Formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate

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« Si l'on compare la médiocrité froide et plate de la littérature politique allemande avec les débuts littéraires immenses et éclatants des ouvriers allemands, si l'on compare ces bottes de géant de l'enfant prolétaire avec les chaussures de nain déjà éculées de la bourgeoisie allemande - on ne peut que prédire une figure athlétique au cendrillon allemand.

« Il saute aux yeux que le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme le prolétariat anglais en est l'économiste et le prolétariat français son politicien. L'Allemagne aune vocation aussi classique pour la révolution sociale qu'elle est incapable d'une révolution politique.

(Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la réforme sociale » , in : Vorwärts, 7-08-1844).

Base économique et sociale de son action politique[modifier le wikicode]

Engels, Préfaces de 1870 et 1875 à la Guerre des paysans.

L'année 1866 n'a pratiquement rien changé aux conditions sociales de l'Allemagne. Les rares réformes bourgeoises - système unitaire des poids et mesures, libre circulation, liberté professionnelle, etc., demeurent dans les limites octroyées par la bureaucratie. Elles n'atteignent même pas le niveau de ce que la bourgeoisie d'autres pays d'Europe occidentale a déjà conquis depuis longtemps, et laissent intact le principal fléau, le système des concessions bureaucratiques[1]. Au reste, pour le prolétariat, toutes ces lois sur la libre circulation, le droit de cité, la suppression des passeports à l'intérieur du pays, etc. sont rendues passablement illusoires en raison des traditionnelles pratiques policières.

Ce qui est beaucoup plus important que les « grands événements d'État » de 1866, c'est le développement depuis 1848 en Allemagne de l'industrie et du commerce, des chemins de fer, du télégraphe et, de la navigation transocéanique à vapeur. Même si ces progrès restent, loin derrière ceux que l'Angleterre et même la France ont accomplis durant la même période, ils sont cependant inouïs pour l'Allemagne et lui ont apporté en vingt ans bien plus que ne lui a jamais donné tout un siècle de son histoire. Ce n'est qu'à présent que l'Allemagne est, véritablement et irrévocablement entraînée dans le commerce mondial. Dans l'industrie, les capitaux se sont accumulés à un rythme, rapide, tandis que la bourgeoisie a vu son importance sociale croître en conséquence. L'indice le plus sûr de la prospérité industrielle, la spéculation, fleurit abondamment, et comtes et ducs sont enchaînés à son char triomphal. Le capital allemand - que la terre lui soit légère ! - construit maintenant des chemins de fer russes et roumains, alors qu'il y a quinze ans encore les chemins de fer allemands quémandaient le soutien des entrepreneurs anglais. Comment est-il donc possible que cette bourgeoisie n'ait pas conquis aussi le pouvoir politique et qu'elle se conduise d'une manière aussi lâche vis-à-vis du gouvernement ?

Notre bourgeoisie a le malheur, tout à fait dans la manière chère aux Allemands d'arriver trop tard. Qui plus est, sa période de floraison coïncide avec l'époque où la bourgeoisie des autres pays d'Europe occidentale est déjà politiquement à son déclin. En Angleterre, elle n'a pu faire entrer au gouvernement son représentant, Bright, qu'au moyen d'une extension du droit électoral, qui par la suite devra mettre fin à toute domination bourgeoise. En France, la bourgeoisie comme telle - classe en général - n'a tenu le pouvoir dans ses mains que deux années sous la République, en 1849 et 1850, et ne put prolonger son existence qu'en cédant le pouvoir politique à Louis Bonaparte et à l'armée. Étant donné l'action réciproque qu'exercent entre eux les trois pays les plus avancés d'Europe, il n'est plus possible de nos jours que la bourgeoisie puisse instaurer tranquillement son pouvoir politique en Allemagne, alors que déjà il a fait son temps en Angleterre et en France.

Ce qui distingue spécifiquement la bourgeoisie de toutes les classes dominantes du passé, c'est qu'au cours de son développement elle rencontre un tournant à partir duquel !out accroissement ultérieur de ses moyens de domination, à savoir en premier lieu ses capitaux, ne fait que contribuer a la rendre de plus en plus inapte à l'exercice du pouvoir politique : « Derrière les grands bourgeois se dressent les prolétaires. » En effet, la bourgeoisie engendre le prolétariat dans la mesure même où elle développe son industrie, son commerce et ses moyens de communication. Or, à un certain moment - qui n'est pas nécessairement le même partout et n'arrive pas exactement au même stade de développement - elle commence à s'apercevoir que son double - le prolétariat - la dépasse dangereusement. À partir de ce moment, elle perd la faculté d'exercer exclusivement son pouvoir politique : elle cherche des alliés avec lesquels ou bien elle partage son pouvoir, ou bien à qui elle le cède complètement - selon les circonstances[2].

La bourgeoisie a atteint ce tournant dès 1848 en Allemagne. Et ce n'est pas tant du prolétariat allemand que du prolétariat français, qu'elle prit peur à ce moment - là. En effet, les combats de juin 1848 à Paris lui montrèrent ce qui l'attendait. Le prolétariat bougeait juste assez en Allemagne pour lui prouver qu'ici aussi la semence était jetée pour la même récolte et, de ce jour, la pointe de l'action politique de la bourgeoisie fut émoussée. Elle chercha des alliés, se vendit à eux à n'importe quel prix - et aujourd'hui elle n'a pas avancé d'un seul pas.

Il se trouve que ces alliés soient tous de nature réactionnaire : la royauté avec son armée et sa bureaucratie; la grande aristocratie féodale; les petits hobereaux minables, et même la prêtraille. La bourgeoisie a pactisé et s'est entendue avec tout ce beau monde dans le seul but de sauver sa précieuse peau - jusqu'à ce qu'il ne lui reste plus rien à trafiquer. Or plus le prolétariat se développe, en faisant sentir son caractère de classe et en agissant avec une conscience de classe, plus les bourgeois deviennent pusillanimes. Lorsque la stratégie prodigieusement mauvaise des Prussiens triompha à Sadowa de celle plus prodigieusement mauvaise encore des Autrichiens, il fut difficile de dire lequel - du bourgeois prussien qui, lui aussi, avait été battu à Sadowa ou de l'autrichien - respira avec le plus de soulagement et de joie. Notre grande bourgeoisie agit en 1870 exactement de la même manière que la moyenne bourgeoisie en 1525. Quant aux petits bourgeois, aux artisans et aux boutiquiers, ils resteront toujours égaux à eux-mêmes. Ils espèrent toujours s'élever d'un rang dans la bourgeoisie et redoutent d'être précipités dans le prolétariat. Entre la peur et l'espoir, ils tenteront, durant la lutte, de sauver leur précieuse peau et, après, ils se joindront au vainqueur. Telle est leur nature.

L'action sociale et pratique du prolétariat a suivi le rythme de l'essor industriel depuis 1848. Le rôle que les ouvriers allemands jouent aujourd'hui dans leurs syndicats, coopératives, organisations et réunions politiques, aux élections et au prétendu Reichstag démontre déjà par lui-même quel bouleversement l'Allemagne a connu insensiblement ces vingt dernières années. C'est l'honneur des ouvriers allemands d'avoir réussi à envoyer au parlement des ouvriers et des représentants des ouvriers, alors que ni les Français ni les Anglais n'y sont encore parvenus.

Mais le prolétariat ne soutient pas davantage aujourd'hui le parallèle. avec l'année 1525. Cette classe, réduite exclusivement et pendant toute la vie au salariat, est encore bien loin de constituer la plus grande partie du peuple allemand. Aussi est-elle obligée de rechercher des alliés. Or, ceux-ci ne peuvent être trouvés que parmi les petits bourgeois, le lumpenproletariat des villes et les petits paysans et journaliers agricoles.

Nous avons déjà parlé des petits bourgeois. Ils sont très peu sûrs - sauf après la victoire, où leurs clameurs sont assourdissantes dans les bistrots. Il y a cependant parmi eux quelques éléments excellents qui se rallient spontanément aux ouvriers.

Le lumpenproletariat - cette lie d'individus déchus de toutes les classes qui a son quartier général dans les grandes villes - est, de tous les alliés possibles, le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune. Lorsque les ouvriers français portèrent sur les maisons, pendant les révolutions, l'inscription : « Mort aux voleurs ! », et qu'ils en fusillèrent même certains, ce n'était certes pas par enthousiasme pour la propriété, mais bien avec la conscience qu'il fallait avant tout se débarrasser de cette engeance. Tout chef ouvrier qui emploie cette racaille comme garde ou s'appuie sur elle, démontre par là qu'il n'est qu'un traître.

Les petits paysans - car les plus gros font partie de la bourgeoisie - sont de diverses catégories :

Ou bien, ce sont des paysans féodaux qui font encore des corvées pour leur noble maître. La bourgeoisie ayant manqué de libérer cette classe du servage, alors que c'était son devoir, il ne sera pas difficile de les convaincre qu'ils ne peuvent plus attendre leur affranchissement que de la classe ouvrière.

Ou bien, ce sont des métayers. Dans ce cas, nous trouvons le plus souvent les mêmes rapports qu'en Irlande. Le fermage est abusif, au point qu'aux années de récolte moyenne le paysan et sa famille peuvent tout juste subsister, et dans les mauvaises années ils meurent presque de faim : le métayer n'étant pas en état de payer le fermage, tombe totalement dans la dépendance et à la merci du propriétaire foncier. Pour cette catégorie, la bourgeoisie ne fait quelque chose que si elle y est contrainte. De qui peut - elle donc attendre le salut, sinon des ouvriers ?

Il reste les paysans qui cultivent leur propre parcelle. Ils sont le plus souvent accablés d'hypothèques et dépendent de l'usurier dans la même mesure que le métayer du propriétaire foncier. Il ne leur reste, à eux aussi, qu'un misérable salaire, d'ailleurs incertain, car il dépend de la bonne ou de la mauvaise récolte. Ils peuvent moins encore que toutes les autres catégories attendre quoi que ce soit de la bourgeoisie, car c'est précisément eux que le bourgeois, le capitaliste usurier pressurent le plus. Néanmoins ils sont le plus souvent très attachés à leur propriété, quoiqu'en réalité elle n'appartienne pas à eux, mais à l'usurier. Il doit cependant être possible de les convaincre qu'ils ne seront affranchis de l'usurier que lorsqu'un gouvernement dépendant du peuple transformera toutes les dettes hypothécaires en une dette unique due à l'État, de sorte que le taux de l'intérêt baisse. Or, il n'y a que la classe ouvrière qui puisse réaliser cela.

Partout où dominent la grande et la moyenne propriété, les ouvriers agricoles salariés constituent la classe la plus nombreuse à la campagne. C'est le cas dans toute l'Allemagne du Nord et de l'Est, et c'est là que les ouvriers industriels des villes trouvent leur allié naturel le plus nombreux. Entre le capitaliste et l'ouvrier de l'industrie il y a le même rapport qu'entre le grand propriétaire foncier ou le grand fermier et l'ouvrier agricole. Les mesures qui aident l'un doivent également aider l'autre. Les ouvriers de l'industrie ne peuvent s'émanciper qu'en transformant le capital des bourgeois, c’est-à-dire les matières premières, les machines et les outils, les vivres qui sont nécessaires à la production, en propriété de la société, c’est-à-dire en leur propriété qu'ils utilisent en commun. Les ouvriers agricoles ne peuvent être sauvés de leur terrible misère que si, avant toute chose, leur principal objet de travail - la terre - est arraché à la propriété privée des gros paysans et des seigneurs féodaux plus gros encore, afin d'être transformé en propriété sociale et cultivé en compte collectif par les coopératives d'ouvriers agricoles. Il s'agit d'appliquer ici la fameuse résolution du Congrès ouvrier international de Bâle[3] (1869) proclamant que la société a intérêt à transformer la propriété foncière en propriété collective, nationale. Cette résolution intéresse principalement les pays où il y a la grande propriété foncière et l'exploitation de vastes domaines avec un seul patron et beaucoup de salariés. Or, dans l'ensemble, cette situation, prédomine toujours en Allemagne, et c'est pourquoi ladite résolution est particulièrement opportune pour ce pays ainsi que pour l'Angleterre.

Le prolétariat de la campagne, les salariés agricoles constituent la classe où se recrutent dans leur grande masse les armées des souverains. C'est la classe qui, en vertu du suffrage universel, envoie maintenant au Parlement toute cette foule de féodaux et de hobereaux; mais c'est aussi la classe qui est la plus proche des ouvriers industriels urbains : elle partage avec eux les mêmes conditions d'existence et vit dans une misère plus profonde même que la leur. Si cette classe est impuissante, c'est qu'elle est isolée, et dispersée; le gouvernement et l'aristocratie en connaissent si bien la force cachée, qu'ils laissent à dessein stagner les écoles, afin qu'elle demeure dans l'ignorance. Insuffler la vie à cette classe et l'entraîner dans le mouvement, telle est la tâche la plus urgente du parti ouvrier allemand. Le jour où la masse des ouvriers agricoles aura compris ses propres intérêts, un gouvernement réactionnaire, féodal, bureaucratique ou bourgeois sera impossible en Allemagne.

Les lignes qui précèdent ont été écrites il y a plus de quatre ans, mais elles conservent aujourd'hui encore leur pleine valeur. Ce qui était vrai après Sadowa et le partage de l'Allemagne est encore confirmé après Sedan et la fondation du Saint - Empire allemand prussien. Si infimes sont les changements que peuvent imprimer à l'orientation du mouvement historique les grandes actions d'État et la soi - disant haute politique qui prétend « ébranler le monde » !

A l'inverse, ce que peuvent ces grandes actions d'État, c'est accélérer la vitesse de ce mouvement. Et, à cet égard, les auteurs des « événements qui ébranlent le monde » ont eu involontairement des succès qu'ils n'ont certainement pas souhaités le moins du monde, mais auxquels, bon gré mal gré, ils sont obligés de se résigner.

La guerre de 1866 avait déjà ébranlé la vieille Prusse jusque dans ses fondements. C'est avec beaucoup de peine que l'on ramena sous la vieille férule, après 1848, les couches industrielles rebelles, bourgeoises aussi bien que prolétaires, des provinces occidentales, mais on y parvint - et de nouveau les intérêts des hobereaux des provinces orientales et ceux de l'armée prédominèrent dans l'État.

Presque toute l'Allemagne du Nord - Ouest fut prussianisée en 1866. Abstraction faite de l'irréparable préjudice moral que la couronne prussienne de droit divin s'était faite en avalant trois autres couronnes de droit divin, le centre de gravité de la monarchie se déplaça alors considérablement vers l'Ouest. Les 5 millions de Rhénans et de Westphaliens furent renforcés d'abord directement par les quatre, puis indirectement par les six millions d'Allemands annexés par la Confédération de l'Allemagne du Nord. En 1870, les huit millions d'Allemands du Sud - Ouest, s'y ajoutèrent encore, si bien que dans le « Nouvel Empire » 14 millions 1/2 de vieux Prussiens des six provinces à l'Est. de l'Elbe (parmi lesquels il y a donc encore 2 millions de Polonais) firent face aux 25 millions qui avaient depuis longtemps échappé au féodalisme du genre prussien endurci des hobereaux. Ainsi donc ce furent précisément les victoires de l'armée prussienne qui déplacèrent le centre de gravité en dehors de l'État prussien de sorte que la domination des hobereaux devint de plus en plus difficile à supporter-même pour le gouvernement. Mais, en même temps, le développement impétueux de l'industrie commença à substituer à la lutte entre hobereau et bourgeois la lutte entre bourgeois et ouvriers, si bien qu'à l'intérieur aussi les bases sociales du vieil État subirent un bouleversement complet. La monarchie qui se trouvait prise dans un lent processus de décomposition depuis 1840, avait pour condition fondamentale d'existence l'antagonisme de l'aristocratie et de la bourgeoisie, entre lesquelles elle maintenait l'équilibre. À partir du moment où il s'agit de protéger non, plus l'aristocratie contre la pression de la bourgeoisie, mais toutes les classes possédantes contre la pression de la classe ouvrière, la vieille monarchie absolue dut passer complètement à la forme d'État spécialement élaborée à cette fin : la monarchie bonapartiste. J'ai analysé ailleurs (cf. la Question du logement[4]) ce passage de la Prusse au bonapartisme. Ce que je n'y ai pas souligné, mais qui est essentiel ici, c'est que ce passage fut le plus grand pas en avant que la Prusse eût fait depuis 1848 tellement ce pays était demeuré en arrière du développement moderne. De fait, c'était encore un État semi-féodal, alors que le bonapartisme est en tout cas une forme moderne d'État qui implique l'élimination du féodalisme. La Prusse doit donc se décider à en finir avec ses innombrables vestiges féodaux et à sacrifier ses hobereaux en tant que tels. Bien sûr, cela s'accomplit sous les formes les plus modérées, d'après le refrain favori : Qui va doucement va sûrement ! C'est le cas, entre autres, de la fameuse organisation de district. Elle abolit les privilèges féodaux du hobereau dans son domaine pour les rétablir comme privilèges de l'ensemble des grands propriétaires dans tout le district. La chose subsiste, seulement on la traduit du dialecte féodal dans l'idiome bourgeois. On transforme de force le hobereau de type prussien endurci en quelque chose qui ressemble au squire anglais - et il n'a pas tant besoin de se regimber contre cette évolution, car il est aussi sot que son compère anglais.

C'est donc ainsi que la Prusse connut ce destin étrange : achever vers la fin de ce siècle, sous la forme agréable du bonapartisme, sa révolution bourgeoise, commencée en 1808 - 1813 et poursuivie un petit bout de chemin en 1848. Et si tout va bien, si le monde reste gentiment tranquille, et si nous devenons tous assez vieux, nous pourrons, peut-être, voir en 1900 que le gouvernement de Prusse aura vraiment supprimé toutes les institutions féodales, la Prusse en étant enfin arrivée au point où en était la France en 1792.

L'abolition du féodalisme signifie positivement l'instauration du régime bourgeois. Au fur et à mesure que les privilèges aristocratiques tombent, la législation devient bourgeoise. Et ici nous sommes au cœur même des rapports de la bourgeoisie allemande avec le gouvernement. Nous avons vu que le gouvernement est obligé d'introduire ces lentes et mesquines réformes. Or, à la bourgeoisie il a présenté chacune de ces petites concessions comme un sacrifice consenti aux bourgeois, comme un renoncement arraché avec beaucoup de peine à la couronne, en échange de quoi les bourgeois devaient à leur tour apporter quelque chose au gouvernement. Il se trouve que les bourgeois, bien que sachant assez bien de quoi il s'agit, acceptent de jouer les dupes. D'où cette convention tacite qui, à Berlin, est à la base de tous les débats du Reichstag et de la Diète : d'une part, le gouvernement, à une allure d'escargot, réforme la législation en faveur de la bourgeoisie, écarte les entraves apportées au développement de l'industrie par la féodalité et le particularisme des petits États, instaure l'unité de la monnaie, des poids et mesures; introduit la liberté professionnelle et de circulation afin de mettre la main - d'œuvre de toute l'Allemagne à la disposition entière et illimitée du Capital; favorise le commerce et la spéculation; d'autre part, la bourgeoisie abandonne au gouvernement tout le pouvoir politique effectif; vote les impôts et les emprunts; favorise le recrutement des soldats et l'aide à donner aux réformes nouvelles une forme légale permettant au vieux pouvoir policier de garder toute sa puissance à l'égard des personnes qui lui déplaisent. La bourgeoisie achète son émancipation sociale progressive en renonçant dans l'immédiat à exercer son propre pouvoir politique. Est-il besoin de dire que la raison principale qui rend une telle convention acceptable pour la bourgeoisie, ce n'est pas sa peur du gouvernement, mais du prolétariat ?

Si lamentable que soit l'action de notre bourgeoisie au plan politique, il est indéniable qu'elle fasse enfin son devoir dans le secteur industriel et commercial. Comme nous l'avons vu dans l'introduction à la seconde édition du présent ouvrage, elle a assuré l'essor de l'industrie et elle continue aujourd'hui dans cette voie avec plus d'énergie que jamais. Le développement de la région industrielle rhéno-westphalienne depuis 1869 est à cet égard véritablement inouï pour l'Allemagne et rappelle l'essor des districts usiniers anglais au début de ce siècle. Et il en sera de même en Saxe et en Haute - Silésie, à Berlin, à Hanovre et dans les cités maritimes. Nous avons enfin un commerce mondial, une véritable grande industrie, une véritable bourgeoisie moderne. Par contre, nous avons également subi un véritable krach en 1873 - 1874... et nous avons aussi un prolétariat véritable, puissant.

Pour le futur historien, le grondement des canons de Spickeren, Mars - la - Tour et Sedan et tout ce qui s'ensuivit aura bien moins d'importance dans l'histoire de l'Allemagne de 1869 à 1874 que le développement sans prétention, mais ininterrompu du prolétariat allemand.

En 1870 déjà, les ouvriers allemands furent soumis à une dure épreuve : la provocation bonapartiste à la guerre et son réflexe naturel, l'enthousiasme national général en Allemagne. Les ouvriers socialistes allemands ne se laissèrent pas égarer un instant[5]. Ils ne donnèrent pas le moindre signe de chauvinisme national. Au milieu de la plus folle ivresse des victoires, ils restèrent froids et exigèrent « une paix équitable avec la République française » et rejetèrent « toute annexion »; Même l'état de siège ne put les réduire au silence.. Ni l'éclat des victoires ni les bavardages sur la « magnificence de l'Empire » allemand ne purent les émouvoir : leur seul but restait l'émancipation de tout le prolétariat européen. Il est sans doute permis d'affirmer que les ouvriers d'aucun autre pays n'ont été jusqu'à présent soumis à une épreuve aussi rude et l'ont si bien surmontée.

L'état de siège du temps de guerre fut suivi des procès de haute trahison, de lèse-majesté et d'outrage à fonctionnaire, puis des tracasseries policières sans cesse croissantes du temps de paix[6]. L'organe social-démocrate Volksstaat avait, en règle générale, trois à quatre rédacteurs simultanément en prison, et il en était de même, proportionnellement, pour les autres journaux. Tout orateur du parti quelque peu connu devait au moins une fois par an comparaître devant les tribunaux où il était pratiquement assuré d'être condamné. Expulsions, confiscations et dispersions de réunions tombaient comme grêle - mais en vain. Chaque militant arrêté ou expulsé était aussitôt remplacé par un autre; pour chaque réunion dissoute on en convoquait deux autres, et l'on combattit l'arbitraire policier en l'exténuant partout au moyen d'une ferme obstination et l'application tatillonne de la lettre de la loi. Toutes les persécutions produisirent un effet contraire au but poursuivi. Loin de briser ou simplement de faire plier le parti ouvrier, elles lui amenèrent au contraire, sans cesse, de nouvelles recrues et renforcèrent son organisation. Dans leur lutte contre les autorités constituées comme contre les bourgeois particuliers, les ouvriers s'avérèrent partout, intellectuellement et moralement, supérieurs à eux et démontrèrent, notamment dans les conflits avec leurs « employeurs » qu'eux, les ouvriers, étaient à présent ceux qui étaient cultivés, tandis que les capitalistes étaient sclérosés. Et, de plus, ils menèrent leurs luttes avec un humour qui prouve combien ils étaient sûrs de leur cause et conscients de leur supériorité. Dès lors que le terrain est historiquement préparé, une lutte ainsi conduite doit donner de grands résultats. Les succès obtenus aux élections de janvier[7] restent uniques jusqu'à présent dans l'histoire du mouvement ouvrier moderne, et la stupéfaction qu'ils suscitèrent dans toute l'Europe était parfaitement justifiée.

Les ouvriers allemands ont, sur ceux du reste de l'Europe, deux avantages essentiels. Premièrement, ils font partie du peuple le plus théoricien d'Europe et ils ont conservé le sens théorique qui a si complètement disparu chez les prétendues classes cultivées d'Allemagne. S'il n'y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, notamment celle de Hegel, il n'y eût sans doute jamais eu de socialisme scientifique allemand - le seul socialisme scientifique qui ait jamais existé. Sans le sens théorique qui est répandu chez les ouvriers, ce socialisme scientifique ne serait pas passé à ce point dans leur chair et dans leur sang. Et l'on comprend l'avantage infini que cela constitue, quand on sait que c'est, d'une part, l'indifférence à l'égard de toute théorie qui est l'une des causes fondamentales du peu de progrès qu'enregistre le mouvement ouvrier anglais malgré l'excellente organisation de ses divers syndicats, et, d'autre part, le trouble et la confusion semés dans la théorie par le proudhonisme - sous la forme qu'il avait à ses débuts, chez les Français et les Belges, et sous sa forme caricaturale que lui a donnée ensuite Bakounine, chez les Espagnols et les Italiens - qui entravent le mouvement dans les pays latins.

Le second avantage, c'est que chronologiquement les Allemands sont venus au mouvement ouvrier à peu près les derniers. De même que le socialisme allemand théorique n'oubliera jamais qu'il s'est élevé sur les épaules de Saint - Simon, de Fourier et d'Owen, trois hommes qui, malgré toute la fantaisie et l'utopisme de leurs doctrines, comptent parmi les plus grands esprits de tous les temps et ont anticipé génialement sur d'innombrables idées dont nous démontrons aujourd'hui scientifiquement la justesse[8] - de même le mouvement ouvrier allemand pratique[9] ne devra jamais oublier qu'il s'est développé sur la lancée des ouvriers anglais et français, dont il a pu bénéficier directement des expériences que ceux-ci avaient eux-mêmes chèrement payées et éviter à présent leurs erreurs, autrefois pour la plupart inévitables. Sans le précédent des syndicats anglais et des luttes politiques des ouvriers en France, sans l'impulsion gigantesque donnée notamment par la Commune de Paris - où en serions - nous aujourd'hui ?

Il faut reconnaître que les ouvriers allemands ont su profiter des avantages de leur situation avec une rare intelligence. Pour la première fois depuis qu'il existe un mouvement ouvrier, la lutte est menée dans ses trois directions : théorique, politique et économique - pratique (résistance contre les capitalistes), et ce en une synthèse, avec cohérence et méthode. La force invincible du mouvement allemand réside précisément dans cette attaque pour ainsi dire concentrique.

Le mouvement anglais étant enserré dans ses limites insulaires et une violente répression s'abattant sur les ouvriers français, la situation historique n'est favorable qu'aux ouvriers allemands qui se trouvent, pour le moment, placés à l'avant - garde de la lutte prolétarienne. On ne saurait prédire combien de temps les événements leur laisseront ce poste d'honneur. Mais il faut espérer qu'ils rempliront leurs devoirs comme il convient tant qu'ils l'occuperont. Pour cela, il faut qu'ils redoublent d'efforts dans tous les domaines de la lutte et de l'agitation. Ce sera notamment le devoir des chefs de s'approprier de plus en plus les armes théoriques, de s'affranchir de plus en plus de l'influence des phrases traditionnelles, appartenant à des conceptions surannées du monde, et de ne jamais oublier que le socialisme - depuis qu'il est devenu une science - demande à être traité comme une science, c’est-à-dire étudié. Il importera ensuite de diffuser avec un zèle accru parmi les masses ouvrières les analyses théoriques toujours plus claires ainsi acquises, et de consolider de plus en plus puissamment l'organisation du parti et des syndicats.

Quoique les suffrages socialistes exprimés en janvier représentent déjà une assez belle armée[10], ils sont bien loin encore de constituer la majorité de la classe ouvrière allemande; et si encourageants que soient les succès de la propagande parmi les populations de la campagne, il reste encore infiniment à faire, précisément sur ce terrain. Il ne s'agit donc pas de relâcher le combat, mais au contraire d'arracher à l'ennemi une ville, une circonscription électorale après l'autre. Cependant, il s'agit avant tout de maintenir le véritable esprit international qui n'admet aucun chauvinisme patriotique et qui salue avec joie tout nouveau progrès du mouvement prolétarien - de quelque nation qu'il provienne.

Si les ouvriers allemands continuent ainsi d'aller de l'avant, je ne dis pas qu'ils prendront la tête du mouvement - il n'est pas dans l'intérêt de notre mouvement que les ouvriers d'une nation quelle qu'elle soit prennent la tête du mouvement - mais ils occuperont une place honorable sur le front de la bataille; et ils seront armés et prêts lorsque de lourdes épreuves inattendues ou de gigantesques événements exigeront d'eux beaucoup plus de courage, de décision et d'énergie.

L'Association Générale des ouvriers allemands et les Sociaux-Démocrates[modifier le wikicode]

Marx : Au président et au Comité directeur de l'Association générale des ouvriers allemands (A.G.O.A.)

Social-Demokrat, 28 août 1868.

En conclusion des travaux préparatoires du Congrès de Bruxelles, la commission exécutive du Conseil général de l'association internationale des travailleurs (A.I.T.) se réunira le 22 août, et le Conseil général tiendra une session plénière le 25 août. Étant chargé du compte-rendu d'activité de ces deux réunions, je ne serai pas en mesure de donner suite à l'invitation flatteuse que vous m'avez faite de participer au congrès de l'A.G.O.A.[11] de Hambourg.

Je constate avec joie qu'au programme de votre congrès vous ayez placé les questions qui doivent constituer le point de départ de tout mouvement ouvrier sérieux : agitation pour une pleine liberté politique, réglementation de la journée de travail et coopération internationale systématique de la classe ouvrière en vue de la grande tâche historique qu'elle doit résoudre pour la société entière. Nous vous souhaitons bonne chance dans cette œuvre[12] !

Marx : Extrait du IV° rapport annuel du Conseil général de l'Internationale

1° septembre 1868.

En Prusse, l'Internationale ne peut avoir d'existence légale, parce qu'une loi interdit toute liaison entre les associations ouvrières prussiennes et les sociétés étrangères[13]. En outre, le gouvernement prussien reprend à une échelle mesquine la politique bonapartiste, par exemple dans ses démêlés avec l’Association générale des ouvriers allemands. Bien qu'ils soient toujours prêts à se bagarrer entre eux, les gouvernements militaires sont toujours unis lorsqu'il s'agit de partir en croisade contre leur ennemi commun - la classe ouvrière.

Malgré toutes les entraves légales, de petites branches, éparpillées dans toute l'Allemagne, se sont regroupées depuis quelque temps autour de notre comité de Genève.

A son dernier congrès de Hambourg, l’Association générale des ouvriers allemands, qui est surtout propagée en Allemagne du Nord, décida d'agir en accord avec l'A.I.T., même si légalement elle était hors d'état de s'y affilier officiellement. Le prochain congrès de Nuremberg, représentant environ 100 associations ouvrières qui font partie surtout de l'Allemagne centrale et méridionale[14] a mis à l'ordre du jour son affiliation directe à l'A.I.T. Répondant au vœu de son comité directeur, nous avons envoyé un délégué à Nuremberg[15].

En Autriche, le mouvement ouvrier prend un caractère de plus en plus révolutionnaire. Un congrès a été convoqué à Vienne pour début septembre en vue de la fraternisation des ouvriers des diverses nationalités de l'Empire. On lança simultanément une adresse invitant les Anglais et les Français et proclamant les principes de l'A.I.T. Votre Conseil général avait déjà nommé un délégué pour Vienne, lorsque l'actuel cabinet libéral autrichien, sur le point de succomber à la réaction féodale, eut l'idée lumineuse de s'attirer l'hostilité des ouvriers en interdisant leur congrès.

Frédéric Engels : À propos de la dissolution de l'Association ouvrière lassalléenne

Demokratisches Wochenblatt, 3 et 10 octobre 1868.

« Le gouvernement sait - et la bourgeoisie le sait aussi - que tout le mouvement ouvrier actuel en Allemagne est simplement toléré, et ne se développe qu'aussi longtemps qu'il plaira au gouvernement. Il le tolérera tant que le gouvernement jugera qu'il est utile que de nouveaux adversaires indépendants s'élèvent contre l'opposition bourgeoise. Dès l'instant où ce mouvement fera des ouvriers une puissance autonome et dangereuse pour le gouvernement, c'en sera fini. Puisse la manière dont la propagande est interdite aux progressistes dans là presse, les associations et les réunions, servir d'avertissement aux ouvriers ! Les mêmes lois, ordonnances et mesures peuvent, du jour au lendemain, être retournées contre eux et mettre un terme à leur propagande, et c'est ce qui se produira dès qu'elle deviendra dangereuse. Il importe au plus haut point que les ouvriers en soient conscients, et ne tombent pas dans l'illusion de la bourgeoisie sous le régime de l' « Ère Nouvelle », où elle aussi était simplement tolérée, alors qu'elle se figurait être déjà bien en selle. Ceux qui s'imaginent que le gouvernement actuel affranchira, de leurs présentes entraves, la presse, les droits de réunion et d'association font partie des gens avec lesquels il n'est plus possible de parler. Sans libertés de la presse, d'association et de réunion, pas de mouvement ouvrier possible. »

Ces mots se trouvent pages 50 et 51 d'une brochure intitulée La Question militaire et le Parti ouvrier allemand de Frédéric Engels, publié à Hambourg en 1865. A cette époque, le cabinet Bismarck s'efforça de mettre sous son aile l'Association générale des ouvriers allemands[16] - la seule coalition organisée des: ouvriers sociaux-démocrates d'Allemagne - en faisant miroiter aux ouvriers la perspective que le gouvernement accorderait le suffrage universel. Le « droit de vote général, égal et direct » n'était - il pas le seul moyen infaillible prêché par Lassalle pour conquérir le pouvoir politique par là classe ouvrière ? Pourquoi dès. lors se pencher sur des choses aussi basses que les libertés de la presse, de réunion et d'association pour lesquelles la bourgeoisie également intervenait ou du moins l'affirmait ? Si la bourgeoisie s'y intéressait n'était - ce pas précisément une raison pour les ouvriers de se tenir à l'écart de tout cela dans leur agitation ? L'auteur de la brochure ci-dessus mentionnée s'en prit à cette conception. Mais les dirigeants de l'Association générale des ouvriers allemands se croyaient plus malins, et l'auteur de la brochure ainsi que ses amis eurent tout juste la satisfaction d'être mis au ban de leur ville natale Barmen par les Lassalléens.

Et où en sont les choses aujourd'hui ? Le « droit de vote général, égal et direct » existe depuis deux ans. Déjà on a voté pour deux Reichstag. Les ouvriers, au lieu de se prélasser à la direction du pouvoir et de décréter des « subventions d'État » d'après la recette de Lassalle, envoient à grand peine une demi - douzaine de députés au Reichstag. Bismarck est chancelier d'Empire, et il dissout l'Association générale des ouvriers allemands[17].

Pourquoi le suffrage universel n'a-t-il pas apporté aux ouvriers le millénium promis ? La réponse ils pouvaient également la trouver déjà dans la brochure d'Engels, p. 48:

« Or en ce qui concerne le suffrage universel direct, il suffit de jeter un coup d'œil sur la France pour voir comment on peut réaliser des élections dociles, si l'on dispose d'une nombreuse population rurale abétie, d'une bureaucratie bien organisée, d'une presse soigneusement contrôlée, d'associations parfaitement tenues en bride par la police - et sans aucune réunion politique. Combien de représentants d'ouvriers le suffrage universel direct fait - il entrer dans la Chambre française ? Et pourtant, disposant d'une concentration bien plus grande et d'une plus longue expérience de lutte et d'organisation, le prolétariat français a de l'avance sur l'allemand.

« Cela nous mène à un autre point encore. En Allemagne, la population des campagnes est deux fois plus importante que celle des villes, c'est dire que les deux tiers de sa population vivent du sol et un tiers de l'industrie. Et comme en Allemagne la grande propriété foncière est la règle et le petit paysan parcellaire l'exception, cela signifie que, si un tiers des travailleurs est soumis aux capitalistes, deux tiers sont aux ordres du seigneur féodal. Ceux qui s'en prennent sans cesse aux capitalistes, mais ne soufflent mot contre les féodaux, feraient bien d'y réfléchir. Les féodaux exploitent en Allemagne deux fois plus de travailleurs que les bourgeois; ils y sont les ennemis tout aussi directs des ouvriers que les capitalistes.

« Mais ce n'est pas tout - tant s'en faut. Dans les anciens domaines féodaux, le régime patriarcal impose au journalier agricole ou au paysan sans terre une dépendance héréditaire vis-à-vis de son gracieux seigneur, et rend très difficile au prolétaire agricole son entrée dans le mouvement des travailleurs urbains. A quoi s'ajoutent les curés, l'abrutissement systématique des campagnes, la méchante éducation scolaire, le cercle clos, de la vie rurale. Le prolétariat agricole est la partie de la classe ouvrière la plus mal lotie et elle sera la dernière à prendre conscience de ses intérêts, de sa position sociale, bref, elle restera le plus longtemps un instrument inconscient dans les mains de la classe privilégiée qui l'exploite. Or quelle est cette classe ? En Allemagne, ce n'est pas la bourgeoisie, mais la noblesse féodale.

« En France, où il n'existe pratiquement que des paysans libres, propriétaires de leur terre, où l'aristocratie féodale est depuis longtemps privée de tout pouvoir politique, le suffrage universel n'a pas fait entrer les ouvriers dans les Chambres, mais, tout au contraire, les en a pratiquement exclus. Quel serait le résultat en Allemagne, où la noblesse féodale est encore effectivement une puissance sociale et politique, et où il y a deux travailleurs agricoles pour un ouvrier d'indu strie ? Combattre la réaction féodale et bureaucratique - formant actuellement en Prusse un couple indissociable - c'est lutter pour l'émancipation intellectuelle et politique du prolétariat rural. Tant que ce dernier ne sera pas entraîné dans le mouvement, le prolétariat des villes ne pourra rien obtenir. Loin d'être une arme pour lui, le suffrage universel direct ne sera qu'un piège.

« Cette analyse très franche, mais nécessaire, incitera - t - elle les féodaux à introduire le suffrage universel ? - Tant mieux. »

L'Association générale des ouvriers allemands a été dissoute non seulement sous le règne du suffrage universel, mais précisément parce que règne le suffrage universel. Engels lui avait prédit qu'elle serait persécutée dès qu'elle deviendrait dangereuse. Lors de son dernier congrès, l'Association avait décidé : 1. de faire de l'agitation pour une pleine liberté politique, et 2. de collaborer avec l'Association internationale des travailleurs.

Ces deux résolutions signifient une rupture totale avec tout le passé de l'Association. Du même coup, elle abandonnait la position de secte qu'elle occupait jusque - là pour se placer sur la large base d'un grand mouvement ouvrier. En haut lieu on semble avoir compris que c'était là en quelque sorte une entorse à la convention. En d'autres temps, cela n'aurait pas tiré vraiment à conséquence, mais depuis l'instauration du suffrage universel, il faut préserver soigneusement son prolétariat des campagnes et des petites villes de telles tentatives de subversion ! Le suffrage universel fut donc le dernier clou enfoncé dans le cercueil de l'Association générale des ouvriers allemands. C'est un honneur pour l'association d'avoir succombé à la suite de cette rupture avec le lassalléanisme borné. Quelle que soit l'organisation qui la remplacera, elle sera édifiée sur une base et des principes beaucoup plus larges que ceux que pouvaient offrir les quelques slogans lassalléens éternellement rabâchés à propos de l'aide de l'État. A partir du moment où les membres de l'Association dissoute se sont mis à penser, au lieu de croire seulement, disparaît alors le dernier obstacle qui se trouve sur la voie de la fusion de tous les ouvriers sociaux-démocrates d'Allemagne en un grand parti[18].

Demokratisches Wochenblatt, 10 octobre 1868.

Il convient d'ajouter la note suivante à l'article publié sous le même titre dans notre dernier numéro après la citation extraite de la brochure d'Engels sur le suffrage universel :

Le « Président de l'Humanité », Bernhard Becker[19], légué par Lassalle à l'Association a accablé en son temps le « parti Marx », - c’est-à-dire Marx, Engels et Liebknecht - d'injures les plus atroces[20]. À présent dans son écrit immonde, Révélations sur la fin tragique de Ferdinand Lassalle, qui met à nu sa bassesse d'âme et n'a d'intérêt que par les documents qui y sont passés sous silence, ce même Becker malmène comme suit la prose d'Engels:

« Quelle est la seule raison pour laquelle on n'agite pas pour la liberté inconditionnelle de réunion, d'association et de presse ? Pourquoi les ouvriers ne cherchent - ils pas à se débarrasser des chaînes qu'on leur pose en ces temps de réaction ? » (p. 133). « En continuant tout simplement de développer la base démocratique, on peut rafraîchir le lassalléanisme et glisser dans le pur socialisme. Pour cela, il est nécessaire, entre autres, que l'on cesse d'épargner les intérêts des hobereaux ou propriétaires fonciers fortunés, et que la théorie socialiste soit complétée et achevée (sic) par application à la grande masse des ouvriers agricoles qui en Prusse dépasse de loin la population des villes » (p. 134).

On voit que l'auteur de cette brochure (Fr. Engels) peut être satisfait de l'effet qu'elle a produit sur ses adversaires !

Marx à J. - B. von Schweitzer

13 octobre 1868.

Cher monsieur,

Si vous n'avez pas reçu de réponse à votre honorée du 15 septembre, la faute en est à un malentendu de ma part. J'ai cru comprendre que vous vouliez me communiquer votre avant - projet pour examen[21] et j'ai attendu. Ensuite il y eut le congrès, et c'est alors que j'estimai que la réponse - étant donné que je suis surchargé de travail - n'était plus pressante. Avant l'arrivée de votre lettre du 8 octobre, j'avais déjà à plusieurs reprises exhorté à la paix - en ma qualité de secrétaire de l'Internationale pour l'Allemagne. On m'avait répondu (et pour preuve on m'avait envoyé des passages du Social - Demokrat) que vous-même vous provoquiez la guerre. Je déclarai que mon rôle dans ce duel devait nécessairement se borner à celui d'un arbitre « impartial ».

J'estime que je ne peux mieux répondre à la grande confiance que vous m'exprimez dans votre lettre qu'en vous communiquant ouvertement, sans ambages diplomatiques, quelle est ma position dans cette affaire.

Je reconnais absolument l'intelligence et l'énergie avec lesquelles vous agissez dans le mouvement ouvrier. Je n'ai jamais caché cette opinion à un quelconque de mes amis. Là où je dois m'exprimer publiquement - au Conseil général de l'Association internationale des travailleurs et dans l'Association des communistes allemands de Londres - je vous ai toujours traité comme un homme de notre parti, et je n'ai jamais lâché un mot sur nos points de divergence. Et pourtant ces points de divergence existent.

D'abord en ce qui concerne l'Association de Lassalle, elle a été fondée durant une période de réaction. Après un sommeil de quinze ans, le mouvement ouvrier a été tiré de sa torpeur en Allemagne par Lassalle - et c'est là son mérite impérissable. Cependant il commit de grosses fautes, car il se laissait trop dominer par les circonstances du moment. Il fit d'un point de départ insignifiant - son opposition à un nain tel que Schulze - Delitzsch - le point central de son agitation : l'aide de l'État, au lieu de l'action autonome du prolétariat. Bref, il reprit simplement la formule que Buchez, chef du socialisme catholique français avait lancée dès 1843 en opposition au mouvement ouvrier réel en France. Trop intelligent pour considérer cette formule comme autre chose qu'un pis-aller transitoire, Lassalle ne put la justifier que par sa prétendue utilité immédiate. En conséquence, il affirmait que cette formule était réalisable dans le plus proche avenir. Or donc, l'État en question ne fut rien d'autre que l'État prussien. C'est ce qui l'obligea à faire des concessions à la monarchie prussienne, à la réaction prussienne (parti féodal) et même aux cléricaux. Enfin il combina la formule de Buchez - assistance de l'État aux sociétés ouvrières - avec la revendication chartiste du suffrage universel, sans s'apercevoir que les conditions n'étaient pas lés mêmes en Allemagne qu'en Angleterre : il oublia les leçons du Bas-Empire sur le suffrage universel français[22].

Comme tous ceux qui prétendent avoir dans leur poche une panacée contre les souffrances des masses, il donna d'emblée à son agitation un caractère sectaire de type religieux. En effet, toute secte est religieuse. Précisément parce qu'il était le fondateur d'une secte, il nia tout rapport naturel avec le mouvement antérieur d'Allemagne ou de l'étranger. Il tomba dans l'erreur de Proudhon, en ne cherchant pas la base de son agitation dans les éléments réels du mouvement de classe, mais en voulant prescrire à ce dernier sa marche d'après une recette doctrinaire déterminée.

Ce que je dis ici après coup, je l'avais en grande partie prédit à Lassalle, lorsqu'il vint me rendre visite à Londres en 1862 et me demanda de me mettre avec lui à la tête de ce nouveau mouvement.

Vous avez expérimenté personnellement l'opposition qui existe entre un mouvement de secte et un mouvement de classe. La secte cherche sa raison d'être et son point d'honneur, non pas dans ce qu'il y a de commun au sein du mouvement ouvrier, mais dans sa recette particulière qui l'en distingue. Ainsi lorsque vous avez proposé à Hambourg de convoquer un congrès en vue de fonder des syndicats[23], vous n'avez pu briser la résistance des sectaires qu'en menaçant de démissionner de votre poste de président. En outre, vous avez été contraint de dédoubler votre personne, en déclarant que l'une agissait en tant que chef de secte, et l'autre en tant qu'organe du mouvement de classe.

La dissolution de l’Association générale des ouvriers allemands vous a fourni l'occasion de réaliser un grand progrès et de déclarer - de prouver, s'il le fallait - qu'une nouvelle phase de développement venait de s'ouvrir, que le moment était venu de dissoudre le mouvement sectaire dans le mouvement de classe, et pour mettre fin à tout personnalisme.

Le contenu réel de la secte eût dû être transféré comme élément enrichissant dans le mouvement général, comme l'ont fait toutes les sectes ouvrières du passé. Au lieu de cela, vous avez mis en demeure le mouvement de classe de se subordonner à un mouvement sectaire particulier. Ceux qui ne sont pas vos amis en ont conclu que vous vouliez conserver à tout prix votre « propre mouvement ouvrier ».

En ce qui concerne le congrès de Berlin, il n'y avait pas lieu de se presser, puisque la loi sur les coalitions n'était pas encore votée[24]. Vous auriez donc dû vous entendre d'abord avec les chefs extérieurs au cercle lassalléen, pour élaborer avec eux un plan commun, puis convoquer le congrès. Au lieu de cela, vous ne leur avez laissé qu'une alternative : se rallier publiquement à vous, ou faire front contre vous. Quant au congrès, il n'apparaissait que comme une réplique élargie du congrès de Hambourg.

En ce qui concerne votre projet de statuts [des syndicats], j'en tiens les principes pour fondamentalement faux, et je crois avoir autant d'expérience dans le domaine syndical que n'importe quel autre contemporain. Sans vouloir entrer ici dans les détails, j'observe simplement que l'organisation centralisée, qui s'applique si bien aux sociétés secrètes et aux sectes, est en contradiction avec la nature même des syndicats. Même si elle était possible - or je la tiens tout bonnement pour impossible - , elle ne serait pas souhaitable, surtout en Allemagne. En effet, les ouvriers y sont dressés dès l'enfance par la bureaucratie à croire en l'autorité et l'instance supérieure, si bien qu'il faut avant tout qu'ils apprennent à se tirer d'affaire tout seuls.

Par ailleurs, votre plan manque de sens pratique. L' « Union » comprendrait trois puissances, d'origine diverse : 1º Le bureau élu par les associations de métier. 2º Le président (personnage superflu ici) élu au suffrage universel. Les statuts de l'Association internationale des travailleurs avaient également fait mention d'un président de l'Association. En réalité, il n'a jamais eu d'autre fonction que de présider aux séances du Conseil général. J'ai refusé le poste de président en 1866 et proposé de le supprimer complètement en 1867, pour lui substituer un président de séance choisi à chaque réunion hebdomadaire du Conseil général. Le bureau londonien des syndicats n'a, lui aussi, qu'un président de séance. Son seul permanent est le secrétaire, qui est chargé des affaires courantes. 3º Le congrès, élu par les sections locales. Cela signifie des heurts partout; or on prétend favoriser une « action rapide » !

Lassalle commit une lourde faute en empruntant à la Constitution française de 1852 le « président élu au suffrage universel » - et de plus - pour le mouvement syndical ! Or celui-ci s'occupe principalement de questions d'argent, et vous ne tarderez pas à constater que toute velléité de dictature s'arrête là.

Cependant quelles que soient les erreurs d'organisation, on pourrait peut-être les éliminer dans une mesure plus ou moins grande en agissant rationnellement. Comme secrétaire de l'Internationale, je suis prêt à assurer la médiation entre vous et la majorité de Nuremberg qui s'est affiliée directement à l'Internationale[25] ; j'entends, bien entendu, agir sur une base rationnelle. J'ai écrit en ce sens à Leipzig (à Wilhelm Liebknecht[26]). Je ne méconnais pas les difficultés de votre position, et je n'oublie jamais que chacun d'entre nous dépend plus des circonstance extérieures que de sa volonté.

Je vous promets en toute occurrence d'être impartial, comme c'est mon devoir. Mais je ne puis vous promettre qu'un jour je ne serai pas amené à critiquer ouvertement les superstitions lassalléennes, comme je l'ai fait autrefois pour les proudhoniennes. Jexpliciterai alors mes positions personnelles, dictées absolument par l'intérêt du mouvement ouvrier.

En attendant, soyez assuré personnellement de ma meilleure volonté à votre égard.

Votre dévoué K. M.

Première Internationale et Parti allemand[modifier le wikicode]

Marx à Wilhelm Bracke, 24 mars 1870.

Je vous ai envoyé hier 3 000 cartes d'adhésion à l'A.I.T. par l'adresse de Bornhorst.

J'ai des informations très intéressantes[27] à VOUS communiquer sur des événements internes de l'Internationale. Vous les recevrez par une voie indirecte. De par les statuts, tous les comités nationaux qui sont en relation avec le Conseil général, doivent lui envoyer un rapport trimestriel sur l'état du mouvement. Je vous le rappelle, en vous priant de tenir compte, dans la rédaction de tels rapports, qu'ils ne sont pas rédigés pour le public et qu'ils peuvent donc exprimer les faits sans fard, de manière tout à fait objective[28].

J'ai appris par Borkheim et par la dernière lettre de Bornhorst que les finances des « Eisenachiens » étaient mauvaises. Pour vous consoler, sachez que celles du Conseil général de l'A.I.T. sont au - dessous du point zéro - grandeur en croissance négative constante.

Engels à Wilhelm Bracke, 28 avril 1870

Der Volksstaat, 14 mai 1870.

J'ai été heureux de recevoir le compte rendu de caisse précis et détaillé[29]. En Angleterre, tant d'amorces de mouvements ouvriers et d'organisations ont été ruinées par une mauvaise trésorerie et comptabilité ainsi que par les reproches mérités ou non de détournements qui s'ensuivaient, que dans ce cas je puis certainement me permettre un jugement compétent sur l'importance de cette question. Les ouvriers doivent s'imposer des privations pour chaque pfennig qu'ils nous donnent, et ils ont le droit le plus absolu de savoir ce que chacun d'entre eux devient, tant qu'il ne faut pas organiser de fonds secrets. Et précisément en Allemagne c'est de, la plus haute importance, depuis que là aussi l'exploitation des ouvriers par des agitateurs encanaillés est à l'ordre du jour. C'est un mauvais prétexte d'affirmer qu'en publiant de tels comptes rendus de caisse on ne fait que révéler à l'adversaire la faiblesse de notre propre parti. Si nos adversaires veulent juger de la force du parti ouvrier d'après son côté spécifiquement faible - sa trésorerie - , alors ils se tromperont toutes les fois dans leurs comptes. Et les dommages que le secret en ces choses occasionne dans nos propres rangs sont infiniment plus grands que ceux qui peuvent surgir de leur publication.

Bornhorst se plaint de l'abrutissement des ouvriers - je trouve bien plutôt que les choses progressent plus rapidement qu'on pouvait l'espérer en Allemagne. Certes les succès qui sont conquis çà et là le sont durement, et les choses vont toujours trop doucement pour ceux qui doivent les faire. Mais comparez 1860 et 1870, et comparez l'état de choses actuel avec celui qui règne en France et en Angleterre - avec l'avance que ces deux pays avaient sur nous ! Les ouvriers allemands ont envoyé plus d'une demi - douzaines d'hommes au parlement, les Français et les Anglais pas un seul. Si je puis me permettre une remarque, je dirai que nous considérons ici qu'il est de la plus haute importance qu'aux prochaines élections on présente autant de candidats ouvriers que possible et que l'on en fasse élire autant que possible.

K. Marx et Fr. Engels au comité du parti ouvrier social-démocrate, le 14 juin 1870.

Volksstaat, 26 octobre 1872.

Chers amis !

Je reçois aujourd'hui une lettre de Stumpf de Mayence, qui écrit entre autres :

« Liebknecht m'a chargé de t'écrire qu'en raison des élections au Reichstag, qui coïncident précisément avec la date de convocation du congrès de l'A.I.T., le 5 octobre, il vaudrait mieux tenir le congrès en Allemagne[30]. La conférence sociale-démocrate de Stuttgart a demandé lundi dernier que le congrès de l'A.I.T. se tienne ici le 5 octobre. Geib a été chargé de t'écrire à ce sujet. »

Liebknecht, ainsi que les autres membres de l'Internationale, devraient au moins connaître ses statuts qui déclarent expressément :

« § 3. Le Conseil général peut en cas de nécessité modifier le lieu, mais il n'a pas pouvoir de différer là date de la réunion ».

Lorsque j'ai appuyé au Conseil général votre pressante demande de transfert du congrès en Allemagne, je supposais naturellement que vous aviez pris en considération toutes les circonstances. Il ne peut être question de différer la date fixée par les statuts. Un autre passage de la lettre de Stumpf ne manque d'être préoccupant. Je lis en effet :

« Je reviens tout juste de chez le maire. Il veut avoir comme garant un citoyen solvable : pour le cas où les partisans de Schweitzer susciteraient des bagarres, la ville doit avoir un recours pour d'éventuels dommages subis par la grande - électorale salle de marbre qui nous est réservée pour le congrès, etc. »

Vous avez proposé les villes de Mayence, Darmstadt où Mannheim, c'est dire que vous avez pris la responsabilité face au Conseil général de ce que le congrès peut être tenu dans l'une quelconque de ces villes saris des scènes de scandale qui rendraient ridicules l'Internationale et la classe ouvrière allemande, en particulier, aux yeux du monde entier. J'espère que toutes les mesures de prudence seront prises à cet égard.

Quel est le rapport numérique des partisans de Schweitzer et des nôtres à Mayence et environs ?

Au cas où le scandale est inévitable, il faut se préoccuper à l'avance qu'il retombe sur ses incitateurs. Il faudrait dénoncer, dans le Volksstaat, le Zukunft et les autres feuilles allemandes qui nous sont ouvertes, le plan de la police prussienne qui, ne pouvant interdire directement la tenue du congrès international à Mayence, cherche à l'empêcher ou à gêner la tranquillité de ses séances. Si vous le faisiez en Allemagne, le Conseil général veillerait à ce que de semblables informations soient publiées à Londres, Paris, etc. L'Internationale peut fort bien se permettre un conflit avec Monsieur Bismarck, mais non des « bagarres ouvrières nationales allemandes » prétendument spontanées sur lesquelles on aurait posé l'étiquette de « luttes pour les principes ».

Stumpf se préoccupera sans doute - en liaison avec vous - de ce que les délégués trouvent des logis bon marché.

Salut et fraternité

Karl Marx.

Je profite de l'occasion pour envoyer mes meilleurs saluts au Comité. Depuis que messieurs les Schweitzeriens ont annoncé par avance au maire de Forst leur intention de susciter des bagarres et que ce dernier laisse faire les choses, la complicité de ces messieurs avec la police est constatée. Peut-être Stumpf pourrait - il demander au maire de Mayence qu'il se renseigne aussi chez messieurs les Schweitzeriens s'ils ont pour mission de « frapper ». Au demeurant, il serait temps que ces messieurs soient démasqués partout dans la presse comme de purs et simples agents de la police et, s'ils en viennent aux coups, qu'on leur administre à leur tour une bonne volée. Cela ne convient pas naturellement à l'occasion du congrès, mais jusque - là ils peuvent déjà recevoir assez de coups pour que cela leur suffise. On peut avoir une idée de la manière dont Monsieur Bismarck présente les choses dans la presse anglaise d'après l'extrait ci - joint qui a fait le tour de tous les journaux. La North German Correspondance est un organe de Bismarck créé avec de l'argent prussien. Meilleures salutations.

F. Engels.

Déclaration de Karl Marx

Pall Mall Gazette, 15 septembre 1870.

Le comité de la section allemande de l'Association internationale des travailleurs, dont le siège est à Brunswick, a lancé le 5 c. un manifeste à la classe ouvrière allemande, dans lequel il appelait celle-cià faire obstacle à l'annexion de l'Alsace - Lorraine et à contribuer à une paix honorable avec la République française[31]. Sur ordre du général en exercice Vogel von Falckenstein, non seulement ce manifeste a été saisi, mais encore tous les membres du Comité, et même le malheureux imprimeur de ce document, ont été arrêtés et déportés, chargés de chaînes tels de vulgaires criminels, à Lötzen en Prusse Orientale.

Karl Marx : Les libertés de presse et de parole en Allemagne

The Daily News, 19 janvier 1871.

Lorsque Bismarck a accusé le gouvernement français « de rendre impossible en France la libre expression de l'opinion par la presse et les représentants du peuple », il avait manifestement pour seul but de faire une plaisanterie berlinoise[32]. Adressez - vous donc à Monsieur Stieber, l'éditeur du Moniteur versaillais et mouchard de police notoire en Prusse, si vous voulez savoir quel est l'état de la « véritable » opinion publique en France !

Sur ordre exprès de Bismarck, Messieurs Bebel et Liebknecht ont été arrêtés sous le prétexte d'une accusation de haute - trahison, simplement parce qu'ils avaient osé remplir leur devoir de représentants du peuple allemand en protestant contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, en votant contre les nouveaux crédits de guerre, en exprimant leur sympathie à la République française et en condamnant la tentative de transformer l'Allemagne en une pure et simple caserne prussienne. Pour avoir exprimé la même chose, les membres du Comité de Brunswick du Parti ouvrier social-démocrate sont - traités depuis début septembre de l'année dernière en bagnards et doivent maintenant subir de plus la comédie judiciaire d'une accusation de haute - trahison. Sous de semblables prétextes, on poursuit Monsieur Hepner, le rédacteur - adjoint du Volksstaat de Leipzig, pour haute - trahison. Les quelques journaux indépendants publiés hors de Prusse ne peuvent être diffusés dans les territoires dominés par les Hohenzollern. En Allemagne, la police disperse quotidiennement des réunions ouvrières réclamant la conclusion d'une paix honorable avec la France. D'après la doctrine officielle de la Prusse, exposée de manière naïve par le général Vogel von Falckenstein, tout Allemand qui « tente de s'opposer par son action aux buts prévisibles de l'état - major prussien en France » se rend coupable de haute trahison.

Si Messieurs Gambetta et Cie devaient, à l'instar des Hohenzollern, réprimer de force l'opinion publique, ils n'auraient qu'à suivre la méthode prussienne : proclamer l'état de siège dans tout le pays sous prétexte que l'on est en guerre. Les seuls soldats français qui se trouvent en territoire allemand, croupissent dans des prisons prussiennes. Malgré cela le gouvernement prussien éprouve le besoin de maintenir rigoureusement l'état de siège en Allemagne, sous la forme la plus brutale et la plus révoltante du despotisme militaire et de la suspension de toutes les garanties légales. Le territoire de France est soumis à l'invasion funeste de près d'un million d'Allemands. Malgré cela le gouvernement français peut renoncer sans crainte à la fameuse méthode prussienne « de rendre possible l'expression de la libre opinion ».

Que l'on compare les deux pays !

L'Allemagne s'est révélée trop étroite pour l'amour universel qu'éprouve Bismarck pour l'expression d'une opinion indépendante. Lorsque les Luxembourgeois ont manifesté leurs sympathies pour la France, Bismarck fit de cette expression d'un sentiment l'un de ses prétextes à la résiliation de la Convention de neutralité londonienne. Lorsque la Belgique commit le même péché, l'ambassadeur prussien à Bruxelles - Monsieur von Balan - somma le gouvernement belge d'interdire non seulement tous les articles de journaux anti - prussiens, mais encore d'imprimer simplement les nouvelles qui reconnaissaient que les Français faisaient preuve de courage dans leur guerre pour l'indépendance. En vérité, c'est une revendication très modeste que d'abolir la Constitution belge « pour le roi de Prusse » (Fr.) ! A peine quelques journaux de Stockholm s'étaient - ils permis quelques anodines plaisanteries sur la « bigoterie » bien connue de Guillaume Annexandre [combinaison d'Alexandre et d'annexion], que Bismarck lança des messages courroucés au cabinet suédois. Il trouva même moyen de découvrir une presse par trop déchaînée au degré de latitude de Saint - Pétersbourg ! A son « humble et soumise » requête, les journalistes des feuilles les plus importantes de Pétersbourg furent convoqués devant le censeur - en - chef, qui leur ordonna de s'abstenir à l'avenir de toute remarque critique à l'égard du fidèle vassal borussien du tsar. L'un de ces rédacteurs, Monsieur Sagoulchacheff, fut assez imprudent pour dévoiler le secret de cet avertissement dans les colonnes du Golos. La police russe se précipita aussitôt sur lui et l'expédia dans quelque coin perdu de province. Il serait erroné de croire que ces méthodes de gendarme soient imputables à la fièvre de guerre qui atteint son paroxysme. Elles sont, au contraire, l'application méthodique, exacte de l'esprit des lois prussiennes. Il existe effectivement dans le Code pénal prussien une prescription curieuse, en vertu de laquelle tout étranger peut être poursuivi en raison de ses actes ou de ses écrits dans son propre pays Ou dans n'importe quel autre pays étranger pour « insulte au roi de Prusse » ou « trahison vis-à-vis de la Prusse » !

La France - et sa cause est heureusement loin d'être désespérée - lutte en ce moment, non pas pour sa propre indépendance nationale, mais pour la liberté de l'Allemagne et de l'Europe.

Avec ma considération distinguée,

Votre Karl Marx.

Engels à Wilhelm Liebknecht, 22 juin 1871.

Je ne m'explique pas tes préoccupations relatives à ton expulsion[33]. A ta place, je ne renoncerais pas à la citoyenneté hessoise sans être assuré d'en avoir une autre en poche. Sur ce plan, vous êtes trop timides. Un seul grand scandale public qui manifesterait clairement au monde que toutes ces lois impériales ne sont qu'une farce, mettrait fin à toute cette merde. Mais si, au lieu de le provoquer, vous évitez le scandale qui, de toute façon, ne peut nuire qu'aux nationaux serviles, alors la police pourra se permettre n'importe quoi. Remarque bien que cela ne se rapporte qu'au passage en question de ta lettre, non à l'attitude du Volksstaat, qui est très courageuse et que nous Sommes unanimes à reconnaître comme telle. Ne crois pas que ces chiens de la police se risqueront contre toi, alors qu'ils entreprennent n'importe quoi contre un ouvrier isolé. Cela ne pourrait arriver qu'à partir du moment où ils auraient créé assez de précédents avec leurs expulsions d'ouvriers.

J'ignorai absolument que ton expulsion de Prusse fût encore valable. Il est possible que la police le prétende. Mais il m'est absolument incompréhensible que tu n'aies pas réglé cette question du temps où tu étais encore parlementaire.

Je ne puis assurer la tâche de correspondant du Volksstaat; tu vois que j'aide cependant là où je peux.

On ne peut rien entreprendre avec la Pall Mall Gazette[34]. J'ai eu l'occasion d'envoyer à ce journal des articles exclusivement militaires qui m'ont procuré toute sorte d'ennuis, et ni toi ni moi ne pouvons y publier des choses politiques. Je maintiens simplement la liaison afin d'y faire paraître quelque chose à l'occasion. Même s'ils t'acceptaient comme correspondant - ce qui est pratiquement exclu - , ils n'imprimeraient jamais tes correspondances. J'en suis déjà venu à la fin de l'année dernière à dire au rédacteur en chef que je savais fort bien que je ne pouvais pas lui fournir d'articles politiques, mais simplement militaires, et que j'attendais de sa part qu'il publie simplement nos mises au point dans nos affaires de parti, lorsque nous l'estimions nécessaire. C'est ce qui se passe aussi.

Tu sembles aussi avoir une fort bonne idée de la Reynolds, la plus misérable feuille de toute la presse londonienne, qui fait dans ses culottes quand elle n'est pas certaine du succès : elle a passé sous silence toute l'Adresse à l'exception du passage publié par le Daily News.

Les ouvriers allemands se sont magnifiquement comportés durant la dernière grande crise, mieux que n'importe quels autres. Bebel les a également représentés de la manière la plus distinguée; toute la presse anglaise a publié son discours sur la Commune[35] qui a fait grosse impression ici. Vous devriez envoyer de temps en temps le Volkstaat à la Pall Mall. Elle en publierait parfois des extraits, car le directeur a peur, de Marx et de moi, et un autre journaliste sachant l'allemand est en train de publier des choses de ce genre. Or ce journal adore publier des informations curieuses que les autres n'ont pas.

Je te serais obligé si tu n'envoyais plus mon Volksstaat à Manchester, mais à Londres. Envoie-moi 34 des numéros avec l’Adresse, l'un pour correction, les autres pour la distribution. Meilleures salutations à toi et aux tiens.

Ton F.E.

Engels à Wilhelm Liebknecht, 22 mai 1872.

Quels rapports le Comité de Hambourg [du Parti ouvrier social-démocrate] pense-t-il entretenir avec l'Internationale[36] ? Nous devons maintenant - et rapidement - éclaircir cette question, afin que l'Allemagne puisse être convenablement représentée au Congrès. Je dois te prier de nous dire enfin clairement comment l'Internationale se présente chez vous.

1º Combien de cartes, à combien d'adhérents et où, avez-vous distribué à peu près ? Les 208 calculées par Fink ne sont tout de même pas tout !

2º Le Parti ouvrier social-démocrate veut-il se faire représenter au congrès ? si oui, comment pense-t-il au préalable se mettre en règle afin que ses mandats ne puissent pas être contestés au congrès ? Il faut pour cela : 1. qu'il déclare, non seulement symboliquement, mais encore réellement, et expressément, son adhésion à l'Internationale comme branche allemande, et 2. qu'il paie en tant que telle sa cotisation avant le congrès. La chose devient sérieuse, et nous devons savoir où nous en sommes, sinon vous nous obligeriez à agir pour notre propre compte, en considérant que, le Parti ouvrier social-démocrate est étranger à l'Internationale et se comporte vis-à-vis d'elle comme une organisation neutre. Nous ne pouvons pas admettre que, pour des motifs que nous ignorons, mais qui ne peuvent être que mesquins, l'on omette de représenter les ouvriers allemands au congrès ou l'on sabote sa représentation. Nous vous prions de répondre rapidement et clairement sur ces points.

Je renverrai prochainement la quittance à Fink.

P.S. Il vaudrait mieux, si c'est possible, de m'envoyer pour correction les épreuves de mes articles. Je te confie ce soin. La condition première de ma collaboration au Volksstaat est cependant : 1. que l'on cesse de pourvoir mes articles de notes et remarques, et 2. qu'on les imprime par larges tranches.

Engels à Theodor Cuno, 7-8 mai 1872.

Il me reste encore un peu de temps pour vous raconter les salades concernant Becker[37]. C'est un exemple supplémentaire de la manière dont l'histoire du monde est conçue comme un ensemble de petits agissements. Le vieux Becker a toujours encore en tête les idées d'antan sur l'organisation, celles qui appartiennent à 1848 : de petites sociétés, dont les chefs gardent entre eux une liaison plus ou moins systématique pour donner une direction commune à l'ensemble, à l'occasion un peu de conspiration, etc. - , et avec cela l'idée qui date de la même époque, selon laquelle l'autorité centrale de l'organisation allemande doit avoir son siège en dehors de l'Allemagne. Or donc, lorsque l'Internationale fut fondée et que Becker prit l'affaire en mains chez les Allemands de Suisse, il forma une section à Genève qui se transforma progressivement, grâce à la création de nouvelles sections en Suisse, en Allemagne, etc., en une « section - mère du groupe des sections de langue allemande », qui revendiqua la direction suprême, sur les Allemands non seulement de Suisse, d'Amérique, de France, etc., mais encore d'Allemagne et d'Autriche. C'était tout à fait la méthode de la vieille agitation révolutionnaire d'avant 1848, et il n'y avait rien à y redire tant que les sections s'y soumettaient de bon gré. Il se trouve simplement que notre brave Becker a oublié que toute l'organisation de l’Internationale est trop vaste pour de tels petits moyens et buts. Cependant Becker et les siens agissent tout de même, et restent toujours des sections immédiates et déclarées de l'Internationale.

Dans l'intervalle, le mouvement ouvrier s'est émancipé des entraves du lassalléanisme en Allemagne et se proclame, sous la direction de Bebel et de Liebknecht, en principe pour l'Internationale. L'organisation est trop puissante et a trop d'importance par elle-même pour qu'elle puisse reconnaître la direction de la section - mère genevoise; les ouvriers allemands tiennent leurs congrès et élisent leurs propres directions. Mais la position du Parti ouvrier allemand vis-à-vis de l'Internationale n'a jamais été claire. On en reste à un rapport purement platonique; il n'y a jamais eu de véritable adhésion, même pas de personnes isolées (à quelques exceptions près), et la formation de sections reste légalement interdite. On en vint en Allemagne à revendiquer les droits de membre, sans en supporter les devoirs, et ce n'est que depuis la Conférence de Londres que nous avons insisté ici pour que l'on remplisse également ses devoirs..

Dans ces conditions, vous comprendrez aisément que non seulement une certaine jalousie a dû se développer entre les chefs en Allemagne, d'une part, et la section - mère genevoise, d'autre part, mais encore que des conflits isolés étaient inévitables, notamment à propos des cotisations. Vous constaterez de quelle manière autoritaire le Conseil général est intervenu ici, comme toujours, au simple fait qu'il ne s'est jamais préoccupé de toute cette affaire et a laissé faire les gens des deux bords. Chacune des deux parties a raison sur certains points, et tort sur d'autres. Becker a d'emblée considéré l'Internationale comme l'essentiel, mais il a voulu utiliser une forme dépassée depuis bien longtemps; Liebknecht etc. ont raison dans la mesure où les ouvriers allemands doivent gérer leurs propres affaires et ne veulent pas se laisser régenter par le conseil du trou perdu qu'est Genève; en fait, ils ont subordonné leurs buts spécifiquement allemands à l'Internationale, au service de laquelle ils les ont placés. Le Conseil général n'interviendrait que si l'une des deux parties en appellerait à lui du en cas de conflit sérieux.

Liebknecht vous a manifestement pris pour un agent de Becker, voyageant dans l'intérêt de la section - mère genevoise, et c'est ce qui expliquerait toute la méfiance avec laquelle il semble vous avoir accueilli. Il fait partie lui aussi de la génération de 1848 et attache à de telles mesquineries plus d'importance qu'elles n'en méritent. Réjouissez-vous de n'avoir pas vécu cette époque - je ne parle pas du premier soulèvement révolutionnaire de février jusqu'à la bataille de juin, mais des intrigues de politique démocratique postérieures à juin 1848 et à l'émigration de 1849-1851. Le mouvement n'a-t-il pas aujourd'hui une envergure autrement impressionnante ?

Tout cela vous expliquera, je l'espère, votre réception à Leipzig. Il ne faut pas attacher d'importance à de pareilles bagatelles. Ces choses - là se règlent toutes seules avec le temps. Vous serez sans doute déçu aussi lorsque vous entrerez en contact avec les Internationaux belges. Ne vous faites pas trop d'idées sur les gens. Ce sont d'excellents éléments, quoiqu'on puisse affirmer que tout y soit tombé dans la routine, et les slogans y ont plus d'importance que la cause. En Belgique aussi on trouve un grand public avec les grandes phrases d'autonomie et d'autoritarisme. Eh bien, vous verrez par vous-même (Fr.). Bien à VOUS.

F. E.

Engels à F.-A. Sorge, 3 mai 1973.

Les Allemands, bien qu'ils aient leurs propres chamailleries avec les Lassalléens, ont été très déçus et démoralisés par le congrès de l'A.I.T. de la Haye[38], où ils s'attendaient à des flots de fraternité et d'harmonie qui les eussent changé de leurs propres chamailleries. A cela vient s'ajouter que les dirigeants du parti ouvrier social-démocrate ne sont pour l'instant que de fieffés Lassalléens (Yorck et Cie), qui réclament que le parti et le journal du parti soient rabaissés à tout prix au niveau du lassalléanisme le plus plat. Le combat se poursuit; les gens veulent mettre à profit le temps où Liebknecht et Bebel sont en prison pour arriver à leurs fins; le petit Hepner résiste avec énergie, mais il est pour ainsi dire exclu de la rédaction du Volksstaat, et de, toute façon il vient d'être expulsé de Leipzig. La victoire de ces gaillards équivaudrait à ce que nous perdions le parti - du moins pour le moment[39]. J'ai écrit de façon très ferme à Liebknecht à ce sujet[40], et j'attends là réponse.

Pas le moindre signe de vie du Danemark. Depuis longtemps déjà, j'ai pensé que les LassalIéens du Neuer Social - Demokrat opéraient par le truchement de leurs partisans du Schleswig-Holstein septentrional, pour y semer la confusion et pousser les gens à quitter l'Internationale. C'est ce que confirme chaque jour le Neuer Social - Demokrat qui est infiniment mieux informé sur ce qui se passe à Copenhague que le Volksstaat.

Fusion du Parti Social-Démocrate Allemand[modifier le wikicode]

Engels à August Bebel, 20 juin 1873.

Je réponds d'abord à votre lettre, parce que celle de Liebknecht est encore chez Marx qui ne peut la retrouver pour le moment. Ce qui nous a fait craindre qu'à l'occasion de votre emprisonnement les dirigeants - par malheur entièrement lassalléens - du parti n'en profitent pour transformer le Volksstaat en un « honnête » Neuer Social - demokrat[41], ce n'est pas Hepner, mais bien plutôt la lettre du comité directeur signée par Yorck. Celui-ci a manifesté clairement son intention, et comme le comité se targue de nommer et de démettre les rédacteurs, le danger était certainement assez grand. L'expulsion imminente de Hepner ne pouvait que faciliter encore cette opération. Dans ces conditions, il nous fallait absolument savoir où nous en étions, d'où cette correspondance[42].

Vous ne devez pas oublier que Hepner et, à un degré beaucoup moindre, Seiffert, Blos, etc., n'ont pas du tout la même position face à Yorck que vous et Liebknecht, les fondateurs du parti, sans parler du fait que si vous ignorez purement et simplement leurs appréhensions, vous ne faites que leur rendre les choses plus difficiles. La direction du parti a de toute façon un certain droit formel de contrôle sur l'organe du parti. Or, l'exercice de ce droit dépend toujours de vous, mais l'on a tenté indubitablement cette fois - ci de l'orienter dans un sens nuisible au parti. Il nous est donc apparu qu'il était de notre devoir de faire tout notre possible afin de contrecarrer cette évolution[43].

Hepner peut avoir fait, dans les détails, quelques fautes tactiques, dont la plupart faites après réception de la lettre du comité, mais en substance nous devons résolument lui donner raison. Je ne peux pas davantage lui reprocher des faiblesses, car si le comité lui fait clairement entendre qu'il doit quitter la rédaction et ajoute qu'il devra travailler sous les ordres de Blos, je ne vois pas quelle résistance il puisse encore opposer. Il ne peut se barricader dans la rédaction pour tenir tête au comité. Après une lettre aussi catégorique des « autorités » qui sont au - dessus de lui, je trouve même que sont excusables les remarques de Hepner dans le Volksstaat, remarques que vous m'avez citées et qui m'avaient fait, déjà avant cela, une impression désagréable[44].

De toute façon, il est certain que, depuis l'arrestation de Hepner et son éloignement de Leipzig, le Volkstaat est devenu bien plus mauvais : le comité, au lieu de se quereller avec Hepner, aurait mieux fait de lui apporter tout le soutien possible.

Le comité est allé jusqu'à demander que le Volksstaat soit rédigé autrement, que les articles les plus théoriques (scientifiques) soient écartés, afin d'être remplacés par des éditoriaux à la Neuer Sozial - demokrat : il envisagea un éventuel recours à des mesures directes de contrainte. Je ne connais absolument pas Blos, mais si le comité l'a nommé à ce moment - là, on peut bien supposer qu'il a choisi un homme cher à son cœur.

Maintenant, en ce qui concerne la position du parti face au lassalléanisme, vous pouvez certainement juger mieux que nous de la tactique à suivre, notamment dans les cas d'espèce. Mais il faut tout de même tenir compte d'une chose qui mérite réflexion. Quand on se trouve comme vous, d'une certaine manière, en posture de concurrent face à l’Association générale des ouvriers allemands, on est trop facilement porté à tenir compte de ce concurrent, et l'on s'habitue à penser avant tout à lui. En fait, l'Association générale des ouvriers allemands aussi bien que le Parti ouvrier social-démocrate, et même tous deux pris, ensemble, ne forment encore qu'une infime minorité de la classe ouvrière allemande. Or, d'après notre conception, confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques - uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut, dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent, toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti.

Et encore, si l'on pensait attirer à soi les masses sans que viennent aussi les chefs locaux, le mal ne serait pas si grave ! Mais il faut toujours reprendre à son compte toute la masse de ces dirigeants qui sont liés, par toutes leurs déclarations et manifestations officielles du passé, sinon par leurs conceptions actuelles, et qui doivent prouver avant tout qu'ils n'ont pas abjuré leurs principes, mais qu'au contraire le Parti ouvrier social-démocrate prêche le véritable lassalléanisme.

Tel a été le malheur à Eisenach. Peut-être n'était-ce pas facile d'éviter alors; mais il est incontestable que ces éléments ont nui au parti. Je ne sais pas si nous ne serions pas au moins aussi forts aujourd'hui si ces éléments n'avaient pas adhéré à notre organisation ? Mais, en tout cas, je tiendrais pour un malheur que ces éléments trouvent un renfort.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l' « Unité ». Les plus grands facteurs de discorde, ce sont justement ceux qui ont le plus ce mot à la bouche. C'est ce que démontrent les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient maintenant le plus fort pour avoir l'unité.

Ces fanatiques de l'unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l'on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d'antagonismes encore plus aigus dès qu'on cesse de la remuer, ne serait-ce que parce qu'on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits bourgeois), ou bien des gens qui n'ont aucune conscience, politique claire (par exemple, Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C'est pourquoi, ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l'unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

Toute direction d'un parti veut, bien sûr, avoir des résultats - et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et, sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l'on n'a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale après la Commune, elle connut un immense succès, Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute - puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que le ballon devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient devenaient insolents, abusaient de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que le ballon crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu'à son terme.

Le ballon creva au congrès de la Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient - ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à la Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à la Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires - notamment les bakouninistes - auraient disposé d'un an de plus pour commettre, au nom de l'Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient détournés avec dégoût. Le ballon au lieu d'éclater se serait dégonflé doucement sous l'effet de quelques coups d'épingles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite, mais au niveau le plus bas des querelles personnelles, puisqu'on avait déjà quitté le terrain des principes à la Haye. C'est alors que l'Internationale avait effectivement péri, péri à cause de l'unité ! Au lieu de cela, à notre honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune qui ont assisté à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un effet aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres au prolétariat européen. Nous les avions laissés pendant dix mois se dépenser en mensonges, calomnies et intrigues - et qu'en est-il résulté ? Ces prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci - joint mon article destiné au Volksstaat[45]. Si c'était à refaire, nous agirions en somme de la même façon, étant entendu qu'on peut toujours commettre des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les Lassalléens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas sage de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.

Au reste, le vieil Hegel disait déjà : un parti éprouve qu'il vaincra en se divisant - et supportant la scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. A chaque stade, une partie des gens reste accrochée et ne réussit pas à passer le cap. Ne serait - ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions...

De même, nous ne devons pas oublier que si, par exemple, le Neuer Sozial-demokrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme, des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que, commencer (par exemple, l'Association générale des ouvriers allemands au Schleswig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère.

Je dois finir, car le courrier va partir. En hâte simplement ceci : Marx ne peut s'occuper de Lassalle[46] tant que la traduction française du Capital n'est pas achevée (vers fin juillet), sans compter qu'il a besoin de repos, car il est très surmené.

Fort bien que vous ayiez stoïquement tenu le coup en prison et même étudié. Nous nous réjouissons tous de vous revoir ici l'année prochaine.

Salutations cordiales à Liebknecht. Sincèrement à vous.

F. Engels.

Engels à August Bebel, 18 - 28 mars 1875.

Vous nous demandez notre avis sur toute cette histoire de fusion[47]. Nous en sommes, hélas, exactement au même point que vous : ni Liebknecht ni qui que ce soit d'autre ne nous en avait soufflé le moindre mot, et nous n'en savons donc pas plus que ce qui se trouve dans les journaux. Or, jusqu'à la semaine dernière - lorsque fut publié le projet de programme - , il ne s'y trouvait rien[48]. En tout cas, ce projet ne nous a pas peu surpris.

Notre parti avait si souvent tendu la main aux Lassalléens pour une réconciliation, ou du moins leur avait offert de coopérer, il s'était heurté si souvent à un refus dédaigneux des Hasenclever, Hasselmann et Tölcke, que n'importe quel enfant eût dû tirer la conclusion suivante : si ces messieurs font eux-mêmes le pas aujourd'hui et nous offrent la réconciliation, c'est qu'ils doivent être dans un sacré pétrin. Or, comme nous connaissons ces gens - là, il est de notre devoir d'exploiter le fait qu'ils se trouvent dans une mauvaise passe pour que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu'ils se tirent d'affaire et renforcent de nouveau leurs positions ébranlées aux yeux des masses ouvrières. Il fallait les accueillir avec le maximum de fraîcheur, leur témoigner la plus grande méfiance et faire dépendre la fusion de leur plus ou moins grande disposition à abandonner leurs positions sectaires et leurs idées sur l'aide de l'État et de leur acceptation, pour l'essentiel, du programme d'Eisenach[49] de 1869 ou de son édition améliorée eu égard à la situation actuelle.

Notre parti n'a absolument rien à apprendre des Lassalléens au point de vue théorique, c’est-à-dire pour ce qui est décisif dans le programme; en revanche, il en va autrement pour les Lassalléens. La première condition de l'unification est qu'ils cessent d'être des sectaires, des Lassalléens, et qu'ils abandonnent donc la panacée de l' « aide de l'État », ou du moins n'y voient plus qu'une mesure transitoire et secondaire, parmi tant d'autres. Le projet de programme démontre que les nôtres dominent de très haut les dirigeants lassalléens dans le domaine théorique, mais qu'ils sont loin d'être aussi malins qu'eux sur le plan politique. Ceux qui sont « honnêtes » ce sont une fois de plus fait cruellement duper par les « malhonnêtes[50] ».

On commence par accepter la phrase lassalléenne ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette formule n'est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat - la Commune, par exemple - ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l'État et à la société, mais où, à son tour, la petite bourgeoisie démocratique a parachevé sa transformation jusque dans ses dernières conséquences[51].

Si, en Allemagne, par exemple, là petite bourgeoisie démocratique faisait partie de cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate eût - il pu, des années durant, marcher la main dans la main avec le Parti populaire[52] ? Comment se fait - il que le Volksstaat puise presque toute sa rubrique politique de la Gazette de Francfort dans l'organe de la petite bourgeoisie démocratique ? Et comment se fait - il que pas moins de sept revendications de ce même programme correspondent presque mot pour mot au programme du Parti populaire et de la démocratie petite - bourgeoise ? J'entends les sept revendications politiques des articles 1 à 5 et de 1 et 2[53], dont il n'en est pas une qui ne soit pas démocrate bourgeoise.

Deuxièmement, le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est pratiquement repoussé dans son entier pour le présent, et ce, par des gens qui, cinq ans durant et dans les conditions les plus difficiles, ont proclamé ce principe de la manière la plus glorieuse[54]. Si des ouvriers allemands sont à la tête du mouvement européen, ils le doivent essentiellement à leur attitude authentiquement internationaliste au cours de la guerre. Aucun autre prolétariat n'aurait pu aussi bien se comporter. Or, aujourd'hui que partout à l'étranger les ouvriers revendiquent ce principe avec la même énergie que celle qu'emploient les divers gouvernements à réprimer toute tentative de s'organiser, c'est à ce moment qu'ils devraient le renier en Allemagne ! Que reste -t-il dans tout ce projet de l'internationalisme du mouvement ouvrier ? Pas même une pâle perspective de coopération future des ouvriers d'Europe en vue de leur libération; tout au plus une future « fraternité internationale des peuples » - les « États-Unis d'Europe » des bourgeois de la Ligue de la paix.

Naturellement, il n'était pas indispensable de parler de l'Internationale proprement dite. Mais à tout le moins ne devait - on pas aller en deçà du programme de 1869, et fallait - il dire : bien que le parti ouvrier allemand soit contraint pour l'heure d'agir dans les limites des frontières que lui trace l'État - il n'a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen et encore moins d'avancer des thèses fausses - , il est conscient de sa solidarité avec les ouvriers, de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui. impose cette solidarité. Ces obligations existent même si l'on ne se proclame ni ne se considère expressément comme faisant partie de l'Internationale, par exemple, apporter sa contribution lors des grèves, empêcher le recrutement d'ouvriers destinés à prendre la place de leurs frères en grève, veiller à ce que les organes du parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l'étranger, faire de l'agitation contre la menace ou le déchaînement effectif de guerres ourdies par les cabinets, et se comporter comme on l'a fait de manière exemplaire en 1870 et 1871, etc.

Troisièmement, les nôtres se sont laissé octroyer la « loi d'airain » de Lassalle qui se fonde sur une conception économique parfaitement dépassée, à savoir que l'ouvrier moyen ne touche que le minimum de salaire pour son travail, et ce du fait que, d'après la théorie de la population de Malthus, les ouvriers sont toujours en surnombre (c'était effectivement le raisonnement de Lassalle). Or, dans Le Capital, Marx a amplement démontré que les lois qui régissent les salaires sont très complexes et que, selon les circonstances, c'est tantôt tel facteur et tantôt tel autre qui prédomine; bref, que cette loi n'est pas d'airain, mais au contraire fort élastique, et qu'il est impossible par conséquent de régler l'affaire en quelques mots, comme Lassalle se le figurait. Dans son chapitre sur l'accumulation du capital[55], Marx a réfuté dans, le détail le fondement malthusien de la loi que Lassalle a empruntée à Malthus et Ricardo (en falsifiant ce dernier), et qu'il expose, par,: exemple, dans son Arbeiterlesebuch, page 5, où il se réfère lui-même à un autre de ses ouvrages[56]. En adoptant la « loi d'airain » lassalléenne, on a reconnu à la fois une thèse fausse et son fondement erroné.

Quatrièmement, le programme présente, sous sa forme la plus crue, une seule revendication sociale, empruntée à Buchez par Lassalle : l'aide de l'État. Et ce, après que Bracke en ait prouvé si clairement toute l'inanité[57] et après que tous les orateurs de notre parti, ou presque, aient été obligés de prendre position contre elle dans leur lutte contre les Lassalléens ! Notre parti ne pouvait s'infliger à lui-même pire humiliation ! L'internationalisme dégradé au niveau de celui d'un Amand Goegg, et le socialisme à celui d'un républicain bourgeois Buchez qui opposait cette revendication aux socialistes pour les confondre !

Dans le meilleur des cas, l' « aide de l'État », au sens de Lassalle, n'était qu'une mesure parmi de nombreuses autres pour atteindre le but, défini ici par la formule délavée que voici : « pour préparer la voie à la solution de la question sociale », comme s'il y avait encore pour nous, au plan théorique, une question sociale qui n'ait pas été résolue !

En conséquence, si l'on dit : le parti ouvrier allemand tend à l'abolition du salariat et, par là, des différences de classe, en organisant la production coopérative à l'échelle nationale dans l'industrie et l'agriculture, et il appuie toute mesure qui puisse contribuer à atteindre ce but - aucun Lassalléen n'aurait à y redire quelque chose.

Cinquièmement, il n'est question nulle part de l'organisation de la classe ouvrière en tant que classe par le moyen des syndicats professionnels. Or, c'est là un point tout à fait essentiel, puisqu'il s'agit au fond d'une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême, d'une organisation qui, de nos jours, même en plein déferlement de la réaction (comme c'est aujourd'hui le cas à Paris après la Commune), ne peut plus être détruite. Étant donné l'importance prise par cette organisation en Allemagne aussi, nous estimons qu'il est absolument indispensable de lui consacrer une place dans le programme et, si possible, de lui donner son rang dans l'organisation du parti.

Voilà tout ce que les nôtres ont concédé aux Lassalléens pour leur être agréables. Et ceux-ci, qu'ont - ils donné en échange ? L'inscription dans le programme d'une masse confuse de revendications purement démocratiques, dont certaines sont uniquement dictées par la mode, comme la législation directe qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu'elle y fasse quelque chose : administration par le peuple, cela aurait quelque sens. De même, il manque la condition première de toute liberté, à savoir que, vis-à-vis de chaque citoyen, tout fonctionnaire soit responsable de tous ses actes devant les tribunaux ordinaires et selon le droit commun. Je ne veux pas perdre un mot sur des revendications telles que liberté de la science, liberté de conscience, qui figurent dans tout programme bourgeois libéral et ont quelque chose de choquant chez nous.

Le libre État populaire est mué en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre vis-à-vis de ses citoyens, soit un État gouverné despotiquement. Il conviendrait de laisser tomber tout ce bavardage sur l'État, surtout depuis la Commune qui n'était déjà plus un État au sens propre du terme[58]. Les anarchistes nous ont, suffisamment jeté à la tête l'État populaire, bien que déjà l'ouvrage de Marx contre Proudhon[59], puis le Manifeste communiste aient exprimé sans ambages que l'État se défera au fur et à mesure de l'avènement de l'ordre socialiste pour disparaître enfin. Comme l'État n'est en fin de compte qu'une institution provisoire, dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est absurde de parler d'un libre État populaire : tant que le prolétariat utilise encore l'État, il ne le fait pas dans l'intérêt de la liberté, mais de la coercition de ses ennemis, et dès qu'il pourra être question de liberté, l'État, comme tel, aura cessé d'exister. Nous proposerions, en conséquence, de remplacer partout le mot « État » par Gemeinwesen, un bon vieux mot allemand, que le mot français « commune » traduit à merveille.

« Élimination de toute inégalité sociale et politique » est une formule douteuse pour « abolition de toutes les différences de classe ». D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence : on pourra certes les réduire à un minimum, mais non les faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d'autres conditions de vie que les gens des plaines. Se représenter la société socialiste comme le règne de l'égalité est une conception unilatérale de Français, conception s'appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée comme toutes les visions unilatérales des vieilles écoles socialistes, car elle ne fait qu'embrouiller les esprits et doit donc être remplacée par des formules plus précises et mieux adaptées aux choses.

Je m'arrête, bien que chaque mot ou presque soit à critiquer dans ce programme sans sève ni vigueur. C'est si vrai qu'au cas où il serait adopté, Marx et moi nous ne pourrions jamais reconnaître comme nôtre ce nouveau parti, s'il s'érige sur une telle base; nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l'attitude que nous prendrions - publiquement aussi - vis-à-vis de lui. Songez qu'à l'étranger on nous tient pour responsables de toutes les déclarations et actions du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Bakounine, par exemple, nous impute dans son État et Anarchie chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu dire et écrire depuis la création du Demokratisches Wochenblatt. On s'imagine que nous commandons à tout le mouvement à partir de Londres, alors que vous savez, aussi bien que moi, que nous ne sommes pratiquement jamais intervenus dans les affaires intérieures du parti, et lorsque nous l'avons fait, ce n'était jamais que pour éviter que l'on fasse des bévues, toujours d'ordre théorique, ou pour qu'on les redresse si possible. Vous comprenez bien que ce programme marque un tournant, qui pourrait très facilement nous obliger à décliner toute responsabilité vis-à-vis du parti qui l'a fait sien.

En général, le programme officiel d'un parti importe moins que sa pratique. Cependant, un nouveau programme est toujours comme un drapeau que l'on affiche en public, et d'après lequel on juge ce parti. Il ne devrait donc en aucun cas être en retrait par rapport au précédent, celui d'Eisenach en l'occurrence. Et puis il faut réfléchir aussi a l'impression que ce programme fera sur les ouvriers des autres pays, et à ce, qu'ils penseront en voyant tout le prolétariat socialiste d'Allemagne ployer ainsi les genoux devant le lassalléanisme.

Je suis d'ailleurs persuadé qu'une fusion sur cette base ne tiendrait pas un an. Peut - on concevoir que les hommes les plus conscients de notre parti se prêtent à la comédie qui consiste à réciter des litanies de Lassalle sur la loi d'airain du salaire et l'aide de l'État ? Vous, par exemple, je voudrais vous y voir ! Et si vous le faisiez tous, votre auditoire vous sifflerait. Or, je suis sûr que les Lassalléens tiennent autant à ces parties - là du programme que le juif Shylock à sa livre de chair. Il se produira, une scission, mais dans l'intervalle nous aurons de nouveau « lavé de leurs fautes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts; nous sortirons de la scission plus faibles et les Lassalléens plus forts. En outre, notre parti aura perdu sa virginité politique, et ne pourra plus s'opposer franchement aux phrases de Lassalle, puisque nous les aurons inscrites pendant un certain temps sur notre propre étendard. Enfin, si les Lassalléens prétendent alors qu'ils sont le seul parti ouvrier et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour le démontrer : toutes les mesures socialistes y sont les; leurs, et tout ce que notre parti y a ajouté, ce sont des revendications de la démocratie petite bourgeoise que ce même programme qualifie par ailleurs de fraction de la « masse réactionnaire » !

J'ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, puisque vous ne deviez être libéré que le 1° avril[60], en l'honneur de l'anniversaire de Bismarck, et je ne voulais pas risquer de la voir saisie en cherchant à vous la faire parvenir en contrebande. Or, voici justement que je reçois une lettre de Bracke[61] qui, lui aussi, a les plus vives appréhensions à propos de ce programme et nous demande ce que nous en pensons. Je lui envoie donc cette lettre afin qu'il en prenne connaissance et vous la transmette ensuite, afin que je n'aie pas à écrire deux fois toutes ces salades. En outre, j'ai mis les choses au clair pour Ramm[62] aussi et me suis contenté d'écrire brièvement à Liebknecht[63]. Je ne peux lui pardonner de ne pas nous avoir écrit un seul mot de toute cette affaire jusqu'à ce qu'il ait été pratiquement trop tard. (alors que Ramm et d'autres croyaient qu'il nous avait scrupuleusement tenus au courant). C'est d'ailleurs, ainsi qu'il agit depuis toujours, d'où la masse de correspondance désagréable que Marx et moi nous avons eue avec lui. Cependant, cela passe les bornes cette fois, et nous sommes fermement décidés à ne plus marcher.

Tâcher de prendre vos dispositions afin de venir ici cet été. Vous logerez naturellement chez moi, et si le temps le permet, nous pourrons aller nous baigner quelques jours à la mer : cela vous fera le plus grand bien après votre long séjour en prison.

Marx à W. Bracke, 5 mai 1875.

Ayez la bonté, après les avoir lues, de porter à la connaissance de Geib, Auer, Bebel et Liebknecht les gloses marginales au programme de fusion ci - jointes[64]. Nota bene : le manuscrit doit revenir entre vos mains, afin qu'il reste à ma disposition si nécessaire[65]. Je suis surchargé de travail et obligé de dépasser largement ce que m'autorise le médecin. Aussi n'ai - je éprouvé aucun « plaisir » à écrire ce long papier. Il le fallait cependant, afin que les positions que je pourrais être amené à prendre par la suite ne soient pas mal interprétées par les amis du parti auxquels cette communication est destinée.

Après le congrès de fusion, nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous dirons que nous n'avons absolument rien de commun avec ce programme de principes et que nous gardons nos distances vis-à-vis de lui.

C'est d'autant plus indispensable que l'on entretient à l'étranger l'idée, soigneusement exploitée parles ennemis du parti, bien qu'elle soit parfaitement erronée, qu'à partir de Londres nous dirigeons en secret le mouvement du parti dit d'Eisenach. Ainsi, dans un ouvrage en russe tout récemment paru, Bakounine, par exemple, m'attribue la responsabilité non seulement de tous les programmes, etc., de ce parti, mais encore de chaque fait et geste de Liebknecht depuis sa collaboration avec le Parti populaire.

A part cela, c'est mon devoir de ne pas reconnaître - fût-ce par un silence diplomatique - un programme qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et démoralisateur pour le parti.

Tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu'une douzaine de programmes. Si l'on ne pouvait pas, à cause des circonstances présentes, aller plus loin que le programme d'Eisenach, il fallait se contenter tout simplement de conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun[66]. En revanche, si l'on élabore un programme de principes (qu'il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c'est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti.

Les chefs des Lassalléens sont venus à nous sous la pression des événements. Si d'emblée on leur avait fait savoir qu'on n'accepterait aucun marchandage sur. les principes, ils eussent dû se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation pour agir en commun. Au lieu de cela, on leur permet d'arriver armés de mandats, dont on reconnaît soi-même la force obligatoire, et l'on se rend ainsi à la merci de gens qui, eux, ont besoin de nous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès de compromis, alors que notre propre parti tient le sien post festum. On a manifestement cherché ainsi à escamoter toute critique et ne pas donner à notre parti le temps de réfléchir. On sait que le seul fait de l'unité satisfait les ouvriers, mais l'on se trompe si l'on pense que ce succès du moment n'est pas trop chèrement payé.

Au surplus, ce programme ne vaut rien, même abstraction faite de la canonisation des articles de foi lassalléens.

Engels à Bracke, 11 octobre 1875.

Nous sommes tout à fait du même avis que vous : dans sa hâte à obtenir à tout prix l'unité, Liebknecht a fourvoyé toute l'entreprise[67]. On peut vouloir quelque chose à tout prix, mais il ne faut pas pour autant le dire ou le montrer à l'autre partenaire. Par la suite il faut alors justifier une faute après une autre. Après avoir mis en oeuvre le congrès de fusion sur une base erronée et proclamé qu'il ne devait échouer à aucun prix, on était obligé à chaque fois de tâcher du lest sur tous les points essentiels. Vous avez tout à fait raison : cette fusion porte en elle le germe de la scission, et si elle se produit, je souhaite qu'elle éloigne de nous uniquement les fanatiques incorrigibles, mais non la masse de ceux qui sont par ailleurs capables et susceptibles de se redresser à bonne école. Cela dépendra du moment et des conditions où cela se produira inévitablement.

Dans sa réaction définitive, le programme se divise en trois parties :

1. Des phrases et des slogans lassalléens qu'il ne fallait accepter à aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on reprend dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non les points en litige. En acceptant cependant de le faire, les nôtres sont passés sous les fourches caudines;

2. Une série de revendications propres à la démocratie vulgaire, rédigées dans le style et l'esprit du Parti populaire;

3. Un certain nombre de phrases prétendument communistes, empruntées la plupart au Manifeste, mais réécrites de sorte que, si on les examine de près, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des âneries horribles. Si l'on ne comprend rien à ces choses, il ne faut pas y toucher, et se contenter de les recopier littéralement d'après ceux qui les connaissent.

Par chance, le programme a eu un sort meilleur qu'il ne le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits bourgeois croient y lire ce qui devrait effectivement y figurer, mais n'y figure pas, et il n'est venu à l'esprit de personne dans les divers camps d'examiner au grand jour le véritable contenu de ces phrases merveilleuses. C'est ce qui a permis que nous fassions le silence sur ce programme[68]. Au surplus, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans être obligé ou bien d'en faire quelque chose qui devienne franchement idiot, ou bien de leur substituer un sens communiste; or, amis comme ennemis adoptent le second procédé, et c'est ce que j'ai dû faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols.

Nous n'avons pas lieu de nous réjouir de l'activité qu'a déployée jusqu'ici le comité directeur. Ce fut d'abord les mesures contre vos écrits et ceux de B. Becker[69] : si elles ont échoué, ce n'est certes pas à cause du comité. Ensuite, Sonnemann - que Marx a rencontré lors de son passage à Londres - a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich d'accepter cette offre ! C'est plus que de la censure, et je ne comprends pas pourquoi Vahlteich s'est soumis à une telle interdiction. En plus, c'est parfaitement maladroit. Vous vous préoccupez de ce qu'au contraire la Frankfurter soit fournie entièrement par les nôtres en Allemagne. Enfin, il me semble que les membres lassalléens n'ont pas agi très correctement lors de la création de l'imprimerie coopérative de Leipzig[70]. Après que les nôtres eurent, en toute confiance, reconnu le comité directeur comme comité de contrôle de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre les Lassalléens à cette acceptation à Berlin. Cependant, je ne suis pas encore au courant des détails.

En attendant, c'est une bonne chose que ce comité ne déploie guère d'activité et se contente, comme dit C. Hirsch qui était ici il y a quelques jours, de végéter en tant que bureau de correspondance et d'information. Toute intervention active de sa part précipiterait la crise, et on semble s'en rendre compte.

Et de quelle faiblesse avez - vous fait montre en acceptant que trois Lassalléens siègent au comité directeur, avec deux des nôtres seulement[71] ? En fin de compte il semble cependant que l'on s'en soit tout de même tiré, même si c'est avec un bel œil au beurre noir. Espérons qu'on en restera là et que notre propagande agira auprès des Lassalléens dans l'intervalle. Si l'on tient jusqu'aux prochaines élections, cela pourra aller. Mais ensuite les policiers et juges Stieber et Tessendorf entreront en scène[72], et c'est alors que l'on s'apercevra de ce que les lassalléens Hasselmann et Hasenclever nous auront apporté...

Écrivez - nous à l'occasion. W. Liebknecht et A. Bebel sont trop engagés dans cette affaire pour nous dire crûment la vérité, et aujourd'hui moins que jamais les affaires intérieures du parti parviennent au grand jour.

Engels à August Bebel, 12 octobre 1875.

(D'après August Bebel : Aus meinem Leben, 2. Teil, Stuttgart 1911)

Votre lettre confirme entièrement notre opinion que la fusion a été précipitée de notre part et porte en elle le germe d'une scission future. Si nous parvenons à éviter cet éclatement jusqu'aux prochaines élections au Reichtag, alors ce serait déjà bien...

Le programme, tel qu'il est conçu actuellement, se compose de trois parties :

1. Les principes et slogans lassalléens, dont l'acceptation restera une honte pour notre parti. Lorsque deux fractions font l'unité sur un programme commun, elles s'efforcent d'y inclure les points sur lesquels elles sont d'accord et ne touchent pas ceux où elles ne le sont pas. L'aide de l'État lassalléenne figurait certes au programme d'Eisenach, mais seulement comme l'une dès nombreuses mesures de transition et, pour autant que je le sache, elle aurait été définitivement écartée par une motion de Bracke au congrès de cette année, si cette fusion ne s'était pas produite. Or voilà qu'elle y figure maintenant comme la panacée à tous les maux sociaux, à l'exclusion de toutes les autres mesures. En se laissant imposer la « loi d'airain des salaires » et autres slogans lassalléens, notre parti a subi une terrible défaite morale. Il s'est converti à la religion lassalléenne. C'est absolument indéniable à l'heure actuelle. Cette partie du programme représente les fourches caudines sous lesquelles notre parti est passé pour la plus grande gloire de saint Lassalle.

2. Des revendications démocratiques rédigées entièrement dans le sens et le style du Parti Populaire[73].

3. Des revendications vis-à-vis de l' « État actuel » (si bien qu'on ne sait plus à qui les autres « revendications » peuvent bien être adressées) qui sont non seulement confuses mais encore tout à fait illogiques.

4. Des propositions générales, empruntées pour la plupart au Manifeste communiste et aux statuts de l'Internationale, mais qui ont été remaniées au point qu'elles sont ou bien absolument fausses ou bien tout à fait ineptes, comme Marx l'a prouvé en détail dans l'écrit que vous savez[74].

Le tout est au plus haut point désordonné, confus, incohérent, illogique et honteux. S'il existait dans la presse bourgeoise un seul esprit critique, il se serait emparé de ce programme pour l'examiner phrase à phrase et réduire chacune d'elles à son véritable contenu. Il aurait mis en évidence alors toutes ses contradictions et ses insanités dans le domaine économique (par exemple, le passage disant que les instruments de travail sont aujourd'hui le « monopole de la classe capitaliste », comme s'il n'y avait pas de propriétaires fonciers ! Ensuite tout le bavardage sur l' « affranchissement dit travail », alors qu'il ne peut être question que de l'affranchissement de la classe ouvrière, le travail, lui, étant aujourd'hui précisément trop libre déjà). Bref, il n'aurait aucun mal à faire sombrer notre parti dans le ridicule. Au lieu de cela, ces ânes de journalistes bourgeois ont pris ce programme tout à fait au sérieux, et ils y ont lu ce qui ne s'y trouvait pas, l'interprétant même comme communiste. Les ouvriers semblent faire de même. C'est cette circonstance seule qui noue a permis, à Marx et à moi, de ne pas nous désolidariser publiquement de ce programme : tant que nos adversaires et aussi les ouvriers prêteront nos intentions à ce programme, nous pourrons nous taire.

Si vous êtes satisfait du résultat pour la question des personnes, c'est que nos exigences ont dû baisser considérablement : deux des nôtres et trois Lassalléene ! Ainsi donc, sur ce plan aussi, les nôtres ne sont pas traités en alliés jouissant des mêmes droits, mais en vaincus qui sont mis d'emblée en minorité. L'action du comité, pour autant que nous en sachions, n'est pas non plus édifiante : décision de ne pas mettre sur la liste des écrits du parti les deux ouvrages de Bracke et de B.. Becker sur Lassalle[75]; si elle est révoquée, ce n'est pas de la faute du comité[76], pas plus que celle de Liebknecht; défense faite a Vahlteich d'accepter le poste de correspondant de la Frankfurter Zeitung. C'est Sonnemann lui-même qui l'a raconté à Marx, lors de son passage en Allemagne. Ce qui m'étonne encore plus que l'arrogance du Comité et la complaisance avec laquelle Vahlteich s'y est soumis au lieu de passer outre, c'est la bêtise monumentale de cette décision. Le comité devrait, au contraire, s'efforcer qu'un journal comme la Frankfurter ne marche qu'avec nos gens[77]...

Vous avez cependant parfaitement raison de dire que toute cette affaire nous servira de leçon et qu'elle peut même donner de bons résultats dans certaines circonstances. La fusion en soi est un grand pas, à condition qu'elle tienne deux ans, mais il ne fait pas de doute qu'on aurait pu l'obtenir à meilleur compte.

Frédéric Engels

Bilan politique après les élections allemandes de 1877[modifier le wikicode]

La Plèbe, 26 février 1877.

Votre correspondant de Berlin vous aura donné tous les détails sur les élections en Allemagne. Notre triomphe est si grand qu'il a frappé de terreur la bourgeoisie allemande et. étrangère; ici, à Londres, le contrecoup s'en est fait sentir dans toute la presse. Ce n'est pas le nombre de sièges que nous avons conquis qui est le plus remarquable. Il vaut cependant la peine de mentionner que l'Empereur Guillaume, le roi de Saxe et le plus petit prince d'Allemagne (le duc de Reuss) habitent tous trois des circonscriptions où l'ont emporté des ouvriers socialistes et qui sont par conséquent représentées par des socialistes. Ce qui est important, c'est qu'à côté des majorités nous avons eu de fortes minorités tant dans les grandes villes que dans les campagnes : à Berlin 31500, à Hambourg, Barmen-Elberfeld, Nuremberg, Dresde 11 000 voix par ville. Non seulement dans les districts ruraux du Schleswig-Holstein, de Saxe, de Brunswick, mais même dans la forteresse du féodalisme, au Mecklembourg, nous avons de fortes minorités d'ouvriers agricoles. Le 10 janvier 1874, nous avions obtenu 350 000 suffrages; le 10 janvier 1877, au moins 600 000. Les élections nous fournissent le moyen de nous compter[78]; des bataillons qui passent en revue, le jour des élections, nous pouvons dire qu'ils constituent le corps de bataille du socialisme allemand. L'effet moral tant sur le parti socialiste qui constate avec joie ses progrès, que sur les ouvriers, qui sont encore indifférents, et voire sur nos ennemis est énorme. C'est une bonne chose de commettre tous les trois ans le péché mortel d'aller voter. Ces messieurs les abstentionnistes diront ce qu'ils voudront : un seul fait tel que les élections du 10 janvier vaut plus que toutes les phrases « révolutionnaires ». Et quand je dis bataillons et corps de bataille, je ne parle pas au figuré. Au moins la moitié sinon davantage, de ces hommes de vingt-cinq ans (c'est la limite d'âge la plus basse de. ceux qui ont voté pour nous) a passé deux ou trois ans sous les armes, sait fort bien manier le fusil et le canon et appartient aux corps de réserve de l'armée. Encore quelques années de progrès de ce genre, et la réserve et le landwehr, soit les trois quarts de l'armée de guerre, seront avec nous, ce qui permettra de désorganiser totalement le système officiel de rendre impossible toute guerre offensive.

Cependant, certains diront : mais pourquoi donc ne faites-vous pas immédiatement la révolution ? Parce que, n'ayant encore que 600 000 suffrages sur 5 millions et demi et étant donné que ces voix sont dispersées çà et là dans les nombreuses régions du pays, nous ne vaincrions certainement pas, et verrions ruiner, dans des soulèvements irréfléchis et des tentatives insensées, un mouvement qui n'a besoin que d'un peu de temps pour nous conduire à un triomphe certain. Il est clair que l'on ne nous laissera pas vaincre facilement, que les Prussiens ne pourront pas voir toute leur armée de guerre s'infecter de socialisme sans prendre des contre-mesures, mais plus il y aura de réaction et de répression, plus le flot montera haut - jusqu'à emporter les digues. Savez - vous ce que l'on a fait à Berlin ? Le soir du 10 janvier, un rassemblement que la police elle-même a évalué à quelque 22 000 personnes a encombré toutes les voies proches du siège du parti socialiste. Grâce à la parfaite organisation et à la discipline de notre parti, notre Comité avait reçu le premier les résultats définitifs des élections. Quand le résultat fut proclamé, toute la foule poussa un chaleureux vivat - à qui ? - aux élus ? - non « à notre agitateur le plus actif, le procureur du roi, Tessendorff ». Celui-ci s'est toujours distingué par ses procès judiciaires contre les socialistes - et, avec ses violences, il a fait doubler notre nombre.

Voilà comment les nôtres répondent aux mesures de violence : ils ne les craignent pas, mais les provoquent même puisqu'elles sont le meilleur moyen d'agitation.

Engels à J. - Ph. Becker, 21 décembre 1876.

Que De Paepe ait été au congrès de Berne[79], c'est ce qui concorde avec toute son attitude passée. Depuis le congrès de la Haye, il est resté officiellement avec ceux qui avaient quitté l'Internationale, mais en tant que, chef de l'opposition. Actuellement il prend un bon chemin, en incitant les Flamands à exiger le suffrage universel et une législation économique. C'est la première chose convenable qui se fasse en Belgique[80]. Les forts en gueule wallons sont obligés de marcher également à présent. Mais les nôtres en Allemagne seraient impardonnables de donner dans le panneau des Jurassiens. Partout les organes bakouninistes chantent victoire - comme si les Allemands allaient envoyer quelqu'un à leur congrès de Berne. Liebknecht savait fort bien à quoi s'en tenir[81], car j'avais répondu à la lettre où il nous demandait ce que nous pensions des offres de réconciliation et quelle serait la position que nous adopterions : pas de position du tout, lui dis - je, car les gaillards sont toujours les mêmes, et si quelqu'un voulait se brûler les doigts il n'avait qu'à le faire. Et après cela, ils ont entrepris l'action avec leurs rêves de conciliation crédules, comme si l'on avait affaire aux plus droits des braves gens !

  1. Ce recueil débute par un texte qui situe l'action et les tâches de la classe ouvrière allemande dans leur contexte historique, géographique et économique. A partir des conditions matérielles Engels définit les traits historiques essentiels du mouvement ouvrier allemand, ceux - là mêmes qui sont les plus profonds et les plus durables pour en dégager la tactique qu'il conseillera aux dirigeants sociaux-démocrates.
    Le fait historique déterminant, c'est que l'Allemagne a abordé en 1870 seulement la phase de la révolution bourgeoise, alors que l'Angleterre et la France l'avaient traversée dès 1646 et 1789. C'est dire que les conditions matérielles en étaient beaucoup plus mûres en Allemagne. D'où l'importance accrue du prolétariat allemand, d'une part et la débilité irrémédiable de la bourgeoisie, d'autre part. Déjà au moment de la crise révolutionnaire de 1848, cette bourgeoisie, par peur du prolétariat, s'était précipitée dans l'alliance avec les forces semi - médiévales, dont le siège géographique se trouvait dans les régions orientales de l'Allemagne, ce qui non seulement paralysa alors le prolétariat révolutionnaire; mais eut pour effet, à longue échéance, de retarder la maturation des conditions sociales qui auraient permis au prolétariat une attaque frontale contre le pouvoir établi. Le mouvement des ouvriers allemands ne put donc prendre un caractère ouvertement communiste, mais seulement social-démocrate ; autrement dit, il dut se poser des tâches sociales au niveau démocratique, encore bourgeois, étant donné les défaillances politiques de la bourgeoisie allemande. Bismarck et ses successeurs s'acharnèrent à freiner l'évolution politique et surent, en prenant des allures et des mesures despotiques, engager par réaction le mouvement allemand officiel - plus que sa base ouvrière - dans le préalable des tâches politiques encore bourgeoises. En défendant l'avenir du mouvement dans le présent, Marx et Engels prévinrent constamment les dirigeants responsables contre les illusions de la démocratie, les tendances opportunistes qui consistent à s'adapter aux conditions immédiates du moment et les pièges du pacifisme et du légalitarisme.
    Marx-Engels vécurent à l'époque où le capitalisme traversait sa phase de développement idyllique et relativement paisible, si bien que les conditions matérielles immédiates expliquaient, en grande partie, les illusions des dirigeants sociaux-démocrates. Mais leur faute impardonnable est d'avoir oublié les conseils de fermeté et de rigueur à l'époque suivante de sang et de feu, dont Marx-Engels avaient prévu l'échéance inévitable. A notre époque de violences et de guerres impérialistes incessantes, les conseils de radicalisme révolutionnaire de Marx-Engels sont d'une actualité brûlante, et les dirigeants des partis ouvriers dégénérés actuels n'ont même plus la justification des vieux sociaux-démocrates pour prôner leurs, illusions légalitaristes, démocratiques et pacifistes : ils désarment purement et simplement le prolétariat, pour le livrer impuissant et sans défense à l'État totalitaire bourgeois !
  2. La prévision d'Engels, selon laquelle la bourgeoisie devient de moins en moins révolutionnaire à mesure que vieillit le capitalisme, n'a pas manqué de se vérifier à l'échelle mondiale, dans tous les pays où la révolution bourgeoise restait à faire. À l'époque de Lénine déjà, le prolétariat dut prendre en charge dans un premier temps - la phase de la révolution bourgeoise de février 1917 - les tâches socialistes étant réalisées en octobre. Cette même double tactique, appelée sociale-démocrate, devait également s'appliquer, aux yeux de la Troisième Internationale révolutionnaire, aux pays, coloniaux et dépendants de la Chine à l'Afrique et à I'Amérique latine. L'histoire de l'Allemagne a donc été en quelque sorte le laboratoire, où s'élaborèrent les solutions valables pour tous ces pays du monde ! Ainsi l'étude des conditions de l'Allemagne à partir de 1848 et de la tactique politique élaborée par Marx-Engels permit à Lénine d'établir, dès 1905, les Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique en Russie. Définissant magistralement ce qui dans les conditions matérielles « retardataires » imposait une politique non pas communiste, mais social-démocrate , Lénine y préconisa, en l'absence d'une bourgeoisie révolutionnaire, de prendre la tête de la révolution dès le début du processus - la phase bourgeoise - pour le conduire jusqu'à son terme - le socialisme, et il notait que les mesures démocratiques bourgeoises sont indispensables au prolétariat - non pas lorsque le capitalisme est développé comme aujourd'hui en Europe où la démocratie est en pleine dissolution et doit être éliminée et non restaurée, mais dans les pays encore essentiellement précapitalistes où une politique sociale-démocrate correspond encore à une phase progressive de l'histoire.
    Les textes établissant la corrélation entre l'expérience historique et politique de l'Allemagne de l'époque de Marx-Engels et celle de la Russie de Lénine ont été rassemblés dans trois volumes d'environ 2 500 pages sur l'histoire de l'Allemagne (Marx-Engels, Lenin - Stalin, Zur deutschen Geschichte, Berlin 1955). Ces recueils démontrent combien Lénine était préoccupé d'étudier les textes de Marx-Engels pour élaborer en parfaite continuité avec eux ses propres positions politiques. Il est Significatif que les rééditions de ces ouvrages aient séparé les textes de Marx-Engels de ceux de Lénine, celui-ci n'est - il pas le père du léninisme et non le farouche défenseur du marxisme contre tout révisionnisme ?
  3. A Bâle, la Première Internationale adopta la résolution suivante : « Le congrès déclare qu'il est nécessaire de faire de la terre une propriété collective ». Le lecteur trouvera, en traduction française, Ies « Remarques relatives à la Nationalisation de la terre », préparées par Marx pour ce congrès, dans la Série Le fil du Temps, n° 7 sur le Marxisme et la Question agraire (Gérant responsable : M. Jacques Angot B.P. 24, Paris – XIX°).
  4. Engels fait allusion au passage ci - après de sa Question du Logement, où il décrit les effets calculés du manque de radicalisme révolutionnaire de la bourgeoisie allemande sur les institutions politiques de l'Allemagne d'après 1871, autant de pièges exploités au maximum par Bismarck pour détourner le prolétariat révolutionnaire de ses buts communistes et l'engager dans les tâches immédiates de la conquête de la démocratie. Dans une telle situation - comme Engels ne cesse de le répéter - il est particulièrement dangereux de ne voir que l'immédiat et perdre de vue l'avenir du mouvement :
    « En réalité, l'État tel qu'il subsiste en Allemagne est le produit nécessaire de la base sociale, dont il est issu. En Prusse - et actuellement la Prusse commande - on trouve, à côté d'une noblesse toujours puissante, une bourgeoisie relativement jeune et particulièrement veule, qui jusqu'ici n'a conquis le pouvoir politique, ni directement comme en France, ni plus ou moins indirectement comme en Angleterre. Cependant, à côté de ces deux classes, un prolétariat théoriquement très fort croît rapidement et s'organise chaque jour davantage. Nous y trouvons donc côte à côte un double équilibre : celui qui s'établit entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie comme condition fondamentale de l'ancienne monarchie absolue, et celui qui s'établit entre la bourgeoisie et le prolétariat comme condition fondamentale du bonapartisme moderne. Or, dans la vieille monarchie absolue aussi bien que dans la moderne monarchie bonapartiste, le pouvoir gouvernemental effectif se trouve aux mains d'une caste particulière d'officiers et de fonctionnaires qui, en Prusse se recrute en partie dans ses propres rangs, en partie dans la petite noblesse de majorat et pour la part la plus faible dans la bourgeoisie. L'indépendance de cette caste qui semble être en dehors et, pour ainsi dire, au - dessus de la société, confère à cet État une apparence d'autonomie vis-à-vis de la société. »
  5. Engels ne fait qu'évoquer ici l'attitude admirable du prolétariat allemand de cette époque héroïque, cf. également le volume II de Marx-Engels, le Parti de classe, Édit. Maspero, pp. 190-193, ainsi que Marx-Engels, la Commune de 1871, Éditions 10-18, pp. 81-84.
  6. Cf. Marx-Engels, la Question militaire, Éditions de l'Herne, pp. 517-523.
  7. Lors des élections au Reichstag du 10 janvier 1874, la social-démocratie obtint plus de 350 000 voix et neuf sièges.
  8. À propos du rapport entre marxisme et utopisme, cf. Marx-Engels et les utopistes, petite Collection Maspéro, 1975.
  9. Engels fait ici une distinction, désormais classique, entre parti formel (pratique) et parti historique (programmatique, théorique). Marx et Engels représentaient au plus haut point le parti historique, c’est-à-dire le communisme comme résultat de l'expérience de toute l'évolution humaine. De ce point de vue ils critiquaient le parti formel, - en l’occurrence social-démocrate - , qui tendait seulement vers une politique communiste. Même alors il ne fallait jamais perdre de vue la continuité, le fil vers ce but, quel que fût l'éloignement de son action de départ. Une doit pas y avoir d'opposition entre ces deux notions de parti, même à l'époque où la distinction est encore historiquement inévitable. Comme Marx n'a cessé de le montrer, ils doivent tendre à se rejoindre de plus en plus, jusqu’à coïncider.
    En somme, le danger qui guettait toujours la social-démocratie était ce qu'on appelle l'immédiatisme, forme d'opportunisme qui ne considère que le mouvement actuel; Marx-Engels défendaient essentiellement l'avenir, le but et la continuité d'action et s'efforçaient de réaliser la formule du Manifeste, selon laquelle les communistes représentent dans le mouvement actuel l'avenir du mouvement, en défendant « toujours au cours des différentes phases de l'évolution que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie l'intérêt de l'ensemble du mouvement ».
  10. Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour cela, il se réfère aux résultats des élections, qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par le mécanisme démocratique de la classe adverse au pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est la plus forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire, est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du système capitaliste, surtout après que la Commune ait démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du prolétariat.
    Dans ses bilans successifs, Engels constatera que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que le niveau de conscience idéologique étant encore trop peu développés pour permettre de balayer les classes au pouvoir.
    Après ce texte sur le contexte économique et social de l'action du parti allemand, nous passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs à la formation du mouvement social-démocrate en Allemagne.
  11. Cette Association fut fondée le 23 mai 1863 à Leipzig sous le patronage de Lassalle. Cependant l'initiative en revenait à des ouvriers imprégnés des traditions de la Ligue des communistes et de la révolution de 1848. Groupés en associations ouvrières, les travailleurs tendaient à se soustraire aux influences réformatrices des idéologues du socialisme d'État ou des libéraux bourgeois et à s'organiser sur une base de classe, bien que l'industrie moderne ne fût pas encore développée et l'unité de l'Allemagne réalisée. Ferdinand Lassalle devint le président de l'A.G.O.A. en 1863 et le demeura jusqu'à sa mort en 1864. Début septembre 1864, Liebknecht demanda à Marx de se faire élire président de l'A.G.O.A. et souligna que Bernhard Becker et von Schweitzer (qui en furent successivement les présidents) lui avaient demandé de faire cette démarche. Pour diverses raisons (notamment parce qu'il était lié à Londres par son activité d'organisation de la I° Internationale et interdit de séjour en Allemagne), Marx déclina cette offre, et les éléments lassalléens imposèrent leur dictature à l'Association. Néanmoins Marx-Engels ne cherchèrent pas à former une organisation nouvelle, mais à influencer l'A.G.O.A. afin de la relier d'abord à l'Internationale et la transformer ensuite en un véritable parti révolutionnaire. Les règles d'organisation lassalléennes, axées sur le culte de la personnalité et le principe d'autorité qui en découle, permirent une véritable dictature sur les membres les plus actifs et les plus conscients de la nécessité d'une politique et d'un programme de classe, et retardèrent, sinon contrarièrent la formation d'un parti de classe, auquel tous les rapports d'exploitation des ouvriers poussaient en Allemagne.
    Une résistance très vive finit par se développer au sein de l'A.G.O.A. même contre la politique opportuniste et sectaire des dirigeants de l'Association, qui collaboraient de plus en plus ouvertement avec Bismarck. De nombreux militants et dirigeants quittèrent en 1869 l'A.G.O.A. et fondèrent avec August Bebel et Wilhelm Liebknecht le parti ouvrier social-démocrate à Eisenach.
    Le mouvement réel tout entier des ouvriers allemands tendaient à saper les positions sectaires des dirigeants lassalléens et à la fusion de tous les éléments ouvriers de l'A.G.O.A. et des Eisenachiens en un seul parti unitaire de classe.
    Les textes de Marx-Engels sur leurs rapports avec le mouvement ouvrier allemand nous donnent, sinon tous les détails historiques de la vie de la social-démocratie allemande, du moins tous les principaux points de repère et jalons de son histoire, ce qui permet le mieux d'en tirer la synthèse historique. Les interventions de Marx-Engels auprès de l'A.G.O.A. éclairent ainsi la question de l'ultérieure fusion des Lassalléens et Eisenachiens au congrès de Gotha qui marque le début réel du parti social-démocrate, non pour ce qui est du programme qui en est issu, mais pour ce qui est de l'organisation. Cette fusion était dans le cours nécessaire des choses, et Marx-Engels n'en critiquèrent que les concessions programmatiques et organisationnelles exorbitantes à la tendance moribonde des Lassalléens.
  12. Les ouvriers allemands, engagés de plus en plus dans des luttes économiques, se préoccupaient avant tout d'organiser leur défense contre l'exploitation qui s'aggravait à mesure de l'industrialisation accélérée de l'Allemagne : ils avaient un besoin vital de syndicats face à l'organisation patronale de l'industrie. Les dirigeants lassalléens, pour ne pas perdre leur influence sur les masses, renoncèrent pratiquement à leur panacée sociale - les coopératives avec l'aide de l'État - pour se lancer dans la création de syndicats en vue de barrer les efforts de Bebel, Liebknecht, etc. en ce sens. Ainsi le congrès de Hambourg de l'A.G.O.A. aborda - t - il des problèmes qui n'avaient rien à voir avec le programme lassalléen, de sorte que les partisans les plus farouches de von Schweitzer opposèrent à leur chef la plus vive résistance lorsqu'il proposa de convoquer un Congrès syndical à Berlin. Le congrès de Hambourg prit des décision fondamentales en sens tout à fait marxiste : reconnaissance du principe des grèves, action commune avec les ouvriers des autres pays et hommage au Capital de Marx, « bible de la classe ouvrière militante ».
    Le mouvement allemand suivait pas à pas le schéma d'organisation prévu parle Manifeste de 1848 : organisation en syndicat, puis en parti politique et collaboration de ces deux organisations sous la direction politique de l'Internationale constituant te prolétariat en classe mondiale consciente, militante, unitaire et organisée en vue de la conquête du pouvoir. Dans ces conditions les idées de Marx-Engels ne pouvaient pas ne pas triompher du lassalléanisme, expression bornée des travailleurs d'une Allemagne qui n'avait pas encore fait son unité et était encore largement petite bourgeoise.
    A propos de la polémique entre Marx et von Schweitzer sur les coopératives de production et le mouvement syndical, cf. Marx-Engels, le Syndicalisme, I, pp. 87-95.
  13. Allusion à la loi sur les associations du 11-03-1850. Dès les premiers pas du mouvement ouvrier allemand, le gouvernement prussien sut utiliser la force de l'État pour interdire l'activité précise qui était vitale pour l'organisation existante, en l’occurrence la liaison avec la I° Internationale conduite par Marx.
  14. Marx distingue l'organisation de von Schweitzer et celle de Bebel - Liebknecht non en termes d'opposition, mais d'après des critères territoriaux dans une Allemagne non encore unifiée.
    Le congrès de t'Association des sociétés ouvrières allemandes se réunit du 5 au 7-09-1869 à Nuremberg : 115 délégués y représentaient 93 sociétés. Le conseil général de l'Internationale y envoya son délégué Eccarius, le congrès devant discuter de son « adhésion aux efforts » de l’Internationale. Le programme qui y fut adopté, était celui de l'Adresse inaugurale de l'A.I.T., la politique allemande à suivre fut définie par le texte d'Engels sur la Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand. Le congrès se scinda en deux blocs lors du vote sur le programme, 69 oui, soit 61 sociétés contre 46 correspondant à 12 sociétés. La minorité représentant surtout des délégués de la bourgeoisie libérale quitta l'organisation. Ce congrès fut un pas décisif dans l'émancipation de l'Association vis-à-vis des influences bourgeoises et petites bourgeoises. Un comité de 16 membres fut élu pour faire exécuter les résolutions du Congrès : le Conseil général de l'A.I.T. le reconnut le 22-09-1868 comme comité exécutif de I'A.I.T. en Allemagne.
    Le congrès de Nuremberg prit la résolution suivante sur les syndicats, dont le parti politique prenait donc l'initiative de la création dans l'intérêt matériel et social des ouvriers : « Considérant que l'octroi par l'État existant d'une caisse générale d'assurance - vieillesse gérée par l'administration donne inconsciemment aux ouvriers un intérêt conservateur aux formes existantes de l'État, en lequel ils ne peuvent avoir aucune confiance; que les caisses de maladie, de vieillesse et d'aide aux travailleurs en déplacement fonctionnent le mieux lorsqu'elles sont le fruit de l'initiative des syndicats, le cinquième congrès demande aux membres de l’Association et surtout de la direction d'agir énergiquement pour organiser les ouvriers en syndicats centralisés.
  15. Le congrès de Nuremberg avait repris les thèses exposées par Engels dans cet écrit (cf. traduction française dans Marx-Engels, Écrits militaires, L'Herne, pp. 449-490) : se désolidariser des milieux gouvernementaux prussiens à la veille de l'unité allemande, qu'il eût fallu réaliser par une révolution par le bas et non par le haut, comme ce fut malheureusement le cas.
    Le lecteur trouvera des textes de Marx-Engels (cf Parti de classe, II, pp. 106-119) en traduction française sur leur action en faveur de la promotion du mouvement ouvrier allemand.
  16. Lassalle lui-même fut empêché in extremis de devenir directement la créature de Bismarck. Dans son rapport à la conférence de l'A.I.T. de Londres sur la situation du mouvement ouvrier en Allemagne, Liebknecht écrit le 23-09-1865 : « Lassalle était allé trop loin; il était profondément pris dans les rêts de l'aristocratie - et ne pouvait plus reculer. Ce que ses amis (Marx-Engels) lui avaient prédit se vérifia bientôt. Afin que son mouvement ne soit pas aussitôt réprimé, il dut faire des concessions au Pouvoir, c'est dire qu'à dut briser la pointe révolutionnaire des principes qu'il propageait. Et après un an déjà il se trouva devant le dilemne : ou bien reconnaître qu'il avait commis une faute, ou bien passer du côté gouvernemental. »
    Dans une lettre publiée par le Sozialdemokrat du 3-03-1865, Marx-Engels avaient déjà déclaré qu'ils renonçaient à collaborer à l'organe lassalléen en raison de son attitude pro - bismarckienne.
    Dans sa déclaration du 18-02-1869, W. Liebknecht annonçait : « Je suis prêt à faire face à Monsieur von Schweitzer dans une réunion publique et à fournir la preuve qu'il (Schweitzer) - soit pour de l'argent, soit par penchant - tente de circonvenir systématiquement l'organisation du Parti ouvrier depuis fin 1864 et fait le jeu du césarisme bismarckien. Et en outre je prouverai que moi - même et mes amis n'avons négligé aucun moyen pour promouvoir l'unité du parti et que Monsieur von Schweitzer a fait échouer jusqu'ici tous nos efforts en ce sens ».
  17. L'A.G.O.A. s'étant radicalisée sous la pression des masses, comme cela s’était manifesté clairement au congrès de Hambourg, où la direction lassalléenne avait été obligée d'adopter un point de vue marxiste en opposition flagrante avec le lassalléanisme, la police de Leipzig ordonna le 16-09-1868 la dissolution de l'A.G.O.A. et la fermeture de sa section berlinoise. Le coup était manifestement dirigé contre les éléments radicaux, car von Schweitzer reconstitua trois semaines plus tard à peine l'Association à Berlin sous le même nom avec une direction lassalléenne.
    Dans les nouveaux statuts, il affirmait clairement son intention d'agir strictement dans le cadre de la législation prussienne. La direction s'était inclinée devant l'État prussien, et se mit en devoir de dissoudre les sections locales rebelles. Von Schweitzer s'engagea toujours davantage dans la collaboration avec Bismarck, dont il soutint la politique d'unification de l'Allemagne sous l'hégémonie prussienne, ce qui empoisonna tous les rapports entre la social-démocratie et l'État allemand : il s'opposa à l'affiliation des ouvriers allemands à l'Internationale, et lutta contre le parti ouvrier social-démocrate par tous les moyens, Schweitzer fut finalement exclu de l'A.G.O.A. en 1872, ses relations avec le gouvernement prussien furent alors rendues publiques.
  18. Le Parti ouvrier allemand se constituera, en revendiquant les principes internationalistes, énoncés par Marx dans l'Adresse inaugurale et les Statuts de l'A.I.T. et en luttant contre les éléments démocrates libéraux ainsi que les chefs lassalléens liés au socialisme d'État de Bismarck. Le Parti ouvrier social-démocrate fut fondé au congrès d'Eisenach, du 7-9-08-1869, auquel assistèrent 263 délégués mandatés par 200 sections d'Allemagne, d'Autriche et de Suisse.
    Pour Marx, le parti allemand devait se constituer par l'activité organisatrice des ouvriers eux - mêmes, en réaction non seulement contre les chefs lassalléens corrompus, mais encore de chefs, tels que Liebknecht, et Ëccarius qui voulaient régenter les ouvriers : « Je ne crois pas que Schweitzer ait eu le pressentiment du coup qui vient de le frapper. Si cela avait été le cas, il n'aurait pas glorifié avec tant d'ardeur les vertus d'une « organisation qui marche au pas ». Je crois que c'est l'Internationale qui a poussé le gouvernement prussien à prendre cette mesure [la dissolution de l'A.G.O.A.]. Ce qui explique la lettre « si chaudement fraternelle ».que Schweitzer m'a adressée, c'est tout simplement qu'après la décision de Nuremberg, il craignait que je prenne publiquement parti pour Liebknecht, contre lui. Après le congrès de Hambourg - le bonhomme m'avait écrit de bien vouloir y venir pour « qu'on me charge des lauriers tant mérités » - une telle polémique eût été périlleuse pour lui. Ce qui est le plus nécessaire pour la classe ouvrière allemande, c'est qu'elle cesse d'agir avec l'autorisation préalable de ses hautes autorités. Une race aussi bureaucratiquement éduquée doit suivre un cours complet de formation politique en agissant par sa seule initiative. Au reste, elle bénéficie d'un avantage absolu : elle commence le mouvement dans des conditions de maturité d'une époque bien plus avancée que les ouvriers anglais et, du fait de la situation allemande, les ouvriers ont un esprit généralisateur solidement ancré en eux. » (Marx à Engels, 26-09-1868.)
  19. Dans sa lettre du 25-09-1868, Marx avait demandé à Engels d'ajouter une note polémique contre le président de l'A.G.O.A. (1864 - 65), Bernhard Becker. En effet : « le moment est venu maintenant d'attaquer ce genre de lassalléanisme d'abord, et il ne faut absolument pas admettre que le pamphlet merdeux de B. Becker soit passé sous silence ».
  20. Ce joli travail est poursuivi maintenant par la comtesse Hatzfeldt, la « mère » de cette caricature de l’Association générale des ouvriers allemands qu'est l'organisation dirigée par les Försterling et Mende (Note d'Engels).
  21. Marx fait allusion - sans doute pour le rappeler à von Schweitzer - au fait que les dirigeants d'associations ouvrières désirant adhérer à l'Internationale devaient envoyer au Conseil général leurs statuts pour faire vérifier si elles étaient en harmonie avec les statuts et principes de l'Internationale.
  22. Le suffrage universel a un sens différent selon que la population ouvrière est largement minoritaire ou majoritaire dans un pays : « Le suffrage universel qui fut, en 1848, une formule de fraternisation générale, est donc en Angleterre un cri de guerre. En France, le contenu immédiat de la révolution, c'était le suffrage universel; en Angleterre, le contenu immédiat du suffrage universel, c'est la révolution. » (Marx, Neue Oder Zeitung, 8-06-1855). A propos du parlementarisme révolutionnaire et de la politique social-démocrate , cf. Marx-Engels, le Parti de classe, I, pp. 124-138.
  23. Ce congrès se tint à Berlin du 26 au 29-09-1869. L'organisation lassalléenne interdit aux membres de l’Association des sociétés ouvrières allemandes d'y participer, empêchant ainsi une action unitaire et concertée au niveau syndical. Le congrès décida la création de l'Union des ouvriers allemands et nomma von Schweitzer et d'autres Lassalléens à la direction, portant ainsi la division au sein du mouvement syndical. Les statuts élaborés par Schweitzer portaient la marque du lassalléanisme, personnaliste et dictatorial. Marx les soumet à une vive critique dans la suite de sa lettre.
  24. Marx fait allusion à la loi, votée le 29 mai 1869 seulement par la Diète de l'Allemagne du Nord, accordant aux ouvriers le droit de coalition et de grève. Dans sa hâte, von Schweitzer était pour le moins « illogique » : il prônait uniquement « une action dans le cadre légal » dans sa lettre du 8-10-1868 à Marx, soit avant la loi autorisant les syndicats et les grèves.
  25. Au congrès de Nuremberg, Bebel avait envoyé une lettre au Conseil général de Londres pour y inviter un délégué et informer le Conseil : « Un événement considérable pour la majeure partie des sociétés ouvrières allemandes nous incite à vous adresser cette missive. L'Association des sociétés ouvrières allemandes tiendra son congrès les 5, 6 et 7 septembre à Nuremberg. Entre autres, l'ordre du jour renferme la question très importante du programme, qui décidera si l'Association continuera à l'avenir de travailler comme elle le fait actuellement sans aucun principe ni plan, ou si elle agira d'après une ligne directrice fondamentale, selon une orientation bien déterminée. Nous avons choisi cette dernière voie, et nous sommes résolus de proposer l'adoption du programme de l'A.I.T. tel qu'il est exposé dans le premier numéro du Vorbote, ainsi que l'affiliation à l'Internationale. »
  26. Cette lettre n'a pu être retrouvée.
  27. Marx fait allusion à la Communication confidentielle du secrétaire - correspondant pour l'Allemagne, Karl Marx, sur les activités nocives de Bakounine qu'il avait fait parvenir au Comité directeur de la social-démocratie par le truchement du Dr. Kugelmann.
  28. Le comité directeur du Parti ouvrier social-démocrate adressa un rapport sur le développement et l'activité du Parti depuis le congrès d'Eisenach au Conseil général de l'A.I.T. en juin 1870. Ce document remarquable [publié pour la première fois dans Die I° Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, 1964, pp. 488 - 502] trace en termes simples et concis un tableau de la situation réelle du mouvement ouvrier en Allemagne : il commence par l'indication des lieux et régions d'implantation du parti, la position du parti vis-à-vis des autres partis, bourgeois puis « ouvriers » dans le pays; le niveau de conscience des ouvriers dans les différentes régions, les tracasseries des autorités, les rapports des Eisenachiens avec les Lassalléens (qualifiés de parti monarchiste prétendument socialiste), les sociétés sociales chrétiennes, les syndicats de métiers dirigés par les « philanthropes » bourgeois, les partis républicains socialistes, et enfin les perspectives de développement au sein de la classe ouvrière allemande industrielle et agricole, avec quelques propositions pratiques de collaboration au niveau international.
  29. Bornhorst avait envoyé à Engels le 17-03-1874 un compte rendu de trésorerie pour 1870 afin de l'informer de la mauvaise situation financière du Parti.
  30. Le congrès de l'A.I.T. de Bâle (1869) avait décidé que le prochain congrès devait se réunir à Paris. Le gouvernement de Napoléon III préparant une répression croissante contre les ouvriers, le Conseil général décida de transférer le congrès à Mayence (17-05-1870). Celui-ci n'eut pas lieu en raison de la guerre entre la Prusse et la France. Le congrès de Mayence devait renforcer l'influence de l'Internationale en Allemagne et du Parti social-démocrate parmi les ouvriers allemands. Il eût enfin infligé une sévère défaite aux partisans de Bakounine, cf. Marx à Engels, le 17-05-1870.
  31. Marx fait allusion au Manifeste en faveur de la paix et contre l'annexion qu'il avait rédigé fin août début septembre pour le comité exécutif du parti ouvrier social-démocrate de Brunsvick, cf. traduction française, in : Écrits militaires, pp. 517-523.
  32. Bismarck cherchait à se faire passer pour le champion des libertés publiques face au gouvernement républicain français afin de tromper l'opinion publique anglaise au moment où l'Angleterre allait intervenir dans le conflit franco - prussien pour imposer une paix honorable en faveur de la France.
    Le Moniteur était un journal prussien publié à Versailles du 15-10-1870 au 5-03-1871 au, nom du « Gouvernement général du Nord de la France et de la préfecture de Seine-et-Oise ».
  33. W. Liebknecht avait informé Engels, dans sa lettre du 24-05-1871, qu'il voulait obtenir la citoyenneté saxonne pour ne pas être expulsé sous le moindre prétexte de ce pays : « Mais ce qui est embêtant, c'est que pour avoir la nationalité saxonne; je dois auparavant abandonner la citoyenneté hessoise, et si l'on me fait ensuite des difficultés, je suis le bec dans l'eau je n'aurai plus aucune nationalité allemande et je serai à la merci du premier policier venu. Tu sais sans doute que l'ordre d'expulsion de Prusse est encore valable. »
    En général, Engels reprochera aux dirigeants sociaux-démocrates leur attitude de passivité qui leur fait subir les événements au lieu de les dominer en prenant l'initiative de la lutte. Ainsi écrivait - il à Liebknecht le 10-01-1871 : « Mais si vous vous laissez dépouiller de tous ces droits que vous avez sur le papier sans lutter et ne forcez pas le Reichstag à se décider ouvertement pour ou contre ses propres œuvres, alors on ne peut certes plus vous aider. »
    Dans un pays où l'adversaire de classe est obstiné et ne désarme jamais, comme en Allemagne, la passivité est plus fatale que partout ailleurs. A ce propos Engels écrivait le 22-02-1882 à Bernstein : « Depuis le commencement ce sont toujours messieurs les chefs qui ont été poussés par les masses, au lieu que ce soient eux qui aient poussés les masses ».
  34. Après sa sortie de prison, Liebknecht connut de grands embarras d'argent et demanda à Engels de lui procurer un travail de correspondant auprès de la Pall Mall Gazette.
  35. Le 25 mai 1871, Bebel avait déclaré au Reichstag : « Tout le prolétariat européen et tous ceux qui ont quelque sentiment pour la liberté et l'indépendance ont les yeux fixés sur Paris... Si Paris est momentanément écrasé, je vous rappelle alors que la lutte de Paris n'a été qu'un petit accrochage d'avant - poste, que la grande bataille nous attend encore en Europe, et que le cri de guerre du prolétariat parisien : « Guerre aux palais, paix dans les chaumières. Mort à la misère et à l'oisiveté ! » deviendra le cri de ralliement de tout le prolétariat d'Europe. »
  36. Marx-Engels se plaignirent durant toute cette période du peu d'intérêt pour l'Internationale que témoignaient les dirigeants sociaux-démocrates, et notamment Liebknecht qui assurait surtout les relations avec l'étranger : cf. Marx-Engels, le Parti de classe, III, pp. 97-98. Peut-être les dirigeants allemands étaient - ils moins soucieux de l'adhésion formelle des militants à l'Internationale parce que l'organisation de parti fonctionnait correctement en Allemagne, et ce d’après les principes et les statuts de l'Internationale. Quoi qu'il en soit, cette attitude affaiblissait l'Internationale privée de l'appui d'un parti ouvrier organisé. Les dirigeants allemands eussent dû, en outre, opposer plus de résistance au gouvernement bismarckien interdisant les liaisons internationales.
  37. Tant que l'Allemagne était divisée en 36 états, le prolétariat ne pouvait s'y organiser en classe (nationale), mais restait divisé en autant de fractions. Rien ne s'opposait donc à ce que le mouvement ouvrier y soit alors organisé d'après le principe de la nationalité, en fonction de la langue parlée (ce moyen de communication matériel), suivant les pays de langue allemande (Allemagne, Suisse, Autriche) avec le centre à Genève, qui garantissait le plus de liberté de mouvement. Cependant cette situation se transforma radicalement au moment de la formation du Reich allemand en 1871, et c'est pourquoi il fallait que le suisse J.-Ph. Becker cessât de vouloir organiser le mouvement allemand (cf. Marx-Engels, le Parti de classe, II, pp. 153-154), le ring sur lequel se battait désormais le prolétariat allemand s'étant accru dans des proportions considérables.
  38. Sur la dure bataille menée par Marx-Engels à la conférence de l'A.I.T. à La Haye, cf. le Parti de classe, III, pp. 62-87.
  39. En septembre 1872, Adolpf Hepner avait été condamné à un mois de prison et fut expulsé de Leipzig au printemps 1873 pour avoir développé « une activité en faveur de l'Internationale » et participé au congrès de la Haye de l'A.I.T. Engels cite ici encore un cas flagrant de collaboration « indirecte » entre Bismarck et les Lassalléens pour évincer les marxistes de la direction du mouvement ouvrier.
  40. Cette lettre n'a pas été retrouvée.
  41. Cette lettre porte sur la série d'événements qui conduisirent à l'unification proprement dite du parti social-démocrate allemand. La fusion entre les Eisenachiens, proches de Marx-Engels, et les Lassalléens détermina dans une très forte mesure tout le cours ultérieur de la social-démocratie allemande et, partant, tout le mouvement ouvrier de l'époque. Ce n'est qu'après la guerre de 1914 - 1918 que nous aurons de véritables partis communistes.
    La distinction établie par Marx entre parti formel et parti historique (celui-ci étant représenté par Marx-Engels) subsistera donc encore largement, et alimentera les différentes polémiques entre la direction officielle de la social-démocratie allemande et Marx-Engels.
  42. A cette occasion, Engels avait également envoyé une lettre à Liebknecht. Mais celle-ci, comme tant d'autres, a été égarée.
  43. Depuis 1871, le comité exécutif du parti d'Eisenach se trouvait à Hambourg. Geib et Yorck y disposaient d'une influence croissante, et Yorck fit de tels compromis avec les Lassalléens que Hepner s'insurgea. Il écrivit à Engels, le 11 avril 1873 : « Yorck est d'un lassalléanisme si borné qu'il hait tout ce qui ne ressemble pas au Neuer Sozial - demokrat... Liebknecht, par « sa tolérance bienveillante » - qui le plus souvent est déplacée - , n'est pas le moins responsable du fait que Yorck émerge à ce point. Or, lorsque j'en parle à Liebknecht, il prétend que je vois des fantômes, que la chose n'est pas si grave. Mais en réalité, c'est comme je le dis. »
    La menace lassalléenne dans le parti devait s'aggraver du fait que les meilleurs éléments eisenachéens étaient pourchassés par la police. En raison de son « activité en faveur de l'Internationale » et de sa participation au Congrès de La Haye, Hepner fut emprisonné, puis persécuté par la police, et dut s'installer à Breslau, à l'autre bout de l'Allemagne; Liebknecht fut emprisonné du 15 juin 1872 au 15 avril 1874, et Bebel du 8 juillet 1872 au 14 mai 1874.
  44. Bebel lui-même s'efforçait alors de convaincre Marx-Engels que toute l'affaire avait été gonflée par des informations erronées de Hepner : « Il saute aux yeux que Hepner a fortement noirci le tableau de la situation de nos affaires de parti, et notamment l'influence et les intentions de Yorck. Cela ne m'étonne pas de la part de Hepner, qui est, certes, un camarade parfaitement fidèle et brave, mais facilement obstiné... Il vous est impossible à distance de juger vraiment de nos conditions, et Hepner manque absolument de sens pratique... L'influence de Yorck est insignifiante, à n'est rien moins que dangereux, de même que le lassalléanisme n'est pas du tout répandu dans le parti. S'il faut prendre des égards, c'est uniquement à cause des nombreux ouvriers honnêtes, mais fourvoyés, qui, si l'on agit avec adresse, seront sûrement de notre côté... J'espère qu'après ces différends vous n'hésiterez pas à poursuivre votre collaboration au Volksstaat. Rien ne serait pire que de vous retirer. »
    Cette lettre permet de situer l'action de Marx-Engels face à la social-démocratie allemande. Même leurs partisans les plus fidèles - Bebel, Liebknecht, etc. - , sur lesquels ils devaient agir pour exercer une influence sur le parti, étaient loin d'avoir une conception aussi rigoureuse qu'eux, et c'est le moins qu'on puisse dire. Cependant; il était difficile de leur faire la leçon, les conseils arrivant toujours après les gaffes et les susceptibilités devant être ménagées.
  45. Engels fait allusion à son article « Nouvelles de l'Internationale » publié le 2 août 1873 dans le Volksstaat, après la lettre de Hepner (Volksstaat, 7 - 05 - 1873).
    Engels tout seul, devant la défaillance de la rédaction du Volksstaat et de la direction du parti eisenachéen, poursuivit la polémique en Allemagne contre les éléments anarchistes de l'Internationale, puisque pour plaire aux Lassalléens, les Eisenachéens avaient interrompu cette lutte.
  46. Liebknecht avait écrit le 16 mai 1873 à Marx : « Lassalle t'a pillé, mal compris et falsifié - c'est à toi de le lui démontrer : nul autre ne peut le faire aussi bien que toi, et personne ne saurait en prendre ombrage parmi les éléments honnêtes du lassalléanisme (que nous devons ménager). C'est pourquoi, je t'en prie, écris vite les articles en question pour le Volksstaat, et ne te laisse pas arrêter par d'autres considérations, par exemple, le fait que Yorck en soit le rédacteur. »
    De même, Bebel écrivit à Marx, le 19 mai 1873 : « Je partage entièrement le souhait de Liebknecht, à savoir que vous soumettiez les écrits de Lassalle à une analyse critique. Celle-ci est absolument nécessaire. » Le même jour, Bebel écrivait à Engels : « Le culte de Lassalle recevrait un coup mortel, si l'ami Marx réalisait le souhait de Liebknecht - que je partage entièrement - et mettait en évidence les erreurs et les lacunes des théories de Lassalle dans une série d'articles présentés objectivement. »
  47. Bebel avait écrit à Engels : « Que pensez - vous - vous et Marx - du problème de la fusion ? Je n'ai pas de jugement complet et valable, car on ne me tient absolument pas au courant et je ne sais que ce qu'en disent les journaux. J'attends avec un vif intérêt de voir et d'entendre comment les choses se présenteront lorsque je sortirai de prison le 1° avril. »
  48. Le Volksstaat et le Neuer Sozial - Demokrat publièrent simultanément, le 7 mars 1875, un appel à tous les sociaux-démocrates d'Allemagne, ainsi qu'un projet de programme et des statuts communs élaborés, lors d'une pré - conférence tenue les 14 et 15 février 1875, entre Eisenachéens et Lassalléens.
  49. Le congrès général des ouvriers sociaux-démocrates allemands adopta son programme à Eisenach les 7 - 9 août 1869, lors de la fondation du Parti ouvrier social-démocrate . Bebel, avec l'aide de W. Liebknecht, de W. Bracke, d'A. Geib, avait élaboré le projet de programme, en se fondant sur le préambule des statuts de l'A.I.T. écrit Marx. Il y subsistait de larges vestiges du lassalléanisme et de la démocratie vulgaire. Le projet de Bebel fut approuvé par le congrès à quelques modifications mineures près.
  50. Engels ironise ici sur un mot lancé par des Lassalléens lors d'une polémique surgie à la suite d'un manifeste de Liebknecht et Bebel en juin 1869 : « Nous verrons qui vaincra de la corruption ou de l'honnêteté. »
  51. Cette, tactique frontale s'oppose à celle d'alliance à employer dans les pays où la bourgeoisie est encore progressive, c’est-à-dire l'Europe occidentale avant l'ère de la systématisation nationale bourgeoise en 1871 ou, plus tard, en Asie et dans les autres pays où la bourgeoisie n'est pas encore effectivement au pouvoir.
    Une conséquence facile à déduire de cette distinction, c'est, par exemple, qu'en Europe, depuis 1871, le parti ne soutient plus aucune guerre d'État. En Europe, depuis 1919, le parti n'aurait plus dû participer aux élections en s'appuyant sur les électeurs ou partis petits - bourgeois. En revanche, en Asie et dans les autres continents de couleur, aujourd'hui encore le parti appuie, dans la lutte, les mouvements révolutionnaires démocratiques et nationaux, et l'alliance du prolétariat avec d'autres classes, y compris la bourgeoisie elle - même. La tactique n'est donc nullement dogmatique et rigide, mais se base sur les tâches à accomplir dans les grandes aires historiques et géographiques qui s'étendent sur des moitiés de continent et des moitiés de siècle, sans qu'aucune direction de parti n'ait le droit de les proclamer changées d'une année à l'autre, du moins tant qu'elles ne sont pas réalisées. Cf. Dialogue avec les morts, pp. 114-115.
  52. Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863 - 1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud - Ouest; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour, réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous l'influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.
    Des liaisons continuèrent de subsister après 1869, notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.
    Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par des conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur. Cf. la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences de tactique entre partis des pays développés et non développés, in : Le Parti de classe, vol. IV, p. 16-20.
  53. Engels fait allusion aux points suivants du projet de programme :
    1. Suffrage universel, égal, direct, secret et obligatoire pour tous les citoyens âgés d'au moins 21 ans et pour toutes les élections générales et communales;
    2. Législation directe par le peuple, avec le droit de rejet et de proposition des lois;
    3. Obligation militaire pour tous. Substitution de la milice populaire à l'armée permanente. Décision par la représentation du peuple dans toutes les questions de guerre et de paix;
    4. Abolition de toutes les lois d'exception, notamment dans le domaine de la presse, de l'association et de la réunion;
    5. Juridiction populaire. Assistance juridique gratuite.
    Le Parti ouvrier social-démocrate réclame « comme base spirituelle et morale » de l'État :
    1. Éducation universelle et égale du peuple par l'État. Obligation scolaire générale. Enseignement gratuit.
    2. Liberté de conscience et liberté de la science.
    Il convient de bien délimiter, à l'instar d’Engels, les revendications prolétariennes, les seules valables dans les pays de plein capitalisme, des revendications démocratiques-bourgeoises qui sont inhérentes à l'époque sociale-démocrate.
  54. Cf. Le Capital, I, Éditions Sociales, tome III, p. 58 et suivantes.
  55. Cf. Le Capital, I, Éditions Sociales, tome III, p. 58 et suivantes.
  56. A la page 5 de son Arbeiterlesebuch, Lassalle cite « la loi d'airain qui, en économie régit le salaire », d'après sa brochure Lettre ouverte au comité central pour la convocation du Congrès de Leipzig, 1863.
  57. Dans son ouvrage Der Lassalle' sche Vorschlag - Ein Wort an den 4. Congress der sozial - demokratischen Arbeiterpartei (1873), Wilhelm Bracke avait exigé que l'on remplaçât ce point du programme (aide de l'État aux coopératives de production avec garanties démocratiques) par « des points ouvertement socialistes correspondant au mouvement de classe », à savoir « la nécessité d'une vaste organisation syndicale », l' « élimination de la propriété privée de ce que l'on appelle aujourd'hui capital » et la « communauté internationale du prolétariat ».
  58. Pour la raison essentielle que cet État est capable de dépérir, contrairement à tous les États des classes exploiteuses qu'il faut abattre par la force. Cf. à ce propos le commentaire de Lénine sur la question de l'État en traduction française dans Marx-Engels, Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éditions Sociales, 1950, pp. 109-120.
  59. Allusion à la Misère de la philosophie, publiée en 1847 (Paris - Bruxelles).
  60. En mars 1872, A. Bebel et W. Liebknecht avaient été condamnés à deux ans de forteresse au cours du procès de Leipzig de haute trahison pour leur appartenance à l'Association internationale des travailleurs et leurs convictions politiques. En avril 1872, au cours d'un nouveau procès pour insulte à l'Empereur, Bebel fut condamné à neuf mois de prison supplémentaires et il fut déchu de son mandat parlementaire. Liebknecht fut donc libéré le 15 avril 1874, et Bebel le 1er avril 1875.
  61. Le 25 mars 1875, Bracke avait écrit à Engels : « Le programme signé par Liebknecht et Geib pour le « congrès de fusion » m'oblige à vous écrire cette lettre. Il m'est impossible d'approuver ce programme, et Bebel est du même avis ». Bracke en voulait surtout au passage sur l'introduction de coopératives de production grâce à l'aide de l'État, et de conclure : « Comme Bebel semble décidé à livrer bataille, le moins que je me sente obligé de faire, c'est de le soutenir de toutes mes forces. Mais je souhaiterais cependant savoir auparavant ce que vous - vous et Marx - pensez de cette affaire. Votre expérience est bien plus mûre et votre vision des choses bien meilleure que la mienne. »
  62. Cette lettre a été perdue. Hermann Ramm répondit, le 24 mai 1875 : « Votre lettre, tout comme celle de Marx à Bracke, a aussitôt fait la ronde, et vous verrez en lisant les tractations du congrès que, pour notre part, nous avons tenté de tenir compte de vos intentions ainsi que de celles de Marx; il nous est plus facile de le faire au congrès - dont Liebknecht écrit en ce moment que tout se passe remarquablement bien - qu'il y a deux mois... Il en va autrement en ce qui concerne notre attitude sur le plan tactique. Là, il ne fait absolument aucun doute que si nous n'avions pas fait de concessions décisives, les gens de Hasselmann eussent été dans l'impossibilité de faire accepter l'idée de fusion à leur société - au reste grâce à la sclérose des esprits qui est le fruit d'une demi - douzaine d'années de propagande de ces gaillards. »
  63. Cette lettre a été perdue, le 21 avril 1875, Liebknecht répondit à Engels : « Les lacunes du programme auxquelles tu fais allusion existent indubitablement, et d'emblée nous les connaissions fort bien nous - mêmes. Mais elles étaient inévitables à la conférence; si l'on ne voulait pas que les négociations en vue de la fusion fussent rompues. Les lassalléens avaient juste auparavant tenu une réunion de leur comité directeur, et sont arrivés en étant liés par mandat impératif sur les quelques points les plus criticables. Nous devions leur céder d'autant plus qu'il ne faisait pas le moindre doute pour aucun de nous (et même de chez eux) que la fusion signifierait la mort du lassalléanisme. » (Cet argument - décisif aux yeux de Liebknecht - est maintenant faux comme le montre d'ailleurs Engels dans la présente lettre, lorsqu'il dit que la fusion referait une virginité aux dirigeants lassalléens compromis.)
  64. Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions suivantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Gotha et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, pli. 15 - 39; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. sociales, pp. 17-39; Karl MARX, Oeuvres. Économie, I, La Pléiade, pp. 1413-1434.
  65. Marx était parfaitement conscient des manœuvres des dirigeants sociaux-démocrates - notamment de Liebknecht - pour escamoter son texte. Qui plus est, il savait parfaitement que sa critique ne serait pas utilisée pour modifier le programme en question. C'est donc pour sauver les principes - et avec eux l'avenir du mouvement - qu'il a écrit son texte. Dans sa lettre du 1er mai 1891 à Bebel, Engels dit lui-même à ce sujet : « Quelle était la situation alors ? Nous savions aussi bien que la Frankfurter Zeitung du 9 mars 1875, par exemple, que j'ai retrouvée, que l'affaire était tranchée depuis le moment où ceux qui avaient été chargés par le parti d'établir le programme avaient accepté le projet (du programme de Gotha). C'est en ayant conscience que Marx écrivit son texte pour sauver son âme, sans aucun espoir de succès : comme on le sait, il a terminé son document qui n'était plus dès lors qu'un témoignage par la formule : Dixi et salvavi animam meam (J'ai parlé et j'ai sauvé mon âme). »
  66. Ce paragraphe a été largement exploité par Bernstein et autres révisionnistes pour démontrer qu'aux yeux de Marx un progrès immédiat était préférable à un principe, bref qu'il faut sacrifier le socialisme (lointain) à une conquête immédiate. En fait, c'est abuser des mots du texte.
    Un accord contre l'ennemi commun implique :
    1. que le programme et les principes ne soient pas l'objet de l'accord, et ne soient donc pas sacrifiés à cause de lui, autrement dit pas de concession des principes à l'allié;
    2. que l'allié lutte vraiment contre l'ennemi commun, et ne soit pas déjà passé dans les rangs de l'ennemi (comme ce fut le cas, par exemple, de la social-démocratie au cours de la guerre impérialiste en 1914 en Allemagne, et plus encore, si l'on peut dire, après l'assassinat de Rosa Luxemburg et la répression spartakiste faite sous le règne de cette même social-démocratie).
  67. Engels analyse maintenant les premiers effets de la fusion sur l'opinion en général et au plan des réalisations.
  68. Un programme dont le sort le plus heureux est de rester ignoré, justifie le jugement de Marx : « Tout pas en avant du mouvement réel vaut mieux qu'une douzaine de programmes. »
  69. Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg - formée en majorité de lassalléens - avait décidé de mettre à l'index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme : W. BRACKE, Der LassaIle'sche Vorschlag, 1873; Bernard BECKER, Geschichte der Arbeiter - Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.
  70. L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F.W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.
  71. Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux Eisenachéens (Geib, Auer).
  72. A l'avance, Engels indique à la social-démocratie allemande les grandes lignes du combat qu'elle aura à mener (d'abord contre l'ennemi au sein de la classe ouvrière et de l'organisation même, contré le lassalléanisme; puis contre la répression judiciaire et policière, culminant dans la loi antisocialiste de 1879) avant de pouvoir mener l'assaut révolutionnaire contre le pouvoir politique de la bourgeoisie.
  73. Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863 - 1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud - Ouest; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous l'influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.
    Des liaisons continuèrent de subsister après 1869, notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.
    Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par des conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur. Cf. la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences de tactique entre partis des pays développés et non développés, in : Le Parti de classe, vol. IV, p. 16 - 20.
  74. Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875).
  75. Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg - formée en majorité de lassalléens - avait décidé de mettre à l'index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme : W. BRACKE, Der LassaIle'sche Vorschlag, 1873; Bernard BECKER, Geschichte der Arbeiter - Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.
  76. L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F.W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.
  77. Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux Eisenachéens (Geib, Auer).
  78. Comme à tous les tournants du mouvement, Engels fait ici le bilan des forces sur lesquelles le socialisme peut s'appuyer. Pour cela, il se réfère aux résultats des élections, qui sont un étalon du rapport des forces, fourni par le mécanisme démocratique de la classe adverse au pouvoir qui règne par ce moyen, tant qu'elle est ta plus forte. Le parlementarisme, comme tactique révolutionnaire, est éminemment un moyen d'effectuer sa propagande et de compter ses forces (dans les conditions et le moment choisis par l'adversaire) pour l'assaut révolutionnaire, et non de conquérir pacifiquement le pouvoir par l'intérieur du système capitaliste, surtout après que la Commune ait démontré qu'il fallait briser de l'extérieur la machine d'État bourgeoise avant d'instaurer la dictature du prolétariat.
    Dans ses bilans successifs, Engels constatera que l'Allemagne n'est pas encore mûre pour que triomphe la révolution socialiste, les rapports de classe aussi bien que le niveau de conscience idéologique étant encore trop peu développés pour permettre de balayer les classes au pouvoir.
    Après ce texte sur le contexte économique et social de l'action du parti allemand, nous passons aux différents écrits de Marx-Engels relatifs à la formation du mouvement social-démocrate en Allemagne.
  79. Les anarchistes profitèrent de l'enterrement de Bakounine pour tenter de regrouper les sections et fédérations, qui subsistaient encore formellement en juillet 1876, de l’Association Internationale des Travailleurs. Le congrès anarchiste, qui fut convoque a Berne du 26 au 30 octobre 1876, devait servir ce dessein. Après avoir fait allusion à ce projet dans sa lettre à Engels du 26 juillet 1876, Marx déclare : « Dans un court article du Volksstaat, Liebknecht déclare que personne d'autre que nous (c'est-à-dire lui), ne souhaiterait davantage que ce projet réussisse, et d'ajouter, en tant qu'incorrigible bavard, que les actes suivent les paroles. Il est naturellement flatté de ce que monsieur Guillaume proclame le Volksstaat comme le dernier mot de l'Internationale issue de Bakounine ».
  80. Sur la création contre - révolutionnaire de l'État belge, en tant que rempart de l'impérialisme et de la réaction contre le mouvement révolutionnaire, cf. le Fil du temps n°1 et 4 (Gérant - responsable Jacques Angot B.P. 24. Paris – XIX°) et Marx-Engels, la Belgique, Édition Fils du Temps, 1975.
  81. Cette lettre a été égarée, est-il besoin de le dire ! Toutes les tâches sont étroitement liées entre elles : à peine Liebknecht est-il tombé dans « sa fusion » avec les Lassalléens qu'il pactise maintenant avec ses pires ennemis politiques, ceux contre lesquels Marx-Engels ont si durement polémiqué de 1868 jusqu'à la dissolution de l'Internationale, en réclamant vainement à Liebknecht de les appuyer, cf. lettre du 33-5-1872 à Liebknecht. Au plan politique, une erreur en appelle le plus souvent une autre et demeure rarement isolée.
    Il peut paraître paradoxal que les socialistes de droite ou réformistes opportunistes, ces chauds partisans des méthodes parlementaires, s'accordent avec les anarchistes qui condamnent l'action politique ainsi que l'utilisation du parti et de l'État prolétariens de classe. Comme toute la tentative de rapprochement entre l'aile droite de la social-démocratie allemande et les anarchistes en témoigne, il n'y a pas opposition de principe entre réformistes opportunistes et anarchistes : tous deux abandonnent (à leur propre manière certes le champ politique aux bourgeois, les réformistes en pratiquant une politique bourgeoise qui écarte en fait la politique révolutionnaire marxiste, et les anarchistes en niant purement et simplement la nécessité d'une action politique en général. Cf. le même phénomène au niveau des, revendications économiques, Marx-Engels, Le Syndicalisme, tome I°, Éditions Maspéro, pp. 11 - 16.
    Une fois de plus, la lettre - clé de toute cette affaire a été « égarée ». W. Liebknecht avait, en effet, écrit à Engels vers la mi-juillet 1876 : « À propos, il me vient à l'esprit de vous demander ce que vous pensez des tentatives de rapprochement avec les Bakouninistes ? On pourrait certes s'y lancer lors d'un congrès commun, après que les délégués des deux parties aient siégé à part ? Écris - moi ce que vous en pensez ? »