Avant-propos et Préface

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Avant-propos[modifier le wikicode]

L’esquisse que nous soumettons au lecteur est, revu et développé, un article paru dans un périodique étranger : The Communist. Il y a de cela quelque deux ans, le manuscrit fut envoyé en Russie où, après avoir subi l’incursion de la censure militaire, il échoua par erreur dans une autre « maison d’Edition ». On l’y découvrit après la révolution de Février. Il devait voir le jour au commencement de juillet, mais policiers et élèves policiers, en saccageant l’imprimerie de notre parti, prirent soin de mettre mon manuscrit à l’abri. Ce n’est que bien après que l’on réussit à le récupérer dans un état lamentable, sans toutefois pouvoir retrouver une longue préface, de la plus haute valeur, du camarade Lénine, auquel je fais part, ici même, de ma profonde gratitude.

Comme il y a plus de deux ans que cet ouvrage a été écrit, il est très naturel que les chiffres (surtout dans le chapitre consacré à l’influence de la guerre) aient fortement vieilli.

A mon grand regret, je n’ai pu revoir mon manuscrit et le doter de chiffres plus récents. Je me suis borné à reconstituer les pages qui manquaient et à écrire le dernier chapitre qui, à cause de la censure, n’aurait pu paraître plus tôt.

Cet ouvrage a été écrit à l’heure où le socialisme, piétiné par le Capital et les traîtres « socialistes », subissait la plus profonde flétrissure. Peu de temps après avoir fait partir son ouvrage à destination, l’auteur eut le loisir de méditer sur les perspectives révolutionnaires dans les geôles du roi de Suède.

Cet avant-propos est écrit au moment où, en Russie, le socialisme révolutionnaire remporte une éclatante victoire.

Le vœu le plus ardent de l’auteur est que cet ouvrage se transforme bien vite, d’instrument de lutte contre l’impérialisme, en document historique, relégué dans la poussière des archives.

Le 25 novembre 1917.

N. BOUKHARINE.

Préface[1][modifier le wikicode]

L’importance et l’actualité du thème traité par N. Boukharine n’ont pas besoin d’être soulignées. La question de l’impérialisme n’est pas seulement une des plus essentielles, mais on peut dire qu’elle est la plus essentielle dans le domaine de la science économique où l’on étudie les transformations contemporaines du capitalisme. La connaissance des faits de cet ordre, que l’auteur a colligés si copieusement, d’après les matériaux les plus récents, est incontestablement nécessaire à quiconque se préoccupe non seulement d’économie, mais de toute autre question concernant la vie sociale de notre époque. Bien entendu, on ne saurait émettre un jugement historique concret sur la guerre actuelle si l’on ne se base sur une complète élucidation de la nature de l’impérialisme, tant au point de vue économique qu’au point de vue politique. De toute autre manière, on n’arriverait pas à comprendre la situation économique et diplomatique, telle qu’elle s’est avérée depuis plusieurs dizaines d’années, et, par suite, il serait ridicule de prétendre juger sainement de la guerre. Du point de vue du marxisme, qui met en relief, dans cette question, les exigences de la science moderne en général, on ne peut que sourire de procédés prétendus « scientifiques » qui consistent à offrir, pour une appréciation historique concrète de la guerre, un choix arbitraire de petits faits, agréables on commodes aux classes dirigeantes d’un pays, un choix de « documents » diplomatiques relevés parmi les événements politiques du jour, etc. M. Plékhanov, par exemple, a dû faire complètement litière du marxisme pour substituer à l’analyse du caractère et des tendances essentielles de l’impérialisme, qui est un ensemble de rapports économiques dans le capitalisme hautement évolué d’aujourd’hui, mûri et plus que mûr, pour substituer, dis-je, à cette analyse des considérations sur deux ou trois petits faits agréables aussi bien aux Pourichkévitch qu’aux Milioukov. Et encore, de la notion scientifique de l’impérialisme ne reste-t-il pour lui qu’une injure dont on peut se servir à l’égard de concurrents, de rivaux et d’adversaires des deux impérialistes que je viens de nommer, les uns et les autres se tenant d’ailleurs sur un terrain de classe absolument identique ! A une époque comme la nôtre où l’on oublie si facilement ce que l’on avait déclaré précédemment, où l’on égare si aisément ses principes, où l’on fait sans peine table rase de la philosophie qu’on avait professée, où l’on renie les résolutions et les promesses les plus solennelles, cela n’a rien d’étonnant.

La valeur scientifique de l’ouvrage de Boukharine est particulièrement en ceci qu’il examine les faits essentiels de l’économie mondiale concernant l’impérialisme envisagé comme un ensemble, comme un stade déterminé du capitalisme le plus hautement évolué. Il y a eu une époque de capitalisme relativement « pacifique », lorsque, dans les pays les plus avancés de l’Europe, le féodalisme venait d’être complètement vaincu : le capitalisme pouvait alors se développer d’une manière relativement beaucoup plus calme et régulière, par une expansion « pacifique » sur d’immenses territoires encore inoccupés, et en des pays non entraînés encore d’une façon définitive dans son tourbillon. Certes, même à cette époque, approximativement délimitée entre les années 1871 et 1914, le capitalisme « pacifique » créait des conditions de vie fort distantes, extrêmement éloignées d’une « paix » véritable : guerre au dehors et lutte des classes. Pour les neuf dixièmes de la population des pays avancés, pour des centaines de millions d’hommes dans les colonies et les pays arriérés, cette époque n’a pas été celle de la « paix », mais bien de l’oppression, de tortures et d’horreurs d’autant plus épouvantables qu’on n’en pouvait prévoir la fin. Cette période est achevée sans retour : l’époque qui lui a succédé est celle de violences relativement plus brusquées, se manifestant par saccades, c’est une époque de catastrophes et de conflits, et ce qui devient typique pour les masses, ce n’est plus tant « l’épouvante sans fin » qu’une « fin dans l’épouvante ».

Il est extrêmement important de noter ici que ce changement est uniquement dû au développement immédiat, à l’élargissement, au prolongement des tendances les plus profondes et les plus essentielles du capitalisme et de la production marchande en général. Les échanges s’accroissent, la grosse production augmente. Voilà les tendances bien marquées que l’on a observées à travers le cours des siècles dans le monde entier. Or, à un certain degré du développement des échanges, à un certain degré de l’accroissement de la grosse production, degré qui fut atteint à peu près au seuil du xxe siècle, le mouvement commercial a déterminé une internationalisation des rapports économiques et une internationalisation du capital ; la grosse production a pris des proportions telles qu’elle a substitué les monopoles à la libre concurrence. Ce qui est devenu typique pour ce temps, ce ne sont plus des entreprises se livrant à une « libre » concurrence à l’intérieur de chaque pays comme aussi bien entre pays, ce sont des syndicats d’entrepreneurs, des trusts détenteurs de monopoles. Le « souverain » actuel, c’est déjà le capital financier, qui est particulièrement mobile et souple, dont les fils s’enchevêtrent et dans chaque pays et sur le plan international, qui est anonyme et n’a pas de rapports directs avec la production, qui se concentre avec une, facilité remarquable et qui est déjà extrêmement concentré, car quelques centaines de milliardaires et de millionnaires tiennent positivement entre leurs mains le sort actuel du monde entier.

Si l’on raisonne dans l’abstrait, théoriquement, on peut adopter la conclusion à laquelle est arrivé — par une voie un peu différente, mais en reniant aussi le marxisme — Kautsky ; savoir : que le temps n’est pas très éloigné où une association mondiale de ces magnats du capital, constituant un trust unique, mettra fin aux rivalités et aux luttes des capitaux financiers particularisés dans les Etats en créant un capital financier unifié sur le plan international. Cette conclusion, cependant, est tout aussi arbitraire, simpliste et fausse que celle, fort analogue. à laquelle étaient arrivés nos « strouvistes » et « économistes », à la fin du dernier siècle : ceux-ci, considérant que le progressisme du capital, l’inéluctable nécessité du capitalisme et estimant qu’il devait vaincre définitivement en Russie, en vinrent à des conclusions qui étaient soit une apologie (on s’inclinait devant le capitalisme, on se réconciliait avec lui, on le glorifiait au lieu de le combattre), soit une renonciation à la politique (on la niait, on en niait l’importance, on niait la probabilité de grands bouleversements politiques, etc. — erreur particulière aux « économistes »), soit même une pure théorie de la grève (la « grève générale », en tant qu’apothéose des mouvements de grève partiels, théorie poussée jusqu’à l’oubli ou à l’ignorance délibérée des autres moyens de lutte, et préconisant « un bond » direct du capitalisme à la victoire sur le capital par la grève et uniquement par la grève). Certains indices montrent que le caractère incontestablement progressiste du capitalisme, comparativement au « paradis » petit-bourgeois de la libre concurrence, et que la nécessité fatale de l’impérialisme et de sa victoire définitive, dans les pays avancés, sur le capitalisme « pacifique », peuvent déterminer des erreurs tout aussi nombreuses et variées, que ce soient des conclusions d’ordre politique on des théories apolitiques.

Chez Kautsky en particulier, sa rupture évidente avec le marxisme s’est traduite non par un reniement ou un oubli de la politique, non par « un bond » au-dessus des conflits politiques, bouleversements et transformations particulièrement nombreux et variés à cette époque d’impérialisme, non par une apologie de l’impérialisme, mais par le rêve d’un capitalisme « pacifique ». Le capitalisme pacifique a été remplacé par un impérialisme non point pacifique, mais belliqueux, catastrophique; cela, Kautsky est bien forcé de l’avouer, car il le reconnaissait déjà en 1909, dans un ouvrage spécialement consacré à cette question[2] ; là, il parlait pour la dernière fois en marxiste capable de déduire intelligemment les conséquences de ses principes. Mais si l’on ne peut rêver tout bonnement, en simpliste un peu grossier, d’un retour en arrière de l’impérialisme vers le capitalisme « pacifique », ne peut-on pas donner à ces rêves, qui sont en somme ceux d’un petit bourgeois, la forme d’une méditation bien innocente sur un « surimpérialisme pacifique » ? Si l’on appelle « surimpérialisme » l’association internationale des impérialismes nationaux (ou plus justement : des impérialismes particularisés dans les Etats), si l’on pense que ce surimpérialisme « pourrait » éliminer certains conflits particulièrement désagréables, alarmants ou importuns pour un petit bourgeois, tels que guerres, bouleversements politiques, etc., pourquoi ne se détournerait-on pas des réalités actuelles, de cette époque d’impérialisme qui a amené les plus graves conflits et des catastrophes, pour rêver innocemment d’un « surimpérialisme » relativement pacifique, relativement exempt de conflits, relativement exempt de catastrophes ? Pourquoi ne se détournerait-on pas des problèmes très graves que pose « brutalement » et a déjà posés l’époque d’impérialisme survenue en Europe, en rêvant que, peut-être cette époque passera bientôt et que, peut-être il est permis de concevoir une époque de « surimpérialisme » relativement pacifique et n’exigeant pas une tactique « brutale » ? C’est précisément ainsi que parle Kautsky. Selon lui, « cette nouvelle phase (surimpérialiste) du capitalisme est en tout cas théoriquement concevable » mais « est-elle réalisable. nous n’avons pas encore de prémisses suffisantes pour résoudre la question »[3].

Il n’y a plus ombre de marxisme dans une pareille tendance, dans cette volonté d’ignorer l’impérialisme existant et de se retirer vers un rêve de songe-creux sur des possibilités de « surimpérialisme ». Le marxisme, dans un pareil système, ne peut plus valoir que pour la « nouvelle phase de capitalisme » dont l’inventeur ne garantit pas lui-même les possibilités de réalisation, tandis que pour la phase actuelle, il nous offre, au lieu de marxisme, une tendance petite-bourgeoise et profondément réactionnaire qui aurait pour objet d’émousser les antagonismes. Kautsky a promis d’être marxiste à l’époque de graves conflits et de catastrophes qu’il était forcé de prévoir et de définir fort nettement quand il écrivait son ouvrage sur ce thème, en 1909. Maintenant, quand il est absolument hors de doute que cette époque est arrivée, Kautsky se borne encore à promettre d’être marxiste dans une époque future, qui n’arrivera peut-être jamais, celle du surimpérialisme ! En un mot, il promettra toujours tant qu’on voudra d’être marxiste à une autre époque, mais pas à présent, pas dans les conditions actuelles, pas dans l’époque où nous vivons ! Du marxisme à crédit, du marxisme en promesses, du marxisme de lendemain, une théorie petite-bourgeoise et opportuniste — et pas seulement une théorie ! — ayant pour objet d’émousser les antagonismes au jour présent ! Quelque chose dans le genre de l’internationalisme d’exportation si répandu à l’heure actuelle : on les connaît, ces ardents — oh ! très ardents ! — internationalistes et marxistes qui saluent toute manifestation d’internationalisme dans le camp ennemi, partout excepté dans leurs pays et chez leurs alliés; on les connaît, ceux qui saluent la démocratie... quand ce n’est qu’une promesse des « alliés », ceux qui préconisent volontiers la « liberté des nations à disposer d’elles-mêmes », excepté pour les nations qui dépendent de la puissance à laquelle le sympathisant si libéral fait l’honneur d’appartenir !... En un mot, nous avons là un des mille aspects de l’hypocrisie courante.

Peut-on, cependant, contester qu’une nouvelle phase du capitalisme, après l’impérialisme, savoir : une phase de surimpérialisme, soit, dans l’abstrait, « concevable » ? Non. On peut théoriquement imaginer une phase de ce genre. Mais, en pratique, si l’on s’en tenait à cette conception, on serait un opportuniste qui prétend ignorer les plus graves problèmes de l’actualité pour rêver à des problèmes moins graves, qui se poseraient dans l’avenir. En théorie, cela signifie qu’au lieu de s’appuyer sur l’évolution telle qu’elle se présente actuellement, on s’en distrait délibérément pour rêver. Il est hors de doute que l’évolution tend à la constitution d’un trust unique, mondial, englobant toutes les entreprises sans exception et tous les Etats sans exception. Mais l’évolution s’accomplit en de telles circonstances, à un rythme tel, à travers de tels antagonismes, conflits et bouleversements — non pas seulement économiques, mais politiques, nationaux, etc. — qu’avant d’en arriver à la création d’un unique trust mondial, avant la fusion « surimpérialiste » universelle des capitaux financiers nationaux, l’impérialisme devra fatalement crever et le capitalisme se transformera en son contraire.

V. ILINE (N. Lénine).

Décembre 1915.

  1. Cette préface de Lénine, dont Boukharine avait écrit qu’elle s’était perdue, a été retrouvée dans les papiers de Lénine sous forme de copie manuscrite et publiée dans la Pravda du 21 janvier 1927. (n. d. e. de 1929)
  2. Il s’agit de la brochure de Kautsky : Weg zur Macht (Le Chemin du Pouvoir).
  3. Lénine cite ici des passages de l’article de Kautsky : Zwei Schriften zum Umlernen (Deux études à approfondir), paru dans le n° 5 de la Neue Zeit, le 30 avril 1915.