Violence et question paysanne

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« C'est justement parce que tout marche si brillamment en Allemagne et qu'un petit nombre d'années de développement intérieur sans trouble avec les événements qui s'ensuivront inévitablement devraient nous faire avancer bien davantage encore - c'est justement pour cela que je ne souhaite pas précisément une guerre mondiale - mais l'histoire se fiche bien de tout cela! Elle poursuit son chemin, et nous devrons la prendre comme elle viendra » (Engels à A. Bebel, 13.14-09-1886).

D. Riazanov[modifier le wikicode]

Introduction d'Engels aux « Luttes de classes en France, 1848-1850, in: Unter den Banner des Marxismus, 1925-1926, 1, pp. 160-165.[modifier le wikicode]

La publication de l’Introduction originale et complète d'Engels revêt une importance d'au­tant plus grande qu'en raison de la perfide tactique de la direction du parti social-démo­crate, certains communistes eux-mêmes en étaient venus à croire que l’Introduction d'Engels représentait une retraite, tactique du moins, du marxisme révolutionnaire[1].

Évoquons à ce propos le fait suivant : Rosa Luxemburg elle-même a exprimé cette opi­nion dans le discours programmatique qu'elle a tenu au congrès de fondation du Parti com­mu­niste d'Allemagne, le 31 décembre 1918. Après avoir mentionné la fameuse Introduction d'Engels, elle déclara : « Je ne veux pas dire par là qu'Engels à cause de cet écrit s'est rendu complice de tout le cours de l'évolution ultérieure en Allemagne, je dis simplement : c'est là un document rédigé de manière classique pour la conception qui était vivante dans la social-démocratie allemande ou plutôt qui l'a tuée. » A la décharge d'Engels, Rosa Luxemburg cita le fait suivant : « Il faut dire à l'honneur de nos deux grands maîtres, et notamment d'Engels, qui est mort bien plus tard et défendit l'honneur et les conceptions de Marx, qu'il a écrit, comme on le sait, cette Introduction sous la pression directe de la fraction parlementaire sociale-démocrate de l'époque » (cf. le compte rendu du congrès de fondation du PC d'Alle­magne). Même si dans la suite de son discours, Rosa Luxembourg a toujours souligné que Marx et Engels n'avaient « jamais dévié au plan des principes » du terrain sur lequel ils se tenaient depuis 1848, cela ne change rien au fait que Rosa Luxembourg elle-même pensait qu'Engels avait opéré un glissement - ce qui laisse à penser que le plein contenu de l'Introduction lui avait été caché, à elle aussi.

En revanche, on est véritablement étonné de retrouver dans une publication récente des éditions du Parti communiste un article de Beer intitulé Krieg und Internationale (Verlag für Literatur und Politik, pp. 48-50) la légende créée par Bernstein, selon laquelle Engels se serait évertué à « réviser, c'est-à-dire à liquider la tactique de Marx ». Même s'il ne connais­sait pas les, passages éliminés de l'Introduction &Engels, dont Riazanov nous donne ici pour la première fois la liste, il était bien connu que Bernstein avait publié l'Introduction d'Engels de manière tronquée et mutilée. Même sans démonstration « philosophique » de la falsifica­tion, il était clair que l’Introduction d'Engels ne visait pas à « liquider la tactique de Marx », mais traitait simplement - comme l'écrivait Rosa Luxembourg -de « la question de la lutte quotidienne de l'époque, et non de la question de la conquête finale du pouvoir politique, ni de 'l'attitude du prolétariat vis-à-vis de l'État capitaliste lorsqu'il s'empare du pouvoir : il parlait simplement de son attitude dans le cadre de l'État capitaliste de l'époque - ce qui ressort clairement de chaque ligne de l'Introduction ». (Cf. Rosa Luxembourg, Réforme sociale ou révolution, Leipzig, Vulkan-Verlag 1919, p. 46).

Note de la rédaction

On connaît les chaudes discussions soulevées par la fameuse Introduction d'Engels aux « Luttes de classes en France, 1848-1850 » de Marx. Dans son ouvrage Les Prémisses du Socialisme, E. Bernstein a tenté de faire de cette Introduction l'héritage politique d'Engels, dans lequel l'un des fondateurs de « la doctrine la plus révolutionnaire qu'ait vue le XIXe siècle » a renié son passé révolutionnaire et a transmis en message à ses disciples d'éviter par tous les moyens l'erreur commise par Marx et lui.

Kautsky s'est aussitôt élevé, en protestant énergiquement contre une telle falsification des paroles d'Engels. Kautsky admit alors que le véritable texte d'Engels présentait certaines différences par rapport à la version publiée. Si les conceptions révolutionnaires d'Engels n'apparaissent pas avec autant de clarté et de fermeté dans l'Introduction, disent-il, « la faute en est non chez lui, mais chez les amis allemands qui le pressèrent de supprimer la conclusion parce qu'elle était trop révolutionnaire; Us pensaient que l'Introduction était de toute façon suffisamment nette. Or comme la suite l'a montré, ce n'est aucunement le cas ». Sur quoi Kautsky fit la proposition suivante à Bernstein :

« Bernstein possède les manuscrits posthumes de notre maître. S'il s'y trouve également le manuscrit de l'Introduction avec la conclusion éliminée, alors je le mets en demeure de publier cette conclusion qu'Engels n'a écarté que pour des considérations extérieures et non intérieures. Elle démontrera clairement combien peu Bernstein peut en appeler à Engels pour soutenir son point de vue! » (Cf. Kautsky, Bernstein und die Dialektik, in: Die Neue Zeit. XVII 2, pp. 46-47).

Bernstein n'a pas réagi à cette mise en demeure, non certes parce qu'il ne pouvait trouver l'original de l’Introduction ! Il n'en continua pas moins à répéter obstinément dans toutes les rééditions ultérieures de son ouvrage, comme dans ses articles, qu'il ne faisait rien d'autre que d'exécuter fidèlement le testament d'Engels.

Il ne restait donc plus tien d'autre à faire que d'en référer au témoignage d'Engels lui-même. Il en ressort que, de son vivant même, celui-ci avait protesté avec la plus grande énergie contre l'interprétation révisionniste de son Introduction.

Ainsi Lafargue publia le passage suivant de la lettre qu'Engels lui avait adressée le 3 avril 1895 :

« Liebknecht vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon Introduction aux articles de Marx sur les Luttes de classes en France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique, à tout prix paisible et anti violente, qu'il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin[2]. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l'Allemagne d'aujourd'hui, et encore sous bonne réserve Pour la France, la Belgique, l'Italie, l'Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l'Allemagne elle pourra devenir inapplicable demain. »

Une autre preuve qu'Engels n'était pas très édifié par l'emploi que l'on avait fait de son Introduction, nous la trouvons dans l'article de Kautsky qu'il reproduisit plus tard dans son ouvrage sur la Voie au pouvoir[3].

Kautsky avait demandé à Engels l'autorisation de publier son Introduction dans la Neue Zeit, encore avant sa publication à part. Engels lui répondit qu'il acceptait cette proposition « avec plaisir » et soulignait : « Mon texte a quelque peu souffert en raison du projet de loi contre la sédition, nos amis berlinois ayant manifesté leurs alarmes et leurs craintes, dont j'ai été bien obligé de tenir compte dans les circonstances données. »

Le projet de loi de la nouvelle loi anti-socialiste - ce que l'on appelle le projet anti-séditieux - fut présenté au Reichstag le 5 décembre 1894 et fut renvoyé, le 14 janvier 1895 à une Commission qui en délibéra le 25 avril[4], la situation était extrêmement sérieuse - ce qui seul explique qu'Engels ait donné son accord à une édulcoration de certaines de ses formu­lations.

« Mais - écrit Kautsky - lorsque le Vorwärts, dans l'intention certes d'influencer favora­ble­ment les décisions de la Commission délibérative, publia un choix d'extraits de l’Intro­duction susceptible d'éveiller l'impression que, recherchaient les futurs révisionnistes, alors Engels laissa exploser sa colère. Il écrivit à Kautsky dans une lettre du 1er avril :

« À mon grand étonnement, je vois aujourd'hui que l'on a publié sans m'en avertir dans le Vorwärts des extraits de mon Introduction et qu'on les a combinés de telle façon que j'apparais comme un adorateur pacifiste de la légalité à tout prix. Je souhaite d'autant plus vivement que l’Introduction paraisse sans coupures dans la Neue Zeit, afin que cette impres­sion ignominieuse soit effacée. Je ferai part avec la plus grande fermeté de mon sentiment à Liebknecht[5] et aussi à ceux qui, quels qu'ils soient, qui lui ont fourni l'occasion de déformer l'expression de ma pensée. »

Or voici que trente ans se sont écoulés et l’Introduction aux Luttes de classes en France est toujours publiée, en dépit de la révolution de novembre 1918, dans sa version tronquée. Qui, plus est, dans son « édition nouvelle, améliorée et élargie » de ses « Prémisses du socialisme » (Stuttgart, Dietz 1920, p. 4959, Bernstein continue de répéter, sans rien y changer, ses mensonges sur le changement de conception d'Engels.

Ainsi donc, il n'a pas encore réussi à retrouver le manuscrit d'Engels. Par bonheur, je l'ai découvert parmi les papiers que Bernstein a transmis il y a quelques jours aux Archives de la social-démocratie allemande. Je suis donc enfin en mesure de citer tous les passages éliminés sous la pression de la direction du parti social-démocrate allemand en 1895.

La comparaison entre le texte original et le texte publié montre que Kautsky lui-même s'est trompé lorsqu'il pensait que la fin uniquement avait souffert. En réalité, la plume du censeur a pesamment sévi notamment dans les, cinq dernières pages de l’Introduction.

Prenons maintenant l'édition de 1911 qui est encore accessible aujourd'hui et qui est pourvue d'une présentation de Bebel qui - soit dit en passant - élude complètement la ques­tion concernant les altérations apportées à l’Introduction d'Engels et comparons ce texte avec l'original. Nous constatons qu'abstraction faite de quelques différences négligeables de style, il n'y a pas de différences appréciables dans les dix-huit premières pages. Cependant il en va autrement à partir de la dix-huitième.

Afin de ne pas reproduire toute l’Introduction, nous citerons ici, par paragraphe, les passages modifiés par rapport à l'original, et nous nous bornerons à mettre en italique les passages éliminés :

Page 18 de l'édition allemande, nous lisons :

« Même à l'époque classique des combats de rue, la barricade avait donc un effet plus moral que matériel. C'était un moyen d'ébranler la fermeté de la troupe. Tenait-elle jusqu'à ce que celle-ci flanche, alors la victoire était acquise; sinon on était battu. Tel est le point princi­pal qu'il faut avoir à l'esprit lorsqu'on examine les chances de futurs combats de rue. » [Cf. aussi Éditions Sociales. 1948, pp. 32-33].

Il ne s'agit donc pas d'une renonciation aux combats de rue, ni même aux barricades, mais uniquement d'un examen plus rigoureux des chances de ceux-ci.

Après qu'Engels ait démontré par la suite que les conditions du combat de rue s'étaient considérablement modifiées depuis 1849 tant pour le peuple que pour l'armée, il conclut ce paragraphe par les mots suivants dans le texte publié (p. 19 de l'édition allemande de 1911) :

« Et enfin les quartiers édifiés depuis 1848 dans les grandes villes ont des rues longues, droites et larges - comme s'ils étaient construits en fonction de l'effet des nouveaux canons et des nouveaux fusils. Il serait insensé le révolutionnaire qui choisirait directement les nouveaux quartiers ouvriers du nord et de l'est de Berlin pour un combat de barricades. »

Cependant le journaliste précautionneux barrèrent la conclusion de ce paragraphe :

« Cela signifie-t-il qu'à l'avenir le combat de rue ne jouera plus aucun rôle ? Pas du tout. Cela vaut dire seulement que les conditions depuis 1848 sont, devenues beaucoup moins favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour l'armée[6]. À l'avenir un combat de rues ne peut donc être victorieux que si cet état d'infériorité est compensé par d'autres facteurs. Aussi, l'entreprendra-t-on plus rarement au début d'une grande révolution qu'au cours du développement de celle-ci, et il faudra le soutenir avec des forces plus grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la grande révolution française, le 4 septembre et le 31 octobre 1870 à Paris, préfèreront « sans doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade. » [Cf. ibid. p. 34].

Ces phrases d'Engels sont une véritable prophétie de l'expérience de la révolution d'Octobre ! Évoquons ici qu'Engels avait écrit dès 1854 dans l'un de ses articles rédigés pour la New York-Tribune sur l'insurrection espagnole de cette année :

« Deuxièmement, nous avions le spectacle d'une bataille de barricades victorieuse. Partout où depuis Juin 1848 on a édifié les barricades, elles se sont avérées jusqu'ici comme inefficaces. Des barricades, la forme de résistance de la population d'une grande ville contre la troupe, semblait dénuée de toute efficacité. Cette idée pessimiste est réfutée. Nous avons vu de nouveau des barricades victorieuses, inattaquables. La malédiction est levée! »

Les passages entre crochets manquent dans un paragraphe de la page 20 : « Dans les pays latins aussi on comprend de plus en plus qu'il faut réviser l'ancienne tactique. [Partout, le déclenchement sans préparation de l'attaque passe au second plan] partout on a imité l'exemple allemand de l'utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes qui nous sont accessibles [sauf si les gouvernements nous provoquent ouvertement à la lutte] .» [Ibid, p. 35.]

Page 21, Engels avait lui-même ajouté le passage suivant sur les épreuves :

« Dès aujourd'hui nous pouvons compter sur deux millions et quart d'électeurs. Si cela continue de la sorte, nous conquerrons d'ici la fin du siècle la plus grande partie des couches moyennes de la société, petits bourgeois ainsi que petits paysans, et nous grandirons jusqu'à devenir la puissance décisive du pays, devant laquelle il faudra que s'inclinent toutes les autres puissances, qu'elles le veuillent ou non. »

Engels poursuivait par la phrase suivante, dont nous mettons en italiques les mots éliminés :

« Maintenir sans cesse cet accroissement, jusqu'à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système gouvernemental au pouvoir, en ne laissant pas perdre dans des combats d'avant-garde ce groupe de choc qui se renforce journellement, mais en le gardant intact jusqu'au jour décisif - telle est notre tâche principale. » [Ibid., p. 361.

Dans la même page, là où Engels parle de la possibilité de représailles sanglantes de la part des classes dominantes, la remarque suivante est rayée de la dernière phrase :

« Rayer à coups de fusil de la surface du globe un parti qui se compte par millions, tous les fusils à magasin d'Europe et d'Amérique n'y suffisent pas. Mais le développement normal serait paralysé, le groupe de choc ne serait peut-être pas disponible au moment critique [Engels avait pourtant accepté à la demande des sociaux-démocrates de substituer décisif à cet adjectif N. de R.], la décision [le combat décisif chez Engels) serait retardée, prolongée et s'accompagnerait de sacrifices plus lourds. »

Même si l'on admet qu'Engels lui-même ait « accepté » les modifications mentionnées ci-dessus, l'élimination du passage suivant de la page 22 est indubitablement l'œuvre de la censure du parti.

Après avoir invité les réactionnaires prussiens à « siffler », il poursuit :

« Mais n'oubliez pas que l'Empire allemand, comme tous les petits États et, en général, tous les États modernes, est le produit d'un pacte, d'abord entre les princes, ensuite des princes avec le peuple. Si l'une des parties brise le pacte, tout le pacte tombe - et alors l'autre partie n'est plus liée non plus, comme Bismarck nous a si bien donné l'exemple en 1866. Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de faire ce qu'elle veut à votre égard. Mais ce qu'elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd'hui. » [Ibid., p. 37].

Même une tournure aussi ésopéenne semble trop violente au Comité central du parti !

Nous voyons par là qu'Engels avait toutes les raisons d'être indigné lorsqu'on se référait à son Introduction aux « Luttes de classes en France » - c'est-à-dire à l'ouvrage de Marx précisément, qui fournit la démonstration la plus éclatante de la nécessité de la dictature du prolétariat - pour tenter de le stigmatiser comme un « adorateur pacifique de la légalité à tout prix ». Le comble, c'est que ceux de ses amis qui ont truqué le jeu avec de fausses cartes se permettent la même accusation!

Frédéric Engels[modifier le wikicode]

Légalité et révolution violente[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel, 18 novembre 1884[7].

Je voulais t'écrire à propos des tours de passe-passe de Rodbertus, mais cela paraît à présent dans ma préface à la première édition allemande de la Misère de la Philosophie dans la Neue-Zeit[8]. Tu y trouveras le nécessaire sous une forme mieux développée, que je ne pourrais le faire dans une lettre. Puis tu trouveras la suite dans la préface au livre Il du Capital[9].

Mais il y a un autre point sur lequel je tiens à te dire ce que je pense, et qui me paraît bien plus urgent.

L'ensemble des philistins libéraux a un tel respect de nous, qu'ils se mettent à crier d'une seule voix : oui, si les sociaux-démocrates voulaient se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution alors nous serions pour l'abolition immédiate de la loi anti-socialiste[10]. Il ne fait donc aucun doute que l'on vous fera très bientôt cette même proposition impudente au Reichstag. La réponse que vous y ferez est très importante - non pas seulement pour l'Alle­magne, où nos braves camarades l'ont déjà donnée au cours des élections, mais encore pour l'étranger. Une réponse docile et soumise anéantirait aussitôt l'effet énorme produit par les élections[11].

À mon avis, la question se pose en ces termes:

Tout l'état politique actuel de l'Europe est le fruit de révolutions. Partout le terrain cons­titutionnel, le droit historique, la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bou­le­versés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c'est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir, d'exiger que l'on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu'on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé - sinon ceux qui règnent actuellement n'auraient plus aucune justification légale -, mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

En Allemagne, l'ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s'est achevé en 1866. L'année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n'est devenue une puissance que par les trahisons et les guerres contre l'Empire allemand en s'alliant avec l'étranger (1740,1756, 1795)[12], l'Empire prusso-allemand n'a pu s'instaurer que par le renversement violent de la Confédération allemande et la guerre civile. Il ne sert de tien, en l'occurrence, d'affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d'alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n'a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de, 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient - chacun de leur côté - avoir la légalité de son côté. Mais il suffit. La Prusse provoqua la guerre civile et donc la, révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin », et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l'ex-ville libre de Francfort. Si cela n'est pas révolution­naire, je me demande ce que ce mot signifie. Non content d'avoir agi ainsi l'État prussien confisqua la propriété privée des princes qu'elle venait de chasser du pouvoir. Il reconnut lui-même que cela n'était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée - le Reichstag-qui n'avait pas plus le droit de disposer de ces fonds que le gouvernement[13].

L'Empire prusso-allemand, en tant qu'achèvement de la Confédération de l'Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m'en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l'ont fait, c'est de n'avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l'Allemagne entière à la Prusse. Or quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner autrui parce qu'il est révolutionnaire. Dès lors que le parti a le même droit d'être ni plus ni moins révolutionnaire que le gouvernement de l'Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

Récemment, on affirmait officieusement : la Constitution de l'Empire n'est pas une convention entre les princes et le peuple; ce n'était qu'un accord entre les princes et les villes fibres, qui peuvent à tout instant la révoquer et la remplacer par une autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la Constitution impériale. On a fait aucune loi d'exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. C'est fort bien, nous ne réclamons pas davantage pour nous, dans le cas extrême, que ce que l'on demande ici pour les gouvernements.

Le duc de Cumberland est l'héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n'a pas d'autre droit de siéger à Berlin que celui que Cumberland revendi­que au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu'après avoir pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Or le gouvernement révolutionnaire de l'Empire allemand l'empêche d'en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

En novembre 1848, le parti conservateur a violé sans hésitation aucune la législation à peine créée en mars. De toute façon, il ne reconnut l'ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se serait rallié avec enthousiasme à tout coup d'État opéré par des forces absolutistes et féodales[14].

Les partis libéraux de toutes nuances ont participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd'hui ils n'admettraient pas qu'on leur déniât le droit de s'opposer par la force à un renversement de la Constitution.

Le Centre reconnaît l'Église comme puissance suprême, au-dessus de l'État; celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d'effectuer une révolution.

Or ce sont là les partis qui nous demandent et à nous seuls parmi tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas M'emploi de la violence, et nous soumettre à n'importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu'elle: est simplement for­mel­lement légale - légale au jugement, de nos, adversaires[15] -, mais encore lors­qu'elle est directement illégale!

Nul parti n'a jamais renoncé au droit à une résistance armée dans certaines circons­tances, à moins de mentir. Nul n'a jamais renoncé à ce droit extrême.

Mais s'il s'agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment pour un parti, dont on proclame qu'il est privé de droits et qui, par décision d'en haut, est directement poussé à la révolution comme seule issue.

Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d'un jour à l'autre, et nous venons tout juste d'en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans le rapport de forces militaire actuel, nous ne déclen­cherons pas l'action les premiers, tant qu'il y aura supériorité militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu'à ce que la puissance militaire cesse d'être une puissance contre nous[16]. Toute révolution qui aurait lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c'est-à-dire les petits bourgeois.

En outre, même les élections ont montré que nous n'avions rien à attendre de la conciliation, c'est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n’est qu'en opposant une fière résistance que nous avons inspiré à tous le respect, et sommes devenus une puis­sance. On ne respecte que la puissance, et tant que nous en serons une, les philistins nous respecteront. Quiconque leur fait des concessions se fait mépriser par eux, et n'est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s'en montrent dignes!

Frédéric Engels

À propos de la prétention de dépouiller la social-démocratie de son caractère révolutionnaire[modifier le wikicode]

Préface à « Karl Marx devant les jurés de Cologne », rédigée le 1er juillet 1885.

Le plaidoyer de Marx constitue naturellement le point culminant du procès. Il est remar­quable en deux sens.

Premièrement, du fait que c'est un communiste qui doit faire comprendre aux jurés bourgeois que les actes qu'il a commis et pour lesquels il est devant eux en position d'accusé, non seulement il fallait les commettre, mais encore dont il eût été du devoir de leur classe - la bourgeoisie - de les pousser jusqu'à leurs, conséquences les plus extrêmes. Ce fait suffit, à lui seul, pour caractériser l'attitude de la bourgeoisie allemande, et particulièrement prussienne, durant la période révolutionnaire. Il, s'agissait alors de savoir à qui doit revenir le pouvoir : aux puissances sociales et étatiques, regroupées autour de la monarchie absolue - grande propriété foncière féodale, armée, bureaucratie, clergé - ou au contraire à la bourgeoisie.

Le prolétariat, encore à l'état naissant n'avait d'intérêt à ce combat que dans la mesure où il obtenait, par la victoire de la bourgeoisie, l'air et la lumière indispensables à son propre développement, les coudées franches sur le champ de bataille, où il pourra un jour remporter la victoire sur toutes les autres classes.

Mais la bourgeoisie - et avec elle la petite bourgeoisie - se tient coite lorsque le gouver­ne­ment hostile l'attaque au siège de sa puissance, le jour où il disperse le parlement, désarme sa garde civile et proclame contre elle l'état de siège. C'est alors que les commu­nistes montent sur la brèche, somment la bourgeoisie de faire ce qui n'était que son devoir le plus sacré.

Face à la vieille société féodale, la bourgeoisie et le prolétariat forment tous deux la société nouvelle et sont du même côté. Naturellement l'appel demeure sans réponse, et l'ironie de l'histoire veut que la même bourgeoisie ait à juger aujourd'hui les actes des communistes révolutionnaires et prolétariens, d'une part, et ceux du gouvernement contre-révolutionnaire, d'autre part.

Mais deuxièmement - et c'est ce qui donne au plaidoyer une importance particulière même de nos jours [1985] - il sauvegarde la position révolutionnaire, face à la légalité hypocrite du gouvernement, d'une, manière exemplaire, dont beaucoup pourraient s'inspirer aujourd'hui encore : - Nous avons appelé le peuple aux armes contre le gouvernement ? C'est ce que nous avons fait, et c'était notre devoir. Nous avons violé la loi et abandonné le terrain de la légalité ? C'est vrai, mais les lois que nous avons violées, le gouvernement les avait déjà mis en pièces avant nous et jetés aux pieds du peuple, si bien qu'il n'y avait plus de terrain de la légalité. On peut déblayer sa route en nous liquidant comme ennemis vaincus, mais on ne peut pas nous condamner!

Les partis officiels - de la Kreuz-Zeitung à la Frankfurter-Zeitung - reprochent au parti ouvrier social-démocrate d'être un parti révolutionnaire, de ne pas vouloir reconnaître le terrain légal créé en 1866 et 1871, et de se placer ainsi lui-même en dehors de la légalité générale - c'est ce que l'on entend jusque dans les rangs des nationaux-libéraux. Je veux faire abstraction de l'idée monstrueuse qui prétend qu'en exprimant simplement une opinion on puisse se placer hors de la légalité[17]. Cela relève du pur État policier, et l'on ferait mi eux d'appliquer cela en silence tout en continuant de prêcher en parole l'État légal. Mais qu'est-ce que le terrain légal de 1866, sinon un terrain révolutionnaire ? On viole la Constitution confédérale, et l'on déclare la guerre aux membres de cette même Confédération. Non, dit Bismarck, ce sont les autres qui ont violé la Constitution confédérale. À quoi il faut répon­dre qu'un parti révolutionnaire devrait être parfaitement niais, s'il ne trouvait pas pour ses révoltes au moins d'aussi bons arguments juridiques que Bismarck pour son coup de force de 1866.

Ensuite on a provoqué la guerre civile, puisque la guerre de 1866 ne fut rien d'autre. Or toute guerre civile est une guerre révolutionnaire. On a fait la guerre avec des moyens révolu­tionnaires. On s'est allié avec l'étranger contre des Allemands; on a fait intervenir dans la bataille des troupes et des navires italiens; on a appâté Napoléon III avec la perspective de possibles annexions sur le Rhin aux dépens de l'Allemagne. On a constitué une légion hongroise qui devait combattre pour des buts révolutionnaires contre son souverain légitime; on s'est appuyé en Hongrie sur Klapka, comme en Italie sur Garibaldi. On a triomphé - et on a englouti trois couronnes de droit divin, le Hanovre, la Hesse-Electorale et le Nassau, dont chacune est pour le moins aussi légitime, aussi « héréditaire » et autant « de droit divin » que la couronne de Prusse. Enfin on a imposé aux autres membres de la Confédération une Constitution impériale, qui - en ce qui concerne, par exemple, la Saxe - a été adoptée aussi librement que la Prusse accepta jadis la paix de Tilsit.

M'en plaindra-je ? Cela ne m'effleure même pas. On ne se plaint pas d'événements historiques; on s'efforce, au contraire, d'en comprendre les causes et, de la sorte, les consé­quences qui sont encore loin d'être épuisées. Mais, ce que l'on est en droit de réclamer, c'est que des gens qui ont eux-mêmes fait tout cela, ne reprochent pas à d'autres d'être des révolu­tionnaires. L'Empire allemand est une création de la révolution - certes d'une espèce particulière, mais révolution quand même. Il ne doit pas y avoir deux poids et deux mesures. La révolution reste la révolution, qu'elle soit faite par le roi de Prusse ou par un savetier. Si le gouvernement en place se sert des lois en vigueur pour se débarrasser de ses adversaires, alors il ne fait que ce que fait tout gouvernement. Mais s'il s'imagine qu’il les foudroie de plus avec le qualificatif terrible de « révolutionnaires ! », alors il ne peut emplir de terreur que le philistin : « révolutionnaires vous-mêmes! », répondra l'écho dans toute l'Europe.

Mais la prétention de dépouiller le parti de son caractère révolutionnaire, qui découle des conditions historiques, devient proprement ridicule, lorsqu'on commence par le mettre hors le droit commun, c'est-à-dire hors la loi, pour lui demander ensuite de reconnaître le terrain légal que l'on a supprimé précisément à son encontre.

Que l'on perde sa peine avec de pareilles questions, cela démontre une fois de plus l'arriération politique de l'Allemagne[18]. Dans le reste du monde, chacun sait que l'ensemble des conditions, politiques actuelles est le fruit de toutes sortes de révolutions. La France, l'Espagne, la Suisse, l'Italie - autant de pays et autant de gouvernements par la grâce de la révo­lution! En, Angleterre, le conservateur Macaulay lui-même reconnaît que l'actuel terrain légal repose sur une révolution effectuée sur d'autres (revolutions heaped upon revolutions). Depuis cent ans, l’Amérique commémore sa révolution chaque 4 juillet. Dans la plupart de ces pays, il y a des partis qui ne se sentent pas plus liés par les conditions juridiques en vigueur que celles-ci ne sauraient elles-mêmes les lier. Cependant, quiconque voudrait accu­ser, en France par exemple, les royalistes ou les bonapartistes d'être des révolutionnaires se rendrait simplement ridicule.

En Allemagne, on n'a pas procédé de manière radicale - autrement elle ne serait pas déchirée en deux morceaux, en l'Autriche et en ce qu'on appelle l'Allemagne - et où, pour cette raison, les idées de temps révolus, mais non entièrement surmontés, continuent à végé­ter dans les esprits comme si elles étaient éternelles (ce pourquoi on appelle les Allemands un peuple de penseurs). Il n'y a que dans cette Allemagne où il puisse encore arriver que l'on exige d'un parti qu'il se tienne lié par le soi-disant ordre légal en vigueur, et ce, non seulement en fait, mais encore en droit, et qu'il promette à l'avance que, quoi qu'il arrive, il ne cherchera pas à renverser - même s'il le pouvait - l'État légal qu'il combat. En d'autres termes : il devrait s'engager à maintenir en vie à tout jamais l'ordre politique en vigueur. C'est cela et rien d'autre que l'on exige de la social-démocratie lorsqu'on lui demande de cesser d'être révolutionnaire.

Mais le petit bourgeois allemand - et son opinion est toujours l'opinion publique de l'Allemagne -est un curieux bonhomme. Il n'a jamais fait de révolution. Celle de 1848, ce sont les ouvriers qui l'ont faite - à sa grande terreur. Mais pour cela il a subi d'autant plus de coups de force. En effet, qui a opéré tous les bouleversements en Allemagne en trois cents ans - et ils étaient faits en conséquence - sinon les princes. Toute leur autorité et finalement toute leur souveraineté furent le fruit de leurs rébellions contre l'Empereur. La Prusse était la première à leur montrer ce bon exemple. La Prusse ne put devenir un royaume après seulement que le « grand-duc électoral » de Brandebourg ait effectué avec succès une rébellion contre son suzerain, le roi de Pologne, et rendu ainsi le duché de Prusse indé­pendant de la Pologne. À partir de Frédéric Il la rébellion de la Prusse contre l'Empire allemand a été érigé en système : il se « fiche » de la Constitution impériale avec plus de sans-gêne encore que notre brave Bracke l'a fait de la loi anti-socialiste. Vint ensuite la révolution française, et elle fut subie avec des pleurs et des gémissements par les princes comme par les philistins. De par le recès de la Diète impériale de 1803, les Français et les Russes répartirent, de manière, hautement révolutionnaire, l'Empire allemand entre les princes allemands, parce que ceux-ci ne parvenaient pas à se mettre d'accord eux-mêmes sur ce partage. Ce fut Napoléon qui permit à ses protégés tout particuliers, les princes de Bade, de Bavière et de Wurtemberg, de s'emparer de toutes les villes, baronnies et duchés impériaux, situés dans et entre leurs territoires.

Aussitôt après, ces trois princes, tous coupables de haute-trahison, entreprirent la dernière rébellion couronnée de succès contre leur Empereur, en se proclamant souverains avec l'aide de Napoléon, et en mettant ainsi définitivement en pièces le vieil Empire alle­mand. Par la suite, l'Empereur allemand de facto, Napoléon, partagea de nouveau, tous les trois ans environ, l'Allemagne entre ses fidèles valets, les princes allemands et autres. Enfin, ce fut la glorieuse libération du joug étranger, et, en guise de récompense, l'Allema­gne fut partagée et trafiquée par le Congrès de Vienne, c'est-à-dire par la Russie, la France et l'Angleterre comme territoire général de dédommagement pour princes déchus, et les petits bourgeois allemands furent attribués, comme autant de moutons, à environ 2 000 lambeaux de territoire épars, possédés par quelque trente-six souverains, héréditaires, pour lesquels aujourd'hui encore la plupart continuent de « mourir comme de bons sujets ». Tout cela n'aurait pas été révolutionnaire! Qu'il avait donc raison ce coquin de Schnapphanski-Lichnowski, en s'écriant au Parlement de Francfort : « Le droit historique est sans date. » En effet, il n'en n'a jamais eu!

La prétention du petit bourgeois allemand vis-à-vis du parti ouvrier social-démocratie n'a que cette signification : Ce parti doit devenir un parti bourgeois à l'image du petit bourgeois et, comme lui, ne participer plus activement aux révolutions, mais les subir toutes. Et lorsque le gouvernement, arrivé au pouvoir par la contre-révolution et la révolu­tion, émet cette même prétention, cela signifie simplement que la révolution est bonne tant qu'elle est faite par Bismarck pour Bismarck et consorts, mais qu'elle est condamnable quand elle s'effectue contre Bismarck et consorts.

Frédéric Engels

Une nouvelle loi contre la subversion socialiste[modifier le wikicode]

A Paul Lafargue, 22 novembre 1894.

Le petit Guillaume a un comportement qui étonne. Ne se met-il pas en tête de combattre les « tendances subversives », en commençant par renverser son propre gouvernement[19]. Les ministres tombent comme des soldats de plomb. Le malheureux jeune homme a dû se taire et se tenir coi pendant plus de huit mois, et n'y résistant plus, il éclate - voilà le résultat ! Au moment même où nous conquérons le quart de la Belgique, où la réforme électorale est en tram de conduire les nôtres au parlement autrichien, où tout est dans l'incertitude quant à J'avenir de la Russie - à ce moment-là le jeune homme se met en tête de surpasser Crispi et Casimir-Périer[20] ! L'effet que tout cela produit Allemagne; vous le voyez dans le fait qu'au congrès socialiste de Francfort un grand nombre de nos délégués ont réclamé une nouvelle loi de répression comme meilleur moyen de faire gagner du terrain à notre parti !

À Ludwig Schorlemmer, 3 janvier 1895.

Même si le congrès de Francfort a été plutôt terne par rapport aux précédents, parce que Vollmar et les Bavarois ont littéralement surpris et abusé les autres parlementaires avec leur ultimatum bavarois[21], si bien que ces derniers n'ont pris aucune décision, par crainte d'une scission possible, dans les questions les plus importantes -la bêtise de nos adversaires nous permet tout de même de surmonter ces mesquineries. Non content de leur projet de loi contre la subversion, ces génies se mettent encore à persécuter Liebknecht à cause de l'histoire survenue au Reichstag[22], EN FAISANT AINSI DE NOUS LES DÉFENSEURS DES DROITS CONSTITUTION­NELS DU PARLEMENT ALLEMAND[23] !

C'est précisément ce nouveau conflit qui nous a permis de conclure avec succès le boycott berlinois de la bière, qui à l'étranger et notamment en Angleterre a eu un si grand retentissement[24]. Il est remarquable qu'avec leurs organisations de métier qui existent publiquement depuis soixante-dix ans et leurs grandes libertés d'association, les ouvriers anglais n'aient jamais pu réussir le score qu'ont arraché de vive lutte les Berlinois. Un journal écrit : « Que l'Empereur Guillaume y réfléchisse donc bien : les gens qui ont réussi à venir à bout des tonneaux de bière, sont fort capables de venir aussi à bout de son sceptre. »

Et nous avons obtenu le résultat suivant : il n'y a en Allemagne que deux hommes dont on écoute attentivement les discours - l'empereur Guillaume et Auguste Bebel. Le dernier dis­cours de ce dernier était brillant, mais il faut le lire dans son compte rendu sténo­gra­phique[25].

Ma santé est de nouveau bonne, mais je constate, néanmoins que j'ai soixante-quatorze et non plus quarante-sept ans, et que je ne peux plus en prendre à mon aise avec la nourri­ture, la boisson, etc., de même que je ne peux pas résister autant qu'autrefois aux intem­péries. Quoi qu'il en soit, pour mon âge, je suis encore très vert, et j'espère bien vivre encore certains événements, surtout si ces messieurs de Berlin - comme ils en ont tout l'air - veulent tâter d'un conflit constitutionnel: Les hobereaux prussiens sont capables de pousser les choses au point que les sociaux-démocrates devront jouer les protecteurs de la Constitution impériale contre la classe des hobereaux qui meurt d'envie de violer la Constitution et de faire un coup d'État. Cela nous convient aussi! Qu'on fonce donc !

À Paul Stumpf, 3 janvier 1895

Les chamailleries[26] dans le parti ne me dérangent guère : il vaut mieux qu'elles se pro­dui­sent de temps en temps et éclatent carrément une bonne fois. C'est précisément l'exten­sion toujours croissante et irrésistible du parti qui fait que les derniers venus sont plus difficiles à digérer que les précédents. N'avions-nous pas déjà dans nos rangs les ouvriers des grandes villes, qui sont les plus intelligents et les plus éveillés ? Ceux qui viennent maintenant sont ou bien les ouvriers des petites villes ou des districts ruraux, ou bien des étudiants, petits employés, etc., voire enfin les petits bourgeois et artisans campagnards qui luttent contre le déclin et possèdent en propre ou à bail un petit bout de terre et, à présent, par-dessus le marché, de véritables petits paysans.

Or il se trouve qu'en fait notre parti est le seul en Allemagne qui soit authentiquement -de progrès et qui, en même temps, soit assez puissant pour imposer de force le progrès, de sorte que la tentation est forte même pour les gros ou moyens paysans endettés et en rébellion de tâter un peu du socialisme, notamment dans les régions où ils prédominent à la campagne.

Ce faisant, notre parti dépasse sans doute largement les limites de ce que permettent les principes - et c'est ce qui engendre pas mal de polémiques; mais notre parti a une constitu­tion assez saine pour qu'elles ne lui soient pas néfastes. Nul n'est assez bête pour envisager sérieusement de se séparer de la grande masse du parti, et nul n'a la prétention de croire qu'il puisse constituer encore un petit parti privé, semblable à celui du Parti populaire souabe[27] qui, avec beaucoup de chance, avait réussi à regrouper sept Souabes sur onze. Toute cette chamaillerie ne sert qu'à causer des déceptions aux bourgeois qui escomptent une scission depuis vingt ans déjà, mais font en même temps tout ce qu'il faut pour nous l'éviter. Il en est ainsi à présent avec le projet de loi sur la presse et les activités subversives, l'élévation de Liebknecht au rôle de défenseur des droits du Reichstag et de la Constitution[28], ainsi que les menaces de coups d'État et de violation des droits. Certes, on fait beaucoup de bêtises chez nous, mais pour permettre à de tels adversaires de nous vaincre, il faudrait vraiment que nous fassions des gaffes grosses comme des montagnes, gaffes que tout l'or du monde ne serait pas en mesure d'acheter. Au reste, ton plan de céder à l'occasion la direction du parti à la jeune génération, afin qu'elle s'aguerrisse n'est pas si mauvais, mais je crois qu'elle arrive­ra aussi sans cette expérience à du savoir-faire et de l'intelligence politiques.

À Fr.-A. Sorge, 16 janvier 1895.

Dans cette nouvelle année, les choses deviennent horriblement confuses en Europe. La question paysanne a été repoussée à l'arrière-plan en Allemagne par le projet de loi sur la subversion, et celui-ci à son tour par le jeune Guillaume (son chant à Égire, le maître des flots, témoigne de ce qu'il à le mal de mer chaque fois qu'il monte avec sa flotte dans les tranquilles fjords norvégiens). Ce jeune homme a semé partout le désordre en Allemagne, et nul ne sait plus où il en est et de quoi demain sera fait, la confusion dans les cercles gouvernementaux comme, en général, dans les classes régnantes croît de jour en jour, tant et si bien que les seuls qui ont fait joyeuse figure lors des débats contre la subversion étaient nos gens à nous. Mais n'est-ce pas beau : à la tête de ceux qui sont contre cette loi anti-subversive se trouve précisément celui qui ne peut laisser passer cinq minutes sans faire un chambardement !

Or ce jeune Guillaume est tombé dans les griffes des hobereaux qui, afin de le tenir dans l'état d'esprit où il est disposé à leur accorder une aide accrue de l'État pour leurs domaines seigneuriaux en banqueroute, l'appâtent maintenant avec la perspective de nouveaux impôts, de nouveaux soldats et d'une flotte de guerre, lui dictent une attitude arrogante pour que la volonté de l'Empereur soit la loi suprême et le poussent à dissoudre le Reichstag et à procéder à un coup d'État. Mais avec cela messieurs Köller et consorts qui ont des mots si arrogants, manquent à ce point de courage qu'ils éprouvent d'ores et déjà toutes sortes de frayeurs et on peut vraiment se demander s'ils n'auront pas peur lorsque le moment d'agir sera venu!

À Paul Lafargue, 26 février 1895.

Je vous en voie en recommandé le manuscrit avec quelques observations - la traduction est comme toujours remarquable[29]. Il y a eu un retard de quelques jours : on veut publier à Berlin les trois articles de Marx sur les événements en France de 1848 et 1849 (qui furent publiés en 1850 dans la « Nouvelle-Gazette rhénane », Revue économique et politique), et cela exige une Introduction[30]. Celle-ci est devenue assez longue. En effet, outre un pano­rama général sur les événements depuis cette époque, il fallut encore expliquer pourquoi nous avions parfaitement raison de compter sur une victoire définitive et toute imminente du prolétariat, pourquoi celle-ci ne vint pas et dans quelle mesure les événements ont contribué à ce que nous considérions les choses autrement aujourd'hui qu'alors. C'est très important à cause des nouvelles lois dont on nous menace en Allemagne. Une commission du Reichstag s'efforce de rendre élastiques tous les articles du Code Pénal, applicables ou non, selon le parti politique auquel appartient l'accusé. Le motif d'un acte considéré comme crime, etc. doit déjà être puni, si l'on peut supposer que l'accusé voulait provoquer ou inciter d'autres à l'imiter! En d'autres termes : Vous, socialistes, vous serez punis, si vous dites ce qu'un con­ser­vateur, un libéral ou un clérical peut dire sans être poursuivi. En commission, les cléri­caux sont pires que le gouvernement lui-même. Figurez-vous qu'ils réclament deux ans de prison pour quiconque nie, publiquement ou dans la presse, l'existence de dieu ou l'im­mor­talité de l'âme!

La rage de la réaction est parfaitement absurde et absolument inexplicable, à moins d'admettre que ces messieurs se sentent menacés d'un coup d'État. De hauts fonctionnaires prêchent ouvertement ce coup d'État. Constantin Rössler, conseiller de légation, l'a exigé dans une brochure, et le général en retraite von Bogouslavki a fait de même. Les libéraux et les cléricaux savent qu'il ne leur resterait qu'à se soumettre, si le gouvernement prenait une telle décision. Mais face aux deux millions d'électeurs socialistes, ces messieurs n'ont pas le courage de s'opposer ouvertement à un coup d'État : le gouvernement les désarmera avec cette menace, et ils apporteront leur voix à tout ce qui « sauvera » l’ordre et la paix à l'inté­rieur ! Vous verrez qu'ils ratifieront tous les impôts, tous les navires de guerre, tous les nouveaux régiments que Guillaume exigera - si les électeurs ne s'en mêlent pas. En effet, les députés bourgeois sont si lâches en Allemagne que même le courage d'être lâche leur manque.

Dans tous les cas, nous allons à grands pas vers une crise, s'il peut y avoir une crise dans cette Allemagne de la bourgeoisie où tout s'émousse. Il est certain qu'il y aura pour nos amis une nouvelle période de persécutions. En ce qui concerne notre politique, elle doit consister en ceci : ne pas céder à la provocation le moment venu car alors nous devrions combattre sans perspective de succès et nous laisser saigner comme à Paris en 1871[31] tandis que nos forces pourraient doubler dans deux ou trois ans comme sous la loi d'exception. Aujourd'hui notre parti lutterait tout seul contre l'ensem­ble des autres, qui sont associés au gouvernement sous la bannière de l'Ordre social[32]. Dans deux ou trois ans, nous aurons à nos côtés les paysans et petits bourgeois ruinés par les impôts. Le corps principal ne livre pas de batailles d'avant-poste : il se tient prêt pour le moment critique.

Or donc, nous verrons comment tout cela finira.

À Richard Fischer, 8 mars 1895.

J'ai tenu compte autant qu'il était possible de vos graves préoccupations[33], bien que, avec la meilleure volonté, je ne comprends pas pourquoi vos réticences commencent à la moitié du texte. Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayez l'intention de prescrire, de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes circonstances, la légalité même vis-à-vis de ceux qui 'frisent la légalité, bref la politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite. Dans le Vorwärts, bien sûr, certains prêchent parfois la révolution avec la même énergie que d'autres la repoussent. Mais je ne peux considérer cela comme une solution de la question.

J'estime que vous n'avez absolument rien à gagner, si vous prêchez sous la contrainte le renoncement absolu du recours à la violence. Personne ne vous croira, et aucun parti d'aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à l'illégalité.

En outre, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris : je ne peux me compromettre aussi totalement à leurs yeux.

J'ai cependant accepté vos modifications[34], avec les exceptions suivantes : 1º Épreuves à corriger, p. 9, pour les masses, il est dit : « il faut qu'elles aient compris pourquoi elles inter­vien­nent ». 2º Le passage suivant : barrer toute la phrase depuis « le déclenchement sans préparation de l'attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante : le mot d'ordre « déclenchement de l'attaque » est à tout propos en usage chez les Français, Italiens, etc., seulement ce n'est pas si sérieux. 31 Épreuves à corriger, p. 10 : « Sur la révolution sociale-démocrate qui va actuellement fort bien », vous voulez enlever « actuel­lement », autrement dit vous voulez transformer une TACTIQUE VALABLE MO­MEN­­TA­NÉMENT et toute relative en une tactique permanente et absolue. Cela je ne peux pas le faire, sans me discréditer à tout jamais. J'évite donc la formule d'opposition, et je dis : « Sur la révolution sociale-démocrate, qui se porte bien, en ce moment précis, en se conformant à la loi. »

Je ne comprends absolument pas pourquoi vous trouvez dangereuse ma remarque sur l'attitude de Bismarck en 1866, lorsqu'il viola la Constitution. Il s'agit d'un argument lumineux, comme aucun autre ne le serait. Mais je veux cependant vous faire ce plaisir.

Mais je ne peux absolument pas continuer de la sorte[35]. J'ai fait tout mon possible, pour vous épargner des désagréments dans te débat. Or vous feriez mieux de préserver le point de vue, selon lequel l'obligation de respecter la légalité est de caractère juridique, et non moral, comme Bogouslavski vous l'a si bien montré dans le temps, et qu'elle cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent les lois. Mais vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d'entre vous - de ne pas contrer comme il fallait les prétentions de l'adver­saire : reconnaître aussi l'obligation légale du point de vue moral, c'est-à-dire contraignant dans toutes les circonstances, au lieu de dire : vous avez le pouvoir et vous faites les lois; si nous les violons, vous pouvez nous traiter selon ces lois - cela nous devons le supporter, et c'est tout. Nous n'avons pas d'autre devoir, vous n'avez pas d'autre droit. C'est ce qu'ont fait les catholiques sous les lois de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat memnonite qui figure dans tous les journaux - et vous ne devez pas démordre de cette position.

Le projet anti-subversif (Umsturzvorlage)[36] est de toute façon voué à la ruine : ce qu'il recherche il ne peut même pas le formuler et, moins encore, le réaliser, et dès lors que ces gens en ont le pouvoir, ils réprimeront et séviront de toute façon contre vous, d'une manière ou d'une autre.

Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous attendez uniquement parce que vous n'êtes pas encore assez forts pour agir nous-mêmes, et parce que l'armée n'est pas encore complètement minée, mais alors, mes braves, pourquoi ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et les succès gigantesques du Parti ? es gens savent tout aussi bien que nous que nous avançons puissamment vers la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années - et c'est pourquoi ils veulent passer à l'attaque maintenant, mais hélas pour eux ils ne savent pas comment s'y prendre. Nos discours ne peuvent rien y changer : ils le savent tout aussi bien que nous; de même qu'ils savent que si nous avons le pouvoir nous l'utiliserons à nos fins et contre eux.

En conséquence, lorsque la question sera débattue au Comité central, pensez un peu à ceci : Préservez le droit de résistance aussi bien que Bogouslavski nous l'a préservé, et n'oubliez pas que de vieux révolutionnaires - français, italiens, espagnols, hongrois, anglais - figurent parmi eux et vous écoutent, et que - sait-on jamais combien rapidement - le temps peut revenir où l'on devra sérieusement envisager les conséquences de l'élimination du mot « légal » qui fut entreprise en 1880 à Wyden[37]. Regardez donc les Autrichiens qui, aussi ouvertement que possible brandissent la menace de la violence, si le suffrage universel n'est pas bientôt instauré. Pensez à vos propres illégalités sous le régime des lois anti-socialistes auquel on voudrait vous soumettre de nouveau.

Légalité aussi longtemps que cela nous arrange, mais pas légalité à tout prix - même en paroles!

Ton F. E.

À Laura Lafargue, 28 mars 1895.

Les Berlinois sont en train de rééditer les articles de Marx de la Revue de la Nouvelle Gazette rhénane sur les Luttes de classes en France en 1848-1850, et j'ai écrit une Intro­duction qui paraîtra probablement d'abord dans la Neue Zeit. Elle a quelque peu souffert de ce que nos amis de Berlin éprouvent le besoin, à mon sens excessif, de ne rien dire qui puisse être utilisé pour faire passer au Reichstag le projet de loi sur les menées séditieuses (Umsturzvorlage). Étant donné les circonstances, j'ai dû céder[38]. Mais ce projet de loi contre les menées séditieuses et l'incertitude totale de la situation en Allemagne - si magnifique il puisse être pour le développement général de notre parti - bouleverse en grande partie mes projets de travail personnel. J'étais, comme tu le sais sans doute, en train de préparer la correspondance avec Lassalle[39]; il faut pour cela que je revois une grande quantité de vieux documents, de lettres, etc. Mais si le nouveau projet de loi passe, ni les lettres, ni mes notes, ni l'Intro­duction ne seront publiables en Allemagne. Et une réédition de nos vieux articles de 1843-1852 sera également impossible. Je suis donc obligé de négliger tout cela jusqu'à ce que je sache quelle tournure prendront les choses. Dans l'intervalle, je m'occupe du quatrième livre du Capital, lisant et recopiant les parties déjà préparées par Kautsky. Je m'arrangerai ensuite avec Tussy pour qu'elle puisse prendre la suite du travail.

La situation en Allemagne devient résolument critique. La dernière incartade du jeune Guillaume[40] - sa profonde indignation à la suite du vote du Reichstag contre Bismarck - est lourde de sérieuses menaces. Premièrement, c'est un symptôme qui montre que non seule­ment « il lui manque une case », mais que tout le casier est en train de se déranger. Ensuite c'est un défi (en fr.). Je ne doute pas que notre parti lui répondra au Reichstag et bien que, pour l'instant, il semble que l'affaire soit enterrée, le conflit est là et il ressurgira. Il ne fait pas de doute qu'en Allemagne nous n'ayons en face de nom un moderne Charles 1er un homme possédé par la folie césarienne.

Considère ensuite quelle confusion ce gaillard répand dans les rangs des partis bour­geois. Il flatte, puis il rebute les hobereaux conservateurs; il ne peut satisfaire leur bruyante revendication de rentes garanties par l'État; l'alliance entre l'aristocratie foncière et les grands industriels que Bismarck avait nouée en 1978 en créant des tarifs protecteurs, n'a pas résisté aux heurts des intérêts économiques[41]; le parti catholique qui établit J'équilibre des forces au Reichstag avec ses 100 députés, était tout disposé à se laisser entraîner à voter le projet de loi anti-séditieuse, or, voici que le vote hostile à Bismarck et « l'empereur indigné » le rejettent aussitôt dans l'opposition - et cela signifie que la scission du centre catholique en une aile aristocratique et bourgeoise et en une aile démocratique, paysanne et ouvrière s'en trouvera accélérée. Partout ce n'est que confusion et désunion -ce qui pousse Guillaume à tenter un coup d'État pour affirmer son droit divin au pouvoir absolu et pour se débarrasser du suffrage universel; et, de l'autre côté, l'avance silencieuse et irrésistible de notre parti qui se manifeste à chaque élection pour un poste soumis au vote des ouvriers. Tout cela sent vraiment la crise - qui vivra verra!

Le programme agraire de 1894 de la social-démocratie[modifier le wikicode]

« La situation devient sérieuse en Allemagne. L'ultra-conservatrice Kreuzzeitung déclare que la loi anti-socialiste est inutile et mauvaise! Ma foi, nous en serons probablement débar­rassés, mais la parole de Purtkamer va se réaliser alors : Nous aurons le grand état de siège au lieu du petit, et des coups de canon au lieu d'expulsions. Les choses vont bien pour nous et nous n'avons jamais osé en espérer tant, et de loin! Mais nous connaîtrons des temps agités, et tout dépendra de la capacité de nos amis à ne pas se laisser entraîner dans des bagarres à la suite de provocations. Dans trois ans, nous aurons peut-être les travailleurs agricoles, l'élément décisif en Prusse - et alors... feu! » (Fr. Engels à Laura Lafargue, 14-02-1890)[42].

Engels à Laura Lafargue, 20 juin 1893.

Cependant le nombre de sièges n'a qu'une importance tout à fait secondaire. Le princi­pal, c'est l'accroissement des suffrages, et il sera certainement considérable[43]. Seulement, nous ne les connaîtrons que lorsque les résultats officiels complets seront présentés au Reichstag. L'élément le plus important de cet accroissement consistera dans le nombre de suffrages (relativement modes­te) que nous aurons recueillis dans les nouvelles localités agri­coles aux coins les plus reculés du pays. Cela nous permettra de constater l'emprise que nous commençons à avoir sur ces districts campagnards qui nous étaient jusqu'ici inaccessibles et sans lesquels nous ne pouvons espérer remporter la victoire. Quand tous les résultats seront définitifs, je crois que nous aurons quelque deux millions un quart de suffrages - plus que n'en a jamais recueilli aucun autre parti en Allemagne.

Dans l'ensemble, l'effet a été foudroyant sur toute la presse bourgeoise d'Allemagne et d'Angleterre - et il ne pouvait en être autrement. On n'a jamais vu dans aucun pays progres­ser un parti de façon aussi régulière, ininterrompue, irrésistible. Et ce qu'il y a de mieux, c'est que notre succès de 1893 renferme - par l'étendue et la variété du terrain nouvellement défriché, ainsi qu'en témoigne ce succès - la promesse certaine d'un succès encore plus grand aux prochaines élections générales.

Engels à Paul Lafargue, 22 août 1894.

En tout cas, les deux mois - septembre et octobre - seront intéressants. Vers le 5, c'est le Trades Congress à Norwich - après le congrès espagnol de dimanche prochain -, puis votre congrès de Nantes, enfin celui des Allemands à Francfort le 21 octobre[44]. Les deux derniers s'occupe­ront de la question des paysans et des ouvriers agricoles. En général, les concep­tions des deux sections nationales sont les mêmes, à cela près que vous, les révolu­tionnaires intransigeants d'antan, vous penchez maintenant un peu plus vers l'opportunisme que les Allemands, qui probablement n'appuieront aucune mesure pouvant servir à maintenir ou à préserver la petite propriété paysanne face à l'action dissolvante du capitalisme. De l'autre côté, on sera d'accord avec vous que ce, n'est pas notre besogne d'accélérer ou de forcer cette action dissolvante, et que l'important c'est le regroupement des petits propriétaires en associations agricoles en vue d'une culture en commun et en grand. Je suis curieux de voir lequel des deux congrès se montrera le plus avancé en théorie économique et le plus efficace dans les moyens prati­ques à mettre en œuvre.

Engels à Fr.-A. Sorge, 10 novembre 1894.

Sur le continent, au fur et à mesure des succès, on voit augmenter l'envie de succès plus grands encore - et gagner les paysans devient au sens littéral du terme, une mode. D'abord les Français déclarent à Nantes, par la bouche de Lafargue[45], non seulement ce que je vous ai déjà écrit dans ma précédente lettre, à savoir que nous n'avions pas vocation d'accélérer la ruine des petits paysans en intervenant directement, mais encore qu'il faut protéger direc­te­ment les petits paysans contre le fisc, les usuriers et les grands propriétaires fonciers[46]. Or nous ne pouvons pas les suivre sur ce dernier point, parce que c'est, premièrement, une bêtise, et deuxièmement une impossibilité. Mais voilà que surgit Vollmar à Francfort qui veut acheter et corrompre le paysan en général. Or, en l'occurrence, le paysan de Haute-Bavière n'est pas même le petit paysan endetté de Rhénanie, mais le moyen voire le gros paysan, qui exploite des domestiques et des servantes, et vend du bétail et des céréales en grandes quantités. Et cela ne va pas sans l'abandon de tous les principes. Nous ne pouvons gagner le paysan des Alpes, le gros paysan de la Basse-Saxe et du Schlesvig-Holstein que si nous lui sacrifions les domestiques et les journaliers agricoles, et, ce faisant, nous perdons plus au plan politique que nous ne gagnons. Le congrès de Francfort n'a pas pris de décision sur cette question, et c'est tant mieux, car la question va être étudiée plus à fond maintenant, Les gens qui y assistaient, n'étaient guère familiarisés avec la question des paysans, leur situation dans les diverses provinces, où (es conditions matérielles diffèrent radicalement les unes des autres, aussi n'auraient-ils pu que décider dans le vague, Mais la question devra tout de même être vidée une fois pour toutes.

La question paysanne en France et en Allemagne[modifier le wikicode]

Die Neue Zeit, no 10, 1894-1895, vol. 1er.

L'exemple des coopératives agricoles démontrerait, même aux derniers petits paysans parcellaires encore réticents et certainement aussi à maints grands paysans, combien est avantageuse la grande exploitation coopérative[47].

Sur ce terrain, il nous est possible en conséquence de faire entrevoir une perspective au moins aussi brillante aux prolétaires de l'agriculture qu'à ceux de l'industrie. Et ce n'est donc qu'une question de temps - et même de temps très court - que de conquérir les ouvriers agri­coles de la Prusse orientale. Or quand nous aurons gagné les journaliers agricoles de l'Est de l'Elbe, le vent tournera complètement dans toute l'Allemagne. En effet, le principal fonde­ment du régime des hobereaux prussiens et, partant, de l'hégémonie, spécifique de la Prusse en Allemagne, c'est le demi-servage des ouvriers agricoles de la Prusse orientale. Ce sont les hobereaux de l'Est de l'Elbe qui, de plus en plus obérés de dettes, tombés dans la misère et devenus des parasites vivants aux dépens de l'État ou de particuliers, s'accrochent désespéré­ment au pouvoir; ce sont eux qui ont engendré et perpétué le caractère spécifiquement prus­sien de la bureaucratie et du corps d'officiers de J'armée en Allemagne; leur morgue, leur super­be et leur esprit borné ont suscité à l'intérieur cette haine contre l'Empire germano-prus­sien existant - même si l'on est bien obligé d'admettre que c'est là pour l'heure la seule forme possible ,de l'unité allemande -, tandis qu'ils ont empêché, en dépit de victoires aussi brillantes, de forcer le respect à l'étranger pour l'Allemagne.

Le pouvoir de ces hobereaux vient de ce qu'ils disposent de la propriété du sol dans tout le territoire englobant les sept provinces de la vieille Prusse - soit près d'un tiers de tout l'Empire. Or cette propriété de la terre entraîne avec elle le pouvoir politique et social, car elle porte non seulement sur le sol, mais encore sur les industries les plus importantes de ce territoire, grâce aux fabriques de sucre, de betteraves et d'eau-de-vie. Ni les grands proprié­taires du reste de l'Allemagne, ni les grands industriels ne jouissent d'une condition aussi favorable, car ni les uns ni les autres ne disposent d'un royaume aussi compact, mais ils sont dispersés sur de vastes espaces et disputent l'hégémonie politique et sociale aux éléments sociaux qui les entourent.

Or, la prépondérance politique des hobereaux prussiens dans l'État perd de plus en plus sa base économique. L'endettement et l'appauvrissement ne cessent d'augmenter malgré toute l'aide de l'État - depuis Frédéric 1er celle-ci fait partie intégrante de tout budget ordi­naire de cette bande de hobereaux. Ce n'est que le, demi-servage, sanctionné par la légis­lation et la coutume, qui permet l'exploitation sans borne des ouvriers agricoles et permet à la classe des hobereaux de ne pas sombrer irrémédiablement.

Semez les mots d'ordre de la social-démocratie parmi ces ouvriers, insufflez-leur le courage et donnez-leur la cohésion pour leur permettre de défendre leurs droits, et c'en est fait, de la souveraineté des hobereaux!

Le grand pouvoir réactionnaire de la Prusse en Allemagne n'est rien d'autre que ce que l'élément barbare et expansionniste du tsarisme russe représente pour toute l'Europe. Or cette politique paysanne le ferait tomber dans le néant et ce qui ne serait plus qu'une vessie dégonflée. Dès lors les « régiments de fer » de l'armée prussienne passeront à la social-démocratie, ce qui entraîne un glissement du pouvoir, qui est décisif pour la révolution.

C'est ce qui explique que la conquête du prolétariat agricole de la Prusse à l'est de l'Elbe a une importance bien plus grande que celle des petits paysans de l'Ouest on des paysans moyens du Sud. Notre champ de bataille décisif se trouve dans cette Prusse de l'est de l'Elbe, et c'est pourquoi, et le gouvernement et les hobereaux essayeront à tout prix de nous en fermer l'accès.

Et si, comme la menace en existe, le gouvernement met en oeuvre de nouvelles mesures de force pour empêcher que notre parti ne se développe, ce serait essentiellement pour préserver le prolétariat agricole de la Prusse de l'est de l'Elbe de l'influence de notre propa­gande. De cela nous devons nous moquer, et le conquérir malgré tout!

Lettre à la rédaction du « Vorwärts »[modifier le wikicode]

Vorwärts, 16 novembre 1894.

D'après les informations de la presse du parti, le camarade Vollmar s'est référé, lors du débat agraire au congrès de Francfort du 25 octobre, aux résolutions du congrès socialiste français de Nantes « qui a eu l'approbation expresse de Frédéric Engels[48] ». Selon le Vorwärts du 10 novembre, c'est ce que diffuse aussi la presse adverse[49].

En consé­quence, je suis obligé de faire la déclaration suivante : cela est faux et Vollmar doit avoir été infor­mé de ma position de manière tout à fait erronée.

Pour autant que je m'en souvienne, je n'ai fait en France que deux communications en ce -qui concerne le programme de Nantes. La première - avant le congrès et en réponse à la demande d'un camarade français - disait en gros : le développement du capitalisme détruit irrémédiablement la petite propriété foncière paysanne. Notre parti en est absolument con­scient, mais il n'a encore aucune raison d'en accélérer le processus en intervenant d'une façon précise. Sur le plan des principes, il n'y a donc rien à objecter à des mesures judicieu­sement choisies qui pourraient rendre l'inévitable déclin moins douloureux au petit paysan; mais si l'on va plus loin, en espérant maintenir le petit paysan à jamais, on tend, à mon avis, à une chose économiquement impossible : on sacrifie le principe, et l'on devient réaction­naire.

La seconde -après le congrès - se limita à conjecturer que nos amis français demeure­raient seuls dans le monde socialiste à vouloir perpétuer, non seulement le petit propriétaire paysan, mais encore le petit métayer qui exploite aussi le travail d'autrui.

Tel est mon point de vue dans cette affaire, et ce que rapporte Vollmar en est le con­trai­re. Mais, comme je me trouve impliqué dans cette affaire, il m'est difficile de faire autre­ment que d'expliquer mon point de vue d'une façon plus précise et plus détaillée. C'est ce que j'ai l'intention de faire dans un bref article pour la Neue-Zeit, où j'expliciterai et motiverai mon point de vue.

Engels à P. Lafargue, 22 novembre 1894.

J'ai trouvé votre rapport dans le Sozialdemokrat[50] ce qui est bien tombé, car cela me permet de mettre bien des choses à la charge d'une rédaction quelque peu négligente et d'en conclure que si je ne suis pas d'accord avec ce que dit la résolution de Nantes, je crois l'être avec ce qu'elle a voulu dire. Au reste, j'ai tâché d'être aussi.' amical que possible, mais après l'abus qu'on a fait de cette résolution en Allemagne, il n'y a plus moyen de la passer sous silence.

En vérité, vous vous êtes laissés entraîner un peu trop loin sur la pente opportuniste. À Nantes vous étiez entrain de sacrifier l'avenir du parti à un succès d'un jour. Il est encore temps de vous arrêter, si mon article peut y contribuer, je m'en féliciterai. En Allemagne, où Vollmar s'est permis d’octroyer, - aux gros paysans bavarois avec leurs 10-30 hectares chacun, des avantages que vous avez promis aux petits paysans français, en Allemagne Bebel a relevé le gant, et la question sera discutée à fond : elle ne disparaîtra plus de l'ordre du jour avant d'être réglée. Vous avez lu dans le Vorwärts le discours de Bebel dans la seconde circonscription électorale de Berlin. Il se plaint avec raison que le parti va s'embourgeoisant. Cela est le malheur de tous les partis extrêmes dès que l'heure approche où ils deviennent « possibles ». Or le nôtre ne peut dépasser, sous ce rapport, une certaine limite sans se trahir lui-même, et il me paraît qu'en France comme en Allemagne nous voilà arrivés sur cette ligne. Heureusement qu'il est encore temps de s'arrêter.

Engels à W. Liebknecht, 24 novembre 1894.

J'ai écrit à Bebel, et je lui ai fait comprendre que, dans les débats politiques, il fallait réfléchir posément à toutes les incidences possibles, et ne rien faire à la hâte, dans le premier élan : il m'est ainsi arrivé à moi-même de me brûler les doigts à plusieurs reprises. En revanche, j'ai à te faire aussi une petite observation à ce propos.

Que Bebel ait agi maladroitement au cours de la réunion, cela se discute. Cependant, en substance, il a tout à fait raison[51]. Assurément, comme responsable politique de l'organe central de la presse du parti, tu es tenu d'arrondir les angles, voire à nier les divergences réelles qui peuvent surgir, à rendre les choses acceptables pour tous, à agir pour l'unité du parti - jusqu'au jour de la scission. De ce point de vue de journaliste, la manière de procéder de Babel peut te gêner. Mais ce qui peut être désagréable au rédacteur devrait combler d'aise le dirigeant de parti : qu'il y ait des camarades ne portant pas toujours sur le nez les lunet­tes de service que doit absolument porter le rédacteur afin de rappeler au journaliste qu'en sa qualité de dirigeant de parti il est excellent qu'il enlève de temps en temps ses lunet­tes qui lui font voir l'harmonie pour considérer l'univers avec ses yeux tout, simplement.

Les Bavarois ont constitué formellement une ligue séparatiste à Nuremberg avant le congrès de Francfort[52]. Et ils y sont venus avec un ultimatum, et nul ne pouvait s'y tromper. Pour compléter le tout, Vollmar parle de marcher séparément; Grillenberger dit: décidez ce que vous voulez, nous n'obéirons pas. Ils proclament que les Bavarois ont des droits particuliers, réservés, et, dans le parti, ils traitent leurs adversaires de « Prussiens » et de « Berlinois[53] ». Ils réclament que l'on ratifie le budget et une politique paysanne allant en direction de la droite, bien au-delà de ce qui est petit bourgeois. Le congrès, au lieu de brandir énergiquement le bâton, comme il l'a toujours fait jusqu'ici, n'a pas osé prendre la moindre sanction. Si dans ces conditions le moment n'est pas venu pour Bebel de parler de pénétration et d'avancée de l'élément petit bourgeois dans le parti, je me demande alors s'il viendra jamais.

Or, que fais-tu dans le Vorwârts[54] ? Tu t'accroches à la forme de l'attaque de Bebel en affirmant que tout cela n'est pas si grave, et tu te places en « opposition diamétrale » avec lui de telle sorte que tu es obligé ensuite, par les « malentendus » suscités inévitablement par ce procédé chez les adversaires de Bebel, à faire une déclaration selon laquelle ton opposition diamétrale ne porte que sur la forme donnée par Bebel à cette affaire et que sur le fond - l'histoire du budget et la question paysanne - il a raison, et que tu te ranges à ses côtés. Je veux croire que le simple fait que tu aies été contraint postérieu­rement à cette déclaration te démontre que tu as péché plus à droite que Bebel n'a péché à gauche.

Dans toute la polémique, il ne s'agit, en fin de compte, que de l'action des Bavarois qui culmine dans les deux points suivants : l'opportunisme de la ratification du budget afin de gagner les petits bourgeois, et la propagande de Vollmar à la Diète en faveur de la propriété paysanne, afin de gagner les gros et moyens paysans. Cela et la prise de position séparatiste des Bavarois représentent, en fait, les seules questions du litige, et si Bebel lance son attaque là où le congrès a lâché le parti, vous devriez lui en être reconnaissant. S'il décrit la situation intolérable créée par le congrès comme étant la conséquence d'un philistinisme croissant dans le parti, il ne fait qu'expliquer cette question particulière par le juste point de vue général, - et cela encore est méritoire et vaut d'être salué. Et même s'il a forcé quelque peu le ton dans les débats, il n'a fait que son plus strict devoir en se préoccupant de ce que le prochain congrès juge en pleine connaissance de cause un sujet aussi essentiel, après qu'à Francfort il se soit comporté comme une bourrique.

La menace d'une scission n'est pas le fait de Bebel qui appelle les choses par leur vérita­ble nom. Elle est le fait des Bavarois qui se sont permis d'agir d'une façon inconce­va­ble jusqu'ici dans le parti, au point que la Frankfurter Zeitung, l'organe de la démocratie vulgaire, n'a pu dissimuler sa joie et devient encore plus audacieuse maintenant qu'elle a reconnu les siens en Vollmar et ses partisans. Tu dis que Vollmar n'est pas un traître. Cela se peut. Je ne pense pas non plus qu'il se considère comme tel. Mais, comment appeler un homme qui se figure qu'un parti prolétarien garantit à perpétuité aux gros et moyens Paysans de Bavière, propriétaires de 10 à 30 hectares, leur condition actuelle qui représente la base de l'exploitation des domestiques de ferme et des journaliers agricoles. Un parti prolétarien, fondé spécialement pour perpétuer l'esclavage salariat ! Que cet homme soit un antisémite, un démocrate bourgeois, un particulariste bavarois ou Dieu sait quoi, c'est possible, mais un social-démocrate, non!

Au reste, l'accroissement de l'élément petit bourgeois est inévitable dans un parti ouvrier en expansion, et cela n'est pas vraiment nuisible. Il en va de même pour l'accroissement du nombre des « universitaires », les étudiants ayant raté leurs examens, etc. Tout ce monde représentait une menace, il y a quelques années. Maintenant nous pouvons les digérer. Mais encore faut-il laisser ce procès de digestion suivre son cours : il faut pour cela des sucs digestifs. S'il n'y en a pas assez (comme on l'a constaté à Francfort), il faut savoir gré à Bebel de les ajouter, afin que nous puissions digérer comme il faut les éléments non prolétariens.

C'est précisément de la sorte que l'on réalise une véritable harmonie dans le parti, et non pas en niant ou en tuant par le silence toute controverse réelle qui surgit dans son sein.

Tu affirmes qu'il s'agit de « susciter l'action efficace ». Cela m'est très agréable, mais dis-moi quand donc l'action sera-t-elle déclenchée ?

Engels à Fr.-A. Sorge, 4 décembre 1894.

(Tu trouveras ci-inclus) le discours de Bebel à Berlin et ses quatre articles contre Grillenberger et Vollmar[55].

Ce dernier épisode est des plus intéressants. Les Bavarois (ou mieux la plupart des dirigeants et une grande partie des effectifs nouveaux) sont devenus très, très opportunistes et constituent pratiquement déjà un vulgaire parti populaire. Ils ont approuvé l'ensemble du budget à la Diète bavaroise, et Vollmar notamment a lancé une campagne d'agitation auprès des paysans pour gagner non pas les journaliers et ouvriers agricoles, mais les gros paysans de Haute-Bavière possédant de 25 à 80 acres de terre (10 à 30 hectares); qui ne peuvent donc s'en tirer sans travailleurs salariés. Comme ils n'attendaient rien de bon du congrès social-démocrate de Francfort, ils organisèrent huit jours avant sa tenue une réunion spéciale du parti bavarois, et s'y constituèrent littéralement en ligue séparatiste en décidant que les délégués bavarois devaient voter en bloc conformément aux résolutions bavaroises, prises à l'avance, sur toutes les questions concernant la Bavière. Ils arrivèrent donc en déclarant qu'ils étaient tenus d'approuver l'ensemble du budget de Bavière, car il n'y avait pas d'autre chose à faire, que c'était là, en outre, une question purement bavaroise, dans laquelle per­son­ne d'autre n'avait à s'immiscer. En d'autres termes : si vous décidez quelque chose de désa­gréa­ble pour la Bavière, vous rejetez notre ultimatum - et s'il devait alors en résulter une scission, ce serait de votre faute!

C'est avec cette prétention inouïe jusqu'ici dans notre parti qu'ils se sont présentés devant les autres délégués, qui n'étaient pas préparés à cette éventualité. Or, Comme au cours de ces dernières années, on a chanté l'unité jusqu'au bout, il n'y a pas lieu de s'étonner que, face aux nombreux éléments venus grossir nos rangs ces dernières années et qui ne sont pas encore tout à fait formés, cette attitude inadmissible pour le parti ait pu passer sans s'attirer le refus clair et net qu'elle méritait, et qu'il n'y ait eu aucune résolution prise sur la question, du budget.

Imagine-toi maintenant que les Prussiens qui forment la majorité du congrès, veuillent également tenir leur précongrès pour y fixer leur position vis-à-vis des Bavarois ou pour prendre quelque autre résolution liant les délégués prussiens, de sorte que tous - majorité aussi bien que minorité - votent en bloc pour ces résolutions au Congrès général du parti : à quoi servirait dès lors encore les congrès généraux ? Et que diraient les Bavarois si les Prussiens faisaient exactement la même chose que ce qu'ils viennent précisément de faire ? Bref, l'affaire ne pouvait en rester là, et Bebel a foncé dans le tas. Il a remis tout simplement la question à l'ordre du jour, et on est actuellement en train d'en débattre. Bebel est de loin le plus clairvoyant et le plus profond de tous. Voilà quelque quinze ans-que je corresponds avec lui - et nous tombons presque toujours d'accord. Liebknecht en revanche, est très sclérosé dans ses idées : le vieux démocrate particulariste et fédéraliste du sud de l'Allema­gne perce toujours chez lui, et ce qu'il y a de pire, il ne peut supporter que Bebel - qui le surpasse de loin - l'admette volontiers à ses côtés, certes, mais ne veuille plus se laisser diriger par lui. En outre, il a si mal organisé l'organe central du Vorwärts - surtout parce qu'il est jaloux de son leadership, car il veut tout diriger et, ne dirigeant rien en réalité, ne fait que semer le désordre - que ce journal qui pourrait être le premier à Berlin, est tout juste bon à procurer au parti 50 000 marks d'excédents, mais ne lui fait gagner aucune influence politique. Liebknecht veut naturellement à toute force jouer à l'arbitre maintenant, et il s'en prend à Bebel, qui finira à mon avis par l'emporter. A Berlin, la direction ainsi que les éléments les meilleurs sont d'ores et déjà à ses côtés, et je suis persuadé que s'il en appelle à la masse du parti, il obtiendra la grande majorité. Pour l'heure, il faut attendre. Je voudrais aussi t'envoyer les élucubrations de Vollmar, etc., mais je ne dispose que d'un exemplaire pour mon usage personnel.

Fr. Engels à Victor Adler, 14 décembre 1894.

Ai-je besoin de te dire que je me suis réjoui de l'intervention énergique de Bebel après le morne congrès de Francfort et, de même, que Vollmar m'ait indirectement contraint à dire moi aussi mon petit mot dans l'affaire. Nous avons effectivement triomphé sur toute la ligne. D'abord Vollmar a arrêté sa polémique après les quatre articles de Bebel, ce qui témoigne déjà d'un net recul; puis ce fut le rejet par le comité directeur, et enfin la fraction repoussa sa prétention de statuer à la place du congrès. En somme, Vollmar essuya une défaite après l'autre dans sa troisième campagne. Cela suffirait à décourager même un ancien zouave du Pape[56]. Dans cette affaire, j'ai en outre écrit deux lettres à Liebknecht[57] qui ne lui auront certainement pas fait plaisir. Cet homme devient de plus en plus un frein. Il prétend qu'il a les nerfs les plus solides dans le parti : ils ne le sont que trop. Même son discours d'avant-hier au Reichstag a été mauvais[58]. On semble d'ailleurs s'en être aperçu au gouvernement : on veut manifestement le remettre en selle, en le poursuivant a posteriori pour avoir insulté Sa Majesté.

Au reste, cette histoire démontre que Guillaume Il et von Köller, ou bien sont complète­ment fous, ou bien travaillent systématiquement à préparer un coup d'État. Le discours de Hohenlohe démontre que celui-ci est un vieillard complètement niais, faible d'esprit et velléitaire, un simple homme de paille de Monsieur von Köller. Ce dernier est tout à fait le hobereau arrogant, prétentieux et borné, parfaitement capable de s'imaginer que ce brave petit Guillaume a les moyens de mettre fin à la « révolution » - et il exécutera les intentions de Sa Majesté en ce qui concerne la restauration de la plénitude de son pouvoir royal jusqu'à l'extrême limite. Et Guillaume est capable de répondre : Vous êtes mon homme! Si cela se passe ainsi - et chaque jour il y a de nouveaux indices en ce sens -, alors vogue la galère! (en fr.) et ce sera joyeux.

  1. Nous reproduisons ci-après la présentation de Riazanov au texte publié pour la première fois de manière COMPLÈTE dans Unter dem Banner des Marxismus, I, 1925. Cette introduc­tion fut tronquée et déformée par les dirigeants de la social-démocratie allemande pour justifier leur politique réformiste et opportuniste qui les conduisit à la trahison de 1914, à l'heure de la crise décisive. Comme l'indique Riazanov, ce texte incomplet permit de tromper même des marxistes révolutionnaires - d'hier et d'aujourd'hui - d'autant qu'il s'agit du dernier grand écrit d'Engels avant sa mort, celui que l'on a souvent considéré comme une sorte de testament politique - procédé stupide s'il en est pour le marxisme, dont la vertu essentielle est précisément la continuité et la cohérence de toutes les positions.
    Une petite anecdote à propos des faussaires : Un vieux juge, plein de sordides expériences de sa pro­fes­sion d'hypocrite, se plaisait à dire à ses collègues avocats : votre client doit mentir et nier, même si la couleuvre lui son encore de la bouche - cela fait toujours un effet sur les jurés. Combien d'Hymalaya de mensonges pèsent sur les consciences prolétariennes!
  2. La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas : dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
    Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe-Schdlingsfürst lui succéda.
    Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues atta­ques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés-du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
    Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter: le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.
  3. Ce livre est généralement considéré comme le dernier qui fut marxiste orthodoxe de Kautsky. Il a été traduit en français et publié aux Éditions Anthropos.
    Riazanov fait allusion à l'article, inclus dans la Voie au pouvoir et intitulé Quelques remarques sur Marx et Engels, qui avait été publié d'abord dans la Neue Zeit, XXVII, vol. 1, 2 octobre 1908.
  4. La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas: dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
    Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe-Schdlingsfürst lui succéda.
    Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues atta­ques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés-du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
    Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter: le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.
  5. Les éditeurs de l'Institut Marx-Engels, etc. de Moscou déclarent qu'on ne dispose pas de la correspondance, de Liebknecht de toute cette période, où il a joué précisément un rôle de tout premier plan (Marx-Engels Werke 37, note n˚ 196, p. 569).
  6. Aux yeux du marxiste, la question de la violence ne saurait donc se limiter dans la société capitaliste - qui s'organise de plus en plus - à des actes de violence spontanés : « La violence est militaire dans ses aspects les plus exacerbés, les plus systématiques, les plus concentrés et les plus rebutants - lorsque les États bourgeois entre eux se font la guerre sur le dos du prolétariat; lorsque les ouvriers se heurtent aux forces de la police organisées et à la troupe, lorsque le prolétariat, à son tour, s'érige en classe dominante en forgeant l'État de la dictature, et organise alors militairement ses forces pour lutter contre l'ennemi intérieur aussi bien qu'extérieur, qui s'appuie sur les États militaires contre-révolutionnaires. Il faut concevoir d'emblée la violence dans un sens assez large pour englober aussi bien les actions individuelles de représailles que l'organisation de l'armée rouge. » (Cf. Le Fil du Temps no 10 sur Le Marxisme et la question militaire, p. 5.)
    Faire de Marx-Engels des pacifistes signifie mettre sous le boisseau toute leur œuvre et particulière­ment leurs textes militaires qui forment un bon quart de leurs écrits, cf. Marx-Engels, Écrits militaires (Col. Théorie et Stratégie, Éditions 1 de l'Herne, Paris, 1970, 661 p.), notamment l'Introduction, pp. 7-14.
  7. Nous ne suivons pas ici un strict ordre chronologique par rapport aux textes du chapitre précédent. Nous le faisons essentiellement pour étayer les problèmes de la violence (et de la question agraire qui sont étroitement liés) de l'argumentation « juridique » ad hoc.
  8. Le point de départ de la polémique fui l'article de Kautsky dans la Neue-Zeit critiquant le Capital de Rodbertus. Le social-démocrate réformiste Schramm, l'un des responsables du Jahrbuch für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, éprouva le besoin de prendre la défense du plagiaire et critique de Marx qu’était Rodbertus et d'écrire « l'article de Kautsky était superficiel et irréfléchi », cf. Neue-Zeit, no 11 de 1884 dans lequel Kautsky répondit aussitôt.
    Dans la Neue-Zeit, no 1 de 1885, Engels intervint à son tour, pour soutenir Kautsky et publia sous le titre « Marx et Rodbertus » la préface à la première édition allemande de 1884 de la Misère de la Philosophie de Marx, traduite en allemand par Bernstein. Schramm ne se tint pas pour battu et revint à la charge dans le n˚ 5 de la même Neue-Zeit. Pire encore, dans son ouvrage intitulé « Marx, Rodbertus, Lassalle », publié fin 1885 par la maison d'édition du social-démocrate Louis Viereck, Schramm. s'en prit au socialisme « unilatéral et dogmatique de Marx ». Le secret de ces « défauts » provenait aux dires de Schramm, de ce que Marx était et restait (d'où son unilatéralité et sans doute son dogmatisme ?) partisan de la révolution violente, et d'attaquer les dirigeants de la social-démocratie allemande, cette « clique » qui défend un « marxisme unilatéral et infaillible » et ne cherche à atteindre « ses buts que par des moyens violents ». Et Schramm de proposer que le parti abandonne la tactique de Marx qui, comparée à celle de Lasalle, n'est qu'une « tactique de chambre ». C'est bel et bien le problème de la violence qui trace la ligne de démarcation entre opportunistes révisionnistes, toujours anti-dogmatiques, et les révolutionnaires marxistes.
  9. Cf. K. Marx, Le Capital, Livre Deuxième, tome IV des Éditions Sociales, pp. 13-24.
  10. Cette simple phrase d'Engels explique toute la tactique suivie par le gouvernement allemand après la loi anti-socialiste afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser autant que possible la direction de leurs organisations de classe, bref d'émasculer le mouvement, il utilisera le chantage de la violence, qui devait canaliser le prolétariat dans la voie démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise. Cf. notes n˚ 143 et 144.
    Sept ans avant l'abolition de la loi anti-socialiste, Engels montre déjà que cette loi signifiait simplement que le gouvernement prenait les devants dans la LUTTE de classes, en empêchant par tous les moyens que la social-démocratie n'utilise des moyens autres que légaux et pacifiques -quitte à ce que le gouvernement utilise la force pour ce faire.
  11. Une déclaration de renonciation au recours à la force eût réduit la social-démocratie à n'être plus qu'un parti électoral, agissant sur le terrain des réformes, et non de la révolution après les éclatantes victoires électorales du parti social-démocrate allemand.
  12. Marx décrit ces faits dans ses manuscrits de 1863-1864 relatifs aux Rapports entre la France, la Pologne et la Russie, cf. Mark-Engels, la Russie, Éditions 10-18, pp. 80-113.
  13. Engels décrit ici à l'intention de Bebel les faits assemblés dans son ouvrage, le Rôle de la violence dans l'histoire : Violence et économie dans la formation du nouvel Empire allemand, trad. fr. in : Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 562-563.
  14. Marx avait construit en 1849 sa défense devant les jurés de Cologne sur cet argument pour expliquer que la révolution ne faisait qu'utiliser la violence, comme la contre-révolution elle-même, si bien qu'il ajoutait : « On peut pendre ses adversaires, mais non les condamner. À titre d'ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais en ne peut les JUGER à titre de criminels » (cf. Marx-Engels, Le Parti de classe, I, p. 176).
  15. Aux yeux du marxisme, les lois elles-mêmes font partie des superstructures de force de l'État qui permettent aux classes dirigeantes d'asseoir, par l'utilisation de la violence potentielle, leur domination sur les classes exploitées. En d'autres termes, les lois ne, sont pas la codification rationnelle des rapports sociaux (sur la base d'un Contrat social), mais l'expression d'un rapport de force qui fait que la classe au pouvoir impose SON ordre (esclavagiste, féodal, capitaliste, prolétarien), au reste de la société.
  16. Engels souligne toujours qu'il ne parle pas d'utiliser la violence DANS LE RAPPORT DE FORCES ACTUEL.
  17. En principe, pour être punissable l'opinion doit avoir un commencement de réalisation (nocif), C'est pourquoi l'opinion et la pensée ne relèvent pas des tribunaux.
  18. De nos jours, la même arriération politique (nul parti n'est constitutionnel, donc permis en Allemagne, s'il veut utiliser la force pour changer l'ordre en vigueur actuellement, comme si l'histoire des siècles et des millénaires futurs devait s'arrêter devant la Constitution de Bonn!) est le résultat des puissances démo­cratiques, qui l'imposèrent par le feu et le sang à l'Allemagne vaincue (qui, au reste, l'avait déjà abolie elle-même, mais sans Constitution démocratique!).
  19. La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas: dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
    Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe-Schdlingsfürst lui succéda.
    Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues attaques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés-du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
    Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter: le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.
  20. Le 14 juillet 1894, le parlement italien adopta la loi sur les mesures d'exception pour la protection de la sûreté publique. Cette loi prétendument dirigée contre les anarchistes fut cependant utilisée contre le mouvement ouvrier, afin de contrecarrer l'influence croissante des socialistes. Cette foi permit d'interdire le Parti socialiste d'Italie, ainsi que de nombreuses organisations de travailleurs et une partie de la presse ouvrière; il y eut beaucoup d'arrestations, de perquisitions et de poursuites en justice. Malgré la répression, les socialistes poursuivirent la lutte, et, en janvier 1895 ils se réunirent secrètement à Parme pour leur troisième congrès : « La majorité y adopta un clair ordre du jour centraliste qui triompha d'une motion sur l'organisation de type fédéraliste. Dès ce moment, on parle de Parti socialiste italien. Sur la tactique, la majorité est pour l'intransigeance contre un ordre du jour qui admettait de timides exceptions locales » (Storia della Sinistra Comunista, Milan 1964, p. 23).
    Le procès contre Alfred Léon Gérault-Richard fut le premier procès mené en vertu de la loi contre les anarchistes votées en juillet 1894 : il était mis en scène par le président de la République Jean Casimir-Périer. Gérault-Richard fut condamné à la peine maximale - un an de prison et 3 000 francs d'amende - en raison d'un article du « Chambard » dirigé contre Casimir-Périer. Les blanquistes posèrent la candidature de Gérault-Richard à la députation dans le XIIIe arrondissement, où il fut élu le 6 janvier 1895. La demande de libération fut rejetée par 294 voix contre 205, et la libération de Gérault-Richard fut remise à plus tard.
  21. Le congrès, de Francfort-sur-le-Mein (21 au 27 octobre 1894) consacra une grande partie de ses débats à des polémiques avec G. von Vollmar et Karl Grillenberger qui, en votant le budget à la Diète bavaroise le 1er juin, avait démontré qu'ils étaient disposés à collaborer avec la bourgeoisie et avaient amorcé une politique réformiste. La majorité n'approuva certes pas expressément l'initiative de Vollmar, mais ne la condamna pas non plus, comme Bebel l'avait demandé. Le problème le plus important qui y fut débattu fut la question agraire. Sur ce point encore, Vollmar se mit en contradiction avec les principes élémentaires d'un programme agraire marxiste. La majorité du congrès, « peu au courant de la question agraire », se laissa surprendre par les thèses de Vollmar! Le congrès manifesta clairement une poussée opportuniste et suscita la protestation de la base du parti. Cf. différents textes sur la question agraire en traduction française dans Marx-Engels, le Parti de classe, IV, pp. 36-46.
    Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise à Munich, le 30 septembre 1894, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les, régions montagneuses, de Bavière et le congrès adopta une résolution défendant là propriété paysanne, qui est propriété privée même si la parcelle est, petite et le paysan la cultive lui-même). Vollmar réussit à rallier Une majorité à, ses conceptions opportunistes. Le congrès approuva la fraction parlementaire qui avait ratifié le budget de l'État et entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des sociaux-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants parlementaires (c'est-à-dire des députés choisis par le système démocratico-bourgeois, soit des électeurs qui ne sont pas membres du parti!). Vollmar se forgeait de la sorte un bastion pour la politique opportuniste dans le parti. Notons à ce propos que les opportunistes se fondent toujours sur des tendances fédéralistes pour asseoir leur dictature sur les masses.
  22. A la séance du Reichstag du 6 décembre 1894. Les membres de la fraction sociale-démocrate restèrent assis tandis que le président lançait un vivat en l'honneur de Guillaume II. Le 11 décembre, le chancelier-prince de Hohenlohe réclama des poursuites pénales contre Wilhelm Liebknecht pour crime de lèse-majesté. Cependant le Reichstag repoussa cette prétention le 15 décembre par 168 voix contre 58, au- nom des droits parlementaires.
  23. Lors du débat sur les poursuites à engager contre Liebknecht pour crime de lèse-majesté, cf. note no 305, Bebel tint un discours pour dénier au gouvernement le droit d'utiliser en l'occurrence l'article 31 de la Constitution qui permettait dans certaines conditions la poursuite de parlementaires. Or cet article disait expressément qu'aucun député ne pouvait être poursuivi pour une opinion exprimée au Reichstag. Les sociaux-démocrates devaient de plus en plus se faire les défenseurs de la légalité forgée par les classés dominantes elles-mêmes!
  24. Le 3 mai 1894, les ouvriers des brasseries berlinoises engagèrent une action appelée boycott de la bière. Ce mouvement fut amorcé par le lock-out de 300 tonneliers d'une brasserie qui avaient participé à la fête du 1er mai. Les ouvriers réclamèrent, entre autres, que le 1er mai soit reconnu comme fête légale, que la journée de travail soit ramenée à 9 heures, que les organisations existantes des brasseurs fussent reconnues, que les ouvriers lock-outés soient dédommagés pour leurs pertes de salaire. Les patrons brasseurs répondirent à ces revendications par des licenciements massifs. Cependant le mouvement prit une ampleur dé plus en plus considérable. Finalement les patrons furent obligés d'engager des négociations en septembre .1894. Les revendications des ouvriers furent satisfaites pour l'essentiel. Le boycott de la bière prit fin en décembre 1894.
  25. Lors du débat sur les poursuites à engager contre Liebknecht pour crime de lèse-majesté, cf. note n˚ 305, Bebel tint un discours pour dénier au gouvernement le droit d'utiliser en l'occurrence l'article 31 de la Constitution qui permettait dans certaines conditions la poursuite de parlementaires. Or cet article disait expressément qu'aucun député ne pouvait être poursuivi pour une opinion exprimée au Reichstag. Les sociaux-démocrates devaient de plus en plus se faire les défenseurs de la légalité forgée par les classés dominantes elles-mêmes!
  26. Engels fait allusion aux polémiques surgies dans le parti sur le programme agraire, avec lequel, Engels espérait pouvoir agiter les provinces orientales de l'Allemagne contre l'ordre existant. L'opportunisme détournera les sociaux-démocrates de cette question sociale pour une question légalitaire, artificiellement gonflée: « La question paysanne est repoussée à l'arrière-plan en Allemagne par le projet de loi contre la subversion », écrira Engels à F.-A. Sorge le 16-01-1895.
  27. Engels compare les démêlés à l'intérieur de la social-démocratie allemande sur la question agraire avec la tentative faite en 1868 par les représentants du Parti populaire souabe qui voulurent détourner les Eisenachiens d'adopter les résolutions du congrès de Bâle de l'A.I.T. sur l'abolition de la propriété privée dans l'agriculture et sur les avantages de la propriété collective. Le congrès de Stuttgart du parti d'Eisenach mit fin à ces velléités et tira une nette ligne de délimitation entre ouvriers et petits bourgeois dans ce problème agraire qui met en balance la propriété privée. Cf. Die I. Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, Berlin 1864. L'exposé de Bebel au congrès de Stuttgart ainsi que la résolution de ce congrès sur la question agraire y figurent pp. 477-483.
  28. Lors du débat sur les poursuites à engager contre Liebknecht pour crime de lèse-majesté, cf. note no 305, Bebel tint un discours pour dénier au gouvernement le droit d'utiliser en l'occurrence l'article 31 de la Constitution qui permettait dans certaines conditions la poursuite de parlementaires. Or cet article disait expressément qu'aucun député ne pouvait être poursuivi pour une opinion exprimée au Reichstag. Les sociaux-démocrates devaient de plus en plus se faire les défenseurs de la légalité forgée par les classés dominantes elles-mêmes!
  29. Laura Lafargue avait proposé le 10 novembre 1894 à Bebel de traduire en français sa Contribution à l'histoire du christianisme primitif. Engels retoucha légèrement ce texte par rapport à l'allemand. Il fut publié dans le Devenir Social d'avril-mai 1895. Le recueil de Marx-Engels Sur la religion, « Éditions Sociales, 1968, p. 310-338), reproduit la traduction du texte allemand paru dans la Neue-Zeit, sans men­tionner cette vieille traduction française.
  30. Engels fait allusion à la fameuse introduction de 1895, aux Luttes de classes en France. 18,48-1850 de Marx (Éditions Socia­les, Paris, 1948. pp. 21,38). Dans sa lettre du 30 janvier 1895, le rédacteur en chef du Vorwärts, Richard Fischer informa Engels de son intention de publier les textes de Marx sur la révolution française de 1848-49 et lui réclama une introduction. Il ajouta qu'à était pressé de publier le tout avant le vote de la nouvelle loi anti-socialiste. On notera que les sociaux-démocrates demandèrent ensuite à Engels d'édulcorer son texte pour ne pas fournir d'argument à l'adversaire au moment des débats sur cette loi.
  31. La boucherie consécutive à la Commune qui a décimé la fleur du prolétariat révolutionnaire français et l'a affaibli pour longtemps, a fortement influencé les jugements de Marx-Engels et n'a fait que les renforcer dans leur thèse de parti responsable du cours révolutionnaire qu'il dirige consciemment et activement : « Nous sommes encore très loin de pouvoir soutenir une lutte ouverte, et nous avons le devoir, vis-à-vis de toute l'Europe et de l'Amérique, de ne pas subir une défaite, mais de vaincre, le moment venu, dans la pre­mière grande bataille. À cette considération je subordonne toute autre » (Engels à P. Lafargue, 31-01-1891).
    99 % des marxistes n'ont pas compris le pourquoi des réticences de Marx-Engels au déclenchement de la Commune, parce qu'ils ignoraient tout bonnement quelle était la stratégie la plus efficace pour une victoire du socialisme dans les années 1870, d'Europe occidentale à la Russie : cf. « Le Fil du Temps », 11, sur le Marxisme et la Question militaire; Constitution du prolétariat en classe dominante.
  32. Engels envisage désormais la fin de la tactique de la révolution permanente qui s'applique dans les pays non encore entièrement capitalistes, où donc l'accession au pouvoir de la « démocratie pure » (petite bourgeoise ou bourgeoisie) est encore une phase progressive dans le processus révolutionnaire. À ses yeux donc, l'Allemagne est désormais un pays essentiellement capitaliste, où la tactique est frontale. Le prolétariat devra y faire face à toutes les fractions des classes autres que prolétariennes, formant « une seule masse réactionnaire », cf. lettre d'Engels à Bebel du 11-12-1884 et 12-5-1891, où cette tactique était encore exposée que comme hypothèse possible.
    Dans la perspective de la tactique frontale, la social-démocratie allemande eût dû se durcir et ne pas attribuer de valeur à la défense de la démocratie et de la légalité, dans laquelle la politique dg menace de coup de force du gouvernement la lançait au contraire.
  33. Dans sa lettre du 6 mars 1895, Richard Fischer avait déclaré que Bebel, Singer, Auer et lui-même avaient lu l'Introduction d'Engels et l'avaient trouvée trop compromettante pour la social-démocratie allemande : « Dans notre office de censeurs, nous sommes partis de l'idée que les passages, « préoccupants » pourraient très facilement amener de l'eau au moulin de notre adversaire. Or c'est justement ce que nous devons, aujourd'hui surtout, nous efforcer d'éviter. Tout porte à croire que le projet de loi anti-subversive est en train de « s'enliser » et dans ces conditions tu es trop féroce contre les Rintelen et Spahn (ces dirigeants du Centre qui élargirent encore les causes d'application de la loi scélérate, cf. note n˚ 302). Or donc, tu devras admettre toi-même qu'il ne serait pas très difficile à un adversaire de mauvaise foi d'affirmer que la quintes­sence de ton exposé est : 1. l'aveu que nous ne faisons pas aujourd'hui la révolution pour la seule raison que nous ne sommes pas encore assez forts, parce que nous n'avons pas encore gangrenés suffisamment l'armée - soit la démonstration même sur laquelle s'appuient les auteurs du projet de loi antisubversive; 2. qu'en cas de guerre ou d'autres complications graves - comme celles de la Commune - nous brandirions l'étendard de la révolution face à l'ennemi national, etc. Un tel « document » serait un « argument tout trouvé » précisément aujourd'hui, et toutes les déclarations que nous pourrions faire ne pourraient être conçues que, comme des excuses ou des tentatives de dénégation. Je crois que tu devras admettre que nos réticences sont justifiées ». Ces deux points, à eux seuls, montrent que les sociaux-démocrates jugeaient l'Introduction d'Engels, comme étant parfaitement révolutionnaire. A-t-on jamais lu avant la glorieuse révolution de 1917 en Russie et de 1918 en Allemagne (qui mit fin à la première guerre mondiale) une telle apologie du défaitisme révolutionnaire qui consiste à baisser les fusils devant l'ennemi extérieur pour les tourner contre l'alliance des bourgeoisies nationales et internationales.
  34. Le lecteur trouvera ces modifications indiquées dans le texte de Riazanov que nous avons reproduit, ainsi que dans l'Introduction publiée par les Éditions sociales : Les Luttes de classes en France 1848-1850. Le 18 Brumaire, etc., 34-35 et 37.
  35. Le 14 mars 1895, R. Fischer répondit à Engels : « Cher général! Mes meilleurs remerciements pour l'esprit de conciliation (Bereitwilligkeit) dont tu fais preuve à propos des corrections d'épreuves. Mais dans tes observations tu pars de suppositions complètement fausses : il ne vient à l'esprit de personne d'entre nous de « prescrire de tout notre corps et de toute notre âme, en toutes circonstances, la légalité », pas plus que nous ne pensons à « prêcher la renonciation absolue à la violence ». Tu as parfaitement raison : cela personne ne nous le croirait, et justement à l'heure actuelle moins que jamais. Si c'était donc là un jeu niais, il ne serait pas moins insensé de vouloir, justement à l'heure actuelle, chercher notre force dans des menaces perpétuelles contre un adversaire qui nous tient à la gorge avec sa loi antisubversive, en criant : Attends seulement! dès que j'aurai de nouveau nia liberté de mouvement, alors je te couperais carrément la gorge. Non! nous faisons ici comme cela se fait avec toute fille raisonnable de village qui déclare à son maladroit et hésitant gaillard : De cela on ne parle pas, mais on le fait! Tu nous accuses également à tort, quand tu admets que nous nous sommes laissés pousser par nos adversaires à la reconnaissance morale de l'obligation de demeurer sur le plan de la légalité. Aucun d'entre nous ne ferait jamais cela! Au contraire, Liebknecht aussi bien que Bebel ont précisément répété à plusieurs reprises ces derniers temps, avec beaucoup de tranchant, que la violation de la Constitution et de la légalité par les autorités supérieures abolissait toute obligation du bas pour le haut. » [Et malgré cela, les censeurs avaient demandé à Engels de barrer le passage suivant : « Comme Bismarck nous en a donné si bien l'exemple en 1866. Si donc vous brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, fibre de faire ce qu'elle veut à votre égard. Mais ce qu'elle fera ensuite, elle se gardera bien de vous le dire aujourd'hui. l.c., Éditions sociales, p. 37.] « Nous sommes aujourd'hui pour la légalité, parce qu'elle est avantageuse pour nous et - soit dit en passant - parce que les autres sont encore assez forts pour nous y contraindre; et nous en appelons même aujourd'hui à cette légalité, parce que celle-ci leur est, précisément aujourd'hui, particulièrement désagréable et leur gâche le métier. Voilà tout ! Et tu verras aussi que nous ne donnerons aucune occasion aux Français, Italiens, etc. de faire la lippe, pas plus que nous n'oublierons ou renierons que nous avons barré le « légal » de notre programme à Wyden et que nous ne l'avons plus repris à Erfurt. »
  36. La politique anti-socialiste de Guillaume Il ne fut qu'une parodie de celle de Bismarck (il n'en avait pas le pouvoir, ni même ne passa aux actes), mais la menace réussit, là où Bismarck ne réussit pas: dépouiller durablement la social-démocratie allemande de son caractère révolutionnaire, malgré les conseils d'Engels.
    Le 26 octobre 1894, le chancelier Leo von Caprivi fut remercié, parce qu'il n'était pas d'accord avec l'Empereur sur les méthodes à prévoir pour réprimer la social-démocratie. Le prince zu Hohenlohe-Schdlingsfürst lui succéda.
    Le 6 décembre 1894, le nouveau gouvernement déposa au Reichstag le projet de loi contre la subversion (Umsturzvorlage), appelé officiellement projet de loi relatif aux modifications et compléments de la législation pénale, du code pénal militaire et de la loi sur la presse. D'après cette loi, des tendances subversives, même sans commencement de réalisation, étaient punissables de bagne. De prétendues attaques contre la religion, la monarchie, le mariage, la famille ou la propriété pouvaient entraîner des peines de prison allant jusqu'à deux ans. L'Empereur, grâce à l'extension de la loi à la religion, les bonnes mœurs, etc. (chères aux catholiques militants de l'anticommunisme) parvint à rallier à son projet une bonne partie des députés-du Centre. Entre la première discussion de la loi au Reichstag, en décembre 1894 et en janvier 1895, et la seconde discussion en mai 1895, la Commission sous l'impulsion décisive du Centre - Victor Rintelen et Peter Spahn - élargit la loi par une autre qui protégeait la morale et la religion.
    Les derniers écrits d'Engels furent rédigés sous la menace de ce projet de loi qui resta longtemps en discussion, la majorité des partis bourgeois ne pouvant se résoudre finalement à le voter: le 11 mai 1895, le Reichstag rejeta définitivement le projet de loi en seconde lecture.
  37. Au congrès de Wyden (1880), Schlüter avait, préposé, de rayer le mot légal du § 2 du programme de Gotha qui disait : « Partant de ces principes, le Parti ouvrier socialiste d'Allemagne s'efforce, par tous les moyens légaux, de fonder l'État libre et la société socialiste, de briser la loi d'airain des salaires en éliminant le système du salariat, d'abolir l'exploitation sous toutes ses formes, de supprimer toute inégalité sociale et politique ».
  38. Certains dirigeants de la social-démocratie allemande tentèrent aussitôt d'utiliser l’introduction d'Engels pour faire de celui-ci un partisan à tout prix d'une voie pacifique au socialisme. Le Vorwärts publia dès le 30 mars 1895, dans un éditorial intitulé « Comment on fait aujourd'hui les révolutions », des extraits arbitrairement choisis pour faire d'Engels un adorateur non-violent de la légalité à tout prix. Comme on le sait, après la mort d'Engels, Bernstein et d'autres révisionnistes donnèrent une interprétation réformiste de l’introduction d'Engels.
  39. Engels ne put mener ce projet à terme. Mehring publia en 1902 cette correspondance sous le titre « Lettres de Ferdinand Lassalle à Karl Marx et Frédéric Engels. 1849-1862 », cf. Aus dent literarischen Nachlass von Karl Marx 'Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle, IVe vol. Mehring utilisa l'original des lettres ainsi que les copies tapées à la machine parla fille de Marx, Éléonore, et revues par Engels.
  40. Le 23 mars 1895, le Reichstag repoussa par 16e voix contre 147 une motion de félicitations adressée à Bismarck à l'occasion de son 80e anniversaire. Les sociaux-démocrates, le Parti libéral populaire, le Centre et les députés de la fraction polonaise votèrent contre cette proposition. Lorsque Guillaume II apprit la nouvelle, il fit part à Bismarck, dans un télégramme de son « indignation la plus profonde » à la suite de cette résolution qui est « en contradiction complète avec les sentiments des princes allemands et de leurs sujets ».
    Après de premières illusions où il se mystifiait lui-même, Guillaume Il revenait donc ainsi aux sentiments et à la politique de la classe qu'il représentait - la même que celle que représentait Bismarck, et pour maintenir les privilèges surannés de sa classe, il était tout disposé maintenant à un coup d'État pour affirmer son pouvoir absolu de droit divin, qui correspondait, à ses yeux, aux seules aspirations de ses « sujets ».
  41. En décembre 1878, Bismarck avait proposé son projet de loi sur la réforme des tarifs douaniers à une commission du Reichstag spécialement créée à cet effet. Le Reichtag débattit de cette question de mai à juillet 1879, et adopta le projet le 12 juillet. L'alliance entre bourgeoisie industrielle et aristocratie foncière qui avait été nouée à cette occasion s'est désagrégée après l'essor industriel inouï de l'Allemagne des années 1870-1890.
  42. La dernière grande question débattue par la social-démocratie - celle de ses rapports avec la paysannerie - sous-tend tous ses rapports avec la fraction de la classe dominante qui voulait faire un coup d'État anti-socialiste, en se basant précisément sur le système agraire des provinces orientales que la social-démocratie devait briser, si elle voulait être révolutionnaire.
  43. Engels considère, comme toujours dans le résultat des élections, le nombre de voix obtenues par la social-démocratie (celui -ci reflétant l'évolution du rapport de forces) et non le nombre de siège qui permettrait de jouer un rôle parlementaire dans l'État existant des classes dominantes. Lors des élections au Reichstag de juin 1893, la social-démocratie obtint 1786 738 suffrages, soit 22%, avec 44 sièges. Dans son commentaire aux élections de juin 1893, Engels déclarait : « Je suis plus fier de nos défaites (électorales) que de nos succès. Dans la circonscription électorale de Dresde-campagne, il nous manquait 100 voix par rapport au candidat élu qui obtint les voix de tous les autres partis, et ce, en gagnant au total 32 000 suffrages » (Interview de Fr. Engels, Daily Chronicle, 1-07-1893).
  44. Le congrès, de Francfort-sur-le-Mein (21 au 27 octobre 1894) consacra une grande partie de ses débats à des polémiques avec G. von Vollmar et Karl Grillenberger qui, en votant le budget à la Diète bavaroise le 1er juin, avait démontré qu'ils étaient disposés à collaborer avec la bourgeoisie et avaient amorcé une politique réformiste. La majorité n'approuva certes pas expressément l'initiative de Vollmar, mais ne la condamna pas non plus, comme Bebel l'avait demandé. Le problème le plus important qui y fut débattu fut la question agraire. Sur ce point encore, Vollmar se mit en contradiction avec les principes élémentaires d'un programme agraire marxiste. La majorité du congrès, « peu au courant de la question agraire », se laissa surprendre par les thèses de Vollmar! Le congrès manifesta clairement une poussée opportuniste et suscita la protestation de la base du parti. Cf. différents textes sur la question agraire en traduction française dans Marx-Engels, le Parti de classe, IV, pp. 36-46.
    Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise à Munich, le 30 septembre 1894, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les, régions montagneuses, de Bavière et le congrès adopta une résolution défendant là propriété paysanne, qui est propriété privée même si la parcelle est, petite et le paysan la cultive lui-même). Vollmar réussit à rallier Une majorité à, ses conceptions opportunistes. Le congrès approuva la fraction parlementaire qui avait ratifié le budget de l'État et entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des sociaux-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants parlementaires (c'est-à-dire des députés choisis par le système démocratico-bourgeois, soit des électeurs qui ne sont pas membres du parti!). Vollmar se forgeait de la sorte un bastion pour la politique opportuniste dans le parti. Notons à ce propos que les opportunistes se fondent toujours sur des tendances fédéralistes pour asseoir leur dictature sur les masses.
  45. Engels fait allusion à l'exposé de Paul Lafargue au-congrès de Nantes du 14 au 16-09-1894, publié dans le supplément du 18-10-1894 du Sozialdemokrat sous le titre La Propriété paysanne et l'évolution économique.
  46. Engels compare les démêlés à l'intérieur de la social-démocratie allemande sur la question agraire avec la tentative faite en 1868 par les représentants du Parti populaire souabe qui voulurent détourner les Eisenachiens d'adopter les résolutions du congrès de Bâle de l'A.I.T. sur l'abolition de la propriété privée dans l'agriculture et sur les avantages de la propriété collective. Le congrès de Stuttgart du parti d'Eisenach mit fin à ces velléités et tira une nette ligne de délimitation entre ouvriers et petits bourgeois dans ce problème agraire qui met en balance la propriété privée. Cf. Die I. Internationale in Deutschland (1864-1872), Dietz, Berlin 1864. L'exposé de Bebel au congrès de Stuttgart ainsi que la résolution de ce congrès sur la question agraire y figurent pp. 477-483.
  47. Le lecteur trouvera le texte complet de la critique du programme agraire dans Friedrich Engels, La Question agraire en France et en Allemagne, Éditions Sociales, 1956, 30 p.
  48. Le lecteur trouvera le texte complet de la critique du programme agraire dans Friedrich Engels, La Question agraire en France et en Allemagne, Éditions Sociales, 1956, 30 p.
  49. Engels fait allusion à l'article du Vorwärts intitulé « Revenons encore sur le congrès » (cf. note no 304) du 10-11-1894. Les déclarations tapageuses de l'opportuniste Vollmar reprises par la presse bourgeoise sur le malheureux programme agraire de la social-démocratie allemande obligeront finalement Engels à faire la critique de ce programme, cf. note no 325.
  50. Engels fait allusion à l'exposé de Paul Lafargue au-congrès de Nantes du 14 au 16-09-1894, publié dans le supplément du 18-10-1894 du Sozialdemokrat sous le titre La Propriété paysanne et l'évolution économique.
  51. Dans une réunion de la seconde circonscription électorale de Berlin, le 14 novembre 1894, A. Bebel critiqua dans une longue intervention la position opportuniste prise par G. von Vollmar et la fraction bavaroise lors du congrès du parti de Francfort. Vollmar y avait défendu la pérennité de la petite propriété paysanne et proposé des mesures pour sa sauvegarde grâce à une collaboration entre l'État existant et la social-démocratie. Le discours de Bebel fut publié dans le Vorwärts du 16 octobre 1894 et la Critica sociale du 11 décembre 1894.
  52. Le congrès, de Francfort-sur-le-Mein (21 au 27 octobre 1894) consacra une grande partie de ses débats à des polémiques avec G. von Vollmar et Karl Grillenberger qui, en votant le budget à la Diète bavaroise le 1er juin, avait démontré qu'ils étaient disposés à collaborer avec la bourgeoisie et avaient amorcé une politique réformiste. La majorité n'approuva certes pas expressément l'initiative de Vollmar, mais ne la condamna pas non plus, comme Bebel l'avait demandé. Le problème le plus important qui y fut débattu fut la question agraire. Sur ce point encore, Vollmar se mit en contradiction avec les principes élémentaires d'un programme agraire marxiste. La majorité du congrès, « peu au courant de la question agraire », se laissa surprendre par les thèses de Vollmar! Le congrès manifesta clairement une poussée opportuniste et suscita la protestation de la base du parti. Cf. différents textes sur la question agraire en traduction française dans Marx-Engels, le Parti de classe, IV, pp. 36-46.
    Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise à Munich, le 30 septembre 1894, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les, régions montagneuses, de Bavière et le congrès adopta une résolution défendant la propriété paysanne, qui est propriété privée même si la parcelle est, petite et le paysan la cultive lui-même). Vollmar réussit à rallier Une majorité à, ses conceptions opportunistes. Le congrès approuva la fraction parlementaire qui avait ratifié le budget de l'État et entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des sociaux-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants parlementaires (c'est-à-dire des députés choisis par le système démocratico-bourgeois, soit des électeurs qui ne sont pas membres du parti!). Vollmar se forgeait de la sorte un bastion pour la politique opportuniste dans le parti. Notons à ce propos que les opportunistes se fondent toujours sur des tendances fédéralistes pour asseoir leur dictature sur les masses.
  53. Au congrès de Francfort (cf. note n˚ 304), Vollinar avait souligné, la spécificité des « conditions bava­roises » et « la manière d'être bavaroise, », qu'il opposait aux camarades du « Nord de l'Allemagne, en ironisant sur « l'esprit caporaliste de la Vieille-Prusses », etc.
  54. Dans l'article du 23-11-1894, la rédaction du Vorwärts écrivait qu'elle était en « opposition diamétrale » avec l'intervention de Bebel dans la deuxième circonscription de Berlin. Le 24, la rédaction revint pratiquement sur sa déclaration, en affirmant qu'elle n'en voulait qu'à « la position pessimiste de Bebel sur tout le déroulement des débats et le bas niveau théorique du congrès », mais que Liebknecht était « du même avis que Bebel depuis un quart de siècle » sur la question agraire (cf. note no 309) et qu'ils avaient rédigé et signé en commun la résolution sur la tactique à adopter par les représentants parlementaires au congrès de Francfort.
  55. Le discours de Bebel souleva une vive polémique dans le parti et relança la discussion sur la question agraire. Vollmar et Grillenberger répondirent par une série d'articles dans la presse centrale et locale du parti. Bebel répondit à son tour par quatre articles qui parurent du 28-11 au 1-12-1894 dans le Vorwärts.
  56. Allusion au fait que von Vollmar avait suivi les cours du collège des bénédictins d'Augsbourg.
  57. Allusion à la lettre du 24-11-1894 à Liebknecht, reproduite p. 333. La seconde lettre n'a pas été retrouvée.
  58. Le 12-12-1894, Liebknecht avait tenu un discours au Reichstag sur le projet de loi anti-subversive ainsi que l'accusation de lèse-majesté dont il était l'objet (cf. note n˚ 305). Le Vorwärts reproduit des parties de ce discours le 13-12-1894. Dans ce même discours, Liebknecht avait évoqué le projet gouvernemental relatif aux modifications et adjonctions aux lois sur la répression des délits de presse. Ce projet prévoyait une peine de forteresse pour les incitations à la sédition, même lorsqu'elles n'étaient suivies d'aucun commen­cement d'exécution. Il aborda ensuite l'accusation de crime de lèse-majesté, dont il faisait l'objet, cf. notes n˚ 305 et 307.