Sous le régime de la loi anti-socialiste

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« La parole est à von Helldorf-Bedra. On ne saurait être plus candide : « Messieurs, la présente loi (anti-socialiste) se caractérise comme une loi préventive, au sens le plus éminent du terme; elle ne prévoit aucune action pénale, mais autorise seulement les interdictions de la police et déclare punissables les violations de ces interdictions EXTÉRIEUREMENT RECONNAISSABLES. » En d'autres termes : elle permet tout bonnement à la POLICE de tout interdire et ne punit aucune violation de loi quelconque, mais les « violations » d'oukases de la police. C'est une façon parfaite de rendre superflues les lois pénales » (Karl Marx, Notes marginales sur les débats au Reichstag relatifs à la loi anti-socialiste, septembre 1878).

Dühring, Bismarck et la droite social-démocrate[modifier le wikicode]

Engels à W. Liebknecht, 31 juillet 1877.

J'ai reçu tes deux lettres des 21 et 28. Je veux espérer que le fiasco des dühringeries est définitif, et que vous ne rafistolerez pas de nouveau les choses pour les remettre en circu­lation. La presse du parti se ridiculise si elle se laisse aller à lui attribuer une valeur scien­ti­fique simplement.... parce que les Prussiens le persécutent[1]. Et il n'y a qu'eux qui l'aient fait, que je sache.

Vahlteich a bel et bien affirmé que les socialistes n'étaient ni des marxistes ni des dühringiens ( ?! ?!) : tous les journaux ont mis en évidence cette formule après le congrès lorsqu'ils ont publié le discours qu'il a perpétré en réunion publique[2]. Je ne crois pas qu'il voudra se dédire. Qu'il soit actuellement en tôle n'est pas une raison pour moi de le consi­dérer pour meilleur qu'il n'est.

Élisée Reclus est un simple compilateur, rien de plus. Comme son frère et lui ont parti­cipé à la fondation de l'Alliance secrète (anarchiste), il pourrait, s'il le veut, t'en dire bien davantage sur ce sujet que toi-même tu pourrais lui en dire. Qu'il soit encore avec ces braves gens ou non, importe peu : il est politiquement confus et impuissant.

Je n'ai jamais dit que la masse de nos gens ne désire pas de science véritable. J'ai parlé du parti[3], et celui-ci est ce pour quoi il se donne dans la presse et les congrès. Et là ce qui domine maintenant, c'est la demi-science et l'ancien ouvrier qui se targue d'être littérateur. Si - comme tu l'affirmes - ces gens ne forment qu'une petite minorité, c'est tout de même parce que chacun d'eux a une influence et des partisans que vous prenez tant d'égards vis-à-vis d'eux. Le déclin théorique et moral date de la fusion (avec les Lassalléens), et on aurait pu l'éviter si l'on avait fait preuve à ce moment-là d'un peu plus de réserve et d'intelligence. Un parti sain est capable d'exsuder pas mal de choses avec le temps; mais c'est un processus long et difficile - et ce n'est pas parce que les masses sont en bonne santé qu'il faut leur inoculer sans nécessité une maladie.

C'est une chance pour la Zukunft que ta lettre soit encore arrivée à temps. Elle a empêché que j'envoie ma décision déjà prise en ce qui concerne l'offre de collaboration. Cette offre émanant d'une rédaction parfaitement anonyme, qui n'est pas à même de présenter d'autres garanties de son sérieux scientifique que la résolution du congrès - comme si un congrès de parti pouvait conférer un caractère scientifique quelconque. C'est vraiment un grand risque que de confier nos manuscrits à des gens parfaitement inconnus, des gens qui sont peut-être les pires duhringiens !

Tu dis que Wiede fait partie de la rédaction. Mais lui-même vient de me réclamer ma collaboration dans une lettre du 20 c. à une revue qu'il a l'intention de fonder à Zurich!

Bref, j'en ai assez de cette confusion qu'entraîne le lancement continuel d'affaires irréflé­chies et précipitées. Je ne peux accepter la moindre offre de collaboration, ne serait-ce que parce qu'il faut que je termine une fois pour toutes les travaux les plus importants. Je suis encore en train de mettre la dernière main à l'Anti-Dühring, et ensuite je n'écrirai plus que des articles que je tiendrai moi-même pour urgents, et s'il existait une revue qui ne soit pas un organe du parti, c'est à elle que je les donnerais, afin de ne pas faire l'objet des débats d'un congrès[4]. Il faut bien admettre que pour des travaux scientifiques il n'y a pas de forum démocratique, et une expérience m'a suffi.

Engels à J.-Ph. Becker, 12 décembre 1878.

Les Prussiens viennent de prendre une autre mesure heureuse : interdire mon Anti-Dühring. Il ne faut plus que l'on vende en Allemagne ce qui est dirigé contre les braillards qui font semblant d'être socialistes. De même on a interdit tous les écrits de Greulich, de moi-même, etc. dirigés, contre les bakouninistes. Bismarck escompte que les fadasseries des anarchistes et de Dühring relâcheront la cohésion chez les nôtres en contribuant à susciter ce qu'il souhaite le plus au monde : une tentative de putsch, pour qu'il puisse tirailler. Malgré tout cela, nos ouvriers se comportent magnifiquement en Allemagne, et je souhaite que tout l'Empire prussien soit honteusement défait par eux. Ce que Bismarck obtiendra cependant, c'est que lorsque la Russie donnera le coup d'envoi à la danse - et cela ne devrait plus guère tarder - alors les choses seront assez mûres en Allemagne.

Karl Marx

Lettre à Fr.-A. Sorge, 19 octobre 1877.

En Allemagne, un esprit pourri gagne notre parti, non pas tant dans les masses que parmi les dirigeants (ceux qui viennent des classes supérieures et des rangs « ouvriers »). Le compromis avec les Lassalléens a également conduit à un compromis avec des médiocrités, à Berlin […] avec Dühring et ses « admirateurs », et ailleurs avec toute une bande d'étudiants et de docteurs super-intelligents qui veulent donner au socialisme un tour « supérieur, idéal », autrement dit substituer à la base matérialiste (qui réclame une étude sérieuse et objective, si l'on veut opérer à partir d'elle) leurs divinités de la Justice, de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité. Le Dr. Höchberg qui édite la Zukunft est un représentant de cette tendance; il a « acheté » sa place dans le parti je suppose dans les intentions les plus sublimes, mais je me fiche des « intentions ». Rarement quelque chose de plus misérable que son programme de la Zukunft n'a vu la lumière du jour avec plus de « modestie prétentieuse ».

Quant aux ouvriers, lorsqu'à l'instar de monsieur Most et consorts, ils abandonnent leur métier pour devenir des littérateurs de profession, ils créent chaque fois des ravages « théoriques » et sont toujours disposés à s'associer avec la caste des prétendus « gens cultivés ». Or précisément il nous a fallu plusieurs décennies de travail et de peine énormes pour mettre dans l'esprit des ouvriers allemands ce qui leur donnait un poids théorique (et donc pratique aussi) supérieur à celui des Français et des Anglais. À présent le socialisme utopique et les jeux d'imagination sur les constructions futures de la société, c'est ce qui s'étale de nouveau et dans une forme plus creuse, non seulement si on la compare à celle des grands utopistes français et anglais, mais même à Weitling. Il est évident que l'utopisme, qui avant le temps du socialisme matérialiste et critique renfermait ce dernier en germe ne peut plus être, s’il revient par la suite, que niais, insipide et de fond en comble réactionnaire.

Le Vorwärts semble avoir comme principe essentiel ces derniers temps de ne publier que ce que les Français appellent de la « copie », et ce, d'où qu'elle vienne. Par exemple, dans les derniers numéros, un gaillard qui. ne connaît pas l'ABC de l'économie politique, s'est mis à faire de grotesques révélations sur les « lois » des crises : il ne nous révèle que son propre effondrement « intérieur[5] ». Il y a ensuite ce futé polisson de Berlin à qui l'on permet de faire imprimer aux frais du « peuple souverain » ses pensées hétérodoxes sur l'Angleterre et les niaiseries panslavistes les plus plates dans une série d'articles qui n'ont ni queue ni tête.

C'en est plus qu'assez!

Ton Karl Marx.

La social-démocratie, Bismarck et la loi anti-socialiste[modifier le wikicode]

Interview de Karl Marx, in: The Chicago Tribune, 5-01-1879.

Dans une petite villa de Haverstock Hill dans la partie nord-ouest de Londres, habite Karl Marx, le fondateur du socialisme moderne. En 1844, il fut banni de sa patrie, l'Allemagne, pour avoir diffusé des théories révolutionnaires. Il y retourna en 1948, mais en fut expulsé quelques mois plus tard. Il s'installa ensuite à Paris, dont il fut également expulsé en raison de ses théories politiques. Depuis il a établi son quartier-général à Londres. Ses convictions lui ont causé des difficultés dès le début. À en juger par la maison qu'il habite, elles ne lui ont pas apporté beaucoup de bien-être. Dans toutes ces années, Marx a défendu ses conceptions avec une obstination qui est sans aucun doute fondée sur la ferme conviction qu'il a de leur justesse. Pour opposer qu'on puisse être à la diffusion de telles idées, il n'en reste pas moins que l'on doit un certain respect à l'abnégation de cet homme honorable.

J'ai rendu visite deux ou trois fois au Dr. Marx; je l'ai trouvé chaque fois dans sa biblio­thèque, où il était assis avec un livre dans une main et une cigarette dans l'autre. Il doit avoir plus de soixante-dix ans. Il est de taille bien proportionnée, large d'épaules et se tient droit. Il a une tête d'intellectuel, et l'aspect extérieur d'un Juif cultivé. Ses cheveux et sa barbe sont longs et gris fer, les yeux d'un noir étincelant surmontés de sourcils broussailleux. Il fait preuve d'une grande prudence vis-à-vis des étrangers, mais il veut bien les recevoir en général. Cependant l'Allemande d'un aspect vénérable qui reçoit les visiteurs, a la recom­man­dation de n'admettre ceux de la patrie que s'ils peuvent exhiber une lettre de recommandation. Dès lors que l'on est installé dans la bibliothèque et que, Marx a vissé son monocle pour prendre en quelque sorte sa mesure intellectuelle, il sort de sa réserve et étale alors pour le visiteur intéressé ses connaissances des hommes et des choses du monde entier. Dans la conversation, il n'est nullement unilatéral, mais touche autant de domaines que les nombreux volumes de sa bibliothèque. On peut juger le mieux des hommes par ce qu'ils lisent Que le lecteur tire ses propres conclusions, lorsque je lui aurai dit ce que m'apprit un coup d'œil rapide : Shakespeare, Dickens, Thackeray, Molière, Racine, Montaigne, Bacon, Gœthe, Voltaire, Paine; des livres bleus anglais, américains et français, des ouvrages politiques en lan­gue russe, allemande, espagnole, italienne, etc.

Au cours de mes entretiens, j'ai été très surpris par sa connaissance approfondie des problèmes américains de ces dernières vingt années. La précision surprenante de sa critique de notre législation tant nationale que locale me donna l'impression qu'il tirait ses informa­tions de source confidentielle. Cependant ses connaissances ne se limitent pas à l'Amérique, mais embrassent toute l'Europe.

Lorsqu'il parle de son sujet favori, le socialisme, il ne se lance pas dans ces tirades mélodramatiques qu'on lui attribue en général. Il développe alors ses plans utopiques de l' « émancipation de l'humanité » avec un sérieux et une force qui indiquent combien il est fermement persuadé de la réalisation de ses théories - sinon dans ce siècle, du moins dans le prochain.

Le Dr. Karl Marx est sans doute lé plus connu en Amérique comme auteur du Capital et fondateur de l'Internationale, ou du moins comme l'un de ses principaux supports. L'inter­view suivante montrera ce qu'il a à dire sur cette Association dans sa forme actuelle. On trouvera ci-après quelques extraits des statuts imprimés en 187-1 par ordre du Conseil général et à partir desquels on peut se faire un jugement impartial des buts que poursuivait l'Internationale.

Durant ma visite, j'indiquai au Dr. Marx que J. C. Bancroft Davis, dans son rapport officiel de 1877 avait communiqué un programme qui me paraissait être l'exposé le plus concis et le plus clair des buts du socialisme qui soit jusqu'ici. Il répondit que ce programme était tiré du rapport sur le congrès socialiste de Gotha en mai 1875, et que la traduction en était médiocre. Le Dr. Marx s'offrit à les amender, et je les reproduis ci-après sous sa dictée[6].

1. Suffrage universel, égal, direct et scrutin secret pour tous les citoyens de plus de vingt ans dans toutes les élections et tous les votes. Jours d'élections et de votes fixés le dimanche ou aux jours de repos légaux.

2. Législation directe par le peuple. Décision de la guerre et de la paix par le peuple.

3. Obligation militaire pour tous. Milices populaires à la place de l'armée permanente.

4. Abolition de toutes les lois qui limitent ou suppriment la libre expression de l'opinion, de la pensée et de la recherche ainsi que le droit de presse, de réunion et d'association.

5. Juridiction assurée par le peuple et assistance judiciaire gratuite. Éducation populaire universelle et égale par l'État. Obligation scolaire pour tous. Enseignement gratuit dans tous les établissements d'instruction.

7. Extension la plus grande possible des droits et libertés dans le sens des revendications ci-dessus.

8. Un seul impôt progressif sur le revenu pour l'État et les communes, au heu de tous les impôts indirects existant et pesant essentiellement sur le peuple.

9. Droit illimité de coalition.

10. Journée de travail normale correspondant aux besoins de la société. Interdiction du travail le dimanche.

11. Interdiction du travail des enfants ainsi que du travail nuisible à la santé physique et morale des femmes.

12. Législation de protection de la vie et de la santé des travailleurs. Contrôle de l'hygiène des maisons ouvrières. Surveillance des mines, des fabriques, des ateliers et de l'industrie domestique par des fonctionnaires élus par les ouvriers.

Une efficace législation de responsabilité.

13. Réglementation du travail dans les prisons.

Dans le rapport de Bancroft Davis, il y a cependant un douzième article, qui est le plus important de tous et qui s'intitule : « Instauration de coopératives socialistes de production avec l'aide de l'État sous le contrôle démocratique du peuple travailleur.'»

Je demandai au docteur pourquoi il l'avait omis, et il répondit :

Marx : « Avant le congrès de Gotha de 1875, la social-démocratie était divisée. L'une des ailes était constituée par les partisans de Lassalle, l'autre par ceux qui, en général, avait ap­prou­vé le program­me de l'Internationale et formaient ce que l'on appelle le parti d'Eisenach. Le douzième article mentionné ne fut pas repris dans le programme proprement dit, mais glissé dans l'introduc­tion générale comme concession faite aux Lassalléens. Par la suite, il n'en fut plus jamais question. Monsieur Davis ne dit absolument pas que cet article a été repris dans le program­me à titre de compromis sans espèce de valeur particulière, mais il le souligne avec le plus grand sérieux comme 'étant l'un des principes fondamentaux du pro­gramme. »

Question : « Mais les socialistes ne considèrent-ils pas en général le transfert des moyens du travail en propriété commune de la société comme le grand but de leur mouvement ? »

Marx : « Certainement, nous disons que ce sera le résultat du mouvement... Mais c'est une question de temps, d'éducation et de développement des formes sociales supérieures. »

Question : « Ce programme vaut sans doute pour l'Allemagne et un ou deux autres pays ? »

Marx : « Si vous ne vouliez tirer vos conclusions que de ce seul programme, vous mécon­naîtriez l'activité du mouvement. Plusieurs points de ce programme n'ont pas de signification hors de l'Allemagne. L'Espagne, la Russie, l'Angleterre et l'Amérique ont leurs propres programmes, qui à chaque fois correspondent à leurs difficultés particulières. Leur seule analogie, c'est la communauté de leur but final. »

Question : « Et c'est le règne des travailleurs ? »

Marx : « C'est l'émancipation du travail. »

Question : « Le mouvement américain est-il pris au sérieux par les socialistes euro­péens ? »

Marx : « Certes. Il est le résultat naturel du développement de ce pays. On a prétendu que le mouvement ouvrier a été importé par les étrangers. Lorsqu'il y a cinquante ans le mouve­ment ouvrier a commencé de s'agiter en Angleterre, on a prétendu la même chose. Et c'était bien avant qu'il fût question de socialisme! En Amérique, ce n'est que depuis 1857 que le mouvement ouvrier a pris une importance assez grande. À cette époque les syndicats locaux prirent leur essor, ensuite on créa des centrales syndicales pour les différents métiers, et enfin ce fut l'Union Ouvrière Nationale. Cette progression chronologique montre que le socialisme est né en Amérique sans l'aide de l'étranger, uniquement sous l'effet de la concen­tration du capital ainsi que sous celui des changements intervenus dans les rapports entre ouvriers et entrepreneurs.

Question : « Quels sont les résultats obtenus jusqu'ici par le socialisme ? »

Marx : Il en est deux : les socialistes ont démontré que la lutte générale entre capital et travail se déroule partout; bref, ils ont démontré leur caractère international. En conséquence, ils ont tenté de promouvoir l'entente entre les ouvriers des divers pays. Cela est d'autant plus nécessaire que les capitalistes deviennent de plus en plus cosmopolites et ce, non seulement en Amérique, mais encore en Angleterre, en France et en Allemagne, où l'on engage des forces de travail étrangères en vue de les dresser contre les travailleurs du pays. Nous avons créé aussitôt des liaisons à l'échelle internationale entre les travailleurs des différents pays. Il s'avéra que le socialisme n'était pas seulement un problème local, mais encore international qui devait être résolu par l'action internationale des ouvriers. Les classes ouvrières sont venues spontanément au mouvement, sans savoir où le mouvement les conduirait. Les socia­listes eux-mêmes n'inventent pas le mouvement, mais expliquent son caractère et ses buts aux ouvriers. »

Question : « C'est-à-dire : le renversement de l'ordre social en vigueur ? »

Marx : « Dans l'actuel système, le capital et la terre sont en possession des entrepreneurs, tandis que les ouvriers disposent uniquement de leur forcie de travail, qu'ils sont obligés de vendre comme une marchandise. Nous affirmons que ce système est simplement une phase de transition historique, qu'il disparaîtra et fera place a une organisation supérieure de la société. Nous observons partout une division de la société en classes. L'antagonisme de ces deux classes va main dans la main avec le développement des ressources industrielles dans les pays civilisés. En considérant les choses sous l'angle socialiste, les moyens sont déjà prêts pour transformer révolutionnairement la phase historique actuelle. Dans de nombreux pays des organisations politiques se sont développées au-delà des syndicats. En Amérique il est devenu manifeste que l'on a besoin d'un parti ouvrier indépendant. Les ouvriers ne peuvent pas se fier aux politiciens. Des spéculateurs et des cliques se sont emparés des organismes législatifs, et la politique est devenue leur affaire. À ce point de vue, l'Amérique n'est pas un cas unique, mais le peuple y est plus énergique qu'en Europe. En Amérique, tout mûrit beaucoup plus vite, on ne parle pas longtemps, et on appelle chaque chose par son nom. »

Question : « Comment expliquez-vous la croissance rapide du parti socialiste en Allemagne ?»

Marx : « L'actuel parti socialiste est né tardivement. Les socialistes allemands ne se sont pas attardés sur les systèmes utopiques qui ont eu un certain poids en France et en Angle­terre. Les Allemands inclinent plus que d'autres peuples à la théorisation, et ils ont tiré des conclusions pratiques de l'expérience antérieure des autres. Vous ne devez pas oublier que pour l'Allemagne, contrairement à d'autres pays, le capitalisme est quelque chose de complè­te­ment nouveau. Il a mis à l'ordre du jour des questions qui étaient pratiquement déjà oubliées en France et en Angleterre. Les nouvelles forces politiques, auxquelles les peuples de ces pays avaient été assujettis, se trouvèrent en Allemagne face à une classe ouvrière, qui était déjà imprégnée de théories socialistes. C'est pourquoi les ouvriers purent déjà s'y constituer en un parti politique autonome alors que le système de l'industrie moderne naissait à peine. Ils eurent leurs propres représentants au parlement. Il n'existait pas de parti d'opposi­tion contre la politique du gouvernement, et ce rôle échut au parti ouvrier. Vouloir décrire ici l'histoire du parti nous amènerait trop loin. Mais je dois vous dire ceci : si, contrairement à l'américaine et à l'anglaise, la bourgeoisie allemande ne se composait pas des plus grands lâches qui soient, elle aurait déjà dû mener une politique d'opposition contre le gouver­nement. »

Question « Combien de Lassalléens y a-t-il dans les rangs de l'Internationale ? »

Marx : « Les Lassalléens ne sont pas organisés en parti. Il existe naturellement chez nous des croyants de cette tendance. Auparavant Lassalle avait déjà appliqué nos principes géné­raux. Lorsqu'il commença son agitation après la période de réaction consécutive à 1848, il crut qu'il pourrait le mieux ranimer le mouvement ouvrier en recom­man­dant la formation de coopératives ouvrières de production. Son intention était d'aiguil­lon­ner les ouvriers pour les pousser à l'action. Il ne considérait cela que comme un simple moyen pour atteindre le véritable but du mouvement. Je possède des lettres de lui en ce sens. »

Question : « C'était donc en quelque sorte sa panacée ? »

Marx : « C'est exactement cela. Il alla voir Bismarck et lui parla de ses projets. À l'époque, Bismarck encouragea les efforts de Lassalle de toutes les façons concevables. »

Question : « Quel pouvait bien être le but de Bismarck dans cette affaire ? »

Marx : « Il voulait jouer la classe ouvrière contre la bourgeoisie, dont était issue la révolution de 1848. »

Question : « On dit que vous êtes la tête et le chef du mouvement socialiste, et que de votre maison vous tirez tous les fils qui conduisent aux organisations, révolutions, etc. Est-ce vrai ? »

Marx : « Je sais. Ce sont des fadaises, et cela a aussi un côté comique. Deux mois avant l'attentat de Hödel[7], Bismarck s'est plaint dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung que j'avais fait un pacte avec le général des Jésuites Beckx et que nous étions responsables de ce que Bismarck ne pouvait rien faire avec le mouvement socialiste. »

Question : « Mais votre « Association Internationale » ne dirige-t-elle pas le mouve­ment ? »

Marx : « L'Internationale avait son utilité, mais elle a fait son temps, et elle n'existe plus aujourd'hui. Elle a existé et elle a dirigé le mouvement. Elle est devenue superflue en raison de la croissance du mouvement socialiste au cours de ces dernières années. Dans les diffé­rents pays, on a fondé des journaux que l'on échange mutuellement. C'est la seule liaison que les partis des différents pays entretiennent entre eux. L'Internationale avait été créée en premier lieu pour rassembler les ouvriers et leur montrer combien il est utile de mettre en œuvre une organisation entre les différentes nationalités. Les intérêts des divers partis dans les différents pays ne se ressemblent pas.

Le spectre des chefs de l'Internationale qui siègent à Londres est invention pure. Il est exact que nous avons donné des directives à nos organisations ouvrières de l'extérieur, dès lors que l'organisation de l'Internationale était fermement consolidée. Ainsi nous avons été obligés d'exclure certaines sections de New York, entre autres celle où Madame Woodhull s'est glissée à l'avant-scène. C'était en 1871. Il existe de nombreux politiciens américains qui voudraient bien réaliser leur affaire avec le mouvement. Je ne veux pas citer de noms - les socialistes américains les connaissent fort bien. »

Question : « On attribue beaucoup de discours incendiaires contre la religion à vos parti­sans ainsi qu'à vous-même, monsieur le Dr. Marx. Vous souhaitez sans doute voir liquidé tout ce système de fond en comble ? »

Marx : « Nous savons que des mesures de violence contre la religion sont absurdes. À nos yeux, la religion disparaîtra à mesure que le socialisme se renforcera. Le développement social doit contribuer matériellement à susciter cette disparition, ce qui n'empêche qu'un rôle important y échoit à l'éducation. »

Question : « Le pasteur Joseph Cook de Boston a affirmé récemment dans une homélie : Karl Marx aurait dit qu'aux États-Unis et, en Grande-Bretagne, et peut-être aussi en France; West possible qu'une réforme ouvrière puisse être réalisée sans révolution sanglante, mais que le sang devait être répandu en Allemagne, en Russie ainsi qu'en Italie et en Autriche[8]. »

Marx : « J'ai entendu parler de monsieur Cook. Il est très mal renseigné sui le socialisme. On n'a pas besoin d'être socialiste pour prévoir qu'en Russie, en Allemagne, en Autriche et probablement aussi en Italie - si les Italiens continuent de suivre la voie qu'ils ont prise jusqu'ici - on en viendra à des révolutions sanglantes. Les événements de la Révolution française peuvent se dérouler encore une fois dans ces pays. C'est ce qui apparaît clairement à tout connaisseur des conditions politiques. Mais ces révolutions seront faites par la majorité. Les révolutions ne sont pas faites par un parti, mais par toute la nation. »

1. Question : « Le pasteur, dont nous Venons de parler, a cité un extrait d'une lettre que vous avez écrite aux communards parisiens et où l'on peut lire : « Nous sommes à présent au maximum 3 millions. Mais dans Vingt ans nous serons 50 ou peut-être 100 millions. Alors le mon­de nous appartiendra : nous ne nous Soulèverons pas seulement à Paris, Lyon et Mar­seille contre le capital que nous honnissons, mais encore à Berlin, Munich, Dresde, Lon­dres, Liverpool, Manchester, Bruxelles, Saint-Pétersbourg et New-York, dans le monde entier. Et avec ce nouveau soulèvement, sans précédent dans l'histoire, le passé disparaîtra comme un épouvantable cauchemar : l'insurrection populaire qui éclatera en même temps en cent lieux effacera même le souvenir du passé. « Reconnaissez-vous, Monsieur le Docteur, avoir écrit cela ? »

Marx : « Pas un seul mot. Je n'écris jamais des choses aussi mélodramatiques. Je réflé­chis beaucoup à ce que j'écris. Cela a été publié sous ma signature dans le Figaro à l'époque. De telles lettres furent répandues à ce moment-là par centaines. J'ai écrit au Times de Londres et j'ai expressément déclaré que c'était un faux[9]. Cependant si je voulais démentir tout ce que l'on a dit et écrit de moi, alors je devrais occuper vingt secrétaires. »

Question : « Pourtant vous avez écrit en faveur de la Commune de Paris ?

Marx : « Certainement je l'ai fait, ne serait-ce que pour répondre aux éditoriaux que l'on a écrits contre elle. Cependant les correspondances de Paris publiées dans la presse anglaise réfutent suffisamment les racontars des éditoriaux sur les pillages, etc. La Commune n'a tué qu'environ 60 personnes. Le maréchal Mac-Mahon et son armée de bouchers en ont tué plus de 60 000. Jamais un mouvement n'a été tant calomnié que la Commune. »

Question : « Les socialistes estiment-ils que l'assassinat et l'effusion de sang soient nécessaires à la réalisation de leurs principes ? »

Marx : « Il n'est pas un seul grand mouvement qui soit ne sans effusion de sang. Les États-Unis d'Amérique du Nord ont conquis leur indépendance en répandant le sang. Napo­léon a conquis la France par des événements sanglants, et il a été renversé de la même manière. L'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne et tous les autres pays fournissent d'autres exem­ples du même genre. Quant au meurtre, on sait que ce n'est pas nouveau. Orsini a tenté d'assas­siner Napoléon, mais les rois ont tué plus d'hommes que quiconque.

Les Jésuites ont tué, et les puritains sous Cromwell ont tué. Tout cela s'est passé avant qu'on entende parler des socialistes. Aujourd'hui cependant on rend responsable les socialistes de toute tentative d'assas­sinat de rois ou d'hommes d'État. Or les socialistes jugeraient en ce moment précis la mort de l'Empereur d'Allemagne comme particulièrement regrettable : il leur est, en effet, plus profitable à son poste - et Bismarck a plus fait pour notre mouvement que n'importe quel autre homme d'État, parce qu'il pousse toujours les choses à leur extrême. »

Question : « Que pensez-vous de Bismarck ? »

Marx : « Avant sa chute, on tenait Napoléon pour un génie - ensuite on lui a reproché d'être un fou. Bismarck connaîtra le même sort. Sous le prétexte d'unifier l'Allemagne, il a commencé par ériger un despotisme. Ce à quoi il tend est clair pour tout le monde. Son action la plus récente ne tend à rien d'autre qu'à un coup d'État masqué - mais il ne réussira pas. Les socialistes allemands et français ont dénoncé la guerre de 1870 parce qu'elle était purement dynastique. Dans leurs manifestes, Us ont dit à l'avance au peuple allemand que s'il tolérait que la prétendue guerre de défense se transformât en guerre de conquête, il serait puni par l'instauration d'un despotisme militaire et par une oppression impitoyable des masses laborieuses. À l'époque le parti social-démocrate a tenu en Allemagne de nombreuses réunions et a publié des manifestes dans lesquels il réclamait la conclusion d'une paix hono­rable avec la France. Le gouvernement prussien se mit aussitôt à le persécuter, et beaucoup de ses chefs furent incarcérés. Malgré tout cela les députés socialistes - et eux seuls - eurent l'audace de protester avec grande énergie au Reichstag allemand contre l'annexion violente des provinces françaises. Cependant Bismarck n'en continua pas moins sa politique de force - et l'on parle du génie de Bismarck! La guerre touchait à sa fin, et comme il ne pouvait plus effectuer de nouvelles conquêtes, mais produire seulement des idées originales, Bismarck échoua lamentablement. Le peuple perdit sa foi en lui, et sa popularité déclina de plus en plus. Or il a besoin d'argent et son État aussi. En même temps qu'une pseudo-constitution, il imposa au peuple la charge de lourds impôts pour ses plans de guerre et d'unification, et il continuera de le faire jusqu'au bout - actuellement il tente d'arriver à ses fins sans Constitu­tion aucune. Afin de mener ses exactions à sa guise, il a suscité le spectre du socialisme, et il fait tout ce qui est en son pouvoir pour provoquer un soulèvement populaire. »

Question : « Recevez-vous régulièrement des rapports de Berlin ? »

Marx : « Oui, je suis fort bien informé par mes amis. Berlin est parfaitement calme, et Bismarck est déçu. Il a expulsé 48 dirigeants, dont les députés Hasselmann et Fritzsche, ainsi que Rackow, Baumann et Auer de la Freie Presse. Ces hommes ont exhorté les ouvriers berli­nois au calme, et Bismarck le savait. Il n'était pas sans savoir non plus que 75 000 ouvriers sont près de mourir de faim à Berlin. Il avait le ferme espoir qu'une fois les dirigeants éloignés, les ouvriers en viendraient à se bagarrer, ce qui eût donné le signal à un bain de sang. Alors il aurait pu donner un tour de vis à tout l'Empire allemand, laisser libre cours à sa chère politique du sang et du fer, et les ramassages d'impôts ne connaîtraient plus de limites. Jusqu'ici il n'y a pas eu, de désordres, et Bismarck a dû constater à sa grande consternation qu'il s'est ridiculisé devant tous les hommes d'État. »

Commentaire juridique sur la mise hors la loi des socialistes et de la révolution[modifier le wikicode]

Marx, Notes marginales sur les débats du Reichstag relatifs à la loi ANTI-SOCIALISTE (Séances des 16 et 17-09-1878).

Vice-Bismarck-von Stolberg parla 4 minutes et 7 secondes[10].

Extrait du compte rendu sténographique.

Reichstag : 4e séance lundi, le 16 septembre 1878.

Président : Forckenbeck.

La séance s'ouvre à 11 heures 30 minutes et s'achève à 3 heures 40 minutes.

Suppléant du chancelier, le ministre d'État, comte de Stolberg-Wernigrode :

« ... Il s'agit... de se préoccuper que cette agitation (sic) ne puisse à l'avenir être menée sous quelque apparence de légalité que ce soit. »

Extraits des discours tenus à la séance du 16 septembre : Attentat.

Bebel : « Messieurs, au début de la séance d'aujourd'hui, le représentant du chancelier a particulièrement insisté sur les attentats, comme l'avait d'ailleurs déjà fait l'Empereur dans son discours du trône il y a quelques jours et comme on l'avait fait expressément encore dans l'exposé des motifs de la loi en discussion. Aujourd'hui même tous les orateurs ont, eux aussi, abordé plus ou moins la question des attentats, et tous ont cité ces attentats comme étant le motif de cette loi d'exception - et en fait, il est manifeste qu'ils en sont la cause.

« Messieurs, dans ces conditions, on aurait pu attendre, pour le moins, que le gouverne­ment s'exprime de manière claire et précise sur ce sujet et qu'il démontre pièces à l'appui quelles découvertes il a faites, quels faits accablants ont pu être mis au jour contre nous jusqu'ici, et qu'il prouve l'existence ne serait-ce que d'un lien idéal entre les auteurs des attentats et la social-démocratie. Or, on ne nous a rien démontré de pareil aujourd'hui, et on est resté aux phrases creuses et aux incriminations, Et néanmoins on a continué avec le slogan : La social-démocratie est responsable des attentats. Et c'est l'accusation : La social-démocratie est le parti des assassins du Kaiser, etc.

« Nous n'avons aucunement l'intention de nous laisser faire et d'admettre qu'on étouffe cette affaire... Au contraire, nous avons l'intérêt le plus vif dans l'immédiat de savoir ce que renferment les nombreux procès-verbaux qui ont été rédigés sur ces attentats. Nous insistons tout particulièrement pour qu'on nous fasse savoir ce qui a pu venir à la lumière du jour dans les si nombreux interrogatoires auxquels on a soumis, dans les contrées les plus diverses d'Allemagne, des membres du parti et même des gens qui n'en faisaient pas partie et apparte­naient bien plutôt aux tendances les plus diverses et, en tout cas, n'avaient ni de près ni de loin un quelconque rapport avec les auteurs de attentats. Nous sur qui on fait peser la respon­sabilité et la faute, nous exigeons enfin la clarté, particulièrement aussi en ce qui con­cer­ne le dernier attentat qui a servi de prétexte immédiat au renouvellement du Reichstag et au dépôt -de cette loi[11] ...

« Voici comment j'appris la nouvelle de l'attentat : je sortais du Vorwärts où j'étais allé quérir des informations sur le Dr. Nobiling, le 2 juin 1878 très tard dans la soirée. J'étais très satisfait de ma journée et je m'arrêtai quelques minutes devant un magasin, sur la devanture duquel on avait apposé une dépêche, dont le contenu me surprit au plus haut point. La voici:

« Berlin, 2 heures du matin. Au cours du dernier interrogatoire judiciaire l'auteur de l'attentat, Nobiling, a reconnu qu'il avait des inclinations socialistes, qu'il avait également assisté à plusieurs reprises à des meetings socialistes et qu'il avait déjà eu l'intention il y a huit jours de tuer sa Majesté le Kaiser parce qu'il avait jugé utile d'éliminer le chef de l'État. »

« ... La dépêche qui lança cette information dans le monde est expressément de source officielle. J'ai ici dans la main la dépêche que la rédaction de la « Kreuzzeitung » a reçue des autorités constituées avec des notes de la main du rédacteur en chef de ce journal. Il ne fait absolument pas le moindre doute que cette dépêche est de source officielle. Or, des informa­tions diverses de source tout à fait digne de foi démontrent que Nobiling n'a subi aucun interrogatoire judiciaire le jour de l'attentat ou la nuit qui l'a suivi, que rien n'a été établi qui, de quelque manière que ce soit, puisse être considéré comme un point sérieux auquel on pourrait rattacher les raisons du meurtrier et ses idées politiques. Chacun de vous, messieurs, sait ce qu'il en est du bureau télégraphique de Wolff (Approbations), chacun sait que de telles dépêches ne peuvent absolument pas passer sans avoir l'approbation officielle. Au demeu­rant, cette dépêche porte expressément le mot « Officiel ». Il ne fait donc pas de doute, à mon avis, que cette dépêche ait été consciemment et intentionnellement falsifiée par les autorités constituées pour être envoyée aux quatre coins du monde. « (Écoutez! Écoutez!) » La dépê­che renferme l'une des calomnies les plus infâmes qui ait jamais été lancée dans le monde par les autorités officielles, et ce, avec l'intention de faire suspecter de la façon la plus basse tout un grand parti et lui faire endosser la co-responsabilité d'un crime.

« Je demande encore : d'où vient-il que les organes gouvernementaux, la totalité de la presse officielle et officieuse, auxquels presque tous les autres journaux ont emboîté le pas, aient pu en se fondant sur ladite dépêche, lancer contre nous durant des semaines et des mois, jour après jour, la campagne la plus inouïe de diffamation qui soit, que jour après jour ils aient pu lancer dans le monde les comptes rendus les plus épouvantables et les plus inqui­étants sur la découverte de complots et de complicités, etc. sans qu'une seule fois de côté gou­ver­ne­mental... Au contraire, du côté gouvernemental, tout a été réalisé pour diffuser et accré­diter encore davantage dans l'opinion publique la croyance en la vérité de ces affirma­tions mensongères - et jusqu'à cette heure, les représentants officiels du gouvernement n'ont abso­lu­ment rien fait pour donner le moindre éclaircissement sur les obscurités existantes... »

Bebel en vient ensuite (p. 39 colonne II) à la campagne de dénigrement : « On a manifes­te­ment tout mis en œuvre pour provoquer des désordres; on a cherché à nous exciter à l'extrême, afin que nous nous laissions aller à des actes de violence. Il apparaît de toute évidence que l'on ne considère pas les attentats comme suffisants. Dans certains milieux, on se serait indubitablement réjoui, si, à la suite de ces incitations à des actes de violence, nous eussions perdu notre sang-froid. On aurait alors disposé des prétextes pour prendre contre nous les mesures les plus sévères, etc. ».

Et Bebel de réclamer que l'on exhibe enfin au grand jour les procès-verbaux, et qu'ils soient imprimés pour être présentés au Reichstag, et plus particulièrement à la Commission chargée d'examiner ce projet de loi. « Je dépose ici une demande analogue à celle qui a déjà été déposée à bon droit il y a quelques jours lors de la discussion de l'accident du « Grand Prince Électoral[12] » avec l'approbation de presque tous les membres de l'Assem­blée, afin de discuter de l'accident susmentionné : le ministre de la Marine (von Stosch) n'a-t-il pas donné lui-même son assentiment exprès, pour autant que la décision lui appar­tenait (!) ? » Cette demande de Bebel a été saluée au Reichstag par des « Très juste! Très bien! »

Or que répond le gouvernement prussien à cette accusation foudroyante ? Il dit par la bouche de Eulenburg, qu'il ne présentera pas les procès-verbaux et qu'il n'existe absolument aucun élément matériel d'accusation.

Ministre de l'Intérieur, le comte de Eulenburg « A ce premier sujet (information des repré­sentants du gouvernement fédéral « sur l'enquête effectuée contre le criminel Nobiling décédé dans l'intervalle »), j'ai à déclarer sur la possibilité ou l'admissibilité de la commu­nication des comptes rendus judiciaires du procès contre Nobiling, que c'est aux autorités judiciaires prussiennes qu'il reviendra de décider, si la demande de communication est intro­duite auprès d'elles. Mais d'ores et déjà, Messieurs, je puis vous dire qu'un interrogatoire de Nobiling a eu lieu et que dans cet interrogatoire, pour autant que je sache, il a déclaré avoir participé à des réunions sociales-démocrates et avoir trouvé satisfaction aux doctrines qu'on y exprimait. Je dois m'abstenir de vous faire d'autres communications, étant donné que le minis­tère de la Justice prussien doit encore décider de l'opportunité de communiquer ces actes. »

Ce que l'on peut dire de la déclaration de Eulenburg, c'est simplement :

1. « Qu’un » inter­rogatoire a eu lieu; mais il se garde de préciser s'il est « judiciaire ». Il ne dit pas non plus quand cet interrogatoire a eu lieu (certainement après qu'une balle soit passée par sa tête emportant des parties de sa cervelle). Or ce que Eulenburg fait dire à Nobiling (en admettant que celui-ci se soit trouvé dans un état où il jouissait de toutes ses facultés) démontre premiè­re­ment : qu'il ne s'est pas déclaré social-démocrate, membre du parti social-démocrate; il a dit simplement avoir assisté à certaines réunions de ce parti comme un misérable philistin et « avoir trouvé satisfaction aux doctrines qu'on y exposait ». Ces doctrines n'étaient donc pas les siennes. Il se comportait vis-à-vis d'elles comme un novice.

2. Que son « attentat » n'a aucun lien avec les réunions et les doctrines qu'on y exposait.

Mais nous n'en avons pas encore fini avec les bizarreries! « Tout ce que Monsieur Eulenburg peut dire » - et il le prétend lui-même - est problématique. Par exemple : « que dans cet interrogatoire, pour autant que je sache, il a déclaré ». À l'en croire, monsieur Eulenburg n'a donc jamais vu les procès-verbaux; il ne le sait que par ouï-dire et il ne peut en dire que « ce qu'il a su lui-même par cette voie », mais aussitôt il s'inflige un démenti à lui-même. Tout à l'heure il vient de dire « tout ce dont on l'a informé », mais dans la phrase qui suit immédiatement il dit : « Je dois m'abstenir de vous en communiquer davantage, en consi­dération du fait que le ministère de la Justice prussien doit encore décider de l'oppor­tunité de communiquer ces actes. » En d'autres termes : le gouvernement se compromettrait s'il « communiquait » ce qu'il sait.

Soit dit en passant : Si un seul interrogatoire a eu lieu, on doit bien savoir « quand », c'est-à-dire quel jour Nobiling a été arrêté avec une balle dans le crâne et des coups de sabre sur la tête, à savoir le jour où le fameux télégramme a été lancé, à 2 heures du matin, le 2 juin. Aussitôt après le gouvernement a cherché à rendre le parti ultramontain responsable pour Nobiling. L'interrogatoire n'avait donc établi aucune espèce de rapport entre l'attentat de Nobiling et la social-démocratie.

Mais Eulenburg n'est pas encore au bout de ses aveux. Il doit « souligner expressément qu'en mai déjà j'ai dit ici que l’affirmation ne tend pas à signifier [sic][13] que ces actes avaient été directement fomentés par la social-démocratie; je ne suis pas davantage en mesure aujourd'hui d'étayer cette affirmation OU EN GÉNÉRAL D'AJOUTER QUOI QUE CE SOIT EN CE SENS ». Bravo! Eulenburg avoue carrément que toute l'infâme campagne et la chasse policière et judiciaire, depuis l'attentat de Hödel jusqu'à la session du Reichstag, ne fournit pas un atome de consistance à la « thèse » de l'attentat chère au gouvernement!

Les Eulenburg et consorts - qui ont pour le domaine des compétences du « ministère prussien de la Justice » des « égards » si tendres qu'ils y trouvent un obstacle présumé à la divul­gation des « procès-verbaux » au Reichstag, et ce, même après que Hödel ait été déca­pité et que Nobiling soit mort, autrement dit après que l'enquête soit définitivement close, - n'éprouvent aucun embarras, au début de l'enquête contre Nobiling, le jour même de son atten­tat, pour susciter le delirium tremens du philistin allemand au moyen d'une « dépêche » ten­dan­cieusement rédigée sur le prétendu premier interrogatoire .de Nobiling et pour y dresser tout un monument de mensonges par le truchement de la presse! Quel respect pour la Justice et notamment pour ceux qui sont tenus pour coresponsables par le gouvernement!

Après que Eulenburg ait déclaré qu'il n'existe aucun élément dans ces attentats pour étayer une accusation contre la social-démocratie et qu'il refusa en conséquence de présenter les procès-verbaux qui projettent sur cette circonstance écœurante un jour grotesque, il poursuit en disant que le projet de loi ne repose en fait que sur une « théorie » - du gouverne­ment, bien sûr -, à savoir que la manière dont les doctrines de la social-démocratie, ont été diffusées par une agitation passionnée, pourrait très bien faire mûrir DANS DES TEMPÉ­RAMENTS SAUVAGES les mêmes tristes fruits que ceux que nous avons eu le plus grand regret de constater. (Les tristes fruits que sont Sefeloge, Tschech, Schneider, Becker, Kullmann, Cohen, alias Blind ?) « Et en faisant cette affirmation, mes­sieurs, je crois aujour­d'hui encore être en accord avec toute la presse allemande » (soit toute la presse des reptiles, et non pas les différents journaux indépendants de toutes tendances) « à l'unique exception de la presse social-démocrate ». (Encore un mensonge pur et simple!)

(Les réunions auxquelles Nobiling a assisté ont toutes eu lieu sous la surveillance poli­cière d'un agent de la police; rien n'y est donc répréhensible; les doctrines qu'il y entendait, ne peuvent que se rapporter aux sujets qui se trouvaient à l'ordre du jour.)

Après ces affirmations effectivement mensongères sur « toute là presse allemande », Monsieur Eulenburg est « sûr de ne pas se heurter à un démenti en suivant cette voie ».

Face à Bebel, il doit « rappeler quelle position la presse sociale -démocrate a prise vis-à-vis de ces événements », afin de démontrer « que la social-démocratie n'abhorre pas », comme elle le prétend, « le meurtre, sous quelque forme qu'il se présente ».

Démonstration : 1. « Dans les organes de la social-démocratie, on a d'abord tenté de prouver que les attentats avaient été perpétrés sur commande » (Kronprinz).

(Doléances de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung sur le caractère légal de l'agitation de la social-démocratie allemande.)

2. « Lorsqu'on s'aperçut que l'on n'arrivait à rien sur cette piste.... On affirma que les deux criminels ne jouissaient pas de toutes leurs facultés et on présenta les actes de ces idiots isolés comme des phénomènes qui se sont toujours produits dans le passé » (n'est-ce pas exact, au demeurant ?) « et pour lesquels il n'y a pas à rendre responsable qui que ce soit » (démontre l'amour pour le « Meurtre ») (C'est ce qu'ont affirmé aussi de nombreux journaux qui n'étaient pas sociaux-démocrates).

Monsieur Eulenburg, non content de garder par-devers soi les procès-verbaux, dont, à l'en croire, il ne sait rien - ou dont il doit s'abstenir de parler par respect du « ministère de la Justice prussien » -, réclame à présent en se fondant sur lesdits procès-verbaux (qu'il s'abstient de nous communiquer) qu'on le croit lorsqu'il dit ceci : « Messieurs, l'enquête qui a été menée n'a pas fourni le moindre indice permettant de dire que les deux hommes n'ont pas été d'une manière ou d'une autre en mesure de peser les conséquences et la signification de leurs actes. Au contraire, tout ce que l'on a pu constater, c'est qu'ils ont agi avec un total discernement et, dans le dernier cas (donc Hödel que l'on a décapité ?), avec la préméditation d'un fieffé coquin. »

3. « De nombreux organes de la social-démocratie se sont laissés aller à excuser ces actes, à justifier leurs auteurs. Ce n'est pas eux, mais la société [le gouvernement l'a excusée, en rendant responsable non pas elle-même, mais les « doctrines de la social-démocratie » et l'agitation de la classe ouvrière - soit encore une partie de la société et de ses « doctrines »] qui est rendue responsable des crimes qui ont été commis » [on n'excuse donc pas les actes, puisqu'autrement on ne les aurait pas appelés « crimes » et l'on n'aurait même pas discuté de la question de la « responsabilité »].

Après avoir sonné ainsi l'hallali :

4. « Parallèlement à tout cela, messieurs, on se mit à citer des actes criminels qui ont été tentés, voire même commis, contre des hauts fonc­tion­naires en Russie. En ce qui concerne l'attentat de Véra Zassoulitch (cf. le Journal de Pétersbourg et la presse du monde entier!) et l'assassinat du général de Mézensoff (à ce propos, cf. Bismarck), vous avez lu qu'un journal paraissant ici posait la question : Et puis que leur restait-il à faire d'autre ? Comment pouvait-il se tirer d'affaire autrement[14] ? »

5. « Enfin à l'étranger la social-démocratie a, expressément et sans mâcher ses mots, exprimé sa sympathie pour ces actes. Le Congrès de la Fédération du Jura qui a tenu ses assises en juillet de cette année a déclaré expressément que les actes de Hödel et de Nobiling étaient des actes révolutionnaires qui avaient toutes ses sympathies, etc. »

Mais la social-démocratie allemande est-elle « responsable » des déclarations et des agis­se­ments d'une clique qui lui est antagoniste et dont les méfaits commis jusqu'ici en Italie, en Suisse, en Espagne (et même en Russie, cf. Netchaïev) ne visent que la « tendance Marx ? »

Auparavant Monsieur Eulenburg avait déjà dit à propos de ces mêmes anarchistes qu'il avait dû abandonner l'hypothèse selon laquelle « les attentats avaient été effectués sur commande, lorsque des organes de la social-démocratie eux-mêmes ont déclaré à l'étranger - j'en donnerai ci-après un échantillon - qu'ils étaient convaincus que rien de semblable n'était arrivé » : il oublie de citer un passage le démontrant !

Suit maintenant le beau passage sur la « tendance Marx » et la « tendance des prétendus anarchistes » (p. 50, colonne I). Elles sont différentes, mais « il n'est pas niable que ces asso­ciations ont toutes entre elles une certaine » [laquelle ? antagonique] « liaison, comme cette certaine liaison fait partie de tous les phénomènes d'une seule et même époque ». Si l'on veut faire de cette « liaison » un cas pendable (en fr.), il faut avant tout démontrer la nature précise de cette liaison et ne pas se contenter d'une phrase, qui est si « universelle » qu'elle peut s'appliquer à tous et à rien, dans un univers où tout a une « certaine » liaison avec tout. La « tendance Marx » a démontré qu'une « liaison » déterminée existait entre les doctrines et les actes des « anarchistes » et ceux de la « police » européenne. Lorsque dans la publication L'Alliance etc. cette liaison a été révélée jusque dans les détails, toute la presse bien-pensante et reptilienne se tut. Ces « révélations » ne correspondaient pas à sa conception de cette « liaison ». (Cette clique n'a jamais commis d'attentats que contre des membres de la tendance « Marx »!)

Après ce faux fuyant (en fr.), Monsieur Eulenburg relie la suite de ce qu'il dit par un « et » qui s'efforce de démontrer cette « liaison » par un faux lieu commun qu'il exprime sous une forme particulièrement « critique » : « et », poursuit-il, « c'est un fait d'expérience dans de tels mouvements, qui reposent sur la loi de la pesanteur [un mouvement peut reposer sur la loi de la pesanteur, par exemple, le mouvement de chute, mais l'expérience repose tout d'abord sur le phénomène de la chute], que les tendances extrêmes (par exemple, dans le christianisme l'automutilation) prennent progressivement le dessus et que les tendances plus modérées ne peuvent se maintenir face aux premières. » Premièrement, c'est un faux lieu commun : en effet, il n'est pas vrai que, dans les mouvements historiques, les prétendues tendances extrêmes l'emportent sur le mouvement adapté à l'époque - Luther contre Thomas Münzer, les puritains contre les niveleurs, les jacobins contre les hébertistes. L'histoire démontre précisément l'inverse. Deuxièmement : La tendance des « anarchistes » n'est pas un courant « extrême » de la social-démocratie allemande; si Eulenburg pense le contraire, il devrait le démontrer, au lieu de l'affirmer gratuitement. Dans la social-démocratie, il ne s'agit que du mouvement historique réel de la classe ouvrière; l'autre n'est qu'un mirage de la jeunesse sans issue (en fr.) qui veut faire l'histoire et ne fait qu'illustrer la manière dont les idées du socialisme français se trouvent caricaturées chez les hommes déclassés (en fr.) des classes supérieures. C'est pourquoi l'anarchisme est en fait vaincu partout, et il ne fait que végéter là où il n'existe pas de véritable mouvement ouvrier. Et ceci est un fait.

Tout ce que démontre Monsieur Eulenburg, c'est combien il est dangereux que la « police » se mette à « philosopher ».

Que l'on se réfère à la phrase qui suit (colonne I, p. 51), où Eulenburg parle comme si la chose était déjà faite.

Il s'efforce maintenant de démontrer ce qui est condamnable dans « les doctrines et les buts de la social-démocratie » ! Et comment ? Par trois citations qu'il juge bon de faire précé­der de cette brillante phrase de transition :

« Et lorsque vous considérez d'un peu plus près ces doctrines et ces buts de la social-démocratie, vous voyez alors que ce n'est pas -comme on l'a dit précédemment - l'évolution pacifique qui en est le but, mais que cette évolution pacifique n'est qu'une étape qui doit conduire à ces buts ultimes, qui ne peuvent être atteints par aucune autre voie si ce n'est celle de la violence. » C'est un peu comme la Ligue nationale (Nationalverein) a été une « étape » dans le processus violent de prussianisation de l'Allemagne. C'est du moins ainsi que Monsieur Eulenburg s'imagine la chose avec « le sang et le fer ».

Si l'on considère la première partie de la phrase, elle n'exprime qu'une tautologie ou une bêtise : si l'évolution a un « but », des « buts ultimes », alors ce « but » etc., et non le carac­tère de l'évolution, est « pacifique » ou « non pacifique ». En fait, ce que Eulenburg veut dire, c'est : l'évolution pacifique vers le but n'est qu'une étape qui doit conduire au développement violent du but, et aux yeux de Monsieur Eulenburg cette transformation ultérieure de l'évolu­tion « pacifique » en « violente » se trouve dans la nature même du but recherché. En l'occur­rence, le but est l'émancipation de la classe ouvrière et le bouleversement (transformation) de la société qu'elle implique.

Une évolution historique ne peut rester « pacifique » qu'aussi longtemps, que ceux qui détiennent le pouvoir dans la société ne lui barrent pas la route par des obstacles violents. Si, par exemple, en Angleterre et aux États-Unis la classe ouvrière conquiert la majorité au parlement ou au congrès, elle pourrait écarter par la voie légale les lois et institutions qui gênent son développement, et ce dans la mesure où l'évolution sociale le mettrait en évi­den­ce. Néanmoins le mouvement « pacifique » pourrait se transformer en mouvement « violent » par la rébellion des éléments intéressés au maintien de l'ancien état de choses, et alors - comme dans la guerre civile américaine et la révo­lution française - ils seraient écrasés par la force, étant traités de rebelles à la violence « légale ».

Mais ce que Eulenburg prêche, c'est la réaction violente de la part des détenteurs du pouvoir contre l'évolution qui se trouve dans une « étape pacifique », et ce pour éviter d'ulté­rieurs conflits « violents » (de la part de la classe montante de la société). C'est le cri de guerre de la contre-révolution violente contre l'évolution effectivement « pacifique ». En effet, le gouvernement cherche à écraser par la violence un développement qui lui est défavo­rable, mais est légalement inattaquable. C'est l'introduction à des révolutions inévitable­ment violentes. Tout cela est de l'histoire ancienne, mais reste éternellement neuf.

Or donc Monsieur Eulenburg démontre les doctrines de violence de la social-démocratie grâce à trois citations :

1. Marx dit dans son ouvrage sur le Capital : « Nos buts etc.[15]. » Or, « nos buts », c'est ce qui est dit au nom du parti communiste, et non de la social-démocratie allemande[16]. En outre, ce passage ne se trouve pas dans le Capital publié en 1867, mais dans le Manifeste commu­niste, paru en « 1847 », soit vingt ans avant la création effective de la « social-démo­cratie allemande » !

2. Et de citer un autre passage extrait de la brochure de Monsieur Bebel intitulée « N'os buts », où l'on présente comme étant une formule de Marx le passage suivant [après que Monsieur Eulenburg ait cité un passage du « Capital » qui ne s'y trouve point, il eh cite un autre qui s'y trouve, naturellement, puisqu'il extrait sa citation de l'ouvrage de Bebel : cf. le passage dans le Capital 1, 2e édition] :

« Ainsi donc nous voyons quel est le rôle de la violence dans les différentes périodes de l'histoire, et ce n'est certes pas à tort que Karl Marx écrit (dans son livre le Capital, où il décrit le cours du développement de la production capitaliste) : La violence est l'accoucheuse de toute vieille société qui est grosse d'une nouvelle. C'est une puissance économique. »

3. Voici maintenant la citation extraite de Bebel, « Nos buts » (colonne I, p. 51). Il y est précisément dit : « Le cours de ce développement dépend de l'intensité (force) avec laquelle les milieux participants conçoivent le mouvement; il dépend de la résistance que le mouvement trouve chez ses adversaires. Une chose est certaine : plus cette résistance sera violente, plus violent sera le passage aux nouvelles conditions sociales. La question ne peut en aucun cas être résolue par aspersion d'eau de rose. » C'est ce que Eulenburg cite à partir de Bebel, « Nos buts ». Cela se trouve page 16, cf. le passage annoté 16 et ibid. 15; cf. ibid. le passage annoté page 43 (qui est de nouveau « falsifié », parce que cité hors de son contexte).

Après ces colossales prouesses, que l'on considère les insanités puériles, qui se contredisent et s'annulent réciproquement, à propos des « contacts » de Bismarck avec les « dirigeants de la social-démocratie[17] » (p. 51, colonne II).

Dans la même séance :

Après Stolberg, la parole est à Reichensperger[18]. Sa plus grande peur : que la loi qui sou­met tout à la police, s'applique également à d'autres partis déplaisant au gouvernement. Et de se lancer dans les éternels coassements des catholiques. (Cf. les passages annotés, pp, 30-35).

Après Reichensperger, la parole est à von Helldorf-Bedra. On ne saurait être plus candide: « Messieurs, la présente loi se caractérise comme une loi préventive au sens le plus éminent du terme; elle ne prévoit aucune sanction pénale, mais autorise seulement les interdictions de la police et déclare punissables les violations de ces interdictions extérieure­ment reconnaissables » (p. 36, colonne I). Elle permet tout bonnement à la POLICE de tout interdire et ne punit aucune violation de loi quelconque, mais les « violations » d'oukases de la police. C'est une façon parfaite de rendre superflues les lois pénales. Monsieur von HeIldorf avoue que le « danger » réside dans les victoires électorales des sociaux-démo­crates, victoires qui ne sont même pas compromises par la campagne de provocation suscitée à l'occasion des attentats. Application du suffrage universel d'une manière qui déplaît au gouvernement! (p. 36, colonne Il).

Le gaillard approuve néanmoins Reichensperger: les « instances de doléance », la « com­mis­sion de la Diète fédérale » sont de la foutaise. « Il s'agit simplement de la décision d'une question policière, et entourer une telle instance de garanties juridiques serait carrément erronée; ce qui aide contre les abus, c'est « la confiance dans les fonctionnaires politiques haut placés » (p. 37, 1 et Il). Il demande que l' « en corrige notre droit électoral » (p. 38, colonne 1).

Réactions à la loi anti-socialiste[modifier le wikicode]

Extraits du discours de W. Liebknecht à la séance du 17 mars 1879 au Reichstag.

Liebknecht : « Il va de soi que nous nous conformerons à la loi, parce que notre parti est certainement un parti de réforme au sens le plus rigoureux du terme, et non un parti qui veut faire une révolution violente - ce qui de toute façon est une absurdité. Je nie de la façon la plus solennelle que nos efforts tendent au renversement violent de l'ordre en vigueur de l'État et de la société[19]. »

Extraits du discours de W. Liebknecht à la Diète de Saxe, le 17 février 1880.

Liebknecht : « Nous protestons contre l'affirmation selon laquelle nous, serions un parti révolutionnaire (Umsturzpartei)... La participation de notre parti aux élections est, au contraire, un acte qui démontre (!) que la social-démocratie n'est pas imparti révolution­naire... À partir du moment où un parti se place sur la base de tout l'ordre légal, le droit du suffrage universel, et témoigne ainsi qu'il est tout disposé à collaborer à la législation et à l'administration de la communauté, à partir de ce moment (!) il a proclamé qu'il n'est pas un parti révolutionnaire... J'ai souligné tout à l'heure que le simple fait déjà de la participation aux élections est une preuve que la social-démocratie n'est pas un parti révolutionnaire, etc. »

Engels à J.-Ph. Becker, 1er juillet 1879.

L'intervention pusillanime et tout à fait déplacée de Liebknecht au Reichstag a eu un effet absolument déplorable dans les pays latins, comme on le conçoit; elle a même été partout désagréablement ressentie parmi les Allemands[20].

C'est ce que nous avons exprimé dans ma lettre[21]. En Allemagne, c'en est fini une fois pour toutes de la vieille agitation nonchalante, marquée de temps à autre par une peine de six semaines à six mois de prison. Quelle que soit l'issue de l'état de chose imposé aujourd'hui, on peut déjà dire que le nouveau mouvement part d'une base plus ou moins révolutionnaire et doit donc avoir un caractère bien plus résolu que dans la première période du mouvement qui est derrière nous. La phraséologie sur la possibilité d'atteindre pacifiquement le but deviendra inutile, tu ne peux plus être pris au sérieux. En mettant fin à ces déclamations et en jetant le mouvement dans la voie révo­lu­tion­naire, Bismarck nous a rendu un énorme service, qui compense largement le léger dommage qu'il nous cause en freinant notre agitation[22].

Par ailleurs, cette intervention docile au Reichstag apporte de l'eau au moulin des héros de la phrase révolutionnaire qui cherchent à désorganiser le parti par leurs manœuvres et intrigues. Le centre de ces menées est l'Association ouvrière de Londres où siègent les gran­des gueules de 1849 à la Weber, à la Neustadt an der Hardt et consorts[23]. Depuis la reprise du mouvement en Allemagne, ces gens ont perdu toute la signification qu'ils pouvaient encore avoir de 1840 à 1862 et ils pensent maintenant avoir une occasion de se hausser à la tête. Le jeune Weber, un vague négociant et quelques autres se sont constitués au moins six fois au cours de ces dernières années en comité central du mouvement ouvrier européen et améri­cain, mais notre monde sans foi les a ignorés chaque fois avec obstination.

C'est à toute force qu'ils veulent arriver maintenant à leurs fins, et ils ont trouvé en Most un allié. La Freiheit claironne la révolution radicale jusqu'au meurtre et à l'incendie - ce qui naturellement ne peut que combler d'aise ce brave Most, lui qui ne pouvait se permettre tout cela auparavant. Ceci dit on a énormément exagéré les histoires du Reichstag prises comme prétexte pour diviser le parti et créer un parti nouveau. C'est là une exploitation de la situation de contrainte et du silence qui règne maintenant en Allemagne au profit de quelques têtes creuses, dont l'ambition est en disproportion complète avec les capacités, et si -comme on l'a prétendu - Most raconte à qui veut l'entendre que nous l'appuyons, alors il ment. Depuis qu'il a commencé à jouer ce rôle, il ne s'est plus laissé voir chez nous. Au fond, c'est une bonne chose qu'il se soit ainsi démasqué, si bien qu'il a gâché toutes ses chances pour son retour ultérieur en Allemagne; il n'est pas dépourvu de talent, mais il est atrocement vaniteux, indis­cipliné et ambitieux : il vaut donc mieux qu'il se discrédite lui-même. Au reste, la Freiheit ne continuera certainement pas à vivre bien longtemps, et tout s'endormira de nou­veau bien tranquillement.

Frédéric Engels

Bismarck et le Parti Ouvrier allemand[modifier le wikicode]

The Labour Standard, 23-07-1881.

La presse bourgeoise anglaise est devenue très silencieuse ces derniers temps sur les brutalités exercées par Bismarck et ses créatures contre les membres du Parti ouvrier social-démocrate en Allemagne. Le Daily News a représenté dans une certaine mesure la seule exception. Autrefois l'indignation était véritablement considérable dans les quotidiens et hebdomadaires anglais, lorsqu'à l'étranger des gouvernements despotiques se permettaient de tels excès vis-à-vis de leurs sujets. Mais, en l'occurrence, ceux qui sont touchés par la répression, ce sont des ouvriers qui sont fiers de ce nom. C'est la raison pour laquelle les jour­­na­listes qui représentent la « bonne société », les « dix mille privilégiés » cachent les faits, et, à en juger par leur silence obstiné, il semblerait presque qu'ils les approuvent. Les ouvriers, qu'ont-ils à faire avec la politique ? Ne devraient-ils pas l'abandonner aux classes « supé­­rieu­res » ? Et il y a encore une autre raison au silence de la presse anglaise : il est bien diffi­cile d'attaquer la loi de force bismarckienne et son application et de défendre en même temps les mesures de violence prises par monsieur Forster en Irlande[24]. C'est un point particulière­ment sensible auquel il ne faut pas toucher, bien sûr. Il est difficile d'attendre de la presse bourgeoise qu'elle révèle elle-même combien la réputation morale de l'Angleterre a souffert en Europe et en Amérique à la suite des procédés employés par l'actuel gouverne­ment en Irlande.

À chaque élection générale, le Parti ouvrier allemand est sorti avec un nombre de suffra­ges plus considérable : lors des avant-dernières élections, ses candidats obtinrent plus de 500 000 voix, et lors des dernières plus de 600 000. Berlin élut deux députés sociaux-démocrates, Elberfeld-Barmen un, ainsi que Breslau et Dresde. Dix sièges furent conquis, et ce, face à la coalition du gouvernement avec la totalité des partis libéraux, conservateurs et catholiques, face aux clameurs qui se sont élevées à la suite des deux tentatives d'assassinat de l'Empereur Guillaume 1er pour lesquelles tous les autres partis, unanimes, ont attribués la responsabilité au Parti ouvrier. C'est alors que Bismarck réussit à faire passer son projet de loi, par lequel il a mis hors la loi la social-démocratie. Les journaux des ouvriers, dont le nombre atteint plus de cinquante, ont été bridés, leurs associations interdites, leurs cercles fermés, leurs fonds mis sous séquestre, leurs réunions dispersées par la police et, pour couronner le tout, une ordonnance stipule que l' « état de siège » peut être décrété dans toutes les villes et tous les districts -tout comme en Irlande. Cependant Bismarck s'est permis de faire en Allemagne ce que les lois d'exception anglaises elles-mêmes n'ont osé faire en Irlande.

Dans tous les districts dans lesquels l' « état de siège » était décrété la police obtint le droit d'expulser qui­con­que pouvait lui apparaître simplement « suspect » de faire de la propagande socialiste. L'état de siège fut naturellement aussitôt décrété à Berlin, et des centaines de personnes (des milliers avec leurs familles) furent expulsées. En effet, la police prussienne se plaît à expulser des pères de famille; en général, elle laisse en paix les jeunes gens, non mariés, car pour eux l'expulsion ne serait pas une bien grande sanction, alors qu'elle représente dans la plupart des cas une longue période de misère, sinon de ruine complète pour les pères de famille. Lorsque Hambourg élut un ouvrier au Reichstag, l'état de siège fut aussitôt décrété. La première four­née d'ouvriers expulsés de Hambourg s'élève environ à une centaine, et il faut y ajouter pour chacun d'eux plus de trois membres de leur famille. En deux jours, le parti ouvrier put rassembler l'argent pour leur voyage et leurs autres besoins immédiats. L'état de siège vient éga­le­ment d'être décrété à Leipzig, sans autre justification que celle selon laquelle le gouver­ne­ment n'avait pas d'autre moyen pour détruire l'organisation du parti. Dès le premier jour, trente-trois ouvriers furent expulsés, en majeure partie des hommes mariés, chargés de famille. En tête de liste figurent les trois députés au Reichstag allemand; peut-être monsieur Dillon[25] leur enverra-t-il un message de congratulations en raison de ce que leur situation n'est finalement pas plus mauvaise que la sienne.

Mais ce n'est pas encore tout. Après que le Parti ouvrier a été mis hors la loi selon toutes les règles de l'art légal et privé de tous les droits politiques, dont jouissent tous, les autres Allemands, la police peut procéder avec le plus grand arbitraire contre les membres de ce parti. En prétextant des besoins inhérents aux perquisitions en vue de rechercher la littérature interdite, la police soumet les familles et les filles aux traitements les plus éhontés et les plus brutaux. Celles-ci sont arrêtées selon la fantaisie des policiers et retenues des semaines entières en détention préventive et ne sont libérées parfois qu'après des mois de prison. La police invente des délits nouveaux, inconnus du code pénal, et les prescriptions de ce code pénal lui-même sont étendues au-delà des limites du possible. Le plus souvent la police trou­ve des fonctionnaires de la justice et des juges assez corrompus ou fanatiques pour l'aider, voire lui fournir leur concours : la carrière n'en dépend-elle pas ? Les conséquences qui en découlent, ressortent clairement des chiffres suivants: Dans la seule année qui va d'octobre 1879 à octobre 1880, il n'y avait pas moins de 1 108 personnes incarcérées dans la seule Prusse pour crime de haute trahison, de lèse-majesté, d'offense à l'État etc. et pas moins de 10 094 prisonniers politi­ques pour diffamation politique, injures à Bismarck et autres propos séditieux. Onze mille deux cent deux prisonniers politiques - cela dépasse même les proues­ses irlandaises de Monsieur Forster!

Qu'est-ce que Bismarck a-t-il atteint avec toutes ces mesures de violence ? Exactement la même chose que Monsieur Forster en Irlande. Le parti social-démocrate continue de fleurir et possède une organisation tout aussi solide que la Ligue de la Terre irlandaise. Il y a quelques jours, des élections ont eu lieu pour renouveler le conseil municipal de Mannheim. Le Parti ouvrier a mis seize candidats sur les rangs et les a fait passer tous avec une majorité de pres­que trois contre un. C'est alors que Bebel - le député au Reichstag de Dresde - présenta sa candi­dature dans la troisième circonscription électorale de Leipzig pour la Diète de Saxe. Bebel lui-même est ouvrier (tourneur) et l'un des meilleurs - sinon le meilleur - orateur en Allemagne. Pour faire échec à son élection, le gouvernement expulsa tout son comité élec­toral. Or quel en fut le résultat ? Malgré toutes les limitations portées au droit de suffrage, Bebel fut élu à une forte majorité.

On le voit, les mesures de force de Bismarck ne servent à rien. Au contraire, elles exaspè­rent le peuple. Ceux à qui on a enlevé tous les moyens légaux pour exprimer leur point de vue et défendre leurs intérêts saisiront un beau jour des moyens illégaux - et personne ne pourra leur en faire le reproche. Combien de fois monsieur Gladstone et Monsieur Forster n'ont-ils pas proclamé cette doctrine! Et comment procèdent-ils maintenant en Irlande ?

La création d'un organe révolutionnaire : le Sozialdemokrat[modifier le wikicode]

Engels à Bernstein, 26 juin 1879.

Lorsqu'on m'a sollicité avec insistance et que je me suis décidé à prendre en main cette casserole de Dühring[26], Liebknecht m'a déclaré expressément que c'était la dernière fois que l'on me demanderait d'interrompre mes travaux les plus importants pour une activité journa­lis­tique, a moins que des événements politiques le réclament absolument - ce dont je serai seul juge. L'expérience de ces neuf dernières années m'a appris qu'il n'était pas possible de mener à terme des travaux assez importants et d'être en même temps actif dans l'agitation pratique. Et puis avec le temps je prends de l'âge et je dois une fois pour toutes me cantonner dans un secteur déterminé, si je veux mener à terme un travail quelconque. C'est ce que j'ai écrit également à monsieur Wiede lors de la création de la Neue Gesellschaft.

Pour ce qui concerne monsieur Höchberg[27], vous vous trompez si vous pensez que j'avais une quelconque « répulsion » à son égard. Lorsque Monsieur Höchberg créa la Zukunft, nous avons reçu une offre - signée de la rédaction - d'y collaborer. À moins que je ne me trompe beau­coup, le nom même de monsieur Höchberg nous était alors inconnu, et il allait de soi que nous n'étions pas intéressés par ce genre d'invitations anonymes. Là-dessus monsieur Höchberg publia son programme dans la Zukunft : le socialisme devait reposer sur la notion de « Justice ». Ce programme excluait d'emblée tous ceux pour lesquels le socialisme ne se déduit pas en dernière instance comme conclusion de quelconques idées ou de principes, par exemple de justice, etc., mais est le produit idéal d'un processus économique matériel, celui de la production sociale à un certain niveau. Ce faisant, monsieur Höchberg avait donc lui-même exclu toute collaboration de notre part. En dehors de ce programme cependant, je n'ai rien reçu jusqu'ici qui me permette de me faire un jugement motivé sur les conceptions philo­sophiques de Monsieur Höchberg. Tout cela n'est pas une raison pour avoir une quelconque « répulsion » pour lui, ou un préjugé contre toute entreprise littéraire de sa part. Ma position à son égard est la même que celle que j'ai à l'égard de toute autre publication socialiste nou­velle : tant que je ne sais pas ce qu'elle contient, j'attends avec sympathie.

Cependant, tout cela n'est qu'accessoire, l'essentiel est que je dois m'interdire toute colla­bo­ration à des revues, si je veux arriver au terme de mes travaux, qui sont bien plus impor­tants pour l'ensemble du mouvement que quelques articles de journaux. Et vous avez constaté que j'ai suivi cette règle depuis quelques années contre tous et de manière égale.

Dans ce que vous me rapportez, je retiens que l'on chuchote que Marx et moi nous étions « entièrement d'accord » avec les positions défendues par la Freiheit de Londres[28]. Or c'est précisément le contraire qui est vrai. Nous n'avons plus vu Monsieur Most depuis qu'il a lancé ses attaques contre les parlementaires sociaux-démocrates. Pour ce qui est de notre jugement sur cette affaire, il n'a pu l'apprendre qu'au milieu du mois, lorsque j'ai répondu au secrétaire de l'Association ouvrière, qui m'avait demandé d'y faire un exposé. J'ai refusé carré­­ment, parce qu'en Allemagne etc, on aurait dû en conclure que je suis d'accord avec la sorte de polémique que la Freiheit a ouverte contre les parlementaire sociaux-démocrates, et ce publiquement; ce n'est aucunement le cas, si peu que j'apprécie et approuve certaines interventions au Reichstag.

Comme on nous a communiqué par ailleurs aussi de semblables informations, nous souhaiterions être mis en état de mettre fin une fois pour toutes à ces insinuations. On pour­rait le faire le plus simplement, si vous aviez la bonté de nous communiquer par écrit les passages de lettres en question, afin que nous sachions exactement ce que l'on a dit de nous de sorte que nous puissions y répondre comme il convient. Il va de soi que votre allusion ne pouvait être que de nature générale, mais c'est précisément pour cela qu'elle appelle des infor­ma­tions précises, pour que je puisse intervenir directement. Le tapage révolutionnaire n'est rien de neuf pour nous depuis près de 40 ans.

Si monsieur Most devait tomber dans les bras des anarchistes et même de Russes comme Tkatchov, ce serait un malheur pour lui tout au plus. Ces gens sombrent dans l'anarchie qu'ils ont creusée eux-Mêmes sous leurs pieds. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas de temps en temps leur donner un coup sur la tête.

Fr. Engels à J. Ph. Becker, 8 septembre 1879.

La Freiheit ne passera certainement pas le cap de la nouvelle année, si l'on ne fait pas de bêtises de J'autre côté en lui donnant une importance nouvelle. On veut fonder un organe officiel du parti à Zurich - le Sozialdemokrat - et la direction sous le très haut contrôle de ceux de Leipzig, doit en être confiée aux Allemands de Zurich (Höchberg, Bernstein et Schramm), dont je ne peux vraiment pas dire qu'ils m'inspirent confiance[29]. En effet, ne trouve-t-on pas de fort curieuses choses dans la revue sociale et scientifique du Jahrbuch[30] édité par Höchberg qui fait partie de ces, Allemands. D'après ce qu'on y lit, le parti aurait eu tort de se présenter comme un parti ouvrier, à se serait attiré lui-même la loi anti-socialiste en raison de ses attaques inutiles contre la bourgeoisie; en outre, il ne s'agit pas de faire la révolution, mais de suivre un long processus pacifique, etc. Ces lâchetés absurdes apportent évidemment de l'eau au moulin de Most, et il se met en devoir de les exploiter, comme tu as pu le voir dans les derniers numéros de la Freiheit.

Ceux de Leipzig nous ont demandé de collaborer au nouvel organe, et nous avions effec­ti­­vement accepté; mais lorsque nous avons appris à qui devait en revenir la direction im­mé­diate, nous avons décliné leur offre - et depuis ce Jahrbuch nous avons complètement coupé nos relations avec ces gens qui veulent introduire de telles niaiseries et de telles mé­tho­des de lèche-cul dans le parti: Höchberg et ses compères. Ceux de Leipzig ne tarderont pas à remar­quer quels alliés ils se sont dégotés là. De toute façon, il va bientôt être temps d'intervenir contre ces philanthropiques grands et petits bourgeois, ces étudiants et docteurs, qui se faufilent dans le parti allemand et qui veulent diluer la lutte de classe du prolétariat contre ses oppresseurs en une institution générale de fraternisation entre les hommes - et ce, au moment même où les bourgeois, avec lesquels on voudrait que nous fraternisions, nous déclarent hors la loi, anéantissent notre presse, dispersent nos réunions et nous livrent à l'arbi­traire policier sans phrase. Il n'est pas concevable que les ouvriers allemands marchent dans ce genre d'affaire.

Nos gens ont obtenu une grande victoire en Russie[31]: ils ont fait sauter l'alliance russo-allemande. S'ils n'avaient pas jeté le gouvernement russe dans cette terreur sans issue par leur action inflexible, le gouvernement aurait trouvé la force de surmonter l'apathie intérieure de la noblesse et de la bourgeoisie devant l'interdiction anglaise d'entrer dans la ville ouverte de Constantinople et de prévenir ainsi la défaite diplomatique de Berlin qui s'en suivit[32]. Dans ces conditions, les Russes cherchent maintenant à mettre ces défaites au compte de l'étranger, de la Prusse. Certes, l'oncle et le neveu ont rafistolé la fêlure tant bien que mal à Alexan­drovo, mais elle n'est plus réparable. Et si la catastrophe ne se produit pas très bientôt en Russie, il y aura la guerre entre la Russie et la Prusse que le Conseil général de l'Interna­tionale avait prévue comme conséquence inévitable du conflit prusso-français, guerre qui fut évitée à grand peine en 1873[33].

Petits-bourgeois socialistes de droite et de gauche[modifier le wikicode]

Marx à F.-A. Sorge, 19 septembre 1879.

Nos points de litige avec Most n'ont absolument rien de commun avec ceux de ces messieurs de Zurich, du trio formé par le Dr. Höchberg, Bernstein (son secrétaire) et C.A. Schramm.

Nous n'en voulons pas; à Most parce que sa Freiheit est trop révolutionnaire, nous lui reprochons de ne pas avoir de CONTENU révolutionnaire et de ne faire que de la phrasé­o­logie révolutionnaire. Nous ne lui reprochons pas non plus de critiquer les chefs du parti en Allemagne, mais: premièrement de chercher le scandale public au lieu de communiquer aux gens ce qu'il pense par écrit, c'est-à-dire par lettre missive; deuxièmement, utiliser cela uni­que­ment comme prétexte pour faire l'important à son tour et mettre en circulation les plans idiots de conjuration secrète de messieurs Weber junior et Kaufmann. Ces gaillards, avant son arrivée se sentaient appelés à prendre en main la direction suprême du « mouve­ment ouvrier universel » et, partout où ils l'ont pu, ils ont effectivement ourdi les manœuvres les plus variées pour réaliser leur « douce et folle » entreprise. Le brave John Most - un homme d'une vanité tout à fait enfantine - croit en fait que les événements du monde ont subi un revirement gigantesque parce que lui-même n'est plus en Allemagne, mais sévit à Londres. Ce gaillard n'est pas sans talent, mais il ne tue par sa manie de remplir des pages et des pages. En outre, il est absolument sans esprit de suite (en Fr.). À chaque fois que change le vent, il court dans une autre direction, tantôt par ici, tantôt par-là, comme une girouette.

De plus, il se pourrait bien effectivement que Engels et moi nous soyons obligés de lancer une « déclaration publique » contre ceux de Leipzig et leurs alliés de Zurich.

Les choses prennent le cours suivant. Bebel nous a écrit que l'on voulait fonder un organe du parti à Zurich, et demandait nos noms pour collaborer. Hirsch était désigné comme rédacteur présumable. Là-dessus nous avons accepté, et j'écrivis directement à Hirsch[34] (alors à Paris, d'où il vient d'être expulsé pour la seconde fois), afin qu'il en prenne la direction, car il était le seul à nous offrir l'assurance que la ligue du parti serait strictement maintenue et que seraient tenus à l'écart toute cette bande de docteur et d'étudiants et cette racaille de socialistes de la chaire qui s'affichent dans le Zukunft, etc. et commencent à s'insinuer déjà dans le Vorwärts. Or il se révéla que Hirsch avait découvert un nid de guêpes à Zurich. Les 5 hom­mes, le Dr Höchberg (cousin de Sonnemann, radoteur sentimental qui, avec son argent, s'est acheté sa place dans le parti), le petit juif Bernstein, son secrétaire, C.A. Schramm, philistin, même s'il est bien intentionné, et l'émissaire de Leipzig Viereck Qui aussi une vieille barbe philistine, fils naturel de l'Empereur d'Allemagne) et le marchand Singer de Berlin (petit bourgeois pansu : il m'a rendu visite il y a quelques mois), ces cinq hommes se constituèrent- avec la haute autorisation de Leipzig-en comité constituant et nommèrent un comité de surveillance de la rédaction et de l'administration du journal à Zurich, c'est-à-dire le trio Höchberg, Bernstein, C.A. Schramm, qui devait décider en première instance, il y avait au-dessus d'eux Bebel, Liebknecht et quelques autres de la direction du parti allemand. Or donc Hirsch demanda premièrement d'où venait l'argent; Liebknecht répondit : du parti + de Dr Höchberg; Hirsch retira la fleur de rhétorique et réduisit le tout fort justement à « Höchberg ». Deuxièmement, Hirsch ne voulait pas se soumettre au comité trifolié Höchberg-Bernstein, C.A. Schramm et il y était d'autant plus autorisé que dans la réponse à sa lettre où il lui demandait simplement ces renseignements, Bernstein le tançait bureaucrati­que­ment et traitait sa Laterne - est-ce merveilleux de l’entendre ? - d'ultra-révolutionnaire, etc. Après un échan­ge de lettres assez longue, où Liebknecht ne joua pas un rôle brillant, Hirsch se retira; Engels écrivit à Bebel que nous nous retirions également, comme nous avions refusé notre collabo­ra­tion dès le début à la Zukunft (Höchberg) et à la Neue Gesellschaft (Wiede). Ces gaillards, théoriquement nuls et pratiquement inutilisables, veulent abâtardir le socialisme (qu'ils veulent arranger à leur goût d'après des recettes universitaires) et surtout émasculer le parti social-démocrate, ils veulent éclairer les ouvriers de leurs lumières ou, comme ils le disent, leur apporter des « éléments de culture » avec leur demi-savoir confus et enfin ils cherchent à rendre le parti respectable aux yeux du philistin. Ce sont de misérables radoteurs contre-révo­lu­tionnaires. Or donc, l'organe hebdomadaire apparaît à présent (ou doit paraître) à Zurich, sous le contrôle et la surveillance suprême de ceux de Leipzig. (Vollmar en est le rédacteur).

Dans l'intervalle, Höchberg est venu ici pour nous appâter[35]. Il n'y trouva que le seul Engels, qui lui fit comprendre quel abîme profond il y avait entre nous et lui, en faisant la cri­ti­que du Jahrbuch publié par Höchberg (sous le pseudonyme de Dr L. Richter). Regarde donc le misérable bousillage qu'est l'article signé 3, c'est-à-dire la triade Höchberg-Bernstein-C.A. Schramm. Mais le brave John Most lui aussi figure dans un article reptilien sur le librai­re Schäffle. Jamais on a publié quelque chose d'aussi blâmable pour le parti. Bismarck a fait le plus grand bien - non pour lui, mais pour nous - en permettant à ces gaillards, au milieu du silence qu'il imposa à l'Allemagne, à se faire clairement entendre. Höchberg tomba littérale­ment des nues quand Engels lui dit ses quatre vérités. Il n'était lui, qu'un homme de progrès « pa­cifique » et n'attendait, en réalité, l'émancipation prolétarienne que des « bour­geois cultivés », c'est-à-dire de ses semblables. Liebknecht ne lui avait-il pas dit qu'au fond nous étions tous d'accord là-dessus ? Tous en Allemagne - c'est-à-dire tous les chefs - partageaient cet avis, etc.

En fait, Liebknecht après avoir fait une gaffe énorme en transigeant avec les Lassalléens, a ouvert toutes grandes les portes à la demi-humanité et a ainsi préparé malgré lui dans le parti une démoralisation qui ne put être évitée que grâce à la loi anti-sociaIiste.

Si l' « hebdomadaire » - l'organe du parti - devait néanmoins procéder comme on a com­men­cé de le faire dans le Jahrbuch de Höchberg, nous serions obligés d'intervenir publique­ment contre une telle dépravation du parti et, de la théorie! Engels a rédigé une lettre circu­laire à Bebel etc. (naturellement uniquement pour la circulation privée parmi les chefs du parti allemand). Il y explique notre position sans ménagement. Ces messieurs sont donc déjà prévenus et ils nous connaissent aussi suffisamment pour savoir qu'il s'agit ici de plier ou de rompre! S'ils veulent se compromettre., tant pis! Nous ne leur permettrons en aucun cas de nous compromettre. On peut voir à quel point le parlementarisme les a déjà rendus bourri­ques dans le fait, entre autres, qu'ils ont imputé à Hirsch un crime - devine lequel ? Dans la Laterne, il avait quelque peu malmené cette chiffe de Kayser, en raison de son discours éhonté sur la législation douanière de Bismarck. Mais, dit-on à présent, le parti, c'est-à-dire la poignée de représentants du parti avait chargé Kayser de parler de la sorte! La honte est d'autant plus grande pour ces gaillards! Mais cela même n'est qu'une échappatoire misérable. Effectivement ils furent assez niais pour permettre à Kayser de parler pour lui et au nom de ses mandants, mais il parla au nom du parti. Quoi qu'il en soit, ils sont déjà si atteints de crétinisme parlementaire qu'ils croient être au-dessus de toute critique et foudroient qui­conque les critique comme s'il commettait un crime de lèse-majesté!

Création de l'organe ilégal : « Der SozialDemokrat »[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel, 4 août 1879.

Depuis ma dernière lettre du 25 juillet (que vous avez reçue, j'espère, car je l'ai envoyée en recommandé[36]), Hirsch nous a communiqué sa correspondance avec Bernstein et Liebknecht à propos du nouveau journal (le Sozialdemokrat[37]). D'après celle-ci, les choses se présentent encore bien plus mal que nous étions en droit de l'admettre après votre lettre.

Hirsch avait parfaitement raison de demander quelles étaient les dispositions prises et quels étaient les gens qui, soit comme fondateurs, soit comme dirigeants, tiendraient les rênes du journal. Mais il n'obtint d'autre réponse de Liebknecht que celle-ci : « le parti plus Höchberg » et l'assurance renouvelée que tout était en ordre. Ainsi donc, nous devions ad­met­tre que le journal était fondé par Höchberg et que les « nous », auxquels selon E. Bernstein étaient confiés « la mise en œuvre et la surveillance » étaient une fois de plus Höchberg et son secrétaire Bernstein.

[Il est clair que dans ces conditions C. Hirsch ne pourra se charger de la direction, à moins qu'il n'obtienne des garanties tout à fait précises pour son indépendance vis-à-vis de celui qui le surveillera et qui a fondé le journal. Je doute fortement que des garanties suffi­santes puissent être obtenues, et je suis à peu près certain que les négociations avec C. Hirsch n'aboutiront pas. En effet, même si elles réussissaient, il est certain que la position de Hirsch ne serait pas tenable à la longue face aux deux surveillants, dont l'un a fondé le journal sans être social-démocrate, mais social-philanthrope, et l'autre (Liebknecht) reconnaît qu'il « voudrait diriger le journal lui-même[38] ».]

Que tout se passe effectivement ainsi, c'est ce qui ressort aussi de la seconde lettre de Bernstein qui vient d'arriver tout à l'heure.

Il ne vous aura donc pas échappé que les erreurs contre lesquelles nous vous avons mis en garde dans ma dernière lettre, font désormais par la-force même des choses partie intégrante du journal. Höchberg a montré lui-même que sur le plan théorique, c'était un esprit extrêmement confus et que, dans la pratique, il était mû par une impulsion irrésistible vers la fraternisation avec tous et avec chacun, pourvu qu'il fasse semblant non simplement d'être socialiste, mais même simplement social. Il a fourni ses preuves dans la Zukunft, où il a discrédité et ridiculisé le parti, sur le plan théorique aussi bien que pratique.

Le parti a besoin avant tout d'un organe politique. Or dans le meilleur des cas, Höchberg est un homme parfaitement apolitique - même pas social-démocrate, mais social-philan­thro­pe. Et de fait, selon la lettre de Bernstein, le journal ne doit pas être politique, mais de vague principe socialiste, c'est dire qu'entre de telles mains il sera nécessairement fait de rêveries sociales, une continuation de la Zukunft. Un tel journal ne représenterait le parti que si celui-ci voulait s'abaisser à être la queue de Höchberg et de ses amis les socialistes de la chaire. Si les dirigeants du parti voulaient ainsi placer le prolétariat sous la direction de Höchberg et ses vasouillards amis, les ouvriers l'accepteraient difficilement : la scission et la désorganisation seraient inévitables - et Most et ses braillards remporteraient leur plus grand triomphe.

Dans ces conditions (que nous ignorions complètement lorsque j'ai écrit ma dernière lettre), nous pensons que Hirsch a tout à fait raison de vouloir ne rien avoir à faire avec cela. Il en va de même pour Marx et moi. Notre acceptation de collaborer valait pour un véritable organe du parti, et ne pouvait s'appliquer qu'à lui, non pour un organe privé de Monsieur Höchberg déguisé en organe du parti. Nous n'y collaborerons à. aucun prix. [Nous resterons en correspondance avec C. Hirsch, et nous verrons ce qui sera: faisable au cas où il accepte­rait tout de même la direction. Dans les circonstances présentes, c'est le seul parmi tous les rédacteurs possibles en qui nous pouvons avoir confiance.] En conséquence, Marx et moi nous vous prions expressément de bien vouloir veiller à ce que nous ne soyons pas cités comme collaborateurs de cette feuille.

K. Marx et Fr. Engels

Circulaire à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke à propos du « Sozialdemokrat » et de la tactique sous l'illégalité[modifier le wikicode]

D'après le brouillon, écrit à la mi-septembre 1879.

Cher Bebel,

La réponse à votre lettre du 20 août a quelque peu traîné en longueur, en raison aussi bien de l'absence prolongée de Marx. que de divers incidents, d'abord l'arrivée des Annales de Richter, ensuite la venue de Hirsch lui-même[39].

Je suis obligé d'admettre que Liebknecht ne vous a pas montré la dernière lettre que je lui avais adressée, bien que je le lui ait demandé expressément, car sinon vous n'eussiez sans doute pas avancé les arguments mêmes que Liebknecht avait fait valoir et auxquels j'ai déjà répondu dans ladite lettre.

Passons maintenant aux divers points sur lesquels il importe de revenir ici.

I. Les négociations avec C. Hirsch

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Liebknecht demande à Hirsch s'il veut prendre la responsabilité de la rédaction de l'organe du parti qui doit être créé à Zurich (le Sozialdemokrat). Hirsch désire des précisions pour la mise en oeuvre de ce journal : de quels fonds disposera-t-il, et de qui proviendront-ils ? La première question l'intéresse, afin de savoir si le journal ne s'éteindra déjà au bout de quelques mois, la seconde pour connaître celui qui détient les cordons de la bourse, autre­ment dit celui qui tient en dernier ressort entre ses mains l'autorité sur la vie du journal[40]. La réponse du 27 juillet de Liebknecht à Hirsch (« Tout est en ordre, tu apprendras la suite à Zurich ») ne parvient pas à son destinataire. Mais de Zurich arrive une lettre à Hirsch en date du 24 juillet, Bernstein l'y informe que « l'on nous a chargés de la mise en œuvre et du contrôle » (du journal). Un entretien aurait eu lieu « entre Viereck et nous », au cours duquel on se, serait aperçu « que votre position serait difficile en raison des divergences que vous avez eues avec plusieurs camarades du fait que vous appartenez au journal Laterne; cependant, je ne tiens pas ces réticences pour bien importantes ». Pas un mot d'explication sur les causes.

Par retour de courrier, Hirsch demande le 26, quelle est la situation matérielle du journal. Quels camarades se sont portés garants pour couvrir un éventuel déficit ? Jusqu'à quel montant et pour combien de temps ? Il n'est pas du tout question, à ce stade de la question du traitement que touchera le rédacteur, Hirsch cherche simplement à savoir si « les moyens sont assurés pour tenir le journal un an au moins ».

Bernstein répond le 31 juillet : un éventuel déficit serait couvert par les contributions volontaires, dont certaines (!) sont déjà souscrites. À propos des remarques de Hirsch sur l'orientation qu'il pensait donner au journal, il fait remarquer, entre autres remarques désobli­geantes et directives (cf. ci-dessus) : « La Commission de surveillance doit s'y tenir d'autant plus qu'elle est elle-même sous contrôle, c'est-à-dire responsable. Vous devez donc vous entendre sur ces points avec la Commission de surveillance. » On souhaite une réponse immédiate, par télégraphe si possible.

Mais, au lieu d'une réponse à ses demandes justifiées, Hirsch reçoit la nouvelle qu'il doit rédiger sous la surveillance d'une commission siégeant à Zurich, commission dont les con­cep­tions divergent substantiellement des siennes et dont les noms des membres ne lui sont même pas cités!

Hirsch, indigné à juste titre par ces procédés, préfère s'entendre avec les camarades de Leipzig. Vous connaissez sans doute sa lettre du 2 août à Liebknecht, étant donné que Hirsch y demandait expressément qu'on vous informe - vous et Viereck - de son contenu. Hirsch est même disposé à se soumettre à une commission de surveillance à Zurich, à condition que celle-ci fasse par écrit ses remarques à la rédaction et qu'il puisse faire appel de la décision à la commission de contrôle de Leipzig.

Dans l'intervalle, Liebknecht écrit à Hirsch le 28 juillet : « L'entreprise a naturellement une base, étant donné que tout le parti (Höchberg inclusivement) la soutient. Mais ne te soucie pas des détails. »

Même la lettre suivante de Liebknecht ne fait aucune mention de cette base; en revanche, elle assure que la commission de Zurich ne serait pas une commission de rédaction, mais ne se préoccuperait que d'administration et de finances. Le 14 août encore, Liebknecht m'écrit la même chose et me demande de convaincre Hirsch d'accepter. Vous-même, vous êtes encore si peu au courant du contenu effectif de la question le 20 août que vous m'écrivez « Il (Höchberg) n'a pas plus de voix dans la rédaction du journal que n'importe quel autre cama­rade connu. »

Enfin Hirsch reçoit une lettre de Viereck, en date du 11 août, dans laquelle il reconnaît que « les trois camarades, domiciliés à Zurich et formant la commission de rédaction, ont commencé à mettre en place le journal et s'apprêtent 4 élire un rédacteur qui doit être-confirmé dans sa fonction par les trois camarades de Leipzig Pour autant que je m'en sou­vienne, il était également dit dans les résolutions portées à votre connaissance que le comité de fondation (zurichois) devrait assumer aussi bien les responsabilités politiques que financières vis-à-vis du parti (...). De tout cela, il me semble que l'on puisse conclure que (...) sans la collaboration des trois camarades domiciliés à Zurich et chargés par le parti de cette fondation, on ne pouvait concevoir la formation de la rédaction. »

Hirsch tenait enfin là quelque chose de précis, même si ce n'était que sur la position du rédacteur vis-à-vis des Zurichois. Ils forment une commission de rédaction, et ont aussi la responsabilité politique; sans leur collaboration, on ne peut former de rédaction. Bref, on indique à Hirsch qu'il doit s'entendre avec les trois camarades de Zurich, dont on ne lui fournit toujours pas les noms.

Mais, pour que la confusion soit totale, Liebknecht apporte une nouvelle au bas de la lettre de Viereck : « P. Singer de Berlin vient de passer ici et rapporte : la commission de surveillance de Zurich n'est pas, comme le pense Viereck, une commission de rédaction, mais essentiellement une commission d'administration qui est responsable vis-à-vis du parti, en l'occurrence nous, pour ce qui est des finances du journal. Naturellement, les membres ont aussi le droit et le devoir de discuter avec toi des problèmes de rédaction (un droit et un devoir qu'a tout membre du parti, soit dit en passant]; ils ne peuvent pas te mettre sous tutelle. »

Les trois Zurichois et un membre du comité de Leipzig - le seul qui ait été présent lors des négociations - soutiennent que Hirsch doit être placé sous la direction administrative des Zurichois, tandis qu'un second camarade de Leipzig le nie tout uniment. Et, dans ces condi­tions, il faut que Hirsch se décide, avant que ces messieurs ne se soient mis d'accord entre eux. Que Hirsch soit justifié à connaître les décisions prises au sujet des conditions aux­quelles on estime devoir le soumettre, c'est à quoi on n'a même pas pensé, et ce, d'autant plus qu'il ne semble même pas qu'il soit venu à l'esprit des camarades de Leipzig de prendre eux-mêmes bonne note de ces décisions! Autrement, comment les contradictions mentionnées ci-dessus eussent-elles été possibles ?

Si les camarades de Leipzig ne peuvent se mettre d'accord sur les fonctions à attribuer aux Zurichois, comment ces derniers peuvent-ils y voir clair!

Schramm à Hirsch, le 14 août : « Si vous n'aviez pas écrit à ce moment-là, vous vous seriez trouvé dans le même 'cas que Kayser et vous eussiez procédé de même : Vous vous seriez mis au travail et on n'en aurait plus parlé. Mais, de la sorte, nous devons, face à votre déclaration, nous réserver le droit de décider par un vote quels seront les articles à accepter dans le nouveau journal. »

La lettre à Bernstein, dans laquelle Hirsch aurait répété cela, est du 26 juillet, bien après la conférence à Zurich au cours de laquelle on avait fixé les pouvoirs des trois Zurichois. Mais on se gonfle déjà tellement à Zurich dans le sentiment de la plénitude de son pouvoir bureaucratique que l'on revendique déjà, dans la lettre ultérieure à Hirsch, de nouvelles préro­ga­tives, à savoir décider des articles à accepter dans le journal. Déjà le comité de rédaction devient une commission de censure.

C'est seulement à l'arrivée de Höchberg à Paris que Hirsch apprit de lui le nom des membres des deux commissions.

En conséquence, si les tractations avec Hirsch ont échoué, à quoi cela tient-il ?

1. Au refus obstiné des camarades de Leipzig aussi bien que des Zurichois de lui faire part de quoi que ce soit de tangible sur les bases financières, donc sur les possibilités du maintien en vie du journal, ne serait-ce que pour un an. La somme souscrite, il ne l'a apprise qu'ici par moi (après que vous me l'aviez communiquée). Il n'était donc pratiquement pas possible, à partir des informations données précédemment (le parti + Höchberg), de tirer une autre conclusion que celle selon laquelle le journal reposerait essentiellement sur Höchberg, ou dépendrait tout de même bientôt de ses contributions. Or, cette dernière éventualité n'est pas encore, et de loin, écartée aujourd'hui. La somme de - si je lis bien - 800 marks est exactement la même (40 L.) que celle que l'association de Londres a dû mettre en rallonge pour la Liberté au cours de la première moitié de l'année.

2. L'assurance renouvelée, qui depuis s'est révélée tout à fait inexacte, de Liebknecht, selon laquelle les Zurichois ne devaient absolument pas contrôler la rédaction, ainsi que la comédie et les méprises qui en sont résultées.

3. La certitude, enfin acquise, que les Zurichois ne devaient pas seulement contrôler la rédaction, mais encore exercer une censure sur elle, et que Hirsch ne tiendrait dans tout cela que le rôle d'homme de paille.

Nous ne pouvons que lui donner raison si, après cela, il a décliné l'offre. Comme nous l'avons appris par Höchberg, la commission de Leipzig a encore été renforcée par deux mem­bres non domiciliés dans cette ville. Elle ne peut intervenir rapidement que si les trois cama­ra­des de Leipzig sont d'accord. De ce fait, le centre de gravité se trouve totalement déplacé à Zurich, et Hirsch, pas plus que n'importe quel autre rédacteur véritablement révolu­tionnaire et d'esprit prolétarien, ne pourrait à la longue travailler avec les individus de cette localité. Davantage à ce sujet plus tard.

II. L'orientation prévue du journal

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Dès le 24 juillet, Bernstein informe Hirsch que les divergences qu'il avait eues avec « certains camarades » en tant que journaliste de la Laterne rendraient sa position plus difficile.

Hirsch répond que l'orientation du journal devrait être, selon lui, la même en gros que celle de la Laterne, soit une politique qui évite les procès en Suisse et n'effraie pas inutile­ment en Allemagne. Il demande quels sont ces camarades, et poursuit : « Je n'en connais qu'un seul, et je vous promets que je recommencerai à le critiquer de la même façon s'il com­met le même genre d'infraction à la discipline. »

Gonflé du sentiment de sa nouvelle dignité officielle de censeur, Bernstein lui répond aussitôt : « En ce qui concerne maintenant l'orientation du journal, le comité de surveillance est néanmoins d'avis que Ia Laterne ne saurait servir de modèle au journal; à nos yeux, le journal ne doit pas tant se lancer dans une politique radicale, il doit s'en tenir à un socialisme de principe. Dans tous les cas, il faut éviter des incidents comme la polémique contre Kayser qui a été désapprouvée par tous les camarades sans exception [sic] ».

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Liebknecht appelle la 'polémique contre Kayser une « gaffe », et Schramm la tient pour si dangereuse qu'il a aussitôt établi la censure à l'encontre de Hirsch.

Hirsch écrit une nouvelle fois à Höchberg, en lui expliquant qu'un incident comme celui qui est advenu à Kayser « ne peut se produire lorsqu'il existe un organe officiel du parti, dont les claires explications ainsi que les discrètes et bienveillantes indications ne peuvent atteindre aussi durement un parlementaire ».

Viereck écrit lui aussi qu'il fallait prescrire au journal « une attitude sans passion et une opportune ignorance de toutes les divergences pouvant surgir »; il ne devrait pas être une « Laterne plus grande », et Bernstein d'ajouter : « On peut tout au plus lui reprocher d'être une tendance trop modérée, mais-cela ne saurait être un reproche en des temps où l'on ne peut pas naviguer toutes voiles dehors. »

En quoi consiste donc l'affaire Kayser, ce crime impardonnable que Hirsch aurait commis ? Kayser est le seul parlementaire social-démocrate qui ait parlé et voté au Reichstag sur les droits douaniers. Hirsch l'accuse d'avoir violé la discipline du Parti du fait qu'il ait : 1. Voté pour des impôts indirects, dont le programme du parti avait expressément exigé la suppression; 2. Accordé des moyens financiers à Bismarck, violant ainsi la première règle de base de toute notre tactique de parti : « Pas un sou à ce gouvernement! »

Sur ces deux points, Hirsch avait indubitablement raison. Et après que Kayser eut foulé aux pieds, d'une part, le programme du parti sur lequel les parlementaires avaient été assermentés pour ainsi dire par décision du congrès et, d'autre part, la toute première et indéclinable règle de la tactique du parti, en accordant par son vote de l'argent à Bismarck comme pour le remercier de la loi anti-socialiste, Hirsch avait parfaitement le droit, à notre avis, de frapper aussi fort.

Nous n'avons jamais pu comprendre pour quelles raisons on a pu se mettre tant en colère en Allemagne sur cette attaque contre Kayser! Or voici que Höchberg me raconte que la « fraction parlementaire » a autorisé Kayser à intervenir de la sorte, et l'on tient Kayser pour couvert par cette autorisation[41].

Si les choses se présentent de la sorte, c'est tout, de même un peu fort. D'abord, Hirsch, pas plus que le reste du monde, ne pouvait connaître cette décision secrète[42]. Dans ces conditions, la honte, qui auparavant ne pouvait atteindre que le seul Kayser, n'en deviendrait encore que plus grande pour le parti, tandis que ce serait toujours le mérite de Hirsch d'avoir dévoilé aux yeux du monde entier les discours ineptes et le vote encore plus inepte de Kayser, et d'avoir sauvé du même coup l'honneur du parti. Ou bien la social-démocratie allemande est-elle véritablement infectée de la maladie parlementaire, et croit-elle qu'avec les voix populaires aux élections le Saint-Esprit ne soit déversé sur ses élus, transformant les séances de la fraction en conciles infaillibles, et les résolutions de la fraction en dogmes inviolables ?

Une gaffe a certainement été faite; cependant, elle n'à pas été faite par Hirsch, mais par tes députés qui ont couvert Kayser avec leur résolution. Or, si ceux-là-mêmes qui sont appelés à veiller en premier au respect de la discipline de parti se mettent à violer de manière si éclatante cette même discipline en prenant une telle décision, la chose n'en est que plus grave. Mais là où cela atteint son comble, c'est lorsqu'on se réfugie dans la croyance, sans vouloir en démordre, que ce n'est pas Kayser avec son discours et son vote, ainsi que les autres députés avec leur décision de le couvrir, qui auraient violé la discipline de parti, mais Hirsch en attaquant Kayser bien que cette dernière décision lui restât cachée.

Au demeurant, il est certain que, dans cette question de protection douanière, le parti a pris la même attitude obscure et indécise que dans presque toutes les autres questions écono­miques qui se posent dans la pratique, par exemple celle des chemins de fer nationaux. Cela provient de ce que l'organe du parti notamment le Vorwärts, au lieu de discuter à fond de ces problèmes réels, s'étend avec complaisance sur la construction de l'ordre de la société future. Lorsque, après la loi anti-socialiste, la protection douanière est subitement devenue un problème pratique, les opinions divergèrent suivant les orientations et tendances les plus varia­bles, et il n'eût pas été possible d'en trouver un seul dans le tas qui détienne ne serait-ce que la condition préalable à la formation d'un jugement clair et juste sur la question : la con­nais­sance des rapports de l'industrie et de la position de celle-ci sur le marché mondial. Chez les électeurs, il ne pouvait pas ne pas se manifester çà et là des tendances protection­nistes, mais fallait-il en tenir compte ? Le seul moyen pour trouver une issue à ce désordre, c'était de poser le problème en termes purement politiques (comme on le fit dans la Laterne), mais on ne voulait pas le faire avec clarté et fermeté. Il ne pouvait donc pas manquer d'advenir ce qui advint : dans ce débat, le parti intervint pour la première fois d'une manière hésitante, incer­taine et confuse, et finit par se ridiculiser sérieusement avec Kayser.

Cependant, l'attaque contre Kayser devient maintenant l'occasion de prêcher sur tous les tons à l'intention de Hirsch que le nouveau journal ne doit à aucun prix imiter les excès de la Laterne, qu'il doit le moins possible suivre une politique radicale, mais s'en tenir sans passion à des principes socialistes. On l'entendit tout autant de la bouche de Viereck que de celle de Bernstein, qui précisément parce qu'il voulait modérer Hirsch, apparaissait comme l'homme d'une situation où l'on « ne peut cingler toutes voiles dehors ».

Or, pour quelles raisons s'expatrie-t-on, si ce n'est précisément pour cingler toutes voiles dehors ? À l'étranger, rien ne s'y oppose. Il n'y a pas en Suisse les lois allemandes sur les délits de presse, d'association etc. On y a donc non seulement la possibilité, mais encore le devoir-de dire ce que l'on ne pouvait dire en Allemagne, même avant la loi anti-socialiste, du fait du régime courant des lois. En outre, on ne s'y trouve pas seulement devant l'Allemagne, mais encore face à l'Europe entière, et on a le devoir - pour autant que les lois suisses le permettent - de proclamer ouvertement les voies et les buts du parti allemand. Quiconque voudrait se laisser lier les mains en Suisse par des lois allemandes démontrerait précisément qu'il est digne des lois allemandes, et qu'il n'a, en fait, rien d'autre à dire que ce que l'On était autorisé à dire en Allemagne avant les lois d'exception. Il ne faut pas davantage se laisser arrêter par l'éventualité selon laquelle les rédacteurs se verraient temporairement interdire tout retour en Allemagne. Quiconque n'est pas prêt à prendre un tel risque n'est pas fait pour un poste d'honneur aussi exposé.

Mais il y a plus. Les lois d'exception ont mis le parti allemand au ban de l'Empire, préci­sé­ment parce qu'il était le seul parti d'opposition sérieux en Allemagne. Si, dans un organe publié à l'étranger, il exprime à Bismarck sa reconnaissance d'avoir perdu ce poste de seul parti d'opposition sérieux en se montrant bien docile, s'il encaisse ainsi le coup sans mani­fester la moindre réaction, il ne fait que prouver qu'il méritait ce coup de pied. Parmi les feuil­les allemandes publiées en émigration depuis 1830, la Laterne figurait parmi les modé­rées. Mais si l'on considère déjà qu'elle était trop frondeuse, alors le nouvel organe que l'on veut créer ne pourra que compromettre le parti devant nos camarades des pays non allemands.

III. Le manifeste des trois Zurichois

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Dans l'intervalle, nous avons reçu les Annales de Höchberg qui contiennent l'article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne », fruit de la collaboration - au dire de Höchberg lui-même - des trois membres de la commission zurichoise. C'est une critique pure et simple du mouvement tel qu'il a existé jusqu'ici et donc aussi du programme pratique d'orientation du nouvel organe, dans la mesure où il dépend d'eux.

On a d'emblée la déclaration suivante :

« Le mouvement que Lassalle considérait comme éminemment politique, auquel il appelait non seulement les ouvriers mais encore tous les démocrates honnêtes, à la tête duquel devaient marcher les représentants indépendants de la science et toits les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité, ce mouvement est tombé sous la présidence de J.-B. von Schweitzer, ait niveau d'une lutte pour les intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie. »

Laissons de côté la question de savoir si cela correspond ou non à la réalité historique. Le reproche bien précis que l'on fait ici à Schweitzer, c'est qu'il ait réduit le lassalléanisme - conçu ici comme un mouvement démocratique et philanthrope bourgeois - à n'être plus qu'une organisation air service exclusif de la lutte et des intérêts des ouvriers de l'industrie : il l'aurait « rabaissé » en approfondissant le caractère de classe de la lutte des ouvriers de l'industrie contre la bourgeoisie.

En outre il lui est reproché d'avoir « rejeté la démocratie bourgeoise ». Or, qu'est-ce que la démocratie bourgeoise petit bien avoir à faire avec le parti social-démocrate ? Si cette démocratie bourgeoise est constituée « d’hommes honnêtes », elle ne tiendra même pas à y entrer; si elle veut cependant, ce ne sera que pour y semer la pagaille.

Le parti lassalléen « préférait se comporter de la manière la plus unilatérale en parti ouvrier ». Les messieurs qui écrivent cela sont eux-mêmes membres d'un parti qui, de la manière la plus tranchée, se veut un parti ouvrier, et ils y ont même une charge et une dignité. Il y a donc ici une incompatibilité absolue. S'ils croient à ce qu'ils écrivent, ils doivent quitter ce parti, ou pour le moins se démettre de leur charge et dignité. S'ils ne le font pas, ils reconnaissent qu'ils veulent exploiter leur fonction pour combattre le caractère prolétarien du parti. En conséquence, le parti se trahit lui-même en les maintenant dans leurs fonctions.

À en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusive­ment ouvrier, mais un parti universel, celui « de tous les hommes épris d'un authenti­que amour de l'humanité », ce que l'on démontre le mieux en abandonnant les vulgaires pas­sions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philan­thro­pes, « afin de se former un bon goût » et « d'apprendre le bon ton » (p. 85). En conséquence, la « con­duite affreuse » de certains dirigeants devra céder le pas à la « conduite bourgeoise » respec­table. (Comme si l'apparence extérieure négligée était le moindre reproche que l'on puisse adresser à ces gens!) Alors ce sera le ralliement de « nombreux éléments appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Mais ceux-ci ne doivent être gagnés à notre cause que lorsque l'agitation pourra donner des résultats tangibles. »

Le socialisme allemand se serait « trop préoccupé-de conquérir les masses, négligeant par-là d'effectuer une propagande énergique (!) dans ce que l'on appelle les couches supérieures de la société ». En outre, le parti « manque toujours encore d'hommes capables de le repré­sen­ter au Parlement ». Il est en effet « désirable et nécessaire de confier les mandats à c'eux qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser à fond avec les principaux dossiers des affaires. Le simple ouvrier et le petit artisan (...) n'en ont que très rarement le loisir ». Autrement dit, votez pour les bourgeois!

En somme, la classe ouvrière est incapable de s'émanciper par ses propres moyens : elle doit se mettre sous la férule de bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « disposent de moyens et de temps » pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers. Enfin, il ne faut à aucun prix s'attaquer directement à la bourgeoisie, mais au contraire elle doit être gagnée à la cause par une propagande énergique.

Or, si l'on veut gagner les couches supérieures de la société ou simplement les éléments de bonne volonté qui s'y trouvent, il ne faut surtout pas les effrayer. Et les trois Zurichois croient avoir fait une découverte apaisante à ce propos:

« Le parti montre précisément maintenant, sous la pression de la loi anti-socia­liste, qu'il ne veut pas suivre la voie d'une révolution violente, sanglante, mais est décidé (...) à s'engager dans la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme. Ainsi donc, si les 5 à 600 000 électeurs sociaux-démocrates, soit à peine le 10e ou le 8e de tout le corps électoral, qui de plus, sont éparpillés dans tout le vaste pays, sont assez clairvoyants pour ne pas aller se casser la tête contre le mur, en tentant d'effectuer une « révolution sanglante » tant qu'ils ne sont qu'un contre dix, cela ne prouve pas du tout qu'ils s'interdisent à tout jamais dans l'avenir d'utiliser à leur profit un événement extérieur violent et la subite poussée révolu­tionnaire qui s'ensuivrait et même la victoire du peuple arrachée dans un heurt surgi dans ces conditions. Le jour où Berlin sera de nouveau assez inculte pour se lancer dans un nouveau 18 mars 1848, les sociaux-démocrates, au lieu de participer à la lutte des « canailles qui ont soif de se battre sur les barricades », devront bien plutôt « suivre la voie de la légalité », jouer les modérateurs, démonter les barricades et, si nécessaire, marcher avec les nobles seigneurs de la guerre contre les niasses si unilatérales, vulgaires et incultes. En somme, si ces messieurs viennent affirmer qu'ils entendent par-là autre chose, mais alors que pensent-ils ?

Mais il y a pire encore.

« En conséquence, plus il [le parti] saura demeurer calme, objectif et réfléchi dans sa critique des conditions existantes et dans ses projets de changement de celles-ci, moins il sera possible maintenant [que la loi anti-socialiste est en vigueur] de répéter l'opération qui vient de réussir, à savoir l'intimidation de la bourgeoisie par la réaction consciente grâce à l'agitation du spectre de la terreur rouge. »

Afin d'enlever a la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui démontrer clairement et simplement que le spectre rouge n'est vraiment qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Or, qu'est-ce que le secret du spectre rouge, sinon la peur de la, bourgeoisie de l'inévitable lutte à mort qu'elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur de l'issue inéluctable de la lutte de classe moderne ? Que l'on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie ainsi que « tous les hommes indépendants » ne craindront plus « de marcher la main dans la main avec les prolétaires » ! Mais ceux qui seraient alors dupés, ce seraient les prolétaires.

Que le parti démontre, par une attitude humble et soumise, qu'il a rejeté une fois pour toutes les « incorrections et les excès » qui ont donné prétexte à la loi anti-socialiste.

S'il promet de son plein gré qu'il n'évoluera que dans les limites des lois en vigueur sous le régime d'exception contre les socialistes, Bismarck et les bourgeois auront certainement la bonté d'abolir cette loi devenue superflue.

« Que l'on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « abandonner notre parti ni notre programme, mais nous pensons que, pour de longues années encore, nous avons suffisam­ment à faire, si nous employons toute notre force, toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons atteindre coûte que coûte, avant que de pouvoir penser à réaliser nos fins plus lointaines ». Dès lors, c'est en masses que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits-bourgeois qu'ouvriers « qui, à l'heure actuelle, sont effrayés par nos revendications extrêmes ».

Le programme ne doit pas être abandonné, mais simplement ajourné - pour un temps indéterminé. On l'accepte, mais à proprement parler non pour soi et pour le présent, mais à titre posthume, comme héritage pour ses enfants et petits-enfants. En attendant, on emploie, « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de reprises et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu'il se passe tout de même quelque chose, et aussi pour que la bourgeoisie ne prenne pas peur. Dans ces conditions, gloire au « communiste » Miquel qui a démontré qu'il était inébranlablement convaincu de l'effondrement inévitable de la société capitaliste d'ici quelques siècles, en spéculant tant qu'il pouvait, apportant ainsi sa contribution matérielle à la crise de 1873, autrement dit qui a effectivement fait quelque chose pour ruiner l'ordre existant.

Un autre attentat contre le bon ton, ce sont aussi les « attaques exagérées contre les fon­da­teurs » de l'industrie, qui étaient tout simplement « enfants de leur époque »; « on ferait mieux de s'abstenir de vitupérer contre, Strousberg et ses pairs ». Hélas, tout le monde est « enfant de son époque », et si cela est une excuse suffisante, il ne faut plus attaquer qui que ce soit, nous devons cesser toute polémique et tout combat; nous recevrons tranquillement tous les coups de pied que nous donnent nos adversaires, car nous, les sages, nous savons qu'ils ne sont que « des enfants de leur époque » et ne peuvent agir autrement. Au lieu de leur rendre les coups avec intérêt, il faut bien plutôt plaindre ces malheureux!

De même, notre prise de position en faveur de la Commune a eu, pour le moins, l' « in­con­vénient de rejeter de notre parti des gens qui autrement sympathisaient avec nous et d'avoir accru en général la haine de la bourgeoisie à notre égard ». En outre, le parti n'est pas sans porter une certaine responsabilité à la promulgation de la loi antisocialiste, car il a excité inutilement la haine de la bourgeoisie ».

Tel est le programme des trois censeurs de Zurich. Il est on ne peut plus clair, surtout pour nous qui connaissons fort bien tous ces prêchi-prêcha depuis 1848. Il s'agit de représentants de la petite bourgeoisie qui manifestent leur peur que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n'aille trop loin ». Au lieu de la franche opposition politique, ils recherchent le compromis général; au lieu de lutter contre le gouvernement et la bourgeoisie, ils tentent à les gagner à leur cause par persuasion; au lieu de résister avec un esprit de fronde à toutes les violences exercées d'en haut, ils se soumettent avec humilité et avouent qu'ils méritent d'être châtiés. Tous les conflits historiquement nécessaires leur apparaissent comme des malentendus, et toute discussion s'achève par l'assurance que tout le monde est d'accord au fond. On joue aujourd'hui au social-démocrate, comme on jouait au démocrate bourgeois en 1848. Comme ces derniers considéraient la république démocratique comme quelque chose de très lointain, nos sociaux-démocrates d'aujourd'hui considèrent le renversement de l'ordre capitaliste comme un objectif lointain et, par conséquent, comme quelque chose qui n'a absolument aucune incidence sur la pratique politique actuelle. On peut donc à cœur joie faire le philanthrope, l'intermédiaire, et couper la poire en deux. Et c'est ce que l'on fait aussi dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier-de toute façon, il ne suffit pas de la nier pour qu'elle cesse d'exister -, mais dans la pratique on la camoufle, on la dilue et on l'édulcore. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier; il ne doit pas s'attirer la haine de la bourgeoisie ni aucune autre; c'est avant tout dans la bourgeoisie qu'il faut faire une propagande énergique. Au lieu de s'appesantir sur des objectifs lointains qui, même s'ils ne peuvent être atteints par notre génération, effraient les bourgeois, le parti ferait mieux d'user toute son énergie à des réformes petites-bourgeoises de rafistolage qui vont consolider le vieil ordre social et peuvent éventuellement transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et si possible pacifique.

Ce sont exactement ces gens-là qui, sous l'apparence d'une activité fébrile, non seulement ne font rien eux-mêmes, mais cherchent encore à empêcher les autres de faire quelque chose - sans cesser jamais de bavarder. Ce sont exactement ceux-là mêmes qui, par crainte de toute action, ont freiné le mouvement à chaque pas en 1848 et 1849, et l'ont enfin fait échouer. Ils ne voient jamais la réaction à l’œuvre et sont tout étonnés de se trouver finalement dans une impasse, où toute résistance et toute fuite sont impossibles. Ces gens veulent enfermer l'histoire dans leur étroit et mesquin horizon petit-bourgeois, tandis qu'elle leur passe à chaque fois par-dessus la tête.

Pour ce qui est du contenu socialiste de leur écrit, il est déjà suffisamment critiqué dans le Manifeste au chapitre « Le socialisme allemand ou vrai » : Quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et « vulgaire », il ne reste plus qu'à fonder le socialisme sur un « véritable amour de l'humanité » et les phrases creuses de « justice ».

C'est un phénomène inévitable et inhérent au cours historique que des individus ayant appartenu jusqu'alors à la classe dominante se rallient au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique. C'est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

Premièrement: ces gens, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d'une valeur réelle. Or, ce n'est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft[43] n'ont apporté quoi que ce soit qui ait pu faire avancer d'un seul pas notre mouvement : les éléments de formation réels d'une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, elles cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, superficielle­ment assimi­lées, avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'université ou d'ailleurs, et dont l'une est plus confuse que l'autre, étant donné le pro­ces­sus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie alle­mande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention-affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui expli­que qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue que de têtes. Au lieu d'apporter la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'y mettre la pire des confusions par bonheur, presque uniquement dans leur milieu. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est d'enseigner ce qui n'a même pas été appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose qu'il faut exiger d'eux, c'est de n'apporter avec eux aucun vestige de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais de s'approprier sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne[44], ces conceptions ont certainement leurs misons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il y a des raisons de les tolérer pour l'instant, nous avons l'obligation de les tolérer seulement, sans leur confier aucune charge ni influence dans la direction du parti, en étant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne comprenons pas que le parti tolère plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Si la direction du parti tombait peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se déviriliserait tout simplement et, sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.

Quant à nous, tout notre passé fait qu'une seule voie nous reste ouverte. Voilà près de quarante ans que nous prônons la lutte de classe comme le moteur le plus décisif de l'histoire, et plus particulièrement la lutte sociale entre bourgeoi­sie et prolétariat comme le plus puis­sant levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc en aucune manière nous associer à des gens qui voudraient rayer du mouve­ment cette lutte de classe.

En fondant l'internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était: « L'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même ».

Nous ne pouvons donc marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour s'émanciper eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord par en haut, par les grands et philanthropes petits bourgeois.

Si le nouvel organe du Parti adoptait une orientation correspondant aux convictions poli­ti­ques de ces messieurs, convictions bourgeoises et non prolétariennes, à notre grand regret, il ne nous resterait plus qu'à déclarer publiquement notre opposition à son égard et à rompre la solidarité dont nous avons toujours fait preuve jusqu'ici, vis-à-vis du parti allemand à l'étran­ger. Cependant nous espérons que les choses n'iront pas jusque-là.

Cette lettre est destinée à tous les cinq membres de la commission en Allemagne, ainsi qu'à Bracke. Rien ne s'oppose, du moins de notre part, à ce qu'elle soit également communi­quée aux Zurichois.

Engels à J.-Ph. Becker. 19 décembre 1879.

Hier j'ai écrit à Bebel que nous ne pouvions pas collaborer au Socialdemokrat. Il ressort des dernières lettres de Höchberg qu'il tient pour évident que le Sozialdemokrat défende les mêmes conceptions que le Jahrbuch[45] Tant que ceux de la direction de Leipzig se tiennent sur le même terrain que lui et ses amis philistins, je ne vois pas comment on pourrait le faire changer d'avis. Mais nous ne sommes pas exclus pour autant de l'entreprise. Après avoir combattu sans arrêt ce même socialisme petit bourgeois depuis le Manifeste, voire depuis l'écrit de Marx contre Proudhon, nous ne pouvons marcher avec lui au moment précis où la loi ANTI-SOCIALISTE lui donne l'occasion de brandir de nouveau son drapeau. Et c'est tant mieux. Nous serions entraînés dans des polémiques sans fin avec ces messieurs, le Sozial­demokrat deviendrait une arène de combat, et finalement nous devrions quand même procla­mer notre retrait. Dans tout cela, ce sont les Prussiens et les bourgeois qui seraient les gagnants, et c'est ce qu'il faut éviter. Mais cela ne doit absolument pas être un exemple à suivre pour d'autres qui n'ont pas été obligés comme nous - à cause des négociations préala­bles mêmes - de défier ouvertement les Höchberg et consorts. Je ne vois absolument pas pourquoi toi, par exemple, tu ne collaborerais pas à cette feuille[46]. Les correspondances des ouvriers allemands sont la seule chose qui nous procure encore de la joie, et tes articles ne feraient qu'élever le niveau de la feuille - et puisqu'elle existe maintenant, il est toujours préférable d'en faire autant que possible un bon qu'un mauvais journal. Je dis cela en espérant que ces gens te paient conve­na­blement, car ce serait vraiment trop fort que de, te faire travailler gratuitement dans la situation, ou tu te trouves. Nous n'en voulons pas particulière­ment à ceux de la direction de Leipzig pour cette histoire.

Nous avons prévu tout cela il y a déjà des années. Liebknecht ne peut pas se passer de concilier et de se faire des amis à droite et à gauche, et si le parti n'est très fort qu'en apparence, avec de nombreux effectifs et de gros moyens financiers, il n'est pas très regardant quant aux éléments recrutés. Cela durera jusqu'à ce qu'il se brûle les doigts. Lorsque cela se produira, ces braves gens reviendront alors dans la bonne voie.

Frédéric Engels

Le Socialisme de Monsieur de Bismarck[modifier le wikicode]

L'Égalité, 3 et 24 mars 1880.

1. Le tarif douanier

Dans le débat sur la fameuse foi qui a mis hors la loi les socialistes allemands, Monsieur Bismarck déclara que des mesures de répression ne suffiraient pas à elles seules pour écraser le socialisme;- il fallait encore prendre d'autres mesures afin d'éliminer les indiscutables méfaits sociaux, assurer un emploi régulier et prévenir les crises dans l'industrie et ce n'est pas tout encore[47]. Ces mesures « positives » pour le bien-être social, il promit de les mettre en application. En effet, dit-il, si l'on a conduit comme je l'ai fait les affaires de son pays durant dix-sept ans, alors on est justifié de se considérer comme un expert en matière d'économie politique; c'est comme si quelqu'un prétendait qu'il suffit d'avoir mangé des pommes de terre pendant dix-sept ans pour connaître à fond l'agronomie.

En tout cas, Monsieur Bismarck a tenu parole cette fois-ci. Il a pourvu l'Allemagne de deux grandes « mesures sociales », et ce n'est pas encore fini[48].

La première, c'est un tarif douanier qui doit assurer à l'industrie allemande l'exploitation exclusive du marché intérieur.

Jusqu'à 1848 l'Allemagne ne possédait pratiquement pas de grande industrie; l'emploi de la vapeur et de la machinerie était exceptionnel.

Après- que la bourgeoisie, grâce à sa lâcheté dans les années 1848 et 1849, eût subi une honteuse défaite sur le terrain politique, elle se consola en se précipitant avec un zèle ardent dans la-grande industrie. L'image du pays se transforma rapidement. Celui qui a vu pour la dernière fois en 1849 la Prusse rhénane, la Westphalie, le royaume de Saxe, la Haute-Silésie, Berlin et les cités maritimes ne les reconnaissait déjà plus en 1864. Les machines et la vapeur avaient fait partout irruption. De grandes fabriques avaient le plus souvent pris la place des petits ateliers. Des navires à vapeur se substituaient progressivement aux navires à voile, d'abord dans la navigation côtière, puis dans le commerce d'outre-mer. Les lignes de chemin de fer se multipliaient; dans les arsenaux, les mines de charbon et de fer, régnaient une activité dont on tenait les pesants Allemands pour totalement incapables jusqu'ici. Par rapport au développement de la grande industrie en Angleterre et même en France, s'était encore relati­ve­ment peu, mais c'était déjà un début. Et de plus tout cela s'est fait sans le soutien des gouvernements, sans subventions ni primes à l'exportation et, avec un système tarifaire, qui par rapport à ceux des autres pays du continent pouvait être considéré comme fortement libre-échangiste.

Soit dit en passant, comme partout les questions sociales soulevées par un tel bouleverse­ment industriel ne manquaient pas de surgir. Jusque-là les ouvriers de l'industrie allemande avaient végété dans des conditions qui tenaient du moyen, âge. En général, ils disposaient jusque-là de la possibilité de devenir peu à peu des petits bourgeois, des maîtres-artisans, des propriétaires de plusieurs métiers à tisser, etc. Tout cela disparut alors. Les travailleurs qui deve­naient ouvriers salariés des grands capitalistes, commencèrent à former une classe stable, un véritable prolétariat. Or qui dit prolétariat, dit socialisme. En outre, il subsistait encore des traces de ces libertés que les ouvriers avaient conquises en l'art 1848 sur les barri­cades. Grâce à ces deux circonstances le socialisme put maintenant se développer en Allema­gne au grand jour et gagner les masses, alors qu'avant 1848 il devait se limiter à faire une propagande illégale avec une organisation secrète regroupant peu de membres. Ainsi la reprise de l'agitation socialiste par Lassalle date de l'année 1863.

Puis ce fut la guerre de 1870, la paix de 1871 et les milliards. Tandis que la France n'était aucunement ruinée par le paiement de ces milliards, l'Allemagne par cette recette se trouva au bord de la ruine. Dilapidés à pleines mains par un gouvernement de parvenus dans un Empire parvenu, ces milliards tombèrent entre les mains de la haute finance, qui s'empressa de les placer avec profit à la bourse. Les plus beaux jours du Crédit mobilier fêtaient leur résurrection à Berlin. Pour le pari, on fonda des sociétés par actions et de commandite, des banques, des institutions d'effets et de crédit foncier, des sociétés de construction de chemins de fer, des fabriques de toutes sortes, des arsenaux, des sociétés de spéculation sur les immeubles et d'autres entre­prises, dont l'aspect industriel n'était que prétexte à la spéculation boursière la plus éhontée. Les prétendus besoins du commerce, de la circulation, de la con­som­mation, etc. ne servaient qu'à masquer la soif irrépressible des hyènes de la bourse de faire travailler les milliards tant qu'ils étaient entre leurs mains. Au reste, on a assisté à tout cela à Paris dans les glorieuses années des Péreire et des Fould: les mêmes agioteurs et boursicoteurs étaient ressuscités à Berlin sous les, noms de Bleichröder et Hansemann.

Ce qui s'était -passé à Paris en 1867, et plus encore à Londres et New York, ne manqua pas de se produire aussi à Berlin : la spéculation démesurée finit par un krach général. Les sociétés par centaines firent banqueroute; les actions des sociétés qui se maintinrent, devin­rent invendables; ce fut partout l'effondrement complet. Mais pour pouvoir spéculer, il avait fallu créer des moyens de production et de communication, des fabriques, des chemins de fer, etc., dont les actions étaient devenues l'objet de la spéculation. Lorsque surgit la catastrophe, il s'avéra cependant que le besoin public qui avait été pris comme prétexte, avait été dépassé de loin, qu'au cours de quatre ans on avait édifié plus de chemins de fer, de fabriques, de mines, etc., qu'au cours d'une évolution normale d'un quart de siècle.

En dehors des chemins de fer, dont nous parlerons encore plus tard, la spéculation s'était surtout précipitée sur l'industrie sidérurgique. De grandes fabriques avaient surgi du sol com­me des champignons, et l'on avait même fondé certaines usines qui éclipsaient le Creusot. Hélas il se révéla le jour de la crise qu'il n'y avait pas d'utilisateurs pour cette pro­duc­tion gigantesque[49]. D'énormes sociétés industrielles se trouvaient acculées à la faillite. En tant que bons patriotes allemands, les directeurs appelèrent au secours le gouvernement, afin qu'il érigeât un système douanier contre les importations qui les protégerait de la concurrence du fer anglais dans l'exploitation du marché intérieur. Cependant si l'on exigeait une protection douanière pour le fer, on ne pouvait pas la refuser à d'autres indus­tries, voire à l'agriculture. Ainsi donc dans toute l'Allemagne on organisa une agitation bruyante pour la protection douanière, une agitation qui permit à Monsieur Bismarck d'ins­tau­rer un tarif douanier qui devait remplir ce but. Ce tarif, élevé en loi dans l'été 1879, est maintenant en vigueur.

Cependant l'industrie allemande, telle qu'elle était, avait toujours vécu à l'air frais de la libre concurrence. Comme elle était née la dernière, après celles d'Angleterre et de France, elle devait se limiter à combler de petites lacunes que ses prédécesseurs avaient laissées sub­sister et à fournir des articles qui étaient trop mesquins pour les Anglais et trop minables pour les Français, c'est-à-dire des produits constamment changeants qui se trouvent à l'échelle la plus basse de la fabrication, des marchandises médiocres et bon marché. Que l'on ne croît pas que c'est là simplement notre opinion : ce sont littéralement les mots qui ont été employés officiellement par le commissaire du gouvernement allemand, Monsieur Reuleaux, un homme de science de réputation européenne qui jugea de la qualité des marchandises allemandes exposées à Philadelphie en 1876.

Une telle industrie ne peut tenir sur des marchés neutres qu'aussi longtemps que le libre échange subsiste dans son propre pays. Si l'on veut que les étoffes allemandes, les métaux travaillés, les machines allemandes soutiennent la concurrence à l'étranger, il faut alors obtenir toutes les matières premières servant à fabriquer ces marchandises : fils de coton, de lin ou de soie, fer brut, fils de métal, et ce aux mêmes bas prix que les concurrents étrangers, soit de deux choses l'une : ou bien on veut continuer à exporter des étoffes et des produits de l'industrie métallurgique, et alors on a besoin du libre-échange et l'on court le risque que ,ces industries travaillent les matières premières venant de l'étranger; ou bien on veut protéger les filatures et la production de métal brut en Allemagne grâce à un système douanier, alors c'en sera bientôt fait de la possibilité d'exporter des produits constitués des matières premières que -sont les fils et les métaux bruts.

Par son fameux tarif qui protège les filatures et l'indus­trie métallurgique, Monsieur Bismarck détruit la dernière chance de trouver un marché à l'étranger tel qu'il a subsisté jusqu'ici encore pour les étoffes, les produits métallurgiques, les aiguilles et les machines allemands. Or l'Allemagne, dont l'agriculture produisait un excédent exportable dans la première moitié de ce siècle, ne peut plus se tirer d'affaire aujourd'hui sans un supplément venu de l'étranger. Si Monsieur Bismarck empêche son industrie de produire pour l'exporta­tion, on peut se demander comment il paiera ces importations et beaucoup d'autres, dont il a bel et bien besoin malgré tous les tarifs du monde ?

Pour résoudre cette question, il ne fallait rien moins que le génie de Monsieur Bismarck, uni à celui de ses amis et conseillers boursiers. Le résultat en est le suivant :

Prenons le fer. La période de la spéculation et de la production fiévreuse a gratifié l'Alle­ma­gne de deux usines (celle de l'Union de Dortmund et celle de Laura-Hütte), qui chacune, à elle seule, peut produire autant que I ‘exige en moyenne toute la consommation du pays. Ensuite, il y a encore les gigantesques usines de Krupp à Essen, des usines analogues à Bochum et d'innombrables autres plus petites. Ainsi la consommation de fer à l'intérieur est couverte au moins trois à quatre fois. Une telle situation exige, semble-t-il, absolument un, libre-échange illimité qui seul pourrait assurer un débouché et des marchés à ce gigantesque excédent de production. Mais il faut croire que ce n'est pas l'avis des intéressés.

Étant donné qu'il existe tout au plus une douzaine d'usines qui comptent vraiment et do­mi­­nent les autres, il en résulte ce que les Américains appellent un anneau : une société pour maintenir les prix à leur même niveau à l'intérieur et pour réglementer l'exportation. Dès qu'il y a une mise en adjudication pour des rails où d'autres produits, le comité désigne dans ses rangs celui de ses membres auquel le contrat échera et à quel prix il devra l'accepter. Les autres participants font leur offre à un prix supérieur, qui a également été convenu à l'avance. Du fait que toute concurrence s'arrête, il y a un monopole absolu. La même chose vaut pour l'exportation. Afin d'assurer la réalisation de ce plan, chaque membre de cet anneau dépose entre les mains du comité une traite bancaire de plus de 125 000 frs qui est mise en circu­lation et présentée en paiement dès que son signataire rompt le contrat. Le prix de monopole imposé de cette façon aux consommateurs allemands permet aux fabricants de vendre à l'étranger l'excédent de leur production à des prix qui rebutent les Anglais eux-mêmes - et c'est le philistin allemand qui (soit dit en passant le mérite bien) en supporte l'addition. Dans ces conditions, les exportations allemandes redeviennent possibles, grâce à ces mêmes pro­tec­tions doua­nières qui, aux yeux du large public allemand, doivent en apparence y mettre fin.

Veut-on des exemples ? L'année dernière, une compagnie de chemin de fer italienne, dont nous ne pouvons citer le nom, avait besoin de 30 000 ou 40 000 tonnes (à 1000 kilogrammes) de rails. Après de longues négociations, une firme anglaise se charge de fournir 10 000; le reste fut pris en charge par l'Union de Dortmund à un prix que les Anglais avaient refusé. Un concurrent anglais à qui l'on demandait pourquoi il ne pouvait pas supplanter l'entreprise allemande répondit : Qui pourrait soutenir la concurrence avec un banquerouteur ?

En Écosse, on veut construire un pont de chemin de fer sur un détroit maritime dans la région d'Edimbourg. Il faut pour cela 10 000 tonnes d'acier de Bessmer. Or qui accepte le prix le plus bas et bat tous ses concurrents dans la patrie même de la grande industrie sidérurgique ? Un Allemand, un favori de Bismarck à plus d'un titre - Monsieur Krupp de Essen, le « roi des canons[50] ».

Voilà pour ce qui en est du fer. Il va de soi que ce beau système ne peut que différer à un peu plus tard l'inévitable faillite. Jusqu'à ce que les autres industries en fassent tout autant - or elles ne ruineront pas la concurrence étrangère, mais leur propre pays. On a tout à fait l'impression de vivre dans un pays de fous - et cependant tous les faits mentionnés ci-dessous sont tirés de journaux allemands, bourgeois et libre-échangistes. Organiser la destruction de l'industrie allemande sous prétexte de la protéger - les socialistes allemands ont-ils donc tort de répéter depuis des années que Monsieur Bismarck agit pour le socialisme comme s'il était payé par eux pour le faire ?

II. Les chemins de fer d'État

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De 1869 à 1873, pendant la marée montante de la spéculation berlinoise, deux entreprises d'abord antagonistes, puis alliées dominèrent la bourse : la Disconto-Gesellschaft et la ban­ue Bleichröder. C'étaient en quelque sorte les Péreire et Mirès berlinois, Comme la spéculation s'étendait essentiellement sur les chemins de fer, ces deux banques eurent l'idée de s'emparer, par des voies détournées, de la plupart des lignes de chemin de fer déjà existantes ou en voie de construction. En achetant ou en retenant un certain nombre d'actions de chaque ligne, on pouvait dominer leur conseil d'administration; les actions elles-mêmes devaient servir de gage pour les emprunts avec lesquels on allait acheter de nouvelles actions, et ainsi de suite. On le voit : une simple répétition des astucieuses petites opérations qui apportèrent le plus grand profit aux deux Péreire d'abord et finirent par la crise bien connue du Crédit mobilier. Les Péreire berlinois connurent dès le début le même succès.

En 1873 vint la crise. Nos deux banques se trouvèrent dans un cruel embarras avec leur montagne d'actions de chemin de fer, dont on ne pouvait plus tirer les millions qu'elles avaient engloutis. Le projet de mettre la main sur les chemins de fer avait échoué. On chan­gea donc de méthode, en essayant de vendre les actions à l'État. Le projet de concentration de tous les chemins de fer entre les mains du gouvernement de l'Empire n'a pas pour point de départ le bien social du pays, mais l'intérêt individuel de deux banques insolvables.

Il n'était pas bien difficile de mettre ce projet en exécution. On avait « intéressé » un grand nombre de membres du parlement aux nouvelles sociétés, de sorte que l'on dominait le parti des national-libéraux et celui des conservateurs modérés, c'est-à-dire la majorité. De hauts fonctionnaires de l'Empire ainsi que des ministres prussiens trempèrent dans l'escro­querie boursière qui présida à la fondation de ces sociétés. En dernière instance, c'était Bleichröder - de son état banquier et factotum financier de Monsieur Bismarck. Il ne manqua donc pas de moyens.

Pour commencer, on fit monter au maximum le prix des actions, afin que la vente des chemins de fer à l'État rap­porte. On créa dans ce but, en 1873, l'Office impérial des chemins de fer; son directeur, un escroc boursier bien connu, augmenta d'un seul coup les tarifs de tous les chemins de fer allemands de 20 %. Grâce à cette opération, les recettes nettes et, en conséquence aussi, la valeur des actions monta d'environ 35 %. Ce fut la seule mesure réali­sée par ce monsieur, la seule pour laquelle il avait occupé la charge, car il s'en démit aussitôt après.

Dans l'intervalle, on avait réussi d'arranger le projet au goût de Bismarck. Cependant les petits royaumes et les États opposèrent une résistance : le Conseil fédéral repoussa purement et simplement le projet. Nouveau changement de méthode : on décida que ce serait d'abord la Prusse qui achèterait tous les chemins de fer prussiens, afin de les céder éventuellement à l'Empire.

Au reste il y avait encore pour le gouvernement d'Empire un autre motif caché, qui lui rendait désirable l'achat des chemins de fer. Et ce motif est en liaison avec les milliards français.

De ces milliards on avait retenu des sommes considérables poiré la création de trois fonds impériaux : le premier pour la construction de l'immeuble du Reichstag, le second pour des fortifications, le troisième enfin pour les invalides des deux dernières guerres. La somme totale se montait à quelque 920 millions de francs.

De ces trois fonds le plus important et le plus bizarre était celui qui était prévu pour les invalides. Il était destiné à se consommer lui-même, c'est-à-dire à la mort du dernier invalide le capital aussi bien que les revenus devaient être mangés. Un fonds qui se consomme de lui-même, c'est, semble-t-il, encore une invention de fous. Mais ce n'étaient pas des fous, mais des escrocs de la bourse de la Diskonto-Gesellschaft, qui en étaient les auteurs - et pour une bonne raison. Aussi fallut-il presque un an pour convaincre le gouvernement d'en accepter l'idée.

Aux yeux de nos spéculateurs, ce fonds n'était pas consommé vite. Ils estimèrent, en outre, qu'il fallait pourvoir les deux autres fonds de la même agréable propriété de se con­som­mer eux-mêmes. Le moyen en était simple. Avant même que la toi ait déterminé le mode de placement de ces fonds, on chargea une entreprise commerciale du gouvernement prussien de vendre les valeurs correspon­dantes. Cette entreprise s'adressa à la Diskonto-Gesellschaft qui lui vendit en échange des trois fonds d'Empire des actions de chemin de fer d'une valeur de 300 millions de francs. Or à l'époque on était incapable de placer ces actions, comme nous l'avons déjà vu. Parmi ces actions il y avait aussi pour une valeur de 120 millions, des actions de fer Magdebourg-Halberstadt et les lignes qui avaient fusionné avec elle. Or cette ligne avait pratiquement fait banqueroute : elle procura néanmoins des gains considérables aux escrocs boursiers, bien qu'elle n'offrait guère de perspective de rapporter quoi que ce soit aux actionnaires. On le comprend, si l'on sait que le conseil d'administration avait émis des ac­tions d'une valeur de 16 millions pour couvrir les frais de construction de trois lignes secon­daires et que cet argent avait déjà disparu avant même que l'on ait commencé la construction de ces lignes. Le fonds des invalides peut être fier de posséder un nombre consi­dé­rable d'actions de lignes... qui n'existent pas encore.

L'acquisition de ces lignes par l'État prussien devait légaliser d'un coup l'achat de leurs actions par l'Empire, et leur donner, en outre, une valeur réelle déterminée. D'où l'intérêt du gouvernement impérial dans cette affaire. C'est dans ces conditions que ces lignes furent les premières dont l'achat fut proposé par le gouvernement prussien et ratifié par les Chambres.

Le prix consenti aux actionnaires par l'État était beaucoup plus élevé que la valeur réelle de bonnes lignes de chemin de fer. C'est ce que démontre la constante augmentation du cours des actions depuis la décision de les acheter, et surtout depuis que l'on a rendues publiques les conditions de leur achat. Deux grandes lignes, dont les actions étaient à 103 et 108 en décembre 1878, sont notées aujourd'hui à 148 et 158. C'est la raison pour laquelle les actionnaires avaient le plus grand mal à cacher leur joie au cours de la transaction,

Il n'est pas nécessaire de souligner que cette hausse a profité essentiellement aux spécu­lateurs berlinois qui étaient dans la confidence pour ce qui est des intentions du gouverne­ment. La bourse qui, au printemps 1979, était encore passablement déprimée, s'éveilla à une vie nouvelle. Avant de se séparer définitivement de leurs chères actions, les escrocs les lancèrent dans un nouveau tourbillon de spéculations.

On le voit : l'Empire allemand est tout aussi complètement assujetti à la Bourse que l'Empire français en son temps. Les boursiers préparent des projets qu'ils font exécuter par le gouvernement - au profit de leur portefeuille. Sur ce plan, ils ont encore en Allemagne un avantage qui leur manquait dans l'Empire bonapartiste : lorsque le gouvernement impérial se heurte à des résistances face aux petits princes, il se transforme en gouvernement prussien qui est décidé à ne pas trouver de résistance dans ses Chambres qui, de toute façon, ne sont que des filiales de la Bourse.

Le Conseil général de l'Internationale n'a-t-il pas dit aussitôt après la guerre de 1870 : vous, Monsieur Bismarck, vous n'avez renversé le régime bonapartiste en France que pour le rétablir de nouveau chez vous[51] !

  1. A la tentative du rapprochement entre anarchistes et social-démocrates, vient s'ajouter bientôt un autre mauvais coup porté au marxisme - le soutien apporté au socialisme petit-bourgeois de Dühring. Engels condamne tout d'abord le démocratisme de Liebknecht qui défend un individu particulièrement dangereux pour la social-démocratie allemande étant la survivance massive en Allemagne de l'idéologie de la petite bourgeoisie pour la seule raison que Bismarck en avait fait une victime de l'arbitraire policier. Le privatdozent Düring avait commencé en 1872 à critiquer certains professeurs réactionnaires en même temps que le statut suranné des universités allemandes - ce qui le mit au centre des attaques du corps professoral réactionnaire. Après avoir recommencé ses attaques en 1877, Dühring fut traduit devant le conseil de discipline universitaire, qui lui interdit en juillet 1877 d'enseigner.
    Pour contrecarrer l'influence de Dühring dans le mouvement ouvrier allemand, Engels sera amené à écrire tout un volume pour réexposer le point de vue marxiste véritable tant ses élucubrations petites bourgeoises étaient pernicieuses.
    On ne peut manquer d'être frappé par la concordance entre les erreurs des dirigeants sociaux-démo­crates allemands (qui révèlent les faiblesses du mouvement) et les, points d'attaque de Bismarck. Celui-ci non seulement saura exploiter habilement Dühring et les autres confusionnistes au sein du mouvement ouvrier en leur laissant pleine liberté d'agitation, tandis qu'il interdira, d'abord, l'Anti-Dühring d'Engels, puis toute l'œuvre subversive de Marx-Engels tant que durera la loi antisocialiste. Bismarck prend même sein le cas échéant de s'appuyer sur une fraction au sein du parti ouvrier pour mieux toucher l'ennemi numéro un des classes dirigeantes allemandes, cf. note no 77.
  2. Le 25 août 1876 le Volksstaat de Liebknecht, cet éternel conciliateur, avait publié une adresse des « socia­lis­tes » de Berne prônant une réconciliation avec les anarchistes vivant en Suisse et invitant les sociaux-démocrates allemands à assister au congrès des ... anarchistes de Berne (26-30 octobre 1876). Bebel lui-même proposa d'envoyer à ce congrès une adresse « rédigée en termes fraternellement amicaux ». Julius Vahlteich, député social-démocrate allemand, qui assista à titre d’hôte, au congrès anarchiste de Berne, y déclara dans son discours du 27 octobre: « Il n'y a parmi nous ni marxistes ni düringhiens » !
  3. La lettre dans laquelle Engels expliquait sa position à ce sujet n'a pas été retrouvée.
  4. Face à l'importance toujours accrue de l'idéologie socialiste petite bourgeoise en Allemagne et à l'appui que celle-ci recevait de la plus grande partie des dirigeants sociaux-démocrates allemands, Engels dut réfuter les thèses aberrantes de Dühring. Mais il se heurta sur ce point à des obstacles invraisemblables. Ainsi, au congrès de Gotha (27-29 mai 1877), certains délégués sociaux-démocrates tentèrent de faire passer une résolution interdisant la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring d'Engels dans l'organe central du parti, le Vonwärts. Johann Most, député social-démocrate, déposa la motion suivante : « Le congrès déclare que des écrits qui, telles les critiques publiées ces mois derniers par Engels contre Dühring, n'ont aucun intérêt pour la majorité des lecteurs du Vorwärts, doivent être écartés à l'avenir de l'organe central ». Julius Vahlteich intervint dans le même sens, et critiqua le ton sur lequel Engels attaquait Dühring. Il ajouta que Marx aussi bien qu'Engels avaient beaucoup servi la cause et continueraient, il faut le souhaiter de le faire à l'avenir encore; mais la même chose était vraie aussi pour Dühring. Ces gens devaient être utilisés par le parti, mais les disputes de professeurs n'avaient pas leur place dans le Vorwärts, mais devaient être menées dans des publications à part.
    August Bebel proposa une solution de compromis : « Considérant la longueur que les articles d'Engels contre Dühring avait atteinte et atteindrait encore par la suite; considérant que la polémique menée par Engels dans le Vorwärts contre Dühring ouvrait le droit à ce dernier ou à ses partisans de répondre tout aussi longuement; considérant que la place viendrait à manquer dans le Varwärts et que le sujet traité avait un caractère de pur différend scientifique -le Congrès décide que les articles d'Engels contre Dühring sont à écarter du Vorwärts lui-même, et doivent être publiés dans la Revue ou éventuellement dans le supplément scientifique du Vorwärts voire dans une brochure. En outre il convient d'éviter toute mention ultérieure de cette polémique dans le Vorwärts lui-même ».
    Dans cette affaire, Liebknecht ne prit pas non plus de position nette en faveur d'Engels, mais se contenta d'appuyer Bebel, en 'annonçant la création d'un supplément scientifique ou revue, qui publierait à l'avenir de tels articles. L'Anti-Dühring fut relégué dans le supplément scientifique du Vorwärts et publié par bribes. Il se trouva qu'au moment de la parution du chapitre sur la « Philosophie » et de la section sur l' « Économie politique », Dühring fut chassé de l'université et connut son plus grand triomphe. Le Vorwärts chanta ses louanges et publia même des poésies sur le héros et à peine l'ouvrage d'Engels parut-il en brochure séparée que Bismarck l'interdit.
    Dans son article sur Fünfzig Jahre Anti-Dühring (In : Unter dem Banner des Marxismus, 1919 2, pp. 466-87), Riazanov donne de nombreux détails sur l'influence des idées de Dühring chez les Eisenachiens, les débats infâmes au congrès de Gotha et enfin l'influence de Dühring en Russie même. Riazanov déclare, par exemple, que Bernstein contamina Bebel, à qui fi envoya les élucubrations de Dühring en prison : en mars 1874, Bebel écrivit un article élogieux sur « un communiste nouveau ». Dans ses mémoires, Bernstein se permit d'écrire : « A la place du cri de bataille Marx ici, Lassalle là, un nouveau cri de bataille semblait s'annoncer en 1875-1876: Dühring ici, Marx et Lassalle là. Et ma modeste personne n'a pas peu contribué à cette évolution ».
  5. Le Vorwärts avait publié les 5 et 7 octobre 1877 un article intitulé Les conséquences du grand krach. F.-A. Sorge apprit à Marx, dans sa lettre du 19-07-1877 que Karl-Daniel-Adolph Douai en était l'auteur.
  6. On en trouvera la traduction française dans Marx-Engels, Programmes socialistes, Éd. Spartacus, pp. 92-93.
  7. Les 11 mai et 2 juin 1878, l'empereur Guillaume 1er fut victime d'attentats : le premier effectué par le ferblantier Max Hödel et le second par l'anarchiste Eduard Nobiling. Ce dernier était dans un état dément lors de l'attentat et tenta de se suicider en se tirant une balle dans la tête; il mourut le 10 septembre 1878.
    Bismarck attribua mensongèrement ces attentats à la social-démocratie afin d'avoir un prétexte pour sa loi anti-socialiste votée le 19 octobre 1878 et la pousser, dans le refus de la violence.
  8. Dans son interview publiée dans la Chicago Tribune et reproduite dans le présent recueil, Marx avait admis qu’« aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et peut-être aussi en France, il est possible qu'une réforme ouvrière puisse être réalisée sans révolution sanglante, mais que le sang devait être répandu en Allemagne, en Russie ainsi qu'en Italie et en Autriche ». D'emblée donc, Marx condamne toute voie pacifique au socialisme pour l'Allemagne, et les sociaux-démocrates le savaient fort bien, car Marx l'a répété souvent. Au cours de la phase idyllique du capitalisme, il était possible, aux yeux de Marx-Engels, POUR CERTAINS PAYS DÉTERMINÉS, de conquérir pacifiquement le pouvoir, puis d'instaurer la DICTA­TURE DU PROLÉTARIAT, c'est-à-dire d'utiliser tout de même finalement la force. Cependant après le stade du capitalisme idyllique ou pacifique, il n'est plus possible d'envisager cette hypothèse : les raisons mêmes qui faisaient qu'elle était possible alors n'existant plus de nos jours. C'est ce que Lénine explique : « La dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans la Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n'existaient pas. Maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique. Cf. la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 100.
  9. Cf. Marx -Engels, la Commune de Paris, Éd. 10-18, la lettre au Times se trouve pp. 172-173.
  10. S'agissant d'un brouillon, Marx écrit pour éclaircir le problème qui se pose, sans se préoccuper de la présentation littéraire qui permettrait au lecteur de suivre son raisonnement. Il se place sur le terrain de l'adversaire pour réfuter son argumentation juridique à partir de la légalité existante, c'est-à-dire en mettant l'adversaire en contradiction avec lui-même. Marx ne prend donc pas la peine de démontrer ici que la légalité n'est que violence systématisée, potentielle (tant que le « châtiment » ne suit pas) - comme tout le droit appartient aux superstructures juridiques de contrainte de l'État de classe bourgeois, violence concentrée.
    Dans la critique du programme de Gotha, Marx ne s'en prend pas à la revendication d'un « fibre État populaire » parce que c'est simplement une formule fausse pour la dictature du prolétariat, mais essentiel­le­ment - comme il ressort du texte - parce que cette formule repose sur une conception sociale-démocrate de l'État existant ou de l'État en général. Pour les marxistes, « dès que l'on pourra parler de liberté, il n'y aura plus d'État ». Dans la situation d'alors, les sociaux-démocrates, avec, leurs revendications démocratiques, entendaient agir « à l'intérieur de l'État existant » avec la prétention d'en faire un « libre État populaire » !
    La critique de Marx-Engels se comprend toujours à partir de leurs conceptions fondamentales, ainsi le problème de la légalité entre-t-il dans celui de l'État.
    C'est toujours en détachant un argument ou une citation du contexte général que les faussaires ont démontré que Marx avait changé d'opinion.
    De même, on ne saurait déduire d'une situation isolée que Marx est contre la violence individuelle, il cherche simplement ici à démontrer qu'on ne saurait imputer à la social-démocratie un crime qu'elle n'a pas commis, surtout lorsque ce déni de justice vise à légaliser l'interdiction du mouvement ouvrier et à le persécuter sans tenir compte des lois édictées par le gouvernement lui-même. En ce qui concerne les atten­tats individuels, cf. la note n˚ 85.
    Dès le 17 septembre, Marx écrivit à Engels : « Monsieur Eulenburg (cf. les journaux d'aujourd'hui) n'apporte pas d'eau à la rivière [jeu de mot intraduisible en français l'expression allemande équivalente étant « trägt auch keine Eulen nach Athen », ne porte pas de hibou à Athènes]. Je n'ai jamais lu quelque chose d'aussi lamentable que l'extrait qui forme la quintessence de son discours. Celui de Stolberg est de la même veine. La loi d'exception sera votée pour retirer au mouvement social-démocrate l'apparence de la légalité. C'est une méthode éprouvée. Mettre hors la loi (en fr.) est depuis toujours un moyen infaillible pour mettre en opposition à la loi les mouvements hostiles au gouvernement - la légalité nous tue... Bebel en a manifestement imposé, cf. Daily News d'aujourd'hui. Ce début est bon. » Plus loin, Marx remarque :
    « Les socialistes russes commettent les « atrocités », et les social-démocrates allemands qui se confor­ment à la loi, doivent en conséquence être mis hors la loi - c'est ce que ce nigaud de Stolberg a exposé avec le plus grand sérieux. Il oublie simplement d'ajouter qu'en face de ces « atrocités » perpétrées en Russie fi existe un « état légal » que le hobereau Bismarck s'efforce d'atteindre avec ses projets de loi, mais ce but ne sera jamais pour lui qu'un idéal hors de sa portée. »
    Bracke avait envoyé à Marx les comptes rendus sténographiques. Dans sa lettre à Engels du 24 septembre 1878, Marx écrit à ce propos : « Il faut avoir lu ce document sténographique pour avoir une idée de la bêtise d’un ministre prussien moyen, du « génie » de leur maître, ainsi que de la vulgarité des représentants de la bourgeoisie allemande qui sont pendus à leur basque. Je m'occupe à l'occasion de ces extraits, afin d'en faire profiter la presse anglaise; cependant je ne sais pas encore si finalement ce sera adapté au Daily News. »
  11. « Après le rejet par 251 voix contre 57 du projet de toi antisocialiste du gouvernement le 24 mai 1878. Bismarck prit le second attentat contre Guillaume 1er comme prétexte pour dissoudre le Reichstag le 11 juin 1878. Les élections nouvelles furent « préparées » pour le 30 juin, et Bismarck obtint une majorité docile au Reichstag. La social-démocratie obtint, en dépit de la menace de représailles politiques et économiques, un nombre de suffrages encore jamais atteint auparavant: 437 158 voix, et neuf socialistes entrèrent au Reichstag.
  12. Le 31 mai 1878, le cuirassier allemand « Grand Prince Électoral » entra en collision avec le cuirassier « Roi Guillaume » et sombra avec ses 270 hommes d'équipage. Cet incident provoqua le dépôt d'une interpellation au Reichstag à laquelle le ministre de la marine von Stosch répondit le 13 septembre 1878.
  13. Le suffrage universel a un sens différent selon que la population ouvrière est largement minoritaire ou majoritaire dans un pays : « Le suffrage universel qui fut, en 1848, une formule de fraternisation générale, est donc en Angleterre un cri de guerre. En France, le contenu immédiat de la révolution, c'était le suffrage universel; en Angleterre, le contenu immédiat du suffrage universel, c'est la révolution. » (Marx, Neue Oder Zeitung, 8-06-1855). À propos du parlementarisme révolutionnaire et de la politique social-démocrate, cf. Marx-Engels, le Parti de classe, 1, pp. 124-138.
  14. L'attentat de Véra Zassoulitch contre le commandant de la ville de Pétersbourg, Trépoff, le 2 février 1878 et son acquittement par un tribunal de jurés firent sensation dans toute l'Europe. Le 16 août 1868, Kravchintsky tua d'un coup de poignard le commandant de gendarmerie Mézensoff. Est-il besoin de dire que Marx-Engels n'étaient pas opposés par principe aux attentats individuels (qui sont des actes sociaux de politique, et non privés), comme il ressort par exemple de la citation suivante - « En Russie le meurtre politique est le seul moyen dont disposent des hommes, intelligents, convenables et ayant du caractère pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï » (Engels, lettre à Bignami du 21 mars 1879, CC note n˚ 169).
  15. Il s'agit du passage suivant du Manifeste : « Les communistes... déclarent ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par une révolution violente de tout l'ordre social qui a existé jusqu'ici. »
  16. Engels fait ici une distinction, désormais classique, entre parti formel (pratique) et parti historique (pro­gram­matique, théorique). Marx et Engels représentaient au plus haut point le parti historique, c'est-à-dire le communisme comme résultat de l'expérience de toute l'évolution humaine. De ce point de vue ils criti­quaient le parti formel, - en l’occurrence social-démocrate -, qui tendait seulement vers une politique communiste. Même alors il ne fallait jamais perdre de vue la continuité, le fil vers ce but, quel que fût l'éloi­gnement de son action de départ. Il ne doit pas y avoir d'opposition entre ces deux notions de parti, même à l'époque où la distinction est encore historiquement inévitable. Comme Marx n'a cessé de le montrer, ils doivent tendre à se rejoindre de plus en plus, jusqu’à coïncider.
    En somme, le danger qui guettait toujours la social-démocratie était ce qu'on appelle l'immédiatisme, forme d'opportunisme qui ne considère que le mouvement actuel; Marx-Engels défendaient essentiellement l'avenir, le but et la continuité d'action et s'efforçaient de réaliser la formule du Manifeste, selon laquelle les communistes représentent dans le mouvement actuel l'avenir du mou­vement, en défendant « toujours au cours des différentes phases de l'évolution que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie l'intérêt de l'ensemble du mouvement ».
  17. Dans son discours au Reichstag du 16-09-1878, Bebel avait noté que Bismarck, qui accusait la social-démocratie de vouloir renverser le pouvoir par la violence, avait eu néanmoins des contacts étroits avec Lassalle; à quoi le ministre de l'Intérieur Eulenberg, se tournant vers Bebel, répondit : « Lorsqu'un mouvement de la dimension du mouvement ouvrier prend son essor, il n'est pas seulement souhaitable, mais encore nécessaire pour le gouvernement de se tenir au courant de ses buts par ouï-dire et par écrit. Il doit apprendre si possible de la bouche même de ses dirigeants leurs intentions, leurs motifs, afin, le cas échéant, de canaliser d'une manière ou d'une autre, un mouvement aussi puissant dans le flot paisible du développement légal - en procédant ainsi nous ne faisons que notre devoir... En disant cela, je n'ai absolument pas voulu dire qu'à l'époque où ces contacts ont eu heu le mouvement se trouvait dans une voie tout autre que celle où il évolue aujourd'hui : A l'époque c'était Lassalle et ses partisans qui se trouvaient à la tête, alors que chacun sait que, par la suite, cette tendance a été opprimée et évincée parla suivante, celle que l'on appelle la direction internationale, celle-ci imposant ses vues a présent. » (Cf. Comptes rendus sténographiques des débats du Reichstag allemand, 4e législature, 1re session 1878; vol. I. Berlin 1878.)
  18. Dans cette dernière partie, Marx cite des extraits de discours de bourgeois allemands. On constate qu'ils sont particulièrement veules : « Reichensperger représente le bourgeois rhénan du Centre. Bamberger reste fidèle à la formule : Nous sommes tout de même des chiens! » (Marx à Engels, 17-09-1878.) Le député national-libéral avait utilisé cette formule pour caractériser la manière dont Bismarck traitait les députés du parti de l'opposition.
  19. Ces deux extraits de discours de W. Liebknecht ont été retrouvés dans les archives d'Engels, qui les a ponctués de points d'exclamation. Le commentaire en figure dans la lettre suivante à J.-Ph. Becker.
    Liebknecht a tenu son premier discours, bien après la proclamation de la loi antisocialiste - ce qui témoigne que ce n'est pas sous l'effet de la première surprise qu'il a réagi de manière aussi défaitiste. Le 17 mars 1879, le gouvernement prussien avait déposé au Reichstag son ordonnance sur la proclamation du petit état de siège à Berlin et les environs à la suite de la loi antisocialiste. Liebknecht fut le seul député social-démocrate à intervenir dans ces débats. Son discours témoigne d'une conception qui l'a finalement emporté dans la social-démocratie allemande, et que Marx-Engels ont tenté de contrecarrer de toutes leurs forces.
    La façon dont réagit Liebknecht dans ses deux discours illustre en gros la réaction de la majorité des dirigeants social-démocrates lors de la loi antisocialiste, et notamment la fraction parlementaire qui exercera toujours plus sa répression et ses mesures disciplinaires contre les ouvriers révolutionnaires, en jetant la graine fasciste dans les masses.
    Engels a des mots très durs pour caractériser la défaillance des dirigeants : « La tempête qui submergea les socialistes français après la Commune était tout de même autrement grave que les clameurs qui se sont élevées autour de l'affaire Nobiling en Allemagne. Et avec quelle fierté et quelle assurance les ouvriers français ont-ils réagi! Vous n'y trouverez pas de telles faiblesses et de telles complaisances avec l'adver­saire. Lorsqu’ils ne pouvaient pas s'exprimer librement, ils se taisaient, laissant les philistins hurler tout leur soûl. Ne savaient-ils pas que leur temps reviendrait bientôt... » (Engels à A. Bebel, 14-11-1879.)
    Devant changer du jour au lendemain ses méthodes d'organisation et d'action, la social-démocratie réagit donc très mal au coup de force de Bismarck. Marx-Engels sauvèrent littéralement le parti à ce moment-là de la débâcle complète : cf. l'ouvrage de Heinrich Gemkow : Friedrich Engels' Hilfe beim Sieg der deutschen Sozialdemokratie über das Sozialistengesetz, Dietz Verlag, Berlin 1957, écrit avant la détente pour les temps après la détente.
  20. Les concessions parlementaires de Liebknecht à Bismarck auront un double effet néfaste sur la social-démocratie allemande : d'une part, elles renforceront les tendances capitulardes petites bourgeoises dans le parti et notamment la fraction parlementaire, d'autre part, elles apporteront de l'eau au moulin des éléments « anarchisants » - Most dans son journal Freiheit - qui se gargariseront de grands mots révolutionnaires en préconisant des méthodes stériles d'agitation.
  21. La lettre en question n'a pas été retrouvée -on s'en doute. Il ressort d'une lettre de W. Bracke à Engels du 6 juin 1879 qu'Engels lui avait envoyé une lettre le 16 mai 1879, en le priant de la transmettre à A. Bebel. Celui-ci répondit dans une lettre à Bracke, datée du 24 mai, que ce dernier recopia à l'intention d'Engels : « Je te renvoie ci-inclus la lettre d'Engels Je suis tout à fait d'accord avec son contenu. J'ai été indigné moi aussi de ce que Liebknecht ait déclaré, de manière aussi ostentatoire, dans son discours sur l'état de siège qu'il se soumettait avec tout le parti à la loi et qu'il ait répété, en outre, deux ou trois fois cette déclaration dans son discours. Ce jour-là, je suis arrivé quelques minutes après le discours, et c'est le lendemain seule­ment que j'en lus le compte rendu et dus me rendre à l'évidence. J'attendis le compte rendu sténographique, et comme j'y trouvai ces affirmations reproduites de manière pire encore, je ne me suis pas gêné pour faire des reproches à Liebknecht. Je lui ai aussi communiqué des passages de la lettre d'Engels : il a écouté sans rien dire. Lorsque tu écriras à Engels, salue-le de ma part, et dis-lui que je suis complètement d'accord avec lui... »
  22. Engels fait preuve ici d'un grand esprit dialectique, en même temps que d'optimisme révolutionnaire. En effet, si Bismarck, en plaçant la social-démocratie hors la loi, espère que celle-ci sera assez veule et complaisante pour devenir inoffensive, Engels peut, pour sa part, espérer, au contraire, que la social-démocratie, placée hors du cadre bourgeois deviendra de plus en plus révolutionnaire : La décision pour l'une ou l'autre solution reste entre les mains de la social-démocratie et de ses dirigeants en Allemagne. En soi, la loi anti-socialiste n'a pas d'effets négatifs, mais impose une réaction, dont dépendra ensuite le sort du mouvement. D'où l'importance des conseils d'Engels, d'une part, et de la suite que leur donneront les dirigeants social-démocrates, d'autre part.
  23. Engels fait allusion à une association issue de la Ligue des Justes qui prit un caractère de plus en plus international et changea à plusieurs reprises de nom. Après la loi anti-socialiste, a s'y développa une tendance anarchisante qui prit la direction de l'Association pendant un certain temps. Avec l'appui de l'Association, Johann Most - ancien député social-démocrate émigré à Londres - publia au début de 1879 le journal Freiheit. Celui-ci critiqua la tactique suivie par les dirigeants de la social-démocratie allemande après la promulgation de la loi anti-socialiste, condamnant la combinaison des moyens de lutte légaux et illégaux, exigeant le renoncement à l'activité parlementaire et prônant le terrorisme individuel. En mars 1880, une grande partie des membres de l'Association se sépara des éléments anarchisants et se constitua en association sous le même nom.
  24. Au lieu de pleurnicher et de servir la violence adverse en se mettant à trembler et à démoraliser ses propres troupes devant la terreur policière, comme le font de nos jours les démocrates, Engels passe à l'attaque et ironise, sans faire de concession à l'opinion publique démocratique anglaise à laquelle il dévoile, au contraire, les mauvais coups portés par l'Angleterre, aux Irlandais.
    L'entrée en vigueur de la loi foncière d'août 1881 suscita une vive résistance parmi les métayers irlandais. Forster, le secrétaire d'État pour l'Irlande, prit alors une série de mesures d'exception, et utilisa la troupe pour déloger les métayers qui refusaient de se plier aux exigences anglaises.
  25. John Dillon; homme politique irlandais, membre du parlement anglais, se trouvait à ce moment-là en prison.
  26. Non sans raison Engels se plaint de ce que Liebknecht lui impose des polémiques contre de pseudo-socialistes qu'il a lui-même élevé par ses complaisances vis-à-vis des éléments « cultivés » prétendument attirés par le socialisme.
    Sous le régime de la loi anti-socialiste, les erreurs politiques des dirigeants deviennent plus lourdes de conséquences, trouvant en Bismarck quelqu'un qui transformait tous les dévoiements « théoriques » en impasses réelles dans lesquelles s'engageait le mouvement ouvrier révolutionnaire, du fait qu'il réprimait tous les éléments révolutionnaires et donnait libre cours à toits les éléments petits bourgeois dans le parti qui s'agitaient sur l'avant-scène sous l’œil bienveillant des autorités officielles.
  27. Hochberg Karl (pseudonyme pour Dr. Ludwig Richter) financera l'organe illégal du parti, le Sozial­demokrat, qui parut en Suisse sous la loi anti-socialiste et, sous l'influence d'Engels, finit par défendre les principes révolutionnaires.
    Bien que sans préventions contre Höchberg, Engels sera amené par ses prises de position capitulardes à s'opposer à son patronage que les dirigeants sociaux-démocrates finirent tout de même par imposer. Toute l'affaire du Sozialdemokrat est de première importance. Après la défaillance lors de la promulgation de la loi anti-socialiste, il s'agissait de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire et de déterminer la juste tactique à adopter sous le régime de la loi anti-socialiste. Comme l'épisode de Dühring (cf. note no 77) l'avait montré, la diffusion du marxisme restait encore à faire en Allemagne, et il importait au mouvement révolutionnaire de disposer, face aux idéologues socialistes petits bourgeois, d'un organe politique et théorique.
  28. Les concessions parlementaires de Liebknecht à Bismarck auront un double effet néfaste sur la social-démocratie allemande : d'une part, elles renforceront les tendances capitulardes petites bourgeoises dans le parti et notamment la fraction parlementaire, d'autre part, elles apporteront de l'eau au moulin des éléments « anarchisants » - Most dans son journal Freiheit - qui se gargariseront de grands mots révolutionnaires en préconisant des méthodes stériles d'agitation.
  29. Après l'interdiction de l'organe central du parti social-démocrate, le Vorwärts, le parti mit en œuvre la publication d'un journal illégal, le Sozialdemokrat. En été 1879, Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm et d'autres forces opportunistes tentèrent de mettre la main sur la direction de ce journal. De juillet à septembre 1879, il y eut un important échange de correspondance entre Leipzig (A. Bebel, W. Liebknecht et L. Viereck), Paris (Carl Hirsch, que Marx-Engels eussent voulu voir à la tête du journal), Zurich (Bernstein, Höchberg et Schramm) et Londres (Marx-Engets) sur la question d'un organe central de la social-démocratie, à l’abri de la loi anti-socialiste. Bien qu'ils ne -parvinrent pas à imposer leur candidat à la direction du journal, Marx-Engels purent néanmoins, par leurs critiques d'abord, et leurs conseils et leur collaboration ensuite (à partir de 1881), mettre le journal dans la bonne voie révolutionnaire.
  30. Le premier numéro du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik parut en août 1879 à Zurich sous le patronage de Karl Höchberg (sous le pseudonyme de Dr. Ludwig Richter).
    Höchberg, Bernstein et Schramm y publièrent leur programme opportuniste dans l’article intitulé Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne, où ils attaquaient ouvertement le caractère révolutionnaire du parti et demandaient sa transformation en parti réformiste démocratique et petit bourgeois. Cf. la critique de cet article dans Marx-Engels, Le Parti de classe, III, pp. 134-142.
  31. L'attentat de Véra Zassoulitch contre le commandant de la ville de Pétersbourg, Trépoff, le 2 février 1878 et son acquittement par un tribunal de jurés firent sensation dans toute l'Europe. Le 16 août 1868, Kravchintsky tua d'un coup de poignard le commandant de gendarmerie Mézensoff. Est-il besoin de dire que Marx-Engels n'étaient pas opposés par principe aux attentats individuels (qui sont des actes sociaux de politique, et non privés), comme il ressort par exemple de la citation suivante - « En Russie le meurtre politique est le seul moyen dont disposent des hommes, intelligents, convenables et ayant du caractère pour se défendre contre les agents d'un despotisme inouï » (Engels, lettre à Bignami du 21 mars 1879, CC note no 169).
  32. Lors de la guerre russo-turque de 1877-78, le gouvernement britannique empêcha les troupes russes d'exploiter leur victoire et de faire leur entrée à Constantinople, en menaçant la Russie d'une rupture des relations diplomatiques. Les 7 et 8 février, le parlement anglais vota des crédits de guerre pour l'éventualité d'une entrée en guerre de l'Angleterre aux côtés de la Turquie. Dans ces conditions, le gouvernement tsariste renonça à son but séculaire : occuper Constantinople, cf. Marx-Engels, La Russie; Éd. 10-18, pp. 116-131; à propos de la guerre russo-turque, cf. Marx-Engels, Écrits militaires, Éd. L'Herne, pp. 605-609.
  33. Cf. La seconde Adresse du Conseil général sur la Guerre franco-allemande, in Marx-Engels : la Guerre civile en France, Éd. Sociales, 1953, p. 287. Dès la fin de -la guerre franco-prussienne, Marx prévoyait d'après le nouveau rapport de forces qui s'était instauré à la suite de ce conflit, quel serait l'aboutissement final du cycle historique ouvert en 1871 et appelé classiquement la « phase idyllique du développement capitaliste » : « Quiconque n'est pas complètement étourdi par les clameurs du moment et n'a pas intérêt à égarer le peuple allemand comprendra qu'une guerre entre l'Allemagne et la Russie doit naître de la guerre de 1870 aussi fatalement que la guerre de 1870 elle-même est née de la guerre de 1866. Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie. En dehors de ce cas peu probable, la guerre entre l'Allemagne et la Russie, peut, d'ores et déjà, être considérée comme un fait accompli » (Lettre de Marx au Comité directeur de la social-démocratie allemande de Brunswick, fin août-début septembre 1870). Cette perspective a été sans cesse répétée de 1870 à 1895, date de la mort d'Engels, et, ce seul fait devrait convaincre de mensonge tous ceux qui affirment que Marx-Engels avaient abandonné la « vision catastrophique » de la guerre et de la révolution dans la dernière phase de leur vie.
  34. Cette lettre n'a pas été retrouvée, les papiers de Hirsch ayant été confisqués par la police française lors de son arrestation et de son expulsion.
  35. Engels écrit à ce propos dans sa lettre à J.-Ph. Becker du 15-09-1879 : « Par bonheur Höchberg a soudain atterri chez moi avant-hier. J'en ai profité pour lui dire ses quatre vérités. Au fond, ce pauvre jeune homme est brave, mais affreusement naïf; il est tombé des nues lorsque je lui ai expliqué que nous ne pensions pas le moins du monde laisser tomber le drapeau prolétarien que nous brandissons depuis près de quarante ans, et que l'idée ne nous effleurait même pas de faire chorus avec les rêveries de réconciliation de tous les petits bourgeois que nous combattons également depuis près de quarante ans. Bref, il sait enfin à quoi s'en tenir avec nous et pourquoi nous ne pouvons marcher avec lui et ses semblables, quoique ceux de Leipzig puissent dire et faire. « Nous adresserons également à Bebel une déclaration catégorique sur notre point de vue face à ces nouveaux alliés du parti allemand, et nous verrons alors ce qu'ils feront. Si l'organe du parti prend position pour cet article bourgeois, alors nous ferons une déclaration publique en sens opposé. Cependant ils ne permettront sans doute pas que les choses aillent jusque-là. »
  36. Cette lettre n'a pas été retrouvée.
  37. Après l'interdiction de l'organe central du parti social-démocrate, le Vorwärts, le parti mit en œuvre la publication d'un journal illégal, le Sozialdemokrat. En été 1879, Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm et d'autres forces opportunistes tentèrent de mettre la main sur la direction de ce journal. De juillet à septembre 1879, il y eut un important échange de correspondance entre Leipzig (A. Bebel, W. Liebknecht et L. Viereck), Paris (Carl Hirsch, que Marx-Engels eussent voulu voir à la tête du journal), Zurich (Bernstein, Höchberg et Schramm) et Londres (Marx-Engets) sur la question d'un organe central de la social-démocratie, à l’abri de la loi anti-socialiste. Bien qu'ils ne -parvinrent pas à imposer leur candidat à la direction du journal, Marx-Engels purent néanmoins, par leurs critiques d'abord, et leurs conseils et leur collaboration ensuite (à partir de 1881), mettre le journal dans la bonne voie révolutionnaire.
  38. Les passages entre crochets ont été ajoutés à la main dans la copie de la lettre conservée par Engels.
  39. Cette lettre adressée à la direction du Parti ouvrier social-démocrate d'Allemagne est un document impor­tant de politique interne de parti. Il s'agit indubitablement de la lettre décisive pour la création de l'organe illégal du parti, le Sozial-demokrat. Il ne s'agissait pas seulement de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire, niais encore de déterminer le juste programme sous le régime exceptionnel de la loi anti-socialiste.
    Dans sa lettre du 20 août 1879, Engels écrivait à Marx que, lors de la visite de Hirsch, il avait dit à ce dernier : « Précisément maintenant où (grâce à l'interdiction faite par Bismarck au parti de poursuivre des activités révolutionnaires) tous les éléments pourris ou vaniteux peuvent sans contrainte occuper l'avant-scène du parti, il est plus que jamais temps de laisser tomber la politique de conciliation et le manque de netteté, et de ne pas craindre, si nécessaire, les polémiques et le scandale. Un parti qui aime mieux se laisser mener par le bout du nez par le premier imbécile venu (Kayser, par exemple), plutôt que de le désavouer publiquement, n'a plus qu'à tout remballer. »
  40. Dans sa lettre du 20 août 1879 à Marx, Engels écrit: « Ci-inclus la lettre de Hirsch que je te retourne, ainsi que celle de Liebknecht auquel je viens de répondre. J'ai attiré son attention sur ses contradictions : « Tu écris à Hirsch que, derrière le Sozial-demokrat, il y aurait le parti + Höchberg; cela signifie donc que si Hochberg est un + de façon quelconque, c'est qu'il s'agit de sa bourse, puisque par ailleurs c'est une grandeur négative. Tu m'écris maintenant que cet Höchberg n'a pas donné un sou. Comprenne qui pourra; pour ma part, je renonce. »
    Dans leur lettre du 21 octobre 1879 à Engels, Fritzsche et Liebknecht précisaient : « En fait donc : 1. la commission de rédaction se compose de Bebel, Fritzsche, Liebknecht; 2. les propriétaires sont : Auer, Bebel, Fritzsche, Grillenberger et Liebknecht; 3. dans la commission administrative, il y a Bernstein. » (Cf. Wilhelm LIEBKNECHT, Briefwechsel mit Karl Marx und Friedrich Engels, publié par l'Internationaal Instituut Voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Mouton et Co, 1963, The Hague, pp. 273-274.)
  41. Kayser avait effectivement agi avec l'accord de la fraction sociale -démocrate pour voter en faveur du projet de loi de Bismarck tendant à introduire de fortes taxes d'entrée sur le fer, le bois, les céréales et le bétail. C'était donc toute la fraction parlementaire qui avait violé la discipline du parti, en couvrant, à contresens des principes du parti, l'intervention de Kayser dans l'important débat de la protection douanière, où la fraction se déroba donc doublement. Cf. le rebondissement de cette affaire, note no 152.
  42. Dans le brouillon, Marx-Engels avaient écrit, en outre, le passage suivant : « Admettons même que deux ou trois députés sociaux-démocrates (car il ne pouvait guère y en avoir plus à la séance) se soient laissé induire à autoriser Kayser à raconter ses bêtises devant le monde entier et à voter pour accorder de l'argent à Bismarck, fis eussent alors été obligés de prendre sur eux la responsabilité de leur acte, et d'attendre ce que Hirsch en dirait alors. »
  43. La Neue Gesellschaft, mensuel pour la science sociale, » édité par Franz Wiede d'octobre 1877 à mars 1880 à Zurich, était de tendance nettement réformiste.
    La Zukunft, bimensuel de même tendance, parut d'octobre 1877 à novembre 1878 à Berlin, publié et financé par le philanthrope petit-bourgeois Karl Höchberg, qui fut exclu plus tard de la social-démocratie.
  44. Cet esprit philistin, qui survit dans l'idéologie, c'est-à-dire dans les superstructures de la société, même longtemps après que la base matérielle, économique et sociale, ait disparu, est spécifiquement allemand au sens d'Engels : « En Allemagne, la petite bourgeoisie est le fruit d'une révolution manquée, d'une évolution interrompue et refoulée, d'où ses défauts spécifiques et anormale ment développés, à savoir la lâcheté, la mesquinerie, l'impuissance et l'incapacité de prendre toute initiative, caractéristiques ,qui seront maintenus depuis la Guerre de Trente et les événements qui suivirent - précisément à une époque où tous les autres grands peuples connurent un essor rapide. Ces travers leur sont restés, même lorsque l'Allemagne fut de nouveau entraînée dans le mouvement historique; ils étaient si fort qu’ils marquent de leur sceau les autres classes sociales de l'Allemagne, faisant en quelque sorte ressortir le caractère général de l'Allemand, jusqu'à ce qu'enfin notre classe ouvrière fasse éclater ces barrières étroites. Les ouvriers allemands se montrent précisément les pires « sans patrie » en ce qu'ils se sont entièrement débarrassés de la mesquinerie des petits bourgeois allemands.
    Les traditions petites bourgeoises ne correspondent donc pas à une phase historique normale en Allemagne, mais sont une caricature outrée, une sorte de dégénérescence - tout comme le Juif polonais est la caricature du Juif. Le petit bourgeois anglais, français, etc. ne se tient nullement au même niveau que l'Allemand.
    En Norvège, par exemple la petite paysannerie et la petite bourgeoisie avec une faible adjonction de moyenne bourgeoisie - comme cela s'est produit, à peu de choses près, en Angleterre et en France au XVIIe siècle - sont depuis plusieurs siècles l'état normal de la société. » (Engels à P. Ernst, Berliner Volksstaat, 5-10-1890).
  45. Le premier numéro du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik parut en août 1879 à Zurich sous le patronage de Karl Höchberg (sous le pseudonyme de Dr. Ludwig Richter).
    Höchberg, Bernstein et Schramm y publièrent leur programme opportuniste dans l’article intitulé Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne, où ils attaquaient ouvertement le caractère révolutionnaire du parti et demandaient sa transformation en parti réformiste démocratique et petit bourgeois. Cf. la critique de cet article dans Marx-Engels, Le Parti de classe, III, pp. 134-142.
  46. Le 16 décembre 1879, J.-Ph. Becker avait écrit à Engels : « Les efforts que vous déployez à Londres commencent à porter leurs fruits à Leipzig et Zurich. Liebknecht m'a écrit qu'il répondrait à l'article du Jahrbuch dans une brochure à part, et le Sozialdemokrat parie désormais un langage plus vivant et conforme aux principes. Cependant, je n'éprouve pas encore le besoin de répondre à l'invitation pressante de collaborer que m'ont faite Höchberg, Bernstein et Liebknecht. »
  47. Nous reproduisons ici deux articles sur les mesures économiques prises par Bismarck, non seulement pour permettre l'essor de l'industrie allemande en se donnant les moyens de s'affirmer sur le marché mondial, mais encore pour assurer l'équilibre social entre les classes, notamment pour contenir le mouvement ouvrier. Cette législation économique est en quelque sorte le corollaire de la loi anti-socialiste. On remarquera que toutes les mesures prises par le gouvernement des classes dominantes portaient clairement la marque de l'opposition - voilée ou directe selon les besoins tactiques - contre la classe ouvrière, tant la lutte des classes était directe et vive. Ce qui rend ces, vieux textes si précieux, c'est que le caractère antagoniste de tous, les rapports sociaux y apparaît de manière limpide, et nous apprend en quelque sorte à lire dans les conditions actuelles du capitalisme où tous les rapports sont séniles et mystifiés tant par les dirigeants capitalistes au pouvoir que les dirigeants ouvriers vendus, en vue de plonger les masses dans une ambiance de concorde nationale niant le caractère antagoniste des classes existantes.
  48. Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation profes­sionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance -maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti, les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck, mais Grillenberger par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste.
    Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
    Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bour­geoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le proléta­riat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politi­ques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. Par un Prussien, 7-8-1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157-158.)
  49. L'Allemagne d'aujourd'hui ne produit plus les quelques 700 000 tonnes d'acier de l'époque, mais bel et bien 53 Millions de tonnes. Ce chiffre met en évidence le niveau absolument inouï de production antisociale et le gaspillage fantastique de forces productives du capitalisme sénile qui empoisonne non seulement les hommes et la nature ambiante, mais concentre encore de façon criminelle les moyens de production dans quelques rares pays dits développés, privant la majeure partie des habitants de la planète des plus élémentaires moyens de subsistance indispensables à la vie la plus élémentaire et les fait crever de faim faute de moyens techniques.
    La critique d'Engels, sur cet arrière-plan, démasque les efforts de Bismarck comme des combines servant à imposer au monde solvable, mais qui n'a pas de besoins vitaux, une production de camelote, tout juste bonne à faire de l'argent et des profits, afin de promouvoir l'odieux capitalisme, c'est-à-dire, selon l'expression de Marx, la « production pour la production », qui aboutit aux crises et à la guerre, aux destruc­tions massives de biens de production et des carnages humains. La critique de Marx-Engels, loin d'être dépassée, fournit de manière radicale la critique des conditions éléphantesques et dégénératives du capitalisme moderne.
  50. Ces prévisions (cf. également note n˚ 99) sans cesse répétées par le marxisme catastrophique - outre les perpétuelles mesures de violence du gouvernement allemand - eussent dû attirer tout particulièrement l'attention des dirigeants sociaux-démocrates sur le problème inéluctable de la violence et les préparer de longue date à ne pas se laisser « surprendre » par la violence le jour décisif du 4 août 1914, où toute leur politique fit fiasco et précipita le monde dans un malheur qu'il paie aujourd'hui encore par d'inces­santes guerres auxquelles le livrent plus que jamais le pacifisme bêlant des actuels partis ouvriers dégénérés de l'Est et de l'Ouest.
  51. Cf. Première et Deuxième Adresses du Conseil général sur la guerre franco-allemande, in: Marx-Engels, La Guerre civile en France, Éditions Sociales, 1953, pp. 277-290.