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La lettre et l'esprit
Auteur·e(s) | Amédée Dunois |
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Écriture | 8 septembre 1921 |
Depuis mon dernier article sur la politique syndicale, deux faits se sont produits qui requièrent l'attention. Deux faits ou, plus exactement, deux manifestations d'opinion qui rapprochées, confrontées, vont nous montrer combien le camarade Loriot avait raison quand il marquait ici, la semaine dernière, la gravité des divergences qui se font jour présentement parmi les syndicalistes révolutionnaires.
Il ne s'agit nullement pour nous, au Bulletin Communiste — que cela soit bien entendu ! — de faire la leçon, comme du haut d'une chaire, aux syndicalistes révolutionnaires. Nous ne sommes pas, nous, des magisters à férule ; ils ne sont pas, eux, de jeunes grimauds d'école qu'on coiffe du bonnet d'âne. Nous causons. Nous discutons. Nous cherchons, par la libre causerie, la libre discussion, à nous éclairer mutuellement en vue des batailles futures auxquelles nous participerons tous, « manuels » eu « intellectuels », syndicalistes ou communistes, que nous ayons ou non réalisé par avance l'indispensable unité de front. Tôt ou tard, l'expérience aidant, celle-ci se réalisera ; nous sommes là-dessus bien tranquilles, car c'est la condition de la commune victoire qu'elle se réalise. Efforçons-nous donc de la préparer par des discussions amicales. — Et c'est là l'idée générale, c'est là le but des articles déjà nombreux et de plus en plus pressants que je consacre dans ce Bulletin à la question des rapports entre les grandes organisations de combat de la classe ouvrière, syndicats professionnels et parti communiste.
Je ne crois pas me tromper si je dis que la première des manifestations auxquelles j'ai fait allusion plus haut, était une réponse à ma modeste campagne. Cette première manifestation est constituée par un article du camarade Pierre Besnard[1] qu'a publié l'Humanité le 23 août. Si P. Besnard n'était pas le secrétaire adjoint du Comité central des C. S. R.[2], s'il n'avait pas à plusieurs reprises, avant Lille, pris la parole au nom de ce comité, son opinion pourrait, à la rigueur, n'être pas relevée ; elle doit l'être du fait de la situation qu'il occupe dans le mouvement ouvrier et qui donne à son opinion une importance quasi-officielle.
Que dit-il donc ?
Il dit que le syndicalisme français « n'admettra jamais que son indépendance vitale et son autonomie absolue, proclamées définitivement à Amiens en 1906, soient remises en question » et que c'est là un fait « qui ne peut plus donner matière à controverses ». Il dit que quiconque oserait attenter à l'autonomie et à l'indépendance du mouvement syndical trouverait les syndicalistes révolutionnaires « dressés en face de lui en adversaires irréductibles et implacables ». Il dit enfin, ou plutôt il redit, que les C. S. R. ayant « une fois pour toutes » défini leur position et précisé leur attitude, ils n'y reviendront pas, quoi qu'il puisse survenir...
Ah ! qu'en termes catégoriques ces choses-là sont dites !
Trop catégoriques, évidemment. En politique — car le syndicalisme est bien une politique ! — en politique plus encore qu'en tout autre matière, il n'y a rien à gagner à se lier pour l'éternité par des affirmations ou des négations trop farouches ; notre camarade Besnard apprendra à ses dépens, quelque jour, qu'il n'y a pas, qu'il ne peut pas y avoir de « position définitive ». — Pour moi, si j'étais philosophe, j'écrirais sans doute un essai pour que le mot définitif fût banni de la langue française et pour que la chose qu'il exprime fût exclue de la pensée humaine !
Est-il besoin de répéter pour P. Besnard que le Parti communiste n'a point conçu « l'espoir chimérique », « le désir irréalisable » de régenter despotiquement les syndicats ? Ceux-ci ont, selon nous, assez de maturité politique, et sont d'assez grands garçons pour pouvoir se déterminer, se diriger eux-mêmes. Nous n'en avons donc pas, nous n'en aurons jamais à l'autonomie des syndicats ; nous n'en avons qu'à leur neutralité.
Nous constatons, en effet, qu'en face d'une bourgeoisie armée jusqu'aux dents et qui bloque toutes ses forces de classe dans la lutte qu'elle soutient contre nous, un prolétariat divisé est un prolétariat battu. En conséquence de quoi nous préconisons, contre la bourgeoisie coalisée et qui ne forme plus guère de nos jours qu'une seule masse réactionnaire, — nous préconisons, d'une part, l'unité de conscience prolétarienne ; d'autre part, l'unité de front prolétarien. A cette propagande d'unité — d'unité matérielle et d'unité morale — laquelle n'a jamais tendu — encore un coup ! — à subordonner les syndicats au parti, non plus que le parti aux syndicats, mais à subordonner parti et syndicats — nous parlerons plus tard des coopératives — à des règles d'action communes, à des principes d'action communs, à faire du parti et des syndicats les instruments distincts, mais complémentaires, d'une même lutte de classe poursuivant le même but : la dictature du prolétariat, — à cette propagande d'unité, on répond : Autonomie ! on répond : Indépendance !
Eh bien ! c'est répondre à côté. La question posée n'était pas celle de votre indépendance : c'était celle de votre neutralité. Reposons-la donc, cette question, avec toute la clarté possible : contre le communisme ayant pour but déclaré la dictature du prolétariat, contre des partis communistes menant, sous les plis du drapeau rouge, la lutte révolutionnaire, le syndicalisme révolutionnaire, invoque-t-il la charte d'Amiens ? Proclame-t-il sa neutralité ?
Qu'on veuille bien nous répondre ! Après quoi, s'il y a lieu, nous poursuivrons la conversation.
Mais voici la seconde des deux manifestations que je visais au commencement Celle-ci est autrement réconfortante ! Il s'agit de trois lettres adressées à Monatte par trois militants syndicalistes très connus : Andreytchine, Tom Mann et Andrès Nin.
Tous les trois sont des syndicalistes révolutionnaires également opposés aux pratiques consanguines de l'action parlementaire et de la « diplomatie industrielle ». Tous les trois ont âprement combattu les partis politiques qui prétendaient parler au nom du prolétariat. Aucun, d'eux n'est suspect de brûler aujourd'hui ce qu'il adorait hier ni d'adorer ce qu'il brûlait. Et tous les trois écrivent cependant combien les étonne et les émeut la position (la « position définitive », ô Besnard!) prise par les C. S. R. français. Ils protestent contre l'interprétation inexacte donnée aux statuts de l'Internationale syndicale : Non, ces statuts, disent-ils, n'impliquent pas la subordination des syndicats. « Ni le parti russe, ni la IIIe Internationale, écrit Andréytchine, ne veulent la subordination. Ce qu'ils veulent, c'est l'unité de la masse ouvrière, l'unité contre le capitalisme et ses valets ». Et Andrès Nin de montrer lui aussi, que la fameuse résolution de Moscou ne porte « aucune atteinte à l'indépendance du mouvement syndical » :
Il n'existe en réalité que le contact indispensable pour réaliser pratiquement cette collaboration dont tous, sans excepter les syndicalistes révolutionnaires de la minorité française, avons proclamé la nécessité... On reconnaît la nécessité de la coordination de toutes les forces révolutionnaires ? Oui ! Alors, il faut trouver une formule pratique pour la réaliser. C'est ce que le Congrès a fait...
Le syndicalisme révolutionnaire est en ce moment au carrefour. Il hésite, tâtonne, trébuche, cherche sa voie. Amsterdam ou Moscou ? Contre Amsterdam unanimité. — Alors Moscou ? — Pas encore ! La motion d'Amiens s'y oppose. — Quoi ! la motion d'Amiens ? celle dont les Jouhaux et les Merrheim ont, eux aussi la bouche pleine ? — Celle-là même ! — Mais alors, cette motion fameuse, sous le couvert de laquelle s'abritent si commodément révolutionnaires, contre-révolutionnaires et, par dessus le marché, centristes, pourrait bien être de ces bons vieux dogmes dont tout le monde peut d'autant mieux se réclamer qu'ils ont perdu avec le temps toute signification précise !... — Eh ! c'est ce que beaucoup commencent à se dire !
La motion d'Amiens avait en 1906 une signification nettement révolutionnaire. Elle signifiait que le prolétariat français, organisé dans ses institutions économiques, arborant le drapeau de la grève générale, se séparait du socialisme parlementaire : séparation nécessaire à une époque où le socialisme semblait avoir perdu sa foi dans la révolution.
Mais, tout cela, c'est du passé. Aujourd'hui, appliquée à la lettre, la motion d'Amiens risque de dresser le prolétariat français et contre la Révolution russe et contre l'Internationale tant communiste que syndicale. Ce n'est pourtant pas là ce que souhaitent nos syndicalistes révolutionnaires. Ce qu'ils veulent, au contraire, c'est s'unir plus étroitement que jamais à tous ceux qui par l'univers, soutiennent le grand combat contre le Capital.
Mais il y a la motion d'Amiens...
Eh bien ! si la motion d'Amiens s'oppose à l'union nécessaire, si elle n'est plus qu'obstacle au lieu d'être moteur, il faut la rouler soigneusement dans le linceul de toile où dorment les dogmes morts et lui substituer une motion toute neuve, adaptée aux tâches nouvelles que requièrent les temps nouveaux.
Mais la vérité est que, dans la motion d'Amiens, il n'y a de mort que la lettre. L'esprit, qui reste vivant, crie de toutes ses forces : A Moscou !
Est-ce à la lettre morte ou à l'esprit vivant que les C. S. R. sont fidèles ?
- ↑ Pierre Besnard (1886-1947), cheminot. Après avoir été mis en minorité avec ses partisans par ceux de l'adhésion à l'Internationale Syndicale rouge (Profintern) en 1922, il a essayé de regrouper l'opposition au sein de la CGTU. Après la guerre participera à la création de la Confédération Nationale du Travail française.
- ↑ Comités Syndicalistes Révolutionnaires.