Moscou ou Amsterdam

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L'Internationale a publié, le 11 août un appel adressé de Moscou aux syndicalistes révolutionnaires du monde entier par un certain nombre de délégués au Congrès constitutif de l'Internationale des syndicats rouges. Ces délégués sont ceux qui, dans la discussion, s'étaient opposés à toute liaison organique entre l'Internationale syndicale et l'Internationale communiste. Les plus connus sont Henri Sirolle[1], délégué français ; Bouwman[2], du Secrétariat national du Travail hollandais, Andreytchine, délégué américain et le vieux syndicaliste anglais Tom Mann ; tous, à l'exception de Tom Mann (qui fut, il y a trente ans avec Keir Hardie, l'un des fondateurs de l'Independent Labour Party), sont fortement imprégnés d'esprit libertaire et nourrissent à l'égard des partis politiques, fussent-ils même communistes, d'ombrageuses défiances, des préventions tenaces. L'appel au bas duquel ils ont apposé leur signature n'en est que plus appréciable, étant plus significatif.

Ils reconnaissent que leur thèse, qui est celle de l'indépendance absolue du syndicalisme, n'a pas triomphé à Moscou. Elle a été repoussée par une majorité de prolétariats qui possèdent, est-il dit en passant, « une haute valeur révolutionnaires et dont les signataires de l'appel ne se sentent séparés que « par une différente interprétation de certains aspects de la lutte. »

Mais ces divergences d'interprétation autorisent-elles les syndicalistes révolutionnaires à ériger, en face de l'Internationale de Moscou une Internationale nouvelle qui, pratiquement, ne se distinguerait de celle de Moscou que par le fait qu'elle ignorerait — ou ferait semblant d'ignorer — l'Internationale communiste, aussi complètement que notre C. G. T. d'avant-guerre ignorait le Parti socialiste ? Sirolle et ses amis ne le pensent pas : « La division des syndicalistes révolutionnaires en deux Internationales, disent-ils, serait un crime contre le prolétariat universel ».

Et voilà pourquoi les autonomistes, quelques réserves qu'ils aient à faire sur le principe de la liaison organique, doivent rester dans l'Internationale de Moscou et, loin de chercher à l'affaiblir, travailler à la renforcer.

L'appel des autonomistes est un acte de sagesse politique. Moscou est décidément une magnifique école de pratique révolutionnaire : les tièdes et les mous en rapportent la foi et la force, l'enthousiasme et le zèle ; les sentimentaux et les excessifs y acquièrent le sens des réalités et du réalisme, la double intelligence des conditions de moment et des conditions de lieu. Que tous les militants ne peuvent-ils se rendre à Moscou ! Que des difficultés nous seraient dans la suite épargnées !

Reproduisant l'appel des autonomistes, la Vie Ouvrière a déclaré faire sienne l'opinion que la division des syndicats révolutionnaires en deux Internationales serait un crime. Nous pouvons dire, a-t-elle ajouté, que les C. S. R.[3] « n'ont aucunement envisagé une telle division ». Et l'organe syndicaliste révolutionnaire de conclure qu'il garde le ferme espoir que le terrain solide où tous, autonomistes et communistes, pourront travailler sera trouvé. Cet espoir, nous voulons le garder, nous aussi.

Nous le gardons, sans nous dissimuler qu'il n'est pas d'une réalisation immédiate. Voici que, dans sa séance du 16 août, la Commission Exécutive du Comité central des C. S. R., après avoir pris acte de l'appel de Sirolle et de ses amis et proclamé « son désir de rechercher les possibilités d'un accord », a pris, quant à l'adhésion à l'Internationale des Syndicats rouges, une résolution qui ne facilitera guère la conclusion pratique de l'accord qu'on recherche.

La Commission Executive déclare, en effet, « que le mouvement syndicaliste révolutionnaire français ne pourra donner son adhésion qu'autant que l'Internationale rouge admettra sans restriction l'indépendance complète et l'autonomie absolue du syndicalisme français et de l'Internationale syndicale et que l'Internationale syndicale sera complètement maîtresse de son action ».

Voilà une décision qui, si je ne me trompe, pourrait bien retarder indéfiniment cette adhésion à l'Internationale syndicale au nom de laquelle les syndicalistes révolutionnaires de chez nous bataillent depuis tant de mois contre le Bureau confédéral. Je sais bien que la commission se montre persuadée qu'un nouveau Congrès international, dont la convocation va être demandée, ne manquera pas de défaire ce qu'a fait son prédécesseur. Mais cette persuasion est-elle bien fondée ? Je la laisse pour compte au camarade Quinton qui, comme secrétaire du Comité central des C. S. R., a reçu le mandat de nous la notifier. Je souhaite bien vivement que l'espérance de nos amis ne soit pas trompée. Si pourtant elle l'est, si, comme il est permis de le penser, le prochain Congrès de l'Internationale syndicale, — que ce soit dans trois mois ou seulement dans un an — refuse « d'admettre, sans restriction, l'indépendance complète et l'autonomie absolue du syndicalisme français et de l'Internationale syndicale », que feront, dans ce cas, les C. S. R. ? Question troublante qu'il faudra forcément à un moment donné résoudre, mais dont la solution pourrait bien être grosse de pénibles conflits.

Je sais bien encore que nos amis, tout en se refusant à entretenir un délégué officiel à Moscou, entendent « rester en relations étroites » avec l'Internationale syndicale et commettent à leur Comité central le soin « d'assurer la liaison nécessaire jusqu'à ce que l'adhésion du syndicalisme français puisse être envisagée ». Mais que nos amis veulent bien y regarder de près et ils seront choqués dans leur bonne foi parfaite, par ce qu'il y a d'équivoque dans une pareille formule d'action.

Adhérer ou ne pas adhérer, — c'est un dilemme — et nos amis se trompent s'ils croient y avoir échappé. Momentanément, peut-être ; mais le dilemme, qu'ils le sachent bien, les attend au carrefour le plus proche : tôt ou tard, il faudra opter. Adhérer tout à fait ou ne pas adhérer du tout...

Au lieu de cela, que font-ils ? Ils repoussent l'adhésion officielle, mais restent « en relations étroites » avec l'Internationale. Ils refusent à la fois d'entrer dans la maison et de passer leur chemin : ils demeurent sur le seuil ou dans le vestibule : ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans ! Qu'attendent-ils ? Qu'on mure le couloir souterrain qui mène à la maison d'en face. Et si jamais on ne le mure ?

Les « relations étroites » ne sont qu'un expédient verbal. Ou bien elles n'engagent pratiquement à rien — alors, pourquoi les établir ? — Ou bien, elles amèneront tôt ou tard la solidarité dans l'action, objet avoué de toute Internationale : mais, dans ce cas, je le demande, que deviennent votre « indépendance complète », votre « autonomie absolue » ?

Je ne veux pas essayer, en fin d'article, de démontrer que le procédé imaginé à Moscou pour relier l'une à l'autre les deux Internationales révolutionnaires n'est pas plus dangereux pour l'indépendance de l'une que pour l'indépendance de l'autre. Je n'essaierai pas non plus de convaincre nos camarades autonomistes qu'une divergence de vues sur un point particulier de technique syndicale ne vaut certainement pas qu'on se tienne à l'écart d'une organisation dont rien d'autre ne nous sépare ; ni même que le meilleur moyen d'obtenir les modifications de détail qu'on désire voir apporter à un statut soit de se refuser à l'accepter en gros ; ni même... Mais il est temps de s'arrêter.

L'adhésion à Moscou est tellement indispensable, elle répond si profondément au vœu instinctif des masses que nos amis des C. S. R. ne pourront l'éluder toujours. Les centristes du socialisme, qui ne voulaient ni de Bruxelles ni de Moscou, crurent très malin d'aller planter leur tente à Vienne qui, étant à mi-route de Bruxelles et de Moscou, leur paraissait offrir un point de ralliement central à la pusillanimité de tous les centristes de la terre... Mais nos amis des C. S. R. ne sont point des centristes, tant s'en faut ; ils n'ont aucune vocation pour édifier une « Internationale deux et demie ». Au nom du syndicalisme révolutionnaire, ils ont brisé avec Amsterdam ; au nom de l'unité de front du syndicalisme révolutionnaire, ils adhéreront à Moscou.

Amsterdam ou Moscou ! Et plutôt encore Amsterdam, avec ses perspectives d'utile noyautage, que l'isolement boudeur et l'attente inféconde ! L'isolement international équivaudrait, en fait, à cette division des syndicats révolutionnaires en deux Internationales dont on a dit qu'elle serait un crime contre le prolétariat universel. — Un crime, l'isolement ? Une faute grave, en tout cas. Mais, en politique, les fautes se paient souvent aussi cher que les crimes.

  1. Henri Sirolle (1885-1962) Militant de la Fédération communiste anarchiste, il devient pendant la guerre un des leaders de la minorité pacifiste et révolutionnaire de la fédé CGT des cheminots. Après une expérience décevante à la CGTU, il s’éloignera de l’anarchisme (Alternative libertaire).
  2. Engelbertus Bouwman (1882-1955). Dunois écrit « Bowman ».
  3. Comités Syndicalistes Révolutionnaires.