mais dans le conflit des forces productives et de l'économie. Et ce n'est pas du tout la même chose. Nous verrons dans l'exposé qui suit, pourquoi les choses se passent ainsi.

46. Les forces productives et la structure sociale et économique.[modifier le wikicode]

Nous avons dit que la cause d'une révolution, d'un passage violent d'un type de société à un autre, doit être recherchée dans le conflit qui éclate entre les forces productives, leur croissance, d'une part, et la structure économique de la société, c'est-à-dire les rapports de production, de l'autre. À cela, on peut faire par exemple l'objection suivante. Est-ce que l'évolution des rapports de production n'est pas conditionnée par le mouvement des forces productives ? Est-ce que le changement le plus progressif des rapports de production n'est pas le résultat d'un conflit entre les forces productives et les vieux rapports « périmés » de production ? Représentons-nous la croissance des forces de production dans la société capitaliste. Nous savons qu'avec cette croissance se sont accomplis aussi d'importants regroupements des hommes dans le processus économique. Tels la disparition de l'ancienne « classe moyenne », l'anéantissement de l'artisanat, la croissance du prolétariat, l'apparition de grosses et de formidables entre­prises. La texture humaine de la production s'est perpétuellement transformée. Bien plus, n'y a-t-il pas eu passage d'une forme du capitalisme à une autre, par exemple du capitalisme industriel au capitalisme financier, et sans la moindre révolution ? Et cependant, tous ces changements étaient l'expression d'une constante rupture d'équilibre, d'un incessant conflit entre les forces productives et les rapports de production. Dans leur croissance, les forces productives se heurtaient aux rapports de l'artisanat, l'équilibre était rompu : l'économie de l'artisanat ne correspondait plus aux progrès de la technique. L'équilibre rompu se rétablissait constamment sur une base nouvelle : car parallèlement grandissait aussi une nouvelle économie qui, «correspondait » à la technique, etc. Il s'ensuit d'une façon tout à fait évidente que tout conflit entre les forces productives et les rapports de production ne provoque pas la révolution, et que la question est, par suite, beaucoup plus complexe. Pour étudier le problème de savoir quelle sorte de conflit provoque une crise révolutionnaire, il convient de s'adresser à l'analyse, à l'examen des diverses espèces de rapports de production.

Par rapports de production, nous entendons, comme on le sait déjà, toutes sortes de rapports possibles entre les gens, apparaissant dans le processus de la vie sociale et économique, c'est-à-dire dans le processus de la production, qui inclut en lui aussi la répartition des moyens de production, et dans le processus de répartition des produits. Il est clair que ces rapports de production sont extrêmement variés : le boursier qui achète à Paris des actions d'un trust new-yorkais de boutons, entre par là même dans des rapports de production définis avec les ouvriers et les possesseurs, les contremaîtres et les ingénieurs des fabriques comprises dans ce trust. Le banquier qui a des comptables est en rapports de production déterminés avec eux. Mais tout aussi bien, le menuisier est en rapports de production déterminés avec le tourneur qui travaille dans le même atelier, ou avec la marchande à qui il achète du hareng au marché, ou avec le contremaître qui le surveille. Mais le même menuisier est aussi en rapports de production déterminés avec le pêcheur qui a attrapé le hareng et avec le tisserand qui a produit, entre autres, l'étoffe de son pantalon, etc., etc. Bref, nous avons en fait, devant nous, une innombrable quantité de rapports de production variés, hétérogènes, différant entre eux de genre et de type.

Le problème consiste donc à introduire une classification quelconque parmi ces diverses espèces de rapports, et à s'efforcer de saisir avec quelle sorte de rapports de production il faut qu'il y ait conflit pour amener la révolution.

Pour chercher la solution de cette question autrement qu'en suçant notre pouce, et la résoudre conformément à la réalité, il convient de considérer comment, en fait, se sont accomplies les révolutions, c'est-à-dire comme s'est résolue la contradiction entre l'évolution des forces productives et la base économique de la société. Il va de soi que ce conflit a toujours été résolu par les hommes, et ce, au moyen d'une cruelle bataille de classes. Quel était le résultat obtenu après la victoire de la révolution ? En premier lieu, un déplacement du pouvoir politique. En second lieu, un déplacement des classes dans le processus de la production, un changement dans la répartition des moyens de production, qui, comme nous le savons, est dans la plus étroite liaison avec la situation des classes. En d'autres termes : la lutte en temps de révolution a pour objectif la mainmise sur les moyens de production les plus importants, qui, dans une société fondée sur les classes, sont entre les mains d'une classe, laquelle consolide encore cette domination des choses, et par suite des gens, par la puissance de son organisation politique.

Nous arrivons ici au point décisif de notre recherche concernant ces rapports de production que la révolution doit faire sauter, si du moins la société est capable de poursuivre l'évolution de ses forces productives. Marx dans le Tome III du Capital (2e partie) pose la question dans toute son acuité, en dégageant de tout l'ensemble des rapports de production leur partie fondamentale, spécifique. « Une forme économique spécifique, dans laquelle un travail supplémentaire non rétribué est pour ainsi dire pompé des producteurs directs, détermine un rapport de maîtres à assujettis, tel qu'il naît immédiatement de la production même et à son tour a sur elle une influence déterminante. C'est là-dessus qu'est fondée toute la conformation du corps social économique, découlant des rapports de production eux-mêmes et en même temps sa forme spécifique politique. Nous trouvons chaque fois le mystère le plus secret, le fondement caché de toute construction sociale, et par suite aussi de la forme politique, qui représente des rapports de souveraineté et de dépendance, bref, de toute forme spécifique d'État... dans les rapports immédiats des détenteurs des moyens de production avec les producteurs immédiats. Comment, en conséquence, se passent les choses ? D'une façon assez simple. Parmi toute la variété des rapports de production, un genre de rapports se détache par son importance : celui qui exprime les rapports entre les classes détenant les principaux moyens de production, et les autres classes qui n'ont en mains que des moyens secondaires de production, ou qui n'en ont pas du tout. La classe dominante en économie domine aussi en politique, et renforce politiquement un type donné de rapports de production assurant un processus d'exploitation, qui la favorise. « La politique est une expression concentrée de l'économie », comme dit une des résolutions du IXe Congrès du Parti communiste russe.

On peut encore l'exprimer en termes un peu différents. Il s'agit, nous le voyons, non pas de tous les rapports de production de toute sorte, mais des rapports de domination écono­mique - appuyée sur les rapports déterminés avec le monde matériel - et des moyens de production. Pour parler la langue des légistes et des juristes, il s'agit des rapports de propriété fondamentaux, des rapports de propriété de classe des moyens de production. Ces « rapports de propriété » ne sont pas quelque chose de distinct des rapports de production fondamentaux. Ils sont exactement la même chose, mais exprimée en termes d'un autre langage, en langue juridique et non économique. Ce sont précisément ces rapports, liés à la domination économique d'une classe, que cette classe cherche à conserver, à affermir, à élargir à tout prix.

Dans ces cadres, tous les changements possibles « d'ordre évolutif » peuvent se produire ; mais sortir de ces cadres n'est possible qu'au moyen d'un bouleversement révolutionnaire. Par exemple : dans les limites des rapports de propriété capitalistes, on peut assister à la disparition de l'artisanat, à l'apparition de nouvelles formes d'entreprises capitalistes, à la venue au monde d'unions capitalistes inconnues auparavant, à la ruine de membres particu­liers de la classe bourgeoise (banqueroute); quelques membres isolés de la classe ouvrière peuvent parvenir à l'état de petits propriétaires, puis d'entrepreneurs; de nouvelles couches sociales peuvent grandir (par exemple, ce qu'on appelle la « nouvelle classe moyenne », c'est-à-dire les intellectuels techniciens) et ainsi de suite.

Mais la classe ouvrière ne peut pas devenir détentrice des moyens de production. Mais la classe ouvrière (ou ses hommes de confiance) ne peut pas avoir le pouvoir directeur dans la production, disposer des moyens fonda­mentaux de production. En d'autres termes - quelques changements qui puissent s'opérer sous l'influence des forces productives dans les rapports de production, leur pivot fondamental demeure. Et s'il entre en conflit avec les forces de production, alors, il se brise. Et c'est cela la révolution qui assure le passage à une autre forme sociale. « Dans la mesure où le procès du travail est un simple procès entre l'homme et la nature, ses éléments simples restent identiques dans toutes les formes sociales de son évolution. Mais toute forme historique déterminée de ce procès fait avancer l'évolution de ses fondements matériels et de ses formes sociales. Arrivée à un certain degré de maturité, une forme historique donnée est écartée et cède la place à une forme supérieure. L'heure de cette crise apparaît lorsque la contradiction et l'opposition entre les rapports de répartition d'une part et par voie de consé­quence, les aspects historiques déterminés des rapports de production correspondants, et d'autre part, les forces productives atteignent une certaine ampleur et une certaine profon­deur. Alors se produit le choc entre l'évolution matérielle de la production et sa forme sociale. » (Le Capital, T. III, partie II).

Ainsi la révolution se produit lorsque se présente un conflit aigu entre les forces productives grandissantes, qui ne peuvent plus tenir dans le cadre des rapports de production, et lesdits rapports de production, c'est-à-dire les « rapports de propriété », les relations de la propriété et des moyens de production. Alors ce cadre « éclate ».

Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les choses se passent ainsi et non autrement. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi ce sont ces rapports de production-là qui présentent l'aspect le plus figé, le plus conservateur : c'est qu'ils expriment la domination économique exclusive d'une classe, affermie et reflétée par sa domination politique. Il est naturel qu'une semblable enveloppe qui matérialise les intérêts fondamentaux d'une classe, soit maintenue par cette classe jusqu'à la fin jusqu'à la limite du possible, tandis que les changements opérés à l'intérieur de cette enveloppe, c'est-à-dire les changements partiels, laissant dans leur intégrité les principes fondamentaux d'une société donnée, peuvent se produire et se produisent relativement sans douleur. Il s'ensuit entre autres que de toute évidence, il n'existe pas de révolution « purement politique »; toute révolution est une révolution sociale, c'est à-dire qu'elle déplace les classes; et toute révolution sociale est une révolution politique. Car culbuter les rapports de production n'est pas possible sans culbuter la forteresse politique de ces rapports de production ; et inversement, renverser le pouvoir politique signifie renverser la domination d'une classe également dans le domaine écono­mique, car « la politique est l'expression concentrée de l'économie ». On répondra à cela : comparez pourtant la grande révolution française avec la révolution bolcheviste russe ; dans le premier cas, il y a eu révolution politique ; dans le second cas, il y a eu révolution sociale ; en effet, dans la révolution bolchevique, la politique et les transformations politiques n'ont pas joué un rôle plus grand que dans la révolution française et les transformations dans le domaine des rapports de production ne sont pas même comparables.

Cette « objection » ne fait en réalité que confirmer ce que nous avons dit plus haut. Consi­dérons en effet, la chose sous son aspect politique. Il est parfaitement clair qu'à l'époque de la révolution française, le pouvoir passa des mains d'un groupe de propriétaires aux mains d'un autre groupe de propriétaires. La bourgeoisie renversa l'État des propriétaires terriens et organisa l'État de la bourgeoisie industrielle. Tandis qu'en Russie, l'organisation des propriétaires de toute sorte fut complètement balayée. Le bouleversement politique fut beaucoup plus profond. Il fut d'autant plus profond que le déplacement des rapports de production (nationalisation de l'industrie, suppression de la domination des propriétaires terriens, germes de société socialiste, etc.) fut plus profond.

En résumé, la cause d'une révolution est un conflit entre les forces productives et les rapports de production, ceux-ci fixés dans l'organisation politique de la classe dominante. Ces rapports de production gênent à tel point l'évolution des forces productives, qu'ils doivent inévitablement être abolis pour que la société puisse poursuivre son évolution. Et s'ils ne peuvent être abolis, ils écrasent et étouffent le développement des forces productives, et toute la société stagne ou régresse, c'est-à-dire passe par une période de décadence.

De tout ce qui vient d'être exposé ressort clairement la raison pour laquelle par exemple, la société communiste primitive a pu se transformer en société patriarcale et familiale, puis en société féodale par voie d'évolution. Il n'y avait pas ici de mainmise de classe sur les moyens de production, ni de pouvoir politique protégeant cette mainmise. Au contraire, et cette mainmise, et ce pouvoir sont nés par voie d'évolution des rapports de production du communisme primitif, par l'apparition de la propriété privée. Avec la croissance des forces productives grandit la différenciation, grandit l'expérience des vieux. Apparut la propriété, se dégagèrent les embryons d'une classe dominante. Et auparavant, il n'y avait pas de classe dominante et de pouvoir d'une classe. C'est pourquoi il n'y avait rien à briser. Et c'est pourquoi le passage se fit sans révolution.

H. Cunow, qui dans les deux tomes de son ouvrage fait de Marx un innocent agneau libéral, écrit sur la révolution textuellement ce qui suit : « Si Marx dans la phrase citée plus haut (extraite de la « Critique de l'Économie Politique » N. B.) parle des rapports sociaux et de révo­lu­tion sociale, il comprend par là non pas la lutte politique des forces, mais le bouleversement des rapports sociaux de vie, consécutif à la percée en avant d'un nouveau mode de production transformé... De l'avis de Marx, il est vrai, un changement dans le mode de production peut conduire à une révolution politique, ou à un soulèvement des masses populaires, surtout lorsque le gouvernement d'État essaie de sauvegarder de force les lois périmées correspondant aux anciens rapports économiques ; mais ce n'est nullement une conséquence toujours obligatoire. Le bouleversement qui, conditionné par le changement de structure politique, se produit dans les rapports politiques et sociaux d'existence et, en même temps dans les idéologies, peut aussi se produire sans insurrection et sans combats de rues (par voie parlementaire par exemple) ». (H. Cunow : La théorie historique, sociale et politique de Marx. Fondements de la sociologie marxiste, T. Il, 1921, Berlin, p. 315). Ces raisonnements de l'honorable professeur social-démo­crate sont un misérable fatras d'éclectisme d'un vulgaire libéral. En réalité, dans la « phrase » mentionnée, où Marx parlait de révolution, il considérait comme cause de la révolution, ainsi que nous l'avons vu, le conflit entre les forces productives et les rapports de production. L'utilisation révolutionnaire de ce conflit consiste précisément à briser les rapports de production et les formes d'État qui les expriment ; tandis que chez Cunow, le nouveau mode de production apparaît tout à coup tout prêt, on ne sait d'où ni comment, et peut ensuite ( !) con­duire à la révolution politique. C'est si magnifique et surtout si intelligent, qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Pour M. Cunow, par conséquent, la question du socialisme se dessine à peu près ainsi : Le capitalisme se transforme tranquillement en mode socialiste de production. (Et les capitalistes, installés au gouvernement, contemplent ce miracle); ceux-ci commencent ensuite (et encore, pas sûrement) à lutter par la violence contre le mode de production déjà transformé (c'est-à-dire qu'ils commencent, mettons, à exiger le profit, que tous avaient un instant oublié). Alors le peuple révolté les renverse dans des combats de barricades. C'est un tableau pour revue humoristique, mais non l'ouvrage d'un professeur. Il y a ici chez Cunow, un monceau d'erreurs. En premier lieu, le fond du conflit est faussement exposé (Cunow copie M. P. Strouvé, dont « l'article dans l'Archiv de Braun fut en son temps remarquablement critiqué par G.-V. Plékhanov) ; en second lieu, c'est d'une façon tout à fait erronée que sont exposées les phases réelles du processus révolutionnaire ; en troisième lieu, ce qu'on ne voit pas dans cette révolution, c'est précisément la révolution. Car s'il n'y a même pas de bouleversement politique, où se trouve donc la révolution ? Le changement préalable du mode de production s'est fait ici sans catastrophe, d'une manière tout à fait coulante ; ceci s'exprime en politique, par des tripotages parlementaires, et rien de plus. G. Cunow trahit ici la théorie marxiste aussi radicalement et aussi impudemment qu’il a trahi la pratique marxiste dans toutes ces dernières années. Alors que même les plus bornés des professeurs bourgeois cherchent à comprendre les révolutions comme des phénomènes ayant toujours nécessairement découlé « de situations sociales données ». Voir : Écrits de la Société allemande pour la Politique à l'Université de Halte- Wittenberg, sous la direction du Prof. H. Waenting. Cahier 1 : « Les grandes révolutions comme phénomènes d'évolution dans la vie des peuples».

Jetons un coup d'œil rapide sur les causes des révolutions. Les révolutions bourgeoises, en Angleterre au XVIIe siècle et en France à la fin du XVIIIe siècle, ont été lumineusement caractérisées en quelques lignes par Marx : « Les révolutions de 1648 et de 1789 ne furent pas des révolutions anglaise et française ; ce furent des révolutions de style européen. Elles ne furent pas la victoire d'une classe sociale déterminée sur un vieil ordre politique ; elles furent la proclamation d'un ordre politique pour la nouvelle société européenne (c'est-à-dire pour de nouveaux rapports de productions N. B.). La bourgeoisie y fut victorieuse, mais la victoire de la bourgeoisie fut alors la victoire d'un nouvel ordre social, la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, de la nationalité sur le provincialisme, de la concurrence sur les corporations, du partage (de la terre N. B.) sur les majorats, de la domination du propriétaire de la terre sur la domination exercée par la terre sur le propriétaire, des lumières sur les superstitions, de la famille sur le nom de famille, de l'industrie sur l'héroïque paresse, du droit bourgeois sur les privilèges moyenâgeux » (Neue Rheinische-Zeitung, (Le nouveau Journal Rhénan), numéro du 15 déc. 1848. Souligné par nous N. B.). Dans la période (les révolutions bourgeoises, les principales entraves à l'évolution étaient les rapports de production suivants :

la propriété foncière féodale ;

le régime des corporations dans l'industrie en formation ;

les monopoles commerciaux.

Tout cela était soutenu en outre, bien entendu, par d'innombrables normes juridiques. La propriété foncière des seigneurs terriens conduisait à des exactions infinies ; la plus grande partie des paysans était contrainte de payer la « rente de la faim » ; si bien que le marché intérieur était extrêmement réduit pour l'industrie. Pour que l'industrie pût se développer, il lui fallait au préalable marcher sur les brisées de la propriété foncière féodale. « Les fermages, écrit T. Rogers, au sujet de l'Angleterre du XVIIe siècle, commencent par être des prix de concurrence, pour tourner rapidement en rente de la faim. Par rente de la faim, j'entends une rente qui laisse à l'agriculteur tout juste la possibilité de subsister, si bien qu'il ne peut faire ni économies, ni améliorations quelles qu'elles soient » (Cité par Éd. Bernstein : Socialisme et démocratie dans la grande révolution anglaise, Stuttgart 1908, édition Dietz, p. 10). En France, avant la révolution, « le peuple gémissait sous le poids de taxes perçues par l'État, des redevances payées au seigneur, des dîmes dues au clergé et de la corvée, exigée par tous les trois. Dans chaque province, des troupes de cinq, dix, vingt mille personnes, hommes, femmes et enfants, erraient sur les grandes routes. En 1777, le chiffre des indigents était officiellement fixé à 1 100 000 ; la famine dans les campagnes devint un phénomène périodique, qui se répétait à de courts intervalles et dévastait des provinces entières, Les paysans abandonnaient alors en masse leurs villages, etc. (P. Kropotkine, Œuvres, T. Il - La Grande Révolution Française 1789-1793, Moscou 1919, p. 16). Les impôts et les prestations varient à l'infini (cf. par ex. Kropotkine, loc. cité. pp. 36-37 et 399, et aussi Loutchitzky : La Situation des classes agricoles en France à la veille de la Révolution et la réforme agraire 1789-1793, Kiev. 1912). C'étaient là diverses manifestations et expressions du régime de la propriété foncière féodale. La propriété foncière seigneuriale, qui minait les paysans et en même temps mettait obstacle à la croissance de l'industrie, fit aussi ressortir en Russie d'une façon brutale son rôle de frein de l'évolution des forces productives : fermages de famine, terrorisation de la paysan­nerie, faible développement du marché intérieur, etc.; ce côté de la situation fut même l'une des principales causes de la révolution de 1905 (Cf. Maslov : La question agraire, T. I et Il et aussi les travaux de Lénine sur la question agraire en Russie). Le régime des corporations dans l'industrie freinait aussi à chaque pas l'évolution des forces productives ; par exemple, dans l'industrie anglaise, outre le délai fixé de sept années d'apprentissage, les marchands et les patrons ne pouvaient prendre comme apprentis que les fils, d’hommes libres, excipant d'un sens foncier déterminé. Il régnait une minutieuse réglementation. Il va de soi qu'étant donné le caractère morcelé de l'industrie, il ne pouvait être même question d'une économie méthodique. D'autre part, un tel type de rapports de production gênait terriblement l'initiative individuelle. Le progrès technique se heurtait à d'insurmontables barrières : on regardait la machine comme un mal. Les monopoles commerciaux étaient aussi un lourd embarras, de même que les énormes et improductives dépenses d'État. Ce système tout entier devenait une entrave et devait tomber sous le mot d'ordre de « liberté » (avant tout liberté économique d'acheter, de vendre et d'exploiter). Naturellement, avant même que tombât ce système de rapports de production, de nouveaux rapports de production, exprimant l'état de développement des forces productives, le minaient déjà, mais ils ne pouvaient recevoir un champ suffisant, ils ne pouvaient pas s'affer­mir comme système des rapports en vigueur. Cette période fut pour ainsi dire une période de commencement de la fin de la société féodale, ce qui s'exprimait socialement par des révoltes « avor­tées », des émeutes, etc. Tel fut le sens, par exemple, des guerres et des insurrections paysannes. Ainsi « le soulèvement de 1381 (celui de Wat Tyler en Angleterre N. B.) Fut avant tout une protestation de la classe paysanne anglaise contre les principales assises de l'ordre féodal sous son aspect social et économique, (D. Pétrouchevsky : Le soulèvement de Wat Tyler, Moscou 1914, préface). Quant à la caractéristique générale de cette période, elle est très exactement esquissée par le professeur Pétrouchevsky : « La décomposition du féodalisme anglais, tel qu'il s'était définitivement constitué au milieu du XIIIe siècle, s'accomplit paral­lèlement à la décomposition des bases économiques sur lesquelles il avait pris racine; elle fut le résultat de l'évolution économique de la société anglaise, de son passage progressif de l'éco­nomie naturelle, fermée, à l'organisation économique monétaire, économique nationale » (ibid., p. 19).

Si nous considérons maintenant la révolution prolétarienne, c'est-à-dire le passage de la forme capitaliste de la société à sa forme socialiste (et, par voie d'évolution, à sa forme com­muniste), il nous apparaîtra alors, de nouveau, que la cause fondamentale de ce passage est un conflit entre l'évolution des forces productives et les rapports capitalistes de production. « Le monopole capitaliste (c'est-à-dire la détention exclusive des moyens de production par la classe capitaliste, N. B.) Devient une entrave pour le mode de production qui s'est constitué sous lui et en même temps que lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un degré où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. Alors celle enveloppe éclate. La dernière heure est venue pour la propriété capitaliste. Les expropriateurs sont expropriés » (K. Marx, Le Capital, I). Que veut dire ici Marx ? Ce qui suit. La croissance des forces productives est avant tout une multiplication et une centralisation gigantesque des ins­tru­ments techniques, des machines, des appareils, des moyens de production en général. Cette croissance demande qu'il y ait aussi regroupement des hommes d'une manière corres­pon­dante. Cela a lieu en partie, dans la mesure où la centralisation des moyens de production mène à la centralisation des forces ouvrières, ou, comme dit Marx, à la socialisation du travail. Cependant, cela est insuffisant pour l'équilibre intérieur de la société. L'évolution des forces productives exige des rapports conformes à un plan, c'est-à-dire des rapports de production consciemment réglés. Mais il y a Ici un obstacle de base dans la structure capitaliste ; c'est, pour parler juridiquement, la propriété privée des capitalistes ou la propriété socialo-capitaliste des groupes nationaux capitalistes. Par suite, pour que les forces productives puissent se développer, il faut que l'enveloppe capitaliste « saute », c'est-à-dire que sautent les rapports de propriété capita­liste, ces rapports de production fondamentaux que reflète juridiquement la propriété capitaliste, et qui sont politiquement fixés dans l'organisation d'État du capital. Cette contr­adiction fondamentale peut apparaître sous diverses formes. Ainsi, par exemple, la guerre mon­diale fut une manifestation de cette contradiction. Les forces productives de l'économie mondiale « exigent » un règlement mondial, l'enveloppe « nationale capitaliste » est, trop étroite pour elles, et cela conduit à la guerre, la guerre à la rupture de l'équilibre social, etc. La forme trustée du capitalisme, la limitation artificielle de la production aux fins d'augmentation des bénéfices, le monopole des inventions (juridiquement exprimé par le droit de brevet), le rétrécissement du marché intérieur (bas salaire, etc.), les dépenses colossales et improductives, les obstacles créés par la propriété privée au gros progrès technique (par exemple, Sans la question de l'électrification, lorsqu'on ne veut pas poser des fils et des poteaux, à cause de l'opposition du propriétaire de la terre, etc.) tout cela exprime, sous des formes et à des degrés différents, la contradiction radicale entre le développement des forces productives et « l'enve­loppe des rapports capitalistes de production.

Le bouleversement révolutionnaire qui accompagne le passage d'une forme de société de classes à une autre forme apparaît comme une collision entre les forces productives et les rapports de production. Mais on peut demander quand se produit ce bouleversement ? Car la contradiction entre les forces productives et les rapports de propriété d'une société donnée n'apparaît pas brusquement, ne tombe pas inopinément du ciel comme une averse. Elle se remarque et se manifeste longtemps avant la révolution, se développe un long moment, et ce n'est qu'en résultat de ce développement qu'elle se résout par l'abolition de ces rapports de production qui mettaient entrave à l'évolution ultérieure des forces productives. On en arrive à ce «point d'ébullition » au moment où au sein même des anciens rapports de production, les nouveaux sont déjà parvenus d'une manière latente à maturité. «Une formation sociale ne périt jamais avant que ne se soient complètement développées toutes les forces de production qu'elle peut contenir ; et des rapports de production nouveaux, supérieurs, n'entrent jamais en scène avant que leurs conditions matérielles d'existence n'aient été préalablement couvées sous l'aile de l'ancienne société elle-même ». (Marx, Critique de l'Économie politique, préface).

Qu'est-ce qui indique alors que les nouveaux rapports ont été suffisamment « couvés » sous l'aile des anciens ? Prenons un exemple dans l'époque contemporaine.

La structure capitaliste, c'est l'ensemble des rapports de production de la société capita­liste, dont le pivot est l'ensemble des rapports entre ouvriers et capitalistes, rapports qui, comme nous le savons déjà, s'expriment par les objets (le Capital). Par conséquent, la structure capitaliste de la société est définie en premier lieu, par la combinaison des rapports qui existent entre les capitalistes pris à part et des rapports qui existent entre les ouvriers pris à part. La structure capitaliste ne se réduit aucunement aux rapports internes de la classe des capitalistes ; de même, son « essence » n'est pas dans les rapports entre ouvriers. Cette « essence », se trouve dans la réunion de ces deux groupes de rapports de production. C'est même là le rapport de production fondamental du capitalisme, ce nœud qui réunit et relie deux classes fondamentales, dont chacune à son tour porte en elle-même un ensemble de rapports de production (rapports entre capitalistes d'une part, rapports entre ouvriers de l'autre). Si nous nous demandons maintenant de quelle manière « mûrit», à l'intérieur d'un ancien mode déterminé de production, un nouveau « mode de production», nous découvri­rons, en prenant pour exemple encore le capitalisme, ce qui suit :

À l'intérieur des rapports de production du capitalisme, c'est-à-dire à l'intérieur de la combinaison des classes, une partie de ces rapports de production est en même temps le fondement d'un ordre nouveau, socialiste. En effet, nous avons déjà vu ce que Marx considère comme la base de l'ordre socialiste. C'est d'une part la centralisation des moyens de production (c'est-à-dire des forces productives), et c'est ensuite (et c'est là ce qui se rapporte aux rapports de production), le travail socialisé, c'est-à-dire tout d'abord les rapports à l'intérieur de la classe ouvrière, tout l'ensemble des rapports de production dans le prolétariat, le lien de production entre tous les ouvriers. Ce sont précisément ces rapports de production, consistant en collaboration, qui, mûrissant au sein des rapports de production capitalistes en général, sont la pierre sur laquelle doit se bâtir l'église de l'avenir.

Voici quelque chose encore qui doit nous éclairer. Nous avons vu plus haut que la cause d'une révolution réside dans le conflit entre les forces productives et les rapports fondamen­taux de production ou rapports de propriété.

Nous voyons maintenant que cette contradiction de base trouve son expression dans une contradiction de production, à savoir dans la contradiction entre une partie des rapports de production du capitalisme et une autre partie de ces rapports. En effet. Il est clair que le travail social et centralisé, incarné par le prolétariat, devient de moins en moins compatible avec la domination économique (et par suite politique) des capitalistes. Ce « travail socialisé » exige une économie méthodique et ne souffre pas l'anarchie entre les classes. Il exprime la tendance de la société vers l'organisation, or cette organisation ne peut être menée à bonne fin dans la société capitaliste ; plus précisément, elle ne peut pas être menée à bonne fin d'une façon sociale. Car la société fondée sur les classes est une société contradictoire, donc inorganisée. Or il est clair que les capitalistes ne peuvent, ne veulent pas anéantir leur domi­na­tion de classe. Par conséquent, pour que s'ouvrent des possibilités d'organisation « sur toute la ligne », il faut que soit annihilée la domination des capitalistes. Nous avons ainsi sous nos yeux un conflit entre ceux des rapports de production qui sont incarnés dans le prolétariat, et ceux qu'incarne la bourgeoisie.

Ceci nous permet de comprendre la suite. Il est certain que ce sont les hommes qui font l'histoire. Par conséquent, il va de soi qu'un conflit entre les forces productives et les rapports de production ne se manifeste pas par le fait que les moyens de production, les machines inertes, bref, les objets « se dressent » contre les hommes. Une pareille supposition serait monstrueuse et risible à la fois. Que se passe-t-il alors ? Il se passe évidemment que l'évolution des forces productives place les hommes dans des rapports de contradictions tranchées et que le conflit entre les forces productives et les rapports de production trouve son expression dans un conflit entre les hommes, dans un conflit entre les classes. Nous venons justement de voir comment cela se produit. Car les rapports de collaboration entre ouvriers s'expriment dans des hommes vivants, dans le prolétariat, avec ses intérêts, ses aspirations, sa force et sa puissance sociale. Et vice-versa, la base des rapports de production du capitalisme, dominante et freinante, s'exprime aussi dans des hommes vivants, dans la classe des capitalistes. Tout le conflit trouve son expression dans la lutte violente des classes, dans la lutte révolutionnaire du prolétariat contre la classe capitaliste.

Les troubadours opportunistes de la social-démocratie, dans le genre de H. Cunow, aiment à se répandre sur le thème de l' « imparfaite maturité » des rapports actuels ; et pour se justi­fier, ils renvoient aussi... à Marx, qui enseignait que nulle forme de production n'est suppléée par une autre tant qu'elle laisse encore place à l'évolution des forces productives. Et ces « hommes d'esprit » commencent à galoper par le monde entier, pour montrer qu'il y a encore des villages en Afrique Centrale, où il n'existe pas de banques et où vivent des sauvages nus. Nous pouvons opposer à cela cette affirmation : « La guerre mondiale, le début d'une ère révolutionnaire, etc., sont précisément l'expression de cette maturité objective dont il est question. Car ce conflit de la plus haute intensité a été la conséquence d'un antagonisme arrivé à son apogée et qui se produisait continuellement et se développait au sein du système capitaliste. Sa force d'ébranle­ment est l'indice assez exact du degré de l'évolution capitaliste et l'expression tragique de l'absolue incompatibilité du développement ultérieur des forces productives avec l'enveloppe des rapports capitalistes de production qui les enserre. C'est bien là ce Zusammenbruch, ce krach maintes fois prédit par les créateurs du communisme scientifique ». (N. Boukharine : L'économie de la période de transition).

47. La révolution et ses phases.[modifier le wikicode]

Le point de départ de la révolution est, comme nous l'avons vu, un conflit entre les forces productives et les rapports de production, conflit qui place dans une situation particulière la classe porteuse du nouveau mode de production « déter­mine » d'une manière précise sa conscience et sa volonté. Donc l'avant-coureur de la révolution est la modification profonde de la conscience d'une nouvelle classe, la révolution idéologique dans la classe qui sera le fossoyeur de l'ancienne société.

Il est indispensable de s'arrêter sur ce point. Avant tout, il faut se souvenir que cette révolution a une base matérielle. Puis il faut comprendre nettement pourquoi il s'agit ici d'un changement violent dans la conscience d'une nouvelle classe, d'un processus révolutionnaire. Examinons cette question avec attention.

Tout ordre social, comme nous l'ont appris les chapitres précédents, ne repose pas seulement sur des fondements économiques : car quelle que soit l'idéologie régnant dans un ordre de choses donné, elle n'est que le lien qui soutient cet ordre de choses.

Les idéologies ne sont pas de simples hochets, mais des cercles de genres divers, qui enserrent comme un tonneau le corps social, et le maintiennent en équilibre. Demandons-nous maintenant ce qui arriverait, si la psychologie et l'idéologie des classes opprimées étaient à l'égard de l'ordre de choses régnant en position d'hostilité ouverte ? Il est clair que dans de telles conditions, cet ordre ne pourrait pas se maintenir. Considérons en effet telle forme de société que nous voudrons et nous nous convaincrons immédiatement que tant que cette société existe, il y règne, en général et dans l'ensemble une mentalité et une idéologie de paix civile. C'est particulièrement apparent si nous prenons pour exemple le capitalisme au début de la guerre de 1914-1918. Certes, la classe ouvrière avait développé une idéologie indépendante de celle de la bourgeoisie. Et que voyons-nous ? Au sein même de la classe ouvrière existait une croyance extraordinairement forte en la stabilité de l'ordre capitaliste, un certain attachement à l'état capitaliste, une psychologie de paix civile. Il fallait toute une révolution psychologique et idéologique pour qu'une classe se dressât effectivement contre l'autre. Et quand s'accomplit cette révolution idéologique et psychologique ? Elle s'accomplit lorsque l'évolution objective place la classe opprimée dans une « situation insupportable », quand cette classe voit et prend nettement conscience que « dans l'ordre de choses actuel, il n'est pas d'amélioration possible », « qu'il n'y a pas d'issue », que « cela ne peut pas durer ». Cela se produit lorsque le conflit entre le développement des forces productives et les rapports de production a provoqué l'effondrement de l'équilibre social, et l'impossibilité de le rétablir sur les anciennes bases. Poursuivons en prenant pour exemple la révolution prolétarienne. La classe ouvrière, comme nous l'avons déjà vu, a développé au cours de l'évolution capitaliste de l'humanité, une psychologie et une idéologie plus ou moins hostiles à l'ordre existant. C'est dans le marxisme que cette idéologie a reçu son expression la plus tranchée, la plus nette, la plus significative et la plus profonde. Pourtant, en fait, dans la conscience des masses, et en vertu de ce fait, qu'il pouvait encore se développer, qu'il se développait et pouvait même améliorer les salaires grâce au pillage et à l'exploitation sans merci des colonies, le capitalisme n'était nullement « insupportable » à la conscience des masses ouvrières. Bien plus. Dans la classe ouvrière européenne et nord-américaine s'établit même une « communauté d'intérêts » particulière avec « l'État national capitaliste ». En même temps, le marxisme de Marx, né sur le sol de la révolution de 1848, se changeait dans les partis ouvriers en un « marxisme Ile internationale » tout spécial, qui trahissait et dénatu­rait la doctrine de Marx même sur la révolution sociale, l'appauvrissement du prolétariat, l'effondrement inévitable du capitalisme, la dictature du prolétariat, etc. Tout cela trouva son expression dans la trahison des partis social-démocrates et dans l'état d'esprit patriotique de la classe ouvrière en 1914. Il fallut la guerre et ses conséquences apparaissant comme l'expression des contradictions du régime capitaliste, pour montrer ou plus exacte­ment commencer à montrer que « cela ne pouvait pas durer ». À la psychologie et à l'idéolo­gie de paix civile se substituèrent une psychologie et une idéologie de guerre civile, et dans le domaine purement idéologique, le « marxisme » de la IIe internationale céda la place au vrai marxisme, c'est-à-dire au communisme scientifique.

Ainsi, cette révolution dans les idées est constituée par le krach de l'ancienne psycho­logie et de l'ancienne idéologie (brisées par l'irruption des faits mêmes de la vie), et dans l'instauration d'une idéologie et d'une psychologie nouvelles vraiment révolutionnaires.

La canaille social-démocrate ne le comprendra jamais. Au contraire elle veut présenter ainsi la chose : Sur le terrain de la misère et de la famine, il ne peut pas y avoir de révolution prolétarienne, et par suite toute révolution qui se produit sur ce terrain n'est pas une « véri­table » révolution. Il est intéressant d'opposer à cela la façon de voir de Marx ; dans un article de tête signé de lui dans la New York Tribune, le 2 février 1854, nous lisons : « il ne nous faut pas oublier qu'il existe en Europe une sixième puissance qui, à un moment déterminé, affirmera son pouvoir sur les cinq autres soi-disant « grandes puissances » à la fois et forcera chacune d'elle à trembler devant elle. Cette puissance, c'est la révolution. Après être restée longtemps silencieuse et retirée, elle est maintenant rappelée sur le front de la bataille par la crise et par la famine... Il ne faut qu'un signal, pour que la sixième et la plus puissante des puissances entre en scène clans tout l'éclat de son armature, le glaive en main... Ce signal sera donné par la guerre européenne menaçante ». Ainsi Marx n'avançait pas de ratiocinations imbéciles sur l'impos­sibilité d'une révolution prolétarienne après une guerre, sur l'impossi­bilité d'édifier la révolution sur la famine, etc. Marx se trompait sur le rythme de l'évolution, mais il a générale­ment saisi l'esquisse essentielle des évènements : crise, faim, guerre.

La deuxième phase de la révolution est la révolution politique, c'est-à-dire la prise du pouvoir par une nouvelle classe. Ici, la psychologie révolutionnaire de la nouvelle classe entre en action. La classe opprimée se heurte directement à la force concentrée de la classe régnante, à son appareil d'État. Pour briser cette opposition, la classe nouvelle, dans le processus de la lutte, désorganise, détruit dans une mesure plus ou moins grande l'organi­sation d'État de l'adversaire et, en partie avec des éléments anciens, en partie avec des éléments nouveaux, instaure son organisation d'État. Il est indispensable ici de noter et de souligner que la « prise du pouvoir » par une classe nouvelle n'est pas et ne peut pas être un simple passage de la même organisation d'État des mains des uns aux mains des autres. Une idée aussi naïve des choses a été extrêmement répandue jusque dans les milieux socialistes. Pourtant, chez Marx et Engels, il est expressément question de la destruction du pouvoir ancien et de l'organisation d'un nouveau. C'est très compréhensible. En effet, l'organisation d'État, c'est l'expression suprême de la puissance de la classe régnante, c'est sa forteresse, sa force concentrée, son principal appareil de lutte, sa principale arme défensive contre la classe opprimée. Comment dès lors la classe opprimée pourrait-elle briser l'opposition de la classe opprimante, en laissant intact son principal instrument d’oppression ? Comment vaincre un ennemi sans désorganiser les forces de cet ennemi ? De toute évidence, de deux choses l'une : ou bien les forces de la classe régnante restent dans leur ensemble sans changement et alors, la révolution est par définition perdue ; ou bien la révolution est victorieuse et cela sous-entend par définition la désorganisation, la destruction des forces (c'est-à-dire, en tout premier lieu, de l'organisation d'État) de la classe dirigeante. Et comme la puissance matérielle du pouvoir d'État trouve sa principale expression dans la force armée, il est clair que ce travail préalable de destruction devra s'attaquer avec le plus de violence à l'ancienne armée. Cela nous est démontré entre autres par la révolution anglaise du XVIIe siècle, qui détruisit l'appareil d'État du pouvoir des rois-propriétaires fonciers, leur armée, etc. et institua l'armée révolutionnaire des puritains et la dictature de Cromwell. Cela nous est démontré encore par la révolution française, qui disloqua l'armée royale et institua l'armée révolution­naire, édifiée sur des principes nouveaux. Cela nous est enfin démontré et prouvé par la révolution russe de 1917 et des années suivantes, qui a brisé l'appareil d'État et des proprié­taires fonciers et de la bourgeoisie, qui a détruit et dissous l'armée impérialiste, et qui a édifié un État nouveau, d'un type absolument sans précédent, et une armée révolutionnaire nouvelle.

Tout cela a été très bien vu théoriquement par Marx et Engels. Nous ne pouvons, nous arrêter ici à en faire la démonstration et nous renvoyons ceux que le sujet intéresse particu­liè­rement à l'ouvrage de Lénine : L’État et la Révolution. Même des écrivains bourgeois reconnais­sent aujourd'hui que nous donnons ici, expressément, le point de vue marxiste orthodoxe sur la question. (Strouvé et surtout PA. Novgorodtsev - De l'idéal social, Berlin, 1921). Poussés dans leurs derniers retranchements, les théoriciens social-démocrates ont, par suite, été obligés de critiquer ouvertement Marx, en attaquant le côté révolutionnaire « destructif » de sa doctrine. Ce noble rôle, c'est Heinrich Cunow qui l'a pris pour lui (op. cit. 1er vol., p. 310 : Marx contre Marx). Cunow, continuant à répéter la sotte fable de Sombart, selon laquelle Marx révolutionnaire aurait fait un tort immense à Marx savant, distingue deux « déviations » dans la théorie du fondateur du communisme scientifique; d'une part, d'après Cunow, Marx considère l'État au point de vue sociologique, comme émanant des conditions de l'évolution économique, en tant qu'organisation remplissant des fonctions sociales, d'autre part il le considère au point de vue purement politique, comme une machine d'oppression au service d'une classe et responsable de tout le mal. Le premier point de vue serait celui du savant, le second celui du révolutionnaire optimiste ! C'est au second que, d'après Cunow, se rattache chez Marx, la « haine de l'État » et le désir de briser la machine d'État de la bourgeoisie.

Il n'est pas difficile de dénoncer ce qu'il y a de faux dans cette position « cunowienne » de la question. C'est une erreur complète chez lui que d'opposer les « fonctions sociales » de la machine d'État à son caractère d'instrument d'oppression de classe. « La politique est l'expression concentrée de l'économie ». Sans État capitaliste, la production capitaliste ne se conçoit pas. Et la production capitaliste remplit évidemment des fonctions très importantes. Mais le centre de la question est dans ce fait, qu'en temps de révolution, les « importantes fonctions sociales » rejettent un vêtement historique et en adoptent un autre. Et cela se produit au moyen de la transformation des rapports entre les classes, de la suppression des anciens rapports. Les sophismes de Cunow sont la répétition des sophismes de Renner. Celui-ci pendant la guerre, défendait le patrimoine des Habsbourg et les profits des capitalistes par le raisonnement suivant : les gens du vulgaire pensent que le capital est un objet ; Marx a prouvé que c'est un ensemble de rapports sociaux ; ces rapports présupposent au moins deux parties en rapports : des capitalistes et des ouvriers. Donc, concluait Renner, si vous parlez d'ouvrier, par là-même vous supposez un capitaliste ; et par conséquent, en défendant l'ouvrier, vous devez aussi défendre le capitaliste, car l'un ne peut exister sans l'autre : c'est là ce qui constitue les « intérêts de l'ensemble ». Tous les raisonnements semblables prétendent, chacun le voit, que l'ouvrier salarié doit souhaiter de rester toujours ouvrier salarié. Mais c'est ici l'essentiel : la révolution pose la question, non pas du « droit » d'être salarié, mais du « droit » de cesser d'être salarié.

Ainsi, la phase politique de la révolution ne consiste pas pour la nouvelle classe à s'emparer de l'ancienne machine restée intacte, mais à la démolir plus ou moins (selon la classe qui poursuit la transformation de l'ancienne société), et à édifier une organisation nouvelle, c'est-à-dire à combiner de façon nouvelle les hommes et les choses, et à systématiser d'une façon nouvelle les idées correspondantes.

La troisième phase de la révolution est la révolution économique. Elle consiste en ceci, que la nouvelle classe, parvenue au pouvoir, utilise ce pouvoir comme levier du bouleversement économique, achève de détruire les rapports de production de l'ancien type et aide à mettre sur pied les rapports nouveaux qui mûrissaient au sein de l'ancien ordre de choses et en contradiction avec lui. Voici comment Marx a défini cette période de la révolution, en examinant la révolution du prolétariat : « Le prolétariat, écrit-il, profitera de sa domination politique pour arracher entièrement à la bourgeoisie tout le capital, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé comme classe dominante, tous les moyens de production et pour augmenter, dans la mesure du possible, la masse des forces productives » (ce dernier point, nous le voyons, ne vient que plus tard, et se rapporte proprement à la période suivante, N. B.). Cela ne peut évidemment avoir lieu qu'au moyen d'irruptions despotiques dans le droit de propriété et dans les rapports bourgeois de production, et par conséquent, au moyen de mesures qui apparaissent économiquement insuffisantes et insoutenables mais qui, dans la marche de l'évolution, sortent de leurs propres cadres et sont inévitables comme moyens de transformation radicale de tout le mode de production » (Manifeste Communiste). Dans un autre passage du Manifeste, Marx parle du prolétariat, qui « comme classe au pouvoir, transformera par la violence les anciens rapports de production. »

Ici se pose devant nous une question très importante et fondamentale : comment, dans un cas type, se produit et doit inéluctablement se produire cette refonte, cette réorganisation des rapports de production ?

La façon dont autrefois la social-démocratie se représentait les choses sur ce point était des plus simples : la nouvelle classe, en l'occurrence le prolétariat, « écarte » ceux qui occupent la tête dans le processus économique, en leur disant : « Allez-vous en, imbé­ciles ! » ; les « imbéciles » s'en vont, plus ou moins bousculés par le prolétariat, qui reçoit au complet et intact l'appareil social de production, tout prêt, mûri à point dans le sein de l'Abraham capitaliste. Au-dessus, le prolétariat installe ses « têtes » à lui, et l'affaire est dans le sac : la production va sans remous, la continuité du processus de production n'est nulle­ment rompue et la société tout entière glisse sans heurts, sur le chemin de l'ordre socialiste épanoui. Regardons cependant avec plus d'attention la révolution dans les rapports de production. Qu'est-ce qu'indiquent avant tout ces rapports de production du point de vue du procès du travail ? Ils ne sont autre chose qu'un appareil humain complexe de travail, un système de gens mutuellement liés les uns aux autres, liés, nous le bavons, selon un type déterminé. Mais en outre - et ceci surtout est important pour nous - les fonctions de travail des divers groupes de gens dans une société de classes sont attachés à leur rôle de classe, et comme jumelées avec lui. Par suite, la transposition des classes est dans une mesure plus ou moins grande la destruction de l'ancien appareil de travail, et la construction d'un nouveau, exactement comme dans la phase politique de la révolution. Il va de soi qu'il en résulte inévitablement pour un temps, un déclin des forces productives : toute reconstruction exige des dépenses. De même, il est compréhensible que le degré de destruction de l'ancien appareil, l'importance des démolitions, dépendent en tout premier lieu de l'importance du déplacement de classes qu'on observe. Dans les révolutions bourgeoises, par exemple, le pouvoir de commandement dans la production passe d'un groupe de propriétaires à un autre ; le principe de la propriété reste en vigueur, le prolétariat demeure à la place où il était. Par conséquent, la démolition, la destruction de l'ordre ancien est ici beaucoup moins importante que dans le cas où la couche la plus basse de la pyramide, le prolétariat, cherche à monter au sommet. Dans ce dernier cas, un vaste ébranlement est inévitable. L'ancienne chaîne : bourgeoisie, haute classe intellectuelle, classe intellectuelle moyenne, prolétariat, craque. Le prolétariat demeure plus ou moins seul. Contre lui, il y a - tous les autres. De là une inévitable désorganisation temporaire de la production, désorganisation qui se prolonge tant que le prolétariat n'a pas disposé les hommes selon un autre ordre, ne les a pas unis par un lien d'un autre type, c'est-à-dire tant que n'est pas établi un nouvel équilibre de structure de la société.

Ces idées ont été exposées par l'auteur du présent travail dans son livre L'Économie de la période de transition (voir notamment le chapitre III), auquel nous renvoyons les camarades désireux de connaître plus en détail les considérations développées à ce propos. Nous ne ferons ici qu'une série de remarques complémentaires. Tout d'abord, jusqu'à quel point cette opinion peut-elle être considérée comme orthodoxe ? Nous pensons que c'est précisément ce point de vue qui était celui de Marx sur la question. Un fait caractéristique : Marx employait ici exac­tement la même expression qu'à propos de la destruction de l'État. Il écrivait que l'enveloppe des rapports de production capitaliste « saute » (Cf. Capital, Devoirs du peuple, Tome I) ; en d'autres passages, il parle de « décomposition » et de « refonte ». On comprend bien que lorsque les rapports de production « sautent », cela ne peut pas ne pas porter atteinte à la « con­tinuité du processus de production », ce qui serait certes, beaucoup plus agréable. Il est très vraisemblable que c'est aussi cette idée qui transparaît chez Marx sous une forme non développée, lorsqu'il dit que « l'irruption despotique » du prolétariat est économiquement « insou­tenable », mais que, par la suite, elle se justifie et pour ainsi dire trouve sa compensation.

Autre remarque. On nous a fait une foule d'objections tirées de la Nouvelle Politique Écono­mique (N.E.P.) en Russie. On indique que, dans notre « Économie de la période de transition », nous nous sommes occupés de faire partialement la justification, l'apologie du parti communiste russe, qui avait cassé la vaisselle à tort et à travers. Et, maintenant, dit-on, la vie a prouvé qu'il n'aurait pas fallu détruire l'ancien appareil et que nous sommes maintenant aussi doux et apaisés que la bande à Scheidemann. En d'autres termes : la destruction de l'appareil capitaliste de production était un fait de la réalité russe et nullement une loi générale du passage d'une forme de société (capitaliste) à une autre (socialiste). Cette « objection » repose visiblement, sur une sereine incompréhension des choses. Les ouvriers russes ne pouvaient relâcher les capitalistes, etc., qu'après les avoir ébranlés sur leur base et s'être eux-mêmes affermis, c'est-à-dire après avoir établi en gros les conditions du nouvel équilibre social. Mais nos critiques veulent commencer par la fin. En effet, jusque dans l'appareil d'État (par exemple dans l'armée) nous laissons entrer de nombreux cadres d'officiers de l'ancien régime et nous les plaçons aux fonctions de commandement. Mais aurions-nous pu en faire autant au début de la révolution ? Aurions-nous pu ne pas détruire l'ancienne armée tsariste ? Alors ce ne sont pas les ouvriers qui leur auraient imposé leur direction, mais eux qui auraient imposé la leur aux ouvriers. C'est là chose suffisamment prouvée par la politique qu'ont pratiquée les ministres Scheidemann-Noske en Allemagne, Otto Bauer-Renner en Autriche, Vandervelde en Belgique, etc.

Troisième remarque : La nouvelle politique économique en Russie découle pour neuf dixièmes du caractère paysan du pays c'est-à-dire de conditions spécifiquement russes.

Quatrième remarque : Il va de soi qu'il est question pour nous d'un type de marche des événements. Mais dans des conditions particulières, il peut se trouver un état de choses, tel, qu'il n'y ait pas de destruction : par exemple, si le prolétariat est vainqueur dans les pays de première importance, alors, il est possible que la bourgeoisie avec son appareil entier capitule d'un seul coup.

Le point de vue que nous venons d'exposer n'affirme nullement qu'il s'agit uniquement des hommes isolés. Il affirme que les diverses couches hiérarchiques d'hommes se séparent les unes des autres ; le prolétariat se scinde d'avec les autres couches (classe des techniciens, bourgeoisie, etc.), mais lui-même, comme ensemble d'hommes s'agrège plutôt en un ensemble homogène, tout au moins dans une partie considérable. C'est même là la base des nouveaux rapports de production (nous avons déjà vu plus haut que le « travail socialisé », représenté principalement par le prolétariat, est justement ce qui a « mûri » dans les cadres de l'ancien régime économique).

Enfin, la quatrième et dernière phase de la révolution est la révolution technique. Après qu'un nouvel équilibre social a été atteint, c'est-à-dire après la constitution d'une nouvelle enveloppe stable des rapports de production, pouvant servir de forme à l'évolution des forces productives, à partir d'un point déterminé commence leur évolution accélérée : les obstacles sont brisés, les plaies de la crise sociale pansées, la société commence une ascension jusqu'alors inconnue. De nouveaux instruments s'introduisent, une nouvelle base technique se forme, la révolution technique se produit. Et dès lors commence la période « normale » « organique » de développement de la nouvelle forme sociale, qui se constitue une psychologie et une idéologie correspondantes.

Essayons maintenant de récapituler. Le point de départ du développement de la révolution a été, comme nous l'avons vu, la rupture de l'équilibre entre les forces productives et les rapports de production. Cela se manifeste dans la rupture de l'équilibre entre les diverses catégories de rapports de production. À son tour, cette dernière rupture d'équilibre conduit à la rupture de l'équilibre entre les classes, qui se manifeste avant tout par la destruction de l'idéologie de paix sociale. Ensuite se produit une brusque rupture de l'équilibre politique et sa restauration sur une base nouvelle, puis une brusque rupture de l'équilibre de structure économique et sa restauration sur une base nouvelle, enfin l'apport d'un nouveau fondement technique. Ainsi la société commence à se développer sur une nouvelle base de vie, et toutes ses fonctions vitales fondamentales prennent un autre costume historique.

48. Les lois de la période de transition et les lois de la décadence.[modifier le wikicode]

En étudiant le processus de la révolution, qui n'est autre qu'un processus de passage de la société d'une forme à une autre, nous sommes arrivés à la conclusion que, débutant par le choc des forces productives et des rapports de production, ce processus parcourt diverses phases de l'idéologie à la technique, c'est-à-dire, semble-t-il, selon un ordre renversé.

Pour analyser la façon dont se passent les choses, prenons d'abord un exemple concret et reprenons celui de la révolution prolétarienne.

Heinrich Cunow, critique nouvellement apparu de Marx, oppose les deux passages suivants, l'un extrait de la Misère de la Philosophie, l'autre du Manifeste Communiste. Le premier dit : « La classe ouvrière dans la marche de l'évolution change la société bourgeoise par une association telle, qu'elle exclura les classes et les contradictions entre elles, par une association où il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément l'expression officielle des contradictions à l'intérieur de la société civile. » (Marx, Misère de la Philosophie).

Dans l'autre passage, Marx définît ainsi la marche des événements : « Si le prolétariat s'unit comme classe dans la lutte contre la bourgeoisie, il devient par la révolution la classe dominante, et comme classe dominante, il abolit par la violence les anciens rapports de production ; or en même temps que ces rapports de production, il abolit les conditions d'existence des contradictions de classe en général, et entre autres ainsi, sa propre domination de classe. »

À ce propos, Cunow (op. cit. vol. I, p. 321), se répand dans la tirade que voici : « Ceci (il s'agit du passage du Manifeste Communiste, N. B.) Est au point de vue sociologique, presque un retournement complet de la phrase citée plus haut de la Misère de la Philosophie. Là (dans la « Misère » N. B.) on assiste d'abord, au cours de l'évolution sociale, à la suppression de la division en classes, et c'est seulement ensuite qu'en vertu de ce fait même, que la base de l'ancien pouvoir politique est renversée, il se produit une nouvelle conquête « politique » (!) Dans le Manifeste Communiste, au contraire, la conquête du pouvoir d'État a lieu d'abord et ensuite seulement, au moyen d'une transformation de ce pouvoir, se produit le renversement des rapports de production capitalistes, puis, par leur chute progressive, la disparition des oppositions de classe, et en même temps enfin, la suppression des classes en général. » Ainsi, Cunow affirme que dans la Misère, Marx est un savant évolutionniste, et dans le Manifeste un révolutionnaire écervelé. M. Cunow ment effrontément, car il sait parfaitement que la Misère de la Philosophie appelle à la « lutte sanglante » (« Lutte sanglante ou la mort. C'est ainsi et seulement ainsi que l'histoire pose la question »). Mais examinons la chose en elle-même. Dans le premier passage cité de Marx, il s'agit de la période qui suit la conquête du pouvoir et de la disparition progressive du pouvoir du prolétariat. De «conquête politique » il n'est nullement question. Et le pouvoir prolétarien est dès son début compris comme un élément appelé à disparaître. De même dans le passage du Manifeste. Ainsi il est hors de doute que Marx considérait la conquête du pouvoir politique (c'est-à-dire la destruction d'une ancienne machine d'État et l'organisation d'une nouvelle, entièrement originale) comme une condition pour le bouleversement des rapports de produc­tion par le moyen de l'expropriation violente des expropriateurs. Par conséquent, ici aussi, on se trouve en présence d'un « ordre renversé ». L'analyse va non pas de l'économie à la politique, mais de la politique à l'économie. Car en effet, si les rapports de production sont transformés à l'aide du levier du pouvoir politique, il s'ensuit que la politique détermine ici l'économie. Et Cunow n'a-t-il pas raison alors de dire que nous avons ici une sociologie en contradiction avec la véritable sociologie de Marx ?

Non, certes, il n'a pas raison. Il ne fait rien d'autre qu'une contrefaçon réformiste de Marx et agit ainsi comme un vulgaire faux-monnayeur.

En effet. Il ne faut pas perdre de vue le point de départ de tout processus. Où se trouve ce point de départ ? Dans le conflit entre l'évolution des forces productives et les rapports de propriété. C'est cela la base du processus, le point initial de toute réorganisation sociale. Quand le processus interrompt-il sa course folle ? Lorsque se constitue un nouvel équilibre de structure de la société. En d'autres termes, la révolution commence parce que les rapports de propriété sont devenus une entrave au développement des forces productives ; la révolution, pour parler par métaphore « exécute sa tâche » lorsque s'édifient de nouveaux rapports de production, pouvant servir de formes à l'évolution des forces productives. Et qu'y a-t-il entre tes deux points de la révolution ? L'influence en retour des superstructures.

Nous avons vu dans les chapitres précédents que les superstructures ne sont nullement un élément « passif » du processus social : elles sont aussi une force déterminée. Il serait ridicule de le contester et M. Cunow lui-même n'a pas l'audace d'y faire objection. Ce qui se produit ici, c'est précisément un processus, très étendu dans le temps, d'influence en retour ; cette extension dans le temps, découle du caractère catastrophique de tout le processus, de la suppression de toutes les fonctions ordinaires. En période dite normale, toute contradiction entre les forces productives et l'économie ou autre, s'aplanit rapidement, exerce rapidement son influence sur la superstructure, puis la superstructure à son tour sur l'économie et les forces productives et le cercle recommence ainsi sans cesse. Mais ici, cette accommodation mutuelle des diverses parties du mécanisme social s'opère d'une façon terriblement âpre, cruelle, au prix de sacrifices prodigieux ; les contradictions elles-mêmes prennent une ampleur formidable. Rien d'étonnant alors que le processus d'influence en retour des superstructures (idéologie politique - conquête du pouvoir - transformation de ce pouvoir pour la refonte des rapports de production) traîne en longueur, emplissant toute une période historique. C'est là que réside l'originalité de la période de transition, chose parfaitement incompréhensible pour M. Cunow.

Il est indispensable ici de ne pas perdre de vue ce qui suit. Toute force se rattachant aux superstructures, et entre autres, la puissance concentrée d'une classe, son pouvoir d'État, est une force. Mais cette force n'est pas illimitée. Nulle force ne peut faire ce qui est au-dessus de cette force. Par quoi alors se trouve limitée la force politique de la nouvelle classe qui vient de prendre le pouvoir ? Elle est limitée par l'état des rapports économiques donnés et, par suite, des forces productives. En d'autres termes : cette transformation des rapports économiques, qui peut être réalisée à l'aide du levier politique, dépend elle-même de l'état préalable des rapports économiques. On ne saurait mieux l'expliquer qu'en prenant l'exemple de la révolution prolétarienne russe. La classe ouvrière prit en octobre 1917 le pouvoir en main. Mais elle ne pouvait pas même songer, par exemple, à centraliser et à socialiser l'économie petite-bourgeoise, en particulier l'économie paysanne. Il apparut en 1921, que l'économie russe ferait une résistance encore plus grande qu'on ne s'y attendait, et que les forces de la machine d'État prolétarienne suffiraient à garder socialisée tout juste la grosse industrie, et encore pas toute.

Portons maintenant notre attention sur le côté suivant de la question. Nous avons vu plus haut que le processus révolutionnaire interrompt le développement des forces productives, bien plus, qu'il abaisse le niveau de ces forces productives. Il est indispensable que nous éclairions le plus nettement possible cette idée et le sens de ce phénomène.

Une société inorganisée, dont l'exemple concret le plus marqué est la société capitaliste-mercantile, se développe toujours par sauts. Chacun sait maintenant que par exemple le capitalisme porte en lui les guerres et les crises industrielles. Nul n'ignore plus que ces guerres et ces crises sont l'« inévitable attribut » de l'ordre capitaliste. En d'autres termes, partout où il y a capitalisme et évolution capitaliste, il y a nécessairement crises et guerres capitalistes. C'est là la « loi naturelle » de l'évolution capitaliste. Qu'indique cette loi, si on la considère du point de vue des forces productives de la société ? Prenons d'abord les crises. Que se produit-il en temps de crise ? Il se produit l'arrêt des entreprises, l'augmentation du chômage, la diminution de la production, la ruine et la perte d'une quantité d'entreprises, surtout des petites, bref, la ruine partielle des forces productives. Et, en même temps, à côté de cela, l'ascension des formes d'organisation du capitalisme : le renforcement des entre­prises les plus vastes, le développement des trusts et autres puissantes unions monopo­li­sa­trices. Que se produit-il après la crise ? Un nouveau cycle d'évolution, une nouvelle ascen­sion sur une nouvelle base, avec des formes supérieures d'organisation, donnant un essor plus large à l'évolution des forces productives. Ainsi, c'est au prix d'une crise et d'une perte de forces productives dans cette crise que s'achète la possibilité d'une évolution ultérieure.

Il en est de même, jusqu'à une limite déterminée, dans les guerres capitalistes. Elles sont l'expression de la concurrence capitaliste. Elles s'accompagnent d'une chute temporaire des forces productives. Mais, après elles, les États de la bourgeoisie sont arrondis, les puissants sont devenus encore plus puissants, les petits ont été absorbés ; le capital s'est centralisé sur une échelle mondiale, a acquis un plus vaste champ d'exploitation, les cadres d'évolution des forces productives se sont élargis, après un déclin temporaire, le processus d'accumulation est reparti plus rapide encore.

La même loi s'applique également à une plus grande échelle de l'évolution de la société capitaliste. Nous savons déjà que la signification de la révolution est d'anéantir les obstacles au développement des forces productives. Mais, si étrange que cela soit, en anéantissant ces obstacles, elle anéantit aussi, temporairement une partie des forces productives elles-mêmes. Et cela est tout aussi inévitable que les crises en régime capitaliste.

L'action destructive de la révolution (les « frais de la révolution ») comporte plusieurs opérations :

  1. Destruction physique d'éléments de production. - On peut compter ici tous les genres de suppression d'objets et de gens dans le processus de la guerre civile. Il est clair en effet pour chacun que lorsqu'on fait des barricades avec des wagons, ou lorsqu'on tue des gens (et la guerre civile de classes entraîne avec elle de pareils sacrifices), c'est bien là une destruction de forces productives. La destruction de machines, d'usines, de voies ferrées, de cheptel, etc., la détérioration et la destruction de moyens de production par le sabotage, la non réparation, la non production des parties nécessaires, etc.; la perte d'ouvriers ou d'intelligences dans la guerre, etc., tout cela représente une destruction physique de forces productives.
  2. Détérioration d'éléments de production. - Ceci concerne la baisse de valeur des machi­nes par manque de réparation et de production ; l'épuisement physique des forces ouvrières (ouvriers, travailleurs intellectuels, etc.) ; le recours à des remplacements d'une qualité inférieure (métaux moins bons ; remplacement de la main-d’œuvre masculine par de la main-d’œuvre féminine ou enfantine, introduction de l'élément petit-bourgeois dans les usines, etc.).
  3. Rupture des liens entre les éléments de la production. - C'est là la cause la plus impor­tante de la désorganisation spécifiquement révolutionnaire. C'est ici que se range cette désa­gré­gation des rapports de production dont nous avons parlé dans le texte (rupture des liens entre le prolétariat d'une part, les techniciens et la bourgeoisie de l’autre ; rupture des organi­sa­tions capitalistes ; rupture des liens entre la ville et la campagne, etc., etc.). Ici, les forces productives (c'est-à-dire les objets et les hommes) ne sont pas physiquement anéanties, mais elles sortent du processus de la production (les objets restent inutilisés, les gens ne travaillent pas). C'est ici aussi qu'il faut comprendre les frais qui découlent de « l'incompétence » du début de la nouvelle classe pour construire ses organismes, les « erreurs, etc. ».
  4. Répartition nouvelle des forces productives pour des utilisations improductives. - Ceci concerne le transfert d'une partie considérable des forces productives à des travaux de guerre : fabrication de canons, de fusils, d'habillement et d'équipement militaire (Cf. l'Économie de la période de transition, chap. VI).

Les exemples énumérés ici sont pris dans le domaine de la révolution prolétarienne. Il est facile de voir que l'on aura les mêmes séries de frais dans toute révolution : seule la somme de ces frais de la révolution sera, d'une façon générale, moindre dans les révolutions bourgeoises.

L'histoire dans son ensemble confirme ces thèses théoriques. Ainsi, les guerres paysannes en Allemagne ont engendré une désorganisation formidable ; la révolution française avec sa crise financière, la cherté invraisemblable de la vie, la famine, etc., de même. Dans leur guerre civile, les États-Unis ont été rejetés 10 ans au moins en arrière. Ensuite, après la réorganisation de la Société, au bout d'un laps de temps déterminé, commence une ascension beaucoup plus rapide qu'avant la révolution : c'est que la société a trouvé une armature mieux adaptée à ses forces productives.

Ainsi, le passage de la société d'une forme à une autre, s'accompagne d'un abaissement temporaire des forces productives, abaissement sans lequel toute évolution ultérieure serait impossible.

La loi de la période de transition se distingue de la loi de la période de décadence en ceci, que dans ce dernier cas, il n'y a pas passage à une forme supérieure d'économie; la chute des forces productives dure jusqu'à ce que la société reçoive une secousse, un choc extérieur quelconque, ou jusqu'à ce qu'elle trouve son équilibre sur une base inférieure, après quoi commence une « répétition du passé » ou un état prolongé de stagnation, mais en aucun cas, une forme supérieure de rapports économiques.

Si nous analysons les causes de décadence, nous constaterons qu'en général elles se ramènent à ceci : des rapports de propriété donnés ne peuvent être brisés ; par suite, ils demeurent comme obstacles à l'évolution, pesant en retour sur les forces productives, qui « cèdent », pour ainsi dire, constamment. Cela peut se produire, par exemple, lorsque dans la révolution, les forces des classes en présence sont approximativement égales, si bien que ni une classe ni l'autre ne peut vaincre, et que la société tout entière dépérit. Ici, le conflit entre les forces productives et les rapports de production a déterminé d'une manière définie la volonté des classes, mais la révolution n'a pas dépassé sa première phase. Les classes s'entre-déchirent, aucune ne peut avoir la victoire, la production s'éteint, la société agonise. Ou bien il peut arriver que la classe victorieuse ne soit pas en état de s'acquitter des tâches qu'elle a assumées. Ou encore, nous pouvons imaginer que les choses ne sont pas allées jusqu'à la révolution, mais que l'évolution des forces productives est arrivée à un point où elle a déterminé un groupement tout à fait particulier des classes : d'un côté une classe régnante entièrement parasitaire, et de l'autre, une classe opprimée tout à fait sans force.. Alors non plus, il n'y aura pas de révolution ; il y aura simplement, tôt ou tard, une décomposition et une décadence, pour ainsi dire « exsangue ». Il peut enfin y avoir un type mixte de révolution. Dans tous ces cas, nous voyons que le développement des forces productives conduit à une économie telle, et à des « superstructures » telles, que leur influence en retour paralyse l'évolution des forces productives et les pousse à baisser. Dès que les forces productives cèdent, il va de soi qu'il y a du même coup abaissement du niveau de tout l'ensemble de la vie sociale.

On peut prendre comme exemples de décadence sociale la Grèce et Rome dans l'antiquité, et, plus près de nous, l'Espagne et le Portugal. Ayant la vie assurée par les esclaves que fournissaient d'interminables guerres, les classes au pouvoir tournaient au parasitisme, en même temps qu'une partie des citoyens libres. Leur technique leur permettait de faire des guerres et conditionnait l'économie correspondante ; cette économie donnait naissance à un système d'État déterminé ; mais la situation matérielle des classes déterminait leur genre de vie, leur psychologie (psychologie de dégénérescence parasitaire dans les classes régnantes, de dégénérescence par hébétude et par faiblesse chez les opprimés). Une telle superstructure pesait sur la base et sur les forces productives, dont le développement se ralentit, s'arrêta et plus tard devint une grandeur négative. Au lieu de cette explication parfaitement compréhen­sible, la plupart des savants bourgeois se perdent dans un imbroglio sans fin. Un modèle de ce genre d'imbroglio est par exemple le livre « le plus récent » de P. Bizilli. « La décadence de l'Empire romain ». Le professeur Vassillev, de Kazan, qui, dans son ouvrage déjà cité par nous, passe une revue de toutes les théories sur la décadence du monde antique, considère comme indispensable de poser une théorie biologique de la dégénérescence. La dégénérescence des classes régnantes, selon le professeur Vassiliev, est la conséquence nécessaire de toute culture et (avec quelques réserves) sa fin naturelle ; elle consiste essentiellement en ceci, que le travail musculaire est remplacé par le travail nerveux, le système nerveux développe ses exigences, et ainsi se produit la dégénérescence biologique. En liaison avec cette conception, M. Vassiliev prétend que l'interprétation matérialiste marxiste de l'histoire doit être remplacée par une interprétation matérialiste vassiliéviste, qui est beaucoup plus « profonde »; M. Vassiliev montre que le progrès des sciences sociales a suivi le chemin suivant : tout d'abord, on analysait l'idéologie, puis la politique, puis l'ordre social, puis l'économie (Marx); il convient maintenant d'approfondir encore la question et de passer à la nature matérielle de l'homme, à sa nature physiologique, dont les changements constituent « l'essence » du processus historique. Que la nature matérielle de l'homme change, c'est exact. Mais si l'on sort des limites des lois sociales, il faut alors passer de la biologie à la physique et à la chimie. Mais c'est ici qu'apparaît clairement d'un seul coup l'erreur de M. Vassiliev. En effet, les lois de la science sociale doivent être des lois sociales. Et lorsque nous voulons expliquer les propriétés sociales de la nature de l'homme, il nous convient d'expliquer sous l'influence de quelles causes sociales s'est transformée la physiologie (et également la psychologie) de l'homme. Cela nous amènera à constater que ce côté de la question est avant tout déterminé par les conditions de la vie matérielle, c'est-à-dire par la situation de groupes donnés dans la production. Donc M. Vassiliev, loin d'approfondir, revient au contraire en arrière. En fait, sa théorie est l'antique, très antique théorie sur l'inévitable vieillesse du genre humain. Outre qu'elle est sans valeur, parce qu'elle repose sur une analogie simpliste avec l'organisme, elle ne peut expliquer les faits les plus simples pourquoi par exemple, la culture européenne, beaucoup plus affinée, n'a-t-elle pas péri tandis qu'à péri Rome ? Pourquoi l'Espagne a-t-elle « décliné » et pas l'Angleterre ? Etc. Les lieux communs sur la dégénéres­cence ne peuvent rien expliquer ; ceci avant tout, pour la simple raison que-la dégénérescence est un produit des conditions sociales. Aussi seule l'analyse de ces dernières peut-elle faire aborder la question comme il convient.

L'analyse des lois de la période de transition et des périodes de décadence éclaire très bien aussi la très « effrayante » question de savoir qu'est-ce qui détermine le développement des forces productives, sous l'influence de quoi elles se transforment ? Il n'est pas difficile de voir qu'elles se transforment sous l'influence en retour de la base et de toutes les superstructures. Marx l'avait déjà très bien discerné. C'est ainsi que dans le tome III du Capital (Tome III, I, p. 56), il écrit que « l'évolution de la force productive s'explique par le caractère social du travail mis en mouvement par la division du travail à l'intérieur de la société ; par l'évolution du travail intellectuel, notamment des sciences naturelles ». À strictement parler, les choses ne se bornent certes pas à cela: Marx a choisi les facteurs les plus importants qui exercent une influence sur les forces productives dans l'industrie. Mais, nous dira-t-on, pourquoi alors commencez-vous par ce bout-là ? Parce que, répondrons-nous une fois de plus, quels que soient les processus d'action réciproque qui se produisent à l'intérieur de la société, les rapports sociaux correspondront toujours et à chaque moment donné, pour autant que nous considérerons la société dans son équilibre, aux rapports de réciprocité existant entre la société et la nature.

49. L'évolution des forces productives et la matérialisation des phénomènes sociaux (accumulation de la culture).[modifier le wikicode]

Quand nous examinons le processus de production et de reproduction en période de croissance des forces productives, nous notons cette loi générale : en période de croissance des forces productives, une plus grosse part de travail est toujours dépensée à la production d'instruments de production. À l'aide de ces moyens toujours croissants de production, qui entrent dans la technique sociale, une part de travail bien moindre qu'auparavant donne une quantité incomparablement plus grande de produits utiles de toutes sortes. Le travail manuel de préparation d'instruments de production prenait jadis relativement peu de temps ; avec ces instruments misérables, sans valeur, faits à la main, les hommes peinaient à la sueur de leur front et la productivité de leur travail était des plus réduite. Au contraire, dans la société évoluée, une énorme part du travail social sert à produire de puissants instruments de travail, des machines et des appareils destinés à produire en masse d'autres instruments de production, tels que bâtiments d'usines colossales, entrepôts, génératrices d'électricité pour les mines, etc. Une grande dépense de forces humaines est faite en vue de ce travail. Mais en revanche, avec ces puissants moyens de production, le travail vivant devient d'une productivité inouïe : les « dépenses préalables » sont remboursées avec usure.

Dans la société capitaliste, cette loi trouve son expression dans la croissance relative du capital constant, comparativement au capital variable. La partie du capital qui va à la construction d'usines, de machines, etc., croît plus vite que celle qui va au salaire des ouvriers. Ou, en d'autres termes : dans l'évolution des forces productives en société capitaliste, le capital constant croît plus rapidement que le capital variable. Ce qu'on peut encore formuler comme suit : dans le développement des forces productives, les forces productives de la société se répartissent constamment de nouveau de telle sorte qu'une partie toujours plus grande se trouve placée dans les branches qui produisent des moyens de production.

Ainsi, l'accroissement des forces productives, l'accumulation de pouvoir de l'homme sur la nature, s'expriment en ceci, que le « poids spécifique » des objets, du travail mort, de la technique sociale, va sans cesse en augmentant.

Demandons-nous maintenant s'il ne se produit pas de phénomènes analogues dans les autres domaines de la vie sociale. Voici ce qui nous donne le droit de poser cette question. Nous avons vu plus haut, que le travail se rapportant aux superstructures, est aussi un travail différencié, scindé, séparé du travail matériel. Nous avons vu aussi que les superstructures, par leur structure interne, contiennent à la fois des éléments matériels, des éléments humains, et des éléments idéologiques au sens propre du mot. Comment se produit donc ici l'accumulation de cette culture intellectuelle ? N'y a-t-il pas ici d'analogie avec le processus matériel de la production, et s'il y en a une, comment se manifeste-t-elle ?

Disons-le tout de suite : il y a une analogie, et elle se manifeste en ceci, que l'idéologie sociale se matérialise, se fige en choses, s'accumule elle aussi sous forme d'objets parfaitement matériels. En effet, rappelons-nous d'après quoi, d'après quelles sources nous ressuscitons les anciennes « cultures intellectuelles » ? D'après ce qu'on appelle les « monu­ments » des époques passées, d'après les restes des bibliothèques antiques, les livres, les inscriptions, les tablettes d'argile, les statues, les tableaux, les temples, les instruments de musique retrouvés, d'après des milliers d'autres choses. Ces objets sont pour nous, comme la forme figée, matérialisée, de l'idéologie d'époques reculées, et d'après eux, nous pouvons avec vraisemblance juger et de la psychologie des gens qui en furent contemporains, et de leur idéologie, exactement de même que, d'après les instruments de travail, nous jugeons du degré de développement des forces productives, et en partie aussi de l'économie de ces époques. Notons encore ceci. Dans le travail de superstructure, dans le travail idéologique, très souvent, les moyens de jouissance jouent en même temps aussi le rôle de moyens de production ultérieure. Regardez, par exemple, une galerie de tableaux, Les tableaux sont des moyens de jouissance pour le publie qui les regarde. Mais, en même temps, ce sont des moyens de production, non pas, certes comparables aux pinceaux ou à la toile, mais ce sont tout de même des moyens de production d'un caractère particulier. Car, d'après eux, les générations suivantes apprennent. Lorsque surgit une nouvelle école artistique, un nouveau courant en peinture, il ne tombe pas du ciel : il naît de ceux qui le précédèrent, même lorsqu'il attaque violemment, lorsqu'il a nié » et détruit l'ancien système idéologique. Rien ne naît de rien. De même qu'en politique, en temps de révolution, l'ancien État est détruit, mais que le nouveau est jusqu'à un certain point, fait d'éléments anciens, reliés entre eux d'une autre manière, de même dans le domaine idéologique, même dans les ruptures les plus brusques, il y a transmission et liaison avec le passé : le nouveau ne se construit pas sur une « table rase » absolue. Les tableaux sont pour les artistes, un moyen de production, de l'expérience artistique accumulée, de l'idéologie condensée, à partir de laquelle commence, dans ce domaine, tout mouvement ultérieur.

À cela, on peut objecter à peu près ceci : quelle grossière construction vous faites là ! Qu'y a-t-il de commun entre la haute doctrine chrétienne et les signes matériels tracés en noires séries sur un parchemin ou un papier ? Qu'y a-t-il de commun entre cela et la peau de cochon dont est faite la reliure de l’évangile ? Qu'y a-t-il de commun entre la savante idéologie en elle-même et l'amas de vieilleries rassemblé dans les bibliothèques ? On ne peut pas ne pas voir de différence entre les travaux intellectuels, ces subtils produits de l'intelli­gence collective humaine, et des objets aussi grossièrement matériels que, par exemple, un livre en tant qu'objet matériel !

Tous les raisonnements de ce genre reposeraient sur un malentendu. Certes, ni le papier pris en soi, ni les madères ornementales, ni la peau de cochon n'auraient pour nous aucune signification, si nous ne les considérions pas dans leur existence sociale.

Nous avons vu au § 36 de ce livre que même la machine prise en dehors de tout lien social, est simplement un morceau de métal, de bois, etc. Mais elle a en outre, une existence sociale en tant qu'elle est utilisée par des hommes comme machine dans le processus du travail. Et de même, le livre : En dehors de son existence physique comme morceau de papier, il a aussi une existence sociale : il est compris comme livre, dans le processus de la lecture. Et c'est ici, précisément qu'il se manifeste comme idéologie condensée, comme moyen de production idéologique.

Si nous abordons sous cet angle, la question de l'accumulation de culture intellectuelle, nous verrons sans peine que cette accumulation a effectivement lieu sous des formes concrètes, et, en quelque sorte, se précipite en dépôt palpable, matériel. Et plus le domaine de la culture intellectuelle est « riche », plus est grandiose, plus est large, le domaine de ces « phénomènes sociaux matérialisés». Pour parler par métaphore (et sans oublier que ce n'est qu'une analogie), la carcasse matérielle de la culture intellectuelle constitue le « capital de base » de cette culture elle est d'autant plus riche, qu'il est plus considérable, ce qui, de nouveau, « en dernière analyse », dépend du niveau d'évolution des forces productives matérielles. Inscriptions naïves, masques, idoles grossières, dessins sur des pierres, monuments d'art, rouleaux manuscrits de papyrus, « livres » de parchemin, temples et observatoires astronomiques, tablettes d'argile couvertes d'écritures. - puis, plus tard, galeries, musées, jardins botaniques et zoologiques, bibliothèques colossales, expositions scientifiques permanentes, laboratoires, journaux, livres, imprimés, etc., etc. - tout cela, c'est l'expérience accumulée, matérialisée, de l'humanité. Les nouvelles étagères à livres, avec les livres nouveaux qui s'ajoutent constamment à ceux qui y étaient déjà, nous montrent de façon concrète, la collaboration d'une quantité de générations, se succédant les unes aux autres en une suite ininterrompue.

Nous sommes maintenant tellement habitués à l'ordre des phénomènes de ce domaine, que nous n'y remarquons pas les frontières historiques. La psychologie et l'idéologie courantes, par exemple, sont fixées dans le journal. Et cependant le journal est un phéno­mène nouveau, apparu seulement au XVII° siècle. Il est vrai que les informations d'État les plus importantes étaient affichées (publiées) déjà dans l'ancienne Rome et chez les Chinois (VIII° siècle av. J.-C.), mais c'était quelque chose d'insignifiant (Cf. K. Bucher : Le journa­lisme dans la Culture du Présent). Le livre de même, en fait, fait remonter sa généalogie à l'époque de la découverte de l'imprimerie. Jusqu'alors, il n'y avait que les rouleaux de papyrus et les « codex » de parchemin comme moyens les plus parfaits pour fixer la « sagesse des siècles »; il faut y ajouter les tablettes d'argile (Babylone), qui d'ailleurs s'accumulaient en énormes bibliothèques (par exemple la fameuse bibliothèque d'Assourbanipal) (Cf. K. Pietschmann : Le livre, dans la Culture du Présent). Les bibliothèques (Leibniz les appelait les « trésors de toutes les richesses de l'esprit humain) se rencontrent ainsi dès la plus haute antiquité, et c'est à leurs restes que nous sommes principalement redevables de la découverte de maint et maint secret des époques disparues (sur les bibliothèques voir un bref article de Fritz Milkau dans la Culture du Présent); telle est l'importance de la bibliothèque Assourbanipal (VII° siècle avant J.-C.) ou des bibliothèques américaines des plus antiques écoles de prêtres (troisième millénaire avant J.-C.!). « Entre toutes les institutions scienti­fiques, écrit justement Hermann Diels (L'Organisation de la Science dans la Culture du Présent, p. 639), les bibliothèques sont reconnues depuis les temps les plus reculés comme le plus important et le plus indispensable moyen auxiliaire pour la conservation, la diffusion et le développement de la science, ainsi que pour compléter l'œuvre transitoire de la viva vox (voix vivante) de l'instituteur. » On comprend que le même rôle est joué dans l'art par les « monuments d'art », les collections, les galeries, les musées, les temples, etc.

Ainsi, l'accumulation de culture spirituelle se produit non seulement sous forme d'élévation de la psychologie et de l'idéologie dans les cerveaux des hommes, mais aussi sous forme d'accumulation matérielle.

50. Le processus de reproduction de la vie sociale dans son ensemble.[modifier le wikicode]

Nous pouvons maintenant récapituler brièvement.

Entre la société et la nature, il se produit un constant « échange de substances », un processus de reproduction sociale, un processus de travail se répétant par cycles, et qui, incessamment remplace ce qui est usé, élargit sa base, parallèlement à l'évolution des forces productives, donnant à la société la possibilité d'élargir constamment les frontières de sa vie.

Mais le processus de production des produits matériels est en même temps un processus de rapports économiques donnés. « Le processus capitaliste de production, dit Marx, considéré comme quelque chose de continu, c'est-à-dire comme processus de reproduction, ne produit pas seulement des marchandises, mais en outre, produit et reproduit ce rapport même qu'on nomme capital, c'est-à-dire d'une part, le capitaliste, et de l'autre l'ouvrier salarié. » (K. Marx, Capital, Tome I. p. 541 de l'édit. de Hambourg 1903). Cette formule de Marx n'est pas vraie seulement pour le mode de production capitaliste : elle est vraie en général. Si, par exemple, nous prenons l'économie esclavagiste de l'antiquité, chaque cycle de production sera accompagné de ce fait, que le maître d'esclaves recevra sa part, l'esclave la sienne; que dans le cycle suivant aussi, le maître d'esclave remplira son rôle, l'esclave le sien; qu'en cas d'amplification de la reproduction, le changement consistera uniquement en une augmenta­tion de la part du maître d'esclaves, de sa puissance, du nombre de ses esclaves, de la masse de travail supplémentaire fourni par eux. Ainsi, le processus de reproduction matérielle est en même temps un processus de reproduction des rapports de production, de l'écorce historique dans laquelle il se meut. D'autre part, le processus de reproduction matérielle est un processus de constante reproduction des forces ouvrières correspondantes. « L'homme lui-même, écrivait Marx, considéré simplement comme force ouvrière en soi, est un objet de la nature, une chose, vivante sans doute et consciente d'être une chose ; et son travail même apparaît comme l'extériorisation concrète de sa force. (Capital, T. I, p. 165) Mais, dans les diverses périodes historiques, en corrélation avec la technique de la société, le mode de production, etc., on a des forces ouvrières définies, à savoir des forces ouvrières de qualification adéquate.

Le processus de reproduction reproduit constamment cette qualification. En d'autres termes : le processus de reproduction sociale reproduit non seulement les choses, mais aussi les « choses vivantes », c'est-à-dire des ouvriers qualifiés de façon déterminée; il reproduit aussi les rapports entre eux; il apporte en cas d'élargissement les corrections correspondant au niveau nouveau des forces productives, en disposant en pareil cas d'autres hommes, autrement qualifiés, d'autres « machines vivantes », à d'autres places du champ de travail. Mais il laisse inchangé (s'il ne s'agit pas d'une période révolutionnaire de transition) le dessin fondamental des rapports de production, en le reproduisant constamment sur une échelle sans cesse plus grande.

Si l'on veut donner à l'ensemble des diverses qualifications des forces de travail le nom de physiologie sociale, on peut dire que le processus de reproduction reproduit constamment l'économie de la société, et par voie de conséquence, sa physiologie.

Tout travail exigeait jusqu'à présent, et, en vertu de la spécialisation, exige encore un type physiologique déterminé. C'est pourquoi, par exemple, on peut distinguer, rien que par l'aspect extérieur, un débardeur, un métallurgiste, un commis, un boucher, un mouchard, etc. (Cf. à ce sujet L. Krjivistky : Les types professionnels), sans parler d'un musicien ou de gens de « profes­sions libérales ». Ainsi, non seulement la psychologie des hommes est leur psychologie sociale, mais aussi leur structure physiologique est un produit de l'évolution sociale : « agissant sur la natu­re, l'homme change sa propre nature. » Ce que nous appelons conventionnellement « physio­logie sociale » ne peut pas s'opposer à l'économie, puisque c'en est une partie intégrante. La différence à observer est la suivante : lorsqu'il s'agit de l'économie on analyse les liens et le type de ces liens entre les hommes, on considère leurs rapports mutuels matériels ; ce que nous appelons physiologie sociale est non pas le lien mais les qualités de ces éléments eux-mêmes.

Mais en même temps que le processus de reproduction matérielle, toute la gigantesque machine de la vie sociale tourne tout entière ; il y a reproduction des rapports entre classes, reproduction des rapports de l'organisation d'État, reproduction des rapports concernant les diverses branches du travail idéologique. Parallèlement à cette reproduction d'ensemble de toute la vie sociale, se reproduisent constamment aussi les contradictions sociales. Les contradictions partielles qui apparaissent comme rupture d'équilibre consécutive à un choc venu de l'évolution des forces productives, se résolvent constamment par reconstruction partielle de la société dans les cadres du mode de production qui est le sien. Mais les contradictions fondamentales, découlant de l'essence même d'une structure économique donnée, se reproduisent sur une base qui va sans cesse s'élargissant, jusqu'à ce que leur croissance atteigne des dimensions telles, qu'elles conduisent à la catastrophe. Alors s'écroule toute l'ancienne formation des rapports de production et pour que la société puisse se développer, il faut qu'une nouvelle forme des rapports de production s'établisse.

« L'évolution des contradictions d'une forme historique donnée de production est... le seul moyen historique de sa dislocation et de sa réformation. » (Capital, I, p. 454). Ce moment s'accom­pa­gne d'une interruption temporaire du processus de reproduction, de sa rupture, qui trouve son expression dans la ruine d'une partie des forces productives. La refonte générale de tout l'appareil de travail humain, la réorganisation de tous les liens humains conduit à un nouvel équilibre, et la société commence un nouveau cycle historique de son évolution, en élargissant sa base technique et en accumulant son expérience sociale, qui chaque fois sert de point de départ à tout mouvement en avant, quel qu'il soit.


BIBLIOGRAPHIE DU SEPTIÈME CHAPITRE

PLÉKHANOV : Article contre Strouvé dans le recueil Critique de nos critiques (excellent travail consacré à l'analyse des rapports de production du point de vue de la révolution) (en russe). –

Rosa LUXEMBURG : Réforme sociale et révolution. –

K. KAUTSKY : La Révolution sociale. –

K. KAUTSKY : Anti-Bernstein.

CUNOW : Die Marxische Geschichts, -Gesellschafts und Staatstheorie (La théorie historique, sociale et politique de Marx), tome I (en allemand). –

W. SOMBART : Socialisme et Mouvement social (en allemand). –

N. LÉNINE : l'État et la Révo­lution. –

N. LÉNINE : La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. –

N. BOUKHARINE : l'Économie de la période de transition. –

GOEBRO : Plan d'électrification de la Russie, Introduction. –

HERMANN BECK : Recueil Chemins et buts de la socialisation (en allemand). –

J. DÉLEVSKY (Socialiste-révolutionnaire) : Les antagonismes sociaux et la lutte de classes dans l'histoire. St-Pétersbourg, 1910 (en russe). –

MARX : Principalement dans la Critique de l'économie politique, puis ses œuvres historiques.