III. L’impérialisme, reproduction élargie de la concurrence capitaliste

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Chapitre IX : L’impérialisme, catégorie historique[modifier le wikicode]

1. Conception vulgaire de l’impérialisme. — 2. Rôle de la politique dans la vie sociale. — 3. Méthodologie des classifications dans la science sociale. — 4. L’époque du capital financier, catégorie historique. — 5. L’impérialisme, catégorie historique.

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes efforcés de montrer que la politique impérialiste n’apparaît qu’à un certain degré de développement historique. Une série de contradictions du capitalisme se nouent à ce moment en un seul faisceau qui, pour quelque temps, est tranché par la guerre, pour se reconstituer dans la phase suivante plus solidement encore. La politique et l’idéologie des classes dirigeantes surgissant à cette phase de développement doivent être, dès lors, caractérisées comme un phénomène spécifique[1].

[1] En littérature courante, deux soi-disant « théories » de l’impérialisme sont actuellement prépondérantes. Une, voit dans la politique moderne de conquête une lutte de races : « race slave », « race teutonne », et selon que l’on appartient à tel groupe ou à tel autre, on attribue à ces « races » toutes les tares ou toutes les vertus. Quelle que soit l’ancienneté et la vulgarité de cette « théorie », elle se maintient jusqu’ici avec la persistance d’un préjugé, trouvant un terrain propice dans le développement du « sentiment national » des classes directement intéressées â exploiter les survivances des vieilles formations psychologiques dans l’intérêt de l’organisation d’Etat du capital financier.

Il suffit, pour détruire cette théorie et ne laisser pierre sur pierre de cet édifice, d’indiquer quelques faits. Les Anglo-Saxons, qui ont la même origine que les Allemands, sont leurs plus farouches ennemis ; les Bulgares et les Serbes, qui parlent presque la même langue, qui sont foncièrement slaves, se trouvent des deux côtés des tranchées. Bien plus. Les Polonais recrutent dans leur sein des partisans enthousiastes de l’orientation autrichienne comme de l’orientation russe. Il en est de même des Ukrainiens, dont une partie est russophile, et l’autre austrophile. D’autre part, chacune des coalitions belligérantes groupe les races, les nationalités, les tribus les plus hétérogènes. Qu’y a-t-il de commun, du point de vue race, entre les Anglais, les Italiens, les Russes, les Espagnols et les sauvages noirs des colonies françaises que la « glorieuse République » mène au carnage, comme les anciens Romains y menaient leurs esclaves coloniaux ? Quoi de commun entre les Allemands et les Tchèques, les Ukrainiens et les Hongrois, les Bulgares et les Turcs, qui marchent ensemble contre la coalition des pays alliés ? Il est bien évident que ce n’est pas la race, mais les organisations d’Etat de certains groupes de la bourgeoisie qui mènent la lutte. II est tout aussi évident que telle ou telle coalition des « forces des puissances » est déterminée non pas par la communauté de quelques problèmes de race, mais par une communauté de buts capitalistes à un moment donné. Ce n’est pas sans raison que les Serbes et les Bulgares qui, il y a quelques années, marchaient ensemble contre la Turquie, sont aujourd’hui partagés en deux camps ennemis. Ce n’est pas sans raison que l’Angleterre, antérieurement ennemie de la Russie, se fait aujourd’hui sa protectrice. Ce n’est pas sans raison que le Japon emboîte le pas à la bourgeoisie russe, alors que dix ans auparavant le Capital japonais combattait le Capital russe les armes à la main[2].

Si, loin de toute déformation, l’on se place à un point de vue strictement scientifique, l’inconsistance de cette théorie saute aux yeux. Malgré son évidente fausseté cette théorie n’en est pas moins fortement développée dans la presse comme dans les chaires universitaires, pour la bonne raison » qu’elle permet pas mal de profit à Sa Majesté le Capital[3].

En toute justice, il est bon cependant de constater que, dans les milieux « scientifiques » impérialistes, au fur et à mesure que s’opère la consolidation nationale des différentes « races » cimentées par la main de fer de l’Etat militariste, on assiste à des velléités moins vulgaires, mais tout aussi inconsistantes, d’édifier une théorie imbue d’un certain caractère psychologique territorial. La « race » fait place à un succédané désigné sous le nom d’« humanité » « européenne », « américaine », etc.[4]. Cette théorie est aussi éloignée du vrai, puisqu’elle ignore le caractère essentiel de la société moderne, sa structure de classe, et qu’elle remplace les intérêts de classe des couches sociales supérieures par les intérêts, dits « généraux », du « tout ».

Une dernière « théorie » largement répandue de l’impérialisme définit celui-ci comme une politique de conquête en général. De ce point de vue, on peut en dire autant de l’impérialisme d’Alexandre de Macédoine et des conquérants espagnols, de Carthage et de Jean III, de l’ancienne Rome et de l’Amérique moderne, de Napoléon et de Hindenburg.

Quelle que soit sa simplicité, cette théorie n’en est pas moins absolument fausse. Elle est fausse parce qu’elle « explique » tout, c’est-à-dire juste rien.

[2] Toute politique des classes dominantes (politique « pure », politique militaire, politique économique) a une fonction bien définie. Se développant sur le terrain d’un mode de production donné, elle sert de moyen pour la reproduction simple et élargie de rapports de production donnés. La politique des féodaux affermit et étend les rapports de production féodaux. La politique du capital commercial élargit la sphère de domination du capitalisme commercial. La politique du capitalisme financier reproduit, dans une mesure accrue, la base de production du capital financier.

Il est évident que l’on peut en dire autant de la guerre. La guerre est un moyen de reproduction de certains rapports de production. La guerre de conquête est un moyen de reproduction élargie de ces rapports. Or, donner à la guerre la simple définition de guerre de conquête, c’est tout à l’ait insuffisant, pour la bonne raison que l’essentiel n’est pas indiqué, à savoir, quels sont les rapports de production que cette guerre affermit et étend, et quelle est la base qu’une « politique de rapine » donnée est appelée à élargir[5].

[3] La science bourgeoise ne le voit pas et ne veut pas le voir. Elle ne comprend pas que l’économie sociale doit servir de classification essentielle pour les diverses « politiques », car c’est sur la base de cette économie que surgissent ces politiques. Rien plus, elle est encline à ne pas voir les différences énormes qui existent entre les différentes périodes du développement économique. Et c’est au moment où tout le caractère spécifique du processus historique et économique de notre époque saute aux yeux, que l’école autrichienne et anglo-américaine, la moins historique de toutes, est venue nicher dans l’économie politique bourgeoise[6]. Publicistes et savants s’efforcent de représenter l’impérialisme actuel sous les couleurs de la politique des héros de l’antiquité avec leur « imperium ».

Telle est la méthode des historiens et économistes bourgeois : dissimuler la différence fondamentale entre le régime esclavagiste du « monde antique », avec ses embryons de capital commercial et d’artisanat, et le « capitalisme moderne ». En l’occurrence le but est clair : il faut montrer et « prouver » la stérilité des aspirations de la démocratie ouvrière, en la logeant à la même enseigne que le lumpen-proletariat, les ouvriers et les artisans de l’antiquité.

Scientifiquement, toutes ces théories sont foncièrement fausses. Si l’on doit comprendre théoriquement une phase quelconque de l’évolution, il faut la comprendre dans ses particularités, dans ses traits distinctifs, dans ses conditions spécifiques inhérentes à elle et à elle seulement. Celui qui, à l’instar du « colonel Torrens », voit dans le bâton du sauvage la genèse du capital, ou celui qui, à la manière de « l’école autrichienne » d’économie politique, définit le capital comme un mode de production (ce qui, au fond, revient au même) ne sera jamais en état de pénétrer le sens des tendances du développement capitaliste et de les englober dans une conception théorique unique. De même, l’historien ou l’économiste qui placerait sur le même plan la structure du capitalisme moderne, c’està-dire les rapports de production modernes, et les multiples types de rapports de production qui ont abouti aux guerres de conquêtes, ne comprendrait rien au développement de l’économie mondiale contemporaine. Il faut mettre à part ce qu’il y a de spécifique, de distinctif dans notre époque et en faire l’analyse. Telle a été la méthode de Marx et telle doit être la façon d’un marxiste d’aborder l’analyse de l’impérialisme[7].

[4] Maintenant, nous comprenons qu’il n’est pas possible de se borner à l’analyse des seules formes par lesquelles sa manifeste telle ou telle politique; on ne peut pas, par exemple, se contenter d’une définition comme politique de « conquête », politique « d’expansion », politique de « violence », etc. Il faut faire l’analyse de la base sur laquelle cette politique se développe et à l’élargissement de laquelle elle est destinée. Dans ce qui précède nous avons défini l’impérialisme comme la politique du capital financier. Par là, sa fonction est mise à jour. Cette politique est l’agent de la structure financière capitaliste, elle assujettit le monde à la domination du capital financier ; aux anciens rapports de production précapitalistes ou capitalistes elle substitue les rapports de production du capitalisme financier. De même que le capitalisme (ne pas confondre avec le capital-argent : la caractéristique du capital financier est d’être simultanément capital bancaire et capital industriel) est une époque historiquement limitée, caractéristique pour les dernières décades seulement, de même l’impérialisme, politique du capitalisme financier, est une catégorie spécifiquement historique.

[5] L’impérialisme est une politique de conquête. Mais toute politique de conquête n’est pas de l’impérialisme. Le capital financier ne peut pas faire d’autre politique. C’est pourquoi, lorsque nous parlons de l’impérialisme, en tant que politique du capital financier, son caractère de conquête est sous-entendu ; en outre, les rapports de production que reproduit cette politique de conquête y sont également indiqués. Cette définition renferme encore une foule d’autres traits historiques et de caractéristiques. En effet, quand nous parlons de capital financier, nous entendons par là des organismes économiques hautement développés et, par conséquent, une certaine ampleur et une certaine intensité de relations mondiales, l’existence d’une économie mondiale développée; par là nous supposons un certain niveau de forces productives, de formes organisées de la vie économique, certains rapports de classe et, par conséquent, un certain avenir des éléments économiques, etc. ; même la forme et le moyen de lutte, l’organisation du pouvoir, la technique militaire, etc., présupposent plus ou moins une valeur déterminée, tandis que la définition : « politique de conquête » s’applique indifféremment aux écumeurs de mer, aux caravanes de commerce et à l’impérialisme.

En d’autres termes, la définition : « politique de conquête », ne définit rien du tout, tandis que la définition : « politique de rapine du capital financier » caractérise l’impérialisme comme une valeur historiquement définie.

De ce que l’époque du capitalisme financier est un phénomène historiquement limité, il ne s’ensuit pas, cependant, qu’elle soit apparue comme un deus ex machina. En réalité, elle est la suite historique de l’époque du capital industriel, de même que cette dernière est la suite de la phase commerciale capitaliste. C’est pourquoi les contradictions fondamentales du capitalisme qui, avec son développement, se reproduisent de plus en plus, trouvent dans notre époque une expression particulièrement violente. Il en est de même de la structure anarchique du capitalisme qui se manifeste dans la concurrence. Le caractère anarchique de la société capitaliste a son fondement dans le fait que l’économie sociale n’est pas une collectivité organisée mue par une volonté unique, mais un système d’économies liées entre elles par l’échange dont chacune produit ¡à ses risques et périls, sans jamais être en état de s’adapter plus ou moins à l’importance de la demande et à la production des autres économies individuelles. D’où la lutte entre économies, et leur concurrence capitaliste. Les formes de cette concurrence peuvent être très différentes. La politique impérialiste étant une forme de lutte pour la concurrence, nous l’examinerons dans le chapitre suivant comme un cas particulier de la concurrence capitaliste, à savoir la concurrence à l’époque du capital financier.

Chapitre X : Reproduction du processus de concentration et de centralisation du capital à l’échelle mondiale[modifier le wikicode]

1. Concentration du capital. Concentration du capital dans les entreprises individuelles. Concentration du capital dans les trusts. Concentration du capital dans les économies nationales organisées (.trusts capitalistes nationaux). — 2. Centralisation du capital. — 3. Lutte des entreprises individuelles ; lutte des trusts ; lutte des trusts capitalistes nationaux. — 4. L’expansion capitaliste moderne, cas particulier de la centralisation du capital. Absorption des structures monotypes (centralisation horizontale). Absorption des pays agraires (centralisation verticale, organisation combinée).

Les deux principaux processus du développement capitaliste sont les processus de concentration et de centralisation du capital — processus qui se confondent fréquemment, mais qu’il convient strictement de distinguer. Marx donne de ces notions la définition suivante :

Tout capital individuel, dit-il, est une concentration plus ou moins grande de moyens de production, avec le commandement correspondant d’une armée plus ou moins grande d’ouvriers. Toute accumulation devient moyen d’une accumulation nouvelle. A mesure qu’augmente la masse de la richesse fonctionnant comme capital, elle en étend la concentration entre les mains de capitalistes individuels : elle élargit donc sur une grande échelle la hase de la production et des méthodes de production spécifiquement capitalistes... L’accroissement du capital social s’opère par l’accroissement de beaucoup de capitaux particuliers. Deux points caractérisent cette sorte de concentration qui repose directement sur l’accumulation, ou plutôt se confond avec elle[8] En premier lieu, la concentration croissante des moyens sociaux de production entre les mains de capitalistes particuliers est limitée, toutes autres circonstances égales d’ailleurs, par le degré d’accroissement de la richesse sociale. En second lieu, la partie du capital social, localisée dans chaque sphère spéciale de la production, est répartie entre de nombreux capitalistes, indépendants et concurrents les uns des autres. A cette dispersion du capital social total en beaucoup de capitaux individuels, ou à cette répulsion réciproque de beaucoup de capitaux individuels, s’oppose sa force d’attraction. Ce n’est plus une concentration simple, identique à l’accumulation. C’est la concentration de capitaux déjà formés, la suppression de leur autonomie particulière, l’expropriation d’un capitaliste par un autre, la transformation de beaucoup de petits en peu de gros capitaux. Ce processus se distingue du premier en ce qu’il suppose simplement une répartition différente des capitaux existants et déjà en fonctions. Le capital s’accumule entre les mains d’un seul, parce qu’il échappe aux mains de beaucoup. C’est la centralisation proprement dite, par opposition à l’accumulation et à la concentration[9].

[1] Ainsi, par concentration, nous entendons l’accroissement du capital par la capitalisation de la plus-value produite par ce même capital ; par centralisation, nous entendons la réunion de divers capitaux individuels en un seul. La concentration et la centralisation parcourent plusieurs phases de développement qu’il importe également d’examiner. A ce sujet, constatons que les deux processus, la concentration comme la centralisation, agissent constamment l’un sur l’autre. Une forte concentration de capital accélère l’absorption des entreprises plus faibles ; et inversement, la centralisation accroît l’accumulation du capital individuel et, par conséquent, aggrave le processus de concentration.

La forme initiale du processus de concentration est la concentration du capital dans l’entreprise individuelle. Cette forme a été prédominante jusqu’au dernier quart du siècle précédent. L’accumulation du capital social s’est traduite par une accumulation de capital de certains patrons opposés les uns aux autres par la concurrence. Le développement des sociétés anonymes, qui a permis d’employer les capitaux d’un grand nombre de patrons isolés et qui a porté un coup définitif au principe de l’entreprise individuelle, a créé, en même temps, les conditions nécessaires au développement des grands syndicats-monopoles de patrons. La concentration des capitaux a pris une forme différente : la concentration dans les trusts. L’accumulation du capital a cessé d’augmenter les capitaux des producteurs individuels ; elle s’est transformée en moyen d’accroître les capitaux des organisations patronales. L’allure de l’accumulation s’est singulièrement accentuée. Des masses considérables de plus-value, qui dépassent de beaucoup les besoins d’un groupe infime de capitalistes, se convertissent en capital pour commencer un nouveau cycle de circulation. Mais le développement ne s’en tient pas là. De multiple façon, des branches de production isolées s’amalgament en une association unique, dans une large mesure organisée. Le capital financier prend l’ensemble du pays dans son étau. L’économie nationale se transforme en un gigantesque trust combiné, dont les actionnaires sont les groupes financiers et l’Etat. Nous désignons ces formations sous le nom de trusts capitalistes nationaux. Certes, on ne peut pas, à proprement parler, assimiler leur structure à la structure du trust ; celui-ci constitue une organisation beaucoup plus centralisée et moins anarchique. Mais dans une certaine mesure, surtout par rapport à la phase précédente du capitalisme, les Etats économiquement développés sont pour ainsi dire arrivés à un point où on peut les considérer comme une espèce d’organisation trustifiée ou, conformément au nom que nous leur avons donné, comme des trusts capitalistes nationaux. Dès lors, on peut parler de concentration de capital dans les trusts capitalistes nationaux, considérés comme parties intégrantes d’un champ économique social beaucoup plus vaste : l’économie mondiale.

Certes, les premiers économistes avaient également parlé d’« accumulation de capital dans le pays ». C’était même un de leurs thèmes préférés, comme l’indique le titre du principal ouvrage d’Adam Smith. Mais alors cette expression avait un sens sensiblement différent, du fait que « l’économie nationale » ou « l’économie du pays » ne constituait nullement une entreprise collective capitaliste, un gigantesque trust combiné unique, formes qu’ont prises dans une large mesure les pays avancés du capitalisme moderne.

[2] Parallèlement à la transformation des formes de concentration, il y eut transformation des formes de centralisation. Sous le régime de l’entreprise individuelle les capitalistes isolés luttaient par la concurrence. L’« économie nationale » et l’ « économie mondiale » constituaient simplement les systèmes d’ensemble de ces unités relativement minimes « liées par l’échange et se faisant surtout concurrence dans les cadres nationaux ». Le processus de centralisation s’est traduit par l’absorption des petits capitalistes, et par le développement des grandes entreprises individuelles. [3] Au fur et à mesure du développement des grandes et gigantesques entreprises, la tendance extensive de la concurrence alla constamment en diminuant (dans les frontières territoriales données), et le nombre des concurrents baissa parallèlement au processus de centralisation. Mais l’intensité de la concurrence augmenta dans une large mesure du fait qu’un nombre moindre de grandes entreprises jetèrent sur le marché une masse de marchandises inconnue des époques précédentes. La concentration et la centralisation de capitaux aboutirent ainsi à l’organisation des trusts. La lutte par la concurrence se fit plus âpre encore. De concurrence entre une multitude d’entreprises individuelles, elle se transforme en concurrence acharnée entre quelques vastes associations capitalistes poursuivant une politique compliquée et, en grande partie, calculée. La concurrence cesse-t-elle dans une branche entière de production, que la guerre éclate, plus violente, entre les syndicats industriels des autres branches, pour le partage de la plus-value : les organisations productrices de produits manufacturés s’insurgent contre les syndicats détenteurs de la production des matières premières, et inversement. Le processus de centralisation avance pas à pas. Les organisations combinées et les consortiums de banques groupent toute la production nationale, qui prend la forme d’une centrale d’unions industrielles et qui se transforme ainsi en trust capitaliste national. La concurrence atteint son développement maximum : la concurrence des trusts capitalistes nationaux sur le marché mondial. Dans le cadre des économies nationales la concurrence est réduite au minimum pour rebondir au dehors dans des proportions fantastiques, inconnues des époques historiques précédentes. Certes, la concurrence entre les économies nationales, c’est-à-dire entre leurs classes dominantes, existait auparavant. Mais elle avait un tout autre caractère du fait que la structure interne de ces économies nationales était bien différente.

L’économie nationale n’agissait pas sur le marché mondial comme un système homogène, organisé, d’une puissance économique considérable ; au sein de cette économie, la liberté de concurrence régnait sans conteste. Par contre, la concurrence sur le marché mondial était très peu développée. L’époque du capitalisme financier a tout bouleversé. Le centre de gravité passe dans la concurrence que se font des corps économiques géants, cohérents et organisés, disposant d’une énorme faculté combattive, dans le match mondial des nations. La concurrence se livre à ses orgies les plus excessives. Le processus de centralisation du capital se transforme et entre dans une phase supérieure. L’absorption des petits capitaux, des trusts trop faibles, des grands trusts même passe à l’arrière-plan et paraît un simple jouet devant l’absorption de pays entiers coupés par la violence de leurs centres économiques et intégrés dans le système économique des nations victorieuses. L’annexion impérialiste constitue donc un cas particulier de la tendance capitaliste générale à la centralisation du capital, centralisation dont l’ampleur doit être au niveau de la concurrence des trusts capitalistes nationaux. Cette lutte a pour arène, l’économie mondiale ; pour limites économiques et politiques, le trust universel, l’Etat mondial unique assujetti au capital financier des vainqueurs qui se sont tout assimilé — idéal que n’avaient jamais rêvé les esprits les plus audacieux des époques révolues.

[4] On distingue deux genres de centralisation : premièrement, lorsqu’une unité économique en absorbe une autre similaire ; deuxièmement, la centralisation verticale, lorsqu’’une unité économique en absorbe une autre appartenant à une branche étrangère. Dans le second cas, nous sommes en présence d’un « complément économique » ou d’une unité économique combinée. Aujourd’hui, quand la concurrence et la centralisation des capitaux se reproduisent à l’échelle mondiale, nous retrouvons ces deux types de centralisation. Si un pays, un trust capitaliste national en absorbe un autre plus faible, mais de structure économique à peu près semblable, nous obtenons une centralisation horizontale du capital. Si un trust capitaliste national s’annexe une unité qui le complète économiquement, comme par exemple un pays agraire, nous obtenons une unité économique combinée. En réalité, il y a là les mêmes contradictions dissimulées et les mêmes forces agissantes que dans le cadre des économies nationales ; en particulier le renchérissement des matières premières aboutit à l’organisation d’entreprises combinées. Ainsi, au suprême degré de la lutte, les mêmes contradictions se reproduisent entre les différentes branches économiques, mais sur une échelle sensiblement élargie.

Le processus concret du développement de l’économie mondiale contemporaine connaît ces deux formes de centralisation. La conquête de la Belgique par l’Allemagne est un exemple d’annexion impérialiste horizontale ; la conquête de l’Egypte par l’Angleterre, un exemple d’annexion verticale. Malgré cela, on a coutume de se représenter l’impérialisme sous l’aspect exclusif des conquêtes coloniales. Cette conception foncièrement erronée pouvait autrefois se justifier dans une certaine mesure, du fait que la bourgeoisie, suivant la ligne du moindre effort, tendait à élargir son territoire aux dépens des contrées inoccupées et peu « résistantes ». Aujourd’hui, le moment approche du « partage sauvage ». De même que les trusts qui se font concurrence dans les cadres nationaux grandissent, au début, au détriment des outsiders et attendent d’avoir englouti les groupements intermédiaires pour se jeter les uns sur les autres avec un redoublement de violence, de même les trusts capitalistes nationaux luttent les uns contre les autres et se font une concurrence acharnée. Combattant tout d’abord pour la possession des contrées inoccupées, pour le jus primi occupantis, ils finissent par se battre pour le partage des colonies. L’âpreté ultérieure de la lutte attire le territoire de la métropole dans le processus de partage. Là encore, le développement suit la ligne du moindre effort. Les trusts capitalistes nationaux les plus faibles sont les premiers à disparaître. Tels sont les effets de la loi générale de la production capitaliste, loi qui ne disparaîtra qu’avec l’abolition de la production capitaliste elle-même.

Chapitre XI : Les méthodes de lutte pour la concurrence et le pouvoir[modifier le wikicode]

1. Méthodes de lutte entre entreprises individuelles. — 2. Méthodes de lutte entre trusts. — 3. Méthodes de lutte entre les trusts capitalistes nationaux. — 4. Importance économique du pouvoir. — 5. Militarisme. — 6. Modification de la structure du pouvoir.

Le développement de la concurrence que nous avons retracé dans le chapitre précédent fait que la disparition continuelle de la concurrence entre unités économiques moins importantes aggrave la concurrence des grandes unités. De singulières modifications dans les méthodes de lutte accompagnent ce processus.

[1] La guerre que les économies individuelles se font entre elles est menée, d’ordinaire, au moyen de l’avilissement des prix : les petites entreprises vendent aussi bon marché que possible en restreignant jusqu’à l’extrême limite leur niveau de vie ; les capitalistes s’efforcent de réduire les frais de production en améliorant la technique et en diminuant les salaires, etc. [2] Lorsque la lutte des trusts se substitue à celle des entreprises individuelles, les méthodes de la lutte (dans la mesure où celle-ci se livre sur le marché mondial) subissent certaines modifications : les bas prix sur le marché intérieur sont remplacés par des prix élevés qui facilitent la lutte sur le marché extérieur, lutte menée au moyen d’un abaissement des prix extérieurs au détriment des prix intérieurs. L’importance du pouvoir gouvernemental s’accroît : on utilise les droits de douane, les tarifs de transport ; l’immense force des trusts, qui s’opposent les uns aux autres sur le marché intérieur comme sur le marché extérieur, leur permet encore, dans certaines circonstances, d’employer d’autres méthodes. Ainsi, si le trust constitue une entreprise combinée, s’il possède, par exemple, des chemins de fer, des bateaux de commerce, de l’énergie électrique et ainsi de suite, il est en mesure, formant un Etat dans l’Etat, de compliquer très sérieusement la tâche de ses concurrents en réglant à volonté ses tarifs de transport par terre et par mer, les prix de l’énergie électrique, etc. Mesure plus efficace encore, il peut fermer à ses concurrents tout accès aux matières premières et aux débouchés et leur couper le crédit. Ces méthodes sont surtout pratiquées là où il y a un cartel combiné. « En principe », les matières premières produites par les entreprises affiliées au cartel ne sont pas vendues aux outsiders ; les membres du cartel s’engagent à ne rien acheter à ces derniers ; bien plus, sous la pression du cartel et de ses agents, on force les clients ordinaires du cartel à observer cet engagement (à cet effet, on leur accorde parfois des primes, des rabais, etc.). Mentionnons enfin l’avilissement volontaire des prix et la vente à perte auxquels on a recours pour couler un concurrent. Là, « il ne s’agit pas de gagner quoi que ce soit dans l’entreprise elle-même, il s’agit uniquement de vaincre la concurrence et, à partir de ce moment, la lutte est menée sans tenir compte des frais de production. Ce ne sont pas ces derniers qui servent à fixer la limite extrême des prix, mais la puissance des capitaux et la capacité de crédit du cartel, c’est- à-dire le temps que ses affiliés sont en état de soutenir une lutte dont ils ne tirent, en attendant aucun profit[10] ». Sur le marché intérieur, on fait appel à cette méthode pour éliminer définitivement un concurrent : sur le marché extérieur, elle ne fait qu’aggraver le « dumping ». Mais il existe des procédés de lutte encore plus singuliers. Nous voulons parler de la lutte des trusts américains. Là, les choses ont dépassé les limites de ce qui est permis dans un « Etat policé » : recrutement de bandes de brigands détruisant les chemins de fer, sabotant et ruinant les canalisations de pétrole ; incendies et assassinats ; corruption, sur une immense échelle, des fonctionnaires, et notamment de corporations entières de juges ; espions placés chez les concurrents, etc., tout cela on peut le voir à profusion dans l’histoire de la formation des formidables entreprises modernes de l’Amérique[11].

[3] Lorsque la concurrence atteint son paroxysme, à savoir la concurrence entre trusts capitalistes nationaux, l’utilisation du pouvoir gouvernemental et des possibilités qui s’y rattachent joue un rôle prépondérant. Certes, l’appareil d’Etat a toujours été une arme dans les mains des classes dominantes du pays, leur « défenseur et leur protecteur » sur le marché mondial, mais jamais il n’a eu une importance aussi considérable qu’à l’époque du capital financier et de la politique impérialiste. La formation des trusts capitalistes nationaux fait passer la concurrence presque entièrement dans le domaine de la concurrence extérieure. A partir de ce moment, il est évident que les organes de cette lutte « extérieure » et, au premier chef, le pouvoir gouvernemental, doivent se renforcer à l’extrême. [4] Le sens capitaliste des hauts tarifs douaniers, qui augmentent la capacité combattive du trust capitaliste national sur le marché mondial, s’accentue encore ; on multiplie les formes les plus diverses de « protection de l’industrie nationale », on garantit les revenus de toutes sortes d’entreprises risquées mais « d’utilité publique », on paralyse de toutes façons l’activité des « étrangers » (voir, par exemple, la politique boursière du Gouvernement français décrite dans le deuxième chapitre). S’agit-il de traités de commerce, aussitôt le pouvoir gouvernemental des parties contractantes intervient et de leur rapport de force — en définitive de leur force militaire — dépendent les résultats du traité ; parle-t-on de la conclusion d’emprunts et de l’octroi de crédits à un pays quelconque, le Gouvernement, ayant derrière lui la force militaire, impose un taux d’intérêts le plus haut possible, s’assure des commandes obligatoires, se fait accorder des concessions, combat les concurrents étrangers. La lutte commence-t-elle pour l’exploitation capitaliste d’une contrée formellement inoccupée, c’est encore de la puissance militaire de l’Etat que dépend l’occupation par l’un ou par l’autre de ce pays. En temps de « paix », l’appareil militaire d’Etat se dissimule sous des pavillons d’où il ne cesse d’agir; en temps de guerre, il intervient directement. Plus la situation sur l’arène mondiale est tendue — et notre époque est caractérisée précisément par une tension extrême de la concurrence entre groupes capitalistes financiers nationaux — plus on fait appel au poing de fer de l’Etat. Les derniers vestiges de l’ancienne idéologie du « laissez faire, laissez passer » disparaissent, et c’est l’époque du « nouveau mercantilisme » : l’impérialisme.

La tendance à l’impérialisme allie les phénomènes de l’économie à la haute puissance politique. Tout est organisé sur une vaste échelle. La libre circulation des forces économiques qui, récemment encore, séduisait les penseurs et les hommes d’affaires, est sur le point de disparaître. Partout il y a afflux et reflux d’émigrants, et l’Etat surveille ce processus. De nouvelles forces économiques et sociales ont besoin d’une puissante protection à l’intérieur et au dehors du pays ; dans ce but, l’Etat crée de nouveaux organes, une multitude de fonctionnaires et d’institutions. Partout l’activité gouvernementale s’enrichit de nouvelles fonctions. Son influence se fait de plus en plus sentir sur la vie intérieure et sur les rapports extérieurs. Le gouvernement ne se refuse pas à veiller directement sur les intérêts de son peuple [il va de soi qu’en lisant les économistes bourgeois il faut prendre le mot « peuple » dans un sens relatif], quel que soit le coin du globe où ces intérêts se manifestent. L’économie nationale et la politique s’interpénètrent. La rupture s’accentue avec l’époque de l’ancien libéralisme, avec la théorie du « laissez passer », avec la doctrine de l’harmonie des intérêts : on est forcé de croire que le monde se fait plus cruel, plus guerrier. L’univers s’unifie davantage : tous les hommes s’y touchent, s’influencent réciproquement et, en même temps, les uns poussent les autres et les frappent.[12]

[5] Si l’importance du pouvoir gouvernemental en général grandit, le développement de son organisation militaire, l’armée et la flotte, s’accuse tout particulièrement. La lutte entre les trusts capitalistes nationaux est avant tout décidée par le rapport de leurs forces militaires, la puissance militaire du pays étant la dernière instance à laquelle font appel les groupes capitalistes nationaux. Le budget national, qui augmente dans des proportions phénoménales, verse un tribut de plus en plus lourd aux dépenses consacrées à la « défense du pays », pour employer l’euphémisme dont on use pour désigner les dépenses destinées à sa militarisation.

Le tableau [de la page suivante] illustre l’accroissement prodigieux des dépenses militaires et la part qu’elles représentent dans les budgets nationaux

La situation actuelle des budgets de guerre se traduit par les chiffres suivants : Etats-Unis (1914), 173.522.804 dollars : pour l’armée et 139.682.186 dollars pour la flotte, soit 313.204.990 dollars ; France (1913), 983.224.376 francs pour l’armée et 467.176.109 francs pour la flotte, soit 1.450.400.485 francs (en 1914, 1.717.202.233 francs) ; Russie (1913, pour les seules dépenses ordinaires), 581.099.921 roubles pour l’armée et 244.846.500 pour la flotte, soit 825.946.421 roubles; Grande-Bretagne (1913-1914), 28 millions 220.000 livres pour l’armée et 48.809.300 pour la flotte, soit 77.029.300 livres sterling ; Allemagne (1913, dépenses ordinaires et extraordinaires), 97.845.960 livres sterling, etc.[13].

Nous traversons une période de développement fébrile des armements terrestres, navals et aériens. Chaque perfectionnement de la technique militaire entraîne la réorganisation du mécanisme militaire ; toute innovation, tout accroissement de la puissance militaire d’un Etat incite les autres à suivre son exemple. Il se produit le même phénomène que celui que nous avons observé en matière de politique douanière, lorsque l’augmentation des droits dans un Etat a ses répercussions immédiates dans les autres par l’augmentation générale qu’il y provoque. Evidemment, ce n’est encore là qu’un cas particulier du principe de la concurrence, puisque la puissance militaire du trust capitaliste national est son arme de lutte économique. L’accroissement des armements, en créant la demande de produits de la métallurgie, augmente très fortement l’importance de la grosse industrie et, en particulier, des « rois du canon » à la Krupp. Mais ce serait raisonner on ne peut plus superficiellement que de prétendre que les guerres sont provoquées par l’industrie du canon[14]. Celle-ci n’est nullement une branche en soi, un « mal » artificiellement provoqué qui déchaîne les « batailles de peuples ». Il ressort de notre exposé que l’armement est un attribut nécessaire du pouvoir gouvernemental, qui remplit une fonction bien définie dans la lutte entre trusts capitalistes nationaux.

Dépenses pour l'armée et la flotte[15]
ETATS Années Dépenses

militaires par tête

d’habitant

Dépenses

nationales

totales par tête

d’habitant

Dépenses militaires

en %

comparativement,

aux autres

dépenses.

Années Dépenses

militaires par tête

d’habitant

Dépenses nationales totales par tête

d’habitant

Dépenses militaires en % comparativement aux autres dépenses
Angleterre 1875 16,10 41,67 38,6 1907-08 26,42 54,83 48,6
France 18:5 15,23 52,71 29,0 1908 24,81 67,04 37,0
Autriche-Hongrie 1873 5,92 22,05 26,8 1908 8,49 38,01 22,8
Italie 1874 6,02 31,44 19,1 1907-08 9,53 33,24 28,7
Russie 1877 5..24 15,14 34,6 1908 7,42 20,81 35,6
Japon 1875 0.60 3,48 17,2 1908 4,53 18,08 25,1
Allemagne 1881-82 9.43 33,07 28,5 1908 18,44 65,22 28,3
Etats-Unis 10 02 29,89 33,5 1907-08 16,68 29,32 56,91

La société capitaliste est inconcevable sans armements, comme elle est inconcevable sans guerres. Et de même que ce ne sont pas les bas prix qui engendrent la concurrence, mais au contraire, la concurrence qui engendre l’avilissement des prix, de même ce n’est pas l’existence de l’armée qui est la cause essentielle et la force motrice des guerres (quoique, certes, les guerres soient impossibles sans armées), mais, au contraire, l’inéluctabilité des conflits économiques qui conditionne l’existence des armées. C’est pourquoi, de nos jours, où les conflits économiques parviennent au plus haut degré de tension, nous assistons à la course aux armements. La domination du capital financier suppose l’impérialisme et le militarisme. Dans ce sens, le militarisme est un phénomène historique aussi typique que le capital financier.

[6] A mesure qu’il croît en importance, le pouvoir gouvernemental modifie sa structure interne. Il devient plus que jamais le « comité exécutif des classes dominantes ». Certes, il a toujours reflété les intérêts des « couches supérieures »[16]. Mais, dans la mesure où ces couches supérieures constituaient une masse plus ou moins amorphe, le pouvoir organisé faisait équilibre à la classe aux classes) inorganisées, dont il incarnait les intérêts. Aujourd’hui, les choses se modifient radicalement. Désormais l’appareil gouvernemental incarne non seulement les intérêts des classes dominantes, en général, mais encore leur volonté collectivement déterminée. Il fait équilibre non pas à des membres épars des classes dominantes, mais à leurs organisations. Ainsi le Gouvernement devient de facto un « comité » élu par les représentants des organisations patronales, ainsi que le directeur suprême du trust capitaliste national. Il y a là une des principales causes de la crise du parlementarisme. Naguère, le Parlement était l’arène où se déroulait la lutte des fractions des groupes dominants (bourgeoisie, propriétaires terriens, couches diverses de la bourgeoisie, etc.). Le capital financier a fondu la presque totalité de leurs nuances en une « masse réactionnaire unique » groupée dans une multitude d’organisations centralisées. D’autre part, les tendances « démocratiques » et libérales font place à la tendance monarchiste clairement exprimée de l’impérialisme moderne, qui a le plus grand besoin de la dictature de l’Etat. Dans une certaine mesure, le Parlement n’est plus, aujourd’hui, qu’un décor où l’on fait appliquer les décisions préalablement élaborées dans les organisations patronales et où la volonté collective de l’ensemble de la bourgeoisie organisée puise uniquement sa consécration formelle. Un « pouvoir fort », s’appuyant sur une flotte et une armée gigantesques, constitue l’idéal du bourgeois moderne. Ce ne sont nullement des « survivances capitalistes », comme certains le supposent. Ce ne sont pas des vestiges du passé, témoins fortuits du vieux monde. C’est une formation sociale politique entièrement neuve, engendrée par le développement du capital financier. Si la vieille politique caporaliste du « fer et du sang » a servi là de modèle pour la forme, ce n’est que dans la mesure où les ressorts qui actionnent la vie économique moderne poussent le capital dans la voie d’une politique agressive et de la militarisation de l’ensemble de la « vie sociale ». La meilleure preuve n’en est pas seulement dans la politique extérieure de pays démocratiques comme l’Angleterre, la France, la Belgique (voir la politique coloniale de la Belgique), des Etats-Unis, mais encore dans les changements qui sont survenus dans leur politique intérieure (militarisation et développement de l’esprit monarchiste en France, attaques réitérées contre la liberté des organisations ouvrières dans tous ces pays, et ainsi de suite).

Etant lui-même le principal actionnaire du trust capitaliste national, l’Etat moderne en est la plus haute instance organisée sur une échelle universelle. D’où sa puissance formidable, quasi monstrueuse.

  1. Nous parlons de l’impérialisme en le considérant surtout comme la politique du capital financier. Mais on peut aussi parler de l’impérialisme en le considérant comme une idéologie. Il en est de même du libéralisme qui est, d’un côté, la politique du capital industriel (libre-échange, etc.), mais qui désigne en même temps toute une idéologie (« liberté individuelle », etc.).
  2. Kautsky ridiculise avec beaucoup d’à-propos la « théorie des races ». Voir son livre paru pendant la guerre : Rasse und Judentum.
  3. La littérature « scientifique » de la période de guerre abonde en exemples vraiment phénoménaux de violences sauvages contre les vérités les plus élémentaires. On cherche tous les moyens de démontrer l’absence complète de culture et la nature abominable de la « race » de l’ennemi. Une revue française a publié une espèce d’« analyse » pour démontrer à ses lecteurs que l’urine allemande contient un tiers de poison de plus que l’urine alliée, en général, et l’urine française, en particulier.
  4. V. F. NAUMANN : Mitteleuropa.
  5. On connaît la thèse de Clausewitz : que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Or la politique elle- même est la « continuation » active dans l’espace d’un mode de production donné.
  6. Il est singulier que même des savants comme l’historien russe R. Vipper aiment à « moderniser » outre mesure les événements, en faisant disparaître toutes les bornes historiques. D’ailleurs Vipper s’est révélé, ces derniers temps, calomniateur chauvin effréné et a trouvé asile chez le citoyen Riabouchinsky.
  7. La méthode de l’économie marxiste est brillamment développée par Marx dans son Einleitung zur einer Kritik der politischen Ökonomie. (Ne pas confondre cet avant-propos avec la préface du Zur Kritik, qui contient les principes essentiels de la théorie du \ matérialisme historique.)
  8. Souligné par nous.
  9. Karl MA R X : Le Capital, livre I, t. IV, p. 89-90. [Editions Sociales, t. 3, pp. 66-67, c’est une traduction assez différente que Molitor semble avoir résumé : « Chacun d’entre les capitaux individuels dont le capital social se compose représente de prime abord une certaine concentration, entre les mains d’un capitaliste, de moyens de production et de moyens d’entretien du travail, et, à mesure qu’il s’accumul e, cette concentration s’étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l’accumulation opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains d’entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration, qui est le corollaire obligé de l’accumulation, se meut entre des limites plus ou moins étroites. Le capital social, réparti entre les différentes sphères de production, y revêt la forme d’une multitude de capitaux individuels qui, les uns à côté des autres, parcourent leur mo uvement d’accumulation, c’est-à-dire de reproduction, sur une échelle progressive. Ce mouvement produit d’abord le surplus d’éléments constituants de la richesse, qu’il agrège ensuite à leurs groupes déjà combinés et faisant office de capital. Proportionnellement à sa grandeur déjà acquise et au degré de sa force reproductrice, chacun de ces groupes, chaque capital, s’enrichit de ces éléments supplémentaires, fait ainsi acte de vitalité propre, maintient, en l’agrandissant, son existence distincte et limit e la sphère d’action des autres. Le mouvement de concentration se disperse donc non seulement sur autant de points que l’accumulation, mais le fractionnement du capital social en une multitude de capitaux indépendants les uns des autres se consolide précisément parce que tout capital individuel fonctionne comme foyer de concentration relatif. Comme la somme d’incréments dont l’accumulation augmente les capitaux individuels va grossir d’autant le capital social, la concentration relative que tous ces capitau x représentent en moyenne ne peut croître sans un accroissement simultané du capital social – de la richesse sociale vouée à la reproduction. C’est là une première limite de la concentration qui n’est que le corollaire de l’accumulation. Ce n’est pas tout. L’accumulation du capital social résulte non seulement de l’agrandissement graduel des capitaux individuels, mais encore de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capita ux s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche. Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par exemple, à l’occasion d’un partage de succession chez des familles capitalistes. La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d’anciens. Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc, d’un côté, une concentration croissante, entre les mains d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l’autre, la dispersion et la multiplication des foyers d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières. A un certain point du progrès économique, se morce llement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n’est plus la concentration qui se confond avec l’accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c’est l’attraction qui réunit différents foyers d’accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot la centralisation proprement dite. »]
  10. V. Fritz KESTNER : Die Organisationszwang. Eine Untersuchung über die Kämpfe zwischen Kartellen und Außenseitern, Berlin 1912. Au sujet de Kestner voir également l’article d’Hilferding : Organisationsmacht und Staatsgewalt (Neue Zeit, 32, 2).
  11. Voir LAFARGUE : Les trusts américains ; NAZAREWSKI, l. c. Voir également Gustavus MAYERS : History of the great american fortunes. Le rapport du Comité d’assurances législatif pour 1906 dit : « Il est prouvé que les grandes compagnies d’assurances se sont efforcées de s’assujettir la législation de cet Etat (New-York) et des autres Etats... Trois compagnies se sont partagé le pays... pour s’éviter ainsi de grandes difficultés, chacune ne s’occupant plus que de sa région ». Mayers ajoute : « C’est merveilleux : la corruption, comme l’industrie, devient un système et se modernise ! » Le même rapport donne les chiffres suivants : en 1904, la Mutual a dépensé en frais de corruption 364.254.000 dollars; l’Equitable, 172.698.000 et la New-York, 204.019.000 (t. III, p. 270).
  12. Prof. ISSAIEV, l. c., p. 261-262.
  13. Nous avons pris ces chiffres dans The Statesman Year-Book, 1915.
  14. Voir, par exemple, le livre mentionné plus haut de Pavlovitch. Kautsky donne une variante encore plus banale de cette théorie lors qu’il affirme (voir Nationalstaat, imperialistischer Staat und Staatenbund, ainsi que de multiples articles dans la Neue Zeit du temps de guerre) que la guerre a été provoquée... par la mobilisation. Cela signifie véritablement mettre les choses queue sur tête
  15. O. SCHWARZ : Finanzen der Gegenwart, dans Handwörterbuch d. Staatswissenschaften. Signalons que les chiffres concernant l'Allemagne et l’Autriche donnés par Schwartz sont faux du fait qu’ils ne comprennent pas les dépenses extraordinaires et provisoires ; les chiffres des Etats-Unis ne renferment pas les « dépenses civiles » de certains Etats, de sorte que l’augmentation indiquée (de 33,5 à 56,9) est au-dessous de la réalité.
  16. Certains sociologues et économistes bourgeois le reconnaissent, notamment Franz Oppenheimer, qui voit dans l’Etat l’organisation des classes détentrices des moyens de production (en premier lieu de la terre) pour l’exploitation des masses populaires. Sa définition se rapproche, jusqu’à un certain point, de la théorie marxiste, tout en l’altérant sensiblement (importance primordiale de la terre, etc.). Il est intéressant de signaler que, dans ses notes polémiques contre Oppenheimer, une compétence comme l’économiste et sociologue allemand Adolf Wagner, admet dans une large mesure la définition d’Oppenheimer, mais la rapporte à l’Etat « historique ». Voir son article : Staat in nationalökonomischer Hinsicht (Handw. d. Staatsw,, tome VII, 3e édit., p. 731).