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Special pages :
IV. L’avenir de l’économie mondiale et l’impérialisme
- Avant-propos et Préface
- I. L’économie mondiale et le processus d’internationalisation du capital
- II. L'économie mondiale et le processus de nationalisation du capital
- III. L’impérialisme, reproduction élargie de la concurrence capitaliste
- IV. L’avenir de l’économie mondiale et l’impérialisme
- Conclusion
Chapitre XII : “ Nécessité ” de l’impérialisme et surimpérialisme[modifier le wikicode]
1. Conception de la nécessité historique. Nécessité historique et marxisme pratique. « Nécessité » historique de l’impérialisme. — 2. Question économique du surimpérialisme (entente des trusts capitalistes nationaux). Possibilité économique abstraite d’un trust universel. — 3. Pronostics concrets. Conditions économiques de la formation des trusts et de leur solidité. Internationalisation et nationalisation des intérêts capitalistes. Importance de la politique impérialiste pour la bourgeoisie. — 4. La victoire sur l’impérialisme et la condition de la possibilité de cette victoire.
Tout comprendre, c’est tout pardonner, dit un proverbe français. Cependant, un proverbe n’exprime pas forcément une idée juste. En l’occurrence, nous avons affaire à un « jugement » manifestement erroné. En effet, comprendre une chose, c’est établir une relation de cause à effet entre cette chose et une autre chose ou plusieurs autres choses. Mais, il n’en résulte pas le moins du monde qu’il soit toujours nécessaire de justifier la chose comprise. S’il en était ainsi, tout ce qui, dans la langue des « moralistes », s’appelle « mal », serait à tout jamais fermé à la raison de l’homme et ne devrait pas être compris. En réalité, il n’en est pas ainsi. Nous ne pouvons juger d’une chose, c’est-à-dire la classer comme positive ou négative, que lorsque nous la comprenons. Par conséquent, même lorsque nous ne nous apprêtons nullement à « pardonner », nous devons avant tout « comprendre ». Cette vérité élémentaire est applicable également aux événements historiques. [1] Comprendre un événement historique, c’est le représenter comme l’effet d’une ou de plusieurs causes historiques, c’est le représenter non pas comme une valeur « accidentelle » que rien ne conditionne, mais comme une valeur découlant nécessairement de l’ensemble des conditions données. L’élément de causalité est également un élément de nécessité (« nécessité causale »). Le marxisme enseigne que le processus historique, donc chaque anneau de la chaîne historique des événements, est une valeur « nécessaire ». En tirer un fatalisme historique serait absurde, pour la bonne raison que les événements historiques s’accomplissent non pas en dehors, mais par la volonté des hommes, par la lutte de classe si nous avons une société de classes. La volonté des classes est chaque fois déterminée par une situation concrète ; dans ce sens, elle n’est nullement « libre ». Mais elle constitue, à son tour, un facteur déterminant du processus historique. En biffant les actes des individus, la lutte de classe, etc., nous biffons également tout le processus historique. Le « marxisme » fataliste fut toujours une caricature bourgeoise de la doctrine de Marx, caricature que les théoriciens de la bourgeoisie avaient imaginée comme le moyen le plus commode de « vaincre le marxisme ». On connaît le sophisme, répandu largement, d’après lequel les marxistes qui annoncent l’avènement inéluctable du régime postcapitaliste, font penser à un parti qui lutterait pour provoquer une éclipse de lune. Mais, d’autre part, ce « marxisme », qui érige le présent en absolu et qui suppose dans ce présent une limite qu’on ne peut dépasser, a toujours été le manteau dans lequel aiment à se draper les panégyristes de la bourgeoisie désireux de trouver une formule « rigoureusement scientifique » de leurs aspirations.
« Tout ce qui est réel est sage [rationnel] », c’est là une maxime de Hegel, qu’ils ont plus d’une fois utilisée pour leurs propres fins. Alors que, pour Marx, la « sagesse [rationalité] de tout ce qui est réel » était uniquement un rapport de cause entre le présent et le passé, rapport dont la connaissance constitue le point de départ pour vaincre pratiquement le « réel », pour les panégyristes, cette « sagesse » servait à sa justification et à sa perpétuation[1].
Die Geschichte hat immer Recht (« l’histoire a toujours raison »).
C’est ainsi que le « marxiste » Heinrich Kunow motive son « dada » de l’impérialisme[2] ; toute idée de le vaincre est tout simplement « illusoire » : la systématisation de cette idée équivaut à « cultiver l’illusion » (Illusionenkultus). Il est évident qu’il n’y a rien de plus banal que cette interprétation du marxisme. Marx a très bien répondu à Kunow dans sa réponse à l’économiste bourgeois Burke. « Les lois du commerce — a écrit ce dernier — sont des lois naturelles, donc des lois de Dieu ». « Dans ces temps de sordide pusillanimité et de croyance fétichiste dans les « lois du commerce », nous sommes de nouveau obligés de stigmatiser tous les Burke dont le talent seul les distingue de leurs disciples[3]. »
Or si la réalité historique est sujette à être diversement appréciée, qu’est-ce donc qui définit la « pratique » où se situent les bornes de l’accessible ? Pour répondre complètement à ces questions, nous supposons deux éventualités extrêmes. Admettons tout d’abord que nous avons affaire à un prolétariat faiblement développé dans un pays qui ne fait que s’engager dans la voie de l’évolution capitaliste. Les classes sociales en sont encore à un stade où elles ne constituent qu’une masse inorganisée. Le prolétariat lui-même n’est pas encore devenu, selon l’expression de Marx, une classe « pour lui ». Le développement économique est si faible, que les conditions objectives font défaut pour l’organisation de l’économie sur une échelle sociale. On peut dire d’avance que les conditions nécessaires permettant de vaincre les contradictions capitalistes n’existent pas. Tout en reconnaissant en principe le caractère conditionnel du capitalisme, les marxistes soutiennent que puisqu’il n’est pas possible de faire dévier l’évolution sociale de la voie capitaliste, on est obligé, en tenant compte précisément que l’évolution empruntera cette voie, d’organiser ses forces pour attaquer activement le capitalisme dans le futur, en utilisant dans le présent la progressivité relative de ce dernier, en luttant contre les survivances féodales qui entravent le progrès social, etc. Par conséquent, les phases décisives pour la définition des principes de la « pratique » sont au nombre de deux : premièrement, « l’appréciation des conditions objectives », c’est-à-dire l’appréciation du degré de développement économique ; deuxièmement, l’appréciation de l’influence sociale de la force de progrès social elle-même, qui se rapporte évidemment à la première phase. Dans l’état de choses que nous avons supposé ci-dessus les marxistes parlent de la nécessité du capitalisme, même dans le sens de l’impossibilité relative de le vaincre.
Supposons maintenant que nous ayons affaire à un organisme capitaliste hautement développé permettant d’obtenir un développement méthodique de la production sociale ; d’autre part, le rapport des forces de classe est tel qu’une importante fraction de la population appartient à la classe la plus progressive. Dans ce cas, il serait absurde de vouloir considérer le capitalisme comme un stade « nécessaire » de l’évolution. (En parlant ainsi on n’entend pas dire, évidemment, que le capitalisme et sa situation donnée sont les produits de l’évolution historique : « nécessité » est ici synonyme d’impossibilité de vaincre)[4].
Si nous abordons maintenant la nécessité (impossibilité de vaincre) de l’impérialisme, nous découvrons tout de suite qu’il n’y a pas de raison de parler de sa nécessité dans ce sens. Bien au contraire. L’impérialisme est la politique du capitalisme financier, c’est-à-dire du capitalisme hautement développé et supposant une certaine maturité — en l’occurrence très importante — de l’organisation productive. Autrement dit, la politique impérialiste, par le fait même qu’elle existe, atteste que les conditions objectives d’une nouvelle forme sociale économique sont apparues, que par conséquent, toute discussion sur la « nécessité » de l’impérialisme, considéré comme terme de la pratique, est du libéralisme, du semi-impérialisme. La question de l’existence ultérieure du capitalisme et de l’impérialisme devient une question de rapport des forces sociales en lutte, et pas davantage.
Or, il peut y avoir une autre déviation opportuniste opposée, en apparence au fatalisme fougueusement exploité en littérature par Karl Kautsky[5]. Constatant, fort justement, que le maintien de l’impérialisme dépend du rapport des forces sociales Kautsky raisonne à peu près de cette façon :
L’impérialisme est une méthode bien définie de la politique capitaliste ; celle-ci est possible sans procédés violents, tout aussi bien que le capitalisme est concevable avec une journée non pas de 10 ou 12 heures, mais de 8 heures. Dans le cadre du capitalisme, le prolétariat oppose, à la tendance de la bourgeoisie à augmenter la journée de travail, sa tendance prolétarienne à en réduire la durée, tout comme il est nécessaire d’opposer à la tendance de violence bourgeoise de l’impérialisme la tendance pacifique du prolétariat. De cette façon, soutient Kautsky, la question peut être résolue dans le cadre du capitalisme.
Quelque radícale que soit, de prime abord, cette théorie, elle n’en est pas moins en fait une théorie foncièrement réformiste. Plus loin, nous analyserons en détail la possibilité d’un « capitalisme pacifique » à la Kautsky (« surimpérialisme »). Bornons-nous pour l’instant à une objection d’ordre général et formel, à savoir, qu’il n’est pas possible d’inférer du fait que l’impérialisme est une question de rapport de forces, qu’il peut disparaître dans les cadres du régime capitaliste, comme il en a été de la journée de 15 heures, des salaires anormaux, etc. Si la question se résolvait aussi simplement, on pourrait « tracer » cette perspective : on sait que le capitalisme présuppose l’appropriation de la plus-value par les capitalistes ; toute nouvelle valeur N [il s’agit de la valeur ajoutée] se décompose en deux parties: N = V + m [capital variable, ou salaires + plusvalue] ; cette répartition, considérée quantitativement, dépend du rapport des forces sociales (l’antagonisme d’intérêts a déjà été défini par Ricardo). Moyennant une résistance croissante de la classe ouvrière, il est très possible que V augmente au détriment de m et que la totalité de N se répartisse dans une proportion plus favorable aux ouvriers. Mais étant donné que l’augmentation progressive de la part du prolétariat est déterminée par le rapport des forces et que cette augmentation n’a aucune limite fixée d’avance, en réduisant la part des capitalistes aux proportions d’un simple salaire, la classe ouvrière « liquide » le capitalisme en transformant les capitalistes en simples employés ou, au pis aller, en pensionnaires de la collectivité. Ce tableau idyllique est, manifestement, une utopie réformiste. Or, le « surimpérialisme » de Kautsky est tout aussi utopique.
Cependant, Kautsky et ses partisans prétendent que le processus même du développement économique contribue à l’accroissement des éléments sur lesquels le surimpérialisme pourrait s’appuyer. L’interpénétration internationale du capital tend précisément à supprimer la concurrence entre les différents groupes capitalistes nationaux. Cette tendance « pacifique » est encore renforcée par une poussée d’en bas. Ainsi, le rapace impérialisme va faire place au paisible surimpérialisme.
[2] Examinons la question à fond. En langage économique, il faut la poser de la façon suivante : comment peut-on réaliser l’entente (la fusion) des trusts capitalistes nationaux ? Car, en vérité, l’impérialisme n’est pas autre chose que la manifestation de la concurrence entre trusts capitalistes nationaux. Si cette concurrence disparaît, le fondement de la politique de l’impérialisme disparaît à son tour : il s’opère un processus de conversion du capital, tronçonné en groupes nationaux, en une organisation mondiale unique, en un trust universel, auquel le prolétariat mondial fait contrepoids.
Si l’on part d’un raisonnement théoriquement purement abstrait, ce trust est très concevable, puisque, d’une manière générale, il n’y a pas de limite absolue à la « cartellisation ». Aussi pensonsnous que Hilferding a entièrement raison lorsqu’il dit, dans le Capital Financier :
Si l’on se demande où se situent les limites de la « cartellisation », l’on est obligé de répondre qu’il n’y a pas de limites. On observe, au contraire, une tendance de la « cartellisation » à s’étendre constamment. Les branches indépendantes... tombent de plus en plus dans la dépendance des branches « cartellisées » qui, en définitive, se les annexent. Ce processus devrait avoir pour résultat la constitution d’un cartel universel. Toute la production capitaliste y serait régularisée rationnellement par une seule instance qui définirait le volume de la production dans toutes ses sphères... On aurait une société régularisée rationnellement dans une forme antagoniste. Quant à cet antagonisme, il serait un antagonisme de répartition... La tendance à la formation de ce cartel universel et la tendance à la fondation d’une banque centrale aboutissent au même point et leur réunion crée l’immense puissance concentrée du capital financier[6].
Or, cette possibilité économique abstraite ne signifie pas cependant qu’elle puisse se réaliser.
Et c’est avec raison que Hilferding écrit ailleurs :
Un cartel universel dirigeant la totalité de la production et supprimant ainsi les crises serait économiquement possible ; on peut très bien le concevoir économiquement, mais socialement et politiquement celte œuvre est irréalisable étant donné que l’antagonisme d’intérêts qu’il pousserait à l’extrême, aboutirait forcément à son effondrement[7].
[3] En réalité, des raisons d’ordre politique et social s’opposeraient à la formation même de ce trust universel. Nous allons tâcher de le démontrer.
Une égalité approximative de positions sur le marché mondial est la condition nécessaire de la formation d’une entente plus ou moins solide. Si cette égalité fait défaut, le groupe qui détient la position la plus favorable sur le marché mondial n’a pas de raisons de participer à l’entente : il est mieux, au contraire, qu’il poursuive la lutte, en raison des espoirs fondés qu’il a de vaincre son concurrent. C’est la règle générale de la formation des ententes. Appliquée aux trusts capitalistes nationaux, puisque c’est de leur entente qu’il s’agit, elle a la même valeur que dans les autres cas. Il faut tenir compte cependant de deux espèces de conditions.
En premier lieu, de l’égalité purement économique, donc de l’égalité approximative de frais de production. En définitive, cette égalité de frais de production repose sur légalité des valeurs de travail et, par conséquent, sur un niveau à peu près identique du développement des forces productives. Si la différence des structures économiques est importante et s’il y a, par conséquent, inégalité de frais de production, le trust capitaliste national, dont la technique plus élevée, n’a pas avantage à participer à l’entente. C’est pourquoi — si l’on prend l’exemple des ententes de certaines branches industrielles — l’industrie supérieurement développée de l’Allemagne préfère, dans ses principales subdivisions, travailler isolément sur le marché mondial. Evidemment, lorsqu’il s’agit d’un trust capitaliste national, on tient compte d’une certaine moyenne de la totalité des branches de production ; en l’occurrence, on se base non pas sur les intérêts des groupes capitalistes de telle ou telle branche de production, mais sur les intérêts dune « industrie d’ensemble », où d’ailleurs, le ton est donné par les grands capitalistes de la grosse industrie, dont l’importance économique relative augmente constamment. Aux frais de production proprement dits, viennent encore s’ajouter les frais de transport.
Outre cette égalité « purement économique », l’égalité économique politique est aussi la condition nécessaire de la formation d’ententes durables. Nous avons vu précédemment que l’association du Capital avec l’Etat se transforme en force économique supplémentaire. L’Etat le plus puissant s’assure les traités de commerce les plus avantageux et établit des droits de douane élevés au détriment de ses concurrents. Il aide son capital financier à monopoliser les débouchés, les marchés de matières premières, et, surtout, les sphères d’investissement de capital. Il est donc naturel qu’en envisageant les conditions de lutte sur le marché mondial, les trusts capitalistes nationaux tiennent compte non seulement des conditions purement économiques, mais aussi des conditions économiques politiques. Ainsi, en admettant même l’existence de structures économiques à peu près identiques, s’il y a entre les trusts capitalistes nationaux une différence importante de forces militaires, le plus fort a intérêt à continuer la lutte plutôt que de participer à une entente ou à une fusion. Si de ce point de vue, nous examinons la situation des nations en lutte, nous devons reconnaître qu’on ne doit pas s’attendre dans un avenir plus ou moins proche à des ententes ou à une fusion des trusts capitalistes nationaux et à leur conversion en un trust mondial unique. Il suffit de comparer la structure économique de la France et de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Amérique, pays développés, à celle des pays comme la Russie (bien que n’entrant pas dans la catégorie des trusts capitalistes nationaux, ces derniers pays n’en ont pas moins une certaine importance sur le marché mondial) pour comprendre combien nous sommes loin d’une organisation capitaliste universelle[8]. Il en est de même des forces militaires. Si la guerre actuelle révèle une égalité approximative entre adversaires (du moins jusqu’à présent), il ne faut pas oublier que nous sommes en présence d’une combinaison de forces qui ne constitue nullement une grandeur constante.
Il ne faut pas se borner à examiner ces considérations sur l’unité sous le rapport statique, il faut les examiner surtout sous le rapport dynamique. Les groupes nationaux de la bourgeoisie bâtissent leur plan non seulement sur ce qui « est », mais aussi sur ce qui « sera » probablement. Dès lors, il faut tenir le plus grand compte de la moindre possibilité d’un développement de ce genre qui permettrait, au bout d’un certain temps, à un groupe quelconque de dépasser tous les autres, en admettant même que dans la période actuelle ce groupe soit économiquement et politiquement de même force que son concurrent. Cette circonstance aggrave encore l’état de déséquilibre[9].
Le processus d’internationalisation des intérêts capitalistes, que nous avons décrit dans la première partie de notre ouvrage (participation et financement d’entreprises étrangères, cartels internationaux, trusts, etc.), pousse sérieusement à la formation d’un trust capitaliste étatique international. Quelle que soit cependant sa vigueur, ce processus est contrarié par une tendance plus forte à la nationalisation du capital et à la fermeture des frontières. Les avantages que le groupe national de la bourgeoisie retire de la continuation de la lutte représentent une valeur beaucoup plus grande que les pertes qui en découlent. On ne doit pas surestimer l’importance des ententes industrielles internationales actuellement existantes. Nous avons déjà constaté que beaucoup d’entre elles ont un caractère des plus précaires, qu’elles constituent des organisations industrielles d’un type relativement inférieur avec une centralisation relativement faible et qu’elles englobent souvent des branches de production très spéciales (syndicat des bouteilles). Seules les unions dans les branches de production qui s’appuient sur un monopole naturel (le pétrole) ont un caractère relativement stable. Il est certain qu’en « fin de compte », la tendance à l’internationalisation aura quand même le dessus, mais seulement après une longue période de lutte âpre entre les trusts capitalistes nationaux.
Cependant, les frais de la lutte, c’est-à-dire les dépenses militaires, sont-ils si lourds que la bourgeoisie n’en tire aucun profit? Des faits, comme la continuation de la militarisation de l’Angleterre, par exemple, ne sont peut-être qu’une « bêtise » de la bourgeoisie qui ne comprend pas son intérêt ? Hélas non ! la bêtise est plutôt le propre des naïfs pacifistes, mais nullement de la bourgeoisie. Celle-ci sait parfaitement équilibrer son actif et son passif. Le fait est qu’en présence de ces objections, on perd généralement de vue la multiplicité des fonctions de la force militaire. Celle-ci, comme nous l’avons montré précédemment, agit non seulement en temps de guerre, mais aussi en temps de paix, étant un moyen d’un usage courant dans la « concurrence pacifique ». D’autre part, on oublie que le fardeau militaire, par suite du jeu des impôts, etc., pèse surtout sur la classe ouvrière et, en partie, sur les groupements économiques intermédiaires expropriés dans le processus de la guerre (et, par conséquent, dans le processus d’intense centralisation industrielle).
Ainsi, le processus matériel du développement économique s’opère par une lutte aggravée des trusts capitalistes nationaux et des autres organisations économiques. Une suite de guerres est inévitable. Dans le processus historique qui nous attend à brève échéance, le capitalisme mondial s’orientera vers un trust capitaliste national universel par l’absorption des plus faibles. Cette guerre terminée, de nouveaux problèmes devront être « tranchés » par le glaive. Il est exact que, dans telle ou telle circonstance, des ententes partielles sont possibles (par exemple, la fusion de l’Allemagne et de l’Autriche est très probable). Mais toute entente ou consolidation ne fera que reproduire la lutte sanguinaire sur une nouvelle échelle. Si l’Europe Centrale s’unifie et si les plans des impérialistes allemands se réalisent, la situation restera à peu près la même ; mais si l’Europe entière s’unifie, le « désarmement » ne s’ensuivra pas pour cela. Le militarisme rebondira de plus belle. Aux anciennes luttes succédera une lutte monstre contre l’Amérique et l’Asie. A la lutte des petits (petits !) trusts capitalistes nationaux succédera la lutte des trusts géants. Vouloir mettre un terme à cette lutte par des « moyens de fortune » et par de l’eau bénite, équivaudrait à tirer sur un éléphant avec des pois. Car l’impérialisme est un système non seulement intimement lié au capitalisme moderne, mais un élément essentiel de ce dernier.
Nous avons vu, dans la deuxième partie, en quoi consiste le caractère spécifique du capitalisme moderne et de quelle façon se forment les trusts capitalistes d’Etat. A cette structure économique se rattache une politique bien définie : la politique impérialiste. Cette politique, il faut l’entendre non seulement dans le sens que l’impérialisme est un produit du capitalisme financier, mais aussi dans le sens que le capitalisme financier ne peut pas faire une politique autre que la politique impérialiste définie plus haut. Le trust capitaliste national ne peut pas être partisan du libre-échange puisqu’il perdrait ainsi une bonne part de sa raison d’être capitaliste. Nous avons déjà indiqué que le protectionnisme permet, d’une part, d’obtenir un profit supplémentaire, d’autre part, de faire la concurrence sur le marché mondial. De même, le capital financier ne peut pas, en tant qu’expression des monopoles capitalistes, renoncer à la monopolisation des « sphères d’influence », à la conquête des débouchés et des marchés de matières premières et aux sphères d’investissement de capital. Si un trust capitaliste national ne prend pas possession d’un territoire inoccupé, un autre s’en empare. La rivalité mondiale qui correspondait à l’époque du libre-échange et à l’absence de toute organisation de la production à l’intérieur du pays, est impossible dans une époque d’une tout autre structure de production et de lutte des trusts capitalistes nationaux. Ces intérêts impérialistes sont tellement essentiels pour les groupes financiers capitalistes et tellement liés aux racines de leur existence, qu’un gouvernement ne s’arrête pas devant d’énormes dépenses militaires uniquement pour s’assurer une position solide sur le marché mondial. L’idée du « désarmement » dans le cadre du capitalisme est particulièrement absurde pour ce qui est des trusts capitalistes nationaux qui occupent des positions avancées sur le marché mondial. Ils ont devant eux la possibilité d’asservir le monde, un champ d’exploitation d’une ampleur inconnue, que les impérialistes français appellent : l’organisation de l’économie mondiale, et les impérialistes allemands : Organisierung der Weltwirtschaft. Et c’est cet idéal « élevé » que la bourgeoisie troquerait contre le plat de lentilles des « avantages » du désarmement ! Où donc est la garantie pour un trust capitaliste national quelconque qu’un astucieux rival, même après de formels engagements et autres garanties, ne recommencera pas la lutte « interrompue » ? Tout homme au courant de l’histoire de la lutte des cartels, dans les cadres même d’un seul pays, sait combien fréquemment, à la faveur d’un changement de situation, disons d’un changement de conjoncture économique, des quantités d’ententes s’évanouissent comme des bulles de savon. Il suffirait à un seul puissant trust capitaliste national, l’Amérique par exemple, de marcher contre les autres, fussent- ils « groupés », pour que toutes les « ententes » volassent en éclats. (En l’occurrence, nous aurions une immense organisation bâtie sur le type d’un syndicat d’une espèce inférieure dont les trusts capitalistes nationaux seraient les parties composantes. Une entente entre les trusts capitalistes nationaux ne pourrait certainement pas passer d’emblée au stade d’un trust centralisé. Un type d’entente de ce genre, qui impliquerait une lutte interne intense, serait très sensible à l’influence des « conjonctures »). Nous avons fait l’hypothèse d’une éventualité où une « unification » formelle se produirait. Or, elle ne peut pas se réaliser parce que la bourgeoisie de chaque pays est moins naïve que beaucoup de braves pacifistes qui s’efforcent de faire entendre raison à la bourgeoisie et de lui « prouver » qu’elle ne comprend pas ses intérêts.
[4] Cependant, nous dira-t-on, Kautsky et ses amis supposent bien que la bourgeoisie renoncera aux méthodes impérialistes, car elle y sera contrainte par une poussée d’en bas. A cela nous répondrons : en l’occurrence, il y a deux possibilités : ou bien cette poussée sera trop faible, et alors tout restera comme par le passé ; ou bien cette poussée sera plutôt une « réaction », et alors ce sera le début non pas d’une nouvelle époque de surimpérialisme, mais d’une nouvelle époque d’évolution sociale sans antagonisme.
Ainsi, toute la structure de l’économie mondiale moderne pousse la bourgeoisie à la politique impérialiste. De même que la politique coloniale présuppose des méthodes de violence, de même toute expansion capitaliste aboutit tôt ou tard à un dénouement sanglant.
Les méthodes de violence, écrit Hilferding, sont inséparables de l’essence de la politique coloniale qui, sans elles, perdrait son sens capitaliste. Elles constituent l’élément intégral de la politique coloniale, comme l’existence d’un prolétariat dépourvu de toute propriété constitue la condition sine quel non du capitalisme. Vouloir une politique coloniale et parler en même temps d’abolir ses méthodes de violence, c’est de la fantaisie que l’on ne peut pas plus prendre au sérieux que l’illusion qu’il est possible de supprimer le prolétariat tout en conservant le capitalisme[10].
On en peut dire autant de l’impérialisme, qui est l’élément intégral du capitalisme financier sans lequel celui-ci perdrait son sens capitaliste ; la croyance que les trusts, cette incarnation des monopoles, sont devenus les agents d’une politique d’expansion pacifique relève de la fantaisie profondément funeste d’un utopiste.
Mais l’époque « surimpérialiste » est peut-être une possibilité qui se réalisera par le processus de centralisation ? Les trusts capitalistes nationaux se dévoreront successivement l’un l’autre jusqu’au moment où une puissance régnera sur la défaite de tous. On pourrait concevoir cette possibilité si l’on mécanisait tout le processus social et si l’on écartait les forces hostiles à la politique impérialiste. En réalité, une série de guerres se succédant les unes aux autres, dans des proportions de plus en plus monstrueuses, doivent forcément provoquer un déplacement des forces sociales. Le processus de centralisation, dans sa définition capitaliste, se heurte fatalement à une tendance sociale politique qui lui est antagoniste, ne peut pas arriver à sa fin logique, avorte et s’achève dans une formule nouvelle et épurée non-capitaliste. Ainsi, la théorie de Kautsky n’est nullement réaliste. Elle considère l’impérialisme non pas comme l’inéluctable satellite du capitalisme développé, mais comme un des « sombres côtés » du développement capitaliste. A l’instar de Proudhon, aux utopies petite-bourgeoises duquel Marx s’attaqua avec tant d’âpreté, Kautsky cherche à supprimer le « sombre » impérialisme sans toucher à l’inviolabilité des traits « radieux » du régime capitaliste. Sa conception implique le camouflage des formidables contradictions qui déchirent la société moderne et, par là, elle est une conception réformiste. Le trait le plus caractéristique du réformisme théorique est qu’il constate scrupuleusement tous les éléments d’adaptation du capitalisme sans en voir les contradictions. Par contre, pour un marxiste conséquent, tout le développement capitaliste n’est pas autre chose qu’un processus de reproduction sans cesse accru des contradictions du capitalisme. La future économie mondiale, dans sa formule capitaliste, ne délivre pas cette économie des éléments immanents qui l’empêchent de s’adapter ; elle les reproduit constamment sur une base élargie. Ces contradictions trouveront leur véritable solution dans une autre structure de production de l’organisme social, dans l’organisation sociale, méthodique, socialiste de l’économie.
Chapitre XIII : La guerre et l’évolution économique[modifier le wikicode]
1. Modification des rapports de force économique entre les trusts capitalistes nationaux (importance croissante de l’Amérique, effondrement des petits Etats). — 2. Economie mondiale et « autarchie » économique. — 3. Modification de la structure interne des trusts capitalistes nationaux (disparition des groupes intermédiaires, accroissement du pouvoir du capital financier, accentuation de l’ingérence étatique, monopoles d’Etat, etc.). Capitalisme d’Etat et aggravation de la lutte entre trusts capitalistes nationaux. — 4. Le capitalisme d’Etat et les classes.
[1] La guerre, rendue inévitable par tout le cours des événements antérieurs, ne pouvait pas ne pas exercer une formidable influence sur la vie économique mondiale. Au sein de chaque pays et dans les rapports de force entre pays, dans les économies nationales et dans l’économie mondiale, elle a opéré une véritable révolution. Entraînant la dilapidation barbare des forces productives, la destruction des moyens matériels de production et de la main- d’œuvre humaine, saignant à blanc l’économie par des dépenses phénoménales, funestes au point de vue social, la guerre, telle une crise gigantesque, a en outre aggravé les tendances fondamentales du développement capitaliste, en accélérant à un degré inouï, le développement des éléments financiers capitalistes et la centralisation du capital à l’échelle mondiale. Le caractère centralisateur (selon la méthode impérialiste) de la guerre actuelle ne fait pas de doute. Il y faut voir, avant tout, l’effondrement des petits Etats indépendants, que ce soient des Etats d’un type supérieur (concentration horizontale et centralisation), ou d’un type agraire (centralisation verticale) ; comme phénomènes sans grande importance, il y a encore l’absorption des organisations plus faibles (et retardataires) par les grandes unités. Il est douteux que la Belgique, qui est un pays extrêmement développé, qui a sa propre politique coloniale, puisse continuer une existence indépendante ; dans les Balkans, la perspective d’un nouveau partage à caractère centralisateur est certaine ; il faut s’attendre à la suppression des enclaves dans les possessions coloniales de l’Afrique. D’autre part, nous assistons à un très fort rapprochement (sur le modèle d’une entente solide de syndicats industriels) entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Quelle que soit l’issue de la guerre, il est d’ores et déjà certain (et l’on pouvait le supposer à priori) que la carte politique sera modifiée dans le sens d’une plus grande homogénéité étatique. Par là, justement, se traduit l’accroissement des « nationalités étatiques » impérialistes (Nationalitäten stäten).
Si la tendance générale de l’évolution, tendance que la guerre n’a fait qu’aggraver, réside dans le développement de la centralisation, cette guerre aura eu pour résultat de hâter l’entrée en scène d’un des principaux trusts capitalistes nationaux, dont l’organisation interne est d’une extraordinaire puissance. Nous voulons parler des Etats-Unis.
La guerre a placé les Etats-Unis dans des conditions exceptionnelles. L’arrêt des exportations de blé russe etc., a déterminé une augmentation de la demande de produits de l’agriculture américaine ; d’autre part, la demande prodigieuse de produits de l’industrie de guerre de la part des pays belligérants s’est également tournée vers l’Amérique[11].
Enfin, il n’est pas jusqu’à la demande de capital de prêt (emprunts extérieurs, etc.-), qui ne se soit tournée de ce côté. L’Amérique ayant été jusqu’alors débitrice de l’Europe, la guerre retourna bien vite cette situation : la dette générale de l’Amérique fut rapidement éteinte et, dans le domaine des opérations courantes et des crédits à court terme, celle-ci devint créditrice de l’Europe. Ce rôle financier grandissant des Etats-Unis a un autre côté très important. Nous savons déjà que les Etats américains de second ordre importaient du capital de l’Europe, principalement d’Angleterre et de France, et que l’importation de capital des Etats-Unis, eux-mêmes importateurs de capital européen, ne venait qu’en dernier lieu. Or, pendant la guerre, des emprunts du Canada, de l’Argentine, du Panama, de la Bolivie, de Costa-Rica furent placés non pas en Europe mais en Amérique. « Des pays américains ont obtenu des fonds de peu d’importance, mais ce qu’il y a là de caractéristique, c’est que les pays énumérés appartiennent à la clientèle habituelle du marché de Londres. Ainsi, pendant la guerre, New-York s’est substitué à Londres et, pour ainsi dire, a fait progresser la partie financière du programme panaméricain[12]. Le développement de la guerre, le règlement des dépenses militaires et des emprunts, puis la demande considérable de capital dans la période d’après- guerre (par suite de la reconstitution du capital de fonds détruit, etc.) accentueront encore l’importance financière des Etats-Unis, accéléreront l’accumulation du capital américain, accroîtront son influence dans les autres parties dé l’Amérique et mettront rapidement les Etats-Unis au premier plan dans l’arène mondiale de la concurrence[13].
Les Etats-Unis nous fournissent un exemple de consolidation et de développement d’un vaste trust capitaliste national en train de s’assimiler des pays et des contrées qui étaient auparavant dans la dépendance de l’Europe. Parallèlement à l’extension des relations mondiales de l’Amérique, on constate dans ce pays un développement intensif de la cohésion nationale. Les tendances nationalistes sont encore plus apparentes chez les groupes belligérants : l’échange international est désorganisé, la circulation des capitaux et de la main-d’œuvre entre pays belligérants a pris fin, presque tous les liens qui les rattachaient sont rompus. Dans les cadres de l’économie nationale (le meilleur exemple est fourni par l’Allemagne du fait qu’elle est le pays le plus hermétiquement fermé), une nouvelle répartition des forces productives s’opère hâtivement. Il ne s’agit pas seulement de l’industrie de guerre (on sait qu’en Allemagne il n’est pas jusqu’aux fabriques de pianos qui ne soient adaptées à des nécessités nouvelles : la fabrication des balles), mais encore des produits de l’alimentation et de l’agriculture en général. [2] Ainsi la guerre a singulièrement aggravé la tendance à une « autarchie » économique, à la conversion de l’économie nationale en un système se suffisant à lui-même, plus ou moins isolé du reste du monde. Peut-on supposer que cette tendance continuera à prévaloir et que l’économie mondiale se décomposera en une ou plusieurs parties indépendantes totalement isolées les unes des autres ? L’impérialisme utopique le croit ou est bien près de le croire. Les idéologues de l’impérialisme aspirent à tout produire « eux-mêmes » pour ne pas dépendre des étrangers. Un « complément économique » adéquat, des matières premières assurées et, selon eux, le problème est résolu. Ces raisonnements, cependant, ne résistent pas à la critique. MM. les impérialistes oublient complètement que leur politique de conquête implique le développement des relations économiques mondiales, l’extension des exportations de capital et de marchandises, l’extension des importations de matières premières, et ainsi de suite. Ainsi, d’un certain point de vue, la politique de l’impérialisme est contradictoire : d’une part, la bourgeoisie impérialiste doit porter au maximum le développement de ses relations économiques mondiales (« dumping » des cartels) ; d’autre part, elle se retranche derrière une muraille douanière ; d’une part, elle exporte du capital ; d’autre part, elle crie à la violence étrangère ; en un mot, elle internationalise la vie économique et, en même temps, elle cherche de toutes ses forces à l’encastrer dans les cadres nationaux. Or, malgré tous les obstacles, les liens internationaux se développent sans arrêt. D’où la très juste remarque de F. Pinner : « Si l’on songe que l’extraordinaire développement du commerce extérieur s’est produit juste à l’époque de la politique économique rigoureusement nationaliste, il faut admettre que la guerre et la mentalité politique qu’elle a engendrée dans les grandes puissances ne peuvent pas plus détruire les rapports internationaux que les tendances à la fermeture hermétique des frontières n’ont pu le faire jusqu’ici[14]».
En réalité, déjà pendant la guerre, la disparition ou l’affaiblissement des liens économiques dans un pays avait pour effet de les renforcer dans un autre. La violence des « Allemands en Russie a simplement disparu pour faire place à la « violence » des Alliés ». Mais ce n’est évidemment pas tout. Nous devons nous rappeler que le facteur régulateur de l’activité capitaliste est l’obtention de profit. La guerre est une des « affaires » du « bourgeois moderne ». La guerre terminée, il recommence, avec le même empressement qu’auparavant, à rétablir les anciennes relations (nous ne parlons pas des opérations de contrebande pendant la guerre). Ainsi le veut l’intérêt capitaliste. La division internationale du travail, la différence des conditions naturelles et sociales est un prius économique qui ne peut être supprimé, même par une guerre mondiale. De ce fait, nous avons là des éléments valeurs bien définis et, par conséquent, les conditions d’obtention d’un profit maximum dans le processus des opérations internationales. Ainsi l’évolution ultérieure n’aboutira pas à une « autarchie » économique, mais au développement des rapports internationaux, en même temps qu’à une plus grande cohésion nationale et à l’apparition de nouveaux conflits sur le terrain de la concurrence mondiale.
[3] Si la guerre ne peut arrêter le cours général du développement du capital mondial, si elle est, au contraire, l’expression d’une expansion maximum du processus de centralisation, par contre elle agit sur la structure des économies nationales isolées pour en accroître la centralisation dans les limites de chaque corps national et pour organiser, parallèlement à une dépense considérable de forces productives, l’économie nationale en la plaçant de plus en plus sous le pouvoir conjugué du capital financier et de l’Etat.
Par son influence économique, la guerre rappelle, sous bien des rapports, les crises industrielles, dont elle se distingue, cela va de soi, par une plus grande intensité de bouleversements et de ravages. Economiquement, ces ravages atteignent avant tout les couches moyennes de la bourgeoisie qui, dans ces conditions, de même que dans les périodes de crises industrielles, succombent beaucoup plus vite. Quand des marchés disparaissent, quand des branches entières de production périssent, quand des liens, solides jusqu’ici, se déchirent, quand tout le système de crédit est bouleversé, etc., ce sont les couches moyennes de la bourgeoisie qui sont le plus frappées (il va de soi que nous ne parlons pas des travailleurs), ce sont elles qui, au premier chef, sont atteintes par la faillite. Par contre, la grande industrie « cartellisée » est loin d’être mal en point. On pourrait recueillir quantité de chiffres illustrant l’augmentation du profit (bénéfices de guerre) d’un grand nombre d’entreprises, notamment des entreprises touchant aux fournitures de l’armée, c’est-à-dire en premier lieu de la grosse industrie. Bien que la somme de plus-value produite n’accuse pas d’augmentation (elle est en diminution par suite de l’appel d’un nombre formidable de travailleurs sous les drapeaux), les profits des grands groupes bourgeois sont en hausse. Cet excédent de profit est obtenu, en grande partie, aux dépens des autres groupes, moins forts et non « cartellisés », de la bourgeoisie. (La hausse des profits s’explique également par l’accroissement des titres de valeurs qui correspondent à des besoins futurs.) Le formidable gaspillage de forces productives, l’engloutissement du capital de fonds de la société[15] entraîneront fatalement un déplacement accéléré et un développement relatif des grandes catégories bourgeoises.
Cette tendance ne prendra pas fin avec la guerre. Si, au cours de la guerre, la grande bourgeoisie défend et affermit ses positions, il est certain qu’après la guerre les immenses besoins de capital favoriseront le développement des grandes banques et, partant, la centralisation et la concentration accélérées du capital. Ce sera le début d’une période de traitement fébrile des blessures de la guerre : restauration des chemins de fer, des fabriques et usines, des machines, du matériel roulant, détruits ou usés et, —~ ce qui ne sera certainement pas à la dernière place — réparation et développement de l’appareil militaire national. Tout cela accroîtra dans une vaste mesure la demande de capital et renforcera la position des consortiums bancaires[16]
Parallèlement au renforcement des groupes capitalistes financiers, il faut encore signaler l’intervention de l’Etat dans la vie économique[17].
Il s’agit de la constitution de monopoles d’Etat (monopoles de production et de commerce), de l’organisation d’ « entreprises mixtes » où l’Etat (ou les municipalités) est actionnaire de l’entreprise, au même titre que des syndicats privés ou des trusts ; du contrôle de l’Etat sur le système de production des entreprises privées (production obligatoire, régularisation des méthodes de travail, etc.) ; de la régularisation de la répartition (obligation de fournir et de recevoir des produits ; organisation d’ « offices centraux nationaux de répartition », magasins nationaux de matières premières, de combustible, de produits alimentaires, taxation des prix, cartes de pain, de viande et autres, interdiction des importations et exportations, etc.) ; de l’organisation du crédit national ; enfin, de l’organisation de la consommation nationale (réfectoires communaux)[18].
En Angleterre, on a institué l’assurance nationale des cargaisons, la garantie nationale des traités commerciaux, le paiement par l’Etat des sommes appartenant aux commerçants anglais à l’étranger et ne pouvant être recouvrées à l’heure actuelle. Des mesures analogues ont été prises plus ou moins, par tous les Etats belligérants.
La « mobilisation de l’industrie », c’est-à-dire sa militarisation, s’est effectuée avec d’autant moins de difficultés que les organisations patronales, cartels, syndicats, trusts, étaient plus fortement développées. Ces unions patronales, dans l’intérêt desquelles, à vrai dire, la guerre a été entreprise, ont mis tout leur appareil régulateur au service de l’Etat impérialiste auquel elles sont étroitement apparentées. Ainsi, elles ont donné la possibilité technique et économique de militariser la vie économique, depuis le processus direct de production jusqu’aux subtilités des opérations de crédit. Et partout où l’industrie était organisée par des cartels, sa « mobilisation » a pris des proportions gigantesques
« De vastes branches industrielles — écrit M. Pinner au sujet de l’Allemagne — fondues depuis des dizaines d’années dans d’étroites associations dont l’activité économique avait un caractère quasi collectif, ont absorbé une partie de la production et l’ont placée sous une direction unique : les cartels et les syndicats industriels »[19].
Les buts de la mobilisation industrielle, de même que sa portée, ressortent très bien du discours prononcé, le 3 juin, à Manchester, par Lloyd George :
La loi sur la défense du pays, déclare le ministre, donne au gouvernement un pouvoir complet sur toutes les usines. Elle nous confère la possibilité de faire passer avant tous autres les travaux nécessaires au Gouvernement. Nous pouvons disposer de l’usine entière, comme de chaque machine et si quelque part nous devions rencontrer des obstacles le ministère du ravitaillement, se servant de cette loi, pourrait appliquer les mesures les plus efficaces2.
Des mesures analogues ont été prises en France[20] et en Russie. En dehors de ce contrôle direct de l’Etat sur la production des entreprises privées, la guerre a fait surgir un certain nombre de monopoles d’Etat : en Angleterre, les chemins de fer sont devenus propriété nationale ; en Allemagne, on a constitué le monopole du blé, des pommes de terre, de l’azote, etc., et l’on en envisage encore plusieurs autres (nous reviendrons sur cette question) ; l’industrie houillère Se transforme à son tour en « cartel mixte », où le syndicat industriel coopère avec l’Etat[21].
Si, dans les exemples ci-dessus, on constate une ingérence directe de l’Etat dans le domaine de la production, d’un autre côté, le développement de cette ingérence s’accomplit, en grande partie, au moyen des éléments de crédit. Une fois de plus, l’organisation de la « mobilisation financière » et des opérations qui en découlent est typique. Si au début de la guerre, la Reichsbank opérait par l’intermédiaire de certaines grandes banques, par la suite, sa fonction s’est accrue d’une autre façon. Nous voulons parler, notamment, de la création des « caisses de prêt », établissements d’Etat dépendants de la Reichsbank, qui sont devenus en peu de temps un facteur important dans les opérations de crédit du pays[22]. Vinrent ensuite les emprunts de guerre intérieurs, placés dans le public par les soins de la Reichsbank et qui jouèrent un rôle considérable. Ainsi, la Reichsbank qui, déjà avant la guerre, avait une importance exceptionnelle dans la vie économique de l’Allemagne, a singulièrement développé cette importance, en devenant un centre puissant d’attraction de capitaux libres. Elle opère de plus en plus en tant qu’établissement finançant les entreprises d’Etat florissantes et ses organisations économiques. Ainsi l’institut central d’émission de l’Etat devient la « tète d’or » du trust capitaliste national tout entier.
L’Allemagne n’est pas seule à connaître une évolution de ce genre. Le même processus s’opère, mutatis mutandis, dans tous les pays belligérants (il s’opère même dans les pays qui ne sont pas belligérants, mais, bien entendu, à un moindre degré).
Nous devons nous arrêter plus en détail sur une question, selon nous, de la plus grande importance, à savoir, les monopoles d’Etat et leur avenir.
« D’après des calculs précis — a déclaré, au Reichstag, le Dr Helferich, au mois d’août dernier — la guerre mondiale a coûté à tous ses participants à peu près 300 millions de marks par jour, c’està-dire 100 milliards de marks environ. C’est la plus formidable destruction, le plus vaste déplacement de valeurs que l’histoire mondiale ait enregistré »[23].
Il va de soi que les chiffres du « maréchal financier », le Dr Helferich, ne donnent en réalité aucune idée du coût général de la guerre, car ils ne concernent que les dépenses directes de guerre effectuées par l’Etat. Mais, en l’occurrence, ce sont précisément ces dépenses qui nous intéressent. Aussi bien, il ne sera pas inutile de donner de plus amples renseignements sur les emprunts de guerre. Quoique les Etats dépensent encore pour mener la guerre une partie de leurs recettes particulières, on peut néanmoins se faire une idée relative, par les chiffres que nous donnons plus loin, de l’ampleur formidable des dépenses militaires[24].
Grande Bretagne
(en milliers de livres sterling) |
France
(en milliers de francs) |
Russie
(en milliers de roubles) | |||
---|---|---|---|---|---|
Empr. 3½ % XI/1914 | 350 000 | Prêts de la Banque de France | 7 000 000 | Obligations du Trésor escomptées à la Banque Nationale | 2 650 000 |
Prêts de la Banque de France aux Alliés | 530 000 | Emprunt 5% X/1914 | 500 000 | ||
Bons 3% III/1915 | 33 600 | Emprunt 3½ % VII/1914 | 500 000 | Emprunt 5% II/1915 | 500 000 |
Bons | 7 871 000 | Emprunt 5% V/1915 | 1 000 000 | ||
Empr. 4½ % VII/1915 | 585 000 | Obligations | 2 241 000 | Série 4% VIII/1914 | 300 000 |
Prêts de l’Angleterre | 1 250 000 | Série 4% III/1915 | 300 000 | ||
Empr. américain | 50 000 | Prêts des Etats-Unis | 1 250 000 | Obligations du Trésor escomptées en Angleterre… | 1 248 320 |
… en France | 234 750 | ||||
Obligations du Trésor | 214 000 | Emprunt en devises IV/1915 | 200 000 | ||
Emprunt 5½% XI/1915 | 1 000 000 | ||||
Total | 1 232 600 | Total | 20 642 000 | Total | 7 933 070 |
[Soit] 11 660 396 000 roubles | 7 755 000 000 roubles | 7 933 070 000 roubles |
Italie
(en milliers de lires) |
Allemagne
(en millions de marks) |
Autriche-Hongrie
(en millions de couronnes) | |||
---|---|---|---|---|---|
Emprunt 4½% XII/1914 | 1 000 000 | Emprunt 5% IX/1914 | 3 492 | Emprunt 5% XI/1914 | 2 300 |
Emprunt 5% VII/1915 | 1 000 000 | Obligations 5% IX/1914 | 1 000 | Emprunt 6% XI/1914 | 1 170 |
Prêts de la Banque d’Italie | 1 216 250 | Emprunt 5% II/1915 | 9 103 | Emprunt 5½ % V/1915 | 2 780 |
Emprunt 5% IX/1915 | 12 101 | Emprunt 6% VI/1915 | 1 124 | ||
Obligations du Trésor | 4 304 | Emprunt 6% en Allemagne XI/1914 | 248 | ||
Emprunt 6% en Allemagne VII/1915 | 253 | ||||
Dette courante | 5 112 | ||||
Total | 3 216 350 | Total | 30 000 | Total | 12 987 |
1 206 129 000 roubles | 13 890 000 000 roubles | 5 112 982 000 roubles | |||
Total général : 47 557 581 000 roubles (soit 15 budgets annuels de l'Etat russe) |
Nous utilisons la statistique donnée dans le n° 44 du Vestnik Finansov, année 1915, en soulignant que les chiffres cités ont trait uniquement aux emprunts de guerre des six principales puissances sur les douze puissances belligérantes. Il est naturel que des dépenses aussi inouïes, aboutissant à une destruction ultérieure des valeurs, aient pour effet d’enfler la dette publique et de désaxer l’organisation financière de l’Etat. L’équilibre budgétaire est rompu à tel point, que l’on est contraint de rechercher de nouvelles sources susceptibles d’alimenter la caisse de l’Etat, sinon les formidables dépenses qui subsisteront même après la guerre (paiement des intérêts des emprunts nationaux, secours aux familles des invalides, et ainsi de suite) resteraient sans couverture. En Allemagne, par exemple, il faudra au moins doubler les revenus de l’Etat[25]. Si l’on s’en tient aux sources ordinaires de recettes (entreprises d’Etat, impôts directs et indirects), il ne sera pas possible de couvrir les dépenses, et les Etats devront étendre les monopoles. Les milieux dirigeants de la bourgeoisie se font de plus en plus à cette idée puisque, en définitive, la force de l’Etat est la leur. Voici ce que dit l’organe « scientifique » des banques allemandes, par la plume du Dr Félix Pinner :
«Les violents désaccords de principe qui s’étaient manifestés avant la guerre au sujet des monopoles en général, ou de tel ou tel monopole déterminé, ont disparu en un clin d’œil, et presque tout le monde considère que des projets comme les monopoles de l’alcool, du pétrole, de l’énergie électrique, des allumettes et peut-être même de la houille, du sel, de la potasse, du tabac et des assurances, sont déjà sur le point d’être réalisés »[26].
Dans ces conditions, il faut s’attendre presque à coup sûr à un développement ultérieur des tendances monopolistes. Prenons, par exemple, la production de l’énergie électrique ; la production du gaz lui faisant concurrence, le monopole du gaz est par conséquent probable. L’accroissement de l’emprise de l’Etat sur les monopoles mixtes est encore plus certaine. En monopolisant l’industrie houillère, l’Etat touche à la production de la fonte. On peut multiplier les exemples de ce genre. Cependant, il faut se demander si tous ces projets ne resteront pas lettre morte et s’ils ne se heurteront pas à la résistance de la bourgeoisie elle-même.
Nous venons de constater le changement de ton à l’égard des monopoles d’Etat. Certes, même en ce moment, il est diverses couches de la bourgeoisie dont les intérêts divergent dans un sens ou dans un autre. Mais l’évolution économique, renforcée sur ce point par la guerre, doit faire et fera que la bourgeoisie, dans son ensemble, se montrera de plus en plus tolérante à l’égard de l’ingérence des monopoles. Il faut en attribuer la cause principale au fait que l’Etat entre en rapports toujours plus étroits avec les milieux dirigeants du capital financier. Les établissements d’Etat et les monopoles privés fusionnent dans les cadres du trust capitaliste national. Les intérêts de l’Etat et ceux du capital financier coïncident sans cesse davantage. D’autre part, l’énorme tension de la concurrence sur le marché mondial exige de l’Etat un maximum de centralisation et de puissance.
Ces deux causes, d’une part, des raisons fiscales, d’autre part, constituent les principaux facteurs d’étatisation de la production dans les cadres capitalistes.
La bourgeoisie ne perd rien à faire passer la production d’une main dans une autre, l’Etat moderne n’étant pas autre chose qu’une union patronale ayant à sa tête les mêmes hommes que ceux qui sont à la tête des comptoirs de syndicats de banque. Elle se borne à recevoir ses dividendes, non pas du comptoir du syndicat de banque, mais du comptoir des banques d’Etat. Au demeurant, la bourgeoisie aura beaucoup à gagner à cette opération, car ce n’est que moyennant une production centralisée, militarisée et, par conséquent, étatisée, qu’elle peut espérer sortir victorieuse de la mêlée sanglante.
La guerre moderne n’exige pas seulement un « fondement » financier. Pour qu’on la puisse poursuivre victorieusement, il est nécessaire que les fabriques et les usines, les mines et l’agriculture, les banques et les bourses travaillent pour la guerre. « Tout pour la guerre », tel est le mut d’ordre de la bourgeoisie. Les besoins de la guerre et de la préparation impérialiste à la guerre poussent la bourgeoisie ù une nouvelle forme de capitalisme, à l’étatisation de la production et de la répartition, à l’abolition définitive de l’ancien individualisme bourgeois.
Il est évident que toutes les mesures du temps de guerre ne survivront pas à la guerre. Des mesures comme le rationnement du pain et de la viande, l’interdiction de transformer quantité de produits, la prohibition des exportations, etc., sont autant de mesures qui disparaîtront au lendemain de la paix. Mais il est non moins certain que la tendance de l’Etat à s’emparer de la production se développera de plus en plus. Il est fort probable que, dans beaucoup d’industries, il y aura coopération entre l’Etat et les monopoles privés capitalistes, sur le modèle des « entreprises mixtes » ; en revanche, dans les branches de l’industrie de guerre, le type purement étatique est le plus vraisemblable. Kunow définit très justement l’avenir des économies nationales dans les termes suivants : « domination des financiers, développement de la concentration industrielle, accroissement du contrôle et des entreprises d’Etat »[27].
Le processus d’organisation de l’industrie et de développement de l’activité économique pose la question générale du sens social — selon le mot du professeur Jaffé — de la transformation de principe de la structure économique. Les premiers à lever la tête ont été les socialistes étatistes, dont les partisans appartiennent surtout au professorat des universités allemandes. Karl Ballod remet très sérieusement en question la renaissance des utopies en croyant que les monopoles d’Etat réalisent dès maintenant une autre structure de production[28]. Jaffé déclare que la militarisation de la vie économique se distingue du socialisme principalement par le fait qu’à la notion « socialisme » s’allie une « suite endémoniste [sic] de pensées » et que là l’individu est mis tout entier au service du « tout »[29]. Nous trouvons un point de vue très curieux chez le professeur Krahmann, qui définit ainsi l’avenir de l’industrie extractive :
Le puissant effet actuel des mesures de soutien de l’Etat et de défense du pays que l’Etat applique pour des raisons d’ordre militaire, nous achemine certainement, même dans le domaine de l’industrie extractive, à une organisation voisine du socialisme d’Etat. Seulement l’on n’y va pas par la voie que d’aucuns redoutaient avant la guerre et que d’autres espéraient. Ce n’est pas un socialisme délayé d’internationalisme, mais un socialisme fortement trempé de nationalisme. Nous nous en approchons. Ce n’est pas un communisme démocratique, encore moins la domination d’une classe aristocratique, mais un nationalisme qui réconcilie les classes : nous nous en sommes rapprochés depuis le 1er août 1914 à une allure que l’on considérait autrefois comme impossible[30].
Que représente donc le tableau « modifié en principe » du « socialisme d’Etat » moderne ?
Après l’exposé que nous venons de faire, la réponse vient d’elle-même : nous sommes en présence d’un processus de centralisation accélérée dans les cadres du trust capitaliste national qui se développe dans sa forme la plus élevée, forme qui n’est pas le socialisme d’Etat, mais le capitalisme d’Etat. En principe, il ne s’agit nullement d’une nouvelle structure de production, c’est-à-dire d’une transformation des rapports de classe ayant à sa disposition des moyens de production d’une ampleur sans précédent. Aussi bien, il est non seulement risqué, mais encore phénoménalement absurde d’appliquer au présent état de choses une terminologie qui va au delà des rapports capitalistes. Kriegssozialismus (socialisme de guerre) et Staatssozialismus (socialisme d’Etat) sont des termes qu’on utilise dans le but évident d’induire en erreur et de dissimuler par un « joli » mot le véritable fond des choses, qui est loin d’être beau. Le mode capitaliste de production est basé sur le fait que les moyens de production sont monopolisés par la classe capitaliste sur le fondement de l’économie marchande. A ce sujet, il importe peu, en principe, que l’Etat soit l’expression directe de cette monopolisation, ou que celle-ci soit due à l'« initiative privée ». Dans un cas comme dans l’autre, il y a maintien de l’économie marchande (sur le marché mondial en premier lieu) et — ce qui est encore plus important — des rapports de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie[31].
Ainsi, l’avenir appartient (dans la mesure où le capitalisme se maintiendra) à des formes économiques voisines du capitalisme d’Etat. Cette évolution ultérieure des trusts capitalistes nationaux, que la guerre accélère au plus haut degré, se répercutera à son tour sur la lutte mondiale de ceux-ci. Nous avons vu quelles ont été les répercussions de la tendance à la transformation des Etats capitalistes en trusts capitalistes nationaux sur les relations mutuelles de ces Etats. Les tendances monopolistes au sein de chaque corps national ont provoqué immédiatement des tendances monopolistes de conquête au dehors, qui ont singulièrement aggravé la concurrence et les formes de celle-ci. Là-dessus est encore venu se greffer le processus accéléré d’étrécissement du champ d’activité capitaliste resté libre. Ainsi, il n’est pas douteux que l’avenir prochain sera fertile en conflits violents, et que l’atmosphère sociale ne cessera pas d’être saturée d’une menace permanente de guerre. Le développement extraordinaire du militarisme et des idées impérialistes en est une des expressions extérieures. L’Angleterre, le pays de la « liberté » et de l'« individualisme», a déjà établi des droits de douane et organisé une armée permanente ; son budget est militarisé. L’Amérique se livre manifestement à de formidables préparatifs militaires ; il en est de même partout : en Allemagne, en France, au Japon. Les temps idylliques d’une existence « pacifique » se sont évanouis sans retour, et la société capitaliste roule dans un tourbillon de guerres mondiales.
[4] Il nous reste quelques mots à dire sur l’avenir des rapports entre les classes puisque, à priori, il est déjà évident que les nouvelles formes de rapports capitalistes ne peuvent pas ne pas exercer leur effet sur la situation des divers groupements sociaux. La question économique essentielle est de savoir quel sera le sort des différentes parties du revenu national; autrement dit, le tout est de savoir comment le produit national sera réparti entre les diverses classes sociales et, en premier lieu, comment évoluera la « part » de la classe ouvrière. A ce sujet, nous supposons que le processus se développe de façon à peu près identique dans tous les pays avancés et que les thèses justes pour les économies nationales le sont également pour l’économie mondiale.
Tout d’abord, on est obligé de constater une tendance profondément enracinée à la diminution du salaire réel. La cherté, essentiellement basée sur la disproportion de la production capitaliste, non seulement ne disparaîtra pas, mais s’aggravera (nous ne parlons pas, bien entendu, de la cherté spéciale au temps de guerre). La disproportion entre l’industrie mondiale et l’agriculture s’accusera de plus en plus du fait que nous sommes entrés dans une période d’industrialisation accélérée des pays agraires. Le développement du militarisme et de la guerre augmenteront terriblement les impôts, les portant jusqu’à l’extrême limite du possible : « tout ce qui peut être imposé, le sera ; tout ce qui sera imposé supportera le poids d’une contribution écrasante », écrit la Torgovo-Promychlennaîa Gazéta[32]. Et ce n’est pas une phrase vide. Etant donné l’énormité des dépenses improductives et la réorganisation du budget, l’augmentation des impôts directs et indirects est certaine. L’aggravation du coût de la vie s’effectue encore d’une autre façon : premièrement, les prix montent en raison de l’élévation des droits de douane ; secondement, à cette augmentation vient s’ajouter la hausse des prix-monopoles dans les branches « cartellisées » ; les monopoles d’Etat renchériront les produits pour des raisons fiscales. Résultat : une part de plus en plus grande du produit reviendra à la bourgeoisie et à son gouvernement.
D’autre part, la tendance contraire venant de la classe ouvrière se heurtera à la résistance croissante de la bourgeoisie consolidée et organisée, étroitement associée avec l’Etat. Les conquêtes ouvrières habituelles de l’époque antérieure ne sont pour ainsi dire plus possibles. Ainsi, il y a aggravation non pas relative, mais absolue, de la situation de la classe ouvrière. Les antagonismes de classe empirent forcément. Ils empireront davantage pour une autre raison. La structure capitaliste d’Etat de la société entraîne encore, outre l’aggravation de la situation économique de la classe ouvrière, l’asservissement certain de celle-ci à l’Etat impérialiste. Déjà avant la guerre, les employés et les ouvriers des entreprises d’Etat étaient privés d’un certain nombre de droits élémentaires : droit de coalition, de grève, etc. Il s’en fallait de peu qu’une grève des chemins de fer ou des postes ne fût considérée comme un crime d’Etat. La guerre a encore aggravé la sujétion de ces couches du prolétariat envers leurs maîtres. Dans la mesure où le capitalisme d’Etat confère une importance d’Etat à la quasi-totalité des branches de la production, dans la mesure où ces dernières sont mises au service de la guerre, le code pénal s’applique à toute la vie de la production. Les ouvriers ne sont pas libres de se déplacer, ils n’ont ni le droit de grève, ni le droit d’appartenir aux partis dits « anticonstitutionnels », ni le droit de choisir les établissements où ils désirent travailler, etc. Ils sont transformés en serfs attachés non plus à la glèbe, mais à l’usine. Ils deviennent les esclaves blancs de l’Etat brigand impérialiste, qui absorbe dans le cadre de son organisation toute la vie de la production.
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Ainsi, les antagonismes de classe acquièrent une importance essentielle qu’ils ne pouvaient avoir auparavant. Les rapports entre les classes trouvent une expression on ne peut plus claire, on ne peut plus nette ; le mythe de « l’Etat au-dessus des classes » s’efface des esprits, l’Etat se transformant directement en patron et en organisateur de la production. Dissimulés jusqu’ici par une multitude de chaînons intermédiaires, les rapports de propriété apparaissent aujourd’hui dans toute leur nudité. Or, si telle doit être la situation de la classe ouvrière dans les rapides intervalles qui séparent les guerres, il est indubitable qu’elle sera encore aggravée dans les périodes de guerre. Ainsi le journal des financiers anglais, l’Economist, avait-il raison de dire, au début de la guerre, que celleci marquait pour le monde l’avènement d’une ère de conflits de la plus grande violence...
Chapitre XIV : L’économie mondiale et le socialisme prolétarien[modifier le wikicode]
1. Le capitaliste et l’ouvrier, pôles des rapports sociaux. — 2. Antagonisme de classe et solidarité relative d’intérêts. — 3. Intérêts durables el intérêts passagers. — 4. Rapports dits patriarcaux entre le Travail et le Capital. — 5. La classe ouvrière et l’Etat bourgeois. — 6. La classe ouvrière et la politique impérialiste de l’Etat bourgeois (forme relative de « solidarité »). — 7. La classe ouvrière et la guerre. — 8. Faillite des « accords » avec l’Etat bourgeois et renaissance du socialisme révolutionnaire.
[1] La guerre a engendré, dès le début, non pas la crise du capitalisme (dont les symptômes n’étaient perceptibles qu’aux esprits les plus perspicaces de la bourgeoisie comme du prolétariat), mais la faillite de l’internationale « socialiste ». Il est impossible d’expliquer ce phénomène, de façon tant soit peu satisfaisante, en se basant exclusivement, comme beaucoup l’ont fait, sur l’analyse des rapports internes dans chaque pays. La faillite du mouvement prolétarien découle de la diversité de situation des « trusts capitalistes nationaux » dans le cadre de l’économie mondiale. De même qu’il est impossible de comprendre le capitalisme moderne et sa politique impérialiste sans procéder à l’analyse de la tendance du capitalisme mondial, de même il est indispensable de partir de cette analyse dans la recherche des tendances fondamentales du mouvement prolétarien.
Le Capital suppose le Travail. Le Travail suppose le Capital. Le mode capitaliste de production constitue un rapport bien défini entre les hommes, entre les classes sociales, dont l’une présuppose l’existence de l’autre et vice-versa. De ce point de vue, les capitalistes comme les ouvriers sont les membres, les parties composantes, les pôles d’une seule et même société capitaliste. [2] Etant donné que la société capitaliste existe, il y a interdépendance entre ces classes antagonistes, interdépendance qui se traduit sous forme d’une solidarité relative d’intérêts qui, au fond, se contrarient. [3] Cette « solidarité » d’intérêts est une solidarité momentanée et nullement une solidarité durable, cimentant les membres d’une seule et même classe. L’économie politique bourgeoise et, après elle, ses adeptes « socialistes » font passer pour l’essentiel ce qui est passager, momentané, accidentel dans la lutte de classe sur le terrain social. Les arbres les empêchent de voir la forêt, et ils finissent fatalement par devenir de simples serviteurs du capital financier.
[4] Eclairons cela d’un exemple. Tout le monde sait qu’au début de l’époque capitaliste, lorsque la classe ouvrière ne commençait qu’à se former et à se séparer de ses maîtres, lorsque les « rapports patriarcaux » prédominaient entre patron et ouvrier, ce dernier identifiait ses intérêts avec ceux de son exploiteur.
Cette identité d’intérêts, au fond profondément antagonistes, n’était certes pas le fait du hasard. Elle s’appuyait sur une base très réelle. « Mieux vont les affaires de notre atelier, mieux c’est pour moi », se disait l’ouvrier d’alors. Et ce raisonnement se basait sur l’éventualité d’une augmentation de salaire en raison de l’accroissement de la somme des valeurs réalisées par ladite entreprise.
Sous d’autres formes, nous retrouvons la même psychologie. Car, qu’est-ce que représente, par exemple, l'« étroitesse corporative » des trade-unions anglaises ? Au fond, nous y voyons la même idée : notre production, notre branche de production qui englobe ouvriers et industriels, doit tout d’abord prospérer ; on n’y peut admettre aucune ingérence d’éléments étrangers.
De nos jours, nous constatons quelque chose d’analogue dans le « patriotisme de clocher » qui sévit dans les entreprises particulièrement qualifiées. Nous en avons un exemple avec les usines Ford, « pacifiste » américain bien connu (en même temps que fournisseur de guerre). .Les ouvriers y sont l’objet d’une véritable sélection, gagnent davantage, bénéficient de primes de toutes sortes et participent aux bénéfices, à la condition expresse de s’attacher à l’usine. Le résultat est que les ouvriers mystifiés se « dévouent » pour leur maître.
[5] Sur une plus large échelle, on arrive à la même constatation si l’on considère le protectionnisme ouvrier avec sa politique de défense de l'« industrie nationale », du « travail national », etc. Une bonne part d’ouvriers australiens et américains est pénétrée de cette idéologie : nous avons notre industrie nationale dans laquelle « nous » (c’est-à-dire les capitalistes comme les ouvriers), sommes intéressés au même titre, puisque plus « nos » bénéfices seront importants, plus notre salaire sera élevé.
Dans la concurrence que se font les diverses entreprises, toutes n’occupent pas une position identique. Il y a toujours des entreprises plus ou moins qualifiées qui détiennent une situation privilégiée. Dans le partage de la plus-value produite dans l’ensemble de la société, leur importance relative est disproportionnellement grande, du fait qu’elles touchent un bénéfice différentiel, d’une part, et, d’autre part, une rente de cartel (pour autant qu’il s’agit de la nouvelle période). Une base se crée ainsi pour l’association momentanée des intérêts du Capital et du Travail dans la branche de production donnée, association qui amène le Travail à servir fidèlement le Capital.
Il va de soi que ce genre de « solidarité d’intérêts » entre le capitaliste et l’ouvrier revêt un caractère passager et ne peut déterminer la ligne de conduite du prolétariat. Si les ouvriers se cramponnaient éternellement aux basques de leur maître, ils ne feraient jamais grève et les employeurs, les subornant l’un après l’autre, les écraseraient en détail.
Or, tant que le prolétariat n’a pas encore appris à distinguer les intérêts isolés et momentanés des intérêts généraux et durables, il reste pénétré de cette psychologie bornée. II ne s’en libère que sous l’effet de la lutte de classe, qui se développe et qui finit par supprimer l’étroitesse locale en cimentant les ouvriers, en les opposant, en tant que classe, à la classe capitaliste. Ainsi la mentalité de l’époque patriarcale a disparu le jour où le lien qui unissait le patron et l’ouvrier d’une entreprise isolée a été rompu. Ainsi s’est évanouie l'« étroitesse corporative » des syndicats d’ouvriers qualifiés.
[6] Or, la fin du XIXe siècle qui a détruit en grande partie les liens entre !e capitaliste et l’ouvrier, en opposant ces classes et leurs organisations, classes et organisations en principe ennemies, n’a pas encore supprimé les liens qui subsistent entre la classe ouvrière et la principale organisation de la bourgeoisie : l’Etat impérialiste.
L’association de la classe ouvrière avec cette organisation a trouvé son expression dans l’idéologie du patriotisme ouvrier (« social-patriotisme ») et dans l’idée de la patrie, que la classe ouvrière est tenue de servir.
Après ce que nous venons de dire, la base matérielle de ce phénomène apparaîtra clairement si nous portons nos regards sur la sphère tout entière de l’économie mondiale.
Nous avons vu qu’à la fin du XIXe siècle, la lutte pour la concurrence est passée en grande partie dans la concurrence extérieure, c’est-à-dire dans la concurrence sur le marché mondial. Ainsi, l’organisation étatique du capital, « l’Etat-patrie », qui s’est transformée en trust capitaliste national, s’est substituée à l’entreprise isolée. Elle a fait son entrée dans l’arène mondiale de la lutte avec tout le poids de son lourd appareil.
C’est de ce point de vue que l’on doit tout d’abord examiner la politique coloniale des Etats impérialistes.
Il y a beaucoup d’internationalistes modérés qui croient que la politique coloniale ne rapporte rien à la classe ouvrière, qu’elle ne fait que lui nuire et que, par suite, elle doit être repoussée. D’où le désir bien naturel de démontrer que les colonies ne sont d’aucun profit et qu’elles sont une entreprise essentiellement onéreuse du point de vue même de la bourgeoisie. Cette théorie est soutenue, notamment, par Kautsky.
Malheureusement, le défaut de cette théorie est d’être tout simplement fausse. La politique coloniale est une source d’énormes profits pour les grandes puissances, c’est- à-dire, pour leurs classes dominantes, pour le « trust capitaliste national ». Voilà la raison de la politique coloniale de la bourgeoisie. Mais, par là même, celle-ci a la possibilité d’augmenter les salaires aux ouvriers au prix de l’exploitation des sauvages des colonies et des peuples conquis.
Voilà les résultats de la politique coloniale des grandes puissances. Ce ne sont ni les ouvriers du continent, ni les ouvriers anglais qui ont fait les frais de cette politique, mais les peuples coloniaux. Tout ce que le capitalisme représente de sang, de fange, d’horreur et de honte, tout le cynisme, toute la cruauté de la démocratie moderne, s’est déversé dans les colonies. En revanche, les ouvriers européens y ont gagne, sur le moment, en obtenant des salaires plus élevés, grâce à la « prospérité industrielle ».
Le « progrès » relatif de l’industrie d’Europe et d’Amérique a donc été conditionné par la soupape de sûreté qu’a constituée la politique coloniale. Ainsi l’exploitation des « tiers » (producteurs précapitalistes) et du Travail colonial, a abouti à une augmentation de salaires pour les ouvriers européens et américains.
A ce propos, il importe de noter, que, dans la lutte pour les colonies, les débouchés et sources de matières premières, les sphères d’investissement de capitaux et la main- d’œuvre bon marché, les « trusts capitalistes nationaux » ont été loin de remporter des succès d’égale importance. Alors que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Amérique avançaient à toute allure sur le marché mondial, la Russie et l’Italie, en dépit de tous les efforts des impérialistes, se sont révélées trop « faibles ».
Ainsi, quelques grandes puissances impérialistes se sont posées en prétendantes au monopole mondial. Vis-à-vis des autres, elles se sont affirmées « hors concurrence ».
Du point de vue économique, la situation se caractérise ainsi :
Le partage de la plus-value mondiale s’effectue au cours de la lutte sur le marché international. Dans le cadre de l'« économie nationale », comme dans celui de l’économie mondiale, les plus forts concurrents (en l’occurrence il faut tenir compte de facteurs très complexes : structure de production, force de l’appareil militaire d’Etat, avantages d’une situation résultant de l’existence de certains « monopoles naturels », etc.), obtiennent un surprofit, un profit différentiel spécifique (grâce à une structure supérieure de production) et une rente de cartel spécifique (grâce à la pression de l’appareil militaire qui appuie le monopole).
Le surprofit obtenu par l’Etat impérialiste est accompagné d’un salaire élevé pour certaines couches de la classe ouvrière, en premier lieu pour les ouvriers qualifiés.
Autrefois également, on a pu observer ce phénomène. Frédéric Engels l’a mentionné à maintes reprises lorsqu’il soulignait l’hégémonie de l’Angleterre sur le marché mondial et le conservatisme du prolétariat anglais qui en résultait.
Du fait que le prolétariat était relativement intéressé à la spoliation des colonies, des liens se sont développés et affermis avec l’organisation patronale de l’Etat bourgeois impérialiste. Dans la littérature socialiste, cette psychologie a trouvé son expression dans le point de vue « étatique » des opportunistes social-démocrates. Cette « sagesse » d’Etat, que l’on s’appliquait à souligner à tout propos et hors de propos, a été un abandon complet du marxisme révolutionnaire.
Marx et Engels voyaient dans l’Etat l’organisation de la classe dominante, écrasant par le fer et dans le sang la classe opprimée. Ils supposaient que, dans la société future, il n’y aurait plus de classes. Certes, pour l’époque transitoire de la dictature du prolétariat où, momentanément, celui-ci constitue la classe dominante, ils insistaient (avec raison) sur la nécessité d’un appareil d’Etat spécial pour mater les classes renversées. Mais ils haïssaient l’appareil d’Etat oppresseur et, de ce point de vue, ils se livraient à une critique impitoyable des lassalliens et autres « hommes d’Etat ». Il est certain que ce point de vue révolutionnaire est en rapport avec la thèse bien connue du Manifeste Communiste : les prolétaires n’ont pas de patrie.
Les épigones socialistes du marxisme ont relégué aux archives la position révolutionnaire de Marx et Engels. Ils y ont substitue la théorie du « véritable patriotisme », du « véritable étatisme », qui d’ailleurs ressemblent comme deux gouttes d’eau au patriotisme traditionnel et à l’étatisme routinier de la bourgeoisie dominante. Cette psychologie s’est formée organiquement de la coparticipation du prolétariat à la politique impérialiste des trusts capitalistes nationaux.
[7] Ainsi, on ne saurait s’étonner qu’au moment de la déclaration de guerre, la classe ouvrière des pays capitalistes avancés, attachée au char de l’Etat bourgeois, se soit mise à le soutenir. Toute l’évolution antérieure l’y avait préparée, et c’est à quoi devait aboutir l’association du prolétariat avec l’organisation d’Etat du capital financier.
Cependant, la guerre elle-même, qui n’a pu se faire que moyennant l’acquiescement tacite ou l’indignation insuffisante du prolétariat, lui a montré que l’intérêt qu’il trouvait dans la politique impérialiste n’était rien en comparaison des plaies que la guerre lui inflige.
[8] Ainsi nous allons au-devant d’une crise de l’impérialisme et d’une renaissance du socialisme prolétarien. L’impérialisme a montré sa physionomie véritable à la classe ouvrière européenne. Si, auparavant, son activité barbare, destructive, rapace s’abattait tout entière sur les sauvages, aujourd’hui, c’est sur les travailleurs d’Europe qu’elle s’abat avec l’effroyable violence d’une furie sanguinaire déchaînée. Les quelques sous supplémentaires que les ouvriers européens ont tirés de la politique coloniale de l’impérialisme peuvent-ils réellement entrer en ligne de compte avec les millions d’ouvriers massacrés, avec les milliards engloutis par la guerre, avec l’étau infernal du militarisme gonflé d’arrogance, avec la destruction sauvage des forces productives, avec la famine et la cherté de la vie ?
La guerre brise la dernière chaîne qui attachait les ouvriers à leurs maîtres — la soumission esclave à l’Etat impérialiste. La dernière forme d’étroitesse de vues du prolétariat : son étroitesse nationale, son patriotisme, est en train de s’évanouir. Les intérêts momentanés, les avantages passagers qu’il trouvait dans le pillage impérialiste et dans les liens le rattachant à l’Etat impérialiste reculent à l’arrière-plan devant les intérêts permanents et généraux de l’ensemble de sa classe, devant l’idée de la révolution sociale du prolétariat international qui, les armes à la main, renverse la dictature du capital financier, brise son appareil gouvernemental et organise un pouvoir nouveau : le pouvoir des ouvriers contre la bourgeoisie. A l’idée de défense ou d’extension des frontières de l’Etat bourgeois, qui paralyse le développement des forces productives de l’économie mondiale, se substitue le mot d’ordre de la suppression des frontières nationales et de la fusion des peuples en une seule famille socialiste. Ainsi, après des recherches douloureuses, le prolétariat acquiert la notion de ses véritables intérêts, qui l’acheminent au socialisme par la révolution
- ↑ Marx observe malicieusement quelque part, au sujet de « l’école historique », que l’histoire, comme Jéhovah à Moïse, ne lui montre que son « a posteriori ». Cette observation frappe en plein les renégats actuels du marxisme.
- ↑ Voir Heinrich KUNOW : Partei-Zusammenbruch ? Ein offenes Wort zum inneren Parteistreit, Berlin, 1915.
- ↑ Karl MARX : Le Capital. [ Editions Sociales, t. 3, pp. 201-202, note 4 : « Les lois du commerce, dit-il, sont les lois de la nature et conséquemment de Dieu » (E. BURKE, [Thoughts and Details on Scarcity, London, 1800], p. 31,32)… A une époque comme la nôtre, où la lâcheté des caractères s’unit à la foi la plus ardente aux « lois du commerce », c’est un devoir de stigmatiser sans relâche les gens tels que Burke, que rien ne distingue de leurs successeurs, rien, si ce n’est le talent. » ]
- ↑ Nous avons vu qu’il n’y a pas, pour les marxistes, d’impossibilité absolue de vaincre. Mais lorsqu’il y a impossibilité relative de vaincre (comme, par exemple, le capitalisme au début de son développement), les marxistes ne prennent nullement sur eux la mission sacrée d’« implanter » le capitalisme ou d’« aller à l’école du capitalisme ». Ils laissent ce soin à MM. Strouvé et tutti quanti. Les marxistes ont autre chose à faire.
- ↑ Karl Kautsky : Nationalstaat, imperialistischer Staat und Staatenbund et articles de la Neue Zeit des années 1914-1915. Au demeurant Kautsky s’était placé bien avant au point de vue exposé plus bas. Telle a été, par exemple, sa position dans la question du « désarmement ».
- ↑ R. HILFERDING, Le capital financier, pp. 353-354. [Traduction française, 1970, pp. 328-329 : « La question se pose de savoir où est en fait la limite de la cartellisation. A quoi il faut répondre qu’il n’y a pas de limite absolue, mais plutôt une tendance à une expansion continue de la cartellisation. Les industries non cartellisées tombent de plus en plus, nous l’avons vu, sous la dépendance de celles qui le sont déjà, pour être finalement annexées par elles. Ce qui fait que le résultat du processus est la formation d’un cartel général. Toute la production capitaliste est réglée consciemment par un organisme qui fixe les dimensions de la production dans toutes ses sphères. […] C’est la société consciemment réglée sous une forme antagonique. Mais cet antagonisme est un antagonisme de répartition. […] La tendance à la formation d’un cartel général et celle qui pousse à la création d’une banque centrale se rencontrent et de leur union naît la puissante force de concentration du capital financier. »]
- ↑ R. HILFERDING, l. c., p. 447. [Traduction française, 1970, p. 402 : « Un cartel général serait économiquement concevable, qui dirigerait l’ensemble de la production et supprimerait ainsi les crises, bien que ce soit socialement et politiquement une impossibilité, car il se heurterait à l’antagonisme des intérêts, poussé à l’extrême. »]
- ↑ Afin d’éviter tout malentendu, constatons que cette affirmation ne contredit nullement notre autre affirmation, à savoir que le développement économique des pays avancés a créé les « conditions objectives » pour l’organisation sociale de la production. Sous ce rapport les pays avancés sont à peu près au même niveau. Il n’y a pas contradiction entre ces deux affirmations, puisque les termes de comparaison ne sont pas les mêmes.
- ↑ La bourgeoisie le comprend parfaitement. Voici, par exemple, ce qu’écrit le professeur allemand Max Krahmann (voir son ouvrage : Krieg und Montanindustrie, 1 re édition de la série Krieg und Volkswirtschaft) : « De même que dans la petite guerre mondiale actuelle, de même dans la grande guerre suivante qui mettra aux prises l’Amérique du Nord avec l’Extrême-Orient, il n’est pas possible qu’un groupe d’Etats agraires se batte contre une coalition d’Etats industriels... La paix universelle serait donc assurée si les Etats industriels pouvaient se mettre d’accord entre eux. Etant donné que pour le moment cette éventualité est exclue... » (p. 15).
- ↑ R. HILFERDING, l. c., pp. 481-482, trad. russe. [Traduction française, 1970, p. 431 : « Les méthodes de violence font partie intégrante de la politique coloniale qui sans elles perdrait son sens capitaliste, tout comme l’existence d’un prolétariat sans terre est une condition indispensable du capitalisme. Faire une politique coloniale en évitant ses méthodes de violence est aussi absurde que de vouloir abolir le prolétariat en conservant le capitalisme. »]
- ↑ Voici le développement des exportations américaines pour les quatre premiers mois de 1914 et 1915 : janvier 1914, 204,2 ; janvier 1915, 267,9 ; février, 173,9 et 299,8 ; mars, 187,5 et 296,5 ; avril, 162,5 et 294,5 millions de dollars (Vestnik Finansov, n° 38). La déclaration du chef du Bureau of Foreiqn and Domestic Commerce Pratt est caractéristique : « Nous sommes en présence d’une nouvelle phase commerciale dans laquelle le terme « marché domestique » devient archaïque et fait place au mot d’ordre du « marché universel » (Vestnik Finansov, n° 16).
- ↑ M. BOGOLIEPOV : Le marché américain des capitaux (Vestnik Finansov, 1915, n° 39, p. 501). Voir également son article sur le même sujet dans les nos 37 et 38 du Vestnik Finansov.
- ↑ Dès le début de la guerre Kautsky, dans la Neue Zeit, avait signalé le rôle grandissant de l’Amérique.
- ↑ Felix PINNER : Die Konjunktur des wirtschaftlichen Sozialismus (Die Bank, avril 1915).
- ↑ Les emprunts de guerre ne sont pas autre chose que l’absorption des éléments constitutifs qui s’usent du capital de fonds remplacé par du papier ; les valeurs réelles, dans leur forme matérielle, se dissipent en mitraille et, de la sorte, se consomment improductivement.
- ↑ Voir KUNOW : Vom Wirtschaffsmarkt (Neue Zeit, 33e année, t. II, n° 22, Der Bank und Geldmarkt im ersten Kriegsjahr). Voir également les ouvrages du docteur WEBER : Krieg und Banken ; Volkswirtschaftliche Zeitfragen ; Krieg und Volkswirtschaft.
- ↑ En ce qui concerne l’Allemagne consulter les notes de Johan MULLER : Nationalökonomische Gesetzgebund. Die durch Krieg hervorgerufenen Gesetze, Verordnungen, Bekanntmachungen, etc. dans Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 1915.
- ↑ Voir JAFFÉ : Die Militarisierung unseres Wirtschaftslebens (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1915, 40 B. 3 Heft).
- ↑ PINNER : Organisierte Arbeit (Handels-Zeitung des Berliner Tageblatt, 28 août 1915).
- ↑ Voir Yves GUYOT : Les problèmes économiques après la guerre (Journal des économistes, 15 août 1915).
- ↑ Voir E. MEYER : Die Drohung mit dem Zwangssyndikat (Neue Zeit, 33 année, t. II, n° 18). Voir également : Die Bergwerksdebatte im Reichstag (Handels-Zeitung des Berliner Tageblatt, n” 435, 26 août).
- ↑ Dr. WEBER : Krieg und Banken, p. 14.
- ↑ Vorwärts, 21 août 1915.
- ↑ Ces chiffres sont incomplets ; d’autre part les Etats ont recours à la presse à billets pour émettre de l’argent-papier ce qui constitue une espèce d’emprunt sans intérêt. Le tableau ci-après indique que l’Autriche-Hongrie a réussi à se procurer jusqu’en août 1915 (du fait que les chiffres qui concernent l’Allemagne vont jusqu’à septembre 1915 inclusivement, on peut croire qu’ils vont jusqu’à octobre) 13 milliards de couronnes environ ; or, à cette époque, c’est-à-dire à la fin d’août, les dépenses militaires du Gouvernement austro-hongrois atteignent approximativement 18 milliards de couronnes et, vers la fin de septembre, plus de 19 milliards de couronnes. Il est évident qu’il doit y avoir certaines autres sources pour couvrir ces dépenses. Ainsi il n’est pas douteux que les chiffres totaux qui figurent dans ce tableau sont sensiblement audessous de la réalité.
- ↑ Voir par exemple Adolf Braun, dans la Neue Zeit, 33' année, t. I, p. 584.
- ↑ F. PINNER : Die Konjunktur des wirtschaftlichen Sozialismus (Die Bank, avril, p. 326-327). Au sujet des monopoles en Allemagne, voir Adolf BRAUN : Elektrizitätsmonopol (N. Z., nos 19 et 20, 1915) ; Edmond FISCHER : Das Werden des Elektrizitätsmonopols (Sozialistiche Monatshefte, p. 443 et suiv.) et KAUTSKY : Zur Frage der Steuern und Monopole (N. Z., 1914-1915, t. I, p. 682 et suiv.).
- ↑ H. KUNOW : Die Wirtschaftsgestattung nach dem Kriege (Korrespondenzblatt der Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands, 25e année, n° 37, 11 sept. 1915). Rappelons que Kunow tire de cela des conclusions libérales foncièrement erronées.
- ↑ Karl BALLOD : Einiges aus der Utopienliteratur der letzten Jahren (Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 6 e année, l er fascicule, p. 117-118).
- ↑ JAFFÉ, l. c„ p. 523.
- ↑ Max KRAHMANN : Krieg und Montanindustrie, p. 22-23. I.ieffmann soutient un point de vue opposé (voir son Stehen wir dem Sozialismus näher) ; d’ailleurs, son ouvrage est écrit contre toute espèce d’illusions en général, ce qu’il ne cache nullement.
- ↑ Si le caractère marchand de la production était supprimé (par exemple, par l’organisation de l’économie mondiale en un seul trust géant, dont nous avons démontré l’impossibilité dans le chapitre sur le surimpérialisme), nous aurions une forme économique spécifique. Ce ne serait déjà plus le capitalisme, puisque la production des marchandises disparaîtrait, mais, à plus forte raison, ce ne serait pas le socialisme du fait que la domination d’une classe sur une autre serait maintenue (et même aggravée). Une structure économique de ce genre rappellerait beaucoup plus une économie fermée d’esclavagistes sans qu’il existât de marché d’esclaves.
- ↑ Torgovo-Promychlennaïa Gazéta, n° 217, année 1915.