Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie

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« L'une des caractéristiques les plus négatives de la majorité de la fraction parlementaire sociale-démocrate c'est précisément l'esprit prudhommesque du philistin qui veut convaincre son adversaire au lieu de le combattre : « notre cause n'est-elle pas si noble et si juste » que tout autre petit bourgeois doit inévitablement se joindre à nous à condition seulement qu'il ait bien compris ?] Pour en appeler ainsi à l'esprit prudhommesque, il faut méconnaître entièrement les intérêts qui guident cet esprit, voire les ignorer délibérément. C'est ce qui est l'une des caractéristiques essentielles du philistinisme spécifiquement allemand[1]. » (Engels à A. Bebel, 18-03-1886.)

Stagnation politique et essor économique[modifier le wikicode]

Engels à Johann Phifipp Becker, 1er avril 1880.

Au surplus, les choses prennent de nouveau le même tour en Allemagne qu'en l'an 1850[2]. L'Association ouvrière se scinde en toute sorte de partis - ici Most, là Rackow -, et nous avons assez de peine pour ne pas nous laisser entraîner dans cet engrenage. Rien que des tempêtes dans un verre d'eau, qui peuvent avoir sur ceux qui y participent une excellente influence, en contribuant à leur formation politique de militant, mais pour l'évolution du monde il est assez indifférent que 100 ouvriers allemands se prononcent pour l'un ou l'autre. Si cela pouvait encore exercer une certaine influence sur les Anglais - mais il n'en est rien. Most, avec son besoin irrépressible et confus d'action, ne peut se tenir tranquille, mais de toute façon il ne peut aboutir à rien : les gens en Allemagne ne sont pas du tout disposés à admettre que le moment de la révolution est maintenant venu, simplement parce que Most a été chassé d'Allemagne par ordonnance judiciaire. La Freiheit veut à toute force devenir la feuille la plus révolutionnaire d'Allemagne, mais elle n'y parviendra pas simplement en répétant à chaque ligne le mot de révolution. Par bonheur, il est assez indiffé­rent que cette feuille écrive ceci ou cela. La même chose vaut pour l'organe de Zurich - le Sozial-demokrat - qui aujourd'hui prêche la révolution et demain déclare que la révolution violente serait le plus grand des malheurs. Il craint d'un côté, d'être dépassé par les grandes phrases de Most et, de l'autre, d'être pris au sérieux par les ouvriers lorsqu'il lance ses mots d'ordre grandilo­quents. Comment choisir entre les criailleries creuses de la Freiheit et le philistinisme borné du Sozial-demokrat ?

Je crains que nos amis d'Allemagne ne se trompent sur le mode d'organisation qu'il faut maintenir en place dans les circonstances actuelles. Je n'ai rien à redire au fait que les membres élus du parlement se placent en tête, s'il n'y a pas d'autre direction.

Mais on ne peut exiger, et encore moins appliquer la stricte discipline comme le faisait l'ancienne direction du parti élue à cet effet. C'est d'autant moins possible que dans les circonstances actuelles il n'y a plus de presse ni de rassemblements de masse. Plus l'organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité.

Mais au lieu de cela, on veut maintenir le vieux système : la direction du parti décide de manière définitive (bien qu'il n'y ait pas de congrès pour la corriger ou, si besoin est, pour la démettre), et quiconque attaque un membre quel qu'il soit de la direction est aussitôt traité en hérétique. Ainsi les meilleurs éléments savent eux-mêmes qu'il existe au sein du parti pas mal d'incapables, voire de gens douteux. En outre, il faut être tout à fait borné pour ne pas s'apercevoir que, dans leur organe, ce ne sont pas ceux de la direction de Leipzig qui exercent le commandement, mais - grâce à sa bourse - Höchberg, ainsi que ses compères, les philistins Schramm et Bernstein.

À mon avis, le vieux parti avec tout son mode d'organi­sation antérieure est au bout du rouleau. Si le mouvement européen, comme il faut l'espé­rer, reprenait bientôt sa marche, alors la grande masse du prolétariat allemand y entrerait. Ce seront alors les 500 000 hommes de l'an 1878[3] qui formeraient la masse autour du noyau formé et, conscient - et alors l' « or­ga­nisation ferme et docile » héritée de la tradi­tion lassallé­enne deviendrait une entrave qui pourrait, certes, arrêter une voiture, mais serait impuissante contre une avalanche.

Et en plus de cela, les dirigeants font toutes sortes de choses qui sont tout à fait propres à faire éclater le parti.

Premièrement, le parti doit continuer à entretenir les vieux agitateurs et journalistes, en se chargeant d'une grande quantité de journaux dans lesquels il n'y a rien d'autre que ce que l'on trouve dans n'importe quelle feuille de chou bourgeoise. Et ils voudraient que les ouvriers tolèrent cela à la longue!

Deuxièmement, ils interviennent au Reichstag et à la Diète de Saxe avec tant de mollesse qu'ils se ridiculisent eux-mêmes et déshonorent le parti devant le monde entier : ils font des propositions « positives » aux gouvernements existants qui connaissent mieux qu'eux la manière de régler les questions de détail, etc. Et c'est ce que les ouvriers, qui ont été déclarés hors la loi et sont livrés pieds et poings liés à l'arbitraire policier devraient considérer comme leur représentation véritable!

Troisièmement, ils approuvent le philistinisme petit-bourgeois du Sozialdemokrat. Dans chacune de leurs lettres, ils nous écrivent que nous ne devons surtout pas croire tous ces rapports qui parlent de scissions ou de divergences au sein du parti. Or tous ceux qui arrivent d'Allemagne nous assurent que les camarades sont précipités dans la plus grande confusion par ce comportement des chefs et ne sont pas du tout d'accord avec eux. Nos ouvriers nous donnent une magnifique preuve de leur valeur, et sans leurs qualités rien ne serait possible. Le mouvement allemand a cette particularité que toutes les erreurs de la direction sont sans cesse corrigées par les masses, et cette fois-ci il en sera de même.

Engels à Eduard Bernstein, 30 novembre 1881.

Si un événement extérieur a contribué à remettre Marx quelque peu à neuf, c'est les élections[4]. Aucun prolétariat ne s'est encore comporté aussi magnifiquement. En Angleterre, après le grand échec de 1848, c'est l'apathie et, à la fin, la reddition à l'exploita­tion capitaliste, à part quelques luttes syndicales isolées pour des salaires plus élevés. En France, le prolé­tariat a disparu de la scène après le 2 décembre.

En Allemagne, après trois années de persécutions inouïes, d'une pression qui ne se relâche pas, d'impossibilité absolue de s'organiser publiquement et même tout simplement de se faire entendre, nos hommes non seulement ont gardé toute la vigueur d'antan, mais sont encore plus forts. Et ils se renforcent essentiellement parce que le centre de gravité du mou­ve­ment se déplace des districts semi-ruraux de la Saxe vers les grandes villes industrielles.

La masse de nos partisans en Saxe se compose d'artisans tisseurs voués au déclin par le métier à vapeur. Ils ne continuent à végéter qu’en adjoignant à leur salaire de famine des occupations domestiques (jardinage, ciselage de jouets, etc.). Cette population se trouve dans une situation économique réactionnaire, à un stade de production en voie de disparition. Le moins, qu'on puisse dire c'est que ces gens ne sont pas des représentants nés du socialisme révo­lu­tionnaire, comme les ouvriers de la grande industrie. Ils n'en sont pas pour autant par nature réactionnaires (comme, par exemple, les derniers tisserands à main le sont finalement devenus en Angleterre, lorsqu'ils ont formé le noyau des Ouvriers conservateurs). Cepen­dant, ils deviennent à la longue incertains - et ce, en raison de leur atroce situation de misère qui les rend moins aptes à résister que les citadins, et de leur dispersion qui permet plus aisément de les faire passer sous le joug politique que les gens des grandes villes. Après avoir lu les faits rapportés dans le Sozialdemokrat[5], on ne peut qu'admirer l'héroïsme avec lequel ces pauvres diables résistent encore en si grand nombre.

Cependant ils ne forment pas le véritable noyau d'un grand mouvement ouvrier à l'échelle nationale. Dans certaines circonstances - comme de 1865 à 1870 -, leur misère les rend plus réceptifs aux idées socialistes que les gens des grandes villes. Mais elle les rend également peu sûrs.

Quiconque est en train de se noyer s'accroche à n'importe quel fétu de paille et ne peut attendre Jusqu'à ce que le navire ait quitté la rive pour apporter du secours. Or le navire, c'est la révolution socialiste, et le fétu de paille le protectionnisme et le socialisme d'État. Il est caractéristique que, dans ces régions, il n'y a pratiquement que des conservateurs qui aient une chance de nous battre. Et si, à l'époque, Kayser a pu faire une telle idiotie lors du débat sur le protectionnisme, cela provenait des électeurs, notamment ceux de Kayser - comme Bebel lui-même me l'a écrit.

Maintenant tout est différent. Berlin, Hambourg, Breslau, Leipzig, Dresde, Mayence, Offenbach, Barmen, Elberfeld, Solingen, Nuremberg, Francfort-sur-le-Mein, Hanau, outre Chemnitz et les districts des Monts des Géants; tout cela nous donne une tout autre base. La classe révolutionnaire de par sa situation économique est devenue le noyau du mouvement. En outre, le mouvement gagne désormais uniformément toute la partie industrielle de l'Allemagne, alors qu'il se limitait jusqu'ici à quelques centres strictement localisés : il s'étend à présent seulement à l'échelle nationale, - d'où la frayeur terrible des bourgeois.

En ce qui concerne les élus[6], espérons que tout aille pour le mieux, bien que je sois pessimiste pour un certain nombre d'entre eux. Mais ce serait un malheur si, en définitive, Bebel n'en faisait pas partie. C'est le seul qui soit capable, avec la justesse de son instinct, de tenir en bride les éléments nouveaux qui ont certainement en réserve toutes sortes de petits plans, et d'éviter que l'on commette des impairs qui nous ridiculiseraient.

Masses et chefs[modifier le wikicode]

Engels à Bernstein, 25 janvier 1882.

Comme je reviens à l'instant de chez Marx, je vous prie de bien vouloir dire de sa part à Höchberg qu'il le remercie de son offre amicale, mais Marx n'aura sans doute pas l'occasion d'en faire usage. La seule chose qui soit établie à propos de ce voyage dans le Sud, c'est qu'il n'aura pas lieu sur la Riviera, ni en Italie en général, et ce, pour cette simple raison de santé : il faut éviter à un convalescent des chicanes policières, et c'est l'Italie qui offre le moins de garanties de tranquillité outre l'Empire de Bismarck naturellement.

Les nouvelles (du Sozialdemokrat) sur l'incident des « chefs » en Allemagne[7] nous ont vivement intéressées. Je n'ai jamais dissimulé qu'à mon avis, en Allemagne, les masses étaient bien meilleures que messieurs les chefs - surtout depuis que, grâce à la presse et à l'agi­tation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, même après que Bismarck et la bourgeoisie aient subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été brusquement ruinées de ce fait, ont le malheur personnel de n'être pas plongées dans une situation directement révolutionnaire, mais d'être frappées d'interdiction et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui pleurent misère seraient déjà passés dans le camp de Most, puisqu'ils trouvent que le Sozialdemokrat est trop docile. La plupart d'entre eux sont restés en Allemagne et se trouvent le plus souvent dans des localités passablement réaction­naires, où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance et beaucoup sont très gangrenés par le philistinisme. Ils fondèrent donc bientôt toutes leurs espérances sur l'abolition de la loi anti-socialiste: Il n'est pas étonnant que-sous la pression des philistins, il leur vint l'idée folle - en réalité tout à fait absurde - qu'ils pour­raient y arriver en se montrant dociles[8]. L'Allemagne est un pays fatal à ceux qui n'ont pas une grande force de caractère. L'étroitesse et la mesquinerie des conditions civiles aussi bien que politiques, l'ambiance des petites villes, et même des grandes, les petites chicanes qui se multiplient de plus en plus dans la lutte contre la police et la bureaucratie -tout cela use et lasse au lieu d'inciter à la fronde, et c'est ainsi que dans la « grande chambre d'enfants[9] » nom­breux sont ceux qui deviennent eux aussi puérils. Les petites conditions font les mes­quines conceptions, et il faut beaucoup d'intelligence et d'énergie à celui qui vit en Alle­magne pour être capable de voir au-delà du cercle tout à fait immédiat et ne pas perdre de vue l'enchaîne­ment général des événements historiques. Rien n'est plus aisé que d'y tomber dans l' « objec­tivité » de ceux qui sont satisfaits et ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, autrement dit le subjectivisme le plus borné qui soit, même s'il est partagé par des milliers d'individus semblables.

Aussi pour naturelle que soit l'apparition de cette orientation qui masque son manque de compréhension et de volonté de résistance derrière une « objectivité » super-intelligente, il ne faut pas moins la combattre avec énergie. Et c'est là où la masse des ouvriers offre le meilleur point d'appui. Ils sont les seuls à vivre dans des conditions modernes en Allemagne et toutes leurs petites et grandes misères trouvent leur centre dans le capital oppresseur[10]. Tandis que tous les autres combats, tant politiques que sociaux, sont piteux et mesquins en Allemagne et ne tournent qu'autour de fripouilleries, combats que l'étranger a déjà surmontés, leur combat à eux est le seul qui soit de grande envergure, le seul qui soit au niveau de notre époque, et ne démoralise pas les combattants, mais leur injecte sans cesse une énergie nouvelle. Donc, plus vous chercherez vos correspondants parmi les véritables ouvriers, ceux qui ne sont pas encore devenus des « chefs », plus vous aurez de chance d'opposer un contrepoids aux décla­ma­­tions et aux pleurnicheries des chefs.

Il était inévitable que toute sorte de gens bizarres entrent au Reichstag cette fois-ci. Il est d'autant plus regrettable que Bebel n'ait pas été réélu. Il est le seul à avoir une claire compré­hen­sion des choses, une vision politique d'ensemble et assez d'énergie pour empêcher des bêtises.

Fr. Engels à A. Bebel, 16 mai 1882.

C'est un grand malheur que ce soit précisément toi toujours si brillant qui aies été battu aux élections. Tu étais doublement nécessaire étant donné les nombreux nouveaux éléments, parfois peu sûrs, qui ont été élus. De fait, il semble qu'on ait fait au début quelques gaffes assez désagréables, mais que cela aille mieux à présent. C'est pourquoi je me suis réjoui (et pas moins que Marx) de l'attitude courageuse du Sozialdemokrat, qui ne s'est pas gêné d'intervenir énergiquement contre les pleurnicheries et la pusillanimité de Breuel et Cie, même s'ils sont défendus par des députés tels que Blos et Geiser[11]. ils ont tenté leur chance jusque chez nous : Viereck m'a envoyé une lettre tout à fait lamentable sur le journal, et je lui ai fait part ,de mon point de vue en toute amitié, mais avec fermeté[12] - et depuis je n'ai plus eu de ses nouvelles. Hepner vint nous voir également, « malade du cœur, et pauvre de bourse », et se plaignit amèrement du sort qu'on avait réservé à sa petite brochure. Tout cela m'a montré combien il était tombé bas. Ce que tous deux déploraient le plus c'est que le Social­demokrat ne respectait pas les lois en vigueur en Allemagne et que les tribunaux allemands en poursuivaient les diffuseurs pour crime de lèse-majesté, haute-trahison, etc. d'après le contenu du journal. Or ne ressort-il pas de manière lumineuse du journal lui-même ainsi que des comptes rendus sur les procès intentés aux nôtres que ces porcs de juges trouvent dans tous les cas un prétexte pour frapper fort, quelle que soit l'écriture de la feuille. Rédiger un journal dans lequel les tribunaux ne trouvent pas matière à répression est un art qui reste à inventer. Et avec cela ces messieurs oublient qu'avec un organe aussi mou qu'ils le vou­draient, ils pousseraient nos gens en masses compactes dans le camp de Most. Au reste je conseillerai à Bernstein (que nous soutenons de notre mieux) de tempérer autant que possible le ton d'indignation morale par l'ironie et la raillerie, car ce ton devient ennuyeux et ne peut aller que crescendo, jusqu'au ridicule.

Avant-hier Singer était ici, et il m'a appris que l'adresse de contrebande était encore bonne, ce dont je n'étais plus tout à fait sûr, puisque je ne l'avais pas utilisée depuis long­temps. Il a un autre doute. Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation du moindre truc une mesure à moitié socialiste ou du moins susceptible de préparer le socialisme, et c'est pourquoi il est ravi, dans son for intérieur, des tarifs douaniers protecteurs, du monopole du tabac, de l'étatisation des chemins de fer, etc. Ce sont-là des foutaises, dont certains ont hérité dans leur combat unilatéral contre l'école de Manchester et qui trouvent un grand succès chez les éléments cultivés, parce qu'elles leur fournissent des arguments faciles dans les débats avec leur entourage bourgeois et « savant ».

Comme il me l'a rapporté, vous avez discuté récemment de ce point à Berlin, et par chan­ce il a été mis en minorité. Nous ne devons-nous discréditer ni politiquement ni écono­mi­quement pour de telles considérations. Je me suis efforcé de lui faire comprendre : 1. que les tarifs douaniers protecteurs étaient, à notre avis, une grave erreur en Allemagne (mais non en Amérique par contre), parce que notre industrie s'est développée sous le régime du libre-échange et qu'elle est devenue capable d'exporter; or pour garder cette capacité d'exportation elle a absolument besoin de la concurrence des produits semi-fabriqués étrangers sur le marché intérieur; qu'une industrie sidérurgique qui produit quatre fois plus qu'il n'en faut pour le pays, n'utilise la protection douanière que contre son propre pays pour vendre, à vil prix, cette fois, à l'étranger; 2. que le monopole du tabac représente une étatisation si minime qu'on ne peut même pas l'utiliser comme exemple dans les débats; qu'en outre, je me fous complètement de ce que Bismarck parvienne ou non à l'appliquer, puisque dans les deux cas le résultat tournera à notre avantage; 3. que l'étatisation des chemins de fer ne sert qu'aux actionnaires qui vendent leurs actions au-dessus de leur valeur, mais ne nous est d'aucune utilité puisque nous règlerons leurs comptes à quelques grandes compagnies aussi vite qu'à l'État - à condition que nous nous emparions d'abord du pouvoir; que les sociétés par actions fournissent d'ores et déjà la preuve que le bourgeois, en tant que tel, est-devenu superflu, puisque toute la gestion et l'administration y sont assurées par des fonctionnaires salariés - et que l'étatisation n'y ajoute aucune démonstration nouvelle. Mais il s'est mis cela si bien en tête qu'il n'était d'accord que sur le fait que votre opposition aux projets était, politiquement parlant, la seule correcte.

Influence petite-bourgeoise dans la fraction parlementaire[modifier le wikicode]

Engels à Eduard Bernstein, 28 février - 1er mars 1883.

Veuillez donc me faire le plaisir de ne plus jeter constamment à la tête le terme de « cama­­rade » dans le journal. Premièrement, j'ai horreur des procédés qui constituent à gratifier quelqu'un de titres; faisons donc comme dans les milieux littéraires allemands où l'on appelle simplement les gens par leur nom, sans titre (à moins qu'on veuille les attaquer), lorsque l'appellation de « camarade » ne sert pas à informer véritablement le lecteur que l'intéressé appartient au parti. Ce qui se fait parfaitement à la tribune et dans les débats oraux peut ne pas être de mise dans les choses imprimées. Ensuite, nous ne sommes pas des « camarades » au sens étroit du terme. Nous n'appartenons guère plus au parti allemand qu'au français, à l'américain ou au russe, et nous ne nous considérons pas plus liés par le program­me allemand que par le programme « Minimum ». En fait, nous tenons à notre position parti­culière de représentants du socialisme international. Au demeurant, elle nous interdit d'ap­par­tenir à un parti national quel qu'il soit, tant que nous ne rentrons pas en Allemagne par exemple, pour participer directement à la lutte qui s'y déroule. En ce moment cela n'aurait pas de sens.

Ce que vous dites de la responsabilité de Liebknecht dans le rabattage d'éléments petits-bourgeois est depuis longtemps mon avis. Parmi ses nombreuses remarquables caractéristi­ques, Liebknecht a le défaut de vouloir attirer à toute force des éléments « cultivés » dans le parti; aux yeux de cet ancien instituteur, rien ne peut être plus grave qu'un ouvrier confondant un « me » et un « moi » au parlement. Nous n'aurions jamais dû présenter aux élections un homme comme Viereck; il nous a plus mortellement ridiculisé au Reichstag que cent faux « moi », que les Hohenzollern et les maréchaux eux-mêmes perpètrent. Si les « cultivés » et en général ceux qui nous viennent de milieux bourgeois ne se placent pas entièrement sur le terrain prolétarien, ils sont pure corruption. En revanche s'ils sont véritablement sur ce terrain, ils sont parfaitement utilisables et les bienvenus. En outre, ce qui caractérise Liebknecht, c'est qu'il sacrifie sans sourciller de grands succès futurs à un succès momentané. L'ex­pé­­dition très douteuse de Viereck et de Fritzsche en Amérique en est une illustration. Cela s'est passé couci-couça, mais savons-nous combien Fritzsche nous ridicu­li­sera encore à l'ave­nir en Amérique ? Et par-dessus le marché on dit : c'était le repré­sen­tant de la social-démocratie envoyé officiellement en Amérique. Et le cas Oppenheimer a montré à quel point il faut prendre garde de telles sortes de candidatures[13].

Encore une interruption!

Le 1er mars. Depuis toujours nous avons combattu jusqu'à l'extrême la mentalité petite-bourgeoise et philistine dans le parti, parce qu'elle a gagné toutes les classes en Allemagne depuis la guerre de Trente ans et est devenu le fléau héréditaire allemand, un corollaire de l'esprit de soumission et de servilité et de toutes les tares congénitales des Allemands. C'est elle qui nous a rendus si ridicules et méprisables à l'étranger. C'est la cause principale de la veu­le­rie et de la faiblesse de caractère qui règnent en Allemagne. Elle règne sur le trône aussi bien que dans l'échoppe du savetier. C'est seulement depuis qu'il s'est formé un prolétariat moderne en Allemagne que s'est développée une classe qui n'est pratiquement pas touché par cette maladie héréditaire allemande: N'a-t-elle pas démontré dans la lutte qu'elle avait de la liberté, d'esprit, de l'énergie, le sens de l'humour et de la ténacité ? Comment ne lutterions-nous pas contre toute tentative d'inoculer artificiellement à cette classe saine la seule qui le soit en Allemagne - le vieux poison héréditaire du philistinisme borné et de la veulerie petite bourgeoise ? Il se trouve qu'au premier choc après les attentats et la loi anti-socialiste, les chefs se sont laissés gagner par la panique[14] - ce qui prouve qu'eux-mêmes ont vécu beaucoup trop au milieu des philistins et se trouvent sous la pression de l'opinion petite-bourgeoise. On voulut alors que le parti paraisse, sinon devienne, tout à fait petit bourgeois. Cela est heureu­sement surmonté à présent, mais les éléments petits-bourgeois qui se sont introduits dans le parti peu avant la loi anti-socialiste, notamment les étudiants parmi lesquels prédominent ceux qui ont raté leurs examens, sont toujours là, et il faut les tenir sévèrement à l'œil. Nous nous réjouissons que vous collaboriez à cette tâche, et vous disposez pour cela du poste le plus important au Sozialdemokrat. Mais surtout continuez de laisser dormir le malheureux article des annales. Il allait jusqu'à justifier les boursicoteurs! Pourtant on peut parfaitement être soi-même à la fois boursicoteur et socialiste, tout en détestant et méprisant la classe des boursicoteurs. Me viendrait-il jamais à l'idée de m'excuser de ce que j'étais moi aussi dans le temps associé dans une fabrique ? Il serait bien reçu celui qui voudrait me le reprocher! Et si j'étais certain de pouvoir profiter demain d'un million à la Bourse et mettre ainsi de grands moyens à la disposition du parti en Europe et en Amérique, j'irai tout droit à la Bourse.

Vous avez parfaitement raison de mépriser ceux qui cherchent des louanges chez l'adver­saire. Nous avons souvent été dans une colère noire, lorsque le Volksstaat ou le Vorwärts enregistrait avec joie le plus petit pet d'appréciation des socialistes de la chaire.

Miquel a commencé à trahir lorsqu'il s'est mis à dire : nous devons arracher dans chaque domaine l'appréciation admirative de la bourgeoisie. Et Rudolph Meyer peut nous flatter tant qu'il veut : il n'aura de louanges que pour des écrits tels que son admirable Politische Gründer. Naturellement nous n'avons jamais parlé de choses sérieuses avec lui, mais uniquement sur Bismarck et consorts. Mais du moins Meyer est-il un garçon comme il faut, sachant montrer les dents même à messieurs les nobles, et ce n'est pas un arriviste comme tous ces socialistes de la chaire, qui s'épanouissent maintenant aussi en Italie -un échantillon en est Achille Loria, qui était ici il y a peu de temps, mais il en avait assez après deux visites chez moi.

Le tumulte suscité à propos de la révolution électrotechnique est, pour Viereck qui ne comprend absolument rien à la chose, une simple occasion de faire de la réclame pour la bro­chure qu'il a publiée. La chose est néanmoins hautement révolutionnaire. La machine à vapeur nous a appris à transformer la chaleur en mouvement mécanique, mais avec l’utilisa­tion, & l'électricité, c'est la porte ouverte à toutes les formes de l'énergie : chaleur, mouvement mécanique, électricité, magnétisme, lumière, l'un pouvant être trans­formé et retransformé dans l'autre, et utilisé industriellement. Le cercle est bouclé. La derniè­re invention de Deprez, à savoir que le courant électrique de très haute tension peut être transporté avec des pertes d'énergie relativement minimes par de simples fils télégra­phiques jusqu'à des distances impensables jusqu'ici en étant susceptible d'être utilisé au bout -bien que la chose ne soit encore qu'en germe - libère définitivement l'industrie de presque toutes les barrières locales, rend possible l'utilisation des forces hydrauliques tirées des coins les plus reculés, et même, si elle profitera au début aux villes, elle finira tout de même par devenir le levier le plus puissant de l'abolition de l'antagonisme entre ville et campagne. Il est évident que, de ce fait aussi, les forces productives auront une extension telle qu'elles glisse­ront de plus en plus vite des mains de la bourgeoisie au pouvoir. Cet esprit borné de Viereck n'y voit qu'un nouvel argument pour ses chères étatisations : ce que la bourgeoisie ne peut pas, c'est Bismarck qui doit le réaliser.

Engels à A. Bebel, 10 mai 1883.

Je veux bien croire que tu préfères ne pas siéger au Reichstag. Mais tu vois ce que ton absence peut permettre. Il y a des années déjà, Bracke m'écrivait que de tous c'était encore Bebel qui possédait le véritable sens parlementaire. C'est ce que j'ai toujours constaté. Il faudra donc bien qu'à la première occasion tu reprennes ton poste, et je serais très heureux si tu étais élu à Hambourg, si bien que tu serais délivré de tes doutes par la nécessité[15].

L'agitation et le travail parlementaires deviennent certainement très ennuyants à la longue. Il en est comme de la prospection, de la réclame et des voyages d'affaires : le résultat n'arrive que lentement et pour certains jamais. Mais on ne peut s'en passer, et quiconque a mis le doigt dans l'engrenage doit aller jusqu'au bout, ou bien toute la peine qu'on s'est donnée auparavant est perdue. Or sous le régime de la loi anti-socialiste, c'est la seule voie qui soit demeurée ouverte, et il ne faut absolument pas s'en laisser dépouiller.

Le compte rendu du congrès de Copenhague était, bien sûr, rédigé de sorte que je pouvais lire entre les lignes et corriger en conséquence les informations teintées comme toujours en rose par Liebknecht. En tout cas, j'ai pu lire que les Demis[16] y ont subi une rude défaite, et j'ai cru qu'ils allaient maintenant rentrer un peu leur corne. Or cela ne semble pas se vérifier à présent. Nous ne nous sommes jamais fait d'illusion à leur sujet. Hasenclever tout comme HasseImann n'auraient jamais dû être admis dans le parti, mais la précipitation de Liebknecht à réaliser l'unité avec les Lassalléens - contre laquelle nous avons protesté à l'époque de toutes nos forces - nous a imposé, un âne et, pour un bon bout de temps, aussi un coquin. À l'époque, Blos était un garçon vif et courageux, mais à la suite de son mariage il s'est ramolli à cause des soucis matériels. Geiser a toujours été un bonnet de nuit prétentieux, et Kayser un commis-voyageur braillard. Rittinghausen ne valait rien en 1848 déjà, et il n'est socialiste que pro forma en vue de réaliser avec notre aide son administration populaire directe, alors que nous avons bien mieux à faire.

Ce que tu dis de Liebknecht, c'est ce que tu penses sans doute depuis longtemps déjà. Nous le connaissons depuis de longues années. Pour vivre, il a absolument besoin d'être popu­­laire. Il doit donc jouer au conciliateur et arrondir les angles, afin de repousser la crise. Avec cela, c'est un optimiste par nature, et il voit tout en rose. C'est ce qui explique qu'il reste aussi vert. C'est la raison principale de sa popularité, mais c'est en même temps son mauvais côté. Tant que je correspondais uniquement avec lui, il ne me communiquait que ce qui correspondait à sa vision en rose et nous taisait tout ce qui était désagréable; lorsque nous le poussions dans ses retranchements, il disait tout simplement ce qui lui passait par la tête, de sorte que nous ragions en nous disant qu'il nous croyait assez bêtes pour nous laisser prendre à de tels trucs! En outre, il est toujours affairé ce qui est certes très utile dans l'agitation cou­rante, mais nous impose quantité de paperasseries inutiles. Enfin il adore faire tout le temps des projets qui ne font que surcharger les autres de travail. Bref, tu comprendras qu'il nous était absolument impossible d'entretenir une corres­pondance objective et véritablement utile, comme nous le faisons depuis des années avec toi et Bernstein aussi. Il s'ensuivait de perpé­tuelles chamailleries. En faisant mine de plaisanter, il m'honora même une fois du titre d'individu le plus grossier d'Europe. Certes mes lettres étaient parfois assez grossières, mais c'était conditionné par ce qu'il m'écrivait lui-même. Personne ne le savait mieux que Marx.

Avec toutes ces précieuses qualités, Liebknecht est un maître d'école né. S'il arrive qu'un ouvrier dise « Me » au lieu de « Moi » au Reichstag ou prononce une voyelle latine courte comme si elle était longue et que les bourgeois en rient, alors il est au désespoir. C'est pourquoi il veut avoir des gens « instruits » comme le mou Viereck qui nous a plus discrédité avec un seul de ses discours au Reichstag que 2 000 faux « moi » n'eussent pu le faire. En outre, il ne sait pas attendre. Il recherche avant tout le succès immédiat, même s'il doit sacri­fier pour cela un avantage futur bien supérieur. C'est ce que vous apprendrez en Amérique, lorsque vous ferez le voyage après Fritzsche et Viereck[17]. Y envoyer ces gaillards-là était une faute aussi énorme que l'unité précipitée avec les Lassalléens, qui se serait pro­duite toute seule six mois après, lorsque toute la bande eût été désagrégée et les miséra­bles chefs écartés.

Tu vois, je parle avec toi en toute confiance, de manière parfaitement directe. Mais je crois aussi que tu ferais bien d'opposer une résistance ferme aux doux propos avec lesquels Liebknecht essaie de te gagner. C'est alors qu'il cédera. S'il se trouve vraiment placé devant la décision, il suit la bonne voie. Mais fi préfère le faire demain plutôt qu'aujourd'hui, et dans un an plutôt que demain.

Si certains de nos députés votaient effectivement pour les lois de Bismarck[18] et répon­daient donc à son coup de pied aux fesses en lui baisant le cul, et si ces gens n'étaient pas exclus de la

fraction, je serai alors obligé de me désolidariser officiellement d'un parti qui tolérait des choses pareilles. Pour autant que je sache, c'est absolument exclu la minorité devant voter comme la majorité si elle se conforme aux règles de la discipline du parti. Mais cela, tu le sais mieux que moi. Tant que la loi anti-socialiste est en vigueur, je considérerais toute scission comme un malheur, étant donné que nous sommes privés de tous moyens d'expli­quer la chose aux masses. Mais elle peut nous être imposée, et alors il faut voir les choses en face. Si cela devait arriver - où que tu sois - je te prierais de m'en informer, et de suite, car les journaux allemands me parviennent toujours avec du retard.

Après son expulsion de Hambourg et son installation à Brème, Blos m'a envoyé une lettre dans laquelle il se lamentait passablement, et je lui ai répondu très énergiquement[19]. Or il règne depuis des années la plus grande confusion dans ma correspondance, et il faudrait des journées de travail pour la retrouver. Mais je dois y mettre de l'ordre et, s'il le faut, je t'enver­rai l'original de cette lettre.

Engels à E. Bernstein, 12-13 juin 1883.

Et avec cela ce brave Bismarck travaille pour nous comme six chameaux. Sa théorie la plus récente, à savoir que la Constitution impériale n'est rien d'autre qu'un contrat entre les gouvernements qu'il pourrait remplacer du jour au lendemain par une autre, sans en référer au Reichstag, est pour nous une proie toute trouvée. Il n'a qu'à tenter son coup. La préparation manifeste d'un conflit, ses imbéciles et arrogants Bödiker et consorts au Reichstag - tout cela apporte de l'eau à notre moulin. Maintenant il faut cesser de déclamer la phrase commode de « la masse réactionnaire » (qui n'est juste qu'au moment effectif de la révolution)[20].

De fait, toute l'ironie de l'histoire qui travaille pour nous, veut que les différents éléments formant la masse des féodaux et bourgeois doivent s'user et se relayer au pouvoir, en se disputant et s'entredéchirant à notre profit, bref ils constituent tout le contraire d'une masse uniforme, dont les éléments sclérosés du parti imaginent pouvoir se débarrasser en les traitant tous de « réactionnaires ». Au contraire. Toute cette bande disparate de canailles doit d'abord lutter entre elle, puis se ruiner et se discréditer, et nous préparer ainsi le terrain, en démon­trant leur incapacité, les uns après les autres - chacun à sa manière. Ce fut l'une des plus grandes erreurs de Lassalle d'oublier complètement dans l'agitation le peu de dialectique qu'il avait apprise chez Hegel. Il n'y voyait jamais qu'un seul côté - exactement comme Liebknecht. Mais ce dernier, pour toutes sortes de raisons, ne voit par chance que le côté juste, si bien qu'il dépasse tout de même en fin de compte le Grand Lassalle.

Le vrai malheur de tout l'actuel mouvement bourgeois en Allemagne, c'est précisément que tous ces gens forment tout autre chose qu' « une masse réactionnaire », or cela doit avoir une fin. Nous ne pourrons pas progresser tant qu'une partie au moins de la bourgeoisie ne sera pas poussée dans le mouvement réel - que ce soit par des événements extérieurs ou intérieurs. C'est pourquoi nous en avons assez maintenant du régime de Bismarck que nous avons subi jusqu'ici, et ce en quoi seulement il peut encore nous servir c'est de susciter un conflit ou de démissionner. Il est donc temps maintenant aussi d'éliminer la loi anti-socialiste par des moyens semi-révolutionnaires ou révolutionnaires tout courte Tous les débats sur la question de savoir s'il faut se débarrasser uniquement du « petit » état de siège ou de la loi tout entière, ou encore si l'on aggravera la loi pénale ordinaire ne sont, à mes yeux, que des discussions sur la virginité de Marie avant et après la naissance. Ce qui est décisif, ce sont les grands événements à l'intérieur ou à l'étranger. Or ceux-ci changent et ne restent pas les mêmes qu'hier. En Allemagne, en revanche, on ne considère les choses qu'en supposant au préalable que les actuels événements allemands restent les mêmes, éternellement. Le corollaire de toute la conception reposant sur la « masse réactionnaire » est que si les condi­tions actuelles se trouvaient bouleversées, nous arriverions aussitôt au pouvoir. C'est une absurdité. Une révolution est un processus de longue haleine : cf. 1642-1646, et 1189-1793 - et pour que les conditions soient mûres pour 1 nous comme pour eux, il faut encore que tous les partis intermédiaires arrivent les uns après les autres au pouvoir, et s'y ruinent. Et c'est alors que ce sera notre tour - et même alors il se peut que nous soyons momentanément battus une fois de plus. Bien que je ne considère pas cette éventualité comme très probable, si les choses se déroulent normalement[21].

Un parti dans le Parti[modifier le wikicode]

Engels à E. Bernstein, 5 juin 1884.

Depuis que messieurs les opportunistes pleurnicheurs se sont littéralement constitués en parti et disposent de la majorité dans la fraction parlementaire, depuis qu'ils se sont rendu compte de la position de force que leur procurait la loi anti-socialiste et qu'ils l'aient utilisée, je considère qu'il est doublement de notre devoir de défendre jusqu'à l'extrême toutes les positions de force que nous détenons - et surtout la position-clé du Sozialdemokrat.

Ces éléments vivent grâce à la loi anti-socialiste. S'il y avait demain des libres débats, je serais pour frapper aussitôt, et alors ils seraient vite écrasés. Mais tant qu'il n'y a pas de libres débats, qu'ils dominent toute la presse imprimée en Allemagne et que leur nombre (comme majorité des « chefs ») leur donne la possibilité d'exploiter à plein les ragots, les intrigues et la calomnie insidieuse, nous devons, je crois, empêcher tout ce qui pourrait mettre à notre compte une rupture, c'est-à-dire la responsabilité d'une scission. C'est la règle générale dans la lutte au sein du parti même, et elle est aujourd'hui valable plus que jamais. La scission doit être organisée de telle sorte que nous continuons le vieux parti, et qu'ils le quittent ou qu'ils en soient chassés.

En outre, à l'époque où nous vivons actuellement tout leur est favorable[22] Nous ne pouvons pas les empêcher, après la scission, de nous dénigrer et de nous calomnier en Alle­ma­gne, de s'exhiber comme les représentants des masses (étant donné que les masses les ont élus!). Nous n'avons que le Sozialdemokrat et la presse de l'étranger. Us ont toutes les facili­tés pour se faire entendre, et nous, les difficultés. Si nous provoquons la scission, toute la masse du parti dira non sans raison que nous avons suscité la discorde et désorganisé le parti à ut! moment où il était justement en train de se réorganiser à grand peine et au milieu des périls. Si nous pouvons l'éviter, alors la scission serait - à mon avis - simplement remise à plus tard, lorsqu'un quelconque changement en Allemagne nous aura procuré un peu plus de marge de manœuvre.

Si la scission devient néanmoins inévitable, il faudra lui enlever tout caractère personnel et éviter toute chamaillerie individuelle (ou ce qui pourrait en avoir l'air) entre toi et ceux de Stuttgart, par exemple. Elle devra s'effectuer sur un point de principe tout à fait déterminé, en d'autres termes, sur une violation du programme. Tout pourri que soit le programme [de Gotha], tu verras néanmoins, en l'étudiant de plus près, qu'on peut y trouver suffisamment de points d'appui. Or, la fraction n'a aucun pouvoir de jugement sur le programme. En outre, la scission doit être assez préparée, pour que Bebel au moins soit d'accord, et marche dès le début avec nous. Et troisièmement, il faut que tu saches ce que tu veux et ce que tu peux, lorsque la scission sera faite. Laisser le Sozialdemokrat passer dans les mains de tels hommes serait discréditer le parti allemand dans le monde entier.

L'impatience est la pire des choses qui soit en l'occurrence : les décisions de la première minute dictées par la passion peuvent paraître en elles-mêmes comme très nobles et héroï­ques, mais conduisent régulièrement à des bêtises - comme je ne l'ai constaté que trop bien dans une praxis cent fois renouvelée.

En conséquence : 1º différer autant que possible la scission; 2º devient-elle inévitable, alors il faut la laisser venir d'eux; 3º dans l'intervalle tout préparer; 4º ne rien faire, sans qu'au moins Bebel, et si possible Liebknecht qui est de nouveau très bien (peut-être trop bien), dès qu'il voit que les choses sont irrémédiables, et 5º tenir envers et contre tous la place forte du Sozialdemokrat, jusqu'à la dernière cartouche. Tel est mon avis.

La « condescendance », dont ces messieurs font preuve à votre égard, vous pouvez en vérité la leur rendre mille fois. N'avez-vous pas la langue bien pendue ? Et vous pouvez toujours faire preuve d'assez d'ironie et de morgue vis-à-vis de ces ânes, pour leur faire la vie dure. Il ne faut pas discuter sérieusement avec des gens aussi ignorants et, qui plus est, d'ignorants prétentieux; il faut plutôt les railler et les faire tourner dans leur propre mélasse, etc.

N'oublie pas non plus que si la bagarre commence, j'ai les mains très liées par d'énormes engagements en raison de mes travaux théoriques, et je ne disposerai pas de beaucoup de temps pour taper dans le tas comme je le voudrais bien sûr.

J'aimerais bien aussi que tu me donnes quelques détails sur ce que ces philistins nous reprochent et ce qu'ils réclament, au lieu de t'en tenir à des généralités. Nota bene : plus long­temps tu resteras en tractation avec eux, plus ils devront te fournir de matériel qui permettra de les condamner eux-mêmes!

Écris-moi pour me dire dans quelle mesure je peux aborder ce sujet dans ma correspon­dance avec Bebel; je vais devoir lui écrire ces jours-ci, mais je vais remettre ma réponse au lundi 9 c., date à laquelle je peux avoir ta réponse.

Réformisme social-démocrate et Socialisme d'État bismarckien[modifier le wikicode]

Engels à Bebel, 6 juin 1884.

J'ai reçu ta lettre du 4 courant, et je pourvoirai au nécessaire. Tu ne dis pas si tu as reçu ma lettre recommandée du 12 avril[23] dans laquelle je t'ai renvoyé l'enveloppe ouverte par effraction de ta lettre du 18 du même mois. Si elle a été interceptée, cela démontrerait une double violation policière à la Stieber de notre correspondance.

Si tout se passait suivant les désirs des conservateurs et des libéraux et aussi d'après les envies secrètes du philistin progressiste, la loi anti-socialiste serait depuis longtemps bien sûr une institution stable en Allemagne, et le resterait éternellement. Mais cela ne saurait se pro­duire que s'il ne se passe rien d'autre dans le monde et que si tout reste en l'état actuel. Malgré tous Ces vœux de philistin, cette loi était bien près de craquer, si l'ami Bismarck n'y avait pas mis ses deux derniers ressorts : I'intervention directe de l'Empereur et la menace de disso­lution[24]. Il n'est donc même pas nécessaire de secouer très fortement le statu quo qui semble en ce moment si assuré, pour mettre fin à toute la merde. Et cela se produira plus tôt à mon avis, avant que deux ans soient passés.

Cependant Bismarck vient de nous jouer pour la première fois un véritable mauvais tour[25], en procurant aux Russes 300 millions de marks. Cela fera tenir le tsarisme pendant quelques années face à la crise financière aiguë - ce qui élimine par conséquent pour le proche avenir un danger urgent, à savoir que le tsar soit contraint de convoquer les états généraux pour se faire donner de l'argent, comme en France en 1789 et en Prusse en 1846. Si la révolution n'était pas différée de quelques années, il devrait y avoir ou bien des compli­cations imprévisibles ou encore quelques coups de tonnerre nihilistes[26]. Dans les deux cas, il n'y a pas de prévision possible. Tout ce qui est sûr, c'est que la dernière opération de pompage ne pourra pas être répétée.

À l'intérieur, ce qui nous attend - comme tu le dis toi-même - c'est le changement de règne, et cela doit tout faire trembler. Voici de nouveau une situation analogue à celle de 1840, avant la mort du vieux Frédéric-Guillaume III. La stagnation politique qui s'étale depuis si longtemps a enchaîné à elle des intérêts si nombreux que tous les philistins n'aspi­rent à rien moins qu'à ce qu'elle se perpétue. Or avec le vieux monarque disparaît la clé de voûte, et tout l'artificiel édifice s'écroule; les Mêmes intérêts, placés devant une situation toute nouvelle, trouveront subitement que le monde a une allure toute différente de celle d'aujourd'hui, et ils devront se chercher des appuis nouveaux. Le nouveau monarque et son nouvel entourage ont des plans longtemps refoulés; tout le personnel régnant et apte à régner obtient du renfort et se modifie; les fonctionnaires perdent la tête dans les conditions nouvelles devant la précarité de l'avenir, l'incertitude à propos de celui qui viendra au pouvoir demain ou après-demain - tout cela fera ballotter l'action de tout l'appareil gouvernemental. Or c'est tout ce dont nous avons besoin. Mais nous aurons davantage encore. En effet, pre­miè­re­ment, il est certain que le nouveau gouvernement aura au début des velléités libérales, mais ensuite il prendra peur de lui-même, oscillera de-ci de-là et enfin tâtonnera en agissant au jour le jour et en prenant des décisions contradictoires d'un cas à l'autre. Abstraction faite des effets généraux de ces oscillations, que deviendra la loi anti-socialiste, si elle est appli­quée dans les conditions que je viens de décrire ? La moindre tentative de la mettre en vigueur « honnêtement », suffira à la rendre inapplicable. Ou bien elle doit être appliquée comme elle l'est aujourd'hui, dans le plus pur arbitraire policier, ou bien elle ne sera plus qu'une peau de chagrin. C'est un premier point. Quant à l'autre, c'est qu'enfin la vie reviendra dans la boutique politique bourgeoise et que les partis officiels cesseront d'être la masse réactionnaire indistincte qu'ils forment aujourd'hui (ce qui n'est pas avantageux pour nous, mais tout à fait dommageable), et qu'ils recommenceront à se combat­tre mutuellement com­me il convient, voire à lutter pour le pouvoir politique. Il y a pour nous une différence énorme entre le fait que non seulement les nationaux libéraux, mais encore les éléments éclairés autour du prince héritier parviennent au pouvoir, et le fait que, comme c'est le cas aujourd'hui, la capacité de régner n'appartient qu'aux libres conservateurs. Nous ne pourrons jamais détourner les masses des partis-libéraux tant que ceux-ci n'auront pas eu l'occasion de se discréditer par leurs pratiques en occupant le pouvoir et en montrant qu'ils sont des incapables. Nous sommes toujours, comme en 1848, l'opposition de l'avenir, et le plus extrême des actuels partis doit arriver au gouvernement pour que nous puissions devenir face à lui l'opposition effective. La stagnation politique, c'est-à-dire une lutte sans significa­tion et sans but des partis officiels, comme elle se pratique aujourd'hui, ne peut nous servir à la longue. Ce qui nous servirait en revanche, ce serait une lutte progressive de ces partis avec un glissement graduel à gauche du centre de gravité.

C'est ce qui se déroule actuellement en France, où la lutte politique se déroule comme toujours sous la forme classique. Les gouvernements qui se succèdent s'orientent toujours plus à gauche – le ministère Clemenceau est déjà en vue, et ce ne sera pas le parti bourgeois le plus extrême. Avec chaque glissement à gauche, ce sont des concessions aux ouvriers (cf. la dernière

grève de Denain, où pour la première fois la troupe, n'est pas intervenue), et ce qui est encore plus important, c'est que le terrain sera de plus en plus déblayé pour le combat décisif, tandis que les prises de position politique seront toujours plus claires et plus pures. Je considère ce développe­ment lent mais irrésistible de la République française vers son néces­saire résultat final : l'anta­go­nisme entre bourgeois radicaux jouant les socialistes et ouvriers véritablement révolu­tion­naires comme l'un des événements les plus importants et je souhaite qu'il ne soit pas interrompu; je suis content que nos gens ne soient pas encore assez forts à Paris (pour cela il n'en sont que plus forts en province) pour se laisser aller par la force de la phraséologie révolutionnaire à des putschs.

Ce développement n'a évidemment pas un caractère aussi classiquement pur dans la confuse Allemagne qu'en France; pour cela nous avons pris bien trop de retard, et nous ne vivons les événements qu'après que les autres en aient fait l'expérience. Mais malgré toute l'indigence de nos partis officiels la vie politique de quelque espèce que ce soit nous est bien plus avantageuse que l'actuelle mort politique, où le seul jeu est celui des intrigues diplo­matiques.

L'ami Bismarck abaissé les culottes plus vite que je ne l'escomptais et a montré le derrière de son droit au travail au peuple rassemblé[27]: la loi anglaise sur les pauvres de la quarante-troisième année du règne d'Elizabeth avec tout son arsenal d'embastillement de 1834 ! Quelle joie pour nos Blos, Geiser et Cie [sociaux-démocrates de droite], qui depuis un certain temps déjà ont enfourché le dada du droit au travail et semblaient se figurer qu'ils avaient déjà pris Bismark dans leurs rêts ! Or comme j'en suis à ce thème, je ne peux te cacher que les inter­ven­tions de ces messieurs au Reichstag - pour autant que je puisse en juger d'après de piètres comptes rendus de journaux et dans leur propre presse - m'ont de plus en plus convaincu que moi au moins je ne me situe absolument pas sur le même terrain qu'eux et que je n'ai rien de commun avec eux. Ces prétendus « éléments cultivés » sont en réalité de parfaits ignorants et des philanthropes qui se rebellent de toutes leurs forces contre l'étude. Contrairement aux vœux de Marx et en dépit des avertissements que je prodigue depuis de longues années, on ne les a pas seulement admis dans le parti, mais on leur a encore réservé les candidatures au Reichstag. Il me semble même que ces messieurs découvrent de plus en plus qu'ils ont la majorité dans la fraction parlementaire et que, précisément avec leur complaisance servile à l'égard de toute miette de socialisme d'État que Bismarck jette à leurs pieds, ils sont le plus intéressés au, maintien de la loi antisocialiste, à condition bien sûr qu'elle soit maniée avec la plus grande douceur contre des gens aussi dociles qu'eux. Dans ces conditions, ce ne sont jamais que des gens comme toi et moi qui empêchent le gouvernement de suivre cette voie. En effet, s'il était débarrassé de nous, ils pourraient démontrer très facilement que la loi anti-socialiste n'est même pas nécessaire contre eux. L'abstention et toute l'attitude vis-à-vis de la loi sur la dynamite étaient tout à fait caractéristique[28].

Or qu'adviendra-t-il lors des prochaines élections, lorsque les circonscriptions électorales les plus sûres reviendront à ces gens, comme il semble[29] ?

Il est très dommage que tu sois si éloigné pendant les prochains mois si critiques de préparation des élections, car nous aurions certainement toutes sortes de choses à nous communiquer. Ne peux-tu m'indiquer une adresse d'où l'on pourrait te faire parvenir les lettres que je t'écris; j'espère, en outre, que tu me feras part de temps en temps de ce que tu as appris d'intéressant durant ton voyage.

Abstraction faite de la progression continue et de l'organisation toujours plus solide des éléments bourgeois et cultivés dans le parti, je n'ai pas d'inquiétudes pour la suite. Je voudrais aussi que l'on évite une scission, si c'est possible - tant que nous n'avons pas le champ libre. Mais si elle doit être nécessaire - et c'est à vous d'en décider -, alors qu'il en soit ainsi.

Je vais faire paraître une étude sur l' « origine de la famille, de la propriété et de l'État »; je t'en enverrai un exemplaire dès qu'elle sera publiée, Ton vieux

F. Engels

Engels à A. Bebel, 11 octobre 1884.

L'agitation électorale ne cesse de nie préoccuper toute la journée. La grande démons­tration [électorale] de trois ans est un fait de dimension européenne, face à laquelle les ren­con­tres, dictées par la peur de tous les empereurs s'évanouissent. Je me souviens encore parfaitement du coup de tonnerre produit par nos succès électoraux de 1875 en Europe, et l'anarchisme bakouniniste en Italie, France, Suisse et Espagne s'en trouva balayé de la scène. Or c'est précisément à l'heure actuelle que nous aurions de nouveau besoin d'un tel choc. Les anar­chis­tes caricaturaux à la Most qui, comme Rinaldo Rinaldi, sont déjà tombés au niveau - voire au-dessous - d'un Schinderhannes, recevraient, au moins pour ce qui concerne l'Europe, un coup de massue, et cela nous épargnerait beaucoup de peine et de travail...

Quel sera J'effet des prochaines élections sur la nouvelle fraction parlementaire ? Certains des candidats nouveaux qui ont le plus de chances d'être élus me sont totalement inconnus, la plupart des « cultivés » ne m'est pas connue très favorablement. Sous le régime de la loi anti­socialiste, il n'est que trop facile aux socialistes bourgeois ou de tendance bourgeoise de satis­faire les électeurs en même temps que leur penchant à se mettre toujours en avant. Il est aussi, tout à fait normal que de tels gens soient présentés dans des circonscriptions électorales relativement retardataires et y soient élus. Or voilà qu'ils assaillent aussi les vieilles circons­crip­tions, qui méritent d'être mieux représentées, et ils y trouvent l'appui de gens qui de­vraient pourtant être avertis. Dans ces conditions, je ne vois pas clairement de quoi sera faite la fraction, et moins encore ce qu'elle entreprendra. La division en un camp prolétarien et un camp bourgeois devient de plus en plus marquée, et si les bourgeois s'avisent alors de mettre les prolétariens en minorité, ils peuvent provoquer la scission. Je crois qu'il faut avoir cette éventualité en vue.

S'ils provoquent la scission - ce pour quoi ils doivent cependant se munir encore d'un peu de courage - ce ne sera pas trop grave. Je suis toujours d'avis que nous ne pouvons pas nous permettre de la provoquer tant la loi anti-socialiste reste en vigueur; mais si elle se fait alors il faut y aller et je suis à tes côtés dans la bagarre.

Je me réjouis que les gens ne mordent pas au méchant appât des colonies[30]. C'était la carte la plus habile que Bismarck ait jouée, car elle est exactement calculée pour séduire le philistin, étant débordante de promesses illusoires, mais ne devant se réaliser que très lente­ment et lourde d'énormes dépenses. Bismarck doté de colonies, voilà qui me rappelle le dernier due de Bermbourg, ce fou (en vérité, ce crétin) qui disait au début des années quaran­te : je veux moi aussi avoir un chemin de fer, même s'il doit me coûter mille thalers. Telle est l'idée que se font Bismarck et ses collègues philistins du budget colonial par rapport aux coûts réels qui en découleront. De fait, je tiens Bismarck pour assez bête en l'occurrence pour se figurer que Lüderitz et Woermann en supporteront les frais.

Engels à A. Bebel, 29 octobre 1884.

À mes yeux, il importe peu à présent que nous gagnions finalement tant et tant de sièges; les quinze qui nous sont indispensables [pour déposer des motions] nous sont assurés, et le principal c'est de démontrer que le mouvement continue sa progression à pas aussi rapides que sûrs, qu'une circonscription après l'autre est gagnée et que les autres partis perdent de plus en plus leur assurance. Ce qui est formidable, c'est que nos ouvriers dirigent les affaires, fassent preuve de décision, d'obstination et surtout d'humour, cependant qu'ils conquièrent un poste après l'autre et mettent en échec tous les mauvais coups, toutes les menaces et tous les abus du gouvernement et de la bourgeoisie. L'Allemagne aurait bigrement besoin de regagner le respect du monde; Bismarck et Moltke ont peut-être réussi à la faire craindre mais ce ne peuvent être que les prolétaires qui pourront gagner le respect et la véritable considération qui ne sont dus qu'à des hommes libres sachant se discipliner eux-mêmes.

L'effet en sera énorme sur l'Europe et l’Amérique. En France, je vois déjà un nouvel essor de notre parti. Les gens y sont toujours encore sous le coup de l'écrasement de la Commune, dont ils auront à souffrir longtemps. Si celui-ci a eu un effet énorme sur l'Europe, elle a rejeté le prolétariat français en arrière. « Avoir gardé pendant trois mois le pouvoir - et à Paris par-dessus le marché -et ne pas avoir fait sortir le monde de ses gongs, mais s'être ruiné par sa propre incapacité (et c'est de ce côté tout à fait unilatéral que l'on saisît les choses de nos jours.) - voilà qui démontre que le parti n'était pas viable. » C'est ainsi que parlent en général ceux qui ne comprennent pas que la Commune fût à la fois le tombeau du vieux socialisme spécifiquement français et le berceau du nouveau communisme international pour la France. Et les victoires des ouvriers allemands aideront de nouveau ce dernier à se remettre en selle.

Fraction parlementaire et question agraire[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel, 11 décembre 1884.

Voilà quel est le rapport avec ma lettre précédente du 18 novembre[31] :

Parmi les nouveaux élus, j'en connais certains qui renforceront l'aile droite bourgeoise de la fraction parlementaire, en raison de leur éducation et de leur état d'esprit. Étant donné les énormes flatteries que tous les autres partis nous adressent subitement après nos victoires, il ne me paraît pas impossible que ces messieurs se laissent attraper et soient disposés à faire une déclaration, par exemple, du genre de celle que la Gazette de Cologne[32] nous réclame com­me condition de l'abolition de la loi anti-socialiste. Or cette déclaration est à peiné d'un cheveu plus à droite, en ce qui concerne l'élimination du caractère révolutionnaire du parti, que, par exemple, le discours de Geiser lors des débats sur la loi anti-socialiste que Grillen­ber­ger et les siens ont fait imprimer[33]. Ces messieurs les libéraux sont amorphes et se contentent de peu : une petite concession de notre part leur suffirait, et je crains qu'on leur cède. Or, à l'étranger, elle nous discréditerait irrémédiablement. Je sais naturellement que tu n'en feras rien, Mais toi - donc nous - nous aurions pu être débordés par leurs voix. Qui plus est, même un symptôme de scission - dans les discours - nous eût causé un dommage consi­dérable. C'est pourquoi, et c'est pourquoi seulement, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de t'apporter mon appui dans une telle éventualité et te donner quelques arguments histori­ques qui pourraient te servir et rafraîchirait peut-être ta mémoire comme la mienne. Et pour que tu puisses montrer cette lettre, j'en ai éliminé toutes les allusions à ce qui était au fond mon intention.

Je me réjouis plus que quiconque que mes appréhensions soient tombées à l'eau, la force du mouvement ayant même entraîné les éléments bourgeois de notre parti et la fraction parlementaire se tenant à peu près à la hauteur de ses électeurs. Et de fait, j'ai trouvé Singer tout transformé; il est venu me rendre une brève visite dimanche et repassera dimanche prochain. Il commence vraiment à croire (littéralement) qu'il assistera à quelque chose qui ressemble à un bouleversement social. Je veux souhaiter que cela dure et que nos éléments « cultivés » sauront continuer de résister longtemps à la tentation qu'ils ont de montrer aux autres partis qu'ils ne sont pas des ogres.

Je ne me suis jamais trompé sur nos masses prolétariennes. Leur mouvement ferme, confiant dans la victoire, plein d'allant et d'esprit, est exemplaire et sans reproche. Nul prolé­tariat européen n'aurait subi aussi brillamment l'épreuve de la loi anti-socialiste et répondu à la répression qui dure six ans déjà par une telle démonstration de sa puissance croissante et de son renforcement organisatif; il n'est pas un prolétariat qui eût pu créer l'organisation qu'il a su mettre sur pieds, sans ce bluff propre aux conspirations. Et depuis que j'ai vu les manifestes électoraux de Darmstadt et de Hanovre[34], je ne crains plus du tout qu'il faille faire des concessions là où nos candidats se présentent pour la première fois. Si l'on a pu parler dans ces deux villes sur un ton aussi authentiquement révolutionnaire et prolétarien, alors c'est gagné.

Nous avons le grand avantage que la révolution industrielle batte toujours son plein, alors qu'elle est déjà terminée pour l'essentiel en France et en Angleterre : la division en ville et campagne, en région industrielle et en district agricole est déjà parvenue au point où les changements seront désormais minimes. Depuis leur enfance, les larges masses y vivent dans des rapports qui continueront d'être les leurs par la suite : ils s'y sont faits, même les fluctua­tions et les crises sont devenues pour elles quelque chose allant pour ainsi dire de soi. Il y a, en outre, le souvenir des tentatives de soulèvement du passé, et leur échec. Chez nous, en revanche, tout bouge encore. Les vestiges de la production paysan­ne traditionnelle satisfai­sant ses propres besoins en produits industriels sont évincés dans certaines régions par l'industrie domestique capitaliste, alors que dans d'autres cette dernière est déjà supplantée par le machinisme en plein essor. Et c'est précisément la nature même de notre industrie, née bonne dernière qui se traîne encore loin derrière celle des autres, qui exige un bouleverse­ment social aussi radical en Allemagne. Étant donné que le marché est déjà encombré d'articles fabriqués massivement, tant pour les besoins courants que pour le luxe, par l'Angle­terre et la France, il ne reste le plus souvent pour notre industrie d'exporta­tion que de menus objets pouvant être consommés en grandes quantités et fabriqués, d'abord par l'industrie domestique, puis plus tard, lorsque la production est devenue massive, par les machines aussi. C'est ce qui explique que l'industrie domestique (capitaliste) s'implan­te dans des secteurs aussi vastes et déblaie le terrain de manière aussi radicale. Abstraction faite des provinces prussiennes à l'est de l'Elbe, donc la Prusse orientale et occidentale, la Poméranie, la Posnanie et la plus grande partie du Brandebourg, et en outre la vieille Bavière, il y a peu de régions où le paysan ne soit pas intégré de plus en plus dans l'industrie domestique. La zone ainsi révolutionnée par l'industrie est donc bien plus grande chez nous que partout ailleurs.

De plus, comme le travailleur exerce d'abord son industrie à domicile, il s'adonne le plus souvent encore à quelques travaux des champs et il est possible de comprimer son salaire plus que partout ailleurs. Ce qui faisait jadis le bonheur du petit producteur - la combinaison de l'agriculture et de l'industrie - se transforme maintenant en moyen le plus puissant pour l'exploitation capitaliste. Le champ de pommes de terre, la vache, le jardin et le verger, tout cela lui permet de vendre au-dessous de son prix la force de travail. C'est inévitable, parce que l'ouvrier est lié à la glèbe, qui ne le nourrit qu'en partie. Dans ces conditions, l'industrie allemande est en mesure de travailler pour l'exportation, en faisant le plus souvent cadeau à l'acheteur de toute la plus-value, tandis que le profit du capitaliste consiste en une déduction du salaire normal. C'est ce qui se produit peu ou prou dans toute l'industrie domestique rurale, mais nulle part dans des proportions aussi grandes que chez nous.

À cela il faut ajouter que ce bouleversement industriel, amorcé par la révolution de 1848 avec les succès bourgeois, si faibles qu'ils aient été, a été considérablement accéléré : 1º par l'élimination de tous les obstacles intérieurs en 1866-1870, et 2º par les milliards français qui ont trouvé, en fin de compte, un placement capitaliste. Ainsi nous en sommes arrivés à un bouleversement industriel plus radical et profond, plus vaste dans l'espace, donc plus systé­ma­tique que dans n'importe quel autre pays, et cela s'effectue avec un prolétariat absolument frais et ingénu, qu'aucun échec n'a encore troublé ni démoralisé et qui, grâce à Marx com­prend les causes du développement économique et politique, et saisit mieux que tous ses ancêtres de classe les conditions de la révolution qui l'attend. C'est ce qui nous impose aussi le devoir de vaincre.

En ce qui concerne la démocratie pure et son rôle à l'avenir, je ne suis pas de ton avis. Il est dans l'ordre des choses qu'elle jouera un rôle bien inférieur en Allemagne que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais cela ne l'empêche pas qu'au moment de la révolution, elle prendra une importance momentanée sous la forme d'un parti bourgeois extrême, jouant le même rôle qu'à Francfort en 1848, lorsqu'elle fut la dernière planche de salut de toute l'économie bourgeoise et même féodale. Dans un tel moment, toute la masse réactionnaire se tiendra derrière elle et lui donnera une force accrue - tout ce qui est réaction­naire se donne alors des airs démocratiques. C'est ainsi que toute la masse féodale bureaucra­tique, dans la période de mars à septembre 1848, a soutenu les libéraux pour endiguer les mas­ses révolutionnaires et, ce résultat obtenu, les libéraux furent naturellement chassés à coups de pied aux fesses. De même, de mai 1848 à l'élection de Bonaparte en décembre, le parti républicain pur du National, le plus faible de tous les partis, a régné en France, simple­ment parce que toute la réaction s'était rassemblée et organisée derrière lui. C'est ce qui s'est produit à chaque révolution : le parti le plus souple et le plus mou, celui qui est encore en état de prendre le pouvoir entre ses mains, prend les rênes de l'État, précisément parce que, les vaincus y voient leur dernier espoir de salut.

Or donc, on ne peut escompter qu'au moment de la révolution nous ayons derrière nous la majorité des électeurs, c'est-à-dire la nation. Toute la classe bourgeoise ainsi que les vestiges des classes possédantes de la féodalité, une grande partie de la petite bourgeoisie et de la population rurale se masseront alors derrière le parti bourgeois extrême qui sera en paroles le plus révolutionnaire, et j'estime qu'il est parfaite­ment possible qu'il soit représenté au gouver­ne­­ment provisoire, et qu'il y constitue même momentanément la majorité. Ce que nous devons alors éviter c'est d'agir comme l'a fait la minorité sociale-démocrate qui a participé au gouvernement de février 1848[35]. Mais pour l'heure, c'est encore pour nous une hypothèse théorique.

Cependant les événements peuvent prendre en Allemagne un tour un, peu différent pour des raisons d'ordre militaire. Dans l'état actuel des choses, l'impulsion extérieure ne saurait venir que de la Russie. Si ce n'était pas le cas, l'impulsion viendrait de l'Allemagne elle-même, et alors la révolution ne pourra éclater qu'à partir de l'armée. De nos jours, un peuple désarmé est une grandeur tout à fait négligeable du point de vue militaire en face d'une armée moderne.

En l'occurrence, au cas où notre réserve âgée de vingt à vingt-cinq ans qui ne vote pas encore, mais qui est entraînée dans l'art militaire, entrait en action, il serait possible de sauter la phase de la démocratie pure. Mais cette question est également théorique pour l'instant, bien que je sois obligé, comme représentant du haut état-major du parti, d'envisager cette hypothèse, et ne pas l'écarter. Quoi qu'il en soit, le jour de la crise et le lendemain, notre seul adversaire, ce sera la masse réactionnaire regroupée autour de la démocratie pure - et c'est ce qu'il ne faut pas, à mon avis, perdre de vue.

Lorsque vous déposerez des propositions au Reichstag, il en est une que vous ne devrez pas oublier. En général, les domaines de l'État sont loués à de grands fermiers, plus rarement ils sont vendus aux paysans, mais leur parcelle est si petite que ces nouveaux propriétaires doivent se louer aux grandes fermés comme journaliers. Il faudrait demander que l'on afferme les grandes terres encore indivises de l'État à des associations d'ouvriers agricoles en vue de leur exploitation collective et coopérative. L'Empire allemand ne possédant pas de terres[36], cela servira de prétexte pour rejeter cette proposition. Mais je pense qu'il faut jeter ce brandon parmi les ouvriers agricoles - et l'occasion s'en présentera certainement à plusieurs reprises lors des fréquents débats sur le socialisme d'État[37]. C'est ainsi, et ainsi seulement, que l'on pourra gagner les ouvriers de la terre. C'est la meilleure méthode pour leur faire com­pren­dre qu'ils devront un jour gérer ensemble pour leur compte collectif les grands domaines de leurs gracieux maîtres et seigneurs actuels. Et de la sorte vous ferez passer à l'ami Bis­marck l'envie de vous réclamer des propositions constructives. Meilleures salutations.

Engels à A. Bebel, 20-23 janvier 1885.

Ma proposition relative à la création de coopératives de production sur les domaines de l'État n'avait pour but que d'indiquer à la majorité de la fraction parlementaire de quelle manière elle pouvait se tirer décemment du mauvais pas où elle s'était mise elle-même, en se montrant favorable à l'octroi de subventions aux compagnies maritimes[38]. À mon avis, cepen­dant, ma proposition est parfaitement correcte sur le plan des principes. Au demeurant, il est tout à fait exact que nous ne devons faire que des propositions réalisables, si nous formons des projets positifs. Je veux dire par là que ces propositions doivent être réalisables en subs­tan­ce, et peu importe alors que le gouvernement existant puisse les réaliser ou non. Je vais encore plus loin : si nous proposons des mesures - comme celle des coopératives - suscep­ti­bles de renverser la production capitaliste, alors ce ne doivent être que des mesures qui soient effectivement réalisables, bien que le gouvernement existant soit, dans l'impossibilité de les réaliser. En effet, ce gouvernement ne fait que gâcher toutes les mesures de ce genre, et s'il les réalisait ce ne serait, que pour les ruiner... De fait, aucun gouvernement de hobereaux ou de bourgeois ne réalisera jamais notre projet : il ne lui viendra jamais à l'esprit d'indiquer ou d'ouvrir la voie au prolétariat agricole des provinces orientales, afin qu'il détruise l'exploita­tion des hobereaux et des fermiers, en entraînant précisément dans le mouvement la popu­lation, dont l'exploitation et l'abrutissement fournit les régiments sur lesquels repose toute la domination de la Prusse, bref afin qu'il détruise la Prusse de l'intérieur, et ce, jusqu'à la racine!

En toute occurrence, c'est une mesure que nous devons absolument proposer tant que la grande propriété foncière y subsiste, bien qu'il s'agisse d'une mesure que nous devrons réali­ser nous-mêmes quand nous serons au pouvoir, à savoir, transférer - d'abord en affermage - les grands domaines aux coopératives gérant la terre elle-même sous la direction de l'État, l'État demeurant propriétaire du sol[39]. Cette mesure a le grand avantage d'être réalisable dans la pratique, en substance, mais aucun parti, en dehors du nôtre, ne peut s'y attaquer, autre­ment dit, aucun autre parti ne peut la galvauder. Or cette simple mesure suffirait à ruiner la Prusse - et plus vite nous la populariseront, mieux cela vaudra !

Dans ces conditions, cette mesure n'a rien à voir avec ce que proposaient Lassalle et Schulze-Delitzsch. En effet, tous deux prônaient la création de petites coopératives, l'un avec l'aide de l'État, l'autre sans elle, mais tous deux estimaient que les coopératives ne devaient pas entrer en possession de moyens de production déjà existants, mais devaient réaliser de nouvelles coopératives à côté de la production capitaliste déjà existante. Ma proposition réclame l'introduction de formes coopératives dans la production existante. Il faut donner aux coopératives une terre qui autrement serait exploitée de manière capitaliste - comme la Commune de Paris a exigé que les ouvriers fassent fonctionner en coopératives les usines arrêtées par les capitalistes. C'est la grande différence.

Marx et moi nous n'avons jamais douté que, pour passer à la pleine économie commu­niste, la gestion coopérative à grande échelle constituait une étape intermédiaire. Seulement il faudra en prévoir le fonctionnement de sorte que la société - donc tout d'abord l'État -conserve la propriété des moyens de production afin que les intérêts particuliers des coopéra­tives ne puissent pas se cristalliser en face de la société dans son ensemble. Peu importe que l'Empire ne possède pas de domaines d'État. On peut trouver la forme, tout comme dans le débat sur la Pologne[40], où les expulsions ne concernaient pas non plus directement l'Empire.

C'est précisément parce que le gouvernement ne pourra jamais accepter de telles mesures qu'il n'y avait pour nous absolument aucun danger à demander cette dotation comme contrepartie à la subvention pour la navigation à vapeur. Tu aurais naturellement raison, si le gouver­ne­ment eût pu nous suivre sur ce terrain.

La décomposition des libéraux allemands au niveau économique correspond tout à fait à ce qui se passe ici chez les radicaux anglais. Les vieux partisans de l'école de Manchester à la John Bright meurent peu à peu, et la nouvelle génération - tout comme nos Berlinois - se lance dans les réformes sociales de pur rafistolage. La seule différence, c'est qu'en Angleterre les bourgeois n'entendent pas soutenir à la fois les ouvriers de l'industrie et ceux de l'agri­culture, qui viennent tout juste de leur rendre un si brillant service aux élections et que, selon le mode anglais, il n'y a jamais intervention de l'État aussi bien que des communes. Leur pro­gramme, c'est de demander un jardinet et un petit champ de pommes de terre pour l'ouvrier agricole, et des améliorations sanitaires, etc. pour l'ouvrier des villes. Cela démontre parfaite­ment que le bourgeois doit sacrifier déjà sa propre théorie économique classique, en partie pour des raisons politiques, mais en partie aussi parce que les conséquences pratiques de cette théorie les ont jetés dans une confusion totale. C'est ce que démontre aussi la pro­gres­sion du socialisme de la chaire qui, en Angleterre comme en France, évince de plus en plus sous une forme ou sous une autre l'économie politique classique des chaires d'ensei­gne­ment. Les contradictions réelles qu'engendre le mode de production sont devenues si éclatantes qu'aucune théorie ne parvient plus à les masquer, à moins de tomber dans la salade du socialisme de la chaire, mais celui-ci n'est plus une théorie, mais un salmigondis.

Engels, à W. Liebknecht, 4 février 1885.

Le littérateur que tu m'as tout de même envoyé est, je l'espère, le dernier de cette espèce. Tu ne peux pas ne pas constater toi-même que ces gaillards éhontés abusent de toi. L'homme était tout aussi totalement indécrottable que son ami la grenouille Quarck - et si-tous deux vous rejoignent, il ne me restera qu'à m'éloigner davantage de vous.

Ne te rendras-tu donc jamais compte que cette racaille à demi-cultivée de littérateurs ne peut que falsifier nos positions et gâcher le parti ? Viereck n'aurait jamais dû entrer à ta suite au Reichstag! L'élément petit-bourgeois gagne une influence toujours plus prépondérante dans le parti. Le nom de Marx doit autant que possible être passé sous silence. Si cela devait continuer ainsi, il y aura une scission dans le parti, et tu peux y compter! Ta plus grande peur c'est que l'on choque ces messieurs les philistins.

Or il y a des moments où c'est nécessaire, et si l'on ne s'exécute pas, ils deviennent effrontés. Le passage du Manifeste sur le socialisme vrai ou allemand doit-il, après 40 ans, trouver de nouveau une application ?

Au reste, je vais bien, mais je suis diablement occupé et ne, puis faire de longues lettres.

Polémiques autour du vote de la subvention pour la navigation à vapeur[modifier le wikicode]

Déclaration de la fraction parlementaire social-démocrate. in Sozialdemokrat, 2 avril 1885.

« Ces derniers temps, notamment en janvier de cette année, on a pu lire à plusieurs reprises dans le Sozialdemokrat des attaques ouvertes et voilées contre la fraction sociale-démocrate du Reichstag allemand[41]. Ces attaques émanaient en partie de la rédaction, en partie de correspondants du journal.

Elles visaient essentiellement l'attitude des membres sociaux-démocrates du Reichstag dans l'affaire de la subvention maritime. Il y a, en outre, une résolution des camarades de Zurich qui ont pris position contre l'attitude de la majorité de la fraction dans cette affaire. Cette résolution a été publiée non seulement dans l'organe du parti, mais a encore été diffusée comme texte à part en Allemagne dans l'intention manifeste de susciter une sorte de « Mouvement d'indignation » contre les décisions de la fraction. Bien que la fraction sociale-démocrate du Reichstag sache fort bien que sa position ne puisse être ébranlée par de telles attaques, elle considère néanmoins que de tels procédés sont absolu­ment inconvenants. Elle ne dénie pas du tout à la rédaction et aux correspondants de l'organe du parti le droit d'une critique indépendante, mais considère que c'est léser gravement les intérêts du parti de discuter les décisions -des parlementaires de façon à diminuer la fraction aux yeux des militants plus éloignes du parti. Le sens du parti auquel nous appelons nos camarades doit leur dire qu'un tel procédé est propre à diminuer la capacité d'action du parti et, dans, les moments importants, de la paralyser même. Au lieu de rendre par là encore plus difficile la dure lutte [sic] des représentants élus de la cause ouvrière contre des ennemis disposant de forces supérieures, chaque militant du parti devrait s'efforcer d'étouffer les germes de discorde et nouer de plus en plus solidement les liens de la concorde. Il est du devoir particulier de la rédaction du Sozialdemokrat d'agir dans cet esprit et de ne jamais oublier que l'organe du parti ne doit en aucune circonstance entrer en opposition avec la frac­tion qui porte la responsabilité morale pour le contenu du journal.

Ce n'est pas au journal de déterminer la position de la fraction, mais c'est à la fraction de contrôler la position du journal.

En conséquence, la fraction attend que de telles attaques cessent à l'avenir et que la rédac­tion évite tout ce qui pourrait être contraire à l'esprit de la déclaration ci-dessus. Berlin, le 20 mars 1885.

La fraction sociale-démocrate du Reichstag. »

Engels à A. Bebel, 4 avril 1885.

Ces messieurs de la majorité de la fraction parlementaire veulent donc se constituer en « puissance », à en juger par leur déclaration dans le Sozialdemokrat d'aujourd'hui. Par elle-mê­me, la tentative est molle et c'est au fond un brevet d'indigence : nous rageons contre l'attitude du journal qui est à l'opposé de la nôtre, nous voulons être responsables du contraire de ce que nous pensons... et nous ne savons pas comment remédier à cette situation - qu'on nous plaigne!

Mais c'est en même temps le premier pas vers la constitution de l'élément petit-bourgeois en cercle dirigeant et officiel dans le parti et vers l'évincement de l'élément prolétarien qui est tout juste toléré, il faut évidemment voir jusqu'où ils oseront se risquer dans cette voie. S'ils s'emparent du Sozialdemokrat, il me sera impossible de continuer à l'étranger de défendre le parti presque sans condition quoi qu'il arrive, comme je l'ai fait jusqu'ici. Et votre commis­sion d'enquête semble manifester des velléités de s'emparer de l'organe. Au reste, le mécon­ten­tement semble provenir essentiellement de ce qu'on les a forcés tout de même à voter contre le projet de subventions à la navigation à vapeur, auquel ils tenaient au fond de leur âme...

Kautsky vient tout juste d'arriver avec une longue lettre de Bernstein sur le conflit qui l'oppose à la fraction. Je lui ai dit qu'à mon avis Bernstein avait aussi le devoir de donner dans le journal la parole à la base du parti, et que la fraction parlementaire n'a aucun droit de l'en empêcher. S'il se place sur ce terrain, la fraction ne pourra rien contre lui. Deuxième­ment, il ne doit pas se laisser pousser par la fraction à poser la question de son maintien au journal, car ces gens veulent précisément se débarrasser de lui et il ne faut pas leur faire ce grand plaisir. Troisièmement, il ne doit pas prendre à son compte la responsabilité pour les articles des autres, sans avoir le droit de les nommer. Tu sais à qui je fais allusion[42]: celui qui a écrit le plus d'articles dans l'histoire de la subvention maritime et a tant mis en émoi la ma­jo­rité de la fraction. Il semble que Bernstein en ait endossé personnellement la responsa­bilité. Depuis longtemps déjà il a été amené à engager la lutte contre la section petite-bour­geoise : celle-ci vient simplement de revêtir une autre forme, mais l'objet en reste le même. Je pense comme toi que ces messieurs ne voudront pas pousser l'affaire jusqu'à l'extrême, quoi­qu'ils veuillent exploiter au maximum la position que leur donne la loi antiso­cialiste, sous le régime de laquelle leurs électeurs ne peuvent se déclarer officiellement et authenti­quement contre eux et au-dessus d'eux.

À mon avis, l'affaire se déroulerait encore mieux, si le Sozialdemokrat cessait de porter la marque officielle qu'on lui colle dessus. À l'époque c'était très bien, mais cela ne sert plus à rien maintenant. Tu sais mieux que moi-même, si c'est faisable et comment.

Déjà 25 placards (sur 38) du Capital, livre Il sont imprimés. Le livre III est en chantier. Il est absolument brillant. Ce renversement total de la vieille économie politique est véritable­ment inouï. Ce n'est qu'à cela que notre théorie doit que sa base est inébranlable, et que nous son-unes en mesure de faire victorieusement front aux assauts d'où qu'ils viennent. Lorsque tout cela sera publié le philistinisme dans le parti recevra, lui aussi de nouveau un bon coup, et il s'en souviendra. En effet, grâce à ces textes, les questions générales d'écono­mie apparaî­tront de nouveau au premier plan[43].

Engels à Ed. Bernstein, 15 mai 1885.

Il faut tout de même que je t'envoie de nouveau quelques lignes, car sinon tu deviendrais par trop mélancolique. Kautsky et toi vous semblez trop pleurer misère et on pourrait en faire tout un concert en mode mineur - c'est tout à fait comme la trompette chez Wagner qui reten­tit aussitôt que survient une mauvaise nouvelle. Alors vous oubliez toujours le vieux dicton : on ne mange pas la soupe aussi chaude qu'on l'a cuite.

L'impression faite sur tout le monde par, la collision entre la fraction parlementaire et la rédaction du Sozialdemokrat est immanquablement que la fraction s'est discréditée et ridicu­lisée. Et si cette dernière tient à récidiver, il ne faut pas l'en empêcher. Si tu avais imprimé leur première brille[44] comme ils le réclamaient, ils se seraient encore ridiculisés davantage, et la « tempête d'indignation » aurait gagné tout le pays. Certes il était difficile de te demander cela tout au début, mais il n'est pas de notre intérêt d'empêcher que la fraction parlementaire se manifeste telle qu'elle est. Au point où en sont les choses maintenant, la fraction et la rédaction se font face - pour le public - comme des puissances ayant les mêmes droits. C'est le résultat de la dernière longue proclamation de compromis, fi faut donc attendre la suite.

J'ai eu la visite de Singer dimanche dernier, et j'ai coupé court à tous ses discours : la première déclaration de la fraction, disait-il, n'aurait pas été dirigée tant contre l'article du jour­nal que contre la (prétendue) tentative de susciter une vague d'indignation contre la fraction parlementaire. Cela, dis-je, le public ne peut le savoir. Si vous faites une déclaration publique, elle ne peut que se rapporter à des faits qui sont de notoriété publique. Mais s'ils commencent à s'en prendre au journal pour des choses qui n'y ont même pas été reproduites, le public dira avec raison : Que veulent donc ces messieurs, si ce n'est réprimer les manifes­tations de la libre opinion ? C'est ce qu'il dut reconnaître. Je dis alors qu'à en juger à un style que je connais bien, la plupart des articles qui avaient déplu, étaient de la plume de Liebk­necht. Et Singer de répondre : Tout à fait juste, et nous l'avons aussi dit vertement à Liebknecht dans la fraction... - Moi : il n'est pas bon d'adresser des reproches publics à un journal qui imprime des données provenant de la fraction elle-même. Vous auriez dû arranger cela entre vous. Au lieu de cela, vous attaquez la rédaction publiquement pour des affaires qui sont purement internes à la fraction parlementaire. Sur quoi la rédaction doit-elle s'appuyer dès lors ? Il ne put rien rétorquer. Bref, ils se sont couverts de ridicule dans cette démarche inconsidérée, et c'est la rédaction qui a remporté la victoire aux yeux du public. C'est ce qu'il dut aussi reconnaître indirectement. Comme je ne m'en tins qu'aux points essentiels et écartai tous les racontards personnels dans lesquels il se complaisait, les choses furent réglées en dix minutes.

Cela ne met certes pas encore un point final à l'affaire. Mais nous connaissons maintenant le point faible de ces messieurs. Si j'étais à la tête du Sozialdemokrat, je ne mêlerais pas la rédaction aux affaires de la fraction qui pourrait faire comme il lui plait au Reichstag; je laisserais le soin de la critique aux camarades du parti, par le truchement de l' « expression de la libre opinion » que l'on aime tant, et je déclarerai une fois pour toutes à Liebknecht qu'il est lui-même responsable de ses articles vis-à-vis de la fraction, dont il fait partie, afin qu'au moins il cesse son double jeu. Tout ce qu'il nous faut par ailleurs, c'est que le journal continue d'être rédigé dans la même direction énergique. Étant donné toutes les salades que publie notre presse en Allemagne, il importe avant tout de préserver les principes dans le Sozial­demokrat, plutôt que de critiquer les façons de faire de la fraction. Les élus ne se chargent-ils pas eux-mêmes d'éclairer l'électeur sur ce que vaut leur élu ? Et pour le reste, on trouve assez d'occasions dans les faits quotidiens pour mettre en évidence la position du parti, même si on abandonne la fraction à elle-même et aux camarades du parti. En effet, ce qui les fait le plus enrager, ce sont précisément les principes, et ceux-là ils ne se permettent pas de les attaquer publiquement.

Le Reichstag va bientôt se séparer. Dans l'intervalle, ces messieurs - bien qu'ils soient presque tous des protectionnistes inavoués - ont pu voir comment fonctionnait le protection­nisme. C'est déjà une première déception, et ils en subiront encore quelques autres. Cela ne change rien à leur caractère philistin, mais doit leur faire perdre un peu de leur assurance dans leurs interventions et provoquer une scission parmi eux dans les questions qui touchent à la petite bourgeoisie, si bien qu'ils seront obligés de prendre position pour ou contre. Il suffit que des gens de cette espèce disposent d'une petite marge de liberté pour qu'ils se rendent mutuellement inoffensifs.

En somme et à mon avis, notre politique est de temporiser. Ils ont la loi anti-socialiste pour eux, et si pendant sa durée d'application ils trouvent simplement l'occasion de montrer ce qu'ils sont, nous avons tout ce qu'il faut pour la suite. Jusque-là nous devons, surtout dans la presse, affirmer jusqu'au bout toutes nos positions, ce qui suscite toujours une opposition directe. Contourner un obstacle est également un moyen utilisé par la défensive accompagnée de coups offensifs en retour. Pour le moment, nous en avons beaucoup contre nous. Bebel est malade et, à ce qu'il semble, découragé. Il ne m'est pas possible non plus d'apporter mon aide comme je le voudrais, tant que je n'en aurai pas fini avec les manuscrits de Marx. Dans ces conditions, le poids de la lutte retombe sur toi et Kautsky. Mais n'oublie pas la vieille règle : ne pas oublier l'avenir du mouvement dans le mouvement et le combat actuels - et l'avenir nous appartiendra[45]. D'un seul coup le troisième livre du Capital pulvérise tous ces gaillards.

Ton F. E.

Vers la scission ?[modifier le wikicode]

Engels à F. -A. Sorge, 3 juin 1885.

Tu as eu le même pressentiment justifié que moi à propos des gaillards qui siègent au Reichstag : ils ont laissé poindre leurs énormes ambitions de philistins petits-bourgeois à l'occasion du vote des subventions maritimes. On en est presque arrivé à la scission, ce qui n'est pas souhaitable tant que la loi anti-socialiste est en vigueur. Mais dès que nous aurons de nouveau un peu les coudées franches, la scission se produira sans doute, et alors elle sera utile. Une fraction socialiste petite-bourgeoise est inévitable dans un pays comme l'Alle­magne, où la petite-bourgeoisie, plus qu'un droit historique à l'existence, « n'a pas de date du tout ». Elle aura même son utilité dès qu'elle se sera constituée en parti séparé de celui du prolétariat[46].

Mais actuellement cette séparation n'entraînerait que des inconvénients si nous la provo­quions. Or donc la meilleure solution serait qu'ils déclarent pratiquement eux-mêmes se séparer de notre programme - et nous pourrions alors leur taper dessus.

Engels à A. Bebel, 22 juin 1885.

Je réponds tout de suite à ta lettre du 19 que je viens de recevoir ce matin[47], afin que tu puisses l'avoir avant ton grand voyage (en Amérique).

J'ai été tenu au courant des derniers développements dans leurs lignes, du moins pour ce qui a trait aux manifestations publiques. Ainsi j'ai pu lire les diverses incongruités de Geiser et Frohme ainsi que tes brèves et cinglantes réponses[48].

Toute cette salade nous la devons surtout à Liebknecht et à sa manie de favoriser les écri­vas­siers de merde cultivés et les personnages occupant des positions bourgeoises, grâce à quoi on peut faire l'important vis-à-vis du philistin. Il est incapable de résister à un littérateur et à un marchand qui font les yeux doux au socialisme. Or ce sont là précisément en Allemagne les gens les plus dangereux, et depuis 1845 Marx et moi nous n'avons cessé de les combattre. À peine leur ouvre-t-on la porte du parti qu'ils s'y engouffrent et se mettent en avant - et l'on est obligé d'arrondir sans cesse les angles, parce que leur point de vue petit-bourgeois entre à tout moment en conflit avec le radicalisme des masses prolétariennes ou parce qu'ils veulent falsifier les positions de classe. Malgré tout, je reste persuadé que Liebknecht, lorsqu'il devra vraiment se décider, se rangera à nos côtés et il affirmera par-dessus le marché qu'il n'a jamais dit cela et que nous Pouvons empêcher de foncer plus tôt dans le tas. Cependant, c'est une bonne chose qu'il ait reçu une petite leçon.

Il est certain que nous aurons une scission, mais je persiste à penser que nous ne devons pas la provoquer sous le régime de la loi anti-socialiste. Si elle nous tombe sur le poil, il faudra alors y faire face. Il faut donc s'y préparer, et il y a trois postes que nous devons conserver dans tous les cas, à mon avis : 1º l'imprimerie et la maison d'édition de Zurich; 2º la direction du Sozialdemokrat, et 3º celle de la Neue Zeit. Ce sont les seuls postes qui sont encore entre nos mains, et ils suffisent aussi sous le régime de la loi anti-socialiste pour que nous puissions communiquer avec le parti. Tous les autres postes dans la presse sont aux mains de messieurs les philistins, mais ils ne font pas le poids - et de loin - avec ces trois postes. Tu pourras empêcher maintes choses que l'on projette contre nous et tu devrais, à mon avis, faire en sorte que ces trois postes nous restent assurés d'une façon ou d'une autre. Tu sais sans doute mieux que moi comment il faut engager l'affaire. Bernstein et Kautsky se sentent naturellement très ébranlés dans leur fonction rédactionnelle comme cela se conçoit, et ils ont besoin de réconfort. Il saute aux yeux que l'on intrigue fortement contre eux. Or ce sont là de bons éléments tout à fait utilisables -Bernstein a un esprit théorique très ouvert, et avec cela il a de l'humour et sait répondre du tac au tac, mais il manque encore quelque peu de confiance en lui - ce qui est plutôt rare et est plutôt une chance aujourd'hui, où règne en général la folie des grandeurs même chez la dernière bourrique qui a fait des études. Kautsky a appris une masse considérable de bêtises dans les universités, mais il se donne le plus grand mal à les désapprendre. Or tous deux peuvent supporter une critique franche, fis ont bien saisi l'essen­tiel et on peut se fier à eux. Ces deux-là sont de véritables perles étant donné la nouvelle génération d'affreux littérateurs qui se pendent aux mamelles du parti.

Je suis en accord total avec ce que tu dis sur les représentants parlementaires en général et l'impossibilité de créer une représentation authentiquement prolétarienne - en temps de paix comme c'est le cas actuellement. Les parlementaires nécessairement plus ou moins bourgeois sont un mal tout aussi inévitable que les ouvriers, qui sont mis au ban par la bourgeoisie et perdent en conséquence leur emploi, et deviennent des agitateurs professionnels à la charge du parti. Ce dernier phénomène était déjà largement engagé en 1839-1848 chez les chartistes, et j'ai pu le constater alors déjà. Lorsque l'indemnité parlementaire sera introduite, ces derniers se rangeront aux côtés des parlementaires des milieux essentiellement bourgeois ou petits-bourgeois, voire « cultivés ». Mais tout cela sera surmonté. J'ai une confiance absolue en notre prolétariat, comme j'ai une méfiance infinie contre tout le philistinisme allemand en pleine décomposition. Et si les temps vont s'animer quelque peu, le combat prendra des formes si aiguës qu'on pourra le mener avec passion; le combat prenant alors de plus amples dimensions, tu verras disparaître l'irritation que suscitent la mesquinerie et le philistisme borné auxquels tu dois aujourd'hui t'opposer dans un harassant combat d'escarmouches, que je connais fort bien par ma vieille expérience de la lutte militante. C'est alors seulement que nous aurons les véritables gens au parlement. Mais bien sûr, il est très facile de parler de loin. Jusque-là tu auras à avaler tout cet infect brouet, et ce n'est vraiment pas agréable. En tout cas, je me réjouis que tu sois de nouveau en bonne forme physique. Épargne tes nerfs pour des temps meilleurs : nous en ayons encore besoin.

Engels à A. Bebel, 24 juillet 1885.

Les chamailleries prennent un tour relativement favorable dans le parti, pour autant que je puisse en juger d'ici. Frohme entraîne ses camarades autant qu'il le peut dans la mélasse - ce qui ne peut que nous être agréable - mais par bonheur Liebknecht est là avec son action salvatrice! Il a averti toute la bande qu'il irait à Francfort pour remettre tout en ordre. Si cela ne réussissait pas, il faudrait que Frohme soit fichu dehors. Dans toute cette affaire, Liebk­necht joue le rôle joyeusement comique de la poule qui a couvé des canetons : il a voulu nourrir dans son sein des socialistes « cultivés » et voilà que des philistins et des petits-bourgeois sont sortis de l’œuf - et la brave poule veut nous faire accroître maintenant que ce sont tout de même des poussins qui, certes, nagent maintenant dans le courant bourgeois, mais en tout cas ne sont, pas des canetons. Là aussi il n'y a rien à faire, il faut tenir compte de ses illusions, mais il semble tout de même qu'il soit allé un peu trop loin, à en croire les comptes rendus de la presse[49]. En somme, toute cette affaire suscitera simplement la con­scien­ce dans le parti qu'il existe deux tendances dans son sein, dont l'une donne la direction aux masses, l'autre à la majorité des prétendus chefs, et que ces deux tendances doivent diverger de plus en plus fortement. Tout cela prépare la scission qui, viendra plus tard - et c'est très bien. Mais ces messieurs de l'aile droite y réfléchiront à deux fois-avant de lancer un nouvel oukase.

Chez Kautsky, tu as touché en plein le point faible décisif. Sa tendance juvénile à se faire un jugement rapide a encore été renforcée par la misérable méthode de l'enseignement de l'histoire dans les universités -notamment en Autriche. - On y apprend systématiquement aux étudiants à faire des travaux historiques à partir d'un matériel dont on sait qu'il est insuffisant, mais qu'ils doivent néanmoins traiter comme s'il était suffisant, bref ils doivent écrire des choses qu'ils ne peuvent connaître que de manière erronée, mais qu'ils doivent tenir pour juste. C'est naturellement ce qui a rendu d'abord Kautsky si outrecuidant. Vient ensuite la vie de littérateur - écrire pour toucher des honoraires, et écrire beaucoup. C'est ainsi qu'il n'a absolument aucune idée de ce qu'est un travail véritablement scientifique. Sur ce plan, il s'est sérieusement brûlé les doigts à plusieurs reprises, avec son histoire démographique et ensuite avec ses articles sur le Mariage dans la préhistoire. C'est ce que je lui ai fait comprendre de bonne foi et en toute amitié, et je ne lui épargne rien sur ce plan, critiquant impitoyable­ment sous cet angle, tout ce qu'il écrit. Par bonheur, je peux le consoler en lui disant que, dans mon impétueuse jeunesse, j'ai fait exactement comme lui, et que je n'ai appris à travail­ler qu'au contact de Marx. C'est ce qui est aussi d'un grand secours.

Engels à A. Bebel, 28 octobre 1885.

À mon avis, tu ne juges pas les Français de manière tout à fait juste[50]. A Paris, la masse est « socialiste » au sens d'un vague socialisme assez neutre, distillé tout au long des années à partir des Proudhon, Louis Blanc, Pierre Leroux, etc. La seule expérience qu'ils aient faite avec le communisme est celle de l'utopie de Cabet : elle finit dans une colonie-modèle en Amérique, c'est-à-dire par la fuite à l'étranger, les chamailleries et une demie -banqueroute en Amérique[51]. Tout ce qu'il y a en plus leur vient d'Allemagne, et il n'y a pas lieu de s'étonner que la France - le pays qui de 1789 à 1850 non seulement formula avec le plus de force et de rigueur les idées politiques, mais les traduisit encore en pratique -, se cabre un peu à l'idée de sanctionner elle-même la démission de la direction théorique de la révolution, surtout après la glorieuse Commune et en faveur, par-dessus le marché, d'une Allemagne que les ouvriers de Paris ont pratiquement vaincue en 1870, étant donné que l'armée allemande ne s'est pas risquée à occuper Paris, un cas qui, il faut bien le dire, ne s'est jamais produit auparavant dans l'histoire militaire[52]. Avec tout cela, comment les ouvriers français pourraient-ils avoir une vision plus claire ? Même l'édition française du Capital est, pour eux, un livre qui reste plein de mystères, et pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui sont cultivés. Tout ce qu'ils connaissent, c'est mon Développement du socialisme [Socialisme utopique et socialis­me scientifique], et celui-ci a eu un effet surprenant, en vérité. Aucun des chefs - je fais abstraction ici de Vaillant qui, en tant que blanquiste, a une tout autre tactique que nous - ne sait l'allemand. Madame Lafargue traduit en ce moment - enfin - le Manifeste en bon fran­çais. La compréhension de la théorie est encore assez fruste, même chez les chefs, et si tu connaissais Paris tu comprendrais combien la vie y est facile et l'agitation est simple, mais qu'il est en revanche difficile d'y travailler sérieusement. Dans ces conditions, d'où pourrait bien venir aux ouvriers français une plus claire conscience des choses ?

À cela s'ajoute, en ce qui concerne les élections, une autre chose. En Allemagne, on vole facilement pour un social-démocrate, parce que nous sommes le seul parti d'opposition véritable et que le Reichstag n'a tout de même pas voix au chapitre, si bien qu'il importe peu finalement que l'on vote pour l'un ou pour l'autre des « chiens que nous sommes de toute façon ». A la rigueur, on peut considérer le Centre comme un parti ayant une politique auto­nome. Sur ce plan, les choses se passent tout autrement en France. Étant donné que la Chambre est la puissance décisive dans le pays, il importe de ne pas laisser perdre son bulle­tin de vote. Et de plus, il faut savoir que les gambettistes représentent un progrès par rapport aux monarchistes, comme les radicaux par rapport aux gambettistes - et c'est ce que la prati­que confirme aussi. La réaction des hobereaux s'étale en Allemagne depuis 1870, et tout régresse. En France, ils ont maintenant les meilleures écoles du monde, avec une sévère obligation scolaire, alors que Bismarck ne réussit pas à en finir avec les curés, ils ont été totale­ment évincés des écoles en France. Notre armée allemande - abstraction faite de la pro­gres­sion des éléments sociaux-démocrates - est plus que jamais l'instrument le plus infâme de la réaction. En France, le service militaire obligatoire pour tous a considérable­ment rappro­ché l'armée du peuple, et c'est elle avant tout qui rend impossible une restaura­tion de la mo­nar­chie (cf. 1878). Et si maintenant les radicaux accèdent au pouvoir et sont obligés de réaliser leur programme, cela signifie : décentralisation de l'administration, auto-administra­tion des départements et des communes, comme en Amérique et en France dans les années 1792-98, la séparation de l'Église et de L’État, chacun payant lui-même son curé. Pas plus en Allemagne qu'en France, nous ne sommes encore capables de diriger l'évolution historique. Mais cette évolution n'en est pas pour autant immobile. Il se trouve simplement qu'elle est momentanément en régression dans l'Empire allemand, tandis qu'en France elle progresse toujours. Mais notre tour viendra bientôt - et ce sera le cours lent, mais sûr de l'histoire - dès lors que les partis bourgeois et petits-bour­geois auront effectivement et tangiblement démon­tré leur incapacité de diriger le pays et qu'ils seront là comme ces bourriques. (En Allemagne, nous pourrions arriver au pouvoir un peu plus tôt à la suite d'une révolution en France, mais seulement au cas où l'ouragan européen nous entraînerait dans son tourbillon.) C'est pourquoi, en un sens, les ouvriers parisiens s'en remettent à leur juste instinct en soutenant à chaque fois le parti le plus radical possible. Dès que les radicaux seront au pouvoir, ce même instinct les poussera dans les bras des communistes, car les radicaux ne jurent que par le vieux programme confus des socia­listes (non communistes), et ils doivent faire faillite en même temps que lui. Et dès lors l'instinct coïncidera avec la raison, le parti le plus radical possible étant alors le parti du prolétariat lui-même - et alors cela ira vite.

Cependant les Anglais et les Français ont depuis longtemps déjà oublié leur virginité pré-révolutionnaire, alors que nous autres Allemands nous traînons toujours encore avec nous cet ornement parfois très gênant, puisque nous n'avons pas encore fait jusqu'ici de révolution autonome. L'un et l'autre ont leurs avantages et leurs inconvénients, mais il serait injuste de mesurer l'attitude des ouvriers des trois pays d'après un seul et même étalon.

Problèmes de la violence[modifier le wikicode]

Fr. Engels à A. Bebel, 17 novembre 1885.

J'ai répondu en détail à une longue lettre de Schumacher[53] justifiant sa position lors du vote sur la subvention maritime, et j'ai réaffirmé à cette occasion mon vieux point de vue. Si pour ménager les soi-disant préjugés de certains électeurs, on ne veut pas voter systéma­ti­quement contre une aide de l'État tirée de la poche des ouvriers et des paysans au profit de la bourgeoisie, il faut voter seulement, a mon avis, lorsque l'État consent une aide d'un égal mon­tant au profit direct des ouvriers, urbains et campagnards - notamment pour des coopé­ra­tives d'ouvriers agricoles sur des domaines de l'État[54].

Afin d'éviter des malentendus, je l'ai prié de faire toujours état de la lettre entière, au cas où il l'utiliserait auprès d'autres camarades.

Voilà que Liebknecht passe très -hardiment au premier plan : la série écrite en prison, la lecture du Capital à moitié oublié et la prise de conscience toujours plus claire d'être assis entre deux chaises, tout cela semble avoir eu un effet très utile[55]. J'en suis très content – pour­vu que cela dure. Au moment décisif, il se trouvera certainement du bon côté, mais jusqu'à ce qu'on en vienne là, il nous occasionnera les pires tourments avec ses tendances à se dissi­muler les difficultés - ce qu'il tient pour de la diplomatie, domaine dans lequel il nous dépasse tous de très loin.

La guerre européenne commence à nous menacer sérieusement. Ces misérables vestiges de petites nations surannées - Serbes, Bulgares, Grecs et autre racaille pour laquelle le philistin libéral éprouve des transports - ne peuvent souffrir que l'un quelconque d'entre eux vive tranquillement et ne peuvent s'empêcher de se prendre à la gorge pour se dépouiller. Que tout cela est merveilleux et conforme aux aspirations du philistin qui s'enthousiasme pour le principe des nationalités[56], selon lequel chacune de ces tribus naines dispose du droit de paix et de guerre pour toute l'Europe. Le premier coup de feu est tiré à Dragoman - mais nul ne peut dire où et quand le dernier sera tiré.

Notre mouvement avance de manière admirable : partout, vraiment partout, les conditions sociales travaillent à le servir. Nous avons encore tant besoin de quelques années de déve­loppement tranquille pour nous renforcer, qu'il ne faut pas souhaiter jusque-là de grand chambardement. Celui-ci, en effet, ne ferait que nous repousser à l'arrière-plan pour des années, et il serait ensuite probable qu'il nous faudrait de nouveau tout recommencer par le début - comme après 1850.

Au reste, une guerre pourrait susciter à Paris une révolu­tion, qui par ricochet pourrait de nouveau déclencher le mouvement dans le reste de l'Europe. Dans ce cas - dans des condi­tions certainement génératrices de chauvinisme aigu - les Français seraient les chefs - ce dont leur niveau théorique de développement les rend absolument incapables. C'est précisément pour les Français - qui depuis 1871 ne cessent de se développer excellemment sur le plan politique, avec la conséquence logique qui leur est propre quoiqu'elle leur soit inconsciente - à savoir que quelques années de règne tranquille des radicaux seraient le plus précieux. En effet, ces radicaux se sont appropriés tout le socialisme moyen, courant dans le pays, ce bric à brac d'idées de Louis Blanc, Proudhon, etc., et nous aurions un intérêt énorme à ce qu'ils aient l'occasion de tuer ces phrases dans la praxis.

Par contre, une grande guerre, si elle venait à éclater, mettrait aux prises six millions de soldats sur les champs de bataille et coûterait une quantité inouïe d'argent. Cela aboutirait à un bain de sang, à des destructions et enfin à un épuisement sans précédent dans l'histoire. C'est ce qui explique aussi que ces messieurs en aient eux-mêmes une telle peur. Et voici ce que l'on peut prédire : si cette guerre arrive ce sera l'ultime, et ce sera l'effondrement total de l'État de classe, sur le plan politique, militaire, économique (même financier) et moral. Cela peut aller jusqu'au moment où la machine de guerre elle-même se rebelle et refuse que les populations s'entre-déchirent à cause de ces lamentables peuples balkaniques. C'est le mot cher à l'État de classe : après nous le déluge! (en Fr.). Or, après le déluge, c'est nous qui arriverons - et nous seuls.

Les choses restent en l'état : quoi qu'il puisse arriver, cela tourne en un moyen de porter notre parti au pouvoiret de mettre fin à toute la fripouillerie. Mais j'avoue que je souhaite que tout se passe sans cette tuerie, car elle n'est pas indispensable. Mais si elle doit avoir lieu, alors je veux espérer que ma vieille carcasse ne m'empêchera pas au moment voulu de remonter à cheval.

Engels à A. Bebel, 12 avril 1886.

Merci pour le compte rendu des débats sur la prolongation de la loi anti-socialiste - il nous a fait grand plaisir[57]. Voilà au moins, de nouveau, quelque, chose qui est à la hauteur du mou­ve­ment, et c'est l'impression que l'on en a depuis le début jusqu'à la fin. Même Liebk­necht est redevenu comme dans le temps : la concurrence française semble avoir un effet salutaire. Le spectacle de toute cette bande - on dirait presque meute - qui se presse autour de toi pour aboyer et t'attaquer et qui est repoussée à grands coups de fouet, ce specta­cle est proprement réjouis­sant. Quelle chance qu'en dehors de vous deux, il n'y ait eu que Vollmar qui ait dit quelques mots et que Singer, bassement attaqué dans sa personne, air dû répondre avec violence, tandis que la masse des dociles de la fraction parlementaire avait le doigt dans la bouche. La peur de ces messieurs devant le régicide est ridicule. Eux-mêmes ou leurs pères ont tous chanté :

Qui n'a jamais eu autant de déveine

Que notre bourgmestre Tschech[58] ?

De n'avoir pu réussir, à deux pas,

À abattre ce gros lard!

À l'époque, la bourgeoisie avait, il est vrai, encore un peu de force vitale, et la différence apparaît précisément dans le fait que cette chanson a eu pour auteur la baronne von Droste-Vischering en 1844, alors que le Kulturkampf est mené aujourd'hui avec les armes les plus éculées, brandies par les bras les plus fatigués...

Il semble que Bismarck ait été très en colère, mais il parlait manifestement à l'adresse du kronprinz : Laura et Tussy répondront certainement à ses ridicules accusations contre Marx[59]. Parmi les autres discours, celui de Hänel est le meilleur du point de vue juridique : il met en lumière l'absurdité de la revendication selon laquelle les citoyens ne doivent pas seulement se plier devant l'État de manière extérieure, mais encore intérieure, puisqu'on réclame que l'intention et sa simple formulation soit déclarée coupable, bref quelque chose qui se situe en dehors du champ d'application de la loi. De telles exigences montrent combien toutes les concep­tions juridiques de la bourgeoisie ont fait naufrage en Allemagne. Les conceptions juri­di­ques n'ont jamais existé que chez la bourgeoisie d'opposition, alors que dans la réalité nous avons toujours eu l'absence de droit de l'État policier, soit ce qui, dans d'autres pays, ne se fait que de façon honteuse ou a été imposé par un coup d'État (exception faite toujours de l'Irlande).

Déclaration des filles de Marx

Sozialdemokrat no 16, 15 avril 1886.

Dans la séance du Reichstag du 31 mars, Monsieur de Bismarck a affirmé selon le compte rendu sténographique : « Il [Bebel] s'est référé à Marx. Eh bien, que Marx n'ait pas élevé des meurtriers, cela je ne le sais pas; car pour autant que j'ai entendu dire, l'homme qui a tiré sur moi les coups de revolver dont je porte encore les cicatrices, est Blind, un disciple de Marx. » À cette peur étrange qu'éprouve Monsieur de Bismarck pour feu notre père, nous répondrons comme suit :

1. Ferdinand Blind n'avait plus vu ni parlé à Marx douze ou treize ans environ avant l'attentat;

2. Si Ferdinand Blind a tiré sur Monsieur de Bismarck et a marché courageusement à la mort pour cette action, il ne pouvait avoir que de courageux motifs de patriotisme allemand, car il cherchait à préserver l'Allemagne d'une guerre civile, et l'opinion publique allemande, libérale, progressive et démocratique, bref la bourgeoisie alle­mande, des actes de violence de Bismarck. Or ces deux choses étaient au plus haut point indifférentes à notre père;

3. Monsieur de Bismarck, dont Louis Bonaparte était le maître et le modèle à suivre, tout comme les autres « grands hommes » dont se pare le règne capitaliste en déclin fie sont que des figures qui amusaient au plus haut point Marx et qui ne sont à la rigueur que des auxiliaires indirects et involontaires de la révolution prolétarienne. Marx n'avait pas le moindre intérêt à ce que de telles personnes soient sauvées par une mort préma­turée de leur inévitable Sedan, aussi bien intérieur qu'extérieur;

4. L'idée qui fait frissonner et trembler comme dans les mauvais romans, à savoir qu'un homme comme Marx pouvait s'adonner à « l'élevage de meurtriers » démontre une fois de plus combien Marx avait raison de ne voir en Bismarck qu'un junker prussien haute­ment borné malgré toute sa rouerie, un homme d'État tout à fait incapable de saisir un quelconque grand mouvement historique.

Paris et Londres, le 14 avril 1886. Laura Lafargue, Eléanore Marx-Aveling.

La future guerre mondiale et la Révolution[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel, 13 septembre 1886.

Ce qui m'étonne dans toute cette histoire bulgare et orientale[60], c'est que les Russes commencent maintenant seulement à s'apercevoir, comme Marx en informait l'Internationale dès 1870, qu'ils sont devenus l'arbitre de l'Europe grâce à l'annexion de l'Alsace, etc.[61]. La seule explication possible en est : depuis la guerre, le système militaire prussien de landwehr a été réintroduit partout - dès 1874 en Russie - et qu'il lui faut de dix à douze ans pour déve­lo­p­per une forte armée correspondante.

Or celle-ci existe maintenant en France aussi - et alors cela peut démarrer. C'est ce qui explique aussi que l'armée russe, noyau du panslavisme, exerce sur le gouvernement une pression telle que le tsar a dû surmonter sa répulsion pour la France républicaine et n'ait eu qu'une alternative pour la politique russe en Orient : ou bien la poursuivre en alliance avec la France ou avec l'accord de Bismarck. Pour Bismarck et l'Empereur, l'alternative était la suivante : d'une part, résister à la Russie et avoir alors la pers­pec­tive d'une alliance franco-russe et d'une guerre mondiale, ou la certitude d'une révolution russe grâce à l'alliance des panslavistes et des nihilistes; d'autre part, céder à la Russie, autrement dit trahir l'Autriche. Que Bismarck et Guillaume n'aient pu agir autrement qu'ils l'ont fait - cela s'entend de leur point de vue - et le plus grand progrès réside précisément dans le fait que les intérêts des Ho­henzollern deviennent, incompatibles aux yeux de tous avec ceux de l'Allemagne, voire que cette opposition apparaisse comme insurmontable. L'Empire allemand sera mis en danger de mort par son fondement prussien.

Pour l'heure, on arrivera toujours à rafistoler les choses pour que cela tienne jusqu'au printemps; mais les panslavistes voient grandir leur appétit au fur et à mesure qu'ils mangent, et ils n'auront plus d'occasion aussi favorable avant longtemps. Si les Russes parviennent à occuper la Bulgarie, alors ils continueront en direction de Constantinople - s'ils ne se heurtent pas à des obstacles majeurs -par exemple, à une alliance de l'Angleterre de l'Autriche et de l'Allemagne. C'est ce qui explique les cris de détresse lancés par Bismarck à l'Angleterre afin qu'elle mène une politique active contre la Russie - et c'est ce qu'a repris maintenant le Standard qui le répète quotidiennement, afin que l’Angleterre évite la guerre mondiale[62].

En tout cas l'antagonisme entre l'Autriche et la Russie s'est aiguisé dans les Balkans, au point que la guerre semble plus vraisemblable que la paix. Et ici, il n'y a plus de localisation possible de la guerre. Mais ce qui résultera de tout cela - celui qui en sortira vainqueur - il n'est pas possible de le dire à l'avance. Il est incontestable que l'armée allemande est la meilleure et la mieux dirigée, mais ce n'est qu'une armée parmi de nombreuses autres. Les Autrichiens ont des réactions imprévisibles, même sur le plan militaire tant pour ce qui est des effectifs que de la direction. De fait, ils ont toujours su faire battre les meilleurs soldats. Comme toujours, les Russes se mystifient eux-mêmes sur leurs forces, colossales sur le papier; fis sont extrêmement faibles dans l'offensive, mais forts dans la défense de leur propre pays. En dehors de leur commandement, leur point le plus faible est la pénurie d'offi­ciers susceptibles de commander les masses énormes, et le pays ne produit pas une telle quantité de gens instruits. Les Turcs sont les meilleurs soldats, mais le commandement est misérable, s'il n'est pas vendu purement et simplement. Enfin les Français souffrent d'un manque d'officiers, étant donné qu'ils sont politiquement trop évolués pour pouvoir tolérer une institution comme le volontariat d'un an et que le bourgeois français est tout à fait opposé à la guerre (personnellement). Nulle part, sauf chez les Allemands, le nouveau système n'a encore subi l'épreuve du feu. Tant en ce qui concerne le nombre que la qualité, ces grandeurs sont donc difficiles à calculer. Ce qui est sûr des Italiens, c'est qu'à effectifs égaux ils sont battus par n'importe quelle armée. Il est absolument impossible de prévoir comment ces différentes grandeurs se grouperont les unes contre les autres dans une guerre mondiale.

Le poids de l'Angleterre - tant de sa flotte que de ses énormes ressources - croîtra à mesure que la guerre se prolongera, et si elle hésite, au début, à faire intervenir ses soldats, son corps expéditionnaire pourra tout de même emporter la décision finale.

Tout cela implique que rien ne se passe à l'intérieur de ces différents pays. Or pour ce qui, est de la France, fi est possible qu'une guerre porte au pouvoir les éléments révolutionnaires, qu'en Allemagne une défaite ou la mort du Vieux (Guillaume) provoque un violent change­ment de système - cela peut à son tour donner lieu à d'autres regroupements des belligérants. Bref, il y aura un chaos et la seule certitude est : boucherie et massacre d'une ampleur sans précédent dans l'histoire; épuisement de toute l'Europe à un degré inouï jusqu'ici, enfin effon­drement de tout le vieux système.

Il ne pourrait en découler un résultat direct pour nous qu'à la suite d'une révolution en France, mais celle-ci donnerait aux Français le rôle d'émancipateur du prolétariat européen. Pour ce dernier, ce ne serait pas la solution la meilleure, à mon avis, car elle accroîtrait à l'infini le chauvinisme dans les esprits français. Une crise violente en Allemagne à la suite de la défaite militaire ne serait utile que si elle aboutissait à la paix avec la France. La meilleure solution serait la révolution russe, que l'on ne peut cependant escompter qu'après de très lourdes défaites de l'armée russe.

Ce qui est certain, c'est que la guerre aurait pour premier effet de rejeter notre mouvement M'arrière-plan dans toute l'Europe, voire le disloquerait totalement dans de nombreux pays, attiserait le chauvinisme et la haine entre les peuples, et parmi les nombreuses possibilités négatives nous assurerait seulement d'avoir à recommencer après la guerre par le commen­ce­ment, bien que le terrain lui-même serait alors bien plus favorable qu'aujourd'hui.

Qu'il y ait ou non la guerre, une chose est acquise : le philistin allemand s'est réveillé avec terreur de son sommeil tranquille et est de nouveau contraint d'intervenir activement dans la politique. Étant donné qu'entre l'actuel bonapartisme prussien sur une base semi-féodale et la république socialiste qui sera notre premier stade, il y a encore de nombreuses phases intermédiaires à parcourir, il ne peut que nous être utile que le bourgeois allemand soit de nouveau obligé à faire son devoir politique en faisant opposition à l'actuel système, afin que les choses se remettent enfin quelque peu en mouvement de nouveau. C'est la raison pour laquelle j'attends avec tant de curiosité -la nouvelle session du Reichstag. Comme je ne reçois aucun journal allemand en ce moment, tu me ferais grand plaisir en m'envoyant de temps à autre des feuilles allemandes avec des comptes rendus de séances importantes, notamment de politique extérieure.

Liebknecht m'a raconté longuement que l'Allemagne était indignée de ce que Bismarck ait plié le genou devant les Russes[63]. Il était avec moi à Eastbourne au bord de la mer : il est très en forme et tout va « merveilleusement » comme toujours; comme les sociaux-démo­cra­tes de l'aile droite ne font plus d'histoires tirant à conséquence et ont dû en rabattre quelque peu, Liebknecht peut de nouveau parler sur un ton révolutionnaire et se manifester partout où c'est possible comme l'élément le plus énergique. Je lui ai bien fait comprendre que j'en savais plus sur ces histoires qu'il ne le désirait peut-être, et comme il est en gros sur la bonne voie, il n'y avait absolument aucune raison de ne pas le recevoir très cordialement. Je n'ai aucune idée de ce qu'il a pu te rapporter sur les conversations que nous avons eues, et je n'en suis donc pas responsable.

14 sept. Nouvelle interruption, et je dois faire en sorte que j'en aie fini avant la levée du courrier, afin que tu reçoives cette lettre jeudi matin au plus tard. La Diète hongroise se réunit également ces jours-ci, et les débats sur les salades bulgares n'y manqueront pas. Ce qui serait le plus favorable pour nous, ce serait un refoulement pacifique ou belliqueux de la Russie, car ce serait alors la révolution dans ce pays. Les panslavistes y participeraient alors, mais seraient dupés le lendemain. C'est là un point sur lequel Marx s'exprimait toujours avec la plus grande assu­rance - et je ne connais personne qui connût si bien la Russie, tant pour ce qui est de ses affaires extérieures, Il disait qu'à partir du moment où le vieux système était brisé en Russie par n'importe qui - n'importe quelle Assemblée représentative -, ce serait la fin de la politique russe d'empiètements et de conquête, si bien que tout y serait alors dominé par les questions intérieures. Et dès lors que cet ultime rempart de la réaction y sera brisé, la répercussion sur l'Europe sera énorme, et nous le remarquerons en premier en Allemagne.

Engels à A. Bebel, 23-25 octobre 1886.

Je pense aussi que Bismarck s'est engagé bien davantage avec les Russes qu'il n'y était obligé pour garder l'équilibre avec la France. En dehors de ce que tu dis[64] et qui est bien l'essentiel -la raison principale en est que les Russes lui ont dit, et il sait que cela est vrai : « Nous avons besoin de grands succès du côté de Constantinople ou bien, alors, c'est la révo­lution. »

Alexandre Ill, et même la diplomatie russe, ne peuvent conjurer l'esprit panslaviste et chauvin qu'ils ont suscité, sans consentir de lourds sacrifices, car sinon les généraux tordront le cou à Alexandre III, et alors il y aura une assemblée nationale constituante - qu'ils le veuillent ou non. Or ce que Bismarck redoute le plus c'est une révolution russe, car la chute du tsarisme russe entraîne avec elle celle du règne prusso-bismarckien. Et c'est pour cela qu'il met tout en oeuvre pour empêcher l'effondrement de la Russie - malgré l'Autriche, malgré l'indignation des bourgeois allemands, malgré que Bismarck sache qu'il enterre lui aussi en fin de compte son système, qui repose par ailleurs sur l'hégémonie allemande en Europe, et qu'au jour de la mort du vieux Guillaume, la Russie ainsi que la France ne se contenteront plus de simples menaces.

Ce qu'il y a de pire, étant donné la canaillerie des individus qui nous gouvernent, c'est que nul ne peut prévoir quel sera le regroupement des combattants : avec qui l'un s'alliera et contre qui il s'alliera. Il est clair que l'issue finale en sera la révolution, MAIS AVEC QUELS SACRIFICES ! AVEC QUELLE DÉPERDITION DE FORCES - ET APRÈS COMBIEN DE TOURMENTS ET DE ZIGZAGS !

Cependant nous avons encore le temps jusqu'au printemps, et d'ici là il peut se passer beaucoup de choses. Cela peut démarrer en Russie, le vieux Guillaume peut mourir et l'Allemagne peut suivre une autre politique, les Turcs (qui maintenant que l'Autriche leur a enlevé la Bosnie, et l'Angleterre l'Égypte, ne voient plus que des traîtres en leurs anciens alliés) peuvent de nouveau sortir du sillage russe, etc.

Tu ne peux pas avoir de plus mauvaise opinion que moi de la bourgeoisie allemande. Mais on peut se demander, si elle ne sera pas obligée, contre sa volonté, par les circonstances historiques, à intervenir de nouveau activement - exactement comme la française. Celle-ci est également misérable en ce moment, et la nôtre la surpasserait certainement, mais elle devrait tout de même œuvrer de nouveau à sa propre histoire. J'ai lu aussi avec satisfaction ce que Berger a dit au Reichstag[65], mais cela ne vaudra qu'aussi longtemps que Bismarck vivra. Je ne doute pas, un instant qu'ils aient l'intention de laisser tomber leurs propres phrases « libé­rales », mais on peut se demander s'ils le pourront, lorsque Bismarck ne sera plus là, lui qui règne à leur place, et qu'ils n'auront plus en face d'eux que des hobereaux simples d'esprit et des bureaucrates bornés, c'est-à-dire des hommes de leur propre calibre moral. Qu'il y ait la guerre ou la paix, l'hégémonie allemande est anéantie depuis quelques mois, et l'on redevient le laquais servile de la Russie. Or, ce n'était que cette satisfaction chauvine, à savoir être l'arbitre de l'Europe, qui cimentait tout le système politique allemand. La crainte du prolé­tariat fait certainement le reste. Et si ces messieurs les bourgeois sont admis au gouver­ne­ment, ils agiront certainement au début comme tu le décris, mais ils seront bientôt obligés de parler autrement. Je vais encore plus loin : même si, après que le charme soit rompu par la mort du vieil Empereur, les mêmes qu'aujourd'hui restaient au pouvoir, ils seraient, ou bien obligés de démissionner à la suite de collisions - pas seulement dues aux intrigues de la Cour -, ou bien ils devraient agir dans le sens bourgeois. Naturellement pas tout de suite, mais avant peu.

Une stagnation telle que celle qui règne actuellement dans le domaine politique en Alle­ma­gne et qui évoque véritablement le second Empire[66] ne peut être qu'un état d'exception passager. La grande industrie ne se laisse pas dicter ses lois par de lâches industriels : le dé­ve­loppement économique suscite sans arrêt des boulever­se­ments et les pousse jusqu'à l'extrê­me, bref, il ne souffre pas à la longue que les hobereaux semi-féodaux régentent le pays avec leurs velléités féodales.

Au reste, il est possible aussi qu'à la vitesse à laquelle ils réarment depuis ce printemps ils soient bientôt armés de pied en cap, et qu'ils commencent à avoir peur de déclencher l'affaire, du moins tant qu'existe encore la possibilité d'un compromis réciproque, l'un d'eux propose un plan et des solutions, par exemple que les petits États existant en Europe soient avalés par les grands qui tous participeront à la curée. Il est tout à fait vraisemblable que Bismarck tra­vaille déjà à un tel moyen de sauvetage.

Victoires électorales ?[modifier le wikicode]

Engels à Fr.-A. Sorge, 3 mars 1887.

Nous, pouvons être très satisfaits des élections en Allemagne[67]. L'accroissement des voix est brillant, surtout si l'on considère la pression énorme, non seulement du gouverne­ment, mais encore des fabricants qui, partout où c'était possible, contraignirent leurs ouvriers à choisir entre le licenciement et le vote obligatoire pour les bismarckiens. Je crains que cela ne se répète encore dans les élections de ballottage, dont les résultats ne sont pas encore connus ici. Le pape interdit aux catholiques de voter pour nous, ces messieurs les progres­sistes préfè­rent les bismarckiens, aux socialistes, et les fabricants exercent leur pression directe - et si dans de telles conditions nous arrachons encore quelques sièges, nous les aurons vraiment gagnés[68]. Cependant ce n'est pas le nombre des sièges qui importe, mais uniquement la dé­mons­tration statistique du progrès ininterrompu du parti.

Tu estimes que nos gens se discréditent en faisant élire des gens comme Geiser, Frohme, Viereck, etc.[69]. Mais ils ne peuvent faire autrement. Ils doivent prendre les candidats où ils les trouvent et tels qu'ils les trouvent. C'est le sort commun à tous les partis ouvriers lorsque les chambres ne versent pas d'indemnités parlementaires. Mais cela est sans importance.

Nos gens ne se font pas d'illusions sur leurs représentants; la meilleure preuve en est la défaite complète de la fraction parlementaire dans sa lutte contre le Sozialdemokrat. Et ces messieurs les parlementaires le savent aussi fort bien, ceux de l'aile droite savent qu'ils ne sont tolérés qu'à cause de la loi anti-socialiste et s'envoleront dès que le parti aura de nouveau obtenu sa liberté d'action[70]. Et alors encore la représentation parlementaire sera assez minable; mais je pense qu'il est préférable que le parti soit meilleur que ses héros parlementaires - que l'inverse.

En ce qui concerne Liebknecht, tu peux aussi être tranquille. On le considère en Allema­gne pour ce qu'il est. J'ai rarement connu un homme sur lequel les jugements des gens les plus divers concordent à ce point. Alors qu'il s'imagine qu'il les a tous dans sa poche, ils le jugent de manière très critique. Il est d'un optimisme incorrigible, notamment pour toutes les affaires dans lesquelles il a trempé. Il croit fermement qu'il est l'âme du mouvement, qu'il fait tout, dirige tout, et que ce ne sont que les autres « ânes » qui gâchent les choses; il est forte­ment enclin à ne vouloir que des affaires bien ordonnées et pour cela il masque toutes les oppositions sous un flot de paroles; enfin, il ne peut s'empêcher d'obtenir des succès exté­rieurs à tout moment - même au prix de pertes durables. Or tout le monde se rend parfaite­ment compte de toutes ces tendances de Liebknecht. Mais tout le monde sait aussi que tous ces défauts ne sont que le revers de ses précieuses qualités, et que, sans ces faiblesses, il ne pourrait réaliser ce qu'il réalise effectivement. Tant que Bebel demeurera à ses côtés, il occa­sion­nera bien sûr beaucoup de contrariétés et d'ennuis, mais il ne fera pas de gaffes majeures. Et quand l'heure de la scission d'avec les petits bourgeois aura sonné, il les défendra certes jusqu'à la dernière minute, mais il sera au bon endroit au moment décisif.

J'espère que ta santé s'améliorera avec le printemps.

Engels à Julie Bebel, 12 mars 1887.

Si je prends la liberté de vous écrire aujourd'hui, c'est dans l'espoir d'avoir grâce à vous quelques nouvelles de, mon ami Bebel qui séjourne pour l'heure dans l'institution close de Zwickau[71]. Depuis le séjour de Singer à Londres en décembre, je suis sans nouvelles de Bebel. De toute façon, je sais que son emprisonnement n'aura aucun effet sur son énergie morale, mais je serais néanmoins heureux d'apprendre que sa santé physique ne se trouve pas défavorablement affectée. Il a dû être très dur pour lui d'être derrière les barreaux durant la lutte électorale, mais il peut se réjouir d'autant plus des résultats, qui correspondent littérale­ment à la prédiction qu'il a faite avec moi il y a quelques mois déjà : fort accroissement du nombre de voix, niais perte de mandats[72]. Il est facile de prendre son parti de cette dernière - car seule l'absence de Liebknecht représente une véritable perte -, et qui plus est c'est même un avantage à de nombreux points je vue. C'est ce que reconnaissent même des gens dont on atten­drait difficilement cet aveu, à savoir des gens qui sont intérieurement satisfaits du parle­men­tarisme, et déclarent maintenant à qui veut l'entendre que c'est une bonne chose que le parti et surtout sa fraction parlementaire ait échappé au danger de succomber aux tentations parlementaristes. C'est une excellente chose que les raisins deviennent parfois acides! En revanche les 225 000 voix nouvelles que nous avons conquises, malgré la pression la plus vive, représentent un nouveau pas en avant qui a eu son effet dans toute l'Europe et l'Amé­rique, et ils gâchent même le triomphe momentané de messieurs nos gouvernants.

C'est précisément cette absence de précipitation, ce progrès mesuré, mais sûr et irrésis­tible qui a quelque chose de formidablement imposant et qui doit susciter chez nos gouver­nants le même sentiment d'angoisse qu'éprouvait le prisonnier de l'Inquisition d'État à Venise à la vue des murs de sa cellule qui avançaient d'un pouce chaque jour, si bien qu'il pouvait calculer avec précision le jour où il devait être broyé entre les quatre murs.

Pendant tout l'automne et l'hiver, la diplomatie russe et prussienne a œuvré pour réussir à mener une guerre localisée et pour éviter une guerre européenne. Les Russes eussent bien aimé écraser la seule Autriche, et la Prusse la seule France, tandis que les autres eussent assisté au spectacle. Hélas ces gentils efforts se contrecarraient réciproquement, car celui qui eût frappé le premier eût provoqué une guerre mondiale. Tout enfant - sauf les tristes sires qui gouvernent l'Europe - sait fort bien que le temps des guerres localisées est passé, mais les grands hommes d'État sont bien obligés maintenant de s'en rendre compte eux aussi, et ils redoutent tout de même un peu un conflit incendiant le monde entier, car ses effets sont imprévisibles et leur contrôle échappe aux armées prussienne et russe elles-mêmes. Et c'est en quoi réside, à mon avis, la seule garantie de paix que nous ayons encore...

Engels à H. Schlüter, 19 mars 1887.

C'est une véritable chance que les nôtres ne forment plus de « fraction » au Reichstag[73], du moins pour quelques années. Il est réjouissant de voir combien le « parlementa­risme » tombe en discrédit subit chez tant de gens dont on n'attendrait pas une telle attitude. Le principal, c'est la rapidité irrésistible et sans cesse croissante de l'augmentation des suffrages.

Nous menons une guerre de siège contre notre ennemi, et tant que nos tranchées ne cessent de progresser et de resserrer l'étau, tout va bien. Nous sommes maintenant tout près du second parallèle, où nous dresserons nos, batteries démontables et pourront déjà faire taire l'artillerie adverse. Or, si nous sommes déjà assez avancés pour que les assiégés ne puissent être dégagés momentanément de ce blocus par une guerre mondiale, alors nous pouvons calculer le moment où l'artillerie qui ouvrira des brèches dans le glacis adverse commencera son tir et où nous pourrons passer à l'attaque. Mais jusque-là, la lente et tranquille progres­sion des travaux du siège sont la meilleure garantie contre un assaut prématuré et contre des sacrifices inutiles.

Le plus drôle dans tout cela, c'est que les assiégés proclament l'état de siège contre nous, les assaillants!

  1. Cet esprit philistin, qui survit dans l'idéologie, c'est-à-dire dans les superstructures de la société, même longtemps après que la base matérielle, économique et sociale, ait disparu, est spécifiquement allemand au sens d'Engels : « En Allemagne, la petite bourgeoisie est le fruit d'une révolution man­quée, d'une évolution interrompue et refoulée, d'où ses défauts spécifiques et anormale ment dévelop­pés, à savoir la lâcheté, la mesquinerie, l'impuissance et l'incapacité de prendre toute initiative, caracté­ristiques ,qui seront maintenus depuis la Guerre de Trente et les événements qui suivirent - précisément à une époque où tous les autres grands peuples connurent un essor rapide. Ces travers leur sont restés, même lorsque l'Allemagne fut de nouveau entraînée dans le mouvement historique; ils étaient si fort qu’ils marquent de leur sceau les autres classes sociales de l'Allemagne, faisant en quelque sorte ressortir le caractère général de l'Allemand, jusqu'à ce qu'enfin notre classe ouvrière fasse éclater ces barrières étroites. Les ouvriers allemands se montrent précisément les pires « sans patrie » en ce qu'ils se sont entièrement débarrassés de la mesquinerie des petits bourgeois allemands.
    Les traditions petites bourgeoises ne correspondent donc pas à une phase historique normale en Allemagne, mais sont une caricature outrée, une sorte de dégénérescence - tout comme le Juif polo­nais est la caricature du Juif. Le petit bourgeois anglais, français, etc. ne se tient nullement au même niveau que l'Allemand.
    En Norvège, par exemple la petite paysannerie et la petite bourgeoisie avec une faible adjonc­tion de moyenne bourgeoisie - comme cela s'est produit, à peu de choses près, en Angleterre et en France au XVIIe siècle - sont depuis plusieurs siècles l'état normal de la société. » (Engels à P. Ernst, Berliner Volksstaat, 5-10-1890).
  2. Après avoir fait le bilan de l'évolution capitaliste en Allemagne en 1880, Engels constate que la loi anti-socialiste de Bismarck a eu pour effet de maintenir l'Allemagne dans une stagnation politique semblable à celle de l'Empire bonapartiste français, cette stagnation étant fatale au mouvement révolutionnaire et n'étant brisée que par une guerre extérieure. Tout l'art des classes dominantes au pouvoir en Allemagne est désormais de préserver leur pouvoir, grâce à un état correspondant au développement économique (mais de plus en plus dépassé en Allemagne) qui permet à la bourgeoisie de ne pas occuper encore directement elle-même le pouvoir, le bonapartisme ayant alors pour fonction principale de faire en sorte que l'armée et la bureaucratie détiennent les fonctions étatiques et empêchent le prolétariat et la bourgeoisie d'en venir aux mains.
    Après avoir constaté que le bonapartisme bismarckien a réussi à bloquer la société allemande en gonflant les superstructures politiques, et que la bourgeoisie met à profit le calme social pour industrialiser le pays à outrance, Engels espère que le mouvement politique se remettra en route. Il fait d'abord confiance aux forces ouvrières mises en mouvement d'abord par l'essor économique spontané; puis, en un second temps organisé d'après les principes sociaux-démocrates, après la liquidation des séquelles du lassalléanisme.
    Engels constate cependant que le régime de la loi anti-socialiste a développé comme en serre chaude le philistinisme petit bourgeois, ce qui explique les défaillances de plus en plus graves de la direction politique du mouvement allemand. Engels espérait encore qu'au premier stade de développe­ment la base qui se trouvait alors dans une situation d'antagonisme de classe aiguë, pût redresser les erreurs des dirigeants!
  3. Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour cela, il se réfère aux résultats des élections, qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par le mécanisme démocratique de la classe adverse au pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est ta plus forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire, est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du système capitaliste, surtout après que la Commune ait démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du prolétariat.
    Dans ses bilans successifs, Engels constatera que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que le niveau de conscience idéologique étant encore trop peu développés pour permettre de balayer les classes au pouvoir.
    Après ce texte sur le contexte économique et social de l'action du parti allemand, nous passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs à la formation du mouvement social-démocrate en Allemagne.
  4. Indice de l'industrialisation rapide qui révolutionnait les rapports entre les classes et prolétarisait une partie toujours plus grande de la population, renforçant objectivement le mouvement social-démocrate, les élections de 1881 donnèrent 300 000 voix aux sociaux-démocrates en dépit de la loi anti-socialiste.
  5. Cf. l'article du 17 novembre 1881 intitulé « Pourquoi nous avons été battus à Glauchau ? », sur la misère et l'oppression atroce des tisserands de la région de Glauchau-Meerane.
  6. Lors des élections du 27 octobre 1881, les sociauxdémocrates suivants furent élus : Wihelm Blos, J.H.W. Dietz, Karl Frohme, Bruno Geiser, Karl Grillenberger, W. Hasenclever, Max Kayser, Julius Kräcker, W. Liebknecht. M. Rittinghausen, K.W. Stolle et G.H. von Vollmar. A. Bebel ne put obtenir la majorité absolue, et fut battu à la suite de diverses manœuvres électorales à Dresde... Il fut élu finalement à Hambourg en juin 1883.
  7. Lors des débats du Reichstag sur l'état de siège, le 10 décembre 1881, les parlementaires sociaux-démo­crates W. Blos et W. Hasenclever déclinèrent toute responsabilité pour les déclarations du Sozialdemokrat. La rédaction du journal saisit l'occasion pour attaquer, au niveau des principes, les positions opportunistes de la fraction parlementaire. Le 15 décembre 1881, E. Bernstein écrivit l'éditorial intitulé : Ou bien... ou bien!
    Au Reichstag, il faut absolument jouer cartes sur table et prendre parti: il ne peut y avoir de faux-fuyants. Ce n'est pas que nous pensions que nos parlementaires dussent à chacun de leurs discours proclamer la révolution violente, car ils ne feraient que ridiculiser notre cause, mais leurs discours doivent entièrement s'accorder au caractère et à la situation de notre parti. Nos parlementaires ont été envoyés au parlement pour y faire entendre la voix du prolétariat, la voix du cœur de ceux qui souffrent, sont persécutés et opprimés. Ils ne doivent pas y geindre et y pleurnicher, mais accuser et stigmatiser; ils ne doivent pas y parlementer, mais protester et affirmer la position qui est adoptée en dehors du parlement; même s'ils doivent siéger au parlement, ils sont les représentants des déshérités et des damnés. »
    Grâce à l'impulsion de Bebel, la fraction parlementaire se réunit enfin pour faire approuver en général les positions défendues par l'organe central du parti. Cette déclaration parut dans le Sozialdemokrat du, 16 février 1882 et portait également la signature de Blos et Havenclever.
  8. Engels fait allusion aux hésitations et défaillances manifestées par la social-démocratie allemande au moment de la promulgation de la loi anti-socialiste. Ainsi, avant même son entrée en vigueur, le comité directeur du parti se dissolut, en dépit d'une certaine résistance de Liebknecht, Bebel et Bracke. Cette décision fut dictée par les éléments qui surestimaient la force de l'État prussien et étaient prêts à capituler devant la terreur gouvernementale, quitte à renoncer aux principes révolutionnaires du parti. L'absence d'une direction ferme et résolue et d'une claire ligne politique compliqua au début la lutte contre la loi d'exception et favorisa l'entrée massive d'éléments opportunistes dans le parti, ceux-ci se groupant essentiellement autour des parlementaires sociaux-démocrates W. Blos et M. Kayer. En réaction à cet esprit capitulard, il se forma un groupe anarchisant autour de la Freiheit dirigé par Johann Most à Londres, auquel vint se joindre le député ex-lassalléen Wilhelm Hasselmann. Les deux déviations, opportuniste et anarchiste avaient en commun l'abandon de la lutte organisée du prolétariat contre la loi anti-socialiste, liquidaient le parti révolutionnaire en laissant le prolétariat pratiquement désarmé devant la répression de Bismarck.
  9. Dans son poème Pour l'apaisement contenu dans le recueil Poésies de notre temps, Heine écrivait : « Alle­magne, ô dévote chambre d'enfants, tu n'es pas une mine romaine d'assassins ! »
  10. Un témoin oculaire - Marx lui-même - écrivait à cette époque sur les conditions de vie petites bour­geoises en Allemagne, à l'occasion d'un séjour à Hanovre : « Sur le continent les gens ont une vie plus facile que de l'autre côté de la Manche. Avec 2 000 thalers, on peut mener une vie confortable ici. Il y a par exemple, de très agréables et nombreux parcs à la Cremourn, où flânent de nombreuses personnes. Tout y est bien plus artistement conçu que dans les parcs de Londres, et il y a des cafés-concerts tous les soirs, dans lesquels toute une famille peut trouver son plaisir toute l'année au prix de 2 thalers et 6 schillings. Ce n'est qu'un exemple de la vie agréable, dont les philistins Jouissent. Les jeunes gens s'y amusent plus librement et tout à fait gratuitement - ou presque! » (à- Laura Marx, 13-5-1867).
  11. Le Sozialdemokrat avait critiqué énergiquement la position opportuniste prise par les députés sociaux-démocrates W. Hasenclever et W. Blos, cf. note no 121. Les 19 janvier et 23 février 1882, ce même journal publia deux lettres ouvertes d'un membre du parti - Ernst Breuel -expulsé de Hambourg. Celui-ci se solidarisait avec Hasenclever et Blos, et accusait le Sozialdemokrat de manque d'objectivité et de tendances anarchistes. Le journal répondit à ces accusations injustifiées dans ses numéros des 19 et 26 janvier, ainsi que du 23 février 1883.
  12. Ni la lettre de Louis Viereck à Engels, ni la réponse de celui-ci n'ont pu être retrouvées.
  13. En août 1880 le premier congrès illégal du parti avait décidé l'organisation d'un voyage de propagande aux États-Unis afin de rassembler des fonds pour les élections de l'automne 1881. Les députés F. W. Fritzsche et L. Viereck furent du voyage. Ils connurent un grand succès et rapportèrent quelque 13 000 marks. Engels leur reprocha d'avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » - ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d'argent américain » (à Bebel. 1er-1-1884).
    Dans sa lettre à Bebel du 23-1-1890, Engels donne cette précision : « Il vous sera certainement difficile de recevoir beaucoup d'argent de l'Amérique. Et c'est bien au fond. Un véritable parti américain serait bien plus utile pour vous et le monde entier qu'un peu d'argent que vous recevriez, précisément parce que le soi-disant parti qui y existe n'est pas un parti, mais une secte, et par-dessus le-marché encore une secte allemande, une sorte de succursale en terre étrangère du parti allemand et plus particulièrement de ses éléments surannés spécifiquement lassaléens. Or à présent que la clique Rosenberg a, été renversée, le plus grand obstacle se trouve écarté à la naissance et à l'essor d'un véritable Parti américain. »
  14. Engels fait allusion aux hésitations et défaillances manifestées par la social-démocratie allemande au moment de la promulgation de la loi anti-socialiste. Ainsi, avant même son entrée en vigueur, le comité directeur du parti se dissolut, en dépit d'une certaine résistance de Liebknecht, Bebel et Bracke. Cette décision fut dictée par les éléments qui surestimaient la force de l'État prussien et étaient prêts à capituler devant la terreur gouvernementale, quitte à renoncer aux principes révolutionnaires du parti. L'absence d'une direction ferme et résolue et d'une claire ligne politique compliqua au début la lutte contre la loi d'exception et favorisa l'entrée massive d'éléments opportunistes dans le parti, ceux-ci se groupant essentiellement autour des parlementaires sociaux-démocrates W. Blos et M. Kayer. En réaction à cet esprit capitulard, il se forma un groupe anarchisant autour de la Freiheit dirigé par Johann Most à Londres, auquel vint se joindre le député ex-lassalléen Wilhelm Hasselmann. Les deux déviations, opportuniste et anarchiste avaient en commun l'abandon de la lutte organisée du prolétariat contre la loi anti-socialiste, liquidaient le parti révolutionnaire en laissant le prolétariat pratiquement désarmé devant la répression de Bismarck.
  15. Le 2 mai 1883, Bebel avait écrit à Engels : « j'ai de plus en plus fortement l'impression que toute l'activité agitatrice, notamment parlementaire, ne mérite pas, dans les conditions actuelles, la force et le temps qu'on y déploie. C'est avec ce sentiment que j'avais prié les camarades de Hambourg de ne pas présenter ma candidature, mais ma lettre était arrivée trop tard. » Bebel fut élu au Reichstag avec 11 711 voix, le 29 juin 1883.
  16. Allusion aux éléments regroupés autour de W. Blos et B. Geiser, contre lesquels Bebel mena la polémique au congrès de Copenhague, où la social-démocratie allemande tint son second congrès illégal du 29 mars au 2 avril 1883, afin d'y définir la ligne politique du parti dans la phase dite de « pratique douce ». Le 2 mai 1883, Bebel avait écrit à Engels : « Il ne fait absolument aucun doute que certains de nos parlementaires, sous prétexte que nous ne sommes pas dans une phase de développe­ment révolutionnaire, sont enclins à parlementer et voient d'un mauvais œil toute action énergique. »
    Les résolutions suivantes montrent qu'en théorie, le congrès de Copenhague prenait en gros la bonne voie : « Le congrès se prononce contre toute conciliation vis-à-vis des classes dominantes qui nous persécutent, ainsi que contre toutes les spéculations relatives à d'éventuels égards de la part des autorités, et exige une action sans ménagement du parti. » Les 60 délégués stigmatisèrent avec force les manœuvres sournoises de Bismarck dans le domaine des réformes sociales. Le congrès exigea ensuite de chaque parlementaire et candidat du parti aux élections à se soumettre à la discipline du parti et à participer énergiquement à toute action fixée par décision du congrès.
  17. En août 1880 le premier congrès illégal du parti avait décidé l'organisation d'un voyage de propagande aux États-Unis afin de rassembler des fonds pour les élections de l'automne 1881. Les députés F. W. Fritzsche et L. Viereck furent du voyage. Ils connurent un grand succès et rapportèrent quelque 13 000 marks. Engels leur reprocha d'avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » - ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d'argent américain » (à Bebel. 1er-1-1884).
    Dans sa lettre à Bebel du 23-1-1890, Engels donne cette précision : « Il vous sera certainement difficile de recevoir beaucoup d'argent de l'Amérique. Et c'est bien au fond. Un véritable parti américain serait bien plus utile pour vous et le monde entier qu'un peu d'argent que vous recevriez, précisément parce que le soi-disant parti qui y existe n'est pas un parti, mais une secte, et par-dessus le-marché encore une secte allemande, une sorte de succursale en terre étrangère du parti allemand et plus particulièrement de ses éléments surannés spécifiquement lassaléens. Or à présent que la clique Rosenberg a, été renversée, le plus grand obstacle se trouve écarté à la naissance et à l'essor d'un véritable Parti américain. »
  18. Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par-le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance -maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti, les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck, mais Grillenberger par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
    Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
    Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien , 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157-158.)
  19. Après la proclamation du petit état de siège à Berlin à la suite de la loi anti-socialiste le 28 octobre 1880, le député social-démocrate W. Blos fut expulsé avec d'autres ouvriers et sociaux-démocrates. La lettre de réponse d'Engels aux lamentations de Blos n'a pas été retrouvée.
  20. La théorie d' « une seule masse réactionnaire » provenait de Lassalle et fut reprise, hélas, par le programme de la social-démocratie allemande au congrès de l'unité de Gotha (1875), cf. la réfutation de Marx-Engels, in : Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éditions sociales, 1950, pp. 26-27.
    On ne peut pas considérer toutes les autres classes de la société comme une « seule et même classe réactionnaire » tant que la bourgeoisie n'est pas encore directement au pouvoir, ce qui était le cas en Allemagne tant que Bismarck fut à la tête de l'État, et qu'il fallait donc appliquer une tactique sociale-démocrate, certaines revendications démocratiques étant alors encore historiquement progressives.
    A la moindre perspective de changement de la Constitution, Engels espère donc à cette époque un dégel de la vie politique allemande, qui ne pouvait stagner qu'aussi longtemps que l'industrie n'avait pas encore bouleversé les rapports de classe traditionnels, faisant notamment de la classe des hobereaux au pouvoir une survivance insupportable du passé et ruinant le gros de la petite bourgeoisie d'origine féodale (paysans parcellaires, artisans, boutiquiers, etc.). Tant que subsistaient les conditions économiques et sociales du bonapartisme, le parti allemand devait suivre la politique sociale-démocrate (non encore communiste, avec la tactique directe de l'attaque frontale contre la bourgeoisie au pouvoir). Il n'en fut plus de même après 1891 (quoique les conditions matérielles immédiates de la crise politique et sociale pour la conquête du pouvoir par les ouvriers ne soient pas encore mûres, mais le seront bientôt), lorsque Bismarck, l'incarnation historiquement déterminée du bonapartisme, fut renversé et remplacé par le gouvernement bourgeois de Caprivi. Mais alors ce sera l'Empereur, avec ses menaces de coup d'État, qui mystifiera les sociaux-démocrates en agitant de nouveau le spectre du bonapartisme, et les dirigeants sociaux-démocrates commenceront à quitter la voie révolutionnaire - dans laquelle Marx-Engels les avaient maintenus, sous la loi anti-socialiste - pour maintenir l'état existant, avec leur défense inconditionnelle de la non-violence et de la démo­cratie, préparant ainsi la voie au réformisme et au révisionnisme de Bernstein. Et ce sera la trahison de 1914.
    Au demeurant, la bourgeoisie a toujours mystifié le prolétariat depuis lors, sauf durant l'intermède de la république de Weimar, en faisant semblant de laisser gouverner d'autres forces à sa place (Hitler hier, sociaux-démocrates et « communistes » aujourd'hui, installés au pouvoir par les Américains et les Russes).
  21. Le relatif « pessimisme » d'Engels sur la longueur du délai historique, nécessaire au triomphe du socialisme est scientifiquement fondé - et I’ évolution historique depuis lors l'a amplement confirmé. L'expérience a montré qu'au siècle dernier le prolétariat de France, d'Angleterre etc., s'est attaqué au pouvoir et pouvait parfaitement envisager de vaincre. Il est même certain que la victoire eût été plus facile à remporter qu'aujour­d'hui, étant donné que la bourgeoisie était alors infiniment moins armée, organisée et expérimentée qu'elle ne l'est aujourd'hui.
    Le pronostic d'Engels se fondait sur la possibilité politique de vaincre, tandis que le prolétariat avait contre lui l'immaturité économique générale des conditions historiques. À cette époque, le prolétariat aurait pu vaincre plus facilement dans la lutte ou phase politique, mais ses tâches eussent été infiniment plus ardues et complexes au plan économique (qui eût d'ailleurs risqué d'entraîner des erreurs politiques en cas de difficultés économiques majeures). De nos jours, la victoire politique est infiniment plus difficile à arracher, mais ensuite le passage au socialisme sera plus facile au plan économique, étant donné le développement gigantesque du capitalisme actuel. Cf. à ce propos Marx-Engels, La Chine, 10/18, pp. 174-184.
    La tactique de la révolution double (cf, Marx-Engels, le, Mouvement ouvrier français, Éditions Maspéro, tome I) ou la politique sociale-démocrate (non encore communiste) correspond aux conditions de la lutte dépassée aujourd'hui dans les pays capitalistes d'Est et d'Ouest.
  22. Engels ne fait pas seulement allusion à la loi anti-socialiste, serre chaude de l'opportunisme sous la protection indirecte du régime bismarckien, mais encore au faible développement des antagonismes de classes en Allemagne : « Les chamailleries dans le parti allemand ne m'ont pas surpris. Dans un pays encore aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, le parti a nécessairement aussi une aile droite de petits bourgeois philistins et « cultivés », dont fi se débarrasse au moment voulu. Le socialisme petit-bourgeois date de 1844 en Allemagne, et nous l'avons déjà critiqué dans le Manifeste communiste. Il est aussi tenace que le petit bourgeois allemand lui-même. Tant que dure la loi anti-socialiste, je ne suis pas favorable à une scission que nous provoquerions, étant donné que les armes ne sont pas égales. Mais si ces messieurs provoquaient eux-mêmes la scission, en attaquant le caractère prolétarien du parti en lui substituant un philanthropisme abstrait, esthétique et sentimental sans vie ni saveur, alors il faudra bien que nous prenions les choses comme elles viennent » (à J.-Ph. Becker, 15-6-1885).
  23. Cette importante lettre d'Engels n'a pu être retrouvée.
  24. Lors de la réception, d'une, délégation de la Diète d'Empire, du Reichstag et de la Diète prussienne à l'occasion de l'anniversaire de Guillaume 1er le 22 mars 1864, celui-ci déclara qu'il ne comprenait pas comment le Reichstag avait pu rejeter (en première lecture) le projet de toi sur la prolongation de la loi anti-socialiste laissa entendre qu'il considérait ce rejet comme étant un acte d'hostilité vis-à-vis de lui-même.
    Lors des débats sur la prolongation de la loi anti-socialiste, le chancelier Bismarck menaça, le 9 mai 1884, le Reichstag de dissolution au cas où à repousserait son projet.
  25. Bismarck évitera scrupuleusement que surgisse même le moindre heurt à t'extérieur qui eût pu amorcer le processus de la lutte de classe directe entre prolétariat et bourgeoisie. Tout au long de cette décennie, Engels suivra anxieusement tout signe de dégel de la vie politique, permettant une action révolutionnaire de la social-démocratie allemande, soit le passage de la violence potentielle, indirecte, basée sur la menace et le gel de la vie politique en Allemagne, à la violence ouverte, directe, ou plus exactement de la phase révolutionnaire du passage de l'une à J'autre.
  26. L'attentat de Véra Zassoulitch contre le commandant de la ville de Pétersbourg, Trépoff, le 2 février 1878 et son acquittement par un tribunal de jurés firent sensation dans toute l'Europe. Le 16 août 1868, Kravchintsky tua d'un coup de poignard le commandant de gendarmerie Mézensoff. Est-il besoin de dire que Marx-Engels n'étaient pas opposés par principe aux attentats individuels (qui sont des actes sociaux de politique, et non privés), comme il ressort par exemple de la citation suivante - « En Russie le meurtre politique est le seul moyen dont disposent des hommes, intelligents, convenables et ayant du caractère pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï » (Engels, lettre à Bignami du 21 mars 1879, CC note n˚ 169).
  27. Le 9 mai 1864, Bismarck se déclara favorable au droit du « travail au cours des débats sur les assurances-accidents. Le 17 mai, dans l'organe officiel du Norddeutsche AlIgemeine Zeitung, il précisa ce qu'il, entendait par là - exactement la même chose que les classes dominantes anglaises en leur temps : transport des sans-travail dans des « maisons de travail » ou des Prisons- En Allemagne, les chômeurs devaient être employés à réparer les routes, à couper du bois, à casser des cailloux, etc. contre « un salaire ou un approvisionnement approprié ».
  28. Le Reichstag discuta du projet de toi dirigé « contre l'utilisation criminelle des explosifs » en niai 1884. Ce projet prévoyait une autorisation de la police pour produire, transporter, posséder ou importer des explosifs. Les infractions étaient punissables de bagne, voire de la peine de mort, Lors du dépôt de ce projet de toi qui, au plan politique, était une simple manœuvre gouvernementale pour pousser la social-démocratie au pacifisme, les députés socialistes déclarèrent le 13 mai qu'ils n'assisteraient ni aux débats ni au vote relatifs à cette question. La loi fut adoptée le 15 mai.
  29. Les élections au Reichstag du 28 octobre 1894 confirmèrent le pronostic d'Engels sur un accroissement des suffrages obtenus par la social-démocratie allemande, 550 000 voix, soit près de 10 % des votes exprimés, le nombre de sièges atteignit 24, dont 9 obtenus au premier tour.
  30. Bismarck déploya une intense activité à partir de 1884 pour pourvoir l'Allemagne d'un Empire colonie. Le 5 janvier, ce furent les assises de la Société Coloniale à Francfort-sur-le-Mein; avril 1884, le consul général à Tunis - Nachtigall - fit un voyage en. Afrique Occidentale au nom de Bismarck, tandis que le gouvernement allemand envoyait des navires de guerre sur les côtes de l'Afrique Occi­dentale; le même mois, le marchand de Brème, F.A.E. Lüderitz, plaça ses « conquêtes » en Afrique du Sud-Ouest « sous la protection allemande »; en août, un navire de guerre allemand hissa le pavillon, allemand au Cameroun, après qu'en août, Nachtigall eut proclamé que le Togo et le Cameroun, où s'était fixée auparavant la compagnie commerciale hambourgeoise d'Adolf Woermann, étaient placés « sous protectorat allemand ». Le 21 septembre, ce furent les secondes assises de la Société coloniale à Eisenach. Woermann et Lüderitz y propagèrent l' « idée » de l'exploitation colo­niale de l'Afrique. Cf. note no 152.
  31. Nous avons placé cette lettre du 18 novembre 1884, à laquelle Engels fait allusion ici afin de préciser le rapport entre les deux, dans le dernier chapitre de notre recueil consacré à la violence et la ques­tion agraire. En effet, cette lettre devait fournir à Bebel l'argumentation qu'il devait développer au Reichstag sur la conception marxiste de la violence et de la légalité. Nous n'avons séparé ces deux lettres que pour des raisons d'ordre logique. Il y a également un lien étroit entre les questions agraires et la question parlementaire : dans la stratégie à développer dans la social-démocratie, la position vis-à-vis des masses paysannes d'Allemagne orientale assujetties aux hobereaux, qui constituent le pilier de la réaction dans l'État existant, déterminera tout le cours ultérieur, non seulement de la social-démocratie, mais encore de l'Allemagne. Selon que le parti s'engagera dans une pratique révolution­naire pour agiter et gagner ces masses ou qu'il adoptera un programme petit bourgeois en faveur du système d'agriculture parcellaire de petite propriété privée des autres régions et abandonnera lés paysans d'Allemagne de l'Est à leurs exploiteurs, il sera un parti révolutionnaire ou deviendra un parti de conservation sociale, opportuniste et réformiste.
  32. Dans ses éditoriaux des 4, 6 et 8 novembre consacrés aux élections, la Kölnische Zeitung révéla que le parti national-libéral s'opposerait au renouvellement de la loi anti-socialiste, si la social-démocratie allemande renonçait à modifier par la force l'ordre constitutionnel établi.
  33. Lors des débats sur le renouvellement de la loi anti-socialiste, le 10 niai 1884, le député social-démo­crate Bruno Geiser, se faisant le porte-parole de l'aile petite-bourgeoise, assurait le Reichstag de ce que le caractère révolutionnaire de l'agitation sociale-démocrate avait été provoqué par la loi d'excep­tion : « Nous souhaiterions que vous abrogiez la loi anti-socialiste; vous ouvririez alors la voie d'un développement pacifique. » Geiser expliqua que, par « révolution », il entendait la même chose que ce que Bismarck avait proclamé dans son discours du 9 mai 1884 sur « le droit du travail », qui est une manifestation de la révolution en cours : [sic] Cf. note n˚ 138.
    Le 24 mars 1884, Bebel fit cette mise au point : « Certes, ce que le gouvernement veut est clair et simple : il veut que nous formions le chœur inconditionnel de sa réforme sociale. Voici ce que je Es dans les considérants de votre projet de loi : si vous êtes contre les réformes sociales du gouver­ne­ment, la loi anti-socialiste sera prorogée, et si vous êtes pour, elle sera abrogée. Messieurs, nous ne vendons pas nos principes, même si vous prolongez dix fois votre loi. » Dans le même discours, Bebel disait encore : « Je constate expressément que nulle part en Allemagne le parti est mieux organisé que dans les districts où l'état de siège a été décrété, que dans toute l'Allemagne le parti fie trouve nulle part plus de moyens que dans les districts où l'état de siège a été décrété... À côté des agitateurs publics que vous vous plaisez à appeler des agitateurs professionnels, fi existe dans le vaste Empire alle­­mand des centaines et des milliers de simples ouvriers que personne ne connaît et que nous-mêmes nous ne connaissons que par hasard si nous les connaissons jamais, qui se consacrent avec un zèle infatigable à l'activité de diffusion des écrits interdits, etc. »
    Les discours de Geiser et de Bebel furent publiés sous le titre « Extraits des débats sur la prolongation de la toi socialiste » par l'éditeur C. Grillenberger à Nuremberg en 1884.
    On voit de manière tangible par cette publication où apparaissent côte à côte le socialiste révolution­naire et le socialiste d'État bismarckien que le parti social-démocrate, créé à Gotha par la conjonction de deux courants distincts, voire antagoniques, celui de Lassalle et de Schweitzer qui colla­bo­rait avec Bismarck et celui de Liebknecht et de Bebel qui se rattachait à la Première Interna­tionale de Marx, gardait sa dualité, dangereuse surtout pour l'aile révolutionnaire, puisque celle-ci tolérait d'être dans le même parti que des traîtres à leur cause, c'est-à-dire étaient eux-mêmes finalement partisans du compromis, eux les radicaux!
  34. Lors des élections de ballottage de Darmstadt en novembre 1884, le candidat social-démocrate P.H. Müller répondit aux objections des nationaux -libéraux dans un tract (que reproduisit le Sozialde­mokrat du 14-11-1884 dans sa rubrique « Bien répondu! »). Il y expliquait les raisons pour lesquelles des millions d'Allemands étaient en faveur de la République et étayait sa défense de la Commune de Paris et de la révolution par des faits de caractère historique. Jules Guesde cita la déclaration de Müller dans son éditorial « Nouvelle victoire » dans le Cri du peuple du 18-11-1884.
    Un tract distribué à Hanovre à l'occasion de ces mêmes élections disait que la « réaction était devenue puissante à cause de la misérable lâcheté et du manque de caractère des nationaux-libéraux », qui ne se distinguaient des conservateurs que par le fait que les « conservateurs étaient à genoux devant Bismarck dont ils ciraient les bottes de cuirassier, alors que les nationaux-libéraux étaient à plat ventre ».
  35. La prophétie d'Engels s'est vérifiée exactement air cours de la révolution qui devait immanquablement, éclater en Allemagne - en 1918, lorsque l'Empereur fut renversé pour mettre fin au carnage impé­rialiste, qui n'eût eu de terme autrement. Ce fut le parti social-démocrate lui-même, qui joua le rôle de parti de la démocratie pure - auquel les partis soi-disant communiste et socialiste d'aujourd'hui aspi­rent avec tant de ferveur - et devint le bourreau de la révolution, en liquidant lâchement Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Citant la prévision d'Engels, le parti communiste d'Allemagne publia à ce sujet une brochure en 1920 : Karl Marx und Fr. Engels, über die Diktatur des Proletariats, nebst Aus-führungen über die taktische Haltung der Kommunisten bei : 1. einer Revolution in der die « reine Demokratie » die 0berhand gewinnt; 2. die Proklamation der Diktatur des Proletariats, Bücherei « Der Rote Hahn », Berlin 1920, 39 p. Cf. également en français une collection de textes intitulée Le Testament politique de F. Engels, in : La Revue marxiste, 1929, pp. 385-397.
    Dans une lettre à P. Lafargue de la mi-décembre 1884, Engels avait, à la même époque déjà, développé les principes « léninis­tes » qui triomphèrent de la guerre mondiale de 1914-18 et forment la base de toute la tactique prolétarienne - défense puis offensive - en matière militaire : « En Allemagne, nous avons beau­coup trop peu de soldats et de sous-officiers appartenant au parti pour qu’on puisse, avec la moindre chance de succès, prêcher une émeute. Ils savent que c'est dans les rangs de l'armée elle-même que doit gagner la DÉMORALISATION (au point de vue bourgeois); les conditions militaires modernes (armes à tir rapide, etc.) exigent que la révolution commence dans l'armée. Chez nous, du moins, elle débutera ainsi. Personne mieux que le gouvernement ne sait combien le nombre de conscrits socialistes grandit d'année en année. Notre suffrage universel ne commence qu'à 25 ans; si la grande réserve de 21 à 25 ans ne figure pas au vote, elle se trouve dans l'armée », cf. Corres­pondance, tome III, 1868-1886, p. 258.
  36. L'agitation parmi les paysans de l'Est de l'Allemagne (cf. note n˚ 304) était, à côté du soutien des grèves des ouvriers, la seule manifestation active de la lutte de classes au niveau des masses que la social-démocratie allemande pouvait entreprendre durant la longue période de développement paci­fique et idyllique du capitalisme. C'est donc là, en quelque sorte, la pierre de touche de l'action et de la pratique de la social-démocratie allemande. En ce qui concerne, par exemple, la grève des mineurs de la Ruhr (cf. note n˚ 269), la défaillance de la social-démocratie fut pratiquement complète, comme on le verra. En ce qui concerne l'agitation parmi la paysannerie des grands domaines de l'Allemagne orientale qui eût sapé l'ordre et la base des forces les plus réactionnaires de l'État allemand, on peut dire que la défaillance a été encore plus complète, puisque la direction du parti ne prit même pas sur le papier la direction révolutionnaire qu'exigeait la situation et le programme de classe, mais s'engagea d'emblée dans une politique agraire petite-bourgeoise.
    La question agraire fut décisive : la révolution allemande devait vaincre ou être battue selon que la paysannerie des provinces orientales soutenait le prolétariat industriel ou restait l'instrument inconscient de la réaction prussienne. Les élections de 1890 qui devaient fournir le bilan de la péné­tration socialiste en Prusse orientale, montrèrent que les masses paysannes étaient toutes disposées à passer au socialisme : cf. la lettre d'Engels à Sorge du 12-4-1890. Ce n'est pas le pro­gram­me agraire adopté au congrès de Francfort par la social-démocratie qui devait inciter les paysans des provinces de l'Est à lui faire confiance. Il eût fallu prendre vis-à-vis des paysans (qui ne demandaient que cela) une position révolutionnaire, en théorie comme en pratique, contre la grande et là petite propriété rurale.
  37. Cf. les textes de Marx-Engels à ce sujet dans Le Parti de classe, tome III, pp. 149-152, 161-164. En ce qui concerne l'effet des coopératives de production, cf. Marx-Engels, Le Syndicalisme, I, pp. 100-111.
  38. Au heu d'utiliser les indications d'Engels sur les coopératives de production pour l'agitation parmi la population rurale de l'Allemagne orientale en vue de saper la puissance prussienne dans l'État allemand, Liebknecht parla de ce projet uniquement pour tirer la fraction parlementaire du mauvais pas où elle s'était mise elle-même Ion de son vote sur les subventions à la navigation à vapeur et joua les conciliateurs dans le Sozialdemokrat (5-1-1885) : « Mentionnons ici que les députés qui ne s'étaient pas opposés d'em­blée au projet [sur les subventions maritimes] ne pensaient pas du tout à l'approuver inconditionnellement, mais faisaient dépendre leur oui de garanties que le gouvernement devait apporter au plan tant écono­mique que politique ». Et de citer la proposition d'Engels, qui n'était plus conçue que comme une opération destinée à sauver la réputation de quelques crétins parlementaires. Liebknecht jetait ainsi aux orties Parme puissante forgée par Engels.
  39. À propos des mesures de transition dans l'industrie et l'agriculture, cf. les textes de Marx-Engels rassem­blés dans le recueil sur la Société communiste, Petite Collection Maspéro.
  40. En novembre 1885, la fraction de la minorité polonaise déposa au Reichstag une interpellation contre l'expulsion de tous les non-allemands des provinces orientales de l'État prussien. Les sociaux-démocrates signèrent également l'interpellation. Dans la séance du 1er décembre, Bismarck lut un message de Guillaume 1er déniant au Reichstag toute compétence en la matière. Le débat eut lieu tout de même, et Bebel intervint dans un discours important. La social-démocratie déposa elle aussi une motion, demandant d'annuler les expulsions massives en cours. Les 15 et 16 janvier, le Reichstag discuta de cette question.
  41. La polémique engagée par Bernstein dans le Sozialdemokrat avec l'appui d'Engels est en quelque sorte le rebondissement de l'affaire Kayser, député social-démocrate qui s'était déclaré favorable au projet de loi de Bismarck, tendant à taxer fortement les importations de fer, de bois, de céréales et de bétail. En 1879, Engels avait dénoncé Kayser qui voulait voter « de l'argent à Bismarck comme pour le remercier de la loi anti-socialiste ». L'affaire des subventions maritimes était plus grave encore. Premièrement, la fraction parlementaire social-démocrate commençait à s'engager dans une politique de collaboration avec l'État existant et effectuait ainsi ses premiers pas dans la voie d'une politique de réformes. Deuxièmement, avec les subventions à la navigation à vapeur pour des lignes transocéaniques, la bourgeoisie nationale se lançait dans la politique impérialiste et jetait les bases d'un immense Empire colonial. En effet, Bismarck ne projetait rien de moins que la création de lignes de liaison maritimes avec les territoires d'outre-mer au moyen de subventions de l'État. La majorité opportuniste se préparait donc à soutenir par ce biais l'expan­sion coloniale de sa bourgeoisie, et la fraction parlementaire eut le front, à l'occasion de cette affaire, de vouloir contrôler la politique du parti tout entier. Les menaces de scission au sein de la social-démocratie avaient à présent un fondement politique de première importance.
    Lors du premier débat, le député social-démocrate Blos avait déclaré que son groupe voterait pour le projet gouvernemental à condition qu'en soient exclues les lignes avec l'Afrique et Samoa et que pour toutes les autres (vers l'Asie orientale et l'Australie) les grands navires soient strictement construits par les chantiers allemands et des mains... allemandes. Bebel se trouva en minorité dans la fraction. Le reste du groupe parlementaire, conduit pas Dietz, Frohme, Grillenberger etc. avait l'intention de voter pour le projet de subvention parce qu'il développait les relations internationales (?! ?!). Sous leur pression, le groupe adopta une résolution selon laquelle la question des subventions n'était pas une question de principe, si bien que chaque membre de la fraction pouvait voter à sa guise.
    Engels dut intervenir pour soutenir Bebel et la rédaction du Sozialdemokrat. Celui-ci publia pendant des semaines des lettres et résolutions émanant de militants de la base contre l'opportunisme des parlemen­taires sociaux-démocrates et leur prétention de s’ériger en puissance dominante dans le parti. Finalement toute la fraction vota unanimement contre le projet de subvention maritime, et les protestations de la base aboutirent à faire reconnaître par tous que le Sozialdemokrat était l' « organe de tout le parti ». Nous traduisons la déclaration des députés parlementaires fidèlement, dans le style qui leur est propre.
  42. La plupart des articles provenaient de Liebknecht.
    À propos de son attitude dans l'affaire de la subvention maritime, Engels écrit à Lafargue dans sa lettre du 19 mai 1885 (non reproduite dans la Correspondance publiée par les Éditions Sociales) : « S'il n'y avait pas de loi anti-socialiste, je semis pour une scission ouverte. Mais tant qu'elle est en vigueur, elle nous prive de toutes les armes et procure au groupe petit bourgeois du parti tous les avantages - et finalement ce n'est pas notre affaire de provoquer la scission. L'affaire était inévitable et devait arriver tôt ou tard, mais elle serait arrivée plus tard et dans des conditions plus favorables si Liebknecht n'avait pas fait des bêtises aussi incroyables. Non seulement il louvoya entre les deux groupes et, favori sa sans cesse les petits bourgeois, niais il était plusieurs fois prêt à sacrifier le caractère prolétarien du parti pour une unité apparente à laquelle nul ne croit. Il semble que ses propres protégés - les représentants de la tendance petite bourgeoise - en avaient maintenant assez de son double jeu. Liebknecht croit toujours à ce qu'il dit au moment où il le dit - mais à chaque fois qu'il parle à un autre il dit quelque chose de différent. Ici il est totalement pour la révolution, là totalement pour des ménagements. »
  43. Cf. note de la Préface no 19.
  44. Engels fait allusion au texte primitif de la déclaration du 2 avril 1885 de la fraction parlementaire au Sozialdemokrat. La fraction parlementaire y affirmait péremptoirement qu'elle portait la « pleine responsabilité du contenu du journal ». Bernstein en ayant douté s'adressa à W. Liebknecht, qui introduisit quelques modifications dans la déclaration primitive.
  45. Engels réfute à l'avance à l'intention de Bernstein lui-même la fameuse formule qui fonde tout son révisionnisme : « le mouvement est tout et celui-ci dicte les directives au parti ».
  46. Dans sa lettre au même F.-A. Sorge du 6-06-1885, Engels complétait ce jugement chargé d'expérience par la remarque suivante : « Dans un pays aussi petit bourgeois que l'Allemagne, le parti doit également avoir une aile droite petite bourgeoise et « cultivée », dont il se débarrassera au moment décisif. Le socialisme petit bourgeois date de 1844 en Allemagne et a été critiqué déjà dans le Manifeste communiste. Il est aussi immortel que le petit bourgeois allemand lui-même. Lorsque ce parti socialiste petit-bourgeois sera constitué, non seulement le prolétariat pourra affirmer plus nettement son caractère de classe, mais la petite bourgeoisie le pourra aussi, de sorte que l'alignement des forces sur le champ de bataille social sera plus clair - ce qui est un avantage pour tous ».
  47. Le 19 juin 1885, Bebel avait écrit à Engels « Il y a eu presque rupture entre Liebknecht et moi, et ce, surtout parce que Liebknecht, à mon avis, a voulu par trop favoriser la majorité de la fraction et a tout fait pour masquer les antagonismes existants. Nous nous sommes de nouveau accordés maintenant et différents incidents de ces tout derniers temps - l'intervention de Frohme, Geiser, etc., en public ou en privé - lui ont tout de même ouvert les yeux à la fin; son obstination à ne pas voir les oppositions et à tout vouloir ramener à de petites rancœurs et des malentendus est sérieusement ébranlée... Nous avons constaté une chose au cours de ces derniers mois: le parti tient par lui-même et ne se laisse pas mener par les chefs - quels qu'ils soient. Il est absolument certain qu'on ne veut pas de scission dans le parti, mais ce qui ne l'est pas moins, c'est que la grande majorité exige qu'on cesse de parlementer et de faire des compromis et que ses représentants fassent preuve de l'attitude la plus ferme. Au cours de ces dernières semaines, j'ai reçu tant de témoignages écrits et oraux à ce sujet que je crois qu'il n'y a pas une seule circonscription électorale où la grande majorité ne soit pas d'accord là-dessus. On peut même dire que la fraction parlementaire ne saurait s'illusionner sur ce point. »
  48. Le Sozialdemokrat du 23 avril 1885 avait reproduit un « appel » de militants de Francfort-sur-le-Mein qui critiquait l'opportunisme de la fraction parlementaire ainsi que les tentatives de celle-ci pour imposer sa politique au parti. Karl Frohme réagit par de vives attaques que publia le bourgeois Journal de Francfort. Dès le 8 mai, Bebel s'en prit à Frohme dans une réponse publiée par le Sozialdemokrat.
  49. Dans une réunion électorale, tenue le 14 juillet 1885 a Offenbach, Liebknecht s'en était pris à l' « Appel » des sociaux-démocrates francfortois. Cette critique ayant soulevé le mécontentement de la section sociale-démocrate de Francfort, Liebknecht publia le 6 août 1885 dans le Sozialdemokrat une déclaration où il prétendait que sa critique n'avait porté que sur le « ton » de l'Appel, mais qu'il appréciait hautement la lutte des sociaux-démocrates francfortois contre la loi d'exception.
  50. Nous avons reproduit cette lettre, parce qu'Engels y compare avec une objectivité rare et tranchante les côtés forts et les côtés faibles du mouvement ouvrier français et allemand de l'époque. Engels y montre notamment comment en France le parlementarisme a des racines plus profondes et joue plus directement en faveur des partis politiques bourgeois, du fait de l'intense activité politique de toutes les classes. Du fait de l'activité parlementaire sans grands effets pratiques en Allemagne, la social-démocratie bénéficie plus directement des voix des ouvriers, ceux-ci n'étant pas tentés de tirer un profit pratique immédiat de leur vote - ce qui met davantage la tactique parlementaire à l'abri des tentations et dévoiements opportunistes en Allemagne. À propos de la discussion sur l'opportunité de participer ou non à l'activité parlementaire à l'époque moderne, cf. La question parlementaire dans l’Internationale communiste, Édit. Programme communiste, 1967, p. 59.
  51. Dès 1847, les communistes allemands de Londres avaient pris position contre cette entreprise, cf. l'article intitulé Le projet d'émigration du citoyen Cabet, publié dans la Kommunistische Zeitschrift de septembre 1847, en trad. fr. in : « Œuvres complètes de Karl Marx, Le Manifeste communiste », Éditions Costes, 1953, pp. 177-181.
  52. Le lecteur trouvera une analyse détaillée des problèmes militaires de la Commune dans le n˚ 11 de Fil du Temps sur la Crise actuelle et la Stratégie révolutionnaire, pp. 168-178.
  53. Cette réponse d'Engels n'a pu être retrouvée. Dans sa lettre du 14 août 1885 à Engels le parlementaire social-démocrate Georg Schumacher justifiait son opportunisme dans le débat sur les subventions maritimes par un argument éculé, mais plus vivace que jamais aujourd'hui, à savoir que les subventions aux propriétaires de lignes maritimes profiteraient « indirectement » aussi aux ouvriers des arsenaux. Il osait y écrire : « Nous avons appris par l'enseignement d'un F. Engels, Marx et Lassalle que nous ne pouvons pas atteindre notre but par des conjurations ou des putschs et que pour instaurer la législation socialiste (?! ?!) il faut une ténacité que l'on n'obtient que par la diffusion de la lumière socialiste. » Après cette envolée, les « nécessités économiques » : « Les dix mille hommes qui sont occupés dans les chantiers maritimes allemands et qui n'ont pas de travail (?!) nous avions la volonté d'intervenir en leur faveur sous certaines garanties pour la subvention maritime. » Enfin cette perle coloniale : « Notre parti a toujours voté pour tout ce qui contribue à rapprocher les peuples et à éliminer les haines raciales, et aucune autre autorité ne doit payer la subvention maritime pour la bourgeoisie allemande. »
  54. Dans sa lettre à Bebel du 17 novembre 1885 (reproduite plus haut dans notre recueil), Engels avait propo­sé de ne voter une aide de l'État à la bourgeoisie qu'en échange d'une aide égale pour le prolétariat, notamment pour la création de coopératives d'ouvriers agricoles sur les domaines de l'État, mais il faisait en sorte que cette proposition ne soit pas réalisable tant que la bourgeoisie était au pouvoir. Il soulignait que ce projet aurait un effet explosif sur, le prolétariat agricole de l'Allemagne de l'Est qu'il fallait absolument conquérir pour saper le régime bonapartiste en Allemagne.
    Au cours des débats sur les subventions maritimes, Liebknecht abusa de cette proposition d'Engels - déjà conciliant - de la manière la plus maladroite au moment où, en première lecture, le social-démocrate Blos se déclara prêt à faire voter le groupe en faveur des subventions, Bebel seul y étant opposé. Dans un article publié le 5 janvier 1885, Liebknecht avait cité quelques extraits seulement de la lettre d'Engels pour justifier ses compromis, cf. note no 149.
  55. Wilhelm Liebknecht purgeait alors une peine de prison de quatre semaines pour avoir « injurié » le député national-libéral Sparig. Durant son emprisonnement, il écrivit quatre articles sur « la journée de travail normale » pour le Sozialdemokrat.
  56. En ce qui concerne la critique du principe des nationalités (dont le monde actuel est affligé plus que jamais aujourd'hui par les revendications prétendument démocratiques et « communistes »), cf. Marx-Engels, La Russie, Édit. 10/18, pp. 205-210.
  57. Le Reichstag débattit les 30 et 31 mars 1886 sur le projet de loi de prolongation de la loi anti-socialiste, qui fut adopté par 169 voix contre 137. Bebel ironisa dans son discours : « Si vous êtes capables d'arrêter la prolétarisation des masses, si vous êtes capables de mettre en œuvre des moyens tangibles pour cela, alors la loi anti-socialiste n'est plus du tout nécessaire, car alors vous fêtiez disparaître progressivement de ce monde la social-démocratie sans loi anti-socialiste. Mais si vous en êtes incapables alors toutes vos lois anti-socialistes ne pourront pas non plus vous sauver de la social-démocratie. » La droite entra en fureur lorsque Bebel déclara que la monarchie allemande, si elle suivait l'exemple du despote russe, devrait s'attendre à recevoir les mêmes coups que le tsarisme russe (allusion à l'assassinat d'Alexandre III). Bebel ne faisait que répéter ce qu'Engels avait écrit à Kaustky le 26 et 27-6-1894 : « Ainsi ils ont tué au couteau Sadi Carnot, cette pauvre bête stupide et ennuyeuse - le premier Français qui ait fait carrière en cultivant l'ennui - et cela en France! Bien, niais maintenant Alexandre III vase mettre à réfléchir sur l'alliance franco-russe, et dira : merci, tout cela je peux l'avoir aussi chez moi, et moins cher! »
    Bismarck et Puttkamer accusèrent aussi Bebel de prêcher le terrorisme. Bebel reprit la parole et expliqua la position sociale-démocrate sur cette question, cf. note no 169.
    Liebknecht déclara fièrement : « Messieurs, les dés sont jetés pour ce qui concerne la loi anti-socia­liste, la majorité est assurée de sa prolongation... Nous n'en appelons pas à votre commisération. le résul­tat nous est indifférent : nous vaincrons de toute façon - si vous faites le pire, cela tournera au meilleur pour nous! Plus vous serez enragés, plus vite ce sera votre fin : tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse ! »
    Singer dénonça au Reichstag l'activité des mouchards et provocateurs envoyés par la police politique dans le mouvement ouvrier. Le flic Ferdinand lhring s'était infiltré fin 1885 dans une section berlinoise sous le nom de Mahlow et y incitait les ouvriers à des actions de terrorisme individuel et cherchait à recruter des mouchards pour la police. Singer assista à la réunion où les ouvriers démasquèrent Ihring. Au lieu de se défendre simplement, les dirigeants sociaux-démocrates passaient cette fois-ci à l'attaque.
  58. Tschech, le maire de Storkow, avait tenté de tuer Frédéric-Guillaume IV. Certes, Marx-Engels furent ame­nés à condamner certains attentats individuels, parce qu'ils avaient été organisés par la police pour justifier, à l'heure de son choix, une répression et une action préventive contre le mouvement ouvrier. En outre, contrairement à certains anarchistes, le marxisme affirme qu'on ne peut « faire » la révolution par cette seule méthode. Ceci étant, Marx-Engels ont admis les attentats et actions individuelles pour diverses raisons : pour refreiner l'ardeur de certains agents trop zélés de la bourgeoisie ou de la réaction assurés que, quoi qu'ils fassent, ils jouiraient de l'impunité; pour faire respecter le mouvement révolutionnaire qui ne saurait se laisser intimider par une répression à sens unique qui le démoraliserait; dans certaines conditions révolutionnaires déter­minées. Ainsi Engels écrivait-il à propos des attentats individuels perpé­trés en Russie dans les années 1880 : « Les agents du gouvernement commettent des atrocités. Contre de telles bêtes féroces, il faut se défendre comme on peut - avec de la poudre et du plomb. L'assassinat politi­que en Russie est le seul moyen, dont disposent les hommes intelligents, ayant une dignité et du caractère, pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï. » Et Engels souligne ici qu'interdire la liberté d'action du Parti révolutionnaire, en lui déniant le droit à la révolution -comme c'est toujours le cas en Allemagne, sous la pression des Alliés russes, américains, etc. -, c'est préparer précisément les conditions sociales et politiques d'actions semblables à celles qu'exigeait le despotisme tsariste. Pour ce qui est de la prise d'otages, Marx rappelle que c'est précisément l'Allemagne officielle qui l'a rétablie, cf. la fin de l'Adresse sur la Commune du Conseil général de l'A.I.T., in : la Guerre civile en France, 1953, Éditions Sociales, p. 61. Cf. notes n˚ 82 et 85. Sur la violence et la légalité, cf. le Fil du Temps en langue allemande, Faden der Zeit, n˚ 4.
  59. Dans la séance du 31-3-1886 sur la prolongation de la loi anti-socialiste, Bismarck avait accusé Marx d'avoir couvé dans son sein des assassins. Les faits sur lesquels il fondait ses dires étaient si vagues et si confus que son jargon ne -résistait à aucune logique ni règle grammaticale. Engels informa le§ filles de Marx, Laura et Eléanore, qui répondirent par la déclaration que nous reproduisons après la lettre 124-1886 d'Engels à Bebel.
  60. Le traité de San Stefano qui avait mis fin à la guerre russo-turque de 1877-78 avait donné de telles prérogatives à la Russie dans les Balkans que l'Angleterre et l'Autriche-Hongrie, appuyées secrètement par l'Allemagne, ne purent le supporter. Une pression diplomatique et des menaces militaires forcèrent la Russie à réviser à son détriment ce traité au Congrès de Berlin (13-6 au 13-7-1878). En septembre 1885, il y eut un soulèvement de patriotes bulgares en Rumélie orientale, dans le Sud de la Bulgarie, qui en vertu des décisions du congrès de Berlin était restée sous domination turque. Le gouverneur turc fut renversé, les autorités nommées par la Porte chassées et la province rattachée à la Bulgarie.
  61. Cf. Marx, la Seconde Adresse du Conseil de l'A.I.T.
    Dans cette lettre et les suivantes, Engels montre à l'avance quels seront les effets de la future guerre mondiale sur la révolution, soit une perspective tout autre que pacifique et idyllique permettant une réformiste « transcroissance progressive et non violente au socialiste ».
  62. Bismarck défendait alors l'idée que les puissances russes, autrichiennes et allemandes devaient éviter la guerre parce qu'elles pouvaient redouter la révolution en cas de défaite. Bismarck ne voyait pas seulement ce danger pour la Russie, mais encore pour l'Allemagne : « Au temps où nous vivons, plus qu'à aucune autre époque de l'histoire, il est de l'intérêt des grandes monarchies d'éviter la guerre... même en Allema­gne - si contre toute attente nous venions à être vaincus - les chances de la république démocratique ou sociale gagneraient considérablement par notre défaite » (document préparé en français par Bismarck pour servir d'aide-mémoire lors des discussions avec le tsar, lors de sa visite à Berlin en 1887, cf. Die Grosse Politik, V, p. 320).
  63. Engels évoque le contexte historique de l'humiliation de Bismarck dans son article sur la Situation politique en Europe, cf. Marx-Engels : Le Parti de classe, IV, pp. 71-75.
  64. La Neue Zeit (IV, 1886, n˚ 11) avait publié un article de Bebel sur l'Allemagne, la Russie et la question orientale. Dans sa lettre du 12-10-1886 à Engels, il avait écrit : « Je pense que Bismarck s'est engagé plus à fond avec la Russie que ce n'était nécessaire eu égard à la France... Il me semble que la Russie opère de sorte qu'elle puisse en découdre seule avec l'Autriche. Si elle force l’Autriche à ouvrir le feu, alors Bismarck ne serait pas obligé d'aider l'Autriche... Si c'était la guerre européenne, je suis certain qu'une révolution européenne s'ensuivrait... Je suis enfin d'avis que c'est précisément ce fait qui retient Bismarck, bien plus que la peur de ne pas être en état d'affronter la Russie et la France.
  65. Le national-libéral Louis Konstanz Berger avait déclaré le 20-5-1886 à la Chambre prussienne qu'il n'attendait plus un gouvernement libéral à son goût et à celui de ses amis, et que dans les conditions exis­tantes il fallait déjà se satisfaire, dans le meilleur des cas, d'un gouvernement conservateur modéré.
    Bebel avait écrit dans sa lettre à Engels du 12-10-1886 « Le bourgeois allemand est le plus grand lâche et débile qui soit au monde : dans tous ses membres il y a la peur de nous. »
  66. Engels avait défini comme suit la fonction du bonapartisme que Bismarck introduisit à son tour en Alle­magne : « La caractéristique du bonapartisme vis-à-vis des ouvriers comme des capitalistes, c'est qu'il les empêche de se battre entre eux. Autrement dit, il défend la bourgeoisie contre les attaques violentes des ouvriers, favorise les petites escarmouches pacifiques entre les deux classes, tout en enlevant aux uns comme aux autres toute espèce de pouvoir politique. » (La question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, 1865, in : Marx-Engels, Écrits militaires, L'Herne, p. 483.)
  67. Le 14 janvier 1887, Bismarck avait dissous le Reichstag qui n'avait pas voté pour sept ans, mais trois ans seulement son projet de loi militaire. Les élections au Reichstag eurent heu le 21 février 1887. Malgré une propagande effrénée contre la social-démocratie, celle-ci obtint 763 128 voix. Malgré un gain de voix, le nombre des mandats sociaux-démocrates tomba de 24 à 11, à la suite de la tactique électorale suivie par le cartel favorable à Bismarck et un découpage électoral adéquat. Le nouveau Reichstag vota le programme de Bismarck pour sept ans.
  68. Le scrutin de ballottage permit aux sociaux-démocrates de gagner encore 5 sièges, à Breslau, Elberfeld, Francfort-sur-le-Mein, Hanovre et Solingen.
  69. Dans la correspondance publiée par Sorge, celui-ci réduit cette liste au seul Viereck, cf. Briefe und Auszüge aus Briefen von Joh. Phil. Becker usw., Stuttgart 1906. Il en est de même dans sa traduction fran­çaise des Éditions Costes.
  70. Ce jugement pessimiste témoigne du peu d'estime qu'Engels pouvait avoir pour les parlementaires sociaux-démocrates. Est-il besoin de dire que sa prévision de l'exclusion des députés sociaux-démocrates opportu­nistes ne s'est pas vérifiée après l'abrogation de la loi anti-socialiste - au grand dam du mouvement ouvrier allemand. Dans ce cas, comme dans presque tous les autres, les jugements sévères d'Engels, contre les déviations opportunistes, n'ont pas eu d'effet pratique.
  71. A. Bebel, I. Auer, J.H.W. Dietz, P.H. Müller, C. Ulrich, L. Viereck. G. von Vollmar, K.Fr. Frohme et St. Heinzel furent jugés devant le tribunal de Chemnitz pour avoir « fomenté une association secrète ». L'aeçusationse fondait sur leur participation au congrès illégal de Copenhague. Mais les accusés durent être acquittés. Le ministère public fit alors opposition au jugement, et l'affaire fut finalement renvoyée pour de nouveaux délais devant le tribunal de Freiberg. Celui-ci condamna Auer, Bebel, Ulrich, Viereck, Vollmar et Frohme à neuf mois de prison et Dietz, MüIler et Heinzel à six mois. Bebel fut emprisonne à Zwickau du 15 novembre 1886 au 14 août 1887.
  72. Lors des élections du 21 février 1887, Liebknecht se présenta à Offenbach (7 957 voix), à Brème (7 742) et à Mitweida (7 655). Dans ces trois villes, il gagna à chaque fois des voix, sans obtenir cependant une majorité. Ce n'est qu'à l'occasion d'une élection partielle à Berlin, le 30 août 1888 qu'il retrouva son siège au Reichstag.
  73. La social-démocratie allemande ne disposait plus que de 11 sièges au Reichstag après les élections du 21 février 1887. Pour pouvoir déposer des motions ou des interpellations, il fallait réunir au moins 15 députés.