Succès de la social-démocratie allemande

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« En Allemagne les choses se développent de manière régulière. C'est une armée bien organisée et bien disciplinée, qui devient chaque jour plus grande et avance d'un pas assuré, sans se laisser détourner de son but. En Allemagne, on peut pour ainsi dire calculer d'avance le jour où notre parti sera le seul en mesure de prendre en main le pouvoir » (Engels à Pablo Iglesias, 26-03-1894).

Fondation de la II° Internationale[modifier le wikicode]

Engels à August Bebel, 5 janvier 1889.

Il faut que je t'écrive aujourd'hui à la demande [de P. Lafargue] sur deux points délicats, si ma vue le permet. Dans les deux cas, on craint que Liebknecht, à l'occasion du voyage qu'il a prévu de faire ici et à Paris, ne veuille engager le parti dans une direction non souhaitable (surtout s'il vient seul), et je ne peux donner tort à ceux qui le craignent, étant donné qu'il est sujet à des sautes d'humeur, qui à leur tour reposent sur le fait qu'il s'illusionne sur lui-même[1].

À Paris, il s'agit du congrès international[2] (ou des deux congrès, celui des possibilistes ou des nôtres) décidé au congrès des syndicats à Bordeaux en novembre[3] et récemment encore au congrès socialiste de Troyes[4]. Lafargue redoute que Liebknecht ne se soit laissé entraîner parles possibilistes et qu'il puisse admettre que vous participiez à leur congrès. J'ai écrit à. Lafargue qu'à mon avis cela était absolument exclu de votre part. Les possibilistes ont lutté à mort contre les nôtres, ceux qu'on appelle les marxistes, en se targuant d'être la seule église, celle « hors de laquelle il n'est point de salut », après avoir absolument interdit toute liaison et toute action commune avec les autres - les marxistes aussi bien que les blanquistes - et conclu une allian­ce avec l'église londonienne « hors de laquelle il n'est point de salut » - la Social Democratic Federation - dont le but - et non le moindre - est de com­bat­tre partout le Parti allemand jusqu'à ce qu'il cède, se rallie à cette triste bande et abjure toute communauté de vue avec les autres français et anglais. Par-dessus le marché, il se trou­ve que les possibilistes sont vendus à l'actuel gouvernement, qui leur paie leurs frais de déplacement, de congrès et de presse à partir de fonds secrets - tout cela sous prétexte de combattre Boulanger et de défendre la Répu­blique, donc aussi les exploiteurs opportunistes de la France - les Ferry, etc. -, leurs actuels alliés. Et ils défendent l'actuel gouvernement radical qui, pour rester en place, doit exé­­cuter toutes les besognes les plus dégoûtantes pour le compte des opportu­nistes [répu­bli­cains bourgeois modérés des années 1880]. Ceux-ci ont, par exemple, fait taper sur le peuple lors de l'enterrement d'Eudes, et à Bordeaux, à Troyes comme à Paris il s'en prend aux dra­peaux rouges avec plus de rage que n'importe quel gouvernement précédent[5].

Marcher de concert avec cette bande serait renier toute la politi­que extérieure que vous avez menée jusqu'ici. Il y a deux ans, cette bande a fait cause com­mune à Paris avec les syndicats anglais vendus pour s'opposer aux revendications socia­listes[6], et s'ils ont pris une autre posi­tion en novembre, c'était parce qu'ils ne pouvaient faire autrement. Avec cela, ils ne sont forts qu'à Paris, et ils n'existent pas en province. La preuve: ils ne peuvent pas tenir de con­grès à Paris, parce que les provinciaux ou bien ne viendraient pas, ou bien leur seraient hostiles, et en province, ils ne peuvent pas non plus tenir de congrès. Il y a deux ans, ils se sont rencontrés dans un coin perdu des Ardennes, et cette année ils croyaient pouvoir trouver un refuge à Troyes, où certains conseillers municipaux avaient trahi leur classe après les élections et avaient rejoint les rangs des possibilistes. Mais ceux-ci ne furent pas réélus, et leur comité - leur propre comité - invita tous les socialistes français[7]. Là-dessus ce fut la plus grande indignation dans le camp parisien; on chercha à revenir sur tout cela, mais vainement. C'est ce qui explique qu'ils n'allèrent pas à leur propre congrès, dont nos marxistes s’emparèrent et tinrent avec éclat. Tu peux voir d'après le docu­ment ci-inclus du congrès syndical de Bordeaux de novembre, ce que les syndicats de province pensent d'eux. Ils ont neuf hommes au Conseil municipal de Paris, et leur tâche principale est de contrecarrer par tous les moyens l'activité socialiste de Vaillant, de trahir les ouvriers et de recevoir en échange, pour eux et leurs caudataires, de l'argent et le mono­pole sur les bourses du travail[8].

Les marxistes, qui dominent en province, sont le seul parti anti-chauvin de France et se sont rendus impopulaires à Paris en raison de. leur prise de position en faveur du mouve­ment ouvrier allemand[9] : prendre part à un congrès qui leur serait hostile, ce serait une gifle que vous vous donneriez à vous-mêmes en plein visage.

Engels à Paul Lafargue, 27 mars 1889.

Vous connaissez la formule de Hegel : tout ce qui a été gâté l'a été pour de bonnes rai­sons. Et vos amis parisiens se sont donnés le plus grand mal pour en démontrer la justesse. Voici les faits : après la disparition du Socialiste, votre parti s'est effacé de la scène interna­tionale. Vous aviez abdiqué, et vous étiez morts pour les autres partis socialistes à l'étranger. C'était entièrement la faute de vos ouvriers, qui, ne voulaient ni lire, ni soutenir l'un des meilleurs organes que le parti ait jamais eus. Mais après avoir ruiné votre organe de commu­ni­cation avec les autres socialistes, il vous faut inévitablement subir les conséquences natu­relles de cette action.

Les possibilistes étant restés seuls possesseurs du champ de bataille, profitèrent de la situation que vous leur avez faite : ils ont trouvé des amis - Bruxellois et Londoniens -grâce auxquels ils apparaissent maintenant dans le monde comme les seuls représentants des socialistes français. Ils ont réussi à attirer à leur congrès les Danois, les Hollandais et les Flamands, et vous savez quelle peine nous avons eue à annihiler les succès remportés par eux. Or voici que les Allemands vous offrent l'occasion, non seulement de revenir en scène avec éclat, mais de vous voir reconnus par tous les partis organisés d'Europe, comme les seuls socialistes français avec lesquels ils veulent fraterniser. On vous offre l'occasion d'effacer d'un seul coup l'effet de toutes les erreurs commises, de vous rétablir dans la situation que vous méritez par votre intelligence théorique, mais que votre tactique erronée a compromise; on vous offre un congrès, où se présenteront tous les partis ouvriers véritables - même les Belges. On vous offre la possibilité inespérée d'isoler les possibilistes qui devront ainsi se borner à tenir un congrès fantôme. En somme, on vous offre bien plus que vous n'étiez en droit d'espérer, étant donné la situation que vous vous étiez faite vous-mêmes. Eh bien, la saisissez-vous des deux mains ? Pas du tout, vous jouez à l'enfant gâté, vous marchandez, vous demandez plus, et quand enfin on parvient à vous faire accepter ce qui est convenu par tous, vous vous lancez dans des considérations qui compromettent tout ce qu'on a obtenu pour vous.

Il n'est qu'une chose qui doive vous intéresser, c'est qu'il y ait un congrès à Paris, où vous soyez reconnus par tous comme le seul parti socialiste français au plan international et qu'à l'inverse le congrès des possibilistes soit un congrès fantôme, en dépit de tout l'éclat que peuvent lui procurer le 14 Juillet et les fonds secrets. Tout le reste est secondaire, et moins que secondaire. Pour vous remettre sur pieds, il faut que votre congrès se réunisse, et peu importe alors qu'il soit un four aux yeux du public bourgeois.

Pour reconquérir votre position en France, il faut qu'au plan international on vous reconnaisse et condamne les possibilistes. On vous l'offre - et vous faites la moue!

Comme je vous l'ai déjà dit, je crois que la date que vous proposez est la meilleure pour ce qui concerne l'effet en France. Or il aurait fallu que vous en parliez à La Haye[10]. Ce n'est pas la faute aux autres, si au moment décisif vous êtes passés dans la pièce voisine de sorte que tout s'est passe sans vous. J'ai scrupuleusement exposé vos arguments à Bebel, en le priant de les considérer avec soin, mais j'ai dû ajouter qu'à mon avis il fallait assurer la tenue du congrès, quelle qu'en soit la date, et que toute démarche compromettant cette réunion serait un faux pas. N'oubliez pas qu'en rouvrant les débats sur la date, vous allez vous perdre dans des discussions et des chamailleries sans fin et que vous aurez probablement réuni toutes les voix vers la fin octobre pour vous réunir... le 14 juillet, si toutefois on s'accorde sur une nouvelle date quelconque sans une nouvelle conférence qui n'aura certainement jamais lieu.

Et alors vous m'écrivez avec une naïveté toute parisienne : « On attend avec impatience la fixation de la date du congrès international! » Or cette date était fixée fin septembre, et le même « on » (qui « attend ») - ce même « on » veut bouleverser cette date et ouvrir un nouveau débat! « On » devra attendre jusqu'à ce que les autres aient pris connaissance des nouvelles propositions de ce même « on », les aient discutées et se soient mis d'accord - si toutefois un tel accord est possible!

« On s'attend aussi à ce que les Belges protestent. » Or ce ne sont pas seulement les Belges qui protesteront, tous sont bien décidés à protester. Nous aurions certainement déjà à faire face à cette protestation, si vous n'aviez pas tout remis en question en demandant de changer la date. Or tant que l'on ne se sera pas mis d'accord là-dessus, rien ne sera fait.

Acceptez donc ce que l'on vous offre, car le point décisif c'est bien la victoire sur les possibilistes. Ne compromettez pas la tenue du congrès, ne donnez pas de prétexte aux Bruxellois de se tirer d'affaire, de tergiverser et d'intriguer. N'embrouillez pas de nouveau ce que l'on a conquis pour vous! Vous ne pouvez pas avoir tout ce que vous désirez, mais vous pouvez avoir la victoire.

Ne poussez pas les Allemands qui font tout pour vous, au point qu'ils devront désespérer d'agir de concert avec vous. Retirez votre demande de changement de date, agissez en hom­mes, et non en enfants gâtés who want to eat their cake and to have it (qui veulent manger leur gâteau et l'avoir encore) - sans cela, je le crains, il n'y aura pas de congrès, et les possibi­listes se moqueront de vous, et avec raison.

Bien à vous,

F. E.

P.-S. - Naturellement j'ai écrit à Bebel que vous acceptez toutes les résolutions de La Haye, mais il rétorquera qu'à la fin vous remettez tout en question.

Je n'ai pas trouvé Bernstein, je ne pourrai donc vous expédier les adresses suisses que demain. Notre pamphlet commence à faire son effet ici[11].

Engels à Wilhem Liebknecht, 5 avril 1889.

Notre pamphlet - diffusé à quelque 2 000 exemplaires à Londres et 1 000 en province et, grâce à Eléanore Marx, aux endroits justes - a fait l'effet d'une bombe et a ouvert une énorme brèche dans le réseau des intrigues de Hyndman-Brousse, et ce, à l'endroit décisif. Les gens d'ici ont subitement été éclairés sur le contenu réel de l'affaire et se sont aperçus que Hyndman leur a honteusement menti sur le congrès, les partis socialistes français, les Allemands et le congrès de La Haye, et leur a caché les faits les plus importants. Les éléments rebelles et progressifs des syndicats que Hyndman était en passe d'attraper s'adres­sent maintenant à Bernstein, et tout le monde réclame des éclaircissements supplé­men­taires. Dans son propre camp - la Social Democratic Federation - Hyndman se heurte également à une opposition, de sorte que notre pamphlet a fait vaciller le seul allié sûr des possibilistes, la Social Democratic Federation. La conséquence en est qu'abandonnant son langage arro­gant d'antan, Hyndman répond tout à fait merdeusement dans la Justice, en faisant un repli concentrique. Tu trouveras ci-joint cet article. Jamais encore Hyndman n'avait amorcé une retraite aussi honteuse, et l'article nous procurera de nouveaux succès. D'un seul coup, le Sozialdemokrat a conquis à Londres une position qui force le respect et réclamerait des an­nées d'effort en d'autres circonstances. Au lieu de nous engueuler, on nous prie maintenant littéralement de ne pas mettre en œuvre deux congres.

Bon! Bernstein me répondra qu'il ne peut parler qu'en son nom, mais qu'il croit pouvoir dire que si les possibilistes voulaient accepter intégralement et sans délai les résolutions de la Haye, alors il ne serait pas encore trop tard peut-être pour s'unir, et qu'il agirait avec plaisir en ce sens.

Les possibilistes Ont reçu de mauvaises nouvelles d'Espagne, leur agent Gély ayant purement et simplement été renvoyé chez lui à Madrid, où nous avons tout en mains; il n'a pu obtenir quelques assurances que chez un syndicat de Barcelone. Enfin les Belges semblent être plus obstinés que les possibilistes ne le pensaient et il est très possible que ce dernier coup - qui fait vaciller leur principale réserve - les amollira - Et comme le fer est chaud en ce moment, il faut le battre maintenant : il serait bon que tu recopies autant que possible littéralement la lettre ci-après à Bernstein[12], que tu lui enverras par retour de cour­rier. J'envoie la même lettre à Bebel, avec la même prière. Mais reproduis-la autant que possible littéralement, car une seule expression impropre pour la situation que nous con­naissons ici nous empêcherait d'en faire usage. Il est possible aussi que ces lettres soient ensuite publiées. Il importe d'amener Hyndman à agir sur les possibilistes dans notre sens; si cela se produit, ils se feront tout petits, et nous avons sauvé un congrès.

Tout cela a été convenu aujourd'hui entre Bernstein et moi. Et je te permets maintenant en réponse à ma lettre d'hier[13] de dire une, fois de plus que je suis l'homme le plus grossier d'Europe.

« Cher Bernstein,

« Je suis très heureux d'apprendre que la Social Democratic Federation se montre plus conciliante. Cependant, à la suite du refus que les possibilistes ont opposé aux résolutions de la Haye, nous sommes obligés, que nous le voulions ou non, d'agir indépendamment et nous devons convoquer un congrès, dont l'accès reste néanmoins ouvert à tous et décide souverai­ne­ment de toutes ses propres affaires. Les préparatifs en sont en cours et ne peuvent être interrompus.

« Si la Social Democratic Federation veut sérieusement l'unification, alors elle peut indubitablement y contribuer à présent. Il n'est peut-être pas trop tard. Il est possible que l'unification se réalise encore, si les possibilistes acceptent purement et simplement les décisions de la Haye - mais très vite, car nous ne pouvons pas subir de nouveaux retards par un nouveau refus.

« Je ne peux parler ici au nom du Parti allemand, étant donné que la fraction n'est pas réunie, et moins encore au nom des autres groupes réunis à la Haye. Mais je veux bien promettre ceci : au cas où les possibilistes déposeraient par écrit avant le 20 avril cr. entre les mains des délégués belges Volders et Anseele qu'ils acceptent sans conditions les résolutions de la Haye, alors je ferai ce qui est en mon pouvoir pour permettre l'unification et la venue des possibilistes au congrès à convoquer dans les conditions proposées par les résolutions de la Haye.

Ton W. L. »

[P.S. d'Engels :] La date du 20 avril est importante, parce que la décision doit intervenir avant le congrès national belge du 21.

Ci-inclus le Sozialist : les Américains sont tout à fait du côté de Bernstein.

Ce qui a fait plus d'effet que n'importe quel autre texte, c'est la publication des résolutions de la Haye[14] sur lesquelles Hyndman n'avait écrit que des mensonges et qui a fait un effet énorme étant donné qu'il se limitait effectivement à des exigences de choses qui vont de soi.

Engels à Karl Kautsky, 21 mai 1889.

Je dispose enfin de quelques minutes pour t'écrire. Le maudit congrès avec tout ce qu'il entraîne avec lui m'a enlevé tout mon temps depuis 3 mois: écrire ici et là, courir sans arrêt et se crever complètement et, avec cela, des contrariétés, des irritations et des chamailleries. Ces braves Allemands, surtout depuis St. Gallen, s'imaginaient qu'il leur suffisait de convo­quer un congrès - et ça y est : jehi ôr, vajehi ôr ! (Comprenne qui pourra!) Depuis qu'ils ont surmonté leurs querelles intestines, ils se figurent que, dans tout le monde socialiste, il règne l'amour et l'amitié, la paix et la concorde[15]. Ils n'ont pas la moindre idée de ce que signifie la convocation du congrès - ou bien se plier à l'alliance Brousse-Hyndman, ou bien lutter contre eux. Cependant même après avoir acquis une expérience suffisante à présent, cela ne leur semble toujours encore pas tout à fait clair : ils se bercent de l'illusion d'unir les deux congrès, dès qu'ils se seront réunis et avec cela ont une sainte horreur du seul moyen de lutte qui pourrait amener ce résultat : montrer les dents aux Brousse-Hyndman[16]. Si l'on connaît bien ces gaillards, on sait clairement qu'ils ne reculent que devant la force et considèrent toute concession comme un signe de faiblesse. Au lieu de cela, Liebknecht demande qu'on les ménage : il faudrait non seulement qu'on ne les touche qu'avec des gants, mais encore qu'on les porte presque dans ses mains. Liebknecht a fourvoyé toute l'affaire et nous a mis dans la mélasse. La conférence de la Haye a été qualifiée ici par Hyndman de caucus[17], parce qu'il n'y était pas invité (ce qui était déjà une bêtise). Elle cessa effectivement d'être un caucus, dès lors que les possibilistes n'y vinrent pas, et acquit son importance à partir du moment où l'on se procura l'adhésion d'autres forces, celle des Autrichiens, des Scandinaves, etc. Cela eût également fait pression sur les Belges. Mais rien de tout cela - il ne se produisit absolument rien, l'affaire de La Haye qui était un bon départ, devait aussi être la fin déjà. Après le refus des possibilistes, les. Belges traînent les choses en longueur, ne répondent pas et disent, enfin, qu'ils veulent laisser la décision à leur congrès le 21 avril[18]. Au lieu d'envoyer quelqu'un pour forcer les Belges à dire tout de suite oui ou non, et de lancer ensuite l'affaire, on laisse tout aller à la dérive sans agir. Liebknecht tient des discours aux fêtes commémoratives en Suisse, et lorsqu'ici nous agissons - à un moment décisif, alors il commence à vitupérer: nous aurions rompu le secret des résolutions de La Haye (ce secret après le refus des possibilistes a perdu tout sens, et de plus nous ne savions pas que ces résolutions étaient secrètes); nous aurions contrecarré son action, à savoir attirer à nous les possibilistes par-dessus la tête (! ?!) de Brousse, etc. Et lorsque secoués par nous, les Anglais -les syndicalistes Mécontents - se tournent enfin vers la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, le Danemark pour savoir ce qu'ils pensaient de notre congrès, ils ne reçoivent que des réponses vagues et creuses, et ils se décidèrent naturellement pour des gens qui savent ce qu'ils veulent - les possibilistes. On s'est agité ainsi et tourné en rond pendant des mois, tandis que les possibilistes submer­geaient le monde de leurs circulaires - jusqu'à ce qu'en fin, dans le camp allemand lui-même, des gens ont perdu patience et demandé d'aller au congrès des possibilistes[19]. Cela fit, son effet, et 24 heures après que nous ayons dit aux Français qu'ils étaient libres de leur choix à la suite des décisions du congrès belge et pouvaient également convoquer leur congrès le 14 juillet ne voilà-t-il pas que Liebknecht vint avec ce plan si chaudement combattu jusqu'ici, Avant d'être capable de prendre une décision audacieuse, il faut d'abord qu'il se soit empêtré complètement dans ses propres filets.

Mais pour beaucoup de choses, il est trop tard maintenant. En Angleterre, la bataille est perdue sur toute la ligne, parce qu'au moment décisif on nous a laissé en plan. Des gens qui sympathisaient avec nous, ont dû compter sur la chance d'être élus - pour l'autre congrès, possibiliste. En Belgique, les possibilistes, grâce aux intrigants bruxellois, ont pratiquement triomphé. Anseele, qui était bon par ailleurs, ne semble pas vouloir pousser les choses jusqu'à la rupture avec les Bruxellois. Même les Danois semblent vaciller, et avec eux les Suédois et Norvégiens, qui certes importent guère, mais représentent néanmoins deux nations. C'est à devenir fou, lorsqu'on voit comment Liebknecht a totalement compromis la magni­fique position internationale des Allemands et l'a peut-être même ruinée en grande partie.

Nous avions une fameuse position : une solide alliance avec les Autrichiens; les Améri­cains qui sont en grande partie une simple marcotte du parti allemand; les Danois, Suédois, Norvégiens, Suisses, pour ainsi dire des rejetons des Allemands; les Hollandais, un intermé­diaire solide pour l'Ouest; en plus, il y a partout des colonies allemandes, et les Français qui ne sont pas possibilistes, sont directement voués à l'alliance allemande; les colonies slaves et les réfugiés à l'Ouest gravitent pratiquement autour des Allemands, depuis qu'ils se sont ridiculisés avec l'anarchisme. Et tout cela a été ébranlé par l'illusion de Liebknecht, croyant qu'il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour que toute l'Europe danse à sa convenance, et que s'il ne commandait pas le mouvement, l'ennemi ne ferait rien non plus. Bebel n'étant pas familiarisé avec les affaires de l'étranger, Liebknecht avait les mains relativement libres. Si l'affaire tourne mal, c'est à cause de son manque d'initiative (sauf pour intriguer) et de sa répugnance à apparaî­tre en public au moment du refus possibiliste de début mars jusqu'au congrès belge du 22 avril.

Cependant je pense que cela peut s'arranger encore, si tout le monde y met du sien et œuvre dans le même sens. Si nous pouvons retourner les Danois, alors nous aurons gagné - mais cela ne peut être fait qu'à partir de l'Allemagne, c'est-à-dire par le truchement de Liebknecht. Mais cela me rend fou de penser que l'on en soit arrivé à cette situation trouble, alors qu'une action rapide en mars et début avril nous eût donné toute l'Europe. Les possi­bi­listes ont agi, alors que Liebknecht non seulement n'a rien fait, mais a encore rendu impos­si­ble que quiconque agisse : les Français ne devaient absolument pas bouger, ni prendre aucune décision, ni lancer aucune circulaire, ni convoquer aucun congrès, jusqu'à ce que Liebknecht remarque que les Bruxellois l'avaient conduit par le bout du nez pendant six semai­nes et que l'influence de l'action possibiliste, contrairement à sa magistrale inactivité, avaient rendu ses propres Allemands récalcitrants.

Engels à Fr.-A. Sorge, 17 juillet 1889.

Notre congrès marche et est un brillant Succès[20]. 358 délégués jusqu'avant-hier et des nouveaux arrivent sans cesse. Plus de la moitié sont des étrangers, dont 81 allemands de tous les États, villes et provinces hors de Posnanie. Dès le premier jour, le premier local s'avéra trop petit. Malgré quelques objections françaises[21] (ils pensaient qu'à Paris les possibilistes auraient un plus grand public et pour cette raison il valait mieux siéger à huis-clos), les séances furent absolument publiques, à la demande unanime des Allemands, ce qui constitue la seule garantie contre les mouchards. Toute l'Europe était représentée. Avec le prochain courrier, le Sozialdemokrat apportera les chiffres en Amérique. Des mineurs écossais et allemands des districts charbonniers y ont pour la première fois eu l'occasion de délibérer ensemble[22].

Les possibilistes ont eu 80 étrangers (42 britanniques, dont 15 de la Social-Democratic Federation, 17 des syndicats), 7 d'Autriche-Hongrie (ce ne peut être qu'une escroquerie, tout le mouvement réel y étant avec nous), 7 d'Espagne, 7 italiens (3 représen­tants de sociétés italiennes à l'étranger), 7 Belges, 4 Américains (dont deux - Bowen et Georgei de. Washing­ton DC - étaient chez moi), 2 du Portugal, 1 de Suisse (nommé par lui-même), 1 de Pologne.

Presque tous des syndicalistes. En outre, 477 Français, mais qui ne représentaient que 136 chambres syndicales et 77 cercles d'études socialistes, chaque petite clique pouvant envoyer 3 délégués, alors que nos 180 Français représentent tous une société particulière.

L'escroquerie de la fusion est naturellement très forte dans les deux congrès; les étran­gers veulent la fusion; dans les deux camps, les Français sont réticents. Dans des conditions rationnelles, la fusion est tout à fait bonne, mais la filouterie consiste à réclamer la fusion à cor et à cri, surtout chez -certains d'entre nous.

Je viens d'apprendre tout juste en lisant le Sozialdemokrat que le projet de fusion déposé par Liebknecht a été vraiment adopté à une grande majorité. Hélas je n'ai pu y lire en quoi il consiste : s'il signifie une véritable fusion sur la base de négociations privées, ou si ce n'est qu'un souhait abstrait qui doit y conduire. La commodité allemande est au-dessus de telles mesquineries : le seul fait que les Français l'aient accepté suffit à mes yeux pour nous pré­ser­ver du ridicule vis-à-vis des possibilistes...

En tout cas, l'intrigue des possibilistes et de la Social Democratic Federation qui cher­chaient à capter subrepticement la direction en France et en Angleterre a totalement échoué, et leur prétention à la direction internationale davantage encore. Si les deux congrès tenus côte à côte ne remplissaient que le but de passer en revue les forces dont ils disposent - ici des intrigants possibilistes et londoniens ici, là des socialistes européens (qui grâce aux premiers font figure de marxistes) - et de montrer au monde, où se trouve concentré le véri­ta­ble mouvement et où il y a filouterie - cela serait suffisant. Bien sûr, si la véritable fusion se réalisait, elle n'empêcherait pas le moins du monde que les chamailleries continuent en Angleterre et en France - .au contraire. Elle ne signifiera qu'une manifestation impression­nante pour le grand public bourgeois - un congrès ouvrier de plus de 900 hommes, et des syndicalistes les plus dociles aux communistes les plus révolutionnaires. Et elle aura coupe court une fois pour toutes aux intrigants, car cette fois-ci ils ont vu où se trouve la véritable force, que nous sommes aussi forts qu'eux en France, que nous les dépassons sur tout le continent et que 'leur position en Angleterre est très vacillante.

Engels à Léo Frankel, 25 décembre 1890

Mais laissons là les compliments, et venons-en au point principal de ta lettre. Ton point de vue sur les chamailleries françaises est parfaitement compréhensible, étant donné que tu as été longtemps absent du mouvement français, et il m'était connu par tes articles dans la Sächsische Arbeiter-Zeitung que l'on m'envoie de Berlin. Ces conflits sont tout aussi regrettables, mais inévitables que ceux qui ont surgi autrefois entre les Lassalléens et les Eisenachiens, et ce, du simple fait que dans les deux cas des hommes d'affaires roués s'étaient hissés à la tête de l'un des deux partis et exploitaient l'organisation pour leurs pro­pres intérêts affairistes, tant que le parti le supportait. C'est la raison pour laquelle on ne peut pas collaborer davantage avec Brousse et Cie qu'avec les Schweitzer, Hasselmann et con­sorts. Si tu avais été comme moi au milieu de la mêlée depuis le début du combat et jus­que dans le détail, tu verrais aussi clairement que moi-même qu'ici la fusion signifierait avant tout la capitulation devant une bande composée d'intrigants et d'arrivistes, qui vend sans cesse à la bourgeoisie dominante les principes fondamentaux en sacrifiant les méthodes de lutte que le parti a éprouvées depuis longtemps... afin de se procurer à eux-mêmes des postes et aux ouvriers qui les suivent de petits avantages insignifiants. Dans ces conditions, la fusion équivaudrait à une capitulation pure et simple devant ces messieurs. Les tractations du congrès de Paris de 1889 l'ont encore confirmé.

La fusion viendra, tout comme en Allemagne, mais elle ne saurait être durable que si la bataille est menée jusqu'au bout, les oppositions nivelées et les canailles chassées par leurs propres suivants. Au moment où les Allemands approchaient de la fusion, Liebknecht défendit l'unité à tout prix. Nous y étions opposés : les Lassalléens étaient en pleine décom­po­sition et il fallait attendre la fin de ce procès pour arriver tout seul à l'unification. Marx a rédigé une longue critique de ce que l'on appelle le programme d'unification, et l'on en a fait circuler le manuscrit[23].

Mais on ne nous a pas écouté. Le résultat : Nous dûmes accepter Hasselmann dans nos rangs, le réhabilitant devant tout le monde pour le jeter dehors tout de même six mois après, parce que c'était une fripouille. Et nous dûmes reprendre dans le programme les insanités de Lassalle, gâtant ainsi définitivement notre programme. Nous nous sommes doublement discrédités, ce que nous eussions pu éviter en faisant preuve de moins d'impatience.

En France, les possibilistes sont sujet à un procès de dissolution analogue à celui des lassalléens en 1875. À mon avis, les chefs des deux tendances qui sont issues de la scission, ne valent rien[24]. À mon sens, ce serait une erreur de gêner ou de freiner - voire d'arrêter complè­tement - le processus par lequel les chefs se phagocytent respectivement tandis que la masse des bons éléments nous rejoignent que d'entreprendre de notre part des tentatives prématurées d'unification.

Néanmoins nous avons déjà fait le pas décisif qui accélérera en tout cas l'unification, et peut-être la réalisation aussitôt. Après en avoir délibéré avec Eléanore Marx, Aveling, Bernstein et Fischer (actuellement à la direction du parti), j'ai conseillé d'abord aux Français (nos marxistes) et ensuite aux Allemands à Halle[25] (qui prirent cette résolution à l'unanimité) et furent suivis aussitôt par les Suisses, les Danois, les Suédois et les Autrichiens) de ne pas tenir de congrès séparé en 1891, mais d'aller au congrès de Bruxelles[26] convoqué par les possibilistes, après que les Belges aient accepté les conditions posées par nous en 1889 et que les possibilistes avaient repoussées bien qu'elles allaient parfaitement de soi. Tu admettras que c'était là une importante concession de notre part, étant donné que l'écrasante majorité des partis européens nous suivait. Néanmoins nous avons procédé de la sorte, étant donné que nous savons que l'on doit faire face aux possibilistes avec les mêmes armes et dans les mêmes conditions de lutte, si l'on veut mettre rapidement fin au règne de Brousse ici, et à celui d'Allemane là. Dès que la masse des ouvriers possibilistes aura compris qu'elle est isolée en Europe, ne dispose plus d'aucun allié sûr en dehors de Messieurs Hyndman et Cie (qui se trouvent dans la même situation que Brousse par rapport à leurs adeptes) et que toutes les vantardises n'ont servi qu'à leurs chefs, alors le vacarme cessera. Et c'est ce que le congrès réalisera[27].

Prends simplement patience un an encore. Toute tentative que nous entreprendrions pour mettre sur pied un compromis serait aussitôt interprété comme la preuve de notre faiblesse par Brousse aussi bien qu'Allemane, et elle nous gênerait plus qu'elle nous profiterait. Cepen­dant quand le temps sera venu, et à mon avis il vient rapidement, les ouvriers possib­i­listes se rallieront à nous comme les Lassalléens l'ont fait - et ce, sans que nous soyons obligés de nous charger en même temps qu'eux des intrigants, traîtres et vauriens qui occupent les postes dirigeants.

Nul ne peut souhaiter plus que moi un puissant parti socialiste en France. Cependant il me faut tenir un compte exact des réalités existantes et je ne le souhaite que sur une base qui promet la durabilité, et repose sur la réalité afin qu'il n'en sorte pas un simulacre de mouve­ment à la Brousse. Avec mes saluts cordiaux,

Ton vieil Engels.

Vers l'abolition de la loi anti-socialiste[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel, 17 février 1890.

Au demeurant, je ne peux que vous envoyez félicitations après félicitations. À toi d'abord qui a eu le nez creux pour deviner dans ta dernière correspondance viennoise les ordon­nances du jeune Guillaume, avant même qu'elles ne soient promulguées[28]. À vous tous, à cause de la brillante situation que nos adversaires nous ont préparée - car jamais encore elle ne fut si favorable à la veille d'élections -, et de la nouvelle situation qui semble se préparer en Allemagne[29].

Plus encore que le « noble » Frédéric III (dont j'ai vu une photographie montrant qu'il avait tout à fait les yeux héréditairement faux des Hohenzollern, comme son demi-oncle Willich qui était un fils du prince Auguste, le frère de Fr. Guillaume III), il me semble que -tout balai neuf balayant bien - le jeune Guillaume II est le plus capable, par son besoin irrépressible d'action et par sa volonté de puissance d'entrer immanquablement en heurt avec Bismarck et d'ébranler le système apparemment stable en Allemagne, en brisant la foi du petit bourgeois en le gouvernement et la stabilité et en semant en général partout la confu­sion et l'incertitude. Or je ne m'attendais pas à ce que cela soit assuré aussi rapidement et brillamment, que dans le cas présent. Pour nous, cet homme vaut deux fois son pesant d'or; qu'il n'ait crainte des attentats, car le tuer serait, non seulement un crime, mais encore une bêtise énorme. Si nécessaire, il faudrait que nous lui procurions une garde contre les âneries anarchistes.

Il me semble que les choses se présentent comme suit : Les conservateurs chrétiens sociaux ont le vent en poupe grâce au petit Guillaume, et Bismarck, étant hors d'état de s'y opposer, laisse au petit la bride sur le cou, afin qu'il s'embourbe sérieusement et qu'il puisse surgir comme le sauveur à la dernière extrémité et en étant assuré par la suite que cela ne se reproduira plus. C'est pourquoi Bismarck souhaite un Reichstag aussi mauvais que possible, qu'il devra bientôt dissoudre en en appelant à la peur des petits bourgeois devant le mouvement ouvrier menaçant,

Dans tout cela, Bismarck n'oublie qu'une seule chose : à partir du moment où le philistin sent que le désaccord règne entre le vieux Bismarck et le jeune Guillaume, ce même philis­tin devient incertain et imprévisible. Le petit bourgeois aura toujours peur., aujourd'hui plus que jamais, précisément parce qu'il ne sait pas à qui s'accrocher. Ce lâche troupeau ne sera plus poussé ensemble par sa propre peur mais dispersé, par elle. La confiance est morte, et elle ne ressuscitera plus sous la forme qu'elle avait jusqu'ici.

Tous les expédients de Bismarck doivent dorénavant être de plus en plus inefficaces. Il veut se venger des nationaux-libéraux qui ont refusé de voter son projet relatif aux expul­sions[30]. Il ruine ainsi lui-même le dernier fragile appui dont il profite encore. Il veut attirer à lui le Centre[31] qui se désagrégerait en s'alliant avec lui. Les hobereaux catholiques brûlent d'envie de s'allier avec ceux de la Prusse, mais le jour de cette alliance les paysans et ouvriers catho­liques (en Rhénanie, la bourgeoisie est surtout protestante) refuseront de marcher. Cette dislocation du Centre nous profitera le plus; pour l'Allemagne cela revient à ce que serait, à une plus grande échelle, l'égalisation des nationalités en Autriche : l'élimi­na­tion de cette der­nière formation politique ne reposant pas sur une base purement économi­que serait donc un moment essentiel de clarification, en même temps qu'une libération de masses ouvrières captées jusqu'ici par ce parti.

Le petit bourgeois ne peut plus avoir foi en le petit Guillaume, parce que celui-ci fait des choses que le philistin doit tenir pour de sottes fredaines; il ne peut plus avoir foi en Bismarck, parce qu'il voit que sa toute-puissance est fichue.

Ce qui résultera de cette confusion, on ne peut le dire à l'avance, étant donné la lâcheté de notre bourgeoisie. En tout cas, l'ancien état de choses est mort à jamais et ne peut plus être restauré - pas plus qu'une espèce animale éteinte. La vie reviendra dans la boutique, et c'est tout ce dont nous avons besoin. Pour commencer votre situation s'améliorera, mais on peut se demander si Puttkamer ne l'emportera pas à la fin avec son grand état de siège[32].

Cela aussi serait un progrès : ce serait le dernier moyen de salut, le tout dernier - très dur pour vous aussi longtemps qu'il durerait, mais la veille décisive de notre victoire. Mais beau­coup d'eau coulera encore jusque-là dans le Rhin.

Étant donné les conditions électorales particulièrement favorables, je crains seulement que nous obtenions trop de sièges. Tout autre parti peut avoir au Reichstag autant d'ânes et peut les laisser faire autant de bêtises qu'il a d'argent, et personne ne s'en souciera. Nous ne devons avoir que des génies et des héros, sinon on nous tient pour discrédités. Mais nous sommes en train de devenir un grand parti, et nous devons en supporter les conséquences.

Frédéric Engels

Les élections allemandes de 1890[modifier le wikicode]

Newcastle Daily Chronicle, 3 mars 1890.

Pour quiconque a suivi attentivement l'évolution politique de l'Allemagne au cours de ces dix dernières années, il ne fait aucun doute que le parti social-démocrate d'Allemagne obtiendra une victoire éclatante aux élections générales de 1890[33]. En 1878, les socialistes allemands furent soumis à une loi d'exception sévère, en vertu de laquelle leurs journaux furent supprimés, leurs réunions interdites ou dissoutes et leurs organisations dislo­quées. Toute tentative de reconstitution fut sévèrement punie, parce que considérée comme « orga­ni­sation secrète », et plus de mille ans de prison ont été distribués par les tribunaux à des membres du parti. Néanmoins les socialistes allemands réussirent l'exploit d'imprimer cha­que semaine à l'étranger quelque 10 000 exemplaires de leur journal, Der Sozial­demokrat, puis de le passer en contrebande dans le pays pour y assurer sa diffusion. Des milliers de tracts furent distribués dans les mêmes conditions. Ils parvinrent à entrer au Reichstag (avec neuf membres), ainsi que dans un grand nombre d'organismes représentatifs à l'échelon communal et, entre autres aussi, dans la municipalité berlinoise elle-même. Ce renforcement croissant du parti est également devenu manifeste aux yeux de ses adversaires les plus acharnés.

Et, malgré tout, le succès remporté par les socialistes le 20 février doit surprendre même les plus confiants d'entre eux. Vingt et un sièges furent conquis, ce qui signifie que, dans vingt et une circonscriptions, les socialistes furent plus forts que tous les autres partis réunis.

Il y eut ballottage dans cinquante-huit circonscriptions, c'est dire que dans 58 circonscrip­tions ils sont ou bien les plus forts ou bien en voie d'être les plus forts, face à tous les partis qui ont présenté des candidats, et un second tour décidera enfin entre les deux candidats qui ont eu le plus de voix, Mais dont aucun n'avait eu la majorité absolue. En ce qui concerne le chiffre total des suffrages obtenus par les socialistes, nous pouvons les estimer en gros comme suit : En 1871, ils n'avaient que 102 000 voix; en 1877, ils en comptaient 493 000; en 1884, 550 000; en 1887, 763 000. En 1890, ils comptent au moins 1 250 000 voix, et plutôt davantage. La puissance du parti a donc augmenté en trois ans d'au moins 60 à 70 %.

En 1887, il n'y avait que trois partis comptant plus d'un million d'électeurs : les nationaux-libéraux avec 1 678 000, le Centre ou parti catholique avec 1 516 000, et les con­ser­­vateurs avec 1 147 000. Cette fois-ci, le Centre maintiendra ses effectifs, les conserva­teurs ont subi de fortes pertes et celles des nationaux-libéraux sont énormes. Ainsi donc les socialistes seront encore dépassés, quant au nombre des voix, par le Centre, mais ils se rap­pro­cheront nettement des nationaux libéraux ainsi que des conservateurs, et même les dépas­seront.

Ces élections opèrent un bouleversement complet dans le rapport existant entre les partis allemands. On peut dire qu'elles inaugurent une époque nouvelle dans l'histoire de ce pays. Elles marquent le commencement de la fin de l'ère bismarckienne. Pour le moment, la situa­tion est la suivante :

Avec le décret sur la législation de la protection du travail et la Conférence internatio­na­le pour la protection ouvrière, le jeune Guillaume se sépare de son mentor Bismarck[34]. Celui-ci a jugé clairvoyant de laisser la main libre à son jeune maître, et d'attendre tran­quille­ment jusqu'à ce que Guillaume II se soit mis dans l'embarras avec sa marotte de jouer à l'ami des ouvriers[35]; alors le moment serait venu pour Bismarck de refaire surface, tel un deus ex machina. Cette fois-ci, Bismarck ne s'est pas montré particulièrement soucieux du déroulement des élections. Un Reichstag qui s'avèrerait ingouvernable et que l'on pourrait dissoudre dès que le jeune empereur aurait reconnu ses bévues, servirait même les intérêts de Bismarck, et un succès considérable des socialistes pourrait l'aider à se présenter devant le pays avec un beau mot d'ordre électoral, dès que le moment de la dissolution serait venu. Or, l'astucieux chancelier a en ce moment précis un Reichstag avec lequel nul ne peut gou­ver­ner. Guillaume Il se rendra très bientôt compte de l'impossibilité de mettre en pratique le moindre atome des projets annoncés dans ses décrets, étant donné sa position et face à l'actuel état d'esprit des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie.

Les élections l'ont déjà convaincu que la classe ouvrière allemande acceptera tout Ce qu'on lui offre comme premier acompte, mais ne cédera pas un iota de ses principes et de ses revendications, et elle ne restera pas paralysée dans son opposition contre un gouvernement qui ne peut exister sans le musellement de la majorité de la classe travailleuse.

C'est pourquoi, on en viendra bientôt à un conflit entre l'Empereur et le parlement, et les socialistes se verront attribuer la responsabilité de toute l'affaire par tous les partis en rivalité. Un nouveau programme électoral y sera élaboré, et Bismarck s'avancera après avoir administré la leçon nécessaire à son maître et seigneur - et il décrétera la dissolution[36].

Mais il devra se rendre compte alors que les temps ont changé. Les ouvriers socialistes seront encore plus forts et plus résolus qu'auparavant. Jamais Bismarck n'a pu se fier à la noblesse, celle-ci l'ayant toujours considéré comme un traître à la cause du véritable con­servatisme. Elle est donc prête à le jeter par-dessus bord dès que l'Empereur ne voudra plus de lui. La bourgeoisie était son appui principal, mais elle n'a plus désormais confiance en lui. La petite querelle domestique entre Bismarck et l'Empereur est également venue aux oreilles du public. Elle a prouvé que Bismarck n'était plus tout-puissant, et que l'Empereur n'est pas à l'abri de dangereux caprices. Auquel des deux le philistinisme des bourgeois allemands fera-t-il confiance ? L'homme rusé n'a plus le pouvoir, et l'homme qui a le pou­voir n'est pas bien malin. De fait, la croyance en la stabilité de l'ordre social nouveau, créé en 1871, était inébranlable aux yeux de la bourgeoisie allemande – tant que le vieux Guillaume régnait, que Bismarck tenait les rênes du pouvoir et que Moltke était à la tête de l'armée. Or cette croyance est à jamais détruite maintenant. La charge des impôts toujours plus écra­sante, les coûts élevés des moyens de subsistance nécessaire en raison d'un absurde système douanier sur tous les articles, produits alimentai­res aussi bien qu'industriels, le poids écrasant des obligations militaires, la peur perma­nente et toujours renouvelée d'une guerre d'une guerre qui entraînerait dans son tourbillon l'Europe entière et qui forcerait 4 à 5 millions d'hommes à prendre les armes - tout cela a contri­bué à aliéner au gouvernement le paysan, le petit artisan et l'ouvrier, bref toute la nation, à l'exception du petit nombre de ceux qui profitent des monopoles créés par l'État. Tout cela était supporté comme étant inévitable tant que le vieux Guillaume, Moltke et Bismarck formaient au gouvernement un triumvirat qui paraissait invincible[37]. Mais, aujourd'hui, le vieux Guillaume est mort, Moltke à la retraite, et Bismarck a affaire avec un jeune empereur, qui précisément est rempli d'une folle auto-complaisance; celui-ci se prend déjà pour un second Frédéric-le-Grand, alors qu'il n'est qu'un vaniteux insensé qui s'efforce de secouer la tutelle du chancelier et, par-dessus le marché, il n'est qu'un jouet aux mains des intrigants de la Cour. Dans ces conditions, le gigantesque joug qui pèse sur le peuple ne saurait plus être supporté avec patience bien longtemps; c'en est fait irrémédiablement de la croyance en la stabilité des conditions exis­tantes; la résistance qui auparavant paraissait sans espoir, devient maintenant une nécessité; de la sorte, il peut advenir que tout ingouvernable que paraisse l'actuel Reichstag, le suivant le devienne encore bien davantage.

On peut penser, en somme, que Bismarck a fait une erreur de calcul dans ce jeu[38]. En cas de dissolution, même le spectre rouge, le cri de guerre contre les socialistes, ne remplira pas ses espérances. Mais, d'autre part, il a une qualité incontestable : une énergie impitoyable. Si cela lui plaît, il peut provoquer des insurrections et expérimenter quel est l'effet d'une petite « saignée ». Cependant, il ferait bien de ne pas oublier que la moitié au moins des socialistes allemands est passée par l'école de l'armée. Ils y ont appris la discipline, qui les a fait résister jusqu'ici à toutes les provocations à l'insurrection. Mais ils y ont également appris autre chose.

Frédéric Engels

Et maintenant ?[modifier le wikicode]

Der Sozialdemokrat, 8 mars 1890.

Le 20 février 1890 marque le commencement de la fin de l'ère bismarckienne[39]. L'allian­ce entre les hobereaux et les parvenus de l'argent dans le but d'exploiter les masses popu­laires allemandes - car ce cartel[40] n'avait au fond pas d'autre ambition - porte ses fruits. Les taxes sur l'eau de vie, les primes pour le sucre, les tarifs douaniers sur les céréales et la viande ont fait passer comme par un coup de baguette magique des milliards de la poche du peuple dans la leur. Les droits protecteurs pour les produits industriels avaient été introduits au moment précis où l'industrie allemande, par ses propres forces et moyens, sous le régime du libre-échange, avait conquis une position sur le marché mondial, et ce, uniquement pour que les fabricants puissent vendre à l'intérieur à des prix de monopole et à l'extérieur à des prix de rabais.

Tout le système des impôts indirects est conçu pour écraser les masses populaires les plus pauvres sans affecter pratiquement les riches. La charge des impôts a augmenté de manière exorbitante pour couvrir les coûts de l'armement en croissance à l'infini. Or à mesure qu'augmente le réarmement on voit se rapprocher toujours plus la menace d'une guerre mondiale qui risque de « mettre sur le tapis » quatre à cinq millions d'Allemands parce que le rapt de l'Alsace-Lorraine a jeté la France dans les bras de la Russie, faisant du même coup de celle-ci l'arbitre de l'Europe.

Une corruption inouïe de la presse a permis au gouvernement de submerger le peuple d'une vague de nouvelles mensongères, afin de l'effrayer à chaque renouvellement du Reichstag. A la corruption policière pour acheter ou forcer la dénonciation du mari par sa femme et du père par son enfant, vint s'ajouter la pratique, inconnue jusque-là en Allema­gne, de l'agent provocateur, si bien que l'arbitraire policier dépasse aujourd'hui de loin celle qui régnait avant 1848. Chaque jour, on bafoue de la manière la plus éhontée toutes les lois existan­tes dans les tribunaux allemands, et en premier lieu la Cour de justice impériale, et l'on a privé de tous droits la classe ouvrière entière par le truchement de la loi anti-socialiste. Or cela a fait son temps. Si tout ceci a duré tant d'années, c'est grâce à la lâcheté du philistin allemand - mais c'en est fini maintenant. La majorité du cartel s'est désagrégée, irrémédia­ble­ment désagrégée, de sorte qu'il n'existe plus qu'un moyen pour la rafistoler ne serait-ce que provisoirement - un coup d'État.

Et que va-t-il se passer maintenant ? Bâcler une nouvelle majorité pour maintenir l'ancien système ? Il y a suffisamment de trouillards parmi les libéraux allemands[41] qui, plutôt que de laisser la voie libre aux méchants sociaux-démocrates, préfèrent jouer eux-mêmes au cartel - et les rêves de capacité de gouverner qui avaient été portés en terre avec Frédéric Il frappent de nouveau contre le couvercle du cercueil. Cependant le gouvernement ne sait que faire du Parti libéral qui n'est pas encore mûr pour une alliance avec les hobereaux de l'Est de l'Elbe, la classe qui règne en Allemagne!

Qu'en est-il du Centre ? Dans celui-ci aussi, on trouve en masse, les hobereaux de Westphalie, de Bavière, etc. qui brûlent du désir de sombrer dans les bras de leurs frères de l'Est de l'Elbe, qui ont voté avec chaleur les impôts favorables aux hobereaux; dans le Centre aussi, il y a suffisamment de réactionnaires bourgeois, qui veulent aller encore plus loin que le gouvernement ne peut se permettre d'aller et qui, s'ils le pouvaient, nous plongeraient de nouveau en plein moyen âge artisanal! Un parti spécifiquement catholique, comme tout parti spécifiquement chrétien, ne saurait être autre chose que réactionnaire. Dans ces conditions, pourquoi ne constituerait-on pas un nouveau cartel avec le Centre ?

Simplement parce que ce n'est pas le catholicisme qui consolide le Centre[42], mais la haine de la Prusse. Il se compose entièrement d'éléments prussophobes, qui sont les plus forts dans les

provinces catholiques, comme c'est normal : paysans rhénans, petits bourgeois et ouvriers, Allemands du Sud, catholiques hanovriens et westphaliens. Il regroupe autour de lui les autres éléments bourgeois et paysans, hostiles à la Prusse : les guelfes et autres particularistes, les Polonais et les Alsaciens[43]. Le jour où le Centre deviendra parti de gou­ver­ne­ment, il se décomposera en sa partie réactionnaire - celle des hobereaux et des artisans corporativistes - et une fraction démocratique et paysanne. Or les messieurs de la première fraction savent qu'ils ne pourront plus se représenter devant leurs électeurs. Malgré cela, on fera la tentative, et la majorité du Centre l'acceptera. Et cela ne peut que nous convenir. Le parti catholique prussophobe n'était qu'un produit de l'ère bismarckienne de la domination du prussianisme spécifique. Avec la chute de celui-ci, il se doit que son représentant tombe aussi.

Nous pouvons donc compter sur une alliance momentanée du Centre et du gouverne­ment. Cependant le Centre ne se compose pas de nationaux-libéraux - au contraire, c'est le premier parti qui soit sorti victorieux de la lutte contre Bismarck : il l'a même conduit à son Canossa[44]. Un cartel ne peut donc tenir en aucun cas, et Bismarck a absolument besoin d'un nouveau cartel.

Qu'adviendra-t-il alors ? Dissolution, élections nouvelles, appel à la peur devant le raz-de-marée social-démocrate ? Il est trop tard pour cela aussi. Si Bismarck le voulait, alors il n'aurait pas dû souffrir la moindre dissension avec son empereur, et surtout il n'aurait pas dû admettre un instant qu'on l'entoure d'une publicité aussi bruyante.

Tant que le vieux Guillaume vivait l'invincibilité du triumvirat Bismarck, Moltke et Guillaume était assurée et inébranlable. Or Guillaume s'en est allé maintenant, Moltke a été congédié et Bismarck chancelle, qu'il soit congédié ou qu'il s'en aille. Et le jeune Guillaume qui a pris la place du Vieux, a démontré, au cours de son bref gouvernement, notamment par ses fameux décrets[45], qu'un solide philistinisme bourgeois ne pourra jamais se fier à lui et ne voudra pas se laisser régenter par lui. L'homme en lequel le philistin a placé sa con­fiance ne détient plus le pouvoir, et l'homme qui a le pouvoir entre ses mains ne peut avoir sa conf­iance. C'en est fait de la vieille confiance en l'éternité de l'ordre impérial instauré en 1871, et nulle puissance au monde ne pourra jamais la rétablir. Le dernier pilier de la politique qui a été menée jusqu'ici, le philistin, est devenu branlant. Aucune dissolution ne peut y remédier.

Un coup d'État ? Mais il défierait non seulement le peuple, mais encore les princes impériaux de leur serment vis-à-vis de la Constitution impériale qui serait dès lors mise en pièces, ce qui signifierait la dissolution de l'Empire.

Une guerre ? Rien n'est plus facile que de la commencer. Mais ce qui suivrait défie tout calcul préalable. Si Guillaume passe le Rhin comme Cresus passa le Halys, un grand Empire sera détruit assurément - mais lequel ? Le sien ou celui de l'ennemi ? La paix ne dure d'ailleurs que grâce à la révolution sans fin dans la production et la technique des armes, qui fait que jamais personne ne peut se dire prêt à la guerre, et grâce à la peur de tout le monde devant les chances absolument imprévisibles d'une guerre qui ne peut plus maintenant se faire qu'à l'échelle du monde entier.

Il ne peut y avoir qu'un seul expédient: un soulèvement provoqué par les brutalités gou­ver­nementales et écrasé avec une violence double et triple, ainsi qu'un état de siège général et de nouvelles élections sous un régime de terreur. Mais cela même ne pourrait accorder qu'un bref délai de grâce. Mais c'est le seul recours - et nous savons que Bismarck fait-partie de ces gens à qui tous les moyens sont bons. Et Guillaume lui-même n'a-t-il pas dit: A la moindre résistance, je fais carrément tirer dans le tas ? Et c'est pourquoi on recourra certai­ne­ment à ce moyen.

Les ouvriers sociaux-démocrates viennent de remporter une victoire qui est parfaitement méritée par leur résistance sans faille, leur discipline de fer, leur sens de l'humour dans la lutte, leur ardeur infatigable, bien qu'elle leur apparaisse à eux-mêmes tout à fait inattendue et ait plongé le monde dans la stupeur. La progression des voix sociales-démocrates se poursuit à chaque élection nouvelle avec le caractère irrésistible d'un procès naturel; les coups de force, l'arbitraire policier, l'abjection des juges - tout faisait simplement ricochet, et la colonne d'attaque, qui grossissait sans cesse, allait de l'avant, toujours de l'avant et de plus le plus rapidement. Et à présent, c'est le second parti de l'Empire quant à la force. Dans ces conditions, les ouvriers allemands devraient se gâter eux-mêmes leurs chances, en se laissant entraîner dans un putsch qui n'a aucun espoir de succès - simplement pour sauver Bismarck des affres de la mort! À un moment où le courage des ouvriers, au-dessus de tout éloge, reçoit le soutien actif de toutes les conditions objectives extérieures, où toute la situation sociale et politique, voire où les ennemis de la social-démocratie eux-mêmes doi­vent œuvrer pour elle comme s'ils étaient payés pour cela - à ce moment-là, la discipline et la maîtrise de soi peuvent-elles venir à manquer au point que nous nous précipitions nous-mêmes sur l'épée tendue vers nous ? Il ne saurait en être question. Nos ouvriers ont été à trop bonne école sous le régime de la loi anti-socialiste, et puis, nous avons trop de militants aguerris dans nos rangs et, parmi eux, il y a beaucoup de soldats qui savent résister, l'arme au pied sous un déluge de balles -jusqu'au moment où l'heure de l'attaque aura sonné.

Engels à W. Liebknecht, 9 mars 1890.

Je te félicite, pour tes 42 000 suffrages qui font de toi le premier élu de l'Allemagne (en Fr.). Si un quelconque Kar-, HelI- ou autre Junkerdorf[46] cherche à interrompre maintenant, tu peux lui rétorquer : Retirez-vous sous votre prépuce - si vous en avez un -car je représente autant d'électeurs qu'une douzaine de votre espèce!

Nous revenons lentement à un état de dégrisement ici, mais sans gueule de bois, après la longue ivresse du triomphe. J'espérais 1 200 000 voix, et tout le monde me prenait pour un hypertendu. Les nôtres se sont magnifiquement comportés, mais ce n'est que le commence­ment : de durs combats les attendent encore. Nos 'succès dans le Schlesvig-Holstein, le Mecklem­bourg et en Poméranie nous assurent maintenant de gigantesques progrès parmi les travailleurs agricoles de l'Est. Maintenant que nous avons les villes et que le fracas de nos victoires retentit jusque dans le domaine campagnard le plus reculé nous pouvons allumer à la campagne un incendie autrement gigantesque que le feu de paille d'il y a 12 ans.

D'ici trois ans, nous pouvons avoir les ouvriers des campagnes, et alors nous aurons les régiments qui forment le noyau de l'armée prussienne. Or pour l'empêcher, il n'y a qu'un moyen, et le seul point sur lequel le petit Guillaume et Bismarck soient encore d'accord, c'est de l'appliquer sans ménagement : un solide mi­trail­la­ge, dont le résultat sera une pani­que aiguë. Pour cela, tout prétexte sera bon, et lorsque les « canons » de Puttkamer[47] auront mitraillé les rues de quelques grandes villes, alors ce sera l'état de siège sur toute l'Allema­gne; le petit bourgeois retrouvera de nouveau sa bonne confiance et votera aveuglément ce qu'on lui prescrira - et nous serons paralysés pour des années.

C'est ce que nous devons éviter. Nous ne devons pas nous laisser fourvoyer par la série de victoires, ne pas gâcher nos propres cartes, et ne pas empêcher nos ennemis de faire le travail pour nous. Je partage ici ton opinion : il nous faut nous montrer POUR L'INSTANT aussi pacifique et légalitaire que possible, et nous devons éviter tout prétexte de heurt. Cepen­dant, je considère comme déplacées tes philippiques contre la violence, sous toutes ses formes et en toutes circonstances[48] : premièrement, parce qu'aucun adversaire ne te croira jamais - Us ne sont tout de même pas bêtes à ce point! - et deuxièmement parce que Marx et moi, nous serions des anarchistes d'après ta théorie, car l'idée ne nous est jamais venue de tendre aussi la joue gauche comme de bons quakers. Cette fois-ci tu as carrément passé les bornes.

Engels à Fr.-A. Sorge, 12 avril 1890.

En Allemagne, tout marche au-delà des espérances les plus optimistes. Lejeune Guillau­me est littéralement fou, donc on ne peut mieux pour bouleverser complètement le vieil état de choses, ébranler le dernier reste de confiance chez tous les possédants - hobereaux aussi bien que bourgeois - et nous préparer le terrain d'une manière telle que le libéral Frédéric III lui-même ne l'aurait pu. Ses velléités d'amabilité avec les ouvriers - purement bonapartistes et démagogiques, mais liées à des rêves confus de mission princière par la grâce de Dieu[49] - tombent irrémédiablement à plat devant les nôtres. La loi anti-socialiste leur a ouvert les yeux à ce sujet. En 1878 encore, ils auraient pu faire quelque chose avec cela et Semer le désordre dans nos rangs, mais c'est impossible aujourd'hui. Les nôtres ont trop eu à sentir la botte prussienne. Quelques poules mouillées comme Monsieur Blos, par exemple, et ensuite quelques-uns des 700 000 hommes qui sont venus à nous dans ces trois dernières années peuvent vaciller un peu mais ils se perdront rapidement dans la masse, et avant que l'année soit passée ils auront leur plus belle déception causée par Guillaume lui-même au sujet de son influence sur les ouvriers, et alors son amour se changera en colère, et ses mamours en molestations.

C'est pourquoi notre politique doit maintenant éviter tout tapage, jusqu'à ce que la loi anti-socialiste soit arrivée à terme le 30 septembre.

En effet, on ne peut guère prévoir qu'il y ait un nouvel état d'exception avec le Reichstag qui manquera alors tout à fait de toute espèce de cohésion; mais dès que nous aurons de nouveau une législation ordinaire, tu verras une expansion nouvelle qui éclipsera encore celle qui s'est manifestée le 20 février.

Comme les grâces que fait Guillaume aux ouvriers se complètent pas ses velléités de dictature militaire (tu vois comment toute la racaille princière devient de nos jours nolens volens bonapartiste) et qu'à la moindre résistance il voudra faire tirer dans le tas, nous devons nous préoccuper de lui enlever toute occasion de le faire[50].

Nous avons vu lors des élections que nos progrès à la campagne, notamment là où la grande propriété foncière subsiste avec uniquement de gros paysans, c'est-à-dire dans l'Est, ont été tout à fait énormes. Au Mecklembourg, trois ballottages, en Poméranie vingt-et-un. Les 85 000 voix qui, dans les premiers chiffres officiels, sont encore passées de 1 324 000 au premier tour à 1 427 000 au second, proviennent toutes de circonscriptions rurales, où l'on ne nous attribuait absolument aucune voix. C'est donc la perspective d'une conquête rapide à présent du prolétariat agricole des provinces orientales[51] et avec cela - des soldats des régiments d'élite prussiens.

Alors tout l'ordre social ancien sera par terre, et nous serons au pouvoir. Mais les généraux prussiens devraient être des ânes plus grands que je ne le crois s'ils ne savaient pas cela aussi bien que nous; en conséquence, ils doivent brûler du désir de préparer un sérieux mitraillage contre nous afin de nous rendre inoffensifs pour quelque temps. Double raison donc de procéder tranquillement à l'extérieur.

Une troisième raison, c'est que la victoire électorale est montée à la tête des masses - notamment celles que nous venons tout juste de gagner - et elles croient qu'elles peuvent maintenant tout exécuter de vive force. Si on ne tient pas les masses bien en mains, on fera des bêtises. Or les bourgeois font tout ce qui est en leur pouvoir - cf. les propriétaires de mines de charbon [contre les grévistes de la Ruhr] - pour favoriser ces bêtises, voire pour les provoquer. En plus des vieilles raisons, ils en ont encore de nouvelles pour souhaiter que l'on mette un frein aux « grâces » que le petit Guillaume fait aux ouvriers.

Je te prie de ne pas communiquer à Schlüter les passages mis ci-dessus entre crochets. Il a une tendance irrépressible à l'activisme; en outre., je connais les gens de la Volkszeitung qui utilisent sans ménagement tout ce qui leur semble utilisable pour leur journal.

Si notre parti semblera moins subversif en apparence en Allemagne dans le proche avenir, en ce qui concerne aussi le 1er Mai, en voilà les raisons. Nous savons que les géné­raux aimeraient bien profiter du 1er Mai pour leurs mitraillages. La même intention règne à Vienne et à Paris.

Dans la Arbeiterzeitung de Vienne, les correspondances de Bebel sont particulièrement importantes pour ce qui touche à l'Allemagne. En ce qui concerne la tactique du parti allemand, je ne prends jamais de décision sans avoir au préalable pris connaissance de l'opinion de Bebel, soit dans la Arbeiterzeitung, soit dans sa correspondance. Il a une clair­voyance d'une finesse merveilleuse. Il est dommage qu'il ne connaisse l'Allemagne qu'au travers de sa propre expérience. L'article de cette semaine « L'Allemagne sans Bismarck » est également de lui.

L'opposition des « jeunes », extrémisme de littérateurs[modifier le wikicode]

Engels à Fr.-A. Sorge, 9 août 1890.

En Allemagne, il se prépare une petite polémique pour le congrès[52]. Monsieur Schippel - que Liebknecht a couvé et d'autres littérateurs veulent attaquer la direction du parti et-cons­tituer une opposition[53]. C'est ce que l'on ne saurait vraiment pas interdire après l'abolition de la loi anti-socialiste. Le parti est si grand qu'une liberté absolue de discussion dans son sein est une nécessité. Il n'est pas possible autrement d'assimiler et d'éduquer les nombreux éléments nouveaux qui ont afflué ces trois dernières années et qui parfois sont encore assez verts et bruts. On ne peut pas traiter comme des enfants de l'école le nouveau renfort de 700 000 hommes (en comptant simplement les électeurs) qui nous sont venus ces 3 dernières années; il faut pour cela des discussions et même aussi un peu de chamaillerie - c'est ce qui permet le mieux de surmonter cet état. Le danger de scission n'existe pas le moins du monde : douze années de pression ont amené ce résultat. Mais ces littérateurs super-intelligents qui veulent à toute force satisfaire leur colossale folie des grandeurs, intriguer et manœuvrer avec tous les moyens dont ils disposent, apportent à la direction du parti une peine et une irritation à laquelle elle n'est pas habituée, et celle-ci réagit avec une colère plus grande qu'ils ne le méritent. C'est pourquoi le Comité central du parti n'a pas mené très adroitement le combat : Liebknecht se démène comme un beau diable et n'a plus que des « fiche dehors » à la bou­che, et Bebel lui-même, par ailleurs si plein de tact, a publié une lettre assez peu avisée dans un mouvement de colère. Et voilà ces messieurs les littérateurs qui crient qu'on opprime la libre expression de l'opinion, etc. Les principaux organes de la nouvelle oppo­sition sont la Berliner Volkstribune (Schippel), la Sächsische Arbeiter-Zeitung de Dresde et la Volksstimme de Magdebourg, notamment chez les nouveaux venus qui se laissent séduire par les grands mots. Je verrai certainement Bebel et Liebknecht avant le congrès ici et je ferai mon possible pour les convaincre que toute cette manie de « fiche dehors »[54] est peu poli­ti­que, dès lors qu'on ne se fonde pas sur des preuves frappantes d'actes nuisibles au parti, mais simplement sur les accusations de ceux qui ont la manie de faire opposition. Le plus grand parti d'Allemagne ne peut pas subsister sans que toutes les nuances puissent s'expri­mer, et il faut éviter jusqu'à l'apparence d'une dictature à la Schweitzer. Je n'aurai pas de difficultés avec Bebel, mais Liebknecht est à ce point sous l'influence de chaque situation donnée du moment qu'il est capable de rompre tous ses engagements, et ce toujours avec les meilleures raisons du monde.

Fr. Engels à W. Liebknecht, 10 août 1890.

En tout cas, je souhaite vous voir avant le congrès[55]. Votre projet a diverses faiblesses, le plus grave en est qu'il prête à mon avis trop facilement à alimenter d'inutiles et de perpé­tuelles criailleries du fait que le comité central fixe lui-même - même si c'est en accord avec la fraction - ses émoluments. J'ai reçu aujourd'hui la Sächsische Arbeiter-Zeitung dans la­quel­le messieurs les littérateurs critiquent le projet. Bien des choses sont absolument puériles dans cette critique, mais ils ont eu l'instinct de renifler les quelques points faibles. Par exemple que chaque circonscription électorale peut envoyer jusqu'à 3 délégués. N'im­por­te quel Bahlman ou Höchberg pourrait donc envoyer chacun trois délégués à partir de circonscriptions électorales où mille voix à peine se sont exprimées pour nous, à condi­tion simplement d'y mettre son argent. Bien sûr, il est de règle que la question de l'argent appa­raisse indirectement comme le régulateur des délégations. Mais il ne me semble pas sage de faire dépendre d'elle seule la proportionnalité du nombre des délégués avec le nombre des membres du parti représenté.

En outre, suivant le § 2 - d'après les termes de celui-ci -, une coopérative de trois hom­mes d'un quelconque village perdu peut t'exclure du parti, jusqu'à ce que le comité directeur te réhabilite. En revanche, le congrès du parti ne peut exclure personne, mais agir, simple­ment comme instance d'appel.

Dans tout parti actif, ayant des représentants parlementaires, la fraction forme une puissance très importante. Elle dispose de ce pouvoir, qu'il soit reconnu expressément ou non par les statuts. On peut donc se demander s'il était avisé de lui donner par-dessus le marché dans les statuts une position grâce à laquelle elle domine absolument le comité central, comme il ressort des § 15-18. Surveillance du comité central, d'accord, mais plainte à déposer devant une commission indépendante, dont dépendrait la décision, voilà qui serait sans doute meilleur.

Vous avez reçu depuis trois ans une masse d'un million en renfort. Ces nouveaux n'ont pas pu bénéficier d'assez de lecture et d'agitation durant la loi anti-socialiste[56], afin d'arriver à la hauteur des anciens militants. Nombre d'entre eux n'ont que la bonne volonté et les bonnes intentions, dont l'enfer est pavé, comme on sait. Ce serait miracle s'ils n'avaient pas le zèle intempestif de tous les néophytes. Ils constituent un matériau tout à fait propre à se laisser prendre et à se laisser fourvoyer par les littérateurs et les étudiants qui se pressent maintenant à l'avant-scène et vous font opposition. C'est le cas aussi à Magdebourg, par exemple. Cela recèle un danger qu'il ne faut pas sous-estimer. Il est clair que vous en vien­drez à bout en un tour de main à ce congrès, mais préoccupez-vous de ce que des ferments ne soient pas posés pour de futures difficultés. Ne faites pas d'inutiles martyrs, montrez que la liberté de critique règne, et s'il faut ficher dehors, alors seulement dans les cas où vous êtes en présence de faits tout à fait éclatants et-parfaitement démontrables - des faits patents de bassesse et de trahison! C'est ce que je pense. Je t'en dirai plus oralement.

Ton F.E.

Engels à P. Lafargue, 27 août 1890.

Il y a eu une révolte d'étudiants dans le parti allemand. Depuis deux-trois ans, une foule d'étudiants, de littérateurs et d'autres jeunes bourgeois déclassés a afflué au parti, arrivant juste à temps pour occuper la plupart des places de rédacteurs dans les nouveaux journaux qui pullulent, et, comme d'habitude, ils considèrent l'université bourgeoise comme une école de Saint-Cyr socialiste qui leur donne le droit d'entrer dans les rangs du parti ouvrier avec un brevet d'officier, sinon de général. Ces messieurs font tous du marxisme, mais de la sorte que vous avez connue en France il y a dix ans et dont Marx disait : « Tout ce que je sais c'est que je ne suis pas marxiste, moi! » Et probablement il dirait de ces messieurs ce que Heine disait de ses imitateurs: j'ai semé des dragons et j'ai récolté des puces.

Ces braves gens dont l'impuissance n'est égalée que par leur arrogance, ont trouvé un soutien dans les nouvelles recrues du parti à Berlin - le berlinisme spécifique, fait de toupet, lâcheté, rodomontades, bagout, tout à la fois, paraît être pour un moment remonté à la surface; c'était le chorus de MM. les étudiants.

Ils ont attaqué les députés sans motifs sérieux, et personne ne pouvait s'expliquer cette soudaine explosion : les députés, ou leur majorité, ne faisaient pas assez cas de ces petits gredins. Il est vrai que Liebknecht a mené la polémique, au nom des députés et du comité central, avec une rare maladresse, Mais voilà Bebel, qui était le principal point de mire et qui, dans deux réunions, à Dresde et Magdebourg met à la raison deux de leurs journaux; la réunion de Berlin fut interdite par la police qui en cachette poussait ou faisait pousser en avant l'opposition. Mais c'en est terminé à présent, et le congrès n'aura plus à s'occuper de tout cela. Ce petit incident a eu pour effet salutaire de mettre en évidence l'impossibilité de donner aux Berlinois le rôle de leaders. Encore s'ils étaient Parisiens - mais nous en avons assez et trop, déjà avec vos Parisiens.

Engels, Projet de lettre à la rédaction du « Sächsische Arbeiter-Zeitung », manuscrit rédigé début septembre 1890.

Lorsque ces messieurs[57] commencèrent à faire du vacarme contre la direction du parti et la fraction parlementaire, je je me demandai avec étonnement: que veulent-ils au juste ? Quel peut bien être leur but ? Pour autant que je pouvais le constater, il n'y avait aucune raison pour toute cette gigantesque exhibition. Le comité directeur du parti avait peut-être trop attendu pour se manifester à propos de la fête du 1er mai. Mais il ne faut pas oublier qu'il se composait de cinq hommes, dont quatre habitaient des lieux éloignés les uns des autres, et il fallait du temps pour se mettre d'accord. Mais, lorsqu'il s'est prononcé, il a dit ce qui était juste et la seule chose qui correspondait à la situation. Les événements de Hambourg[58] lui ont donné amplement raison.

Divers membres de la fraction ou du comité central ont certainement commis des incongruités lors du débat. C'est ce qui arrive toujours et partout, et la faute en incombe aux individus, non à l'ensemble. La fraction s'est rendue responsable dans son projet relatif à l'organisation de quelques infractions au code de l'étiquette démocratique. Mais il faut tenir compte de ce qu'il n'était aussi bien qu'un simple projet que le congrès du parti était libre d'accepter, de rejeter ou d'améliorer. La conférence londonienne de l'Internationale de 1871 a également commis de semblables péchés de forme, et messieurs les bakouninistes se sont aussitôt mis en devoir de les attaquer pour avoir une, base formelle à leurs attaques contre le Conseil général. Malgré cela, chacun sait aujourd'hui que la véritable démocratie se trouvait dans le Conseil général et non chez les bakouninistes qui avaient construit tout un appareil secret de conjuration pour mettre l'Internationale à leur service.

Lorsque au moment des subventions à la navigation. à vapeur[59] la fraction parlementaire de cette époque ne savait pas ce qu'elle voulait et avait essayé de faire de la rédaction du Sozialdemokrat le bouc émissaire de ses propres indécisions, j'ai pris position avec toute l'énergie nécessaire pour la rédaction contre la fraction parlementaire. Je ferais encore la même chose, si la fraction parlementaire ou le comité central du parti faisait de nouveau quelque chose qui mît véritablement en danger le parti. Mais il ne saurait être question de cela aujourd'hui, les [Le manuscrit s'interrompt ici].

Engels, Réponse à la rédaction du « Sächsische Arbeiter Zeitung », in : Sozialdemokrat, 13 septembre 1890.

À la rédaction du « Sozialdemokrat »

Le soussigné demande instamment que l'on publie la lettre suivante qui a été envoyée hier à l'actuelle rédaction du « Sächsische Arbeiter-Zeitung ».

Dans son article d'adieu (no 105 du 31 août 1890), la rédaction sortante du « Sächsische Arbeiter-Zeitung » prétend que le socialisme petit bourgeois parlementaire est majoritaire en Allemagne, mais que des majorités deviennent souvent très vite des minorités :

« ... et c'est ainsi que la rédaction sortante du « Sächs. Arb.-Ztg » souhaite, avec Frédéric Engels, qu'après avoir surmonté autrefois le naïf socialisme d'État de Lassalle, la tendance parlementaire si avide de succès au sein de l'actuelle social-démocratie soit bientôt surmontée elle aussi par le bon sens du prolétariat allemand ».

La rédaction sortante m'a réservé dans ce texte une grande surprise. Mais aussi à elle-même peut-être! J'ignorerai tout jusqu'ici de l'existence d'une majorité de socialistes parlementaires petit bourgeois au sein du parti allemand. Quoi qu'il en soit, que la rédaction sortante « souhaite » tout ce qu'il lui plait, mais sans moi!

Si j'avais encore eu le moindre doute sur la nature de l'actuelle révolte des littérateurs et des étudiants dans notre parti allemand, il devrait disparaître devant l'impudence pyramidale de cette tentative de me rendre solidaire des jongleries de ces messieurs.

Tous mes rapports avec la rédaction sortante se limitent à ceci : il y a quelques semaines, la rédaction sortante, sans que je lui demande rien m'a envoyé son journal, mais je n'ai pas cru utile de lui dire ce que j'y ai trouvé. Maintenant je suis bien obligé de le lui dire, et ce publiquement.

Sur le plan théorique, j'y trouvai - et, en gros, cela s'applique aussi à tout le reste de la presse de l' « opposition » - un « marxisme » atrocement défiguré, qui se caractérise, pre­miè­rement, par une incompréhension quasi totale de la conception que l'on prétend précisé­ment défendre; deuxièmement par une grossière méconnaissance de tous les faits historiques décisifs; troisièmement, par la conscience de sa propre supériorité incommen­su­rable qui caractérise si avantageusement les littérateurs allemands. Marx lui-même a prévu cette sorte de disciples, lorsqu'il a dit à la fin des années 1870 d'un certain « marxisme » qui s'étalait chez maints Français : « Tout ce que je sais, c'est que moi je ne suis pas marxiste » (en fr.).

Sur le plan pratique, j'y trouvai que l'on se haussait carrément au-dessus de toutes les difficultés réelles des luttes du parti et que, dans son imagination, on « sautait les difficultés » avec un total mépris de la mort, qui fait certes honneur au courage indompté de nos jeunes auteurs, mais qui, si on le transférait de l'imagination dans la réalité, serait capable d'enterrer le parti le plus fort où l'on se compte par millions, sous les tirs bien mérités de tous nos adversaires. Enfin, qu'une petite secte ne doit pas impunément se livrer à une telle politique de lycéens, c'est ce que ces messieurs ont aussi, appris par des épreuves non négligeables.

Tous les griefs qu'ils ont accumulés depuis des mois contre la fraction ou la direction du parti se ramènent dans le meilleur des cas à de simples bagatelles. Mais s'il plait à ces messieurs de faire des chiures de mouches, ce n'est absolument pas une raison pour que les ouvriers allemands avalent des couleuvres pour les en remercier.

En somme, ils ont récolté ce qu'ils avaient semé. Abstraction faite de l'ensemble du con­te­nu, toute la campagne avait été engagée avec de tels enfantillages, avec une telle mystifi­ca­tion naïve de soi-même sur son importance propre, ainsi que sur l'état de choses et les idées ayant cours dans le parti, que l'issue en était Claire dès le début. Que ces messieurs en retiennent la leçon! Certains ont écrit des choses qui justifiaient toute sorte d'espoirs. La plupart d'entre eux pourraient faire quelque chose, s'ils étaient moins imbus de la perfection du niveau de développement qu'ils ont atteint pour l'heure.

Qu'ils sachent et admettent que leur « formation académique » - qui nécessite de toute façon une sérieuse révision critique - ne leur confère aucun diplôme d'officier qui leur permettrait d'être élevés au grade correspondant au sein de notre parti; que, dans notre parti, chacun doit faire son service à la base; que des postes de confiance dans le parti ne se conquièrent pas par le simple talent littéraire et les connaissances théoriques, même si les deux conditions sont incontestablement réunies, car il faut encore être familiarisé avec les exigences de la lutte militante, savoir manier les armes les plus diverses dans la pratique politique, inspirer une confiance personnelle, faire preuve d'un zèle et d'une force de carac­tère à toute épreuve, et enfin, s'incorporer docilement dans les rangs de ceux qui com­bat­tent. En somme, il faut que ceux qui « ont été formés dans les universités sachent apprendre davantage des ouvriers que ceux-ci n'ont à apprendre d'eux.

Londres, le 7 septembre 1890.

Frédéric Engels.

Contre le culte de la personnalité[modifier le wikicode]

D'après le manuscrit, 28 novembre 1891. Chers camarades,

Madame Kautsky vient de m'informer que l'ami Lessner lui avait signalé votre intention de donner une petite fête musicale à l'occasion de mon soixante-et-onzième anniversaire[60]. Or auparavant j'avais déjà convenu avec un ami que je passerai la soirée chez lui et, comme d'autres viendront également nous y rejoindre, il m'est absolument impossible d'annuler maintenant ce rendez-vous; et quoi que je le regrette, je ne pourrais passer la soirée d'aujourd'hui chez moi.

Je suis donc obligé de vous faire savoir ici par écrit, chers camarades, que je vous remercie beaucoup de votre projet si amical qui m'honore tant, et que je vous exprime en même temps le regret de ne pas avoir été informé plus tôt de ce projet. Aussi bien Marx que moi-même, nous avons toujours été opposés à toutes les manifestations publiques à l'égard de personnes privées, à moins que ce soit le moyen d'atteindre un grand but; mais, plus que tout, nous sommes contre ce genre de démonstration qui se déroule du vivant des intéressés et ont nos personnes pour objet. Si j'avais pu savoir que l'on voulait me faire un tel honneur, je me serais empressé d'exprimer en temps voulu la demande la plus polie, mais la plus impérative, pour que les camarades du Club de chant veuillent renoncer à leur projet. Je regrette que je ne l'aie appris qu'aujourd'hui, et si je dois ainsi, contre ma volonté, faire échouer votre projet si bienveillant à mon égard, je ne peux compenser cela, si possible, que par l'assurance que les quelques années sur lesquelles je peux encore compter en toute occurrence et que toutes les forces dont je dispose encore, je continuerai à les consacrer, sans restriction, comme auparavant, à la grande cause à laquelle je les ai consacrées depuis cinquante ans maintenant - la cause du prolétariat international.

Votre dévoué

Frédéric Engels.

Lettre d'adieu aux lecteurs du journal « Der Sozialdemokrat »[modifier le wikicode]

Der Sozialdemokrat (Londres), 27-09-1890.

Que l'on me permette aussi de prendre congé du lecteur[61].

Le Sozialdemokrat doit quitter la scène - non seulement parce qu'on l'a si souvent répété face aux autres partis, mais surtout parce que le Sozialdemokrat, les conditions ayant chan­gées, devrait nécessairement devenir différent, accomplir une mission nouvelle avec d'autres collaborateurs et un cercle élargi de lecteurs. Or, un journal qui a joué un rôle histo­rique aussi spécifiquement déterminé, un journal dont la caractéristique était que, dans ses colonnes et là seulement se sont reflétées les douze années les plus décisives de la vie du parti ouvrier allemand - un tel journal ne peut ni ne doit se modifier. Il devait rester ce qu'il a été, ou bien cesser de paraître. Nous sommes tous d'accord sur ce point.

Nous sommes tout aussi unanimes à penser que ce journal ne peut disparaître sans lais­ser un vide. Aucun organe paraissant en Allemagne, officiellement ou non, ne saurait le rem­pla­cer. Pour le parti, ce n'est qu'un inconvénient relatif : il va connaître d'autres condi­tions de lutte et il a donc besoin d'autres armes ainsi que d'une stratégie et tactique différen­tes. Mais c'est une perte absolue pour ses collaborateurs, et notamment pour moi.

Par deux fois dans ma vie, j'ai eu l'honneur et la joie de collaborer à un journal auprès duquel j'ai pleinement joui des deux conditions les plus favorables auxquelles il est possible d'agir efficacement dans la presse : premièrement, une liberté de presse absolue, et deuxiè­me­ment l'assurance d'être entendu du public dont précisément on veut être entendu.

La première fois, c'était en 1848-1849 auprès de la Nouvelle Gazette rhénane. C'était l'époque de la révolution, et alors c'est de toute façon une joie que de travailler à la presse quotidienne. On voit sous les yeux l'effet de chaque mot; on voit littéralement les articles éclater comme si c'étaient des grenades, éclater comme des charges d'explosif.

La seconde fois au Sozialdemokrat. Et c'était un peu aussi comme si c'avait été la révolution, depuis que le parti s'était retrouvé au congrès de Wyden[62] et avait repris la lutte à partir de ce moment-là avec « tous les moyens », légaux ou non[63]. Le Sozialdemokrat incarnait donc cette illégalité. Il n'existait pas pour lui de contraintes dues à la constitution impériale, pas de code pénal d'Empire, pas de juridiction nationale de Prusse. Illégalement, en défiant tous les règlements locaux et nationaux et s'en moquant, il passait chaque semaine à travers les frontières du Saint Empire germanique; sbires, espions, agents provocateurs, douaniers, surveillance frontalière doublée et triplée étaient impuissants; presque avec la régularité d'une traite bancaire, il était présenté aux abonnés le jour fixé pour sa parution; aucun valet de police ne pouvait empêcher que la poste allemande ne l'expédiât et ne le distribuât. Et ce avec un total de dix mille abonnés en Allemagne; et tandis que les écrits interdits d'avant 1848 étaient rarement payés par leurs acheteurs bourgeois, les ouvriers payèrent douze ans durant avec la plus grande régularité pour leur Sozialdemokrat. Que de fois mon cœur de vieux révolutionnaire s'est-il réjoui en constatant que le mécanisme complexe de transmission entre la rédaction, l'expédition et les abonnés fonctionnait parfai­te­ment, sans bruit, bien graissé, ce travail révolutionnaire étant organisé bon an mal an avec la plus grande régularité, comme s'il s'agissait d'une entreprise ou d'une affaire bien montée.

Et le journal méritait bien toutes ces peines et ces périls que l'on courait pour le diffuser! C'est absolument le meilleur journal que le parti ait jamais connu. Et pas seulement parce que c'était le seul parmi tous les autres à jouir de la pleine liberté de la presse! Les principes du parti y furent retenus et exposés avec une clarté et une détermination rares, la tactique de la direction du journal étant presque sans exception juste.

Mais il faut ajouter encore quelque chose à tout cela. Alors que notre presse bourgeoise exerce ses activités dans l'ennui le plus mortel, l'humour le plus drôle s'exprimait dans le Sozialdemokrat, cet humour même avec lequel nos ouvriers sont habitués à mener la lutte contre les chicanes policières.

Le Sozialdemokrat était tout, sauf le simple porte-parole de la fraction[64]. Lorsque la majorité de la fraction voulut voter en 1885 la subvention à la navigation à vapeur[65], le journal défendit âprement la conception opposée et prétendit en avoir le droit, alors que la majorité, dans un ordre du jour qui lui serait aujourd'hui incompréhensible, le lui interdit. La lutte dura quatre semaines entières au cours desquelles la rédaction fut puissamment appuyée par les militants du parti en Allemagne et à l'étranger. L'interdiction fut publiée le 2 avril, le 30, le Sozialdemokrat publia une déclaration commune de la fraction et de la rédaction, déclaration dont il ressortait que la fraction avait retiré son ordre.

Par la suite, il fut donné au Sozialdemokrat de mettre à l'épreuve le droit d'asile suisse que l'on vante tant. Il s'avéra alors comme dans tous les cas analogues depuis 1830 - que ce droit d'asile connut une défaillance au moment précis où il devait s'appliquer. Depuis la démocratisation obtenue en 1830, les grandes puissances voisines de la petite République permettaient à la Suisse de faire des expériences démocratiques à l'intérieur, à la seule condition cependant que le droit d'asile aux réfugiés ne soit exercé que sous le contrôle de la grande puissance concernée en l'espèce. La Suisse est trop faible pour ne pas céder. Marx avait coutume de dire, à propos notamment de la Hollande, de la Suisse et du Danemark, que la pire situation possible était celle d'un petit pays qui avait eu une grande histoire. Que l'on cesse donc enfin de fanfaronner avec l'immaculé droit d'asile dans la « fryen Schwyz » (libre Suisse)!

Le Sozialdemokrat était l'étendard du parti allemand; après une lutte longue de douze ans, le parti a triomphé. La toi anti-socialiste est abrogée et Bismarck renversé. Le puissant Empire allemand avait mis en oeuvre tous ses moyens de puissance : le parti s'est joué de lui, jusqu'à ce qu'enfin l'Empire allemand dût baisser pavillon devant nous. Le gouverne­ment impérial veut, pour l'heure instaurer de nouveau dans ses rapports avec nous le droit légal s'appliquant à tous et, pour l'heure, nous voulons bien, nous aussi, tâter des moyens légaux, que nous avons reconquis grâce à un vigoureux recours aux moyens extralégaux. Il est relativement indifférent en l'occurrence que les moyens « légaux » soient de nouveau accueillis dans le programme. Il faut essayer, pour commencer, de faire notre travail avec des moyens de lutte légaux. C'est ce que nous ne sommes pas les seuls à faire, puisque tous les partis ouvriers de tous les pays dans lesquels les travailleurs disposent dans une certaine mesure d'une liberté légale de mouvement, le font également, et ce, pour la simple raison que les plus grands résultats s'ensuivent pour eux. Mais cela a pour prémisse que le parti adverse agisse aussi légalement. S'il tente, soit par de nouvelles lois d'exception, par des jugements contraires à la loi et par la praxis des juridictions impériales et par l'arbitraire policier, soit par d'autres empiètements illégaux de l'exécutif, de placer une nouvelle fois notre parti hors du droit commun - alors la social-démocratie allemande sera poussée une nouvelle fois dans la voie de l'illégalité, la seule qui lui demeure ouverte. Même dans la nation qui est la plus légalitaire du monde, chez les Anglais, la première condition de la légalité de la part du peuple est que les autres forces au pouvoir demeurent également dans le cadre de la loi ; si cela ne se produit pas, alors le premier devoir civique devient la rébel­lion, d'après les conceptions juridiques anglaises.

Si ce cas doit survenir encore une fois, que se passera-t-il alors ? Le parti se mettra-t-il à édifier des barricades et à en appeler à la force des armes ? Nous ne ferons certainement pas ce plaisir à nos adversaires. Et nous sommes déjà prévenus par la conscience que nous avons du rapport de forces dans lequel nous nous trouvons et que nous révèle chaque élection générale au Reichstag. 20 % des suffrages exprimés est un chiffre très respectable, mais cela signifie aussi que l'union de nos adver­saires dispose encore de 80 %. Et si, en plus, notre parti considère que le nombre de ses suffrages a doublé au cours de ces trois dernières années et que l'on peut escompter qu'ils augmenteront dans une proportion encore plus forte lors des prochaines élections, alors il faudrait que nous soyons insensés pour tenter aujourd'hui un putsch dans un rapport de 2 contre 8, plus l'armée, bien sûr, putsch dont l'issue certaine serait la perte de toutes les positions fortes que nous avons conquises depuis vingt-cinq ans.

Le parti a un moyen bien meilleur, et de plus parfaitement éprouvé. Le jour où on nous contestera le droit commun, le Sozialdemokrat paraîtra de nouveau. La vieille machinerie - tenue en réserve pour cette éventualité - se remettra en activité, améliorée, agrandie et déjà bien rodée. Et une chose est certaine : la seconde fois, l'Empire allemand ne tiendra pas douze ans[66] !

  1. Les textes de ce chapitre montrent le rôle décisif joué par Engels dans la création de la IIe Internationale, et l'on est proprement étonné de voir l'inconséquence et le manque de sens politique dont ont fait preuve à cette occasion les dirigeants français et plus encore, si l'on peut dire, allemands du mouvement ouvrier. À propos de Bebel lui-même, Engels écrit : « Tu ne peux avoir idée de la naïveté des Allemands. J'ai eu une peine infinie à faire comprendre même à Bebel de quoi il s'agissait en réalité, bien que les possibilistes le savaient fort bien et le proclamaient tous les jours » (Engels à F.-A. Sorge, 8 juin 1889). D'après la lettre de P. Lafargue à Fr. Engels, il semble même que Bebel ait renoncé à combattre les possibilistes : « Dans sa lettre, Bebel dit qu'il serait ridicule de tenir un autre congrès international si les possibilistes organisent leur congrès » (23-3-1889).
    Le mouvement ouvrier français traversait à cette époque l'une des périodes les plus sombres de son histoire, et c'est pour lui venir en aide qu'Engels entreprit essentiellement de faire échec aux possibilistes en apportant aux « marxistes » français l'appui décisif de la nouvelle Internationale dans laquelle le social-démocrate devait jouer un rôle de premier plan.
    C'est en se basant sur la force matérielle du parti allemand qu'Engels parvint au bout du compte à surmonter tant d'obstacles et put même mettre au pas, si l'on peut dire, les velléités des dirigeants des partis ouvriers des petits pays de jouer les trublions dans le mouvement international. Dans sa lettre du 27-9-1890 à F.-A. Sorge, Engels écrit finalement que les résultats essentiels du congrès de fondation de la IIe Internationale ont été : « Premièrement, noirs avons montré en 1889 aux petits (Belges, Hollandais, etc.), grâce à notre propre congrès, que nous ne nous laissons pas mener par le bout du nez par eux, et Us feront attention la prochaine fois. Deuxièmement, les possibilistes semblent en pleine dissolution. »
    On trouvera divers textes sur la création de la IIe Internationale dans les ouvrages suivants : Pr. Engels-P. et L. Lafargue, Correspondance, tome Il, 1887-1890, Paris, Éditions sociales; Correspondance Fr. Engels, K. Marx et divers publiée par F.-A. Sorge, vol. II, Éditions Costes; Marx-Engels, Le Parti de classe, tome IV, pp. 33-36.
  2. Le congrès de Saint-Gallen de la social-démocratie allemande avait chargé le Comité central en 1887 « de convoquer de concert avec les organisations ouvrières d'autres pays un congrès ouvrier international pour l'automne 1888 ». Un peu auparavant le congrès des syndicats britanniques avait décidé, lui aussi, de convoquer une conférence ouvrière internationale en 1888. Le parti allemand entra en liaison avec les syndicats anglais et déclara qu'il était disposé à renoncer à son propre congrès, s'il était invité au leur, mais sans résultat. En effet, les syndicats insistèrent sur les conditions d'admission au congrès prévu à Londres, conditions inacceptables aussi bien pour les syndicats que pour le parti allemand. Le congrès fut donc remis à plus tard, les négociations s'avérant interminables.
  3. Les syndicats français tinrent leur congrès national du 28 octobre au 4 novembre à Bordeaux. La plupart des 272 fédérations ou chambres syndicales étaient représentées par des délégués - « marxistes ». Après que la police ait déclaré que le congrès était dissous parce qu'un drapeau rouge était étalé sur la tribune, les séances se poursuivirent à Le Bouscat, dans la banlieue de Bordeaux. Le congrès décida de convoquer, à l'occasion du centième anniversaire de la révolution française, un congrès ouvrier international à Paris. Cette décision fut ratifiée au congrès de Troyes.
  4. Le congrès de Troyes se tint en décembre 1888 et ratifia la proposition du congrès des syndicats de Bordeaux. Il décida également de présenter la candidature du terrassier Boulé (contre Boulanger) à la suite des élections partielles qui devaient avoir lieu à la suite de la mort du député socialiste Hude.
  5. Engels fait allusion à l'incident survenu au congrès des syndicats à Bordeaux, cf. note no 187. L'enterre­ment du général de la Commune Émile Eudes fut l'occasion le 8 août 1888 d'une gigantesque manifestation des ouvriers parisiens. Les manifestants portèrent d'innombrables drapeaux rouges et revendiquèrent l'instauration d'une nouvelle Commune. La police dispersa de force la manifestation.
  6. Engels fait allusion à la conférence internationale réunie en 1886 à Paris parles possibilistes. Se limitant aux simples questions économiques, la conférence avait abordé les questions d'une législation internatio­nale du travail, de la journée de travail « normale », ainsi que de la formation professionnelle. Cette confé­ren­ce chargea, en outre, les possibilistes de la convocation d'une conférence internationale à Paris pour 1889. La conférence de 1886 révéla l'extrême faiblesse des opportunistes et de leurs alliés : outre eux-mêmes, quelques délégués des syndicats anglais et quelques Belges, l'assistance était composée d'un Allemand, d'un Australien, d'un Suédois, d'un Autrichien et d'un délégué d'une association allemande de Londres.
    Le Congrès des syndicats anglais de Londres confirma en 1888 la décision de charger les possibilistes de la préparation d'un congrès international en 1889 à Paris,
  7. En décembre 1888, les possibilistes avaient prévu de tenir un congrès ouvrier à Troyes. Or comme le comité d'organisation local eut l'idée d'inviter des délégués de toutes les formations ouvrières et socialistes de France, et donc aussi les marxistes, les possibilistes renoncèrent finalement à assister au congrès.
  8. Les bourses du travail étaient des institutions créées après 1885 auprès des municipalités des grandes villes et constituées par les représentants des divers syndicats de métier. Au début, elles étaient conçues comme organes de l'État et recevaient très fréquemment des subsides officiels, étant donné qu'on entendait les utiliser pour détourner les ouvriers de la lutte de classe. Les bourses du travail se chargeaient de procurer du travail aux chômeurs, de créer de nouveaux syndicats, de former des militants syndicaux et enfin des questions de grève.
  9. Dans sa lettre à P. Lafargue du 3 octobre 1889, Engels cite un exemple concret de la collaboration entre le parti français et allemand : « J'ai écrit à Bebel pour qu'on envoie un peu d'argent pour l'élection de Guesde, dont j'apprécie parfaitement l'importance. J'espère que ce sera accepté, mais il faut considérer que les Allemands ont déjà donné 500 fis pour le congrès, 1 000 pour Saint-Étienne, 900 pour le rapport du con­grès (dont la première livraison ne fait guère honneur à ceux qui l'ont rédigée, et, dirait-on, s'y sont donnés un mal terrible pour estropier les noms), 2 500 pour le journal pour lequel ils réservent, en outre, plus de 3 500 frs. Cela fait 8 400 frs votés pour des objets internationaux, et cela à la veille de leurs propres élections générales! »
    Il faut dire à l'honneur du Parti ouvrier français qu'il ne demeura pas en reste, bien que son geste fût plutôt symbolique : « Les Français collectent pour vos élections; je doute fort qu'il en sorte quelque chose d'important, niais ce qui est l'essentiel, c'est la démonstration internationale » (à Bebel, 23-01-1890).
  10. Une conférence internationale des socialistes s'était tenue à la Haye le 28 février 1889 à l'instigation des sociaux-démocrates allemands en vue de définir les conditions pour la tenue d'un congrès ouvrier international à Paris. Y assistèrent des représentants de l'Allemagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse. Les possibilistes déclinèrent l'invitation qui leur avait été faite de participer à la conférence et n'acceptèrent donc pas ses résolutions. -La conférence de la Haye fixa aussi bien la date que les prérogatives et l'ordre du jour du congrès, et permit de préparer le congrès de fondation de la IIe Internationale; Engels joua un rôle déterminant dans la mise en œuvre de cette conférence de la Haye.
  11. Engels fait allusion au pamphlet intitulé « Le congrès ouvrier international de 1889. Une réponse à la Justice », publié dans le Sozialdemokrat des 30 mars et 6 avril 1889. Bernstein avait rédigé un premier texte de ce pamphlet à l'initiative d'Engels en réponse à l'article de la Justice du 16 mars 1889 intitulé « Les sociaux -démocrates allemands « officiels » et le congrès international à Paris ». Engels reprit le texte de Bernstein commentant et reproduisant les résolutions de la Haye et en tira le pamphlet, publié en anglais, traduit ensuite en allemand, et publié dans le Sozialdemokrat sous la signature de Bernstein. Ce texte contribua à ruiner les intrigues des possibilistes français qui, avec l'aide des chefs opportunistes de la fédération sociale-démocrate anglaise, tentaient de prendre la direction du congrès ouvrier international de 1889.
  12. Nous reproduisons cette lettre « arrangée » dans le texte à la fin de la lettre d'Engels à Liebknecht.
  13. Les éditeurs de l'Institut Marx-Engels, etc. de Moscou déclarent qu'on ne dispose pas de la correspondance, de Liebknecht de toute cette période, où il a joué précisément un rôle de tout premier plan (Marx-Engels Werke 37, note no 196, p. 569).
  14. Une conférence internationale des socialistes s'était tenue à la Haye le 28 février 1889 à l'instigation des sociaux-démocrates allemands en vue de définir les conditions pour la tenue d'un congrès ouvrier international à Paris. Y assistèrent des représentants de l'Allemagne, de la France, de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse. Les possibilistes déclinèrent l'invitation qui leur avait été faite de participer à la conférence et n'acceptèrent donc pas ses résolutions. -La conférence de la Haye fixa aussi bien la date que les prérogatives et l'ordre du jour du congrès, et permit de préparer le congrès de fondation de la IIe Internationale; Engels joua un rôle déterminant dans la mise en œuvre de cette conférence de la Haye.
  15. Engels lui-même applique l'admirable méthode dialectique marxiste, qui consiste à relier entre elles toutes les interventions du parti, afin d'en montrer la succession logique et leurs conséquences pratiques. Ici, Engels met en évidence que les erreurs faites lors de la fusion avec les Lassalléens, non seulement ne sont pas surmontées, mais continuent de fleurir dans la IIe Internationale.
  16. Alors que Liebknecht voulait écarter purement et simplement l'incommode Hyndman, Engels montre qu'il fallait, au contraire, prendre le taureau par les cornes : convoquer Hyndman pour le démasquer et lui faire perdre l'influence qu'il avait encore sur ses suivants. Grâce à l'initiative et une lutte incessante, on peut ainsi agir de manière de plus en plus unitaire, tout en-écartant les éléments les moins décidés et les plus confus. Ce processus qu'Engels, après la mort de Marx, chercha à faire prévaloir dans le mouvement international fut interrompu par la suite, et le parti se gonfla de manière éléphantesque dans la confusion et l'absence de rigueur révolutionnaire.
  17. La Justice du 18 mai 1889 avait qualifié la conférence de la Haye de caucus (terme américain désignant un comité interne de parti chargé de préparer une élection ou une décision de caractère politique ou organisationnelle). En outre, la Justice reprochait aux socialistes français et allemands d'avoir écarté les possibilistes de la conférence.
  18. Le congrès national du Parti ouvrier beige se tint le 21 et 22 avril 1889 à Jolimont (Suisse). Il décida l'envoi de délégués au congrès marxiste aussi bien que possibiliste.
  19. Ignaz Auer et Max Schippel demandèrent, dans la presse, que les sociaux -démocrates allemands partici­pent au congrès possibiliste, cf. dans le Berliner Volksblatt du 21 avril 1889 l'article intitulé « Le congrès international ouvrier » et dans la Berliner Volks-Tribüne du 27 avril 1889 l'article « A propos du congrès ouvrier de Paris ».
  20. Le congrès ouvrier socialiste international se tint à Paris du 14 au 20 juillet 1889, et fut le congrès de fondation de la III Internationale. Quatre cents délégués venus de 22 pays d'Europe et d'Amérique y assistèrent. Le congrès international des possibilistes se réunit en même temps à Paris, mais fut un véritable fiasco.
    Des anarchistes et des réformistes participèrent au congrès des « marxistes »; ces délégués étaient à tout prix pour une fusion avec les possibilistes. Dès la première séance fi y eut donc sur cette question de vives altercations. A la quatrième séance, il y eut un vote sur une motion de W. Liebknecht réclamant l'unité. La majorité vota cette résolution qui eût permis aux possibilistes de rejoindre le congrès, les marxistes gardant en mains la direction des opérations. Le congrès possibiliste, dont les, quelques délégués étran­gers ne représentaient le plus souvent 'que des organisations fictives, rejeta la proposition des marxistes. Il adopta une résolution, qui liait la fusion des deux congrès à la condition selon laquelle les man­dats des délégués du congrès marxiste devaient être contrôlés, ce qui relevait de la manœuvre dilatoire.
  21. Cf. à ce propos la lettre très importante qu'Engels envoya à P. Lafargue juste avant le congrès de Paris, le 5 juillet 1889 et la réponse de Lafargue du 8 juillet 1889, in: Correspondance, tome Il (1887-1890), Éditions Sociales, pp. 299-302.
  22. Les 18 et 19 juillet 1889, les délégués des mineurs des deux congrès internationaux siégeant à Paris tinrent une conférence sur les questions de leur profession. Après divers rapports sur la situation dans les mines dans les différents pays et bassins, la conférence décida de promouvoir une liaison internationale entre les mineurs : un congrès devait se réunir à cet effet dans un avenir assez proche. Dans l'intervalle, les organisa­tions existantes devaient être renforcées et de nouvelles associations créées.
  23. Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions sui­vantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Gotha et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, pli. 15-39; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. Sociales, pp. 17-39; Karl MARX, Œuvres. Économie 1, La Pléiade, pp. 1413-1434.
  24. Les possibilistes se scindèrent en deux fractions à leur congrès de Châtellerault (9-15 octobre 1850): les broussistes et les Allemanistes.
    L'organisation des Allemanistes s'appela Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Tout en conservant pour l'essentiel des positions idéologiques et tactiques des possibilistes, les Allemanistes, contrairement aux broussistes, accentuèrent leur propagande dans les syndicats, qu'ils considéraient comme la forme principale de l'organisation des ouvriers, Ils prônèrent la grève générale comme moyen de lutte essentiel., Tout comme les possibilistes traditionnels, ils étaient opposés à un parti unitaire et centralisé. Partisans de l'autonomie, ils attribuaient une grande importance à la conquête de sièges dans les conseils municipaux.
  25. Le premier congrès de la social-démocratie allemande après la chute de la loi anti-socialiste se tint à Halle du 12 au 18 octobre 1890, et 413 délégués y prirent part. Le parti se donna à ce congrès le nom de Parti social-démocrate d'Allemagne. Les délibérations portèrent essentiellement sur le nouveau statut de l'organisation. Cf. note no 238. Sur proposition de W. Liebknecht, le parti décida d'élaborer un nouveau programme avant le prochain congrès de 1891 et de le déposer trois mois avant la date de sa réunion, afin que les organisations locales du parti et la presse puissent le discuter. Le congrès aborda, en outre, des questions relatives à la presse du parti et la position à adopter face aux grèves et aux boycotts.
    À l'occasion du congrès de Halle, divers chefs de la social-démocratie allemande, dont Bebel et Liebknecht, se réunirent avec des invités étrangers. Conformément aux recommandations d'Engels, cette conférence adopta une résolution sur la tenue d'un congrès unitaire socialiste en 1891 à Bruxelles. Le comi­té exécutif suisse mis en place par le congrès de fondation de la IIe Internationale en 1889 devait s'entendre avec le conseil général du Parti ouvrier belge pour convoquer ensemble le second congrès de l'Interna­tionale ouvrière à Bruxelles le 16 août 1891. Toutes les organisations ouvrières du monde devaient être appelées à ce congrès. Les possibilistes eux-mêmes pouvaient donc y assister, pour autant qu'ils reconnais­saient la pleine souveraineté de ce congrès. Cf. à ce propos la lettre d'Engels à P. Lafargue -du 15-09-1890, in: Correspondance, tome Il, pp. 410-412 (la lettre d'Engels du 19-09-1890 sur ce même congrès manque dans ce recueil, bien qu'elle figure dans les Œuvres de Marx-Engels en russe et en allemand).
  26. Le congrès de Bruxelles (16 au 22 août 1891) tint ces promesses. 370 délégués de 16 pays d'Europe et d’Amérique y assistèrent, et ce fut pour l'essentiel un congrès marxiste. Des représentants de syndicats anglais y assistèrent également, ce qu'Engels considéra comme très positif. Les chefs des possibilistes, qui n'aimaient pas réussi à contrôler la convocation du congrès, n'y assistèrent pas finalement. Lors des délibérations sur le résultat du contrôle des mandats, une majorité se dégagea pour refuser aux anarchistes l'accès aux travaux du congrès.
    Dans sa lettre à F.-A. Sorge, Engels écrivit à propos de ce congrès : « Après tout le congrès est pour nous un brillant succès - les broussistes en ont été complètement absents, et les gens de Hyndman ont dû renoncer à manifester leur opposition. Le mieux, c'est qu'ils aient mis les anarchistes dehors, tout comme au congrès de la Haye de 1872. Là où la vieille Internationale s'est arrêtée, là exactement commence la nouvelle, qui est infiniment plus grande et ouvertement marxiste » (14-9-1891).
  27. Voir la note précédente.
  28. Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter-Zeitung, où faisant allusion à deux décrets récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le régime brutal des interdictions, mais par des concessions et des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait promulgué deux décrets « sociaux » au Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale. De manière éhontée, l'Empereur y singeait les mesures proposées au congrès de fondation de la IIe Internationale sur la protec­tion ouvrière. Dans son premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une conférence interna­tionale avec les autres États, afin de délibérer d'une législation unitaire de protection ouvrière. Cette confé­rence eut heu à Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail des enfants âgés de moins de douze ans et d'une limitation de la journée de travail, pour les femmes et les jeunes gens, mais ces résolu­tions n'avaient pas force de loi pour les pays participants.
    Dans son second décret, l'Empereur demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et de l'industrie de remanier la législation du travail, afin d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises publiques et privées.
  29. En dépit de ces succès électoraux croissants, la perspective d'Engels, n'avait cependant rien de parlemen­tariste, comme chez Kautsky et Bernstein : il y voyait essentiellement un déplacement progressif du rapport des forces en faveur de la social-démocratie dans la lutte pour le pouvoir politique. « Je crois que tu as raison dans la Arbeiter-Zeitung : ce que Bismarck n'obtient pas de ce Reichstag, il l'aura du prochain, car la marée montante des voix brise les reins de toute opposition bourgeoise quelle qu'elle soit. Sur ce point, je ne suis pas du tout de l'avis de Bernstein. Celui-ci et Kautsky - ils ont tous deux des dispositions pour la « haute politique » - croient que nous devons tendre la main à une majorité anti-gouvernementale dans les prochaines élections. Comme s'il pouvait y avoir quelque chose de ce genre en Allemagne avec les partis bourgeois! » (Engels à Bebel, 23-1-1890).
  30. Les nationaux -libéraux avaient voté contre les paragraphes sur les expulsions de militants sociaux-démo­crates, lors du débat sur le projet de loi sur la prolongation et l'aggravation de la loi anti-socialiste.
  31. Le Centre était le parti politique des catholiques allemands, créé en été 1870. Il rassemblait la petite bour­geoisie catholique, ainsi que la plupart des paysans et travailleurs catholiques de l'Allemagne méridionale et occidentale ainsi que de Haute-Silésie. Il défendait en gros les intérêts de la grande propriété catholique et du capital industriel. Il s'opposa, d'une part, à Bismarck en raison de, ses tendances anti-prussiennes et particularistes, mais, d'autre part, votait toujours pour les mesures anti-ouvrières. Bismarck trouvait donc un terrain d'entente avec le Centre malgré la base première, anti-prussienne, de celui-ci.
  32. Dans son discours électoral du 31 janvier 1890 à Stolpe, le ministre de l'Intérieur prussien Puttkammer souligna qu'au cas où la loi anti-socialiste serait abolie, il faisait confiance à l'armée et aux fonctionnaires « si soumis au gouvernement » pour maintenir l'ordre dans le pays. Il déclara ensuite que si le Reichstag ne votait pas les modifications prévues, destinées à- renforcer la loi anti-socialiste, il faudrait décréter le grand état de siège au Heu du petit et qu'à la place du § 28 ce serait les canons (d'après le § 28 de la loi anti-socialiste, le petit état de siège pouvait être décrété pour la durée d'un an dans certains districts et localités). Durant l'état de siège, les réunions étaient soumises à une autorisation préalable de la police; la distribution et la diffusion d'écrits socialistes étaient interdites dans les lieux publics; les personnes accusées de « mettre en danger la sécurité ou l'ordre public » pouvaient être interdites de séjour dans les districts et localités où régnait le petit état de siège; la possession, l'importation, le port ou la vente d'armes étaient interdits ou liés à des conditions très rigoureuses.
  33. Lors des élections générales du 20 février 1890, la social-démocratie obtint 1 427 323 voix et 20 sièges au Reichstag, et le 1er mars au second tour, elle obtint 15 sièges supplémentaires, avec 19,7 des voix. Les suffrages avaient pratiquement doublé par rapport aux élections de 1887, et la social-démocratie était devenue le parti le plus puissant d'Allemagne.
  34. Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter-Zeitung, où faisant allusion à deux décrets récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le régime brutal des interdictions, mais par des concessions et des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait promulgué deux décrets « sociaux » au Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale. De manière éhontée, l'Empereur y singeait les mesures proposées au congrès de fondation de la IIe Internationale sur la protection ouvrière. Dans son premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une conférence internationale avec les autres États, afin de délibérer d'une législation unitaire de protection ouvrière. Cette conférence eut heu à Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail des enfants âgés de moins de douze ans et d'une limitation de la journée de travail, pour les femmes et les jeunes gens, mais ces résolutions n'avaient pas force de loi pour les pays participants.
    Dans son second décret, l'Empereur demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et de l'industrie de remanier la législation du travail, afin d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises publiques et privées.
  35. Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance -maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti, les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck, mais Grillenberger par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
    Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
    Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bour­geoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protes­tant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien, 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157-158.)
  36. Dans son ouvrage intitulé les Plans de coups d'État de Bismarck et de Guillaume Il, 1890 et 1894, Stuttgart-Berlin 1929, E. Zechlin cite la lettre suivante du kaiser à son compère François-Joseph de Vienne: « Le nouveau Reichstag vient d'être élu; Bismarck a été indigné par les résultats et il a voulu aussitôt que possible le faire sauter. Il voulait utiliser à cette fin la loi socialiste. Il me proposa de présenter une nouvelle loi socialiste encore aggravée que le Reichstag repousserait, si bien que ce serait la dissolution. Le peuple serait déjà excité, les socialistes en colère feraient des putschs: il y aurait des manifestations révolution­naires, et alors je devrais faire tirer dans le tas et donner du canon et du fusil. »
    Ce n'est pas par hasard si Engels était appelé le Général dans la social-démocratie allemande, car il ne connaissait pas seulement la force de ses troupes, mais encore parfaitement la tactique que voulait em­ployer l'adversaire, tactique qu'il fallait contrecarrer, si l'on ne voulait pas succomber devant un ennemi implacable et rusé, supérieur en armement et même en nombre.
    Le passage au régime bourgeois était - comme Engels l'avait prévu - en théorie - particulièrement délicat pour les classes dominantes d’Allemagne.
  37. Engels ne se trompe pas dans sa prévision Jusqu'à la fin de sa vie, le gouvernement tentera de rétablir les lois répressives contre le prolétariat allemand. Mais cette prévision ne contredit pas l'optimisme fonda­mental d'Engels, qui voit le rapport des FORCES glisser de plus en plus en faveur de la social-démocratie, dont la faillite finale n'en devient que plus haïssable. Dans sa lettre du 7-03-1890, à P. Lafargue, Engels écrit sur la situation qui se développe à partir de 1890 : « Le 20 février est la date du début de la révolution en Allemagne. C'est pourquoi, nous avons le devoir de ne pas nous laisser écraser avant que le moment de la bataille ne soit venu. Nous n'avons encore de notre côté qu'un soldat sur quatre ou cinq, et, sur pied de guerre, peut-être un sur trois. Nous pénétrons dans les campagnes, les élections dans le Schlesvig-Holstein, et surtout dans le Mecklembourg, ainsi que les provinces orientales de la Prusse l'ont démontré. Dans 3-4 ans, nous aurons les ouvriers et journaliers agricoles, c’est-à-dire les régiments d'élite de la conservation sociale, et alors il n'y aura plus de Prusse. C'est la raison pour laquelle, nous devons prôner à l'heure actuelle les actions légales et ne pas répondre aux provocations qu'on nous prodiguera. En effet, sans une saignée, et encore très forte, il n'est plus de salut pour Bismarck ou Guillaume.
    « Ces deux terribles gaillards sont, dit-on, consternés-, ils n'ont pas de plan bien établi, et Bismarck a assez à faire pour contrecarrer les intrigues de cour que l'on tisse toujours plus contre lui. » Et de conclure : « Les partis bourgeois - par peur des socialistes - se rassembleront sur une plate-forme commune. »
  38. Bismarck avait pratiquement fini par lier son sort à la répression anti-socialiste. Le 14 janvier 1888, il dépose au Reichstag un projet de loi demandant la prolongation de la loi scélérate jusqu'au 30 septembre 1893, ainsi qu'une aggravation de la répression (peine plus forte pour la diffusion d'imprimés interdits et les personnes accusées d'appartenir à une « association secrète », d'assister à des réunions socialistes à l'étranger, etc., en leur retirant, par exemple, la citoyenneté allemande ou en les expulsant). Mais Bismarck subit une défaite au parlement, la loi n'étant prorogée que de deux ans, jusqu'au Il octobre 1890. A. Bebel et P. Singer dénoncèrent à la tribune le système de mouchards mis en place par Bismarck et démontrèrent que la ministère Puttkamer s'en prenait aux ouvriers avec des méthodes illégales.
    Les 5 et 6 novembre 1889 ainsi que les 22 et 23 janvier 1890, Bismarck revint à l'attaque avec un projet de loi prévoyant une prolongation illimitée de la loi anti-socialiste et une répression aggravée. Le 25 janvier 1890, le Reichstag rejeta la demande de prolongation de la loi anti-socialiste le compromis entre les nationaux -libéraux (qui voulaient atténuer les rigueurs de la loi) et les conservateurs (qui voulaient les aggraver, au contraire) ayant échoué, la loi expira le 30 septembre 1890. La politique de cartel de Bismarck avait échoué du même coup, comme c'était inévitable dans le nouveau rapport de forces.
  39. Aussitôt après la victoire électorale de la social-démocratie et le vote refusant la prorogation de la loi anti-socialiste et avant même la chute de Bismarck, Engels prépara, dans cet article du Sozialdemokrat, le parti au passage à la légalité, en prévenant les sociaux-démocrates contre les velléités gouvernementales de coup de force contre eux et les séductions du légalitarisme.
    Cet article, écrit quelques années avant la mort d'Engels, est caractéristique de la tactique de prudence, conseillée à la social-démocratie allemande, dans son dernier grand texte de l'Introduction à la « lutte de classes en France » de 1895. Il faut vraiment être d'une mauvaise foi insigne pour tirer de cette fameuse Introduction la thèse de la possibilité du passage pacifique au socialisme, alors qu'en réalité Engels conseillait momentanément une tactique de repli, précisément parce que l'adversaire disposait d'un rapport de forces favorable du point de vue de l'armement et du nombre, et, de plus, cherchait délibérément le heurt violent tant qu'il était encore le plus fort.
    A la suite des grandes grèves de la Ruhr, qui avaient démontré que les tensions créées par le système capitaliste étaient désormais fondamentales en Allemagne, les élections du 20 février avaient confirmé l'évolution inévitable de l'Allemagne vers des rapports non plus bonapartistes, mais bourgeois. Les ouvriers qui avaient voté pour le Centre et la Social-démocratie étaient irréductiblement hostiles au système instauré par Bismarck : 40 % de la population du pays avait nettement pris position contre le régime bismarckien, et l'Empire né en 1871 ne pouvait continuer de subsister sous sa forme bonapartiste - à moins que le mouve­ment politique des ouvriers ne soit écrasé, comme le voulait Bismarck. Mais celui-ci fut renversé le 20 mars.
    L'Empereur et les classes réactionnaires au pouvoir furent assez habiles pour se débarrasser du chan­celier et sauver tout de même leurs privilèges, sous d'autres noms. L'Empereur savait qu'une politique de répression féroce à la Bismarck eût pu retarder de quelques années la chute du système instauré en 1871, mais pas davantage; il eut l'habileté à la fin de conclure un compromis avec la bourgeoisie et se maintenir à son ombre au gouvernement.
    La tentative de Bismarck de perpétuer la loi anti-socialiste sous une forme aggravée ou, par un coup d'État, de mettre hors la loi la social-démocratie en la poussant à des émeutes afin d'utiliser contre elle la mitraille et le canon se heurta même à l'intérieur des partis gouvernementaux à l'opposition des nationaux-libéraux. Contrairement à Bismarck, ceux-ci espéraient - avec Guillaume II - pouvoir affaiblir la social-démocratie par d'autres moyens, ceux de la corruption et de la dissolution interne, cf. note n˚ 143.
  40. Après la dissolution du Reichstag par Bismarck en janvier 1887, le parti conservateur-allemand, le parti de l'Empire allemand et le parti national-libéral formèrent un cartel électoral. Celui-ci triompha aux élections de février 1887 et obtint une majorité écrasante au Reichstag (220 sièges). En s'appuyant sur ce bloc, Bismarck fit voter des lois réactionnaires (favorisant les grands propriétaires et industriels (lois de protec­tion douanière en faveur des produits des uns et des autres, augmentation d'impôts). Au sein du cartel, les contradictions ne tardèrent pas à s'aggraver cependant : en 1890, il subit une défaite électorale et se désagrégea.
  41. Le parti libéral allemand se forma en 1884 lors d'une fusion entre le parti du congrès et l'aile gauche des nationaux-libéraux. Ce parti défendit les intérêts de la bourgeoisie moyenne et de la petite bourgeoisie, en opposition au gouvernement de Bismarck.
  42. Le Centre était le 'parti politique des catholiques allemands, créé en été 1870. Il rassemblait la petite bourgeoisie catholique, ainsi que la plupart des paysans et travailleurs catholiques de l'Allemagne méridionale et occidentale ainsi que de Haute-Silésie. Il défendait en gros les intérêts de la grande propriété catholique et du capital industriel. Il s'opposa, d'une part, à Bismarck en raison de, ses tendances anti-prussiennes et particularistes, mais, d'autre part, votait toujours pour les mesures anti-ouvrières. Bismarck trouvait donc un terrain d'entente avec le Centre malgré la base première, anti-prussienne, de celui-ci.
  43. On appelait guelfe le parti de droite du Hanovre allemand, qui s'était formé en 1866 lors de l'annexion du Hanovre par la Prusse. Ce parti se fixa pour but de restaurer la dynastie royale hanovienne et d'obtenir l'autonomie au sein de l'Empire allemand. Ne disposant pas du nombre de sièges suffisant pour former une fraction parlementaire, il s'associa au Centre, comme les petites fractions nationales du Reichstag dont les Alsaciens-Lorrains, les Polonais, qui s'opposaient à Bismarck, et formaient un bloc avec le Centre.
  44. Dans les années 1870, Bismarck engagea la lutte pour instaurer la laïcité, forme la plus classique, au plan idéologique de la domination bourgeoise, dans ce que l'on appelle le « Kulturkampf ». Il se heurta surtout au parti du Centre, qui était non seulement catholique, mais regroupait encore toutes les tendances anti-prussiennes et séparatistes (Polonais, Guelfes, Alsaciens-Lorrains). Bismarck avait déclaré en mai 1872 qu'il ne reculerait pas dans sa lutte et lança la formule « Nous n'irons jamais à Canossa » (allusion à l'humiliant pèlerinage entrepris en 1077 par l'Empereur allemand Henri IV à Canossa, où il implora à genoux que le pape Grégoire VII le relevât de son excommunication). Cependant avec la montée socialiste. Bismarck dut abolir progressivement toutes les lois anti-catholiques pour gagner le Centre au cours des années 1878 à 1887.
  45. Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter-Zeitung, où faisant allusion à deux décrets récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le régime brutal des interdictions, mais par des concessions et des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait promulgué deux dé­crets « sociaux » au Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale. De manière éhontée, l'Em­pe­reur y singeait les mesures proposées au congrès de fondation de la IIe Internationale sur la protection ouvrière. Dans son premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une conférence internationale avec les autres États, afin de délibérer d'une législation unitaire de protection ouvrière. Cette conférence eut heu à Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail des enfants âgés de moins de douze ans et d'une limitation de la journée de travail, pour les femmes et les jeunes gens, mais ces résolutions n'avaient pas force de loi pour les pays participants.
    Dans son second décret, l'Empereur demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et de l'industrie de remanier la législation du travail, afin d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises publiques et privées.
  46. Liebknecht, candidat des ouvriers concentrés dans les grandes villes, obtint le plus de voix de tous les Can­didats qui s'étaient présentés aux élections, et Engels oppose ces suffrages obtenus dans les villes indus­trielles à ceux qui suffisent à faire élire un vulgaire hobereau dans les villages et coins perdus de Prusse (Kar-, Hell- ou autre Junkerdorf).
  47. Dans son discours électoral du 31 janvier 1890 à Stolpe, le ministre de l'Intérieur prussien Puttkammer souligna qu'au cas où la loi anti-socialiste serait abolie, il faisait confiance à l'armée et aux fonctionnaires « si soumis au gouvernement » pour maintenir l'ordre dans le pays. Il déclara ensuite que si le Reichstag ne votait pas les modifications prévues, destinées à- renforcer la loi anti-socialiste, il faudrait décréter le grand état de siège au Heu du petit et qu'à la place du § 28 ce serait les canons (d'après le § 28 de la loi anti-socialiste, le petit état de siège pouvait être décrété pour la durée d'un an dans certains districts et localités). Durant l'état de siège, les réunions étaient soumises à une autorisation préalable de la police; la distribution et la diffusion d'écrits socialistes étaient interdites dans les lieux publics; les personnes accusées de « mettre en danger la sécurité ou l'ordre public » pouvaient être interdites de séjour dans les districts et localités où régnait le petit état de siège; la possession, l'importation, le port ou la vente d'armes étaient interdits ou liés à des conditions très rigoureuses.
  48. Au lendemain de la promulgation de la loi anti-socialiste, Liebknecht avait déjà réagi en philistin devant la violence arbitraire de Bismarck, en déclarant que la social-démocratie renonçait aux moyens violents et révolutionnaires, pour arriver à son but socialiste. Maintenant que s'ouvrait la perspective de la « légalité », il déclarait renoncer à la violence... pour éviter un nouveau coup de force anti-socialiste. Aussitôt Engels lui signale le piège insidieux que lui tendait Bismarck et qui sera fatal au parti social-démocrate allemand de la dernière période le danger révo­lutionnaire étant écarté, il n'y aura plus de violences anti-socialistes, mais la guerre, cf. Fil du Temps, no 12 sur la crise actuelle et la perspective de guerre ou de révolution.
  49. Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance -maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck.mais Grillenberger par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
    Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
    Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bour­geoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le proléta­riat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien, 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157-158.)
  50. Dans son ouvrage intitulé les Plans de coups d'État de Bismarck et de Guillaume Il, 1890 et 1894, Stuttgart-Berlin 1929, E. Zechlin cite la lettre suivante du kaiser à son compère François-Joseph de Vienne: « Le nouveau Reichstag vient d'être élu; Bismarck a été indigné par les résultats et il a voulu aussitôt que pos­sible le faire sauter. Il voulait utiliser à cette fin la loi socialiste. Il me proposa de présenter une nouvelle loi socialiste encore aggravée que le Reichstag repousserait, si bien que ce serait la dissolution. Le peuple serait déjà excité, les socialistes en colère feraient des putschs: il y aurait des manifestations révolution­naires, et alors je devrais faire tirer dans le tas et donner du canon et du fusil. »
    Ce n'est pas par hasard si Engels était appelé le Général dans la social-démocratie allemande, car il ne connaissait pas seulement la force de ses troupes, mais encore parfaitement la tactique que voulait em­ployer l'adversaire, tactique qu'il fallait contrecarrer, si l'on ne voulait pas succomber devant un ennemi implacable et rusé, supérieur en armement et même en nombre.
    Le passage au régime bourgeois était - comme Engels l'avait prévu - en théorie - particulièrement délicat pour les classes dominantes d’Allemagne.
  51. L'agitation parmi les paysans de l'Est de l'Allemagne (cf. note no 304) était, à côté du soutien des grèves des ouvriers, la seule manifestation active de la lutte de classes au niveau des masses que la social-démo­cratie allemande pouvait entreprendre durant la longue période de développement pacifique et idyllique du capitalisme. C'est donc là, en quelque sorte, la pierre de touche de l'action et de la pratique de la social-démocratie allemande. En ce qui concerne, par exemple, la grève des mineurs de la Ruhr (cf. note n˚ 269), la défaillance de la social-démocratie fut pratiquement complète, comme on le verra. En ce qui concerne l'agitation parmi la paysannerie des grands domaines de l'Allemagne orientale qui eût sapé l'ordre et la base des forces les plus réactionnaires de l'État allemand, on peut dire que la défaillance a été encore plus complète, puisque la direction du parti ne prit même pas sur le papier la direction révolutionnaire qu'exi­geait la situation et le programme de classe, mais s'engagea d'emblée dans une politique agraire petite-bourgeoise.
    La question agraire fut décisive : la révolution allemande devait vaincre ou être battue selon que la paysannerie des provinces orientales soutenait le prolétariat industriel ou restait l'instrument inconscient de la réaction prussienne. Les élections de 1890 qui devaient fournir le bilan de la pénétration socialiste en Prusse orientale, montrèrent que les masses paysannes étaient toutes disposées à passer au socialisme : cf. la lettre d'Engels à Sorge du 12-4-1890. Ce n'est pas le programme agraire adopté au congrès de Francfort par la social-démocratie qui devait inciter les paysans des provinces de l'Est à lui faire confiance. Il eût fallu prendre vis-à-vis des paysans (qui ne demandaient que cela) une position révolutionnaire, en théorie comme en pratique, contre la grande et la petite propriété rurale.
  52. Le succès des élections de 1890 amena au parti social-démocrate allemand toute une masse d'éléments plus ou moins incertains et opportunistes, qui devaient gagner encore en importance avec l'abolition de la loi anti-socialiste ouvrant une période où l'engagement socialiste était moins risqué. C'est en menant une politique ferme de classe que l'on eût pu assurer le mieux la sélection inévitable de cette masse, et non avec des méthodes toutes faites de facilité ou de discipline mécanique à la Liebknecht, qui réprimera plus tard les éléments révolutionnaires.
    La fraction parlementaire dont le crétinisme démocratique attribuait les récentes victoires à ses vertus propres, et non à la nature révolutionnaire du prolétariat et à la ferme politique suivie sous le régime de la loi anti-socialiste - passa la première à l'attaque. En août 1890, la fraction parlementaire sociale-démocrate élabora un projet de nouveau statut d'organisation du parti qu'il soumit à la discussion des militants avant la tenue du congrès de Halle (16-17 octobre 1890). Ce projet prévoyait que la fraction exercerait un droit de surveillance et de contrôle sur le comité central du parti. Les parlementaires voulaient s'octroyer ce droit - véritable dictature personnelle contre la dictature des principes impersonnels qui sont la règle de vie du parti, et commandent les militants de la base au sommet - parce qu'ils tenaient leur mandat d'une masse plus grande d'ouvriers que les dirigeants véritables du parti, mis à leur poste par leurs luttes réelles dans le mouvement, luttes qui leur confèrent une expérience et donnent une « garantie » de leur volonté et de leur savoir-faire révolutionnaires. Ces parlementaires défendaient, à leur manière, le lieu commun crassement bourgeois qui oppose toujours le « bon sens » du grand nombre à l' « influence néfaste de la minorité des meneurs » : la droite du mouvement ouvrier - les sociaux-démocrates - opposent continuellement la masse au parti, voire la nation (les électeurs de toutes les classes dites « populaires ») à la classe. Lorsqu'elle parle de classe, elle s'efforce de la saisir dans les consultations les plus vastes possibles qui outrepassent toujours les limites restreintes du parti, puis elle cherche à faire admettre que les rouages et principes fondamentaux du parti ne doivent pas être déterminés par les seuls militants, mais par ceux qui occupent des sièges au parlementer sont désignés par un corps plus vaste. Dans ces conditions, les fractions parlementaires représentent toujours l'extrême-droite des partis qu'elles représentent.
    Toute la dégénérescence de la social-démocratie et sa transformation en corps de moins en moins révolutionnaire - moins même que la masse inorganisée elle-même -, provient de ce qu'elle abandonna - outre la revendication de la violence – la notion marxiste du parti, en faisant de l' « ouvriérisme, » d'une part, et de l'électoralisme, d'autre part, c'est-à-dire une prétendue politique des masses « sociale-démocrate » au sens péjoratif que lui donna plus tard Lénine. Bref, elle cessa de fonctionner comme avant-garde précédant la classe, et devint l'expression mécanique des masses à travers le système électoral et corporatif (syndical) qui donne le même poids et le même effet aux milieux les moins conscients (au détriment des plus conscients) et les plus dominés par les intérêts limités suscités par la société de production capitaliste. La réaction la plus saine contre cette politique social-démocrae se développa sur la base d'une saine et stricte conception du parti - chez les bolchéviks, par exemple. Cf. Sur le Parti communiste. `thèses, discours et résolutions de la Gauche communiste d'Italie (Ir, partie : 1917-1925), in: Fil du Temps, no 8, pp. 89-91.
  53. Sous le régime de la loi anti-socialiste déjà, Engels avait dénoncé le danger que représentait, en plus de la fraction parlementaire opportuniste, la bande de littérateurs qui s'était insinuée dans le parti pour y débiter sa camelote. À présent que la presse sociale -démocrate allait devenir pléthorique, les éléments « cultivés », tout imprégnés de philistinisme allaient remplir les journaux et les revues d'une littérature qui prenait des égards pour tout le monde. Or, en concluait Engels, « cela signifie un envahissement progressif du parti par la philanthropie, I'humanisme, le sentimentalisme -, comme s'appellent tous les vices anti-révolutionnaires des Schippel, Freiwald, Quarck, Rosus etc. Ces gens qui, par principe, ne veulent rien apprendre et ne font que de la littérature pour la littérature et à propos de littérature (9 dixièmes de ce qui s'écrit aujourd'hui en Allemagne n'est écrit pour d'autres écrits!) Ils remplissent évidemment bien plus de pages par an que ceux qui bûchent et ne font des livres qu'après avoir travaillé, c'est-à-dire dominé la littérature ad hoc, et n'écrivent que des choses qui valent la peine d'être tues » (Engels à K. Kautsky, le 19-07-1884). Ce danger était d'autant plus grand pour la social-démocratie que l'Allemagne de cette époque était un pays essentiellement imprégné de la traditionnelle idéologie petite bourgeoise.
    L'opposition des littérateurs se cristallisa autour du groupe « des Jeunes » qui utilisa le mécontentement justifié des ouvriers contre les actions opportunistes de la fraction parlementaire sociale-démocrate avec des phrases creuses d'un pseudo-extrémisme révolutionnaire, tout aussi bavard et stérile que tes beaux discours au parlement. Un exemple en est l'appel publié fin mars 1890 par les, représentants berlinois de ce groupe, parmi lesquels Max Schippel, appelant les ouvriers à cesser le travail le 11 mai 1890.
    À ce sujet, Engels écrivait à P. Lafargue le 10 février 1891 : « Quant à ce qui s'est passé au Congrès à propos du 1er mai, je l'ignore; mais quoi que vous disiez, les Allemands seraient simplement fous s'ils voulaient s'entêter en ce moment à fêter le 1er, et non le 3, dimanche. Le différend est d'ailleurs naturel : c'est l'opposition entre le Sud et le Nord. Vous autres méridionaux, vous sacrifiez tout à la forme, les septentrionaux la méprisent trop, s'en tenant uniquement au fond. Vous aimez les effets théâtraux, eux les négligent, trop peut-être. Cependant, pour eux, le fer mai signifie les lock-outs de Hambourg de l'année dernière (note n˚ 230), mais répétés cette fois dans tout le pays et dans des conditions encore beaucoup moins favorables; cela signifie une dépense de 2 à 300 000 marks, l'épuisement de tous les fonds relevant directement ou indirectement du parti, la désorganisation de tous nos syndicats et, en conséquence, le découragement général. Reconnaissez que ce serait payer un peu cher l'effet théâtral d'une manifestation simultanée. »
    En octobre 1891, le congrès d'Erfurt expulsa l'opposition des « Jeunes » suscitée par ceux-là mêmes qui la couvèrent, les Liebknecht et Cie : la droite était débarrassée de ses critiques maladroits et verbeux de la « gauche ». Cf. note 232.
  54. Le centralisme démocratique implique le système de la divergence d'opinions entre les tendances au sein du parti, et il est normal qu'il en soit ainsi tant que le parti est social-démocrate, et non encore communiste, c'est-à-dire unitaire et lié par les principes admis par tous. Le centralisme démocratique va de pair avec la lutte des fractions et l'exclusion éventuelle de la fraction minoritaire. Pour un parti qui serait communiste, Marx et Engels ne concevaient pas d'autre centralisme qu'organique, excluant l'autocritique; le terrorisme disciplinaire et répressif, cf. par exemple : Marx-Engels, Le parti de classe, III, pp. 88-91. Un bon parti produit de bons militants et exclut, sans formalités coercitives, les éléments corrompus et arrivistes, ou du moins les mesures disciplinaires deviennent de plus en plus exceptionnels à mesure que le parti se déve­lop­pe et se renforce. Si c'est le contraire qui se produit et, pire encore, si les questions disciplinaires se multiplient - comme ce fut le cas en 1924, 1925, etc. - cela signifie simplement que la direction ne remplit pas correctement sa fonction, qu'elle a perdu toute influence réelle sur la base, si bien qu'elle peut d'autant moins obtenir la discipline qu'elle chante plus fort les louanges d'une rigueur disciplinaire parfaitement artificielle : l'organisation, comme la discipline, n'est pas un point de départ, niais un aboutissement.
  55. Le premier congrès de la social-démocratie allemande après la chute de la loi anti-socialiste se tint à Halle du 12 au 18 octobre 1890, et 413 délégués y prirent part. Le parti se donna à ce congrès le nom de Parti social-démocrate d'Allemagne. Les délibérations portèrent essentiellement sur le nouveau statut de l'organisation. Cf. note no 238. Sur proposition de W. Liebknecht, le parti décida d'élaborer un nouveau programme avant le prochain congrès de 1891 et de le déposer trois mois avant la date de sa réunion, afin que les organisations locales du parti et la presse puissent le discuter. Le congrès aborda, en outre, des questions relatives à la presse du parti et la position à adopter face aux grèves et aux boycotts.
    À l'occasion du congrès de Halle, divers chefs de la social-démocratie allemande, dont Bebel et Liebknecht, se réunirent avec des invités étrangers. Conformément aux recommandations d'Engels, cette conférence adopta une résolution sur la tenue d'un congrès unitaire socialiste en 1891 à Bruxelles. Le comité exécutif suisse mis en place par le congrès de fondation de la IIe Internationale en 1889 devait s'entendre avec le conseil général du Parti ouvrier belge pour convoquer ensemble le second congrès de l'Internationale ouvrière à Bruxelles le 16 août 1891. Toutes les organisations ouvrières du monde devaient être appelées à ce congrès. Les possibilistes eux-mêmes pouvaient donc y assister, pour autant qu'ils reconnaissaient la pleine souveraineté de ce congrès. Cf. à ce propos la lettre d'Engels à P. Lafargue -du 15-09-1890, in: Correspondance, tome Il, pp. 410-412 (la lettre d'Engels du 19-09-1890 sur ce même congrès manque dans ce recueil, bien qu'elle figure dans les Œuvres de Marx-Engels en russe et en allemand).
  56. A la tentative du rapprochement entre anarchistes et social-démocrates, vient s'ajouter bientôt un autre mauvais coup porté au marxisme - le soutien apporté au socialisme petit-bourgeois de Dühring. Engels condamne tout d'abord le démocratisme de Liebknecht qui défend un individu particulièrement dangereux pour la social-démocratie allemande étant la survivance massive en Allemagne de l'idéologie de la petite bourgeoisie pour la seule raison que Bismarck en avait fait une victime de l'arbitraire policier. Le privatdozent Düring avait commencé en 1872 à critiquer certains professeurs réactionnaires en même temps que le statut suranné des universités allemandes - ce qui le mit au centre des attaques du corps professoral réactionnaire. Après avoir recommencé ses attaques en 1877, Dühring fut traduit devant le conseil de discipline universitaire, qui lui interdit en juillet 1877 d'enseigner.
    Pour contrecarrer l'influence de Dühring dans le mouvement ouvrier allemand, Engels sera amené à écrire tout un volume pour réexposer le point de vue marxiste véritable tant ses élucubrations petites bourgeoises étaient pernicieuses.
    On ne peut manquer d'être frappé par la concordance entre les erreurs des dirigeants sociaux-démocrates allemands (qui révèlent les faiblesses du mouvement) et les, points d'attaque de Bismarck. Celui-ci non seulement saura exploiter habilement Dühring et les autres confusionnistes au sein du mouvement ouvrier en leur laissant pleine liberté d'agitation, tandis qu'il interdira, d'abord, l'Anti-Dühring d'Engels, puis toute l'œuvre subversive de Marx-Engels tant que durera la loi antisocialiste. Bismarck prend même sein le cas échéant de s'appuyer sur une fraction au sein du parti ouvrier pour mieux toucher l'ennemi numéro un des classes dirigeantes allemandes, cf. note no 77.
  57. La rédaction de la Sächsische Arbeiter-Zeitung fut dominée pendant une courte période par l'opposition dite des « Jeunes », cf. note n˚ 227. Ils furent écartés de ce poste par la direction du Parti social-démocrate fin août 1890.
  58. De mai à juillet 1890, les ouvriers du bâtiment avaient fait grève à Hambourg pour réclamer la journée de neuf heures et une augmentation de salaire. Les grévistes ne purent obtenir gain de cause sur leurs revendications. Les patrons furent simplement contraints de renoncer à interdire aux ouvriers de s'inscrire à un syndicat.
    À propos des lock-outs de Hambourg, Engels écrit le 2 février 1891 à Paul Lafargue le passage suivant d'après les indications fournies par R. Fischer : « L'affaire des cigariers hambourgeois montre M'évidence qui tient les atouts en main en ce moment. Les cigariers hambourgeois sont nos troupes d'élite : il n'y avait pas de jaunes et la lutte durait depuis des semaines, parce que les patrons lockoutaient leurs ouvriers pour les obliger à sortir de leur syndicat. Au bout du compte, ce seront les petits fabricants qui paieront les pots cassés. Mais cela coûte aux ouvriers une centaine de mille marks de leurs propres fonds - sans compter les cotisations des autres villes qui envoient de l'argent pour soutenir la grève. » Les patrons avaient tenté de briser les organisations syndicales des cigariers par un lock-out déclenché le 24 novembre 1890. La somme énorme de 170 000 marks fut collectée par la commission générale des syndicats allemands pour soutenir les grévistes. La grève s'acheva le 13 mars 1891 sans que les ouvriers aient obtenu le moindre avantage matériel, mais les patrons ne réussirent pas à détruire le syndicat de leurs ouvriers.
    Remarquons que le 1er mai 1890, la loi anti-socialiste était encore en vigueur et le gouvernement ne cherchait qu'un prétexte pour intervenir avec la force, surtout après la victoire électorale des sociaux-démocrates allemands. Il s'agissait d'éviter toute provocation permettant au gouvernement de reprendre l'initiative.
  59. La polémique engagée par Bernstein dans le Sozialdemokrat avec l'appui d'Engels est en quelque sorte le rebondissement de l'affaire Kayser, député social-démocrate qui s'était déclaré favorable au projet de loi de Bismarck, tendant à taxer fortement les importations de fer, de bois, de céréales et de bétail. En 1879, Engels avait dénoncé Kayser qui voulait voter « de l'argent à Bismarck comme pour le remercier de la loi anti-socialiste ». L'affaire des subventions maritimes était plus grave encore. Premièrement, la fraction parle­mentaire social-démocrate commençait à s'engager dans une politique de collaboration avec l'État exis­tant et effectuait ainsi ses premiers pas dans la voie d'une politique de réformes. Deuxièmement, avec les subventions à la navigation à vapeur pour des lignes transocéaniques, la bourgeoisie nationale -se lan­çait dans la politique impérialiste et jetait les bases d'un immense Empire colonial. En effet, Bismarck ne projetait rien moins que la création de lignes de liaison maritimes avec les territoires d'outre-mer au moyen de subventions de l'État. La majorité opportuniste se préparait donc à soutenir par ce biais l'expansion coloniale de sa bourgeoisie, et la fraction parlementaire eut le front, à l'occasion de cette affaire, de vouloir contrôler la politique du parti tout entier. Les menaces de scission au sein de la social-démocratie avaient à présent un fondement politique de première importance.
    Lors du premier débat, le député social-démocrate Blos avait déclaré que son groupe voterait pour le projet gouvernemental à condition qu'en soient exclues les lignes avec l'Afrique et Samoa et que pour toutes les autres (vers l'Asie orientale et l'Australie) les grands navires soient strictement construits par les chantiers allemands et des mains... allemandes. Bebel se trouva en minorité dans la fraction. Le reste du grou­pe parlementaire, conduit pas Dietz, Frohme, Grillenberger etc. avait l'intention de voter pour le projet de subvention parce qu'il développait les relations internationales (?! ?!). Sous leur pression, le groupe adopta une résolution selon laquelle la question des subventions n'était pas une question de principe, si bien que chaque membre de la fraction pouvait voter à sa guise.
    Engels dut intervenir pour soutenir Bebel et la rédaction du Sozialdemokrat. Celui-ci publia pendant des semaines des lettres et résolutions émanant de militants de la base contre l'opportunisme des parlemen­taires sociaux-démocrates et leur prétention de s’ériger en puissance dominante dans le parti. Finalement toute la fraction vota unanimement contre le projet de subvention maritime, et les protestations de la base aboutirent à faire reconnaître par tous que le Sozialdemokrat était l' « organe de tout le parti ». Nous traduisons la déclaration des députés parlementaires fidèlement, dans le style qui leur est propre.
  60. L'Association ouvrière de formation communiste, qui avait organisé une petite fête en l'honneur des soixante et un ans de Fr. Engels, avait été fondée en 1840 à Londres par les principaux membres de la Ligue des Justes pour former et organiser les ouvriers allemands en exil. Cette association fut dissoute en 1918 par le gouvernement anglais.
  61. Engels considérait qu'il fallait aussi régler leur compte aux éléments petits bourgeois de la fraction du Reichstag qui avaient suscité l'opposition des « Jeunes », comme il ressort de l'extrait suivant de sa lettre du 18-09-1890 à Kautsky, où il explique qu'il devait cependant tempérer ses attaques dans le numéro « triomphal » du Sozialdemokrat - « Dans le dernier numéro du Sozialdemokrat, je publierai un article qui fera grincer les dents à bien des gens en Allemagne. Mais je ne peux pas taper sur la bande de littérateurs (c'est-à-dire les « Jeunes ») sans placer quelques coups aux éléments philistins du parti qui leur ont fourni le prétexte de la chamaillerie. Je ne le ferai qu'indirectement - car le numéro triomphal n'est pas fait pour la polémique. C'est la raison pour laquelle, je suis content que les littérateurs m'aient obligé de leur régler leurs comptes auparavant. » Cf. à ce propos Heinrich Gemkow, Friedrich Engels' Hilfe beim Sieg der deutsche Sozialdemokratie über das Soziakstengesetz, Dietz Verlag Berlin 1957, S. 172-174.
  62. Le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne avait tenu son premier congrès à Wyden (Suisse) sous le régime de la loi anti-socialiste. La simple convocation de ce premier congrès illégal auquel participèrent 56 délégués, témoigne de ce que les chefs du parti avaient quelque peu surmonté la confusion et les hésitations dont ils avaient fait preuve au moment de la promulgation de la loi anti-socialiste (cf. note no 122). Les partisans de la ligne révolutionnaire au sein du parti commencèrent à prendre le dessus sur les éléments opportunistes.
    Les questions suivantes y furent débattues : la situation à l'intérieur du parti; les positions adoptées par les parlementaires, le programme, l'organisation et la presse du parti; la participation aux élections; les rapports avec les partis ouvriers des autres pays, etc. Le congrès condamna, les positions adoptées par Hasselman et Most, qui niaient que l'on doive utiliser les possibilités légales encore existantes, et tous deux furent exclus. Le congrès décida de modifier le § II du programme adopté à Gotha; dans la formule selon laquelle: le parti atteindrait ses buts « par tous les moyens légaux », il barra l'adjectif « légaux », reconnais­sant par-là la nécessité de lutter aussi bien, par des moyens légaux qu'illégaux. Enfin, le Sozialdemokrat fut reconnu comme l’organe officiel du parti.
    En ce qui concerne l'action de Marx et d'Engels en faveur du Sozialdemokrat, cf, Horst Bartel Marx und Engels im Kampf um ein revolutionäres deutsches Parteiorgan. 1879-1890. Zu einigen Problemen der Hilfe von Karl Marx und Friedrich Engels für den Kampf des « Sozialdemokrat » gegen das Sozialistengesetz, Dietz Verlag Berlin 1961, 278 p.
  63. Au congrès de Wyden (1880), Schlüter avait, préposé, de rayer le mot légal du § 2 du programme de Gotha qui disait : « Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'État libre et la société socialiste, de briser la loi d'airain des salaires en éliminant le système du salariat, d'abolir l'exploitation sous toutes ses formes, de supprimer toute inégalité sociale et politique ».
  64. À ce sujet, Lénine écrivait : « Que l'on se souvienne des Allemands. Sous le régime de la loi anti-socialiste, les choses en vinrent au point que la fraction (parlementaire) entreprit une série de dé marches opportunistes en opposition criante avec la ligne du parti (vote en faveur de la subvention de la navigation à vapeur, etc.). Le parti créa à l'étranger un organe central paraissant chaque semaine, qui fut régulièrement introduit en contrebande en Allemagne. Malgré de furieuses persécutions policières malgré une situation qui - en vertu des conditions objectives - était bien moins révolutionnaire que l'actuelle en Russie, l'organi­sation sociale-démocrate allemande était incomparablement plus large et plus puissante que l'actuelle organisation de notre parti. La social-démocratie allemande amorça une lutte longue et complexe contre sa fraction parlementaire, et la conduisit jusqu'à la victoire. Les niais partisans des « Jeunes » qui, au lieu d'œuvrer à améliorer la fraction parlementaire, se laissèrent aller à des débordements hystériques, eurent une fin très désagréable. La victoire du parti se manifesta cependant par le fait que la fraction parlementaire fut matée » (À l'occasion de deux lettres, in : Prolétaire, no 39 du 13 (26) novembre 1908.)
  65. La polémique engagée par Bernstein dans le Sozialdemokrat avec l'appui d'Engels est en quelque sorte le rebondissement de l'affaire Kayser, député social-démocrate qui s'était déclaré favorable au projet de loi de Bismarck, tendant à taxer fortement les importations de fer, de bois, de céréales et de bétail. En 1879, Engels avait dénoncé Kayser qui voulait voter « de l'argent à Bismarck comme pour le remercier de la loi anti-socialiste ». L'affaire des subventions maritimes était plus grave encore. Premièrement, la fraction parlementaire social-démocrate commençait à s'engager dans une politique de collaboration avec l'État existant et effectuait ainsi ses premiers pas dans la voie d'une politique de réformes. Deuxièmement, avec les subventions à la navigation à vapeur pour des lignes transocéaniques, la bourgeoisie nationale -se lan­çait dans la politique impérialiste et jetait les bases d'un immense Empire colonial. En effet, Bismarck ne projetait rien moins que la création de lignes de liaison maritimes avec les territoires d'outre-mer au moyen de subventions de l'État. La majorité opportuniste se préparait donc à soutenir par ce biais l'expansion coloniale de sa bourgeoisie, et la fraction parlementaire eut le front, à l'occasion de cette affaire, de vouloir contrôler la politique du parti tout entier. Les menaces de scission au sein de la social-démocratie avaient à présent un fondement politique de première importance.
    Lors du premier débat, le député social-démocrate Blos avait déclaré que son groupe voterait pour le projet gouvernemental à condition qu'en soient exclues les lignes avec l'Afrique et Samoa et que pour toutes les autres (vers l'Asie orientale et l'Australie) les grands navires soient strictement construits par les chantiers allemands et des mains... allemandes. Bebel se trouva en minorité dans la fraction. Le reste du groupe parlementaire, conduit pas Dietz, Frohme, Grillenberger etc. avait l'intention de voter pour le projet de subvention parce qu'il développait les relations internationales (?! ?!). Sous leur pression, le groupe adopta une résolution selon laquelle la question des subventions n'était pas une question de principe, si bien que chaque membre de la fraction pouvait voter à sa guise.
    Engels dut intervenir pour soutenir Bebel et la rédaction du Sozialdemokrat. Celui-ci publia pendant des semaines des lettres et résolutions émanant de militants de la base contre l'opportunisme des parlemen­taires sociaux-démocrates et leur prétention de s’ériger en puissance dominante dans le parti. Finalement toute la fraction vota unanimement contre le projet de subvention maritime, et les protestations de la base aboutirent à faire reconnaître par tous que le Sozialdemokrat était l' « organe de tout le parti ». Nous traduisons la déclaration des députés parlementaires fidèlement, dans le style qui leur est propre.
  66. L'une des tâches principales d'Engels pour assurer le passage de la social-démocratie à la légalité fut de pourvoir le parti d'un programme plus nettement marxiste que le malheureux programme de fusion adopté à Gotha en 1875. Non seulement il provoqua la discussion sur la nécessité d'un nouveau programme, mais soutint encore par tous les moyens ceux qui le rédigèrent - Kautsky, pour la partie théorique, Bernstein, pour la partie politique.
    Les éléments petits bourgeois du parti commencèrent, aussitôt après l'abolition de la loi scélérate, à prôner pour l'Allemagne demi-absolutiste la voie pacifique au socialisme. Dans un discours prononcé le 1er juin 1891 à Munich, le parlementaire social-démocrate Vollmar, l'un des dirigeants bavarois le plus en vue, se déclara carrément en faveur d'une politique d'entente avec le gouvernement et lança la formule de la main tendue à la bonne volonté (sic). L'effort principal d'Engels dans ces conditions fut de faire prendre conscience au parti social-démocrate de la nécessité de la violence - de la dictature du prolétariat - pour instaurer la société socialiste. Engels défendit ce point central non seulement dans le programme d'Erfurt, mais encore dans les textes de vulgarisation destinés à la grande masse des ouvriers (cf. note no 77). Les dirigeants sociaux-démocrates éprouvèrent le besoin de « corriger » Engels pour faire croire que sa critique ne les concernait pas : ainsi remplacèrent-ils, au début de la citation suivante, le « philistin social-démo­crate » par « philistin allemand » : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salu­taire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. - Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat! » (Introduc­tion à l'édition allemande de 1891 de la Guerre civile en France.) Balayant toutes les illusions d'un passage pacifique au socialisme au moyen de la conquête de l'État, Engels expliquait aux ouvriers que « l'État n'est rien d'autre qu'une machine pour l'oppression d'une classe par une autre, et cela, TOUT AUTANT DANS LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE QUE DANS LA MONARCHIE » (Souligné par nous).
    On ne peut qu'admirer la patience et la ténacité inouïes d'Engels, imposant littéralement, à travers mille difficultés et incompréhensions, le programme d'Erfurt, qui, malgré ses lacunes, fut un bon programme, repris par tous les partis ouvriers de la IIe Internationale.