Les rapports du parti et des syndicats en France

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Pour bien comprendre les rapports du Parti et des Syndicats en France, il est nécessaire de résumer brièvement ce que furent ces rapports avant et pendant la guerre. C'est vers 1880 que les syndicats français se multiplient et se dégagent définitivement du mutualisme. Dès cette époque, ils ont à lutter pour leur indépendance et contre l'emprise des différents partis politiques bourgeois et prolétariens. Le parti guesdiste surtout tente de s'emparer du mouvement syndical ; mais il est trop faible et les querelles entre guesdistes, broussistes, allemanistes, etc., n'ont, d'autre résultat que de fortifier dans les syndicats français la volonté d'agir en pleine autonomie et en dehors de toute ingérence d'un parti politique quel qu'il soit. A l'inverse de ce qui s'est produit dans différents pays, notamment en Angleterre, le développement des syndicats en France a été irrégulier, sporadique ; leur organisation fragile. Les Bourses du Travail, les Fédérations de métier, apparaissent sans liens bien déterminés et il semble, au moment de l'affaire Dreyfus, qu'un parti politique à étiquette socialiste pourra facilement, avec l'appui du gouvernement, faire servir leur mouvement à des fins bourgeoises. Millerand s'essaie à cette tâche et s'efforce de corrompre les organisations en s'attachant leurs fonctionnaires, et en subventionnant leurs œuvres. Cette tentative n'aboutit, comme celle du Parti guesdiste, qu'à fortifier la volonté d'indépendance des syndicats. Cette volonté s'exprime bientôt au Congrès de Bourges de 1904, puis d'une façon plus précise au Congrès d'Amiens de 1906, où on formule les bases doctrinales et tactiques du syndicalisme français. Ce n'est plus le citoyen, mais le producteur, qui est pris comme unité ; sa méthode est l'action directe et !a grève générale. On a une base sociale dans les Bourses du Travail qui apparaissent comme la cellule de la société future, les Fédérations d'Industrie ayant plus spécialement la charge de la production.

Ce qui domine surtout c'est un désir d'action et le mépris des « politiciens ». Comme on désigne presque toujours sous ce vocable, non l'homme habile qui agit avec duplicité dans son organisation pour faire servir celle-ci à des fins personnelles, mais tout adhérent à l'organisation politique du prolétariat, ce qui est la négation même de l'utilité d'un parti politique, il s'ensuit que les relations entre les syndicats et les partis socialistes ne se nouèrent qu'à de rares intervalles et dans des circonstances exceptionnelles. On peut citer, parmi ces accords passagers, la grande manifestation contre la guerre avec le Maroc organisée en 1911 au Pré-St-Gervais par le Parti et la C. G. T. Même accord passager au moment d'Agadir[1] et des funérailles d'Aernoult[2]. Il faut noter cependant que l'Humanité avait déjà une tribune syndicale où collaboraient Griffuelhes[3], secrétaire de la C. G. T., et Pouget[4].

Cette situation dure jusqu'en Ii914. Il est certain qu'au début de la guerre des relations s'établirent entre les social-patriotes maîtres du Parti et de la C. G. T., comme entre ceux-ci et M. Malvy[5], ministre de l'Intérieur, à l'occasion de l'application du carnet B[6]. Des gages furent donnés de part et d'autre. Les fonctionnaires socialistes et ouvriers furent assurés contre les risques de guerre, le gouvernement contre une opposition des masses travailleuses au grand crime. Jouhaux voit fréquemment Sembat et Guesde. Comme, le Parti, la C. G. T. va en 1915 à la Conférence interalliée de Londres. Mais c'est surtout dans le fameux « Comité d'Action » que se nouent officiellement à cette époque les relations, non seulement entre la C. G. T. et. le Parti, tous deux représentés, mais entre ces organisations et la bourgeoisie. Les coopératives ont également leurs représentants dans ce Comité. Il n'est point question alors pour Messieurs Jouhaux et consorts de la charte d'Amiens et de l'Indépendance des syndicats. Cependant l'opposition à toute liaison permanente entre les syndicats et les partis politiques n'est point morte. On va la retrouver très vivace dès la fin de 1915 dans la seule organisation révolutionnaire d'opposition à la guerre « Le Comité pour la reprise des relations internationales ».

Fondé à l'état embryonnaire en août 1915, ce Comité fut officiellement constitué en France au retour de Zimmerwald, c'est-à-dire dans les premiers jours d'octobre 1915. À part Merrheim et Bourderon qui étaient allés à Zimmerwald, les membres du Comité ignorèrent le point de vue de la gauche de Zimmerwald défendu par Lénine. La petite brochure où celui-ci développait ce point de vue ne parvint à Paris que beaucoup plus tard et à un nombre très restreint d'exemplaires. Le Comité accepta donc la thèse de la majorité de Zimmerwald sur le caractère de la guerre, sur la nécessité de reprendre les relations avec les organisations internationales existantes et sur l'action à mener en faveur de la paix. Le Comité était ouvert à tous ceux, socialistes, syndicalistes, anarchistes qui acceptaient la lutte du prolétariat contre la guerre. Les positions autonomes traditionnelles du Parti et de la C. G. T. amenèrent dès l'origine du Comité, celui-ci à créer dans son sein deux sections principales : une section socialiste et une section syndicale, chacune, en s'inspirant des discussions générales, pouvant librement évoluer sur son terrain. il semblait aux organisateurs que cette absolue liberté était une garantie suffisante pour rendre possible dans le Comité la cohabitation de ses éléments divers, trouvant ainsi la possibilité de coordonner leurs efforts. Cependant, quelques semaines s'étaient à peine écoulées que le groupe syndicaliste du Comité se désagrégeait. Sous l'inspiration des syndicalistes anarchistes la plus grande partie des membres de ce groupe quittèrent le Comité pour fonder le « Comité de Défense syndicaliste » ne voulant pas entendre parler non seulement d'entente avec les membres du Parti, mais des luttes menées dans le sein de celui-ci par les socialistes du Comité pour la reprise des relations internationales. Ceux qui restèrent n'étaient d'ailleurs pas moins attachés à la charte d'Amiens et dès ce moment il était aisé de revoir que le développement de l'opposition à la majorité confédérale ne modifierait pas sensiblement la situation avant que les événements, ayant bouleversé le Parti et changé profondément son orientation politique, aient démontré aux partisans de la charte d'Amiens la nécessité révolutionnaire dé l'organisation politique de la classe ouvrière, précisé son rôle historique, mis en lumière ce que cache en réalité la formule de neutralité politique pour les syndicats et défini dans quelle mesure les organisations de classe du prolétariat peuvent être indépendantes les unes des autres.

Avec opiniâtreté les syndicalistes minoritaires mènent la bataille au sein de leurs organisations et du Comité Confédéral mais les liens qui les unissent sont si fragiles, le terrain sur lequel ils évoluent est si mouvant que la majorité, parfaitement homogène dans sa doctrine et sa tactique réformistes comme dans son prétendu programme de réalisations, apparait chaque fois maîtresse de la situation. A Clermont-Ferrand, la trahison de Merrheim fait effondrer brusquement l'opposition syndicale. Rien ne montre mieux la faiblesse du fonds d'idées qui guidait à ce moment la minorité révolutionnaire des syndicats français que le fait qu'elle ait pu, même momentanément, être égarée par la défection d'un homme.

L'attitude du Parti à cette époque n'est d'ailleurs pas de nature à clarifier le débat. Les masses militantes de ce parti longtemps égarées ne comprennent pas encore que la politique de Longuet entourée des hardiesses verbales d'un Paul Faure est au fond exactement la même que celle d'Albert Thomas et de Renaudel. Pour le démontrer péremptoirement, le passage au pouvoir socialiste des premiers est une nécessité inéluctable. Ce passage des centristes à la direction du Parti est marqué par leurs appels réitérés et humblement comiques à l'union du Parti et de la C. G. T. On feint de croire que Jouhaux et consorts sont capables d'action révolutionnaire et cela ne contribue pas peu à creuser le fossé entre l'es syndicats et le Parti. On ne peut, en effet, dans les hautes sphères confédérales pardonner aux centristes du Parti de s'être assis à la place de ceux avec qui on s'entendait si bien et d'avoir par leurs formules parfaitement équilibrées pour l'inaction dans un sens comme dans l'autre, préparé le lit des révolutionnaires dont les farces progressent rapidement. La politique du Populaire n'a pas plus de faveur auprès des syndicalistes révolutionnaires qui se regroupent autour de la Vie Ouvrière et s'affirment à nouveau au Congrès de Lyon.

Il semble un instant que ce Congrès va donner au mouvement minoritaire son impulsion définitive, mais ses divers éléments continuent de puiser leurs inspirations dans un passé mort et dans l'anachronique charte d'Amiens. Leur action est caractérisée par une critique pénétrante de la politique majoritaire, mais une obscurité profonde enveloppe toujours leur position au| regard des grands problèmes de la révolution. Ils restent profondément divisés non seulement sur le processus des événements révolutionnaires, la dictature du prolétariat, la nécessité de l'Etat prolétarien..., mais sur la question même de l'utilité de la lutte à l'intérieur de la C. G. T. Certains éléments ne voient le salut que dans la scission. Aussi les 588 syndicats qui avaient présenté à Lyon un front uni dans l'assaut donné au Comité Confédéral ne se retrouvent-ils plus aisément au lendemain de Lyon lorsqu'il s'agit de grouper les énergies pour les combats futurs.

Pendant ce temps, le journal de Longuet continue régulièrement et vainement, de bêler l'unité sur le néant. Les dirigeants du Parti dont l'influence est a peu près ruinée n'ont ni la volonté, ni la puissance, ni l'autorité morale pour inspirer confiance et lancer et soutenir les grandes idées directrices autour desquelles s'amalgameraient, dans les organisations de classe du prolétariat, les énergies révolutionnaires.

La défiance justifiée des syndicalistes révolutionnaires à l'égard d'un tel parti est toujours si profonde que le progrès des communistes dans le Parti et la perspective de leur prochaine victoire ne modifient pas sensiblement ce sentiment que nombre de communistes hésitent à heurter dans leurs syndicats. On constate très fréquemment que tel militant qui vote volontiers avec les communistes dans le Parti, vote avec les majoritaires dans son syndicat. Cette attitude s'explique non par l'imprécision des idées exposées par les communistes dans le Parti, mais par l'atmosphère générale dans les syndicats, par la haine simpliste du politicien, par la défiance traditionnelle et habilement entretenue par les majoritaires contre les, membres du Parti, suspects de subir des influences extérieures. Cette atmosphère particulière est telle que Frossard, au retour de Russie, partit au Congrès d'Orléans dans l'intention d'être très net sur le sens et la méthode de la lutte à mener par les communistes contre la majorité confédérale, se laisse influencer et prononce un discours plus modéré que celui qu'on attendait. Il serait injuste de faire retomber sur lui seul la responsabilité de son attitude à Orléans. La grosse majorité des congressistes minoritaires ne voyait toujours en lui que le politicien et restait en défiance.

Dans le courant de 1920, certaines communications de l'Exécutif de Moscou, signées Zinoviev et traitant de la question des syndicats et l'apparition des 21 conditions dont l'une préconisant la formation de noyau de communistes au sein des syndicats, causèrent dans les milieux syndicalistes une émotion profonde savamment exploitée par les majoritaires.

Un gros courant s'affirma aussitôt dans les syndicats contre le noyautage organisé par le Parti et contre la subordination a ce Parti.

La victoire des communistes au Congrès de Tours et la scission de la droite et du centre calmèrent quelque peu l'effervescence des syndicalistes révolutionnaires qui avaient réussi à fonder sous le nom de Comités syndicalistes révolutionnaires (C. S. R.) des noyaux dans les syndicats.

La formation de ces noyaux a jeté le plus grand trouble dans les rangd de la majorité confédérale. Dans l'espoir de paralyser cet essor les dirigeants de cette majorité ont entamé contre eux une vigoureuse campagne basée sur les arguments suivants : les C. S. . sont le jouet d'influences extérieures au syndicalisme ; ils reçoivent leur mot d'ordre de Moscou et obéissent à Zinoviev ; ils foulent aux pieds la charte d'Amiens, la neutralité politique des syndicats et travaillent pour placer ceux-ci sous la tutelle du Parti. Les majoritaires savent que cette argumentation est contraire à la réalité mais qu'elle frappe vivement l'imagination des militants et heurte de front leur attachement aux traditions d'indépendance du mouvement syndical.

Il est certain toutefois qu'un nombre toujours croissant de syndicalistes révolutionnaires ne font plus de la neutralité politique une question de principe. Si leur hostilité à l'égard d'un parti de politiciens reste la même, ils se sont trouvés en majorité dans une récente réunion des C. S. R. tenue à Paris voter une motion dans laquelle il est dit que « les C. S. R. se déclarent prêts à collaborer avec le parti politique qui agira révolutionnairement ».

Un essai de charte constitutive établi par eux marque un grand pas vers une communauté de conception entre les éléments révolutionnaires du Parti actuel et des syndicats. En fait, cependant, cette collaboration reste tout entière à établir. Les C. S. R. eux-mêmes sont en plein travail d'évolution. S'ils entendent rester à l'abri des influences extérieures, ils sont profondément remués par des influences intérieures qui s'efforcent de donner au mouvement son orientation. Communistes membres du Parti, communistes encore hors du Parti, syndicalistes attachés à la formule : « Le syndicalisme suffit à tout », anarchistes contempteurs de la dictature et de l'Etat prolétarien se heurtent au sein des C. S. R. et se disputent la suprématie.

On ne peut donc pas dire actuellement que les C. S. R. soient des noyaux communistes, mais le Parti les a trouvés constitués au lendemain de Tours et il est certain que toute création nouvelle de sa part l'eût isolé définitivement des syndicats.

Dans cette situation, le Parti ne pouvait qu'agir pour donner confiance aux C. S. R. et faire prévaloir dans leur sein les solutions communistes. Cette préoccupation l'a pratiquement guidé dans l'établissement de sa motion de Tours. Le Parti ne doit pas solliciter cette confiance, mais prouver par son action quotidienne qu'il la mérite. Ses membres doivent pénétrer de l'esprit communiste les C. S. R. dont l'avènement au pouvoir confédéral est proche. L'unité de front révolutionnaire sans laquelle le prolétariat organisé français sera toujours faible doit être créée. Il ne saurait être question de subordination organique d'une organisation à l'autre. L'Internationale communiste ne demande pas cela et ne l'a jamais demandé.

Elle ne demande qu'une chose rationnelle et nécessaire : c'est que tous les communistes entrent au Parti ; c'est qu'ils se pénètrent bien de l'idée que le syndicalisme est une politique et qu'il est absurde et nuisible d'être communiste dans le Parti et syndicaliste dans les syndicats.

La situation particulière du mouvement communiste et ouvrier, en France, la survivance tenace des traditions du passé, le fait que la question des syndicats dans leurs rapports avec le Parti n'a jamais été examinée très profondément chez nous, la confusion que cette carence a provoquée et développe dans les esprits, entretiennent chez nombre de militants des syndicats et même du Parti l'idée fausse de prétentions excessives et même dangereuses de l'Internationale communiste.

Sous la plume du camarade F. Besnard, secrétaire adjoint du Comité central des C. S. R., ces organisations nous conviaient dans l'Humanité du 23 août à préciser notre position à leur égard. Le Parti se doit de leur répondre en instituant immédiatement sur la question un débat fraternel, mais large et loyal.

Les dernières délibérations du Comité directeur du Parti montrent que celui-ci est décidé à agir en ce sens. La nécessité urgente d'un travail de clarification apparaît avec une évidence que nul ne conteste, et nous sommes tous animés de la même volonté de dégager du chaos actuel, si préjudiciable aux intérêts de la classe ouvrière, la formule qui nous subordonnera les uns et les autres à la même solution révolutionnaire pratique des problèmes de la révolution sociale.

  1. En juillet 1911, l'Allemagne envoie une canonnière dans la baie d'Agadir, alors que le Maroc est également l'objet des convoitises de la France et du Royaume-Uni. S'ensuit une crise internationale qui manque de déboucher sur la guerre.
  2. Albert Aernoult (1886-1909), couvreur, syndicaliste. Emprisonné, puis engagé dans l'armée. En Algérie la hiérarchie lui fait subir des punitions corporelles sévères dont il meurt. Un de ses compagnons d'infortune, Emile Rousset, alerta l'opinion, et fut condamné à une peine de 5 ans pour cela. S'en suivit un vaste mouvement d'opinion, et c'est au milieu d'une foule considérable estimée à plus de 150 000 personnes que la dépouille d'Albert Aernoult, rapatriée par souscription publique, fut enterrée à Paris au Père-Lachaise le 11 février 1912.
  3. Victor Griffuelhes (1874-1922), secrétaire général de la CGT de 1902 à 1909.
  4. Emile Pouget (1860-1931).
  5. Louis Malvy (1875-1949), ministre de l'intérieur de 1914 à 1917, radical.
  6. Il s'agit du fichier des « suspects d'espionnage ». Y figuraient de nombreux dirigeants syndicaux – pour faciliter leur ralliement et celui de la classe ouvrière à l'Union Sacrée, Malvy décida de ne pas utiliser le carnet B.