Ch. VIII : Les classes et la lutte de classes

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51. Classe, condition, profession.[modifier le wikicode]

Il nous est indispensable maintenant d'entrer un peu plus dans le détail de la question des classes et de la lutte de classes. Nous savons déjà par ce qui précède le rôle énorme que jouent les classes dans l'évolution de la société humaine. La structure sociale elle-même, dans une société fondée sur les classes, est déterminée par sa division en classes, les rapports mutuels de ces classes, etc. ; tout changement important dans la vie sociale, est d'une façon ou d'une autre, lié à la lutte des classes ; tout passage de la société d'une forme à une autre se réalise par une lutte sans merci entre classes. C'est précisément pour cela que Marx et Engels ont commencé le Manifeste Communiste par ces mots : « Toute l'histoire de la société a été jusqu'à présent l'histoire de la lutte des classes. »

Qu'est-ce donc qu'une classe ?

Dans ce qui a été exposé plus haut, nous avons déjà donné dans ses grands traits, la réponse à cette question. Il nous faut maintenant examiner la chose de plus près. Nous avons vu plus haut que par classe sociale on entend un ensemble de personnes jouant un rôle analogue dans la production, ayant dans le processus de la production des rapports identiques avec d'autres personnes, ces rapports étant exprimés aussi dans les choses (moyens de travail). De là découle que, dans le processus de répartition des produits, chaque classe est unie par l'unité de sa source de revenus, car les rapports de répartition des produits sont déterminés par les rapports de leur production.

Les travailleurs du textile et de la métallurgie ne constituent pas deux classes différentes, mais une seule classe, car à l'égard d'autres hommes (ingénieurs, capitalistes) ils se trouvent dans des rapports identiques. De même, les possesseurs d'une mine de charbon, d'une usine de briqueterie et d'une fabrique de corsets forment une seule catégorie de classe : car, malgré les différences physiques entre les choses avec lesquelles ils ont affaire, ils sont, à l'égard des hommes, dans le processus de la production, dans des rapports identiques (de « commandement »), lesquels s'expriment aussi dans les choses (Le Capital).

Ainsi, à la base de la division de la société en classes, se trouvent les rapports de production. Il nous faut ici jeter un coup d’œil sur d'autres solutions possibles, et très « en cours », de la question. L'une des façons de voir les plus courantes, est la division en classes d'après l'indice « riches » ou « pauvres ». Si un homme a dans la poche tant d'argent et un autre deux fois plus, il s'ensuit qu'ils se rattachent à deux classes différentes. On considère ici ou la dimension des possessions, ou le niveau de vie. Un sociologue anglais (D'Ett) a même élaboré tout un tableau de division en classes : la première classe, la plus basse (les va-nu-pieds) a un budget de dépenses de 18 shillings par semaine, la seconde classe, de 25 shillings, la troisième de 45, etc. (Cf. le travail très minutieux, et en outre marxiste, du professeur S.-I. Solntsev : Les classes sociales. Les moments les plus importants dans l'évolution du problème des classes, et les doctrines fondamentales (en russe). Tomsk, 1919. pp. 268-399).

Si simple que soit une pareille façon de voir, elle est parfaitement naïve et absolument fausse. De ce point de vue, par exemple, on serait amené dans la société capitaliste, à exclure un ouvrier métallurgiste ou linotypiste du prolétariat, et en revanche, à inscrire un paysan pauvre ou un artisan dans la classe ouvrière. La « classe » la plus révolutionnaire serait alors le « lumpenprolétariat » (le prolétariat des va-nu-pieds), et c'est sur lui qu'il conviendrait de fonder les espoirs comme force devant réaliser le passage à une forme supérieure de société. D'un autre côté, deux banquiers dont l'un est trois fois plus riche que l'autre, devraient être rangés dans deux classes différentes. Or, l'expérience quotidienne nous montre que des catégories différentes d'ouvriers se réunissent beaucoup plus rapidement dans l'action, que ne le font des ouvriers et des artisans, des ouvriers et des paysans, etc. Le paysan ne se sent pas membre de la même classe que l'ouvrier. Au contraire, deux banquiers, quand bien même l'un serait dix fois plus riche que l'autre, se sentent les membres d'une seule famille bien-aimée. « Le contenu du porte-monnaie - écrivait Marx dans la Misère de la Philosophie - est une différence purement quantitative, à l'aide de laquelle deux individus d'une seule et même classe peuvent excellemment être jetés l'un contre l'autre. » En d'autres termes, la différence de « richesse » ne peut servir de critérium suffisant pour définir la classe, bien qu'ayant une action déterminée même dans les cadres d'une seule et même classe.

Une autre théorie extrêmement répandue est celle qui prend pour fondement de la division de la société en classes, le processus de, la répartition, c'est-à-dire le partage du revenu social. Si l'on parle, par exemple, de la société capitaliste, le partage du revenu en trois parties principales : profit, rente, salaire, sert de base à la délimitation de trois classes : capitalistes, propriétaires fonciers, prolétaires (salariés) ; la part de chacun d'eux, étant donnée une grandeur déterminée du revenu social, ne peut s'accroître qu'au dépens de la part d'une autre classe. C'est pourquoi les membres d'une classe sont liés entre eux par la communauté et l'homogénéité de leurs intérêts d'une part, et sont d'autre part opposés aux autres classes par la contradiction de leurs intérêts avec ceux de ces autres classes.

Si cette théorie ne conduit pas à chercher qui reçoit plus, qui moins, et à raisonner là-dessus, alors se pose inévitablement une question : pourquoi les personnes liées entre elle, en classe se reproduisent-elles comme classe ? D'où vient que dans la société capitaliste, il existe différentes espèces de revenu ? Où est la cause de la stabilité de ces différentes espèces de revenu ? Il suffit de poser cette question pour voir d'un seul coup la réalité. Cette stabilité repose sur les rapports entre les hommes et les moyens de production, lesquels, à leur tour expriment les rapports entre les hommes dans le processus de la production. Le rôle des hommes dans la production et la possession des moyens de production, c'est-à-dire la « répar­tition des hommes » et la « répartition des moyens de production », sont des éléments stables dans les limites d'un mode de production donné. Dès l'instant que vous dites capitalisme, vous avez d'une part une catégorie de gens commandant le processus de la production, et en même temps, disposant de tous les moyens de production, et, d'autre part, une catégorie de gens travaillant sous le commandement des premiers, leur soumettant leur force ouvrière et leur produisant des valeurs marchandes. C'est précisément pour cette raison que, dans le domaine de la répartition des produits du travail (c'est-à-dire dans le partage du revenu), on trouve également des lois déterminées. En d'autres termes, nous sommes arrivés à cette constatation, que les aspects les plus importants de la production - « répartition des hommes», « répartition des choses » - constituent également la base des rapports de classes.

En fait, nous ne pouvions arriver à une autre conclusion. Abordons, en effet, la question par un autre bout ; formulons-la de la façon la plus générale. Il est clair que chaque classe est un certain « complexus réel », c'est-à-dire un ensemble de gens soumis sans cesse à des actions réciproques, d'« hommes vivants » qui plongent par leurs racines dans la vie de la production, et par leurs pensées, s'envolent jusqu'aux nuages. C'est un système humain, partiel et particulier à l'intérieur du grand système que nous appelons société humaine. Il s'ensuit à l'évidence que nous devons aborder la classe par le même côté que nous avons abordé la société. En d'autres termes : l'analyse des classes doit partir de la production. Naturellement, les classes se différencient l'une de l'autre sur différents plans : Sur le plan de la production, sur le plan de la répartition, sur le plan politique, sur le plan idéologique, sur le plan psychologique. Un plan dépendant de l'autre, tous ces phénomènes sont liés réciproquement l'un à l'autre : on ne peut pas plus rattacher des pousses bourgeoises aux racines économiques du prolétariat que mettre une selle à une vache. Mais précisément, ce lien est conditionné en fin de compte par la situation de la classe dans le processus de la production. Voilà pourquoi on doit définir une classe d'après son indice de production.

En quoi se distingue la classe sociale de la condition sociale ? (les « ordres » de l'ancien régime). Par classe, nous l'avons vu, on entend une catégorie de personnes réunies par leur rôle commun dans le processus de la production, un ensemble de personnes dont chacune se trouve dans des rapports semblables à l'égard des autres participants du processus de la production. Tandis que par condition, on entend des groupes de personnes unies par leur situation commune dans l'ordre juridique de la société. Les gros propriétaires fonciers sont une classe. Les nobles (en russe : à dvorianié ») sont une condition. Pourquoi ? Parce que les gros propriétaires fonciers sont marqués par un indice déterminé dans l'économie et la production, tandis que ce n'est pas le cas pour les nobles. Le noble a des droits juridiques déterminés, fixés par la loi de l'État où il vit, et des privilèges attachés à sa « noble condi­tion ». Mais économiquement, ce noble peut être tellement appauvri qu'il arrive tout juste à joindre les deux bouts ; il peut même être un prolétaire « va-nu-pieds », mais comme condition, il ne cesse d'être noble (tel le «baron des Bas-Fonds » de Maxime Gorki). Prenons un autre exemple. Sous le gouvernement du tsar, on lisait fur les passeports de quantité d'ouvriers : « Un tel, paysan de tel gouvernement, tel district, tel canton ». Ce paysan n'avait jamais travaillé comme paysan ; il était né à la ville et avait, dès son enfance, travaillé comme ouvrier salarié. On voit ici clairement, la différence entre la classe et la condition : cet homme est, de par son indice de classe, un ouvrier et de par son indice de condition (c'est-à-dire au point de vue des lois tsaristes qui partageaient ainsi les gens en conditions) il est un paysan. Mais ici se pose tout de suite la question suivante : nous savons que la « politique » (y compris le droit) est « l'expression concentrée de l'économie ». Pouvons-nous donc nous arrêter au droit, Sans descendre plus profondément ?

Certainement non ; ne disions-nous pas justement à l'instant, en raisonnant sur les classes, qu'il était important pour nous, au point de vue de la méthode d'aborder les groupements sociaux expressément du côté de la production ? Comment alors résoudre la question pour les « conditions» ?

Écoutons avant tout ce que dit sur cette question le professeur Solntsev, l'auteur du travail le plus solide sur les classes : « Les groupes socialement inégaux de conditions apparaissent, dit-il, non pas sur le terrain des rapports du processus du travail, ni sur le terrain des rapports économiques, mais avant tout sur le terrain des rapports du Droit et de l'État. La condition est une catégorie juridique et politique, et comme telle peut se manifester sous différentes formes... À la différence de la division en conditions, celle en classes apparaît sur les bases des rapports économiques... » (Loc. cit. p. 22). Toutefois, la condition n'est-elle pas uniquement la classe « revêtue » d'une catégorie juridico-politique. » ? À cela, Solntsev répond négativement. Cependant, il indique lui-même que, par exemple, dans le monde antique, « l'ordre des conditions ne pouvait pas ne pas refléter les différences de classe... » Doc. cit., 25), que « la lutte des classes revêt la forme particulière de la lutte des conditions. » (Loc. cil. 26). Cette position extrêmement embrouillée de la question nous oblige à nous efforcer de trouver une formule plus nette.

Prenons un exemple. Au temps de la grande révolution française, on désignait sous le nom de « tiers état » (c'est-à-dire « troisième condition ») un mélange de diverses classes, encore mal différenciées alors les unes des autres : il comprenait la bourgeoisie, les ouvriers et les classes intermédiaires (artisans, petits commerçants, etc.). Tous appartenaient au tiers état. Pourquoi ? Parce que, juridiquement, ils n'étaient « rien » en comparaison des proprié­taires fonciers féodaux privilégiés.

Le « tiers état », c'était l'expression juridique du bloc des classes dressées contre les seigneurs au pouvoir. Donc : classe et condition (ou « état ») peuvent ne pas coïncider. Mais sous l'écorce de la condition se cache nécessairement la réalité de classe (il y a ici une condition et, non pas une, mais plusieurs classes, ce sont bien des classes, et non quelque chose d'incertain comme il apparaît à peu près chez Solntsev). D'autre part, la non-coïncidence entre la classe et la condition peut être de l'autre genre dont nous parlions plus haut : un homme peut appartenir à une « classe inférieure » et à une « condition supérieure » (par exemple, un noble économiquement déchu, servant comme portier ou comme chauf­feur) ; et vice-versa, il peut appartenir à une condition inférieure, et à la classe dirigeante supérieure (tel un gros marchand, sorti de la paysannerie aisée « koulak »). Qu’est-ce à dire ? Où y a-t-il ici un « contenu de classe sous l'écorce économique » ? Il est clair qu'il n'y en a pas. Comment donc exprimer théoriquement ce « fait irréductible » ?

Pour trouver ici aussi, la solution correcte de la question, il est indispensable de l'étudier non pas du point de vue d'un cas isolé, mais du point de vue de rapports typiques dans les cadres d'une organisation économique déterminée. Fixons notre attention sur la circonstance fondamentale suivante : les conditions ont été supprimées par les révolutions bourgeoises, par le développement des rapports capitalistes. Si l'on examine pourquoi le capitalisme n'a pu tolérer l'existence des conditions, on arrive sans peine aux déductions suivantes : dans les formes précapitalistes de la société, tous les rapports étaient beaucoup plus conservateurs, le rythme de la vie beaucoup plus lent, les changements beaucoup moins fréquents que dans le capitalisme. La classe régnante -l'aristocratie foncière - y était, peut-on dire, héréditaire. Et c'est cette étonnante immobilité des rapports qui rendait possible l'affermissement des privilèges de classe d'une part, et des obligations d'autre part, par une quantité de normes juri­di­ques ; cette immobilité permettait de revêtir une classe (ou des classes) du nom de « con­dition ». Ainsi, dans l'ensemble les « conditions » marchaient de front avec les classes ou bien les groupes de classes dans leur opposition à une classe quelconque. Mais la pénétration des rapports capitalistes marchands, beaucoup plus fluides et mobiles, porta un coup violent à cette corrélation : «L'homme de basse condition » perça, les « nouveaux riches » apparurent ; le phénomène est devenu courant, une partie des propriétaires fonciers passa aux principes capitalistes, l'autre s'appauvrit, tomba dans la misère. La troisième se maintint à son ancien niveau, etc. Ainsi la mobilité des rapports capitalistes enleva toute base à l'existence des conditions. La période transitoire de décomposition des rapports féodaux avait eu son expression dans l'absence croissante de corrélation entre le contenu économique des classes et leur enveloppe juridique de conditions. Une telle période développa le manque de corrélation qui devait inévitablement aboutir à la chute de tout le système des conditions. L'enveloppe des conditions s'avéra incompatible avec le développement des rapports de production capitaliste, de même que l'enveloppe des classes s'avère à son tour incompatible avec l'évolution future des forces productives. Voilà pourquoi Marx écrivait dans la Misère de la Philosophie : « La condition de la libération de la classe ouvrière est l'abolition de toutes les classes, exactement comme la condition de la libération du tiers état... était la suppression de tous les « ordres ». Et Engels, dans son commentaire, annexait à ce passage la remarque suivante : « Il est ici question des « conditions » (ou « ordres ») dans le sens historique des « conditions » de l'État féodal, des « conditions » jouissant de privilèges définis et délimités. La révolution bourgeoise a aboli les conditions avec tous leurs privilèges. La société bourgeoise connaît seulement les classes. C'est pourquoi désigner le prolétariat du nom de « quatrième état » est en contradiction absolue avec l'histoire.

Ainsi, pour la période des systèmes précapitalistes stables, les conditions ou « ordres » étaient l'expression juridique des classes; la non-coïncidence croissante de ces éléments (la rupture d'équilibre entre le contenu de classe et la forme juridique de condition) fut provoquée par le développement des rapports capitalistes et la décomposition des anciennes classes féodales, tant les inférieures que les supérieures : dans le système féodal, la paysan­nerie comme classe coïncidait en gros avec la paysannerie comme condition; mais plus tard, les paysans formèrent la bourgeoisie agricole et le prolétariat, deux classes opposées : or, la forme « condition » restait la même : il est clair qu'elle devait disparaître.

Il convient maintenant, de définir exactement une troisième catégorie liée aux questions étudiées. Il convient de savoir ce qu'est la profession. Il est clair que la profession est liée au processus du travail. Elle se différencie de la classe, au premier abord, en ce que la répartition en profession ne suit pas les rapports des hommes entre eux, mais leurs rapports avec les choses ; elle considère sur quelles choses et avec quelles choses ils travaillent, quelles choses ils élaborent. Le tourneur sur métaux se distingue du menuisier et du maçon non parce qu'il a d'autres rapports avec les capitalistes, mais parce qu'il travaille le métal, tandis que le menuisier travaille le bois et le maçon la pierre.

Cependant on ne peut pas dire qu'il ne s'agit ici que de choses, car la profession est malgré tout, en même temps un rapport social ; dans le processus de la production, où des ouvriers professionnellement divers sont liés entre eux par les normes du procès de la production, il y a évidemment entre les hommes des rapports déterminés. Mais si différents que soient ces rapports, ils s'effacent tous devant les différences portant sur le point principal et fondamental : les différences entre le travail dirigeant et le travail exécutant, les différences exprimées par les rapports de propriété.

La division en professions, reposant sur des rapports entre les hommes, lesquels découlent de leurs rapports techniques avec les instruments, les méthodes et l'objet du travail, ne coïncide en aucune sorte ni avec la division du travail en travail dirigeant et travail subordonné, ni avec la « répartition des moyens de production » qui y correspond, c'est-à-dire avec les rapports de propriété sur ces moyens de production.

Voilà pourquoi est fausse l'affirmation du professeur Solntsev à savoir que la profession est « une catégorie naturelle-technique » (souligné par l'auteur N. B.), qu'elle est innée dans les relations humaines même dans la période préhistorique, et dans tous les stades suivants, que« c'est une catégorie non historique, non d'ordre social » (op. cit., p. 21), bref, que c'est une catégo­rie éternelle. La profession devient profession, parce qu'une espèce déterminée de travail s'attache ordinairement à vie à l'homme : le cordonnier est pour toute sa vie attaché à son embauchoir. Mais rien ne prouve qu'il en a toujours été ainsi et qu'il en sera toujours ainsi. L'automatisme croissant de la technique libérera les hommes de cette nécessité et montrera combien cette catégorie comme les autres était simplement d'ordre historique.

Maintenant que nous avons vu la différence qui sépare la classe de la condition et de la profession, il nous faut encore nous arrêter à cette question : Quelles sont les classes existantes. Nous croyons pouvoir en donner à peu près la division suivante :

I. Les classes fondamentales d'une forme sociale donnée (les classes au sens propre du mot). Les classes de ce genre sont au nombre de deux : la classe dirigeante et détentrice des moyens de production d'une part ; la classe exécutante, privée de moyens de production et travaillant pour la première, d'autre part. La forme spécifique, particulière de ce rapport d'exploitation économique et de servitude détermine aussi la forme de la société de classe qu'il caractérise. Par exemple : si les rapports entre la classe dirigeante et la classe exécutante se reproduisent au moyen d'achat de force ouvrière sur le marché, il y a capitalisme; s'ils se reproduisent au moyen d'achat d'hommes ou de pillage, ou d'autres moyens, mais sans achat d'aucune force ouvrière, si en outre, la classe dirigeante dispose non seulement de la force ouvrière, mais « de l'âme et du corps » de l'exploité, il y a esclavage, etc.

En ce qui concerne le capitalisme, on considère habituellement qu'on y a trois classes fondamentales. Cela semble confirmer par un certain passage de la fin du tome III du Capital de Marx, où « le manuscrit est interrompu », et où est amorcée une analyse des classes de la société capitaliste. Voici ce passage : « Les propriétaires d'une force ouvrière, les propriétaires de capital et les propriétaires fonciers dont les sources respectives de revenu sont le salaire, le profit et la rente, constituent les trois grandes classes de la société contemporaine, reposant sur le mode capitaliste de production ». Mais de ce fait que le groupe des propriétaires fonciers forme une grande « classe », il ne s'ensuit pas qu'elle soit une des classes fondamentales. Ainsi, chez Marx, nous trouvons le passage suivant, auquel se réfère aussi très judicieusement le professeur Solntsev : « Le travail passé et le travail vivant sont les deux facteurs sur l'opposi­tion mutuelle desquels repose la production capitaliste. Le capitaliste et l'ouvrier salarié sont les uniques fonctionnaires et facteurs de la production, dont les rapports mutuels découlent du caractère de la production capitaliste... La production, comme le remarque James Mill, pourrait sans inconvénient continuer sa marche, même si les propriétaires fonciers particuliers disparaissaient et que leur place fût prise par l'État... Ce fait, à l'origine duquel se trouve l'essence même du mode capitaliste de production - à la différence du mode féodal, du mode antique, etc. - ce fait que les classes participant directement à la production se ramènent... à deux, capitalistes et salariés, et qu'en sont exclus les propriétaires fonciers (souligné par nous, N. B.), lesquels ne viennent que post festum, et grâce à des rapports déterminés de propriété qui ne sont pas apparus sur le terrain du mode capitaliste de production, mais s'y sont transportés du sein de l'économie féodale (souligné par nous, N. B.)... ce fait constitue la differentia specifica de la production capitaliste, son expression théorique adéquate. » (Marx : Théorie sur la plus-value, T. II, pp. 292-299). Et Marx parle de même lorsqu'il traite de la question de la nationalisation de la terre.

Les classes fondamentales se subdivisent à leur tour en sous-classes, en fractions diverses : par exemple dans la société capitaliste, la bourgeoisie dominante s'est fractionnée en bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerçante, banquiers, etc.; la classe ouvrière se fractionne en ouvriers qualifiés et non qualifiés.

II. Les classes intermédiaires. - Nous comptons ici des groupements socio-économiques qui, sans être des restes d'un ordre ancien, et apparaissant comme indispensables au régime dans lequel ils se trouvent, occupent une place intermédiaire entre la classe dirigeante et la classe exploitée. Telle est par exemple, dans la société capitaliste, la classe des techniciens intellectuels.

III. Les classes de transition. - Nous comptons ici des groupes venus d'une forme précédente de la société, et qui, dans la forme actuelle, se décomposent, donnant naissance à diverses classes avec des rôles opposés dans la production. Tels sont par exemple, dans la société capitaliste, les artisans et les paysans. C'est un héritage du régime féodal, qui donne naissance à des éléments tant bourgeois que prolétaires. Prenons la paysannerie. Dans le capitalisme, elle se décompose constamment en couches diverses, ou, comme dit la science économique, elle se différencie : du paysan moyen sort le petit koulak ; du gros paysan, un accapareur quelconque ; puis encore un degré, et vous avez le plus authentique bourgeois. Et de l'autre côté, un prolétariat s'y forme également par degrés : paysan pauvre, paysan sans cheval, mi- ouvrier ou ouvrier saisonnier, enfin prolétaire pur.

IV. Les types de classes mixtes. - Nous comptons ici des groupes qui appartiennent à la fois, par certains côtés à une classe et à l'autre, par d'autres. Ainsi un cheminot qui possède un petit domaine et loue un ouvrier à la journée est, par rapport à la compagnie de chemins de fer, un ouvrier, et par rapport à son journalier, un patron, etc.

V. Enfin, il convient de ranger à part ce qu'on appelle les groupes « déclassés », c'est-à-dire les groupes de gens sortis des cadres de tout travail social : lumpen-prolétaires, men­diants, « bohème », déclassés et autres.

Quand nous analysons un « type abstrait. » de société, c'est-à-dire une forme sociale quelconque pure, nous avons affaire seulement ou presque seulement avec les classes fondamentales. Au contraire, quand nous voulons regarder grouiller la réalité concrète, alors, cela va de soi, nous avons à compter avec toute la bigarrure des types et des rapports sociaux et économiques

La cause générale de l'existence des classes est déterminée par Engels dans l'Anti-Dühring de la manière suivante : « ... Toutes les contradictions historiques qui ont jusqu'à présent existé entre exploiteurs et exploités, gouvernants et opprimés ont leurs racines dans... la productivité relativement non-évoluée du travail humain. Tant que la population travaillant effectivement est tellement absorbée par son travail indispensable, qu'il ne lui reste pas de temps pour se soucier des affaires générales de la société entière - division du travail, affaires d'État, art, science, etc. - tant qu'il en est ainsi, il doit constamment exister une classe particulière, qui, libérée du véritable travail, s'occupe de ces choses, sans jamais manquer, grâce à l'avantage qu'elle a, de faire peser un fardeau toujours plus lourd sur le dos des masses travailleuses ». Dans un autre passage, Engels répète presque la même chose, en disant que la société se divise en deux classes, et il ajoute pour résumer : « La loi de la division du travail, voilà en somme ce qui est à la base de la division en classes ».

Le professeur Solntsev, critiquant G. Schmoller, lequel voit dans la division du travail la source principale de la formation des classes, réplique à la référence qu'il fait de Engels, de la façon suivante : « Engels pose effectivement le processus de formation des classes en proche liaison avec le processus de division du travail; mais... pour Engels, la division du travail n'est qu'une condition naturelle et technique indispensable de la formation des classes sociales et non pas sa cause; la cause fondamentale de la formation des classes, Engels la voyait non pas dans la division du travail, mais dans les rapports de production et de répartition, c'est-à-dire dans des processus de caractère purement économique. » (Op. cit., p. 203, souligné par nous, N.B.). Comme nous l'avons vu plus haut, en examinant la question de la profession, on ne peut pas opposer la division du travail aux rapports de production, puisque la division du travail est elle aussi un des aspects des rapports de production. L'erreur de Schmoller (Cf. G. Schmoller : Die Tatsachen der Arbeitsteilung (Les faits de la division du travail), Jahrbücher, 1889, et du même : Das Wesen der Arbeitsteilung und Klassenbildung (La division du travail et la formation des classes, Jahrbücher, 1890), consiste en ceci, qu'il estompe la différence entre division professionnelle et division en classes, s'efforçant de calfater les contradictions de classes selon l'esprit de l'école organique. La théorie de L. Gumplovitch et de F. Oppenheimer, sur l'origine des classes, tirée de la « violence extra-économique » ne comprend pas la différence entre une théorie abstraite de la société et la marche concrète des événements historiques. Dans la réalité historique, le rôle de la violence extra-économique ou conquête a été très grand et a eu son influence sur le processus de la formation des classes. Mais dans une recherche purement théorique, il est indispensable de laisser cela de côté. Supposons que nous analysions une « société abstraite » dans son évolution : même là apparaîtraient des classes, en vertu de ce qu'on appelle les « causes internes de l'évolution » que montre Engels. En somme, le rôle des conquêtes, etc., n'est qu'un facteur (très important) de complications.

52. L'intérêt de classe.[modifier le wikicode]

Nous avons vu par ce qui précède, que les classes sont des groupes particuliers d'hommes, des « complexus réels » différant les uns des autres par leur rôle dans la production, qui trouve son expression dans les rapports de propriété. Mais nous savons aussi qu'avec ces deux côtés du processus de production, coexiste un troisième côté - le processus de répartition des produits sous telle ou telle forme. À la production correspond la répartition.

Aux formes de production correspondent les formes de répartition. À la position des classes dans la production, correspond leur position dans la répartition. L'antagonisme entre classe dirigeante et classe dirigée, classe détenant en monopole les moyens de production et classe ne possédant pas les moyens de production, trouve son expression dans l'antagonisme des revenus, dans la contradiction entre les parts de produits élaborés revenant à chaque classe au partage de la masse totale des produits. Une pareille différence de condition d'existence (manière d'être) entre classes détermine aussi leur « conscience ». Les contradic­tions entre conditions de vie (manière d'être) trouvent leur expression la plus immédiate dans la formation d'intérêts de classe. L'expression la plus primitive et en même temps la plus commune des intérêts de classe est le désir des classes d'augmenter leur part dans la répartition de la masse des produits.

Dans le système de la société fondée sur les classes, le processus de la production est en même temps un processus d'exploitation économique des ouvriers manuels. Ils produisent plus qu'ils ne reçoivent. Et non seulement parce qu'une partie des produits fabriqués (dans la société capitaliste, des valeurs) va à l'élargissement de la production (dans la société capitaliste, à « l'accumulation »), mais aussi parce que la classe travailleuse soutient les propriétaires des moyens de production, travaille pour eux. C'est pourquoi les intérêts les plus généraux de la minorité au pouvoir peuvent être formulés comme aspiration à maintenir et à élargir les possibilités d'exploitation économique, et les intérêts de la majorité exploitée, comme aspiration à se libérer de celle exploitation. Tandis que la première formule donnée plus haut parle seulement d'une société donnée et ne sort pas de ses limites, la seconde pose la question de l'existence même d'une société donnée.

Mais la structure économique de la société est, nous le savons, fixée dans son organisa­tion d'État et étayée par une quantité infinie de superstructures. Il n'y a donc pas lieu de nous étonner que l'intérêt économique de classe prenne le masque de l'intérêt politique, scientifi­que, religieux, etc. Ainsi les intérêts de classe se développent en tout un système embrassant les domaines les plus divers de la vie sociale. Ces intérêts systématisés, réunis en faisceau par l'intérêt général de classe, amènent à la construction de ce qu'on appelle l'« idéal social », qui apparaît toujours comme la quintessence des intérêts de classe.

En examinant la question des intérêts de classes, il faut arrêter notre attention encore sur quelques points.

Premièrement, il est indispensable de distinguer les intérêts durables et généraux et les intérêts transitoires, passagers. Les intérêts « passagers » peuvent être en contradiction objective avec les intérêts durables. Du point de vue des intérêts transitoires, par exemple, les ouvriers anglais ont agi judicieusement en vivant en paix avec la bourgeoisie anglaise et en la défendant pendant la guerre impérialiste ; ils ont, de ce fait même défendu aussi la hausse des salaires dont ils jouissent aux dépens des travailleurs coloniaux. Mais en même temps, en rompant de ce fait la solidarité des ouvriers en général et en faisant bloc avec « leurs » patrons, ils ont nui aux intérêts généraux et durables de leur classe.

Deuxièmement, il est indispensable de distinguer d'une part les intérêts corporatifs, les intérêts de groupe et d'autre part les intérêts généraux de classe. Par exemple, lorsque dans la société capitaliste, la bourgeoisie au pouvoir suborne une aristocratie ouvrière (les ouvriers qualifiés), les intérêts particuliers de ce groupe ne coïncident plus avec les intérêts de tout l'ensemble de la classe ouvrière : ce sont des intérêts de groupe, et non de classe. Ou bien, en temps de guerre, la bourgeoisie spéculatrice enfreint tant qu'elle le peut les règles commerciales élaborées par l'état bourgeois lui-même, lequel fait la guerre dans l'intérêt de la bourgeoisie en tant que classe. On voit ici les intérêts de groupe de la fraction commerçante-spéculatrice de la bourgeoisie, intérêts qui en pareil cas, se séparent des intérêts de la bourgeoisie comme classe.

Troisièmement, il est indispensable de ne pas perdre de vue le changement de principe de la direction des intérêts courants d'une classe, qui se produit en même temps que le changement de principe de sa situation sociale. Prenons un exemple, Dans la société capita­liste, le prolétariat a pour intérêt le plus durable et le plus général, la suppression de l'ordre capitaliste. Par suite, c'est selon ce plan que s'établissent ses intérêts partiels : ils consistent à conquérir des positions stratégiques et à miner la société bourgeoise. Améliorer sa situation matérielle, augmenter sa puissance sociale, rassembler ses forces pour frapper le système capitaliste tout entier, voilà à quoi se ramène la tâche du prolétariat. Mais voici que le prolétariat a rempli sa mission historique. Il a détruit l'ancienne machine d'État, il en a construit une nouvelle, un nouvel équilibre social s'est reconstitué ; le prolétariat occupe la place de classe dirigeante provisoire. Il est clair que la direction de ses intérêts change alors, radicalement : tous ses intérêts particuliers, examinés du point de vue des intérêts généraux, s'établissent sur le plan de la consolidation et de l'évolution des nouveaux rapports, de leur organisation et de la résistance à toute tentative destructrice. Cette transformation dialectique est la conséquence de l'évolution dialectique du prolétariat même qui « s'est constitué comme pouvoir politique ».

Qu'est-ce donc qui fait la synthèse de ces deux directions d'intérêts opposés ? C'est leur unité supérieure : l'édification d'une nouvelle forme sociale, dont le porteur est le prolétariat, édification qui présuppose la destruction de la vieille enveloppe empêchant l'évolution des forces productives.

Toute classe nouvelle qui est capable non seulement de détruire l'ancien système de rapports sociaux, mais aussi d'en construire un nouveau, qui, par suite est capable de devenir organisatrice d'une société nouvelle, doit inévitablement donner à ses intérêts une couleur de production, c'est-à-dire aborder les questions sociales non du point de vue du partage et de la simple répartition, mais du point de vue de la destruction des anciennes formes, au nom de la construction de formes impliquant une production plus parfaite, et des forces productives plus puissantes.

53. Psychologie de classe et idéologie de classe.[modifier le wikicode]

La différence de conditions d'existence matérielle, base de la division de la société en classes, met son empreinte sur toute la conscience des classes, c'est-à-dire sur la psychologie et l'idéologie de classe. Nous savons déjà par ce qui précède, que la psychologie de classe ou plus exactement la psychologie d'une classe ne coïncide pas toujours avec l'intérêt matériel de cette classe (par exemple psychologie de désespoir, de fuite du monde, de recherche de la mort, etc.) mais qu'elle découle toujours et qu'elle est toujours déterminée par les conditions de vie de cette classe. Voyons maintenant quelques exemples de la façon dont se détermine en réalité une psychologie et une idéologie de classe.

Prenons tout d'abord un exemple proche de notre vie, d'un intérêt de vie pratique et pour ainsi dire de fait divers. Tout le monde connaît la discussion qui éclata en Russie, entre marxistes et socialistes-révolutionnaires, sur le point de savoir quelle serait la classe qui mènerait la société au socialisme ; les marxistes montraient que ce serait la classe ouvrière, le prolétariat ; les socialistes-révolutionnaires s'efforçaient de montrer que sur ce point, la classe paysanne rendrait bien des points au prolétariat. La vie a donné pleinement raison aux marxistes : les paysans ont soutenu le prolétariat dans sa lutte contre les Seigneurs et les capitalistes ; ils le soutiennent parce que le prolétariat protège la terre paysanne et donne à l'économie paysanne la possibilité de se développer, mais ils sont extrêmement défavorables à la « commune » et s'attachent de toutes leurs forces aux anciennes formes de jouissance de la terre, de culture de la terre, de conduite de l'économie en général. Comment expliquer ce phénomène ? Et comment expliquer en même temps l'héroïsme du prolétariat dans la lutte et la faveur incommensurablement plus grande avec laquelle il a accueilli l'édification commu­niste et l'idéologie communiste ? D'autre part, si l'on prétend ramener la solution de la question à dire que le moujik n'était pas si pauvre, alors pourquoi n'est-ce pas le lumpenprolétariat, les miséreux, les déclassés, etc., qui ont fourni les cadres de la lutte ?

Pour répondre à ces questions, nous nous demanderons au préalable, quels traits doivent être ceux de la classe qui peut accomplir la métamorphose de la société, faire passer la société de la voie capitaliste à la voie socialiste.

  1. Ce doit être une classe qui, en régime capitaliste, est exploitée économiquement et opprimée politiquement. Sinon, il va de soi qu'elle n'aura pas de raisons particulières de se cabrer contre l'ordre capitaliste ; elle ne pourra alors en" aucun cas se soulever contre lui.
  2. Il s'ensuit que cette classe doit être aussi, pour s'exprimer de façon simpliste une classe pauvre : sinon, elle ne peut comparer sa pauvreté à la richesse des autres classes.
  3. Elle doit être une classe productrice. Sinon, si elle ne prend pas directement part à la création des valeurs, elle peut dans l'hypothèse la plus favorable détruire, mais elle ne peut pas construire, créer, organiser.
  4. Elle ne doit pas être liée par la propriété privée. Car si nous avons une classe dont l'existence matérielle est fondée sur la propriété privée, il est aisément compréhensible qu'elle aspirera à augmenter ce qui est « sien », sa propriété et non pas à abolir la propriété privée, ce qui est le but du communisme.
  5. Elle doit enfin être une classe unifiée par les conditions de son existence, et habituée au travail en commun, an travail mis côte à côte, l'un avec l'autre. Car autrement, elle ne sera capable ni de désirer ni de réaliser une société telle, qu'elle soit l'incarnation du travail social, du travail de camarades. Bien plus, autrement elle ne serait même pas capable de mener une lutte organisée, elle ne serait pas capable d'organiser un nouveau pouvoir politique.

Rassemblons maintenant ces divers indices en un tableau, et examinons quelle classe, lequel de nos trois groupes satisfait à ces exigences. Nous marquerons du signe + celui qui satisfera à chacune d'elles, et du signe-celui qui n'y satisfera pas :

PaysansLumpen-ProlétariatProlétariat
1. Exploitation économique+-+
2. Oppression politique+++
3. Pauvreté+++
4. Productivité+-+
5. Pas de lien avec la propriété individuelle-++
6. Unité dans la production, travail en commun--+

On voit ici clairement comment la chose se présente. Il manque beaucoup à la classe paysanne, pour être une classe réellement communiste; elle est liée par la propriété, elle y tient et il faudra bien des années pour faire sa rééducation, chose qui n'est possible que lorsque le pouvoir d'État est entre les mains du prolétariat; elle n'est pas unie dans la production, elle n'est pas habituée au travail social et à l'activité unifiée; au contraire, toute l'âme du paysan est dans son morceau de terre à lui : il est accoutumé à l'économie individuelle et non sociale. Quant au lumpenprolétariat, son principal défaut, c'est l'absence de travail productif. Il peut détruire mais il n'est pas habitué à construire. Son idéologie est fréquemment représentée par les anarchistes, dont un homme d'esprit a dit que leur programme se compose de deux articles :

Art. Premier : « Il n'y aura rien ».

Art. 2 : « Person­ne n'est chargé de l'exécution du précèdent article ».

Nous avons ainsi touché du doigt le lien qui unit les conditions d'existence matérielle et la psychologie et l'idéologie de classe ou de groupe qui en résultent : chez le prolétariat, haine du capital et de son État, esprit révolutionnaire, habitude d'agir d'une façon organisée, psychologie de camaraderie, attitude constructive, productive, mépris du passé, attitude négative à l'égard de la « sacro-sainte propriété privée », ce pilier de la société bourgeoise, etc.; chez le paysan, attachement à la propriété privée, qui le rend hostile à tout ce qui est nouveau, individualisme, particularisme, méfiance pour tout ce qui dépasse son petit horizon de clocher; dans le lumpenprolétariat, insouciance et inconsistance, haine des vieilleries et en même temps impuissance de construction, d'organisation, individualisme de déclassés, caractère fantaisiste. À une telle psychologie, idéologie correspondante : dans le prolétariat, communisme révolutionnaire ; dans la paysannerie, idéologie de propriétaire ; dans le lumpenprolétariat, anarchisme instable et hystérique. Il va de soi que dès qu'on a un semblable pivot psychologique et idéologique, c'est lui qui donne le «ton » général de toute la psychologie et de toute l'idéologie de la classe ou du groupe correspondant.

Dans les vieilles discussions entre marxistes et s.r. Russes, ces derniers posaient la question du point de vue de la philanthropie, de « l'éthique », de la « pitié » pour le « frère inférieur », et autres sottises de noble intellectuel. Pour la plupart des « idéologues » de ce genre, la question des classes était une question éthique d'intellectuel torturé par des remords de conscience, qui, visant à renverser l'autocratie qui ne lui laissait pas assez de place, essayait de s'appuyer sur le moujik (tant que celui-ci n'avait pas mis le feu aux châteaux de ses oncles et tantes), et s'efforçait de conquérir sa confiance, en rachetant les fautes commises contre lui par une noble « aide aux humiliés et aux offensés ». Tandis que pour les marxistes, il n'était question ni de Mines larmoyantes ni de philanthropie, mais d'exacte supputation des capacités des classes, pour savoir quelle attitude prendrait inévitablement chaque classe dans l'imminente lutte pour le socialisme.

Une bonne étude (quoique conservatrice et apologétique, destinée à soutenir toute réaction) sur la psychologie du paysan nous est donnée dans le travail du pasteur évangélique A. l'Houet : Zur Psychologie des Bauerntums (Sur la psychologie de la paysannerie, 2e édit., 1920, chez Mohr, à Tübingen, en allemand). Le savant ecclésiastique chrétien apprécie la classe paysanne « en premier lieu comme... réservoir de santé corporelle, spirituelle, morale et religieuse, comme trésor militaire pour le pays (Reichskriegsschatz : l'auteur entend par là « comme chair à canon », N. B.), etc. (op. cit., IV). Le pasteur l'Houet, qui, au nombre des caractères de la paysan­nerie en quelque sorte « de souche », compte son homogénéité (masse homogène), sa séparation d'avec le reste du monde, son traditionalisme, etc., donne de très justes définitions de la psychologie de classe de la paysannerie. Seulement, il s'enthousiasme souvent précisément pour ce que nous considérons, nous, comme « l'idiotie de la vie campagnarde » (Marx). Il célèbre, par exemple, l'inertie du paysan, sa répugnance à tout ce qui est nouveau : « ... En face de l'amour de tout ce qui est nouveau, le paysan appartient à un autre monde, au monde qui place haut l'ancien temps, conserve fermement les fondements vitaux de jadis, continue à filer les antiques fils... Avec cet inconvénient qu'il « retarde sur son temps », qu'il « ne marche pas au pas avec lui » ; mais aussi avec cet avantage que toutes ses manifestations de vie, précisément en vertu de cette unilatéralité, se distinguent favorablement par leur sûreté, leur sérieux, leur valeur durable » (op. cit. p. 16). Cette inertie se manifeste partout : « Conservation des anciens lieux d'établissement, conservation de l'ancienne maison, conservation de l'ancien bien, des costumes, des noms ; conservation du dialecte, de la vieille poésie populaire, conservation de la vieille structure spirituelle, conservation de l'antique type de physionomie ! Partout le même esprit conservateur... » (Ibid.). M. l'Houet se réjouit extrêmement, que les habitations des paysans après 1871 soient à peine différentes de ce qu'elles étaient à l'âge de pierre (p. 17). Il se réjouit même du simplisme et de la pauvreté héréditaires de l'âme du paysan, de ce que « le nombre... de ses problèmes de vie, problèmes religieux, moraux, problèmes d'art ou autres, quels qu'ils soient est extrêmement restreint » et de ce que « la même conception de ces problèmes se transmet de génération en génération » (op. cité., p. 29); il ne se réjouit pas du fait que cet esprit borné, cet « idiotie », qui est, non pas la faute mais le malheur des paysans, soit entamé par la vapeur et l'électricité, car, voyez-vous, ce principe de tradition mène « à la simple, à l'antique, à la grandiose existence ». Le sérieux, la méfiance et l'avarice, la cupidité du propriétaire, etc., sont, bien entendu, vantés de toutes les façons, par ce prêtre (ex. p. 63), et ce, durant des pages et sans tarir.

Les exemples donnés montrent bien l'essentiel de la psychologie et de l'idéologie de classe des propriétaires fonciers et de leurs curés ou pasteurs, qui s'efforcent de garder et de flatter chez le paysan tout juste ceux de ses caractères qui l'empêchent de « marcher au pas avec son temps ».

Dans la noblesse foncière (c'est-à-dire chez les propriétaires féodaux), la psychologie de classe se caractérise aussi par un inévitable esprit conservateur et réactionnaire, crûment exprimé, tel qu'il n'en existe à aucun degré dans aucune autre classe. Et c'est bien compréhensible : les propriétaires féodaux sont en effet les représentants suprêmes de la société féodale, laquelle « a rendu son âme à Dieu » à peu près partout. Le culte de la tradition, des « formes solides », de la famille aristocratique et de la « souche » (de ses privilèges, de sa gloire, de sa « valeur »), symboliquement exprimé dans « l'arbre généalogique »; les « services » et les « mérites », le fief, « l'honneur », les coutumes convenant à la « noblesse », le mépris des « roturiers », le droit aux relations sexuelles et autres seulement avec des « égaux », ce sont là les traits caractéristiques de cette classe jadis dirigeante (Cf. Simmel : Sociologie, digression sur la noblesse - en allemand - p. 737 et 399).

La psychologie et l'idéologie des classes de la société bourgeoise, c'est-à-dire des classes urbaines, est beaucoup plus souple. La bourgeoisie, surtout à la période de son évolution où elle n'était pas immédiatement menacée par la révolution prolétarienne, ne se caractérisait nulle­ment par un conservatisme semblable à celui de la noblesse. Son trait le plus caractéristique était son individualisme, découlant de la lutte de concurrence, le rationalisme, fruit du « calcul économique », comme fondements Vitaux de cette classe ; la psychologie et l'idéologie libérale reposaient sur « l'initiative ». La « liberté d'entreprise ». Spécialement sur la psychologie économique de la bourgeoisie à divers stades de son évolution, on trouvera beaucoup de remarques intéressantes chez Sombart (der Bourgeois) et chez Max Weber (op. cil.). Sombart, par exemple, remonte jusqu'à l'apparition de l'esprit d'entreprise. Elle devait se constituer par la fusion de trois types psychologiques : le conquérant, l'organisateur et le marchand. Le « con­quérant » donne la possibilité de projeter un plan et de le réaliser : il a la résistance et la fermeté, l'élasticité, l'énergie intellectuelle, la capacité de tendre ses efforts, la force de volonté ; l'organisateur doit savoir « disposer choses et gens de façon à aboutir au maximum de résul­tat utile ; le commerçant, le marchand se distingue par sa capacité de discuter avec n'importe qui, et de gagner son affaire (Sombart, op. cit, chap. V - L'Essence de l'esprit d'entre­prise, pp. 69 et 399). C'est par la combinaison de ces traits que se caractérisait la bourgeoisie à l'époque de son épanouissement.

Quant à la psychologie du prolétariat, nous en avons déjà parlé plus haut, et c'est, aussi bien, de quoi parle tout notre livre.

Il va de soi que la psychologie et l'idéologie des classes changent en corrélation avec les changements de la « manière d'être sociale » de ces classes, comme nous l'avons déjà noté plus d'une fois dans les chapitres précédents.

Il convient ici de faire encore une remarque. De tout ce que nous avons dit, il ressort clairement que la psychologie des classes intermédiaires est également intermédiaire, celle des groupes mixtes également mixte, etc. C'est ce qui explique que, par exemple, la petite bourgeoisie et la paysannerie « hésitent » constamment entre le prolétariat et la bourgeoisie, qu'« il y a en elles deux âmes » et ainsi de suite. « Sur les différentes formes de la propriété, sur ce qu'on appelle les conditions d'existence, s'élève toute une superstructure de sentiments divers et originalement constitués, d'illusions, de façons de penser et de concevoir la vie. La classe tout entière les crée et les forme sur sa base matérielle et sur les rapports sociaux correspondants. » (Marx : le 18 brumaire...).

54. « Classe en soi » et « Classe pour soi ».[modifier le wikicode]

La psychologie et l'idéologie de classe, la conscience qu'a une classe de ses intérêts, non seulement passagers, mais durables et généraux, découle de la position de cette classe dans la production. Mais cela ne signifie nullement que cette position de la classe dans la production provoque d'un seul coup dans cette classe, la notion de ses intérêts généraux et fondamentaux. Au contraire, on peut dire que cela n'arrive presque jamais. Car dans la vie réelle, primo, le processus de production lui-même parcourt divers stades de son évolution et les contradictions de la structure économique ne se découvrent qu'au cours de l'évolution ultérieure; secundo, une classe ne tombe pas toute prête du ciel, mais elle se constitue, pour ainsi dire inconsciemment, à partir de différents autres groupes sociaux (classes de transition, intermédiaires et autres, couches, groupements sociaux en général); tertio, il se passe ordinairement un certain temps, avant que l'expérience de la lutte donne à une classe sa conscience de classe ayant ses intérêts particuliers, ses désirs, ses aspirations propres à elle et exclusivement à elle, ses « idéaux » sociaux, qui l'opposent de façon décisive à toutes les autres classes de la société dont elle fait partie; enfin, quarto, il ne faut pas oublier le travail de nivellement psychologique et idéologique que pratique constamment la classe au pouvoir, ayant en mains l'organisme d'État, afin, d'une part, d'anéantir les surgeons de conscience de classe, dans les classes opprimées, et d'autre part, de leur inculquer par tous les moyens possibles l'idéologie de la classe régnante, ou bien de leur faire subir dans une mesure plus ou moins grande, l'influence de cette idéologie, bref, de l'implanter de force. Toutes ces circonstances rendent possible une situation telle, qu'une classe existe déjà, en tant qu'ensemble de gens jouant un rôle déterminé dans le processus de la production, mais n'existe pas encore comme classe consciente d'elle-même. La classe alors existe, mais elle « n'est pas encore consciente ». Elle existe, comme facteur de production ; elle existe, comme complexus déterminé de rapports de production. Mais elle n'existe pas encore comme force sociale indépendante, qui sait ce qu'elle veut, à quoi elle aspire, et qui a conscience de sa personnalité, de l'opposition de ses intérêts à ceux des autres classes, etc.

Pour désigner ces états divers dans le processus de l'évolution des classes, Marx emploie deux expressions : il appelle classe « en soi » une classe n'ayant pas encore conscience d'elle-même ; il appelle classe «pour soi » une classe ayant déjà pris conscience de son rôle social.

Dans la Misère de la Philosophie, (Stuttgart 1920, p. 161-162), Max déclare :

« Les premiers essais des ouvriers pour s'unir les uns aux autres, prennent toujours la forme de coalitions. La grosse industrie unit en un seul et même lien une masse de gens inconnus les uns des autres. La concurrence les scinde quant à leurs intérêts ; mais le maintien du salaire à un niveau convenable, cet intérêt commun contre leur patron, les unit en une seule pensée commune de résistance, en une coalition (par « coalition », il faut entendre dans tout ce passage, union d'ouvriers, N. B.). Ainsi la coalition a constamment un double but : mettre fin à la concurrence entre ouvriers, afin d'être en état de faire une concurrence commune au capitaliste. Bien que le but premier de la résistance soit seulement le maintien du salaire à un niveau convenable, les coalitions, isolées au début, se forment au fur et à mesure que les capitalistes de leur côté, sous la pression, s'unissent en groupes et, contre le capital en voie de constante unification, la défense des associations devient encore plus importante pour elles que la défense du salaire... Dans cette lutte, véritable guerre civile, tous les éléments s'unissent et se développent pour la bataille à venir. Une fois atteint ce point, la coalition prend son autre caractère : politique.

« Les rapports économiques ont d'abord transformé une masse de population en ouvriers. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse apparaît déjà comme une classe par rapport au capital, mais non encore comme une classe pour elle-même. Dans la lutte dont nous avons indiqué quelques phases, la masse se trouve elle-même, se constitue comme classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. » (Souligné par nous, N. B.)

55. Les formes de la solidarité relative des intérêts.[modifier le wikicode]

De ce que nous venons de dire ressort déjà la possibilité, dans des conditions déterminées, d'une solidarité relative des classes. Il faut cependant ici distinguer deux formes principales de cette solidarité relative.

En premier lieu, cette solidarité peut être telle, qu'elle lie l'intérêt permanent d'une classe avec l'intérêt temporaire d'une autre, cet intérêt temporaire contredisant les intérêts généraux de cette classe ;

En second lieu, cette solidarité peut être telle, qu'il n'y ait pas de telle contradiction, et qu'il s'agisse de la coïncidence de l'intérêt durable d'une classe avec l'intérêt transitoire d'une autre, ou d'intérêts transitoires des deux parties.

Pour expliquer le premier cas, prenons l'exemple de la guerre impérialiste de 1914-1918 et essayons d'analyser l'attitude des ouvriers au début de cette guerre. C'est un fait connu, que dans la plupart des grands pays, les plus évolués au point de vue capitaliste, les ouvriers, foulant leurs intérêts internationaux et généraux de classe, se jetèrent à la défense de leurs « patries ». Or, sous ces « patries », se cachaient en réalité, les organisations d'État de la bourgeoisie, c'est-à-dire les organisations de classe du capital. Par conséquent, la classe ouvrière partit défendre des organisations économiques, marchant les unes contre les autres dans une guerre de concurrence pour le partage de marchés d'écoulement, de marchés de matières premières, de sphères d'expansion du capital. Il est clair qu'il y avait ici, de la part des ouvriers, trahison de leurs intérêts de classe. Cependant, quel était le fond des choses ? Où résidait la cause cachée la plus profonde de ce monstrueux reniement, consciemment soutenu par les partis social-démocrates opportunistes ?

Cette cause, c'était la solidarité relative entre le prolétariat et la bourgeoisie des pays capitalistes-financiers. Voici sur quoi elle se basait. Représentons-nous toute l'économie mondiale. Dans l'innombrable réseau de fils qui s’entrecroisent- les rapports de production - il y a des nœuds forts et épais ; ce sont les grands pays capitalistes. Là se trouvent les groupes « nationaux » de la bourgeoisie, organisée politiquement. Ils rappellent les gigantes­ques entreprises, les trusts géants, qui « travaillent » dans les limites de l'économie mondiale. Plus un de ces États est puissant, plus il exploite sans merci sa périphérie économique : colonies, sphères d'influences, demi-colonies, etc. Avec l'évolution de la société capitaliste, la situation de la classe ouvrière devrait empirer. Mais les États rapaces de la bourgeoisie, écorchant jusque au sang leurs énormes possessions coloniales et « sphères d'influence », soignaient « leurs » ouvriers, en les intéressant à l'exploitation des colonies. Ainsi se créait une « communauté d'intérêts » relative entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat. De ces rapports de production germait aussi la psychologie et l'idéologie correspondante, qui se ramenait à la renaissance de l'idée de patrie. Le raisonnement était des plus simples si « notre » industrie (en réalité, il fallait dire : « l'industrie de nos patrons») se développe, le salaire de son côté augmentera et l'industrie se développe quand elle a des marchés et des sphères de placement du capital ; donc la classe ouvrière est intéressée à la politique coloniale de la bourgeoisie ; donc, il faut défendre « l'industrie de la patrie », il faut se battre pour sa place au soleil. Et de là découlait tout le reste : célébration de la puissance de la patrie, de la grande nation, etc., et aussi galimatias ampoulé à l'infini sur l'humanité, la civili­sa­tion, la démocratie, le désintéressement et autres thèmes qui eurent tellement cours dans les premiers temps de la guerre. C'était là une idéologie d' « impérialisme ouvrier », la classe ouvrière trahissait ses intérêts permanents et généraux pour les miettes que lui jetait la bourgeoisie, en pressurant de plus belle les ouvriers et demi-ouvriers des colonies. Et, tout compte fait, la marche de la guerre et la période d'après-guerre montrèrent à la classe ouvrière qu'elle avait joué la mauvaise carte, que les intérêts durables d'une classe sort plus importants que ses intérêts passagers. Alors commença un processus de rapide « révolution­narisation. »

Le professeur Tougan-Baranovski, aujourd'hui défunt, qui se considérait comme « presque marxiste », mais trouva le temps pendant la révolution russe d'être un moment ministre blanc (cela par excès « d'éthique » : il reprochait sans cesse à Marx de n'être pas assez « éthique » et de se laisser trop entraîner par la haine de classe, ce qui certes, est fort peu philanthropique), ce Tougan-Baranovski faisait donc à Marx l'objection suivante : « Marx, disait-il, ne voit pas la solidarité d'intérêt et la nie dans la société capitaliste. Pourtant « dans la défense de l'indépendance politique de l'État » (de l'État bourgeois, N. B.), toutes les classes sont également intéressées en tant que valeur idéale. Dans le domaine économique, I ‘État sert non seulement de base à la domination d'une classe, mais aussi d'aide à l'évolution économique, et à l'augmentation de la somme générale de richesse nationale, ce qui répond aux intérêts de toutes les classes sociales comme collectivité. À cela s'ajoute aussi la mission culturelle de l'État, qui est immédiatement intéressé au progrès de la culture et à l'élévation du niveau intellectuel de la population nationale, quand ce ne serait que pour cette seule raison que la puissance politique et économique est inséparable de la culture. » (Tougan-Baranovski : Theoretische Grundlagen des Marxismus, Fondements théoriques du marxisme - en russe).

M. Cunow (op. cit., tome Il, p. 78-79) cite ce passage de Tougan et l'approuve, affirmant seulement qu'ici Tougan confond intérêts sociaux et intérêts d'État. Mais en fait, Cunow, lui, confond le point de vue révolutionnaire de Marx et le point de vue de trahison de la social-démocratie à la Scheidemann. L'argumentation de Tougan-Cunow est puérile. Dès l'instant que l'État ne s'occupe pas seulement d'oppression mais aussi de..., alors toutes les classes y sont intéressées. Braves gens ! De cette façon-là, on peut prouver tout ce que l'on veut. Puisque les trusts ne s'occupent pas seulement d'exploitation, mais aussi de production, ils sont d'utilité publique. Du moment que les agences de mouchards en Amérique ne se contentent pas de retourner les bras aux prolétaires révolutionnaires, mais aussi mettent la main au collet des filous, toutes les classes y sont intéressées. Et ainsi de suite. Voilà avec quelles niaiseries M. Cunow remplit deux tomes « d'études » sur la sociologie marxiste !

Cunow, aussi bien, bat le record de tous les falsificateurs du marxisme par sa cynique impudence.

« D'après la doctrine de Marx - écrit-il aux pages 77 et 399, du tome II de son ouvrage, - cette volonté générale, sur laquelle opérait l'ancienne philosophie sociale, n'existe absolument pas, parce que la société n'est pas quelque chose d'entier avec des intérêts absolument identiques. (Voilà une société !), mais elle est divisée en classes (ceci n'est pas mal, mais alors, que fait Cunow I ’État ? De qui exprime-t-il alors la volonté ? N. B.). Mais il existe parfaitement des intérêts sociaux universels, car (écoutez bien ! N. B.), comme la vie et l'activité sociale sont impossible.!, sans un certain ordre, tous les membres de la société - pour autant qu'ils ne nient pas appartenir à la société -sont intéressés au maintien d'un tel ordre : mais comme, en vertu de leurs positions diverses à l'intérieur de cet ordre social, ils ont un idéal d'ordre différent, ils se trouvent n'être pas identiquement intéressés aux règles d'ordre particulier et ils regardent ces règles sous l'angle de leur classe, de différents côtés. » En langue vulgaire : il y a des gens qui pensent, par exemple, qu'en régime capitaliste, la bourgeoisie est intéressée au régime et le prolétariat au renversement du régime. Pas du tout ! Le fin Cunow s'avance et vous explique : vu que la vie est impossible sans ordre, tous sont intéressés au maintien du capitalisme. Mais vu que les ouvriers ont un autre « idéal », eh bien, qu'ils critiquent les « règles particulières », cela, Cunow les y autorise. Mais si vous faites quelque chose de plus, alors crac ! Vous tombez du coup parmi les gens qui nient le fait d'appartenir à la société. Le voilà, le marxisme corrigé et complété par M. Cunow !

Prenons encore cette période de l'évolution de la classe ouvrière où elle se trouvait en « rapports patriarcaux » avec ses patrons dans chaque entreprise prise à part ; la prospérité de l'entreprise, étant donné la faiblesse des liens sociaux généraux, intéressait les ouvriers au succès du patron. Les ouvriers et leur « bienfaiteur », celui qui les « nourrissait », celui qui leur donnait du travail, illustraient bien aussi la question du rôle de la solidarité relative des intérêts au détriment des intérêts généraux de la classe dans son ensemble.

Il y a ici quelque analogie avec la communauté d'intérêts des esclaves et des possesseurs d'esclaves dans le monde antique, dans la mesure où il y avait encore des « esclaves d'esclaves » (par exemple, les « vicarii » romains); les esclaves qui avaient des esclaves, étaient de ce fait même des possesseurs d'esclaves, et on comprend bien que sur ce terrain, ils avaient une « communauté d'intérêts » avec les possesseurs d'esclaves « du premier degré » pour ainsi dire. Dans les coopératives agricoles actuelles de l'Europe occidentale, on observe souvent que les paysans vont de pair avec las propriétaires terriens et les patrons agricoles capitalistes : ils s'unissent avec eux sur le terrain de la vente des produits agricoles ; ils s'opposent à la population urbaine comme leurs vendeurs, intéressés aux prix élevés exactement comme y est intéressé le grand propriétaire agraire.

Mais cet exemple nous mène déjà en partie hors des limites de la première forme de solidarité relative des classes, puisqu'en fait, il se constitue peu à peu au sein de la paysannerie une véritable bourgeoisie agricole, ne se distinguant en rien de la bourgeoisie agricole héréditaire.

Par seconde forme de solidarité relative entre classes, dans laquelle cette solidarité relative n'est pas en contradiction avec les intérêts permanents des classes, on peut désigner avant tout les cas où se forment des blocs de classes contre un ennemi commun. À un degré déterminé de l'évolution, c'est chose parfaitement possible. Par exemple, pendant la révolution française (dans sa première phase) il y avait contre le régime féodal, en économie, comme en politique, diverses classes : bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat. Tous ces groupements avaient un intérêt commun au renversement du féodalisme. Ensuite, naturelle­ment, le bloc commun se désagrégea, et la petite bourgeoisie, tout en luttant contre la grosse bourgeoisie passée à la contre-révolution, se débarrassa en même temps impitoyablement de toutes les tentatives de mouvements indépendants du prolétariat, (exécution des « enragés », etc.). Nous avons ici un exemple de solidarité de classes ne contredisant pas les intérêts généraux et durables de ces classes.

56. Lutte de classes et paix de classes.[modifier le wikicode]

Les différentes gradations d'intérêts donnent naissance à différents aspects de la lutte. Nous savons maintenant que tout intérêt d'une partie d'une classe déterminée n'est pas de ce seul fait, un intérêt de classe. L'intérêt des ouvriers d'une usine isolée, s'il contredit les intérêts des autres parties de la classe ouvrière, n'est pas un intérêt de classe, mais un intérêt de groupe; mais même si nous avons devant nous un intérêt d'un groupe d'ouvriers, n'allant pas contre les intérêts d'autres groupes, mais cependant n'unissant pas encore ces groupes, il n'y a pas encore ici, en fait, ni dans la conscience des masses, d'intérêt de classe et par conséquent, rigoureusement parlant, il n'y a pas encore non plus de lutte de classes : tout au plus y a-t-il des germes d'intérêt de classe et des germes de lutte de classes. L'intérêt de classe apparaît lorsqu'il oppose une classe à une autre classe. La lutte de classe apparaît lorsqu'elle oppose une classe à une autre classe dans l'action. En d'autres termes : la lutte de classe proprement dite ne se développe qu'à un degré déterminé de l'évolution de la société de classes; à d'autres phases de cette évolution, elle peut apparaître aussi comme germe (lorsqu'on assiste à une lutte entre parcelles isolées de classes, à une lutte ne s'élevant pas à la hauteur de principes de classes, n'embrassant et n'unissant pas une classe comme telle), ou comme forme cachée, « latente » (lorsqu'il n'y a pas lutte ouverte, mais « opposition sourde », sourd mécontentement, avec lequel bon gré mal gré, la classe dominante doit compter). « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, seigneur et paysan, maître et apprenti, bref, oppresseur et opprimé, se sont trouvés en hostilité éternelle l'un avec l'autre, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt latente, tantôt ouverte, toujours terminée par une refonte révolutionnaire de la société, ou par la ruine simultanée des classes en lutte. » (Manifeste Communiste, souligné par nous, N. B.). Donnons quelques exemples pour illustrer ce qui vient d'être dit.

Supposons qu'au temps de l'esclavage, chez un possesseur quelconque de latifonds, se produise une révolte avec pillage des biens, mutilations, etc. Ce n'est pas encore là de la lutte de classes au sens propre du mot : c'est un sursaut isolé d'une très petite partie de la classe des esclaves ; la classe tout entière reste tranquille, une poignée mène une lutte très cruelle ; mais cette poignée est isolée, elle ne réunit que quelques hommes ; la classe comme telle n'entre pas en jeu ; il n'y a pas ici opposition de classe à classe. Il en est autrement lorsque les esclaves, soulevés sous la direction d'un Spartacus, mènent une véritable guerre civile pour la libération des esclaves : ici sont entraînées des masses d'esclaves, c'est bien là une lutte de classes. Supposons encore que nous assistons à une action entreprise par les ouvriers d'une usine pour l'augmentation de leurs salaires ; que tous les autres ouvriers restent silencieux et immobiles à leur place, ce n'est encore qu'un germe de lutte de classes, car la classe comme telle, n'entre pas en mouvement. Mais prenons le cas, par exemple, d'une « vague de grèves » : c'est de la lutte de classes ; car ici, une classe se dresse contre une classe. Il s'agit non plus d'un intérêt de groupe faisant mouvoir un groupe, mais d'un intérêt de classe, mettant en mouvement une classe : c'est donc bien là une lutte de classes au sens propre du mot. Prenons encore un exemple : Un mécontentement trouble, encore informe, se répand largement parmi les paysans serfs ; il peut éclater, mais à cause de l'hébétude de cette classe, il n'éclate pas : les esclaves ont peur, ils n'engagent pas la lutte, mais ils a murmurent » çà et là. C'est là cette forme « latente » de la lutte, dont parle le « Manifeste Communiste. »

Ainsi, par lutte de classes on entend une lutte où une classe s'oppose à une classe dans l'action. Il s'ensuit un axiome d'une très grande importance à savoir que « toute lutte de classes est une lutte politique » (Marx). En effet, que se passe-t-il lorsque la classe opprimée se dresse comme force de classe contre la classe oppressive ? Cela signifie que la classe opprimée cherche à miner les fondements de l'«ordre existant ». Et comme l'organisation de force de l'« ordre existant » est l'organisation d'État de la classe dirigeante, on comprend bien que toute action de la classe opprimée est objectivement dirigée contre la machine d'État de la classe dirigeante, même si ceux qui prennent part à la lutte de la classe opprimée n'en ont pas conscience au début.

Toute action de ce genre a par suite, inévitablement un caractère politique.

Considérons par exemple les syndicalistes révolutionnaires, ou les « Ouvriers Industriels du Monde » (« Industrial Workers of the World P en abrégé « I. W. W. ») d'Amérique. Ils ne veulent même pas entendre parler de lutte politique.

C'est que, par lutte politique, en bons opportunistes naïfs qu'ils sont, ils entendent seulement la lutte parlementaire. Supposons pourtant que les I. W. W. organisent, non pas même une grève générale, mais seulement une grève de cheminots, de mineurs et de métallurgistes. Qui ne comprendrait pas toute la colossale importance politique que prendrait inévitablement cette grève ? Pourquoi ? Parce qu'ici les cadres même du prolétariat seraient jetés dans la lutte. Parce qu'une telle grève serait dangereuse pour la bourgeoisie en tant que classe. Parce qu'elle menacerait de faire une brèche dans la machine de la bourgeoisie organisée. Parce que, par conséquent, elle serait objectivement dirigée contre le pouvoir d'État de la bourgeoisie.

Dans le Manifeste Communiste, Marx décrit clairement, en prenant l'exemple du prolétariat, cette transformation d'épisodes isolés de la lutte en lutte de classes. Au début « parfois les ouvriers triomphent ; mais c'est un triomphe éphémère. Le véritable résultat de leurs luttes est moins le succès immédiat que la solidarité croissante des travailleurs. Cette solidarisation est facilitée par l'accroissement des moyens de communication qui permettent aux ouvriers de localités différentes d'entrer en relations. Or il suffit de cette mise en contact pour transformer les nombreuses luttes locales, qui partout révèlent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte des classes. Mais toute lutte de classe est une lutte politique. » Dans les Lettres à Sorge (en allemand, page 42), Marx définit de la façon suivante cette transformation de conflits séparés en lutte de classes, c'est-à-dire en lutte politique (la lettre est écrite en allemand mêlé de mots anglais) :

« Le mouvement politique de la classe ouvrière, cela va de soi, a pour but final la conquête du pouvoir politique ; et pour cela, évidemment, une organisation préalable de la classe ouvrière développée jusqu'à un certain point et ayant pris d'elle-même naissance dans la lutte économique, est indispensable. Mais d'autre part, tout mouvement dans lequel la classe ouvrière se dresse comme classe contre les classes dominantes, et vise à les contraindre par pression extérieure, est un mouvement politique ». M. Cunow, qui donne cette citation (op. cit., tome II, p. 59), l'explique ainsi : « ... À un degré déterminé de l'évolution, du processus économique dans son ensemble, prennent naissance des classes sociales distinctes, qui en vertu de leur participation à ce processus ont leurs intérêts économiques particuliers et essaient de leur donner une portée politique ». Ce commentaire n'est pas tout à fait correct. Car Cunow dissimule ce qui est fondamental, ce que Marx fait ressortir au premier plan : l'opposition de principe de classe à classe, où toute lutte est une partie du processus de la lutte générale pour le pouvoir et pour la domination dans la société.

Le professeur Hans Delbruck, dans son article exceptionnellement impudent - La conception de l'histoire dans Marx (Preussische Jahrbücher, vol. 182, cahier 2, pp. 157 et 399) « critique » la théorie de la lutte de classes, et ce faisant révèle une ignorance vraiment surprenante des questions du marxisme. À la page 165, il affirme que Marx ne distinguait pas classe et condition ; à la page 166, il affirme qu'il n'y a pas eu dans la Rome antique de « disparition des deux classes en lutte » alors que la chute de l'Empire Romain est un fait qui ne craint guère de réfutation : il y eut d'abord des guerres civiles et ensuite, ni les maîtres vainqueurs, ni les esclaves vaincus ne s'avérèrent capables de faire avancer la société. À la page 167, il dit qu'il n'y a jamais eu de féodalisme en Angleterre ! À la page 169, il « réfute » Marx en montrant que les paysans marchent quelquefois de pair avec les junkers (Cf. sur ce point ce que nous disons plus haut). Et ainsi de suite. Mais la perle de ses « objections », la voici : Delbruck cite un texte découvert par le célèbre égyptologue Ehrmann, et qui parle d'une révolution dans l'antique Égypte, où les esclaves auraient réussi à prendre le pouvoir. Le texte a ceci de curieux qu'il semble écrit par un Merejkovsky ou quelque autre grand seigneur blanc, furieux contre les bolcheviks. On y voit dépeintes les horreurs les plus atroces. Et M. Delbruck d'un ton terrible : la voilà, votre lutte de classes ! Mais l'honorable professeur allemand ne se rend pas compte qu'il se prend à son propre piège, lorsqu'il ajoute (p. 171) que pareil état de choses dura « 300 ans ». Car un âne même comprendrait que vivre 300 ans sans production et dans l'anarchie absolue est impossible. Si bien que la chose cesse d'être aussi terrible, et que l'argumentation de Delbruck, s'appuyant en l'occurrence sur le sentiment d'un « bourgeois épouvanté », est simplement risible.

On trouve aussi de divertissantes objections à la théorie de Marx dans M. J. Delevsky (Les antagonismes sociaux et la lutte des classes dans l'histoire, en russe, St. Pétersbourg, 1910). Voici son objection la plus générale. Il cite le passage suivant d'Engels (préface au 18 brumaire, de Marx) : « Nul autre n'a découvert avant Marx la grande loi du mouvement historique, à savoir que toute lutte historique, qu'elle s'accomplisse dans le domaine politique, religieux, philosophi­que ou tout autre domaine idéologique, n'est en fait que l'expression plus ou moins claire de la lutte des classes sociales ». Ayant cité ce passage, M. Delevsky s'accorde avec Sombart pour proposer de compléter le principe de la lutte de classes par le « principe de la lutte des nations ». La réplique de Plékhanov, montrant qu'il n'y avait rien à compléter ici, parce que la lutte de classes est une notion du domaine des processus internes de la société, et non des rapports entre sociétés, - ne semble pas satisfaisante à M. Delevsky. « De deux choses l'une - dit-il - ou bien il y a à la base de l'histoire deux principes, ou bien il n'y en a qu'un seul... Si il y a deux principes, celui de la lutte des classes et celui de la lutte des nations, alors, quelle est la loi que formule le second principe ?... Et si... il n'y a que le principe de la lutte des classes, alors quel est le sens de la distinction entre lutte à l'intérieur de la société, et lutte entre sociétés ?... Ou, peut-être, les sociétés, les nations, les états, sont-ils aussi des classes ? » (p. 92). Cette tirade est remarquable, en son genre. Examinons pourtant la question en elle-même. Il peut y avoir deux cas fondamentaux : il peut s'agir ou bien d'une seule société (par exemple, l'économie mondiale actuelle), morcelée en organisations d'État des fractions « nationales » de la bourgeoisie mondiale; ou bien de sociétés tout à fait distinctes, presque sans liens entre elles (par exemple, lorsque se produit une lutte entre deux peuples différents, dont l'un, mettons est venu d'une autre contrée, chose qui certes, s'est produite plus d'une fois dans l'histoire : ainsi, par exemple, (la conquête du Mexique par les Espagnols). Dans le premier cas, la lutte entre bourgeoisies est une forme particulière de la concurrence capitaliste. Mais il n'y a qu'à M. Delevsky que peut venir cette idée baroque que la théorie de la lutte des classes exclut par exemple la concurrence capitaliste. C'est là une forme des antagonismes à l'intérieur des classes, lesquels cependant, ne peuvent en aucun cas changer les fondements d'une structure de production donnée. Si la théorie de Marx reconnaît la possibilité d'une solidarité relative entre classes, elle reconnaît aussi la possibilité d'un antagonisme relatif à l'intérieur des classes. Mais y a-t-il là une objection à la théorie de la lutte des classes ? Quant au deuxième cas, nous avons affaire ici à une question de méthode. La théorie de l'évolution de la société est une théorie de l'évolution d'une société abstraite, et il est tout à fait justifié qu'elle n'ait Vas, rigoureusement parlant, affaire aux rapports entre les sociétés concrètes. Son analyse a pour objet : Qu'est-ce que la société en général et quelles sont les lois de son évolution ? Si donc nous passons de ces questions à de plus concrètes, et entre autres à celle des rapports entre diverses sociétés, nous trouverons certainement des lois particulières, mais qui elles non plus, ne seront point en contradiction avec la théorie marxiste; et cela, nullement parce que les diverses sociétés sont diverses classes (cette supposition de M. Delevsky est simplement absurde), mais parce que l' « expansion » elle-même a des causes économiques; parce que, par exemple, la conquête tourne inévitablement au regroupement des forces de classes; parce qu'en de pareils cas, c'est toujours le mode de production supérieur qui a la victoire, etc. Mais tout cela n'ébranle en aucune façon la théorie de la lutte des classes.

Ainsi, nous avons vu ci-dessus que les classes opprimées ne mènent pas toujours une lutte de classe au sens propre du mot. Mais cela, comme nous l'avons vu aussi plus haut, n'implique nullement que dans ces périodes relativement paisibles « tout est calme, apaisé, sous l'œil de Dieu ». Cela implique seulement que la lutte des classes y est à l'état latent, ou à l'état embryonnaire : elle y devient lutte de classe au sens propre du mot. Il faut nous souvenir ici de la dialectique qui considère tout en mouvement, en devenir ; momentanément il peut n'y avoir pas de lutte de classe, mais elle « se prépare ». C'est ainsi que les choses se passent du côté des classes opprimées. Et du côté des classes dominantes ? Celles-ci mènent constamment la lutte de classe. Car le caractère apparent de l'organisation d'État montre que la classe dominante s'est constituée comme classe pour soi, comme pouvoir politique. Cela suppose une pleine conscience des intérêts fondamentaux de la classe qui mène la lutte contre les classes opposées à ses intérêts (contre leur menace directe et contre leur menace possible), et ce par tous les moyens que lui fournit la machine d'État.

57. Lutte de classes et pouvoir politique.[modifier le wikicode]

La question de l'État comme superstructure déterminée par la base économique, a déjà été étudiée plus haut (Cf. § 38, au début). Il est maintenant indispensable que nous l'abordions sous une autre face, que nous l'examinions d'un point de vue spécial, du point de vue de la lutte des classes. Avant tout, il faut souligner une fois de plus, de la façon la plus catégorique, que l'organisme d'État est un organisme exclusivement de classe, « une classe constituée comme pouvoir politique », « la violence sociale d'une classe concentrée et organisée » (Marx). La classe opprimée, porteur d'un nouveau mode de production, se transforme, comme nous l'avons vu, au cours de la lutte de classe, en soi en classe pour soi ; dans la lutte également, elle crée ses organisations de combat, qui deviennent de plus en plus des organisations entraînant derrière elles, toute la classe en question. Lorsque vient la révolution, la guerre civile, etc., ces organisations brisent le front de l'ennemi et apparaissent comme les cellules embryonnaires d'un nouvel appareil d'État, sous forme directe ou masquée. Prenons par exemple la grande révolution française. « Les clubs populaires ou jacobins, ce sont les anciennes sociétés des Amis de la Constitution, jadis bourgeois, puis démocratiques, montagnards, sans-culottes, fanatiques partisans de l'égalité et de l'unité... Ils avaient été fondés à des fins d'éducation populaire, pour la propagande plutôt que pour l’action ; mais les circonstances les forcèrent à agir dans le domaine politique, et (lorsque la petite bourgeoisie fut au pouvoir, N. B.) à s'immiscer directement dans l'administration... Par le décret du 12 frimaire, les jacobins devenaient dans toute la France les instruments du choix et de l'épuration des fonctionnaires. » (Aulard : Histoire politique de la Révolution Française, pp. 386-387) « Finalement... ce furent les sociétés jacobines qui maintinrent... l'unité et sauvèrent la patrie » (ibid.) Pendant la révolution anglaise, le « Conseil de l'Armée », corps révolutionnaire composé d'officiers, mit ses hommes au « Conseil d'État » Pendant la révolution russe, les organes de combat des ouvriers et des soldats - les soviets - et le parti-révolutionnaire extrême - les organismes de base du nouvel État.

Contre la conception de l'État comme État de classe et de son pouvoir comme pouvoir politique, on avance deux objections principales :

La première dit : Le trait distinctif d'un État est une administration centralisée, C'est pourquoi - disent par exemple, les anarchistes, - toute administration centralisée implique l'existence d'un pouvoir d'État. Par conséquent, dans la société communiste évoluée, par exemple, où l'économie marchera selon un plan, il y aura encore un État. Ce raisonnement repose tout entier sur une naïve erreur bourgeoise : la science bourgeoise voit au lieu de rapports sociaux des rapports matériels ou techniques. Mais il est clair que l'« essence » de l'État est non dans les choses, mais dans les rapports sociaux ; non dans l'administration centralisée en tant que telle, mais dans la coquille de classe de l'administration centralisée. Exactement de même que le capital n'est pas une chose (par exemple une machine), mais un rapport social entre l'ouvrier et son employeur, rapport exprimé dans les choses, de même la centralisation n'est nullement par essence une centralisation d'État, elle devient « d'État » lorsqu'elle exprime des rapports de classes.

Nous avons déjà examiné en partie la seconde objection contre la théorie « de classe » de l'État, elle est encore plus pitoyable et ridicule. Elle part de ceci, que l'État remplit une série de fonctions d'utilité générale (par exemple, l'État contemporain capitaliste construit ses stations électriques, des hôpitaux, des voies ferrées, etc.) Cet argument unit d'une façon touchante le social-démocrate Cunow, le socialiste-révolutionnaire de droite Delevsky, le conservateur Delbruck, et même... l'empereur babylonien Hammourabi ! Mais tout cet honorable quatuor ne s'en trompe pas moins lourdement. Car l'existence de fonctions d'utilité générale de l'État ne change pas d'un iota le caractère purement de classe du pouvoir politique. La classe dominante, pour pouvoir exploiter les masses, élargir le champ de cette exploitation, favoriser sa marche « normale », doit, cela va de soi, recourir à des entreprises d'« utilité générale » de différentes sortes. Par exemple, sans développement du réseau des voies ferrées, le capitalisme ne peut pas se développer ; sans écoles professionnelles, on n'aura pas de force ouvrière qualifiée ; sans instituts scientifiques, on ne fera pas progresser la technique capitaliste, et ainsi de suite. Mais dans toutes les mesures semblables, le pouvoir politique des capitalistes raisonne et agit dans l'intérêt d'une classe. Nous avons déjà donné l'exemple du trust. Le trust aussi mène la production, sans laquelle la société ne pourrait vivre. Mais il la mène en partant de calculs de classe. Ou prenons n'importe quel ancien État de propriété foncière despotique, du genre de l'État des pharaons égyptiens. D'énormes travaux de régularisation du mouvement des eaux étaient socialement nécessaires. Mais l'État pharaonique les protégea et les entreprit non pas pour nourrir les affamés ou se soucier du bien de tous, mais parce qu'ils étaient le prélude indispensable du processus de production, qui était en même temps un processus d'exploitation. Le calcul de classe - voilà quel était ici le mobile de l'État. Par conséquent, cet ordre d'institution d'État n'est en aucune manière une preuve de la fausseté du point de vue de classe.

Un autre ordre de mesures d'utilité générale est provoqué par l'offensive des celasses inférieures ». Telle est, par exemple, la législation ouvrière des pays capitalistes. Partant de cette constatation, nombre de sages (Cf. par exemple Takhtaref) considérèrent que l'État n'est pas un organisme purement de classe, puisqu'il est nécessairement fondé sur un compromis. Il suffit d'y réfléchir une minute pour voir le fond de la chose. Est-ce que par exemple, le capitaliste cesse d'être un « capitaliste pur », lorsque, sous la menace d'une grève, il considère comme plus avantageux pour lui-même, de céder ? Évidemment non. De même pour I'État. Bien entendu, l'État de classe peut faire des concessions aux autres classes, de même que dans notre exemple, le patron fait des concessions aux ouvriers Mais il ne s'ensuit nullement qu'il cesse pour cela d'être purement de classe pour devenir on ne sait quel organisme de bloc des classes, c'est-à-dire un organisme effectivement d'utilité générale.

Cela, naturellement, ce n'est pas M. Cunow qui le comprend. Mais c'est plaisir de voir comment le cynique professeur Hans Delbruck, déjà nommé, tourne en dérision ces falsifica­teurs trop érudits du marxisme : « La différence entre nous autres, bourgeois d'esprit social et politique et vous, n'est encore que de degré. Encore quelques pas sur le chemin où vous allez, aimables messieurs, et le brouillard marxiste sera dissipé ! » (Loc. cit. p. 172).

58. Classe, parti, chefs.[modifier le wikicode]

Quand on parle d'une classe on entend par là un groupe de personnes réunies par une situation commune dans la production, par conséquent, par une situation commune dans la répartition et partant par des intérêts communs (intérêts de classe). Toutefois, ce serait une naïveté de supposer que chaque classe constitue un tout parfaitement homogène, où toutes les parties sont égales, où Jean est tout pareil à Pierre.

Pour éclairer ceci par un exemple, prenons la classe ouvrière contemporaine. Il ne s'agit pas seulement ici d'inégalités d'esprit ou 'de capacités. Même la situation, la « manière d'être » des diverses parties de la classe ouvrière n'est pas identique. Cela provient : 1º de ce qu'il n'y a pas de parfaite homogénéité des unités économiques ; 2º de ce que la classe ouvrière ne tombe pas toute prête du ciel, mais se forme constamment parmi les paysans, les artisans, la petite bourgeoisie urbaine, etc., c'est-à-dire parmi les autres groupes de la société capitaliste.

N'est-il pas clair, en effet, que l'ouvrier d'une grosse usine magnifiquement équipée et l'ouvrier d'un petit atelier, sont deux choses différentes ? Ici la cause de l'hétérogénéité est l'hétérogénéité des entreprises elles-mêmes et de tout leur régime de travail. Une autre cause est la durée de présence dans la classe prolétarienne : Un paysan qui vient d'entrer à l'usine est différent d'un ouvrier qui y travaille depuis son enfance.

La différence de « manière d'être » se reflète dans la conscience. Le prolétariat n'est pas plus homogène dans sa conscience que dans sa position sociale. Il est plus ou moins homogène si on le compare aux autres classes. Mais si on examine ses diverses parties, on obtient le tableau que nous venons d'esquisser.

Ainsi, quant à sa conscience de classe, c'est-à-dire par rapport à ses intérêts durables, généraux, non pas comparatifs, non pas de groupes, non pas grossièrement matériels, non pas personnels, mais à ses intérêts généraux de classe, la classe ouvrière est fractionnée en une série de groupes et de sous-groupes, tout comme une chaîne unique, composée d'une série de chaînons de solidité variable.

C'est cette hétérogénéité de classe qui rend un parti indispensable.

En effet, supposons un instant que la classe ouvrière soit parfaitement et absolument homogène. Elle pourrait alors en toute occasion agir comme masse compacte. Pour la direction de toutes ses actions, on pourrait choisir les hommes ou les groupes par roulement : une organisation constante de direction serait superflue, le besoin ne s'en ferait pas sentir.

La réalité est bien différente. La lutte de la classe ouvrière est inéluctable. Une direction est indispensable pour cette lutte. Elle est d'autant plus indispensable, que l'adversaire est fort, rusé, et que la lutte contre lui est une lutte cruelle. Qui doit diriger toute la classe ? Laquelle de ses parties ? C'est clair : la plus avancée, la plus éduquée et la plus unie.

C'est cette partie-là qui est le parti.

Le parti, ce n'est pas la classe, mais une partie de la classe, parfois une partie très restreinte. Mais le parti c'est la tête de la classe. Voilà pourquoi c'est le comble de l'absurdité que d'opposer le parti à la classe. Le parti de la classe ouvrière est ce qui exprime de la façon la meilleure ses intérêts de classe. On peut distinguer classe et parti, de même qu'on peut distinguer la tête de l'ensemble du corps. Les opposer est impossible, pas plus qu'il n'est possible de décapiter un homme sous prétexte de lui donner longue vie.

De quoi dépend, dans ces conditions, le succès de la lutte ? Des rapports normaux entre les diverses parties de la classe ouvrière, et avant tout des rapports normaux entre le parti et les sans-parti. Il faut, d'un côté, diriger et commander ; de l'autre, éduquer et convaincre. Sans éducation et conviction, il n'est pas possible de diriger. D'un côté, il faut que le parti soit compact et organisé à part, comme faisant partie de la classe ouvrière. De l'autre, il doit s'unir de plus en plus étroitement aux masses sans-parti, en en attirant une partie sans cesse plus grande dans son organisation. La croissance morale et intellectuelle d'une classe trouve en somme son expression dans la croissance du parti de cette classe. Et, inversement, le déclin d'une classe s'exprime dans le déclin de son parti ou dans la baisse de son influence sur les sans-parti.

Nous venons de voir que l'hétérogénéité d'une classe a pour résultat la nécessité d'un parti de cette classe. Mais les conditions de vie capitalistes et le bas niveau intellectuel non seulement de la classe ouvrière, mais aussi des autres classes, créent une situation telle que l'avant-garde du prolétariat, c'est-à-dire son parti, manque elle-même d'homogénéité. Elle est plus ou moins homogène si on la compare aux autres parties de la classe ouvrière, mais si l'on prend les différentes parties de cette avant-garde, c'est-à-dire du parti même, on met sans peine à nu cette hétérogénéité interne.

Nous reprenons ici point par point le même raisonnement que tout à l'heure pour la classe.

Imaginons un cas contraire à la réalité, à savoir une pleine homogénéité du parti à tous points de vue : quant à la conscience de classe, quant à l'expérience, quant à l'art de diriger, etc. Alors, il n'y aurait évidemment nul besoin de chefs. Les fonctions de « chef » pourraient être assumées par chacun à tour de rôle, sans aucun dommage pour la cause.

Mais en fait, cette pleine homogénéité n'existe pas, même dans l'avant-garde. Et c'est là la cause fondamentale de l'absolue nécessité de groupements plus ou moins stables de personnages directeurs, désignés sous les noms de « chefs », « guides », « meneurs », etc.

Les bons chefs sont des chefs parce qu'ils expriment de la façon la meilleure les justes tendances du parti. Et de même que c'est un non-sens d'opposer le parti à la classe, de même c'est un non-sens d'opposer le parti à ses chefs.

C'est néanmoins ce que nous avons fait, quand nous opposions la classe ouvrière aux partis social-démocrates ou les masses des ouvriers organisés à leurs chefs. Mais nous l'avons fait et nous le faisons pour détruire la social-démocratie, pour détruire l'influence de la bourgeoisie qui prend pour intermédiaires les chefs social-traîtres. Mais il serait pour le moins étrange de transporter ces méthodes de destruction de l'organisation ennemie chez nous-mêmes, et de présenter cela comme l'expression de notre esprit révolutionnaire par excellence.

On trouve une situation analogue dans les autres classes. Prenons par exemple l'Angleterre contemporaine. La bourgeoisie y est la classe régnante, mais elle règne par le parti de Lloyd George ou de Stanley Baldwin, et le parti de Lloyd George ou de Stanley Baldwin règne par l'intermédiaire de ses chefs.

Cela montre bien, entre autres, l'ineptie des criailleries proférées contre la dictature du parti bolchevik en Russie, dictature que les ennemis de la révolution opposent à la dictature de la classe ouvrière. Après ce que nous venons de dire, on comprend bien qu'une classe dirige par l'intermédiaire de sa tête, c'est-à-dire du parti. Et c'est seulement ainsi qu'elle peut diriger. Si donc on supprime la tête, c'est-à-dire le parti, on atteint du même coup la classe elle-même en tant que classe pour soi, en faisant d'elle, au lieu d'une force sociale consciente et indépendante un simple facteur de production, sans plus.

Ce n'est naturellement pas la façon de voir de M. Heinrich Cunow. Il proteste contre le caractère de classe des partis en général. Voici son argumentation (op. cité. tome II, p. 68) : « Un parti ne demande pas à celui qui veut adhérer : « Appartiens-tu à telle ou telle classe ? » Le parti social-démocrate non plus ne le demande pas. Peut y adhérer quiconque reconnaît ses principes fondamentaux et ses revendications, son programme. Et ce programme contient non seulement des revendications économiques déterminées, provoquées par l'intérêt, mais en même temps, de même que les programmes des autres partis, des opinions déterminées, politiques et philosophiques, extérieures à la sphère des intérêts matériels (la dernière phrase soulignée par nous, N. B.). Certes, la base de la plupart des partis est un groupement de classe déterminé ; mais par sa structure, tout parti est en même temps une formation idéologique, le représentant d'un complexe particulier de pensées politiques. Et bien des personnes entrent dans un parti non pas parce que les intérêts particuliers de classe qu'il représente sont leurs intérêts, mais parce qu'ils sont attirés par ce complexus idéologique. » Ces raisonnements du principal théoricien social-démocrate actuel sont extrêmement instructifs. M. Gunow, qui ne doute de rien, oppose les vues politiques et philosophiques du programme du parti à ses revendications économiques. Qu'est-ce là, citoyen Cunow ? Que reste-t-il de votre marxisme ? Le programme est le plus haut degré de la prise de conscience de tous les « complexus idéologiques ». Les « vues politiques et philosophiques » ne sont pas suspendues aux nuages, elles prennent naissance dans les conditions d'existence de ces classes. Non seulement elles ne contredisent pas, mais, bien au contraire, elles expriment ces conditions d'existence, et pour autant qu'il s'agit de revendications de programme, il est clair que les parties philosophique et politique de ces programmes servent d'enveloppe à leur partie économique.

On peut étudier cela même dans le parti de M. Cunow, la social-démocratie allemande. Comme elle incorpore un nombre sans cesse croissant de non-ouvriers et se sépare de la classe ouvrière en s'appuyant, dans la classe ouvrière, surtout sur son aristocratie qualifiée, le complexus idéologique et politique de son « programme » se transforme lui aussi. Dans ses revendications, il est devenu extrêmement modéré; et c'est pourquoi idéologiquement la social-démocratie allemande fait un marxisme délavé, châtré, si l'on ose dire, le « marxisme » de M. Cunow; c'est pourquoi elle choisit pour commentateur de son programme M. Bernstein, traître au marxisme depuis longtemps déjà, et pour philosophe officiel M. Vorlaender, idéaliste kantien.

59. Les classes comme instrument de transformation sociale.[modifier le wikicode]

- Si l'on regarde la société comme un système évoluant objectivement, on voit que le passage d'un système de classes (d'une « formation sociale » de classes) à un autre a lieu à travers une lutte violente des classes. Les classes sont dans l'évolution objective du processus des transformations sociales, l'appareil vivant fondamental de transmission, par l'intermé­diaire duquel se produit toute refonte de l'ensemble des rapports vitaux de la société. La structure de la société change par les hommes et non pas à côté des hommes et sans eux ; les rapports de production sont tout autant un produit de l'activité et de la lutte humaine que le lin ou la toile (Marx). Mais, si au milieu de l'infinie quantité des volontés individuelles allant dans les directions les plus diverses et donnant finalement une certaine résultante sociale, nous essayons d'isoler les directions fondamentales, nous obtiendrons quelques touffes homogènes de volontés : ce seront là les volontés de classes. Elles sont en opposition particulièrement tranchée dans la révolution, c'est-à-dire dans l'ébranlement de la société à son passage d'une forme de classe à une autre.

Mais d'autre part, sous les lois de l'évolution de la volonté de classe, sous l'enchevê­trement des idéaux divers dans le heurt des volontés de classes opposées et diverses, se cachent les lois plus profondes de l'évolution objective, qui, à chaque stade, détermine les phénomènes d'ordre volontaire.

D'un autre côté, nous savons que les faits de volonté sont bornés par les conditions extérieures, c'est-à-dire que les changements de conditions susceptibles d'être produits par l'influence en retour de la volonté des hommes, sont limités par l'état précédent de ces conditions. Ainsi la lutte de classe et la volonté de classe, constituent l'appareil de transmission qui fonctionne dans le passage d'une structure sociale à une autre.

Dans ce passage, la nouvelle classe doit agir comme organisateur et porteur d'une nouvelle forme de vie sociale et économique. Une classe qui n'est pas porteur d'un nouveau mode de production, ne peut pas « refondre » la société. Au contraire, la force de classe qui incarne des rapports de production en gestation et plus progressifs, constitue le levier vivant du bouleversement social. Ainsi la bourgeoisie, porteur de nouveaux rapports de production, d'une nouvelle structure économique, a dans ses révolutions, transporté toute la société des antiques voies féodales aux voies nouvelles de l'évolution bourgeoise; ainsi le prolétariat, porteur et organisateur du mode socialiste de production sous sa formule primitive de classe, transporte la société, qui objectivement ne peut plus vivre sur son ancienne base, des voies bourgeoises sur les voies socialistes.

60. La société sans classes de l'avenir.[modifier le wikicode]

Mais nous nous heurtons ici à une question très peu mise en lumière dans la littérature marxiste. Voici en quoi elle consiste. Nous avons vu plus haut que la classe dirige par l'intermédiaire du parti, le parti par l'intermédiaire des chefs ; que classe et parti ont, pour ainsi dire, leur cadre de commandement. Ce cadre est techniquement indispensable, puisque, comme nous l'avons vu, il naît de l'hétérogénéité de la classe et de la non-homogénéité intellectuelle des membres du Parti. En d'autres termes, chaque classe a ses organisateurs. Si l'on regarde de ce point de vue l'évolution de la société, on en vient naturellement à poser cette question : la société communiste sans classes dont parlent les marxistes, est-elle possible ?

En effet. Nous savons que les classes elles-mêmes sont issues organiquement comme Engels l'a souligné, de la division du travail, de la nécessité de fonctions organisatrices pour l'évolution de la société. Or, il est clair que la société future n'aura pas moins besoin de ce travail organisateur. On peut, il est vrai, répondre à cela que dans la société future, il n'y aura pas de propriété privée ni de formation de la société privée. Or ces rapports de propriété privée sont précisément ce qui constitue essentiellement une classe.

Mais il y a contre cela une contre-argumentation. Ainsi, par exemple, le professeur Robert Michels, dans son très intéressant ouvrage Zur Sociologie des Partewesens in der modernen Demokratie (Sur la sociologie du Parti dans la démocratie contemporaine), Leipzig, édit. du Dr. Werkner Klinhkardt 1910 (en allemand), écrit (p. 370) : « Il y a de nouveau sur ce point des doutes très réels, dont l'examen serré amène à l'entière négation de la possibilité d'un État (plus exactement : d'une société, N. B.) sans classe. La gestion d'un énorme capital (c'est-à-dire des moyens de production, N. B.)... donne aux administrateurs une puissance au moins égale à ce que leur donnerait la possession d'un capital privé, la propriété privée ». De ce point de vue, toute l'évolution sociale se présente tout au plus comme un changement de groupes de chefs (Cf. Vifredo Pareto avec sa théorie de la Circulation des élites).

Il importe d'examiner cette question. Car, si cette théorie est juste, la déduction qu'en tire R. Michels, l'est également, à savoir que les socialistes peuvent vaincre, mais non pas le socialisme.

Prenons d'abord un exemple. Lorsque la bourgeoisie règne, elle règne, nous le savons, non pas d'un coup par tous les membres de sa classe, mais par ses chefs. Cependant chacun sait et voit bien que cela ne produit nul démembrement à l'intérieur de la bourgeoisie. Les seigneurs nobles régnaient en Russie par l'intermédiaire de leurs fonctionnaires supérieurs, lesquels représentaient tout un cadre, toute une couche sociale. Et, cependant, cette couche sociale ne s'opposait nullement aux autres seigneurs comme une classe. Pourquoi ? Pour une raison fort simple : parce que la situation vitale de ces derniers ne différait en rien de celle des premiers ; le niveau intellectuel était aussi, en gros, le même, et c'est toujours dans la classe des seigneurs que se recrutaient ceux qui « dirigeaient » l'appareil d'État.

C'est pourquoi Engels avait parfaitement raison lorsqu'il écrivait que les classes sont jusqu'à un moment donné la conséquence de l'insuffisant développement des forces produc­tives : il faut administrer, et « il n'y a pas de moyens suffisants pour rémunérer conve­na­blement l'administration. ». De là, parallèlement au développement des fonctions organisa­trices, socialement indispensables, la croissance simultanée de la propriété privée. Mais la société communiste est une société où les forces productives sont très évoluées et évoluent très vite. Par conséquent, il ne peut y avoir en elle de base économique pour la création d'une classe dominante particulière. Car - même si nous supposons un pouvoir stable d'adminis­trateurs selon Michels - ce sera un pouvoir de spécialistes sur des machines, et non sur des hommes. Comment en effet pourraient-ils réaliser ce pouvoir sur des hommes ? Ils n'en auraient aucun moyen. Michels reconnaît un point fondamental et décisif : toute position dominante et administrative a été jusqu'à présent prétexte à exploitation économique. Mais un pouvoir fermé, stable, d'un groupe d'hommes, ne sera même pas possible sur les machines. Car la base des bases disparaîtra pour la formation de groupes monopolisateurs de ce genre, soit ce que Michels range sous la catégorie éternelle « incompétence de la masse ». L'«incompétence de la masse » n'est nullement un attribut obligatoire de toute vie commune : elle est précisément elle aussi, un produit de conditions économiques et techniques, qui agissent par l'intermédiaire de la situation intellectuelle générale et des conditions de l'éducation. La société future verra une grandiose surproduction d'organisateurs, telle qu'il n'y aura plus de stabilité des groupes dirigeants.

La question est beaucoup plus ardue pour la période de transition du capitalisme au socialisme, c'est-à-dire pour la période de dictature prolétarienne. La classe ouvrière vainc au moment où elle n'est pas - et ne peut pas être - une masse homogène. Elle vainc dans des conditions de chute des forces productives et d'insécurité des masses. C'est pourquoi une tendance à la « dégénérescence », c'est-à-dire à la séparation d'une couche dirigeante, comme germe de classe, se fera jour fatalement. Mais d'autre part, elle sera paralysée par deux tendances opposées : d'abord la croissance des forces productives ; ensuite la suppression du monopole de l'instruction. La reproduction à grande échelle de techniciens et d'organisateurs en général, du sein de la classe ouvrière, coupe à la racine toute nouvelle classe éventuelle. L'issue de la lutte dépend seulement de savoir quelles tendances s'avéreront les plus fortes.

Ainsi la classe ouvrière, ayant à sa disparition un aussi bel instrument que la théorie marxiste, doit se souvenir que c'est par ses mains que se constitue et que s'établira définitivement un ordre de rapports sociaux tel, qu'il différera par principe de toutes les formations sociales du passé : de la horde communiste primitive, en ce que ce sera une société d'hommes de haute culture, conscients d'eux-mêmes et des autres; des formes fondées sur les classes, en ce que pour la première fois, l'existence de l'homme sera assurée non pas seulement pour quelques groupes isolés, mais pour toute la masse des hommes, masse qui cessera d'être masse et deviendra société humaine unique, harmoniquement construite.


BIBLIOGRAPHIE DU HUITIÈME CHAPITRE

Comme travail d'ensemble sur les classes, voir celui du professeur SOLNTSEV Les Classes sociales (en russe). - Cf. aussi

MARX-ENGELS : Manifeste Communiste. –

MARX : misère de la Philosophie. –

MARX : Le Capital et les œuvres historiques du même. –

ENGELS La situation de la classe ouvrière en Angleterre. –

ENGELS : Ludwig Feuerbach. - ENGELS : Origine de la famille, etc. –

KAUTSKY : La question agraire. - KAUTSKY - Les contradictions des intérêts de classes, dans la grande révolution française. –

N. ROJKOV : K. Marx et la lutte des classes (recueil russe « Souvenirs de Marx »). –

V. CHOULIATIKOV : Théorie et pratique de la lutte des classes (en russe). –

A. BOGDANOV : L'Empirio-monisme, livre III. –

V. TCHERNOV (s.-r.) : Le paysan et l'ouvrier comme catégories économiques (en russe). –

I. DELEVSKY (s.-r.) : Antagonismes sociaux et lutte de classes (en russe). –

H. CUNOW : La théorie historique de Marx.