III. La théorie de la valeur (suite)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

1. La théorie de l’utilité de substitution[modifier le wikicode]

Nous en arrivons maintenant à un point où la nouvelle théorie, se heurtant à l’un des écueils les plus dangereux, va au-devant d’un naufrage dont même un pilote aussi avisé que Böhm-Bawerk ne saurait la sauver.

Jusqu’ici nous n’avons examiné que les cas les plus simples de l’évaluation des biens.

Admettons avec Böhm-Bawerk que l’évaluation des biens dépend de l’utilité marginale du bien en question. En fait, toutefois, la chose n’est pas aussi simple. Laissons la parole à l’auteur lui-même :

«... Mais l’existence d’un mouvement d’échanges très évolué peut causer ici des complications considérables. En permettant de substituer à tout moment des biens d’une espèce aux biens d’une autre espèce, ce mouvement permet aussi de transférer les pertes qui se produisent dans telle catégorie de biens sur telle autre... de sorte que la perte retombe sur l’utilité marginale des biens de substitution étrangers. L’utilité marginale et la valeur d’un bien d’une certaine espèce se mesurent alors à l’utilité marginale de la quantité de biens d’une espèce étrangère appelés à y suppléer. »[1]

Ce qu’illustre l’exemple suivant :

« Je n’ai qu’un seul pardessus d’hiver. On me le vole. Il n’est pas question de le remplacer immédiatement par un autre exemplaire du même genre, puisque je ne possédais qu’un seul pardessus d’hiver. Je n’aurai pas non plus envie de supporter la perte occasionnée par le vol sur le point même où elle s’est produite... Je tâcherai donc de transférer la perte d’autres catégories de biens, ce qui se fera par l’achat d’un nouveau pardessus au moyen de biens qui, autrement, auraient été employés d’une manière différente »[2].

Les biens destinés à être vendus seront ceux qui ont le moins « d’importance ». En dehors de la vente, il peut ici se produire autre chose, ce qui dépend de la situation matérielle du « sujet économique ». S’il est fortuné, « les 40 florins que peuvent coûter le nouveau pardessus » (souligné par l’auteur) peuvent être soustraits à ses économies, ce qui nécessiterait une réduction correspondante des dépenses somptuaires ; s’il n’est ni riche, ni indigent, il devra remédier au manque d’argent par toutes sortes de restrictions momentanées ; si cela lui est également impossible, il devra vendre ou mettre en gage certains objets ménagers ; c’est seulement en cas d’indigence extrême qu’il est impossible de transférer la perte sur d’autres catégories de besoins, de sorte qu’on en sera réduit à se passer de pardessus d’hiver. Dans tous ces cas, à l’exception du dernier, l’estimation des biens ne se fait pas isolément, mais en corrélation avec celle d’autres biens. « Je suis tenté de croire, dit Böhm-Bawerk, que la majorité des estimations subjectives retombe généralement sur cette part. En effet nous n’estimons... presque jamais les biens indispensables à leur degré d’utilité directe, mais presque toujours à celui de « l’utilité de substitution » de catégories étrangères[3]».

Cette analyse se rapproche davantage de la réalité que les précédentes, mais elle contient une grande « valeur » négative pour le « salut » de toute la théorie de Böhm-Bawerk et de ses adeptes. D’où Böhm-Bawerk prendra-t-il par exemple les « 40 florins » ? Et pourquoi précisément 40 et pas 50 ou 1.000 ? Il est évident que Böhm-Bawerk admet ici les prix de marché tout simplement comme un fait acquis. Achat et vente, ou même l’achat seul, étant admis comme condition nécessaire, cela suppose du même coup que le prix est objectivement donné[4]. C’est ce que reconnaît d’ailleurs Böhm-Bawerk, qui formule ce point de vue de façon assez claire.

« Je tiens cependant à souligner expressément — observe-t-il — que même dans un système de circulation évolué il n’y a pas toujours... lieu d’employer cette dernière méthode d’évaluation (c’est-à-dire celle qui se sert de « l’utilité de substitution », N.B.). Car nous n’y recourons que... lorsque les prix, de même que les conditions d’approvisionnement des différentes catégories de besoins, sont tels que, au cas où un déficit survenu dans une catégorie était supporté par cette catégorie elle-même, les besoins qui resteraient découverts seraient relativement plus importants que si l’on soustrayait le prix d’achat de l’exemplaire de substitution à d’autres catégories de besoins. »[5]

Böhm-Bawerk avoue donc que notre estimation subjective (il reconnaît d’ailleurs humblement que c’est la majorité des cas) suppose une grandeur objective de la valeur. Mais comme il se fixe pour tâche de faire dériver cette grandeur d’une estimation subjective, il est évident que la théorie tout entière développée par notre auteur à propos de l’utilité de substitution n’est rien d’autre qu’un cercle vicieux : on ramène la valeur objective aux estimations subjectives qui, à leur tour, s’expliquent par la valeur objective. Ce scandale théorique, Böhm-Bawerk s’en est rendu coupable au moment même où il allait aborder le véritable problème, c’est-à-dire : l’explication d’une économie non pas hypothétique et quelconque, n’ayant rien de commun avec la réalité, mais celle d’une économie réellement existante, qui se caractérise par « le stade avancé de l’échange »[6]. Notons que Böhm-Bawerk n’hésite pas à reconnaître la sérieuse difficulté théorique que soulève sur ce point la théorie de Futilité marginale. Il s’efforce pourtant de sortir de l’imbroglio des contradictions. Voici en quoi consiste sa tentative de sauver la théorie : l’évaluation du pardessus à 40 florins repose sur « l’anticipation d’un état de fait, qu’il faut au préalable créer sur le marché »[7]. Aussi « de telles estimations subjectives n’ont-elles pas d’autre influence sur la conduite pratique suivie par [les hommes] au marché que le vague espoir de pouvoir acheter la marchandise nécessaire à un prix donné, mettons 40 florins. Si on l’obtient à ce prix, — tant mieux; sinon on ne se contentera pas de rentrer bredouille, mais on mettra provisoirement de côté l’espoir déçu par la réalité, en se demandant si, étant donné les moyens dont on dispose par ailleurs, on va tenir la surenchère ou non »[8]. Pour Böhm-Bawerk, la décision dépendra de la question de savoir si l’acheteur aura à sa disposition un seul marché ou plusieurs. Dans le premier cas : « si c’est le seul marché, on tiendra l’enchère sans nul doute, au besoin on ira jusqu’à l’extrême limite de l’utilité marginale directe que l’on compte tirer pour soi du bien qu’il s’agit d’acquérir »[9]. Ce n’est donc pas — conclut Böhm-Bawerk (conclusion qui nous importe pour notre théorie des prix) — l’utilité marginale médiate inférieure, fondée sur l’hypothèse d’un prix de marché déterminé, qui contribue à l’établissement du prix, mais l’utilité marginale supérieure immédiate. Dans le second cas « l’estimation hypothétique... aura tout au plus (!) pour effet de transférer la clientèle d’un marché partiel à un autre marché partiel; elle ne saurait cependant empêcher l’estimation, qui pèse de tout son poids dans le sens de l’utilité marginale immédiate, de favoriser une partie quelconque du marché total »[10]. D’où la conclusion :

« Les estimations subjectives fondées sur la conjecture de pouvoir acheter le bien évalué à un prix déterminé, bien qu’elles constituent une étape psychique remarquable quant à notre conduite sur le marché où cette supposition tend à se réaliser, ne dictent pourtant pas la ligne de conduite définitive. Ici aussi celle-ci se fonde bien plutôt sur le degré d’utilité marginale immédiate. »[11]

Voilà comment Böhm-Bawerk essaye d’écarter la « difficulté théorique » dont nous avons parlé plus haut. En fait, son explication, d’ordre purement imaginaire, est suspendue en l’air. Prenons l’exemple le plus frappant : les produits alimentaires. Leur valeur subjective reposant sur l’utilité (nous prenons une unité correspondant à la marge de saturation la plus basse et à la marge d’usage la plus élevée) est infiniment élevée ; en admettant que l’estimation, fondée sur l’anticipation des conditions du marché, soit égale à 2 roubles, à quel moment la décision que suppose Böhm-Bawerk intervient-elle ? En d’autres termes : à quel moment notre « individu » se décidera-t-il à payer n’importe quel prix, « tout donner, tout, pour un morceau de pain » ? Il est évident que cela ne se produira que dans des conditions de marché tout à fait anormales. Dans des conditions, non seulement anormales (c’est-à-dire des conditions qui s’écartent de la norme), mais dans des cas d’espèce exceptionnels, où il ne peut plus le moins du monde être question de production sociale et d’économie sociale, etc., au sens habituel de ces termes. Il est possible qu’une telle situation se produise dans une « ville assiégée » (un des exemples favoris de Böhm-Bawerk), ou sur un navire échoué, ou encore chez ceux qui errent dans le désert. Mais dans la vie moderne, à condition que la production et la reproduction sociale poursuivent leur marche normale, il ne peut rien arriver de pareil. En réalité les choses se passent de façon tout à fait différente. Entre l’estimation subjective d’après l’utilité et le niveau supposé du prix de marché (dans l’exemple susdit entre ∞ et 2 roubles) il existe toute une gamme de prix possibles (sans même compter la chute possible au-dessous de 2 roubles). En général chaque affaire concrète prise isolément se fera sur une base très proche du prix « anticipé », et dans bon nombre de cas les deux coïncident parfaitement, par exemple quand les prix sont fixés. Quoi qu’il en soit, une chose est claire : quand la production sociale est normale, le rapport entre la demande sociale et l’offre sociale est tel que les estimations individuelles fondées sur l’usage n’ont aucune portée valable, on ne les voit même pas apparaître à la surface de la vie sociale[12]. Notre exemple s’applique aux deux cas cités par Böhm-Bawerk et mentionnés plus haut. Il nous reste à analyser un autre cas évoqué par l’auteur. C’est celui de l’achat en vue de la revente, où « l’acheteur évalue la marchandise non pas selon sa valeur d’usage, mais selon sa valeur d’échange (subjective) »[13].

En ce cas les choses se passent, selon Böhm-Bawerk, de la façon suivante : « Le prix de marché est tout d’abord influencé par l’estimation [d’échange] du négociant ; celle-ci se fonde sur le prix de marché supposé d’un deuxième marché qui, à son tour, se fonde entre autres (!!) sur les estimations de la clientèle de cette deuxième zone commerciale. »[14]

Ici la situation est encore plus embrouillée. Böhm prétend que l’acheteur évalue l’objet d’usage selon la somme d’argent que l’on espère en retirer sur un autre marché (déduction faite des frais généraux et de transport à décompter); cette somme, il la décompose en estimations des acheteurs (estimations selon l’utilité) du deuxième marché. Cependant, la chose n’est pas si simple. Le commerçant s’efforce de réaliser le bénéfice le plus élevé possible, dont le montant dépend d’une série de facteurs. Böhm-Bawerk en indique lui-même quelques-uns : frais de transport et frais généraux. Qu’est- ce que cela signifie ? Tout simplement l’introduction de nouvelles séries de prix commerciaux (qui, de plus, se composent de diverses manières) en tant que grandeur qui se passe d’explication. Mais en fait il faudrait expliquer chacune des parties composantes de ces frais. De plus, Böhm-Bawerk croit que l’estimation des acheteurs du deuxième marché constitue une explication exhaustive, ce qui n’est pourtant qu’une illusion. Car ces estimations peuvent, à leur tour, être décomposées. Elles ne s’établissent pas selon la pure et simple « utilité », puisque d’une part on se trouve en présence de marchands indépendants, qui revendent la marchandise sur d’autres marchés ; d’autre part les simples acheteurs n’évaluent pas non plus la marchandise de façon immédiate, mais selon son « utilité de substitution ». La présence des marchands nous oblige à nous rendre avec eux sur un troisième marché, et il pourrait là aussi se trouver des marchands ; il faudra nous en aller vers le quatrième ou cinquième marché, et ainsi de suite ad infinitum. Ajoutons que, comme on le voit, une série de prix commerciaux et d’estimations de valeur selon l’utilité de substitution apparaissent ici comme des données entremêlées. Il résulte de tout cela que le phénomène entier se décompose en une foule d’éléments, dont pas un seul ne trouve une explication tant soit peu satisfaisante.

Un mot encore sur une réponse de Böhm-Bawerk, d’ordre général, par laquelle il tente de se défendre contre le reproche selon lequel sa théorie n’est qu’un cercle vicieux.

« L’essentiel de cette question de cercle consiste toujours en ce que ces estimations subjectives, reposant sur l’hypothétique formation d’un prix de marché concret, sont différentes de celles sur lesquelles repose la formation de ce prix de marché lui-même, et inversement. L’apparence d’un cercle ne tient qu’à l’homonymie dialectique du mot « estimation » subjective utilisé dans les deux sens, sans mettre en évidence et sans faire observer que le même nom ne recouvre pas dans les deux cas un seul et même phénomène, mais des phénomènes différents qui ne font que tomber sous le même nom générique. »[15]

C’est ce que Böhm essaye d’illustrer par l’exemple suivant :

« Un groupe parlementaire est soumis à la « discipline » ; à la Chambre, le vote de ses membres devra être conforme à la décision de la majorité. La décision s’explique alors très justement par le vote de chacun des membres du groupe, et le vote ultérieur des députés s’explique tout aussi justement par la décision du groupe, sans qu’il y ait le moindre cercle dans cette explication. »[16]

Pour se justifier, Böhm prétend que pour lui certaines estimations subjectives s’expliquent par certaines autres estimations subjectives. Ajoutons que les « autres » sont suivies des « troisièmes », « quatrièmes », etc. Le fait que toutes ces estimations sont différentes n’y change rien. La théorie du coût de production, si violemment combattue par les défenseurs de la théorie de l’utilité marginale, ne nous a-t-elle pas renvoyés de tels frais à tels autres, de tels prix à tels autres ? Ce qui ne les a pas préservés du cercle théorique. Il est aisé d’en comprendre la raison : c’est qu’il ne s’agit pas de ramener les uns aux autres des phénomènes semblables, mais d’expliquer l’une des catégories de phénomènes par l’autre catégorie de phénomènes. Dans le premier cas on ne peut que se perdre dans l’infini du temps et de l’espace, de sorte que toute estimation éventuelle nous mènerait bien au-delà du temps actuel; nous déroulerions à rebours un film ininterrompu, ce qui ne résoudrait nullement le problème théorique, mais nous renverrait indéfiniment de Ponce à Pilate. Une telle situation n’est évidemment pas due au hasard. Comme nous l’avons dit, les errements de Böhm-Bawerk étaient inévitables dans ce cercle, étant donné la position individualiste de l’école autrichienne. Les « autrichiens » ne comprennent pas que la psychologie individuelle d’un homme est déterminée par le milieu social, que la marque « individuelle » de l’homme social n’est en grande partie que « sociale », que « l’atome social » des autrichiens est une chimère semblable au « prolétaire maladif des forêts vierges » de Wilhelm Roscher[17]. Aussi tout va-t-il bien tant qu’il s’agit de l’analyse des « mobiles » et des « estimations » des Robinsons qu’on s’invente ; mais dès qu’on en arrive au temps présent, des difficultés insurmontables se font jour : car on ne peut jeter un pont théorique de la psychologie du « sujet isolé » à l’homme de l’économie productive; tandis que si nous prenons la psychologie de ce dernier comme point de départ, alors les éléments « objectifs » des phénomènes économiques de l’économie marchande sont déjà donnés; par conséquent on ne peut les déduire entièrement des phénomènes individuels psychiques, sans déterminer idem per idem.

La théorie de l’utilité de substitution démontre donc clairement l’inexactitude des fondements méthodologiques de l’école autrichienne et son insuffisance théorique. La détermination de la valeur subjective par la valeur objective, elle-même déduite de la valeur subjective — voilà l’erreur fondamentale de Böhm-Bawerk, erreur qui, sous d’autres formes, se répète sans cesse lorsqu’il s’agit de résoudre d’autres problèmes partiels[18].

2. Le degré d’utilité marginale et la quantité de biens[modifier le wikicode]

En analysant la question du degré de valeur nous avons vu que, selon Böhm-Bawerk, celle-ci est déterminée par le degré de l’utilité marginale. Maintenant, nous pouvons aussi poser la question des facteurs qui déterminent ce degré.

« Ici — dit Böhm-Bawerk — il faut mentionner le rapport entre les besoins et leur couverture. » Après avoir analysé ce rapport Böhm-Bawerk découvre une loi toute simple qui exprime la relation entre « usage » et « biens » ; c’est la suivante : « Plus les besoins qui demandent à être satisfaits sont nombreux et importants, et plus, d’autre part, la quantité de biens disponibles à cette fin est rare... plus le niveau de l’utilité marginale [devra] rester élevé. »[19]

Par conséquent : le niveau de l’utilité marginale est déterminé par deux facteurs : l’un subjectif (les besoins), l’autre, objectif (quantité de « biens »). Mais qu’est-ce qui détermine cette quantité elle-même ? La théorie de l’école autrichienne ne répond pas à cette question[20]. Elle admet comme postulat une certaine quantité de produits existant tout simplement, c’est-à- dire un degré donné de « rareté », comme un fait acquis une fois pour toutes. Théoriquement, c’est là un point de vue mal fondé, car « l’économie » dont l’économie politique analyse les phénomènes comprend l’activité économique ; et avant tout la production des biens économiques. La notion de « provisions » de biens suppose, comme l’observe très justement A. Schor, un processus de production préalable[21] — phénomène qui exerce en tout cas, d’une manière ou d’une autre, une influence considérable sur l’évaluation des biens. La production prend une importance encore plus grande quand on passe de la statique à la dynamique. Il est évident que la théorie autrichienne, fondée sur la provision de biens comme sur une donnée, est incapable d’expliquer les phénomènes les plus élémentaires de la dynamique économique, même pas le mouvement des prix par exemple, sans parler de phénomènes plus complexes. Voilà pourquoi l’explication de Böhm-Bawerk relative au degré de valeur pose immédiatement d’autres questions.

« La quantité de perles et de diamants existante (!) est si petite qu’elle ne couvre qu’une petite partie des besoins qu’on en a et que l’utilité marginale jusqu’à laquelle va leur satisfaction est relativement élevée, tandis qu’en règle générale le pain et le fer, l’eau et l’air sont heureusement disponibles en si grandes quantités qu’elles garantissent la satisfaction de tous les besoins importants qui s’y rapportent. »[22]

« Existante »( !), « disponibles en règle générale » ( !). Mais que dit Böhm-Bawerk de ce qu’on est convenu d’appeler « révolutions des prix », étant donné que l’accroissement de la productivité du travail provoque une baisse franchement catastrophique des prix ? Ici, il n’est plus possible de se contenter d’un verbiage tel que : « disponible en règle générale ». Le lecteur n’est pas sans s’apercevoir à quel point les exemples choisis par Böhm-Bawerk sont tendancieux. Au lieu de fournir une explication de la valeur des produits qui se caractérisent en tant que marchandises, c’està-dire des produits caractérisés par leur fabrication, il nous parle de l’eau et de l’air. Dès qu’il s’agit du « pain » on voit combien la position de Monsieur le Professeur est chancelante : il suffit de penser à la forte baisse des prix de blé au moment de la crise agraire, après 1880, par la concurrence d’outre-mer. La « provision de biens » changea immédiatement. Comment cela ? Tout simplement à cause des nouvelles conditions de production auxquelles Böhm-Bawerk ne fait pas la moindre allusion[23].

Pourtant, le processus de production n’est nullement une « circonstance complexe », une « modification » du cas principal, etc. comme l’imagine Böhm-Bawerk. C’est la production au contraire qui constitue la base de la vie sociale, et de son aspect économique en particulier. La « rareté » des biens (à quelques exceptions près, dont nous pouvons nous permettre de faire abstraction) n’est que l’expression de certaines conditions de production déterminées, elle est la fonction de la dépense de travail social[24]. Voilà pourquoi ce qui était autrefois « rare » peut être largement répandu lorsque les conditions se modifient. « Pourquoi... le coton, les pommes de terre et l’eau-de-vie sont-ils les pivots de la société bourgeoise ? Parce que leur prix est le plus bas. »[25] Mais ces produits n’ont pas toujours joué ce rôle. Aussi bien le coton que les pommes de terre n’ont commencé à tenir cette place qu’à partir du changement intervenu dans le système de travail social, à partir du moment où le coût de production et de reproduction de ces produits (de même que leurs frais de transport) atteignirent un certain niveau[26].

Puisqu’il ne répond pas à la question de savoir ce qui détermine la quantité des biens, Böhm-Bawerk ne peut non plus répondre de façon exhaustive à la deuxième question, à savoir : qu’est-ce qui détermine dans chaque cas le niveau de l’utilité marginale ?

Jusqu’ici nous avons, comme Böhm-Bawerk, posé la question abstraitement. Abordons maintenant la question de « l’influence modificatrice » (de l’économie d’échange). Sur ce point on peut s’attendre à des explications particulièrement confuses de Böhm-Bawerk.

Ainsi :

« L’existence du commerce d’échange fait surgir ici de nouvelles complications. Il permet en effet à tout instant de mettre une rallonge pour couvrir une catégorie donnée de besoins dont la couverture se trouve rétrécie d’autant... Ceci complique de la façon suivante le cercle de facteurs qui influent sur le niveau de l’utilité marginale : facteurs qui exercent une influence : premièrement, le rapport entre besoin et couverture qui, dans les biens appartenant à l’espèce à évaluer, existe dans l’ensemble de la société unie par le lien du troc. Car ce rapport (celui de l’offre et la demande) influe... sur le montant du prix qu’il faudra payer pour l’article de substitution désiré, et par conséquent sur l’ampleur de la pénurie d’autres catégories de biens au moyen desquelles sera couvert le coût de la substitution. Deuxièmement : le rapport entre le besoin et sa couverture établi par l’individu dans les catégories de besoins à restreindre par la substitution. Car c’est de cela que dépendra la question de savoir si la pénurie de biens qui frappe les besoins sera d’un niveau bas ou élevé, si par conséquent « l’utilité marginale » dont on devra se passer sera grande ou petite. »[27]

Nous voyons donc que le rapport entre la demande sociale et l’offre sociale de marchandises représente un facteur qui détermine le niveau de l’évaluation individuelle subjective (c’est-à-dire le degré de « l’utilité marginale »), car ce rapport détermine le prix : plus le prix d’un nouvel article quelconque est élevé, plus est élevée l’évaluation subjective de l’ancien article.

On s’aperçoit sans peine que cette exception recèle à son tour toute une série de contradictions.

D’abord, tout ce que nous avons dit en analysant la théorie de l’utilité de substitution s’applique également ici : l’évaluation subjective d’où le prix est censé être dérivé, suppose elle-même ce prix. Ensuite, on considère comme dernière instance qui détermine le prix, la loi de l’offre et de la demande qui, selon les autrichiens, doit de son côté être ramenée à des lois qui déterminent les évaluations subjectives, c’est-à-dire en définitive à la loi de l’utilité marginale. Mais si l’on peut en fait expliquer le prix de façon satisfaisante par la seule loi de l’offre et de la demande, sans recourir à d’autres explications, à quoi bon la théorie subjective de la valeur ? Enfin, du moment que, même selon la théorie de l’utilité marginale, la loi de l’offre et de la demande ne peut s’expliquer que par des lois qui déterminent les évaluations subjectives, il faut que les « prix » qui doivent servir à expliquer les évaluations subjectives, soient ramenés aux évaluations subjectives elles-mêmes. Pourtant dans l’économie d’échange (troc) ces évaluations subjectives subissent elles aussi la loi générale et sont subordonnées aux prix[28]. C’est toujours la vieille chanson. Si Böhm-Bawerk se trouve forcé d’y revenir constamment, c’est qu’elle est le fruit de la conception erronée du rapport entre « individu » et « ensemble social », chère à cette école.

3. La grandeur de la valeur marchande en fonction de la diversité des usages[modifier le wikicode]

(La valeur d’échange subjective. L’argent.)

Jusqu’ici nous avons examiné les cas où le bien à évaluer ne satisfait qu’un seul besoin. Considérons maintenant, avec Böhm-Bawerk, le cas où un seul et même bien sert à satisfaire plusieurs besoins.

« La réponse à cette question — dit Böhm-Bawerk — est facile : en ce cas c’est toujours l’utilité marginale la plus élevée qui est déterminante... La véritable utilité marginale d’un bien est identique à l’utilité la plus petite à laquelle il pourrait encore pourvoir sur le plan économique. Or s’il y a compétition pour un bien disponible, entre plusieurs utilisations s’excluant mutuellement, il est évident que dans une économie rationnellement administrée, la plus importante de ces utilisations aura la préférence : elle seule est économiquement recevable, les moins importantes étant exclues et ne pouvant donc exercer une influence sur l’évaluation du bien dont elles ne sauraient en aucun cas faire usage »[29].

D’où Böhm-Bawerk tire la formule générale suivante : « Lorsqu’il s’agit de biens permettant alternativement divers usages et capables de créer par là différents degrés d’utilité marginale, l’application la plus élevée des utilités marginales alternatives détermine le degré de sa valeur économique. »[30]

Ce qui surprend, c’est l’étrangeté de la terminologie. « L’utilité “la plus élevée” du bien s’avère comme “la plus petite utilité” à laquelle ce bien serait encore susceptible de pourvoir sur le plan économique. » Pourquoi précisément « le plus petit » ? c’est ce qui reste tout à fait incompréhensible. Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Si nous appliquons la formule de Böhm-Bawerk à la vie économique réelle, nous nous heurtons toujours à la même erreur que nous avons rencontrée à différentes reprises, c’est-à-dire au cercle vicieux où se meuvent ses réflexions. En effet, prenons simplement le cas suivant : nous possédons le bien A, par la vente duquel nous pouvons acquérir avec l’argent reçu une série de choses, à savoir : soit x marchandises B, ou y marchandises C, ou z marchandises D, etc. Il est évident que la marchandise à acheter, et partant l’emploi du bien, dépend des prix de marché du moment : nous achèterons telle marchandise ou telle autre selon qu’elle sera chère ou bon marché au moment donné. De même, lorsqu’il s’agit de choisir le « mode d’usage » des moyens de production, nous ferons ce choix conformément aux prix des produits des différentes branches de production; en d’autres termes, la question des « modes d’usage » suppose le prix préalablement établi, comme Gustav Eckstein[31] le fait très justement observer.

Cette erreur atteint son paroxysme dans la doctrine de la valeur d’échange subjective.

Böhm-Bawerk distingue deux sortes de multilatéralité des biens, fondée sur les deux sortes « d’emploi » de ceux-ci, à savoir : les différents modes d’emploi résultent soit d’une « multilatéralité technique » du bien, soit de sa capacité de pouvoir être échangé contre un autre bien. Le dernier cas se produit d’autant plus souvent que les rapports d’échange sont plus évolués. C’est sur cette double signification du bien — d’une part en tant que moyen direct ou indirect de satisfaire les besoins (cette dernière conception comprenant l’emploi en tant que moyen de production), d’autre part en tant que moyen d’échange — que repose la division de la valeur subjective en valeur d’usage subjective et valeur d’échange subjective[32].

« Le degré d’utilité de la valeur d’usage — dit Böhm-Bawerk — se mesure... au degré d’utilité marginale qu’atteint le bien à évaluer dans l’usage personnel... Le degré de la valeur d’échange subjective doit donc être mesuré à l’utilité marginale des biens à échanger contre celui-ci[33]. »

Il s’ensuit que le degré de la valeur d’échange subjective « dépendra de deux circonstances : d’abord du pouvoir d’échange objectif (la valeur d’échange objective) du bien ; car c’est elle qui décide si, par voie d’échange on peut obtenir beaucoup ou peu de biens en contrepartie ; et ensuite de l’état d’indigence ou de fortune du possesseur »[34].

Nous avons cité presque en entier la formulation de Böhm-Bawerk, car c’est elle qui exprime le mieux le non-sens et la contradiction inhérents à l’idée de valeur d’échange subjective. C’est en effet quelqu’un d’aussi éminent que notre Maître en personne qui affirme que la « mesure de la valeur d’échange subjective... doit dépendre de la valeur d’échange objective... » (souligné par moi, N.B.).

Ici, le monde « objectif » du marché n’est pas introduit en fraude par une porte dérobée ; c’est au contraire dans la définition même de la mesure de la valeur d’échange subjective qu’apparaît l’effondrement de la théorie érigée sur le sable de la psychologie individuelle[35].

On comprend pourquoi la stérilité complète de la théorie autrichienne se manifeste surtout dans la question de l’argent.

« Toutefois — dit von Wieser — la multiplicité la plus grande, est celle de l’argent... Aucun bien n’illustre mieux que lui l’idée de l’utilité marginale... » (Fr. v. Wieser: Der natürliche Wert, Vienne, 1889, p. 13). Cette assertion formulée par un des plus éminents marginalistes semble quelque peu ironique si on la confronte avec les résultats obtenus dans ce domaine par la nouvelle école. On sait que l’argent se distingue de toutes les autres marchandises en ce qu’il constitue un équivalent général des marchandises. Cette propriété, qui lui permet de donner une expression générale à la valeur d’échange abstraite, rend précisément son analyse particulièrement difficile du point de vue de l’utilité marginale[36].

En effet, dans les échanges et affaires de toutes sortes, l’agent de l’économie capitaliste moderne considère l’argent exclusivement sous l’angle de son « pouvoir d’achat », c’est-à-dire de sa valeur d’échange objective. Pas un seul « sujet économique » n’aura l’idée d’évaluer son avoir en or en considération de la capacité qu’a l’or de satisfaire « le besoin de bijoux ». L’évaluation de la double valeur d’usage de l’argent[37] , en tant que marchandise et en tant qu’argent, se fonde justement sur cette dernière fonction. Si, dans l’analyse de la valeur de la marchandise ordinaire, on constate l’existence des liens internes de la société qui excluent toute interprétation individuelle des phénomènes économiques (voir plus haut l’analyse de la théorie de l’utilité de substitution) ces liens internes s’expriment par l’argent de la façon la plus totale. C’est que l’argent se présente comme celui des « biens » dont l’évaluation subjective, selon la terminologie de l’école autrichienne, est la valeur d’échange subjective. Révéler la contradiction et l’inconsistance logique de ce concept c’est aussi dévoiler l’erreur fondamentale de toute la théorie de l’argent. Cette erreur, Gustav Eckstein l’a fort bien formulée : « La valeur d’échange objective de l’argent résulte donc de sa valeur d’usage subjective, laquelle consiste en sa valeur d’échange subjective, qui à son tour dépend de sa valeur d’échange objective. La logique et la valeur de la conclusion finale est donc semblable à celle de la fameuse thèse selon laquelle l’indigence provient de la pauvreté... »[38]. Autrement dit : la valeur d’échange objective de l’argent est déterminée par la valeur objective de l’argent.

La théorie de l’argent et de la circulation monétaire est en quelque sorte la pierre de touche de toute théorie de la valeur, car c’est par l’argent que se trouve le mieux objectivée la complexité des rapports humains. C’est pourquoi « le problème de l’or-fétiche » dont « l’éclat métallique vous éblouit » est un des plus ardus de l’économie politique. Marx a fourni (dans le Capital et dans la Contribution à la Critique de l’Economie politique) un exemple classique de l’analyse de l’or, et personne n’a jamais rien écrit de plus brillant en cette matière que les pages consacrées dans son ouvrage à l’analyse de l’argent. Par opposition, la « théorie » de l’argent de l’école autrichienne fait clairement apparaître la stérilité théorique totale de toute la construction, et sa faillite théorique complète[39].

4. La valeur des biens complémentaires[modifier le wikicode]

(La théorie de la valeur ajoutée.)

Parmi les questions traitées par l’école autrichienne, une des plus confuses est celle de la valeur des biens dits « complémentaires » (Menger) ou théorie de la « valeur ajoutée », terme introduit par Wieser.

Böhm-Bawerk entend par biens complémentaires ceux qui se complètent réciproquement : en ce cas « l’obtention d’une utilité économique exige la coopération de plusieurs biens, de telle sorte... que si l’un d’eux vient à manquer dans la série, l’utilité ne s’obtient pas du tout ou seulement de façon incomplète »[40]. Böhm-Bawerk cite comme exemples de pareils biens : le papier, la plume et l’encre, le fil et l’aiguille, deux gants formant la paire, etc. Il est évident que ces groupes de biens complémentaires existent surtout dans les biens de production où les conditions de production exigent la coopération de toute une série de facteurs, la déficience, fût-ce d’un seul de ces facteurs, détruisant très souvent toute la combinaison et annulant l’efficacité des autres. En analysant la valeur des biens complémentaires, Böhm-Bawerk aboutit à toute une série de « lois » particulières, qui « se meuvent toutes dans le cadre de la loi générale de l’utilité marginale ». Böhm choisit comme point de départ de l’analyse la valeur globale du groupe entier et énonce la thèse suivante : « La valeur globale du groupe complet s’aligne généralement sur la grandeur de l’utilité marginale que sa cohésion lui permet d’atteindre. »[41]

Si trois articles A, B, C peuvent, économiquement parlant, rapporter par leur usage commun l’utilité minima de 100 unités de valeur, la valeur globale du groupe sera égale à 100. Selon Böhm la chose n’est aussi simple qu’ « en général, dans le cas normal ». De ce « cas normal » il faut distinguer les cas particuliers ; c’est là qu’intervient la loi de 1substitution dont il a déjà été question plus haut (voir l’analyse de la théorie de l’utilité de substitution). C’est-à-dire : admettons que dans l’usage combiné l’utilité marginale soit de 100, « mais que par contre la valeur de substitution de chacun des trois membres du groupe se chiffre par 20, 30, 40, soit par 90 seulement pour l’ensemble; les trois membres pris ensemble permettent alors d’atteindre non pas l’utilité combinée de 100... mais la petite utilité de 90 »[42]. Une chose aussi « accessoire » (qui, entre parenthèses, est précisément normale en économie capitaliste) ne présente apparemment aucun intérêt pour Böhm-Bawerk; son analyse ne porte que sur le « cas principal », où l’utilité marginale à atteindre dans l’usage en commun constitue en même temps la véritable utilité marginale déterminant la valeur[43].

La valeur du groupe entier est posée comme une donnée. Il s’agit seulement de fixer la répartition proportionnelle de la valeur générale entre les différents biens que contient le groupe. C’est en quoi consiste le problème du « facteur économique ajouté ». Selon l’école autrichienne, ce facteur économique ajouté se distingue de tous les autres : du facteur ajouté juridique, moral et physique. Selon von Wieser les théoriciens ont autrefois commis l’erreur suivante : « ils veulent savoir quelle part du produit commun, physiquement parlant, chacun des facteurs a créé, ou de quelle partie de l’effet chacun est la cause physique. Mais cela, on ne peut le savoir »[44]. Böhm-Bawerk défend une opinion semblable, étant sur ce point parfaitement d’accord avec Wieser[45]. En répartissant les valeurs sur les différentes composantes du groupe, on voit se former différentes combinaisons qui, selon la terminologie de Böhm-Bawerk, dépendent « de la particularité du cas d’espèce ». Examinons avec Böhm-Bawerk les trois cas fondamentaux.

I. Les biens en question ne sont utiles qu’à condition d’être employés en commun, ils ne peuvent pas être remplacés. En ce cas chacune des pièces est porteuse de la valeur globale de tout le groupe complémentaire.

II. Les différents éléments du groupe peuvent être employés par ailleurs, en dehors du groupe complémentaire donné. « En ce cas la valeur de la pièce particulière n’oscille plus entre “tout” ou “rien”, mais seulement entre la grandeur de l’utilité marginale qu’isolée elle est capable de créer, celle-ci étant un minimum, et la grandeur de l’utilité marginale commune des autres maillons, celleci représentant un maximum. » 5 A supposer que trois biens, A, B, C, rapportent en coopération une utilité marginale de 100; à supposer encore qu’en dehors du groupe complémentaire (c’est-à-dire « employés d’une autre manière ») leur « valeur isolée » soit pour A = 10, pour B = 20, pour C = 30 ; alors la « valeur isolée » A est égale à 10. Par contre la valeur de A en tant que partie du groupe complémentaire (étant admise la « déficience » de A et la déchéance consécutive du groupe) sera de 100 — (20 + 30) c’est-à-dire 50.

III. Certains éléments du groupe peuvent être remplacés. En ce cas c’est la loi de substitution qui entre en jeu. La formule générale qui s’y applique est celle-ci : « La valeur des éléments remplaçables, indépendamment de leur usage concret complémentaire, est fixée à un taux déterminé en raison duquel ils participent ensuite à la répartition de la valeur globale du groupe parmi les différents éléments. La répartition se fait alors de telle sorte que la valeur globale du groupe entier, déterminée par l’utilité marginale de l’emploi commun, sert à attribuer aux éléments remplaçables leur valeur fixe — variable selon la grandeur de l’utilité marginale — et que le reste ajouté aux éléments non remplaçables représente la valeur particulière de chacun d’eux. »[46]

Telle est la théorie de « l’addition économique » dans ses traits généraux. Il est hors de doute que la valeur d’un produit « ajoutée » aux différents facteurs de production traduit un processus psychologique réel[47].

Dans la mesure où nous avons affaire à des phénomènes psychologiques individuels, tels qu’estimations, etc... il est vrai qu’il se produit une addition de la valeur du produit aux différents « facteurs »[48].

Mais il faut se demander si l’examen de ces phénomènes permet d’aboutir à une solution satisfaisante du problème. Il suffit de considérer le cas le plus typique, celui où l’adjonction d’estimations de substitution agit de façon déterminante. La question essentielle qui se pose alors est la suivante : quelle « valeur du produit » doit être ajoutée au groupe complémentaire ? Que représente-t-elle aux yeux du capitaliste ?

Nous avons vu plus haut que pour Böhm-Bawerk lui-même l’estimation des marchandises par leurs producteurs capitalistes est presque égale à zéro. Pour le capitaliste, il n’existe pas d’utilité marginale de la marchandise comme norme de son estimation à lui. D’autre part il est absurde de parler d’une utilité marginale « sociale »[49].

Ce dont en ce cas le capitaliste peut parler (et ce dont il parle en effet), ce qu’il attribue tantôt à l’une, tantôt à l’autre partie de son capital de production n’est rien d’autre que le prix du produit. Par conséquent, l’introduction de tel ou tel facteur de production, de telle ou telle partie du groupe complémentaire, dépend avant tout du prix du produit, et nullement de son utilité marginale comme l’affirme Böhm-Bawerk. De plus, les parties des groupes complémentaires peuvent, dans notre cas typique, être remplacées, c’est-à-dire qu’elles sont à tout moment disponibles sur le marché. Notre capitaliste n’est pas indifférent non plus à la question de savoir combien il devra payer telle ou telle machine, ou comment il aura à dédommager l’ouvrier, etc. Autrement dit : ce qui l’intéresse, c’est le prix de marché des moyens de production ; c’est cela qui le déterminera soit à se procurer de nouvelles machines ou à embaucher de nouvelles forces de travail, à étendre ou à restreindre la production. De plus, il faut ajouter une autre catégorie de données économiques objectivement existantes, c’est-à-dire le taux d’intérêt. Comment le paysan, par exemple, évalue-t-il sa terre ? Selon Böhm-Bawerk, cette évaluation se fait de la manière suivante : « Dans la pratique on déduit du revenu global tout d’abord les « frais ». Ce sont ... précisément les dépenses destinées aux moyens de production de remplacement ayant une valeur de substitution donnée. »[50]

Le reste, le paysan « le porte au compte » de sa terre[51]. Voilà ce qu’on appelle rente foncière, dont la capitalisation constitue le prix du terrain. Inutile de démontrer que c’est de cette manière, c’est-à-dire par voie de capitalisation de la rente foncière, que s’évalue chaque parcelle ; n’importe quel cas d’espèce confirmera cette idée. Mais une pareille estimation suppose comme donné le taux d’intérêt, dont le résultat de la capitalisation dépend alors entièrement.

Nous voyons donc que même la psychologie fétichiste du « producteur » est incorrectement décrite par Böhm-Bawerk ; il en exclut les moments « objectifs » qui s’y trouvent dès qu’il y a production de marchandises, à plus forte raison production capitaliste de marchandises.

La théorie de la « valeur économique ajoutée » constitue pour les représentants de l’école autrichienne le passage immédiat à la théorie de la distribution. C’est pourquoi nous abandonnerons ici toute une série de questions qu’aborde Böhm-Bawerk pour y revenir à propos de l’analyse de sa théorie de l’intérêt[52].

5. La valeur des biens productifs. Les frais de production[modifier le wikicode]

En analysant les parties composantes de la valeur des biens de consommation, l’école classique de l’économie politique, de même que Marx, ramène cette valeur essentiellement à la valeur des moyens de production dépensée; quels que soient les aspects concrets de cette analyse, l’idée générale sur laquelle elle est fondée reste la même, à savoir que la valeur des moyens de production constitue le facteur déterminant la valeur des biens librement reproductibles ; à l’inverse de la doctrine des théoriciens autrichiens selon qui « ... leur valeur est égale à la « valeur escomptée du revenu escompté » en biens marginaux. Or c’est en cela que consiste l’idée fondamentale du nouveau système économique, par opposition à celle des classiques. Elle consiste en ce que, partant de la valeur des biens de consommation nous prenons celle-ci pour base de la théorie de la formation des prix, et que nous obtenons la valeur des biens productifs qu’il faut connaître pour procéder de cette façon en la dérivant de celle des biens de consommation » [53].

Considérons cette « idée fondamentale » de plus près. Suivant l’exemple de Menger, ou plutôt de Gossen, Böhm-Bawerk divise tous les biens en catégories, selon leur distance proche ou éloignée du processus de consommation. On obtient ainsi : 1) Biens de consommation ; 2) Biens productifs, qui ont un rapport immédiat avec des biens de consommation donnés, ou « biens productifs de deuxième ordre », etc. Les biens de la dernière catégorie s’appellent biens « d’ordre suprême » ou « d’ordre le plus éloigné ». Qu’est-ce qui détermine la valeur de ces biens « d’ordre suprême » ? Böhm-Bawerk se livre aux considérations suivantes : tout bien, donc aussi un bien appartenant à « l’ordre suprême », c’est-à-dire un moyen de production quelconque, ne peut avoir de valeur que s’il satisfait de façon directe ou indirecte un besoin quelconque. Admettons que nous ayons un bien de consommation A, résultant de l’emploi des biens productifs B2, B3, B4 , (les chiffres 2, 3, 4 signifiant l’ordre des biens c’est-à-dire leur degré d’éloignement du bien de consommation A) il est alors évident que l’utilité marginale du bien A résulte du bien B1. « C’est donc du groupe B2 tout comme du produit final A lui-même que dépend l’utilité marginale de ce dernier. »[54] Böhm-Bawerk en arrive ainsi à formuler la proposition suivante :

« C’est de tous les groupes de moyens productifs qui se succèdent en passant les uns dans les autres et qui sont d’ordre éloigné que dépend un seul et même gain de prospérité, à savoir l’utilité marginale de leur produit final. »[55]

D’où il faut conclure : la grandeur de l’utilité marginale s’exprime avant tout et directement par la valeur du produit final. C’est lui qui gouverne alors la valeur du groupe de biens dont il est issu; celui-ci à son tour commande la valeur du groupe de biens de troisième ordre, et celui-ci enfin décide de la valeur du dernier groupe de quatrième ordre. De stade en stade, l’élément déterminant change de nom, mais à travers ses noms différents l’élément agissant reste toujours le même : c’est l’utilité marginale du produit final[56]. Voilà où l’on en arrive lorsqu’on néglige le fait qu’un seul et même moyen de production peut servir à la production de biens de consommation différents, comme cela se passe en effet la plupart du temps. Supposons que le bien productif B2 puisse être employé dans trois branches de production différentes, créant les produits A, B, C, ayant les utilités marginales correspondantes de 100, 120, et 200 unités de valeur. Böhm-Bawerk fait dans ce cas les mêmes réflexions que pour l’analyse de la valeur des biens de consommation, et en conclut que la perte d’un groupe des biens productifs appartenant à la catégorie B2 amène la réduction de la branche de production qui fournit le produit ayant l’utilité marginale la plus petite. D’où la proposition :

« La valeur d’une unité de moyen de production est déterminée par l’utilité marginale et la valeur de celui des produits qui, parmi tous ceux à la création desquels cette unité de production aurait pu être employée, économiquement parlant, possède l’utilité marginale la plus faible. »[57]

Selon Böhm-Bawerk cette loi est la même que celle qui explique la loi « classique » du coût de production, à savoir que la valeur des biens dont l’utilité marginale n’est pas la plus faible (dans notre exemple les groupes B et C), ne sera pas déterminée par leur utilité marginale à eux, mais par la valeur des moyens de production (« le coût de production »), qui est elle-même déterminée par la valeur et l’utilité marginale du « produit marginal », c’est-à-dire de celui des produits dont l’utilité marginale est la moindre. La loi de substitution mentionnée plus haut entre donc ici en vigueur. Pour tous les genres de « biens de production apparentés »[58], à l’exception du « produit marginal », les frais de production constituent donc le facteur déterminant ; toutefois, cette grandeur elle-même, c’est-àdire la valeur des moyens de production, est déterminée par la valeur du produit marginal, par son utilité marginale : « En dernière analyse » l’utilité marginale apparaît comme grandeur déterminante, et la loi des frais de production comme une « loi particulière », étant donné que les frais ne sont pas la cause définitive, mais seulement une cause intermédiaire de la valeur du bien[59]. Tel est en résumé la théorie de la valeur des biens de production établie par la nouvelle école.

Venons-en à la critique de cette théorie en commençant par son idée fondamentale, selon laquelle la valeur des moyens de production dépend de la valeur du produit[60]. La baisse du prix des marchandises en fonction du progrès technique fut le fait empirique le plus important sur lequel se fondait « l’ancienne théorie », d’après laquelle les frais de production constituent un facteur déterminant de la valeur (c’est-à-dire du prix) du produit. Le rapport entre la diminution des frais de production et la baisse des prix semblait évident. C’est à ce phénomène, pierre de touche de sa propre théorie, qu’il faut avant tout renvoyer Böhm- Bawerk.

Ici, Böhm-Bawerk fait les réflexions suivantes :

Supposons, dit-il, qu’on découvre de nouveaux gisements de cuivre. Ce fait (à condition qu’il ne se produise pas un accroissement équivalent de la demande) provoquera une baisse de la valeur des produits où entre le cuivre. La baisse aura donc été occasionnée par les biens productifs. Toutefois cela ne signifie pas, estime ensuite Böhm-Bawerk, que la cause initiale tienne à la baisse de la valeur du cuivre. Selon Böhm-Bawerk, le processus est le suivant : la quantité de cuivre augmente, ce qui provoque une augmentation des produits de cuivre ; ce fait s’accompagne de la baisse de la valeur de ces produits, ce qui, à son tour, entraîne la baisse de la valeur du bien productif (du cuivre)[61].

Examinons cette thèse de plus près. Tout d’abord il est parfaitement évident que tout bien productif n’aura de valeur (quel que soit le sens dans lequel on emploie ce terme : celui de la valeur objective marxiste, ou celui de la valeur subjective de Böhm) qu’autant qu’il sera en fait un bien productif, c’est-à-dire un moyen propre à produire un objet utile, quel qu’il soit. C’est uniquement dans ce sens-là qu’il peut être question de la valeur d’un produit comme « cause » de la valeur du bien productif[62].

Si l’on entend seulement par « cause », « l’impulsion causale », ce n’est pas du tout la même chose.

Comme nous l’avons vu le point de départ de cette « impulsion causale » réside dans les biens productifs. Cela pose la question de savoir s’il s’agit seulement de la quantité des moyens de production — comme l’admet Böhm — ou si, avec leur augmentation, et par suite de celle-ci, la diminution de la valeur de ces moyens de production est déjà posée (et en ce cas la valeur du produit serait la grandeur à déterminer). Sans doute, il n’y a aucune raison d’établir un parallèle entre la quantité des moyens de production et la valeur de ceux-ci[63].

Ce qui frappe avant tout, c’est que la baisse de la valeur, c’est-à-dire en définitive du prix (cf. plus bas) des biens de production survient chronologiquement plus tôt que la baisse de valeur des biens d’usage. Toute marchandise qui fait son apparition sur le marché se présente non seulement comme une certaine quantité mais représente aussi une valeur d’une certaine grandeur. Quand le cuivre est jeté sur le marché en abondance, son prix tombe bien avant que ne baissent les produits de cuivre. Il est vrai que Böhm-Bawerk découvre là aussi une objection; il invoque le fait que la valeur des biens « d’ordre supérieur » n’est pas déterminée par la valeur des biens « d’ordre inférieur » qu’ils possèdent au moment donné, mais par la valeur qu’ils posséderont[64] en raison de la quantité accrue des moyens de production apparaissant dans la sphère de production. Mais si l’écart entre les moyens de production et les biens de consommation est si considérable que les défenseurs de la théorie marginale eux-mêmes commencent à douter que la valeur des moyens de production dépende de la valeur du produit[65] , alors il est bien évident qu’étant donné la variation des quantités de moyens de production jetés sur le marché, une dépendance telle que la voit Böhm-Bawerk ne peut nullement être constatée. Pour clarifier la question, il suffit d’opposer ici aux affirmations de Böhm ses propres thèses ainsi conçues :

« Si nous demandons ce que ... vaut pour nous un produit d’utilité marginale supérieure, immédiate, nous sommes obligés de nous dire : exactement autant que les moyens de production avec lesquels nous pourrions à tout moment refabriquer le produit. En cherchant ensuite à savoir combien valent les moyens de production eux- mêmes, nous en arrivons à l’utilité marginale.

Mais un nombre incalculable de fois nous pouvons nous passer de cette recherche. Un nombre incalculable de fois nous connaissons la valeur des biens sans avoir besoin d’en extraire chaque fois le prix à partir de ses bases... » A quoi il ajoute en note : « C’est notamment l’intervention de la division du travail et celle de l’échange qui contribuent largement au fait que la valeur des produits intermédiaires elle aussi se trouve souvent (!) fixée d’elle-même. »[66]

On regrette que Böhm-Bawerk ne développe pas sa pensée, qu’il ne nous montre pas pourquoi la division du travail et l’échange exercent une influence aussi déterminante sur « l’autonomie » avec laquelle s’établit la valeur des biens productifs. En fait, les choses se passent de la manière suivante : la société moderne n’est nullement un ensemble harmonieusement développé, où la production s’adapte à la consommation selon un plan; actuellement, production et consommation sont séparées, et représentent deux pôles opposés de la vie économique. Cette scission entre la production et la consommation s’exprime entre autres par des ébranlements économiques, des crises. Les évaluations de produits auxquelles procèdent les agents de la production eux-mêmes ne se font nullement en fonction de « l’utilité marginale » — ce qui vaut même pour les biens de consommation, comme nous l’avons vu plus haut; cela s’exprime plus nettement encore dans la fabrication des moyens de production. La société anarchique où la corrélation entre les différentes branches de production n’est nullement planifiée, corrélation réglementée en dernière instance par la consommation sociale, mène infailliblement à une situation où l’on pourrait parler en quelque sorte de « production pour la production ». Circonstance qui, à son tour, agit sur la psychologie des agents du mode de production capitaliste (l’analyse de cette psychologie est d’ailleurs une des tâches qu’assume Böhm-Bawerk), de façon toute différente que ne l’admet Böhm-Bawerk. Commençons donc par l’estimation que font les vendeurs des moyens de production. Ce sont des capitalistes dont le capital est investi dans des branches de production qui produisent des moyens de production. Par quoi l’estimation des moyens de production fabriqués par le propriétaire de l’entreprise en question est-elle déterminée ? Il n’estime nullement sa marchandise (« biens productifs ») selon l’utilité marginale du produit fabriqué à l’aide de cette marchandise; au contraire, il évaluera sa marchandise par rapport au prix qu’il peut en obtenir sur le marché ; c’est-à-dire, pour employer la terminologie de Böhm, il l’évalue selon la valeur d’échange subjective[67]. Admettons que le « producteur » en question introduise une technique nouvelle qui lui permette d’étendre sa production ; il est alors en mesure de jeter sur le marché une plus grande quantité de marchandises — de moyens de production. En quel sens l’évaluation des différentes unités de marchandise va-t-elle alors se modifier ? Elle va baisser naturellement. Mais à ses yeux cette baisse ne s’effectuera pas parce que le prix des produits fabriqués au moyen de sa marchandise sera en baisse, mais bien plutôt parce qu’il sera tenté de faire baisser les prix en vue d’enlever des acheteurs à ses concurrents, grâce à des prix plus bas, et d’obtenir ainsi un profit accru.

Considérons maintenant l’autre partie, les acheteurs. Dans l’exemple que nous avons choisi les acheteurs sont les capitalistes de la branche de production qui fabriquent des moyens de consommation à l’aide de moyens de production achetés chez les capitalistes de la première catégorie (production de moyens de production). Leur évaluation devra évidemment compter avec le prix du produit offert ; mais ce prix escompté du produit servira tout au plus de prix limite ; en fait l’évaluation des moyens de production est toujours inférieure à cette limite; dans notre exemple, la grandeur qui diminuera dans l’évaluation que font les acheteurs des moyens de production n’est rien d’autre qu’un certain correctif du prix antérieur, provoqué par la plus grande quantité des moyens de production jetés sur le marché.

Telle est la psychologie véritable et non la psychologie artificiellement élaborée des agents de la production de marchandises. La valeur des moyens de production se détermine donc en réalité de façon plus ou moins autonome, et le changement de valeur des moyens de production se produit antérieurement au changement de valeur des biens de consommation. L’analyse doit par conséquent procéder de manière à ce que les changements de valeur dans la sphère de la production des moyens de production servent de point de départ.

Il faut attirer ici l’attention sur une inconséquence logique très grave. Nous avons vu plus haut que d’après Böhm-Bawerk la valeur des moyens de production est déterminée par celle du produit ; « en dernière instance » l’utilité marginale du produit marginal constitue le moment décisif. Mais qu’est-ce qui détermine le niveau de cette utilité marginale ? Nous savons déjà que le niveau de l’utilité marginale est inversement proportionnel à la quantité du produit à évaluer ; plus les unités d’une certaine espèce de biens seront nombreuses, plus on verra baisser l’évaluation de chaque unité du « stock ». La question se pose alors tout naturellement de savoir ce qui détermine à son tour cette quantité. A quoi notre professeur répond : « ... la masse des marchandises elles-mêmes disponible dans un secteur du marché [est] à son tour déterminée... dans une large mesure, par le niveau du coût de production. Plus le coût de production d’une marchandise est élevé, plus le nombre d’exemplaires offerts par la production aux besoins reste relativement réduit »[68].

Ce qui aboutit à « l’explication » suivante : la valeur du bien productif (coût de production) est déterminée par la valeur du produit ; la valeur du produit dépend de sa quantité ; la quantité du produit est déterminée par le coût de production ; autrement dit, le coût de production est déterminé par le coût de production. Ainsi, nous en arrivons une fois de plus à l’une de ces explications factices dont la théorie de l’école autrichienne est si prodigue. Böhm-Bawerk lui-même est tombé dans ce cercle vicieux où, comme il le dit fort justement, se meut actuellement encore l’ancienne théorie du coût de production[69].

Pour terminer, quelques mots encore sur la formule générale de Böhm-Bawerk relative à la valeur des moyens de production. Comme nous l’avons vu, « la valeur d’une unité de moyens de production... se fonde sur l’utilité marginale et la valeur de celui des produits qui, parmi tous ceux à la création desquels l’unité de moyen de production aurait pu être employée économiquement parlant, possède l’utilité marginale la plus réduite »[70]. Si nous considérons maintenant la production capitaliste, nous voyons immédiatement que le terme « économiquement parlant », employé par Böhm-Bawerk, pose déjà comme donnée la catégorie du prix[71]. C’est là une erreur « immanente » à toute l’école autrichienne; elle résulte, comme nous l’avons expliqué, de la méconnaissance du rôle que jouent les interférences sociales dans la formation de la psychologie individuelle du « sujet économique » moderne.

6. Conclusions[modifier le wikicode]

Avant de clore l’examen de la théorie de la valeur subjective, il nous reste à soumettre la théorie des prix de l’école autrichienne à une brève analyse. Car Böhm-Bawerk considère le prix comme une sorte de résultante des évaluations subjectives qui viennent se heurter les unes aux autres au cours du processus d’échange du marché. Pour aboutir par voie de déduction à ce résultat, Böhm-Bawerk est obligé d’énumérer une série de facteurs qui le constituent et qui forment essentiellement le contenu, c’est-à-dire la précision quantitative, des évaluations subjectives des acheteurs et vendeurs en lutte sur le marché. Résumons sommairement encore les remarques critiques faites plus haut de manière plus détaillée, tout en démontrant les contradictions et les erreurs de Böhm-Bawerk relatives à ces « facteurs ».

Mais attardons-nous d’abord un instant au mécanisme du processus d’échange, tel que l’expose Böhm-Bawerk. Celui-ci considère le processus d’échange conformément à la complexité sans cesse croissante des conditions où il a lieu. Il existe pour lui 4 cas : 1° l’échange isolé ; 2° la concurrence unilatérale des acheteurs entre eux ; 3° la concurrence unilatérale des vendeurs entre eux, et enfin, 4° la « concurrence réciproque », où l’acheteur aussi bien que le vendeur entrent en concurrence l’un avec l’autre.

Le premier cas (échange isolé) donne lieu à une formule fort simple, à savoir :

« En cas d’échange entre deux amateurs, le prix se situe à l’intérieur d’une marge dont la limite maxima est l’évaluation subjective de la marchandise par l’acheteur, et la limite minima son évaluation par le vendeur. »[72]

Le second cas (concurrence des acheteurs entre eux), Böhm-Bawerk l’énonce dans la phrase suivante :

« Dans la concurrence unilatérale des amateurs, le concurrent le mieux placé c’est-à- dire celui qui évalue la marchandise au plus haut prix par rapport au bien tarifé (prix en argent, Preisgut) devient acquéreur, et le prix oscille entre l’évaluation de l’acquéreur (limite maxima) et celle du mieux placé parmi les concurrents exclus (limite minima), évaluation qui constitue toujours celle qui est propre au vendeur. »[73]

La situation est semblable dans le troisième cas, c’est-à-dire en cas de concurrence unilatérale des vendeurs entre eux ; les limites à l’intérieur desquelles oscille le prix y sont déterminées par l’évaluation minima extrême du vendeur le plus fort (le plus « capable d’échange » selon la terminologie de Böhm), et l’évaluation du plus fort parmi les concurrents éliminés.

C’est évidemment le quatrième cas, celui de la concurrence des vendeurs et des acheteurs entre eux qui présente le plus grand intérêt. Nous avons là un exemple typique des affaires d’échange à l’intérieur d’une économie échangiste tant soit peu évoluée.

Pour illustrer ce cas, Böhm-Bawerk établit un schéma où dix acheteurs veulent acheter un cheval et huit vendeurs veulent chacun en vendre un. Les chiffres marquent le niveau de l’évaluation correspondante.

Acheteur : Vendeur :
A 1 évalue un cheval à : 300 flor. B 1 évalue son cheval à : 100 flor.
A 2 évalue un cheval à : 280 flor. B 2 évalue son cheval à : 110 flor.
A 3 évalue un cheval à : 260 flor. B 3 évalue son cheval à : 150 flor.
A 4 évalue un cheval à : 240 flor. B 4 évalue son cheval à : 170 flor.
A 5 évalue un cheval à : 220 flor. B 5 évalue son cheval à : 200 flor.
A 6 évalue un cheval à : 210 flor. B 6 évalue son cheval à : 215 flor
A 7 évalue un cheval à : 200 flor B 7 évalue son cheval à : 250 flor.
A 8 évalue un cheval à : 180 flor. B 8 évalue son cheval à : 260 flor.
A 9 évalue un cheval à : 170 flor.
A 10 évalue un cheval à : 150 flor.

Supposons que les acheteurs commencent par le prix de 130 florins. Il est évident qu’à ce prix les 10 acheteurs pourraient tous acheter des chevaux, tandis que parmi les vendeurs 2 seulement (B 1 et B 2) pourraient conclure l’affaire. Dans ces conditions l’échange ne peut évidemment pas avoir lieu, car les vendeurs ne manqueraient pas d’exploiter la concurrence des acheteurs entre eux de manière à faire monter le prix; de même la concurrence des acheteurs entre eux empêcherait les deux acheteurs de conclure l’affaire à 130 florins par cheval. La montée progressive du prix s’accompagnera d’une diminution du nombre des concurrents parmi les acheteurs, plus précisément : au prix de 150 florins, l’acheteur A 10 sera éliminé, au prix de 170 florins, l’acheteur A 9, et ainsi de suite. Par ailleurs, plus le nombre d’acheteurs diminuera, plus celui des vendeurs pour qui il sera économiquement possible de participer à l’affaire augmentera. Au prix de 150 florins, B 3 pourra lui aussi vendre son cheval, au prix de 170 florins, B 4 aussi, etc. Au prix de 200 florins, il y a encore concurrence entre les acheteurs. Mais les choses changent si le prix continue à augmenter. Mettons que le prix dépasse 200 florins. En ce cas l’offre et la demande s’équilibrent. Le prix ne peut dépasser 220 florins, car en ce cas l’acheteur A 5 se retirerait, si bien que la concurrence parmi les vendeurs ferait baisser les prix; en l’occurrence le prix ne pourrait pas non plus s’élever à 215 florins, car il n’y aurait plus alors que 5 acheteurs pour 6 vendeurs. De sorte que le prix qu’on obtiendra se situera à l’intérieur d’une marge de 210 à 215 florins.

Il en résulte, premièrement : l’échange se fait entre

« les concurrents qui, des deux côtés, ont le plus grand pouvoir d’échange ; c’est-à-dire les acheteurs qui évaluent la marchandise au taux le plus élevé (A 1 à A 5) et les vendeurs qui l’évaluent au plus bas (B 1 à B 5) »[74].

Deuxièmement :

« Si l’on range les concurrents par couples et par ordre inverse à leur pouvoir d’échange, il y aura de chaque côté autant de concurrents échangeurs qu’il y aura de couples à l’intérieur desquels l’amateur évaluera la marchandise à un taux supérieur (Preisgut) à celui du vendeur. »[75]

Troisièmement :

« en cas de concurrence bilatérale, le prix de marché s’établit à l’intérieur d’une marge dont la limite supérieure est tracée par les évaluations du dernier acheteur parvenant encore à l’échange et le vendeur le plus capable, éliminé par la concurrence ; la limite inférieure par les évaluations du vendeur le moins capable parvenant encore à l’échange et l’acheteur le plus capable d’échange, éliminé de l’échange par la concurrence. »[76] Si l’on comprend les couples susmentionnés comme « couples-limites », la loi des prix pourra se formuler de la manière suivante : « le niveau du prix de marché sera limité et déterminé par le niveau des évaluations subjectives des deux couples-limites »[77].

Tel est le mécanisme de la concurrence, c’est-à-dire le processus de la formation des prix sous l’angle formel. Quand au fond, il ne s’agit de rien d’autre que d’une formulation précise de la loi bien connue de l’offre et de la demande. Aussi ce côté formel de la chose a-t-il moins d’intérêt que son contenu, c’est-à-dire la précision quantitative du processus d’échange. Mais faisons d’abord encore une brève remarque. En déterminant la « règle générale » qui dicte la conduite de ceux qui participent à l’échange, Böhm-Bawerk établit les trois « règles » suivantes :

« Tout d’abord il [c’est-à-dire l’amateur, N.B.] ne fera l’échange que s’il peut en tirer avantage ; ensuite il préférera échanger moyennant un gros avantage plutôt qu’un petit ; et il préférera enfin un échange dont il tirera un petit avantage à l’absence de tout échange »[78].

La première de ces trois règles est fausse. Il existe en effet des cas où les vendeurs effectuent l’échange à perte, agissant selon la règle : une petite perte vaut mieux qu’une grande. C’est ce qui se produit lorsque, par suite de la conjoncture du marché, les capitalistes se voient obligés de vendre leur marchandise au-dessous du prix de revient. Böhm-Bawerk dit lui-même d’ailleurs à ce propos que dans ces conditions seul « un imbécile sentimental » renoncera à la vente de sa marchandise. En pareil cas l’évaluation première du vendeur, telle qu’il l’a présentée au marché, s’efface devant la force élémentaire de la conjoncture, l’obligeant à faire un échange qui représente une perte pour son entreprise.

Passons maintenant aux facteurs qui, dans le cadre de la « loi des prix » formelle, exposée plus haut, déterminent le niveau de ces prix. Böhm-Bawerk dénombre six de ces facteurs : 1° Le nombre de demandes visant la marchandise ; 2° La grandeur absolue de la valeur subjective de la marchandise aux yeux des amateurs ; 3° La grandeur absolue de la valeur subjective du prix en argent aux yeux des amateurs ; 4° La quantité de marchandises à vendre ; 5° La grandeur absolue de la valeur subjective de la marchandise aux yeux des vendeurs ; 6° La grandeur absolue de la valeur subjective du prix en argent pour les vendeurs. Voyons ce qui, d’après Böhm-Bawerk, détermine chacun de ces facteurs.

1° Le nombre des demandes concernant la marchandise. — A ce propos Böhm-Bawerk s’exprime ainsi :

« Sur ce facteur il y a peu de chose à dire qui n’aille de soi. Il est évidemment influencé d’une part par l’étendue du marché, d’autre part par le caractère du besoin... Du reste — et c’est la seule réflexion d’intérêt théorique que l’on puisse faire ici — celui qui, en raison de son état de besoin désire posséder la marchandise, n’en est pas forcément amateur... Une foule de gens, tout en ayant besoin d’un bien et désirant le posséder, s’abstiennent pourtant volontairement (!) d’en faire état sur le marché parce que leur évaluation du prix en argent, étant donné son taux présumé [souligné par l’auteur], dépasse de si loin l’évaluation de l’article que la possibilité économique d’en faire l’achat est exclue d’emblée pour eux.»[79]

Le « nombre des demandes » est donc tout simplement déterminé par le nombre de demandes, moins le nombre de ceux qui s’excluent eux-mêmes de l’achat ; ce nombre dépend des prix du marché, qui à leur tour sont apparemment déterminés par « le nombre de demandes ».

2° L’évaluation de la marchandise par l’acheteur. — Böhm-Bawerk écrit à ce sujet : « La grandeur de la valeur se détermine... en général par la grandeur de l’utilité marginale. »[80] Nous avons analysé cette phrase plus haut, et nous avons trouvé que les acheteurs n’évaluaient nullement la marchandise selon son utilité marginale. Le correctif que tente d’y apporter Böhm-Bawerk au moyen de sa théorie de la substitution n’est rien de plus qu’un cercle vicieux théorique.

3° La valeur subjective du bien aux yeux des amateurs. —- Tous les éclaircissements qu’apporte Böhm-Bawerk à cet égard se résument par la phrase suivante :

« En général, la valeur subjective de l’unité monétaire sera donc plus petite pour les riches, plus grande pour les pauvres. »[81]

La théorie de l’argent consiste au fond en ce que la valeur subjective de l’argent —— aussi bien pour les vendeurs que pour les acheteurs, — est leur propre valeur d’échange subjective, qui est déterminée à son tour par le prix de la marchandise sur le marché. Si bien que cette « raison déterminante des prix » est, elle aussi, expliquée par les prix eux-mêmes.

4° La quantité de marchandise à vendre. — Les raisons déterminantes sont : a) des conditions purement naturelles (telles que quantité limitée de terrain) ; b) des conditions sociales et juridiques (monopoles) ; c) « dans une mesure particulièrement grande », le niveau du coût de production. Comme nous l’avons exposé la théorie de Böhm-Bawerk n’offre aucune explication de ce coût de production, celui-ci étant déterminé d’une part par l’utilité marginale du produit, que d’autre part il détermine lui- même.

5° La valeur subjective de la marchandise aux yeux du vendeur. — Böhm-Bawerk en fournit une double formulation. La première consiste en ce que... « l’utilité marginale immédiate, et en outre la valeur d’usage subjective qu’un article présente pour lui, est généralement extrêmement basse » [82].

Comme nous en avons fourni la preuve détaillée, cette formulation ne correspond pas à la réalité, étant donné qu’une estimation des marchandises à vendre selon l’utilité n’existe pas, autrement dit qu’elle est mathématiquement égale à zéro. D’autre part, il est évident que les vendeurs, en estimant leur marchandise, ne la taxent pas du tout « extrêmement bas ». C’est là qu’entre en scène la seconde formule de Böhm-Bawerk. « Le niveau du prix de marché » — dit-il dans un autre passage — « que chaque producteur peut obtenir pour son produit, sert d’étalon au niveau de la valeur (d’échange) subjective qu’il y place. »[83] Mais théoriquement cette formulation est encore moins acceptable, car le concept même de valeur subjective est une contradiction en soi : tantôt il sert de base d’où dérivent les prix, tantôt il suppose que les prix sont donnés.

6° La valeur objective du prix en argent pour les vendeurs. — « Sur ce point — dit Böhm-Bawerk — les choses se passent dans l’ensemble comme pour la valeur que possède le prix en argent pour les acheteurs. Cependant, chez les vendeurs, il peut arriver plus souvent encore que chez les acheteurs que ce qui détermine pour eux la valeur du prix en tant qu’« argent » ne réside pas tant dans leur situation de fortune en général, que dans un besoin particulier d’argent liquide. »[84]

II faut donc distinguer ici deux moments : 1) l’estimation de l’argent en fonction de « la situation de fortune en général »; estimation qui à son tour, s’établit en fonction de deux facteurs : la quantité d’argent dont dispose le possesseur, et le prix des marchandises ; 2) l’estimation de l’argent en fonction du « besoin particulier », c’est-à-dire de la conjoncture du marché, qui à son tour n’est rien de plus qu’un état donné des prix de marché. Nous constatons donc que la nature particulière de l’argent, en tant que valeur d’échange, ne fournit aucun moyen d’expliquer ce phénomène du point de vue de l’utilité, si bien que la théorie de Böhm-Bawerk est condamnée à tourner en rond.

« Ainsi — écrit Böhm-Bawerk —, tout au long du processus de formation du prix... il n’y a pas une seule phase, pas un seul trait dont la cause ne se ramène à l’estimation subjective, et nous sommes donc pleinement autorisés à qualifier le prix de résultante de la rencontre sur le marché des estimations subjectives de la marchandise et du prix en argent. »[85]

Mais, comme nous l’avons déjà exposé dans la première partie, c’est là une conception irrecevable : elle néglige la réalité fondamentale qu’est le rapport social entre les hommes — rapport qui est donné d’emblée et qui façonne la psychologie individuelle de chacun en l’investissant d’un contenu social. Aussi toutes les fois que la théorie de Böhm-Bawerk fait appel à des mobiles individuels pour en déduire un phénomène social, cet élément social est introduit d’avance sous une forme plus ou moins voilée, de sorte que toute la construction devient un cercle vicieux, une erreur logique ininterrompue ; erreur qui ne peut servir d’explication qu’en apparence, et ne fait en réalité que démontrer l’impuissance complète de la théorie bourgeoise moderne. Ainsi, on a vu dans l’analyse de la théorie des prix que sur les six « motifs déterminants » de la formation des prix, pas un seul n’est vraiment expliqué de façon satisfaisante. La théorie de la valeur de Böhm-Bawerk est incapable d’expliquer le prix en tant que phénomène. L’étrange fétichisme de l’école autrichienne qui impose à ses disciples des œillères individualistes, leur dissimulant le rapport dialectique des phénomènes — ces fils sociaux qui se nouent d’un individu à l’autre et font seuls de l’homme un « animal social » — ce fétichisme détruit à la racine toute possibilité de saisir la structure de la société moderne. La solution de ce problème reste, encore et toujours, réservée à l’école marxiste.

  1. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., pp. 37-38.
  2. Ibid., p. 38.
  3. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 39, souligné par l’auteur.
  4. Cf. R. Stolzmann, Der Zweck in der Volkswirtschaft., p. 723.
  5. Böhm-Bawerk, Grundziige..., p. 39. « Les acheteurs, dit Scharling, décident du prix qu’ils veulent payer la marchandise, non pas en fonction de leur propre estimation de son utilité, mais selon le prix supposé que le consommateur est censé vouloir la payer » (loc. cit., p. 20).
  6. A propos de Wieser, autre théoricien de la théorie de l’utilité marginale, qui n’analyse pas les conditions de l’économie d’échange, Böhm fait l’observation suivante : « La phrase de Wieser (Wieser, Ursprung und Hauptgesetze des wirtschaftlichen Wertes, p. 128, Origine et lois essentielles de la valeur économique) selon laquelle l’utilité marginale doit toujours « appartenir à la sphère d’utilité des biens de la même espèce », ne vaut donc que compte tenu de la clause restrictive qui en découle c’est-à-dire en faisant abstraction de l’existence de tout commerce d’échange » (Grundzüge..., p. 39, note). Wieser ne fournira donc aucune explication du processus d’échange ; Böhm essaie d’en donner une, mais il trébuche immédiatement. Décidément, cela se passe comme dans le proverbe russe : « la gueule sauvée, la queue engloutie — la queue sauvée, la gueule engloutie » (Cf. aussi, L. Walras, Principe d’une théorie mathématique..., ch. III, § : « Courbes de demandes effectives », pp. 12, 13, 14). Au fond, les formules de Walras ne sont rien d’autre que de simples tautologies (cf. p. 16 de loc. cit).
  7. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 516, cf. aussi Kapital und Kapitalzins, t. II, lre partie, p. 497.
  8. lbid., p. 517.
  9. lbid., p. 518.
  10. lbid., p. 518.
  11. lbid., pp. 518-519.
  12. Scharling, loc. cit., p. 29; ainsi que Lewin, Arbeitslohn und soziale Entwicklung (Salaire et développement économique), Appendice.
  13. Böhm-Bawerk, Grundziige..., p. 519. Le concept de valeur d’échange subjective se présentera par la suite, et fera l’objet d’une critique approfondie.
  14. Ibid., p. 519.
  15. Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, t. II, lre partie, p. 403, note.
  16. lbid.
  17. La différence consiste uniquement dans le fait que Roscher voyait dans l’homme présocial le prolétaire, tandis que Böhm-Bawerk voit dans le prolétaire l’homme présocial.
  18. « Les tentatives en vue de critiquer cette théorie (c’est-à-dire celle de l’utilité marginale, N.B.) — écrit TouganBaranowsky — sont pour la plupart si faibles qu’elles ne nécessitent aucune réfutation sérieuse. L’objection principale à l’égard de cette théorie, selon laquelle la grandeur de la satisfaction que nous tirons des biens économiques n’admet pas de comparaison quantitative, a déjà été réfutée par Kant... » (M. J. Tougan- Baranowsky, Fondements de l’économie politique, 2e éd., Saint-Pétersbourg, 1911, p. 56). Cette objection, nous ne la trouvons nullement « essentielle », elle compte au contraire, parmi les moins justes. Ce qui est frappant, c’est de voir Tougan-Baranowsky passer complètement sous silence les autres objections, par exemple, celles de Stolzmann, dont il doit connaître les deux ouvrages
  19. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 40.
  20. « Pour mener à bonne fin l’examen du problème de la valeur il convient de s’expliquer... comment il se fait que tels objets d’usage sont produits en petit nombre, tels autres en grand nombre... » Mais c’est en vain que le lecteur cherchera chez les théoriciens de l’utilité marginale une réponse claire à cette question (Tougan-Baranowsky, loc. cit., p. 46).
  21. « On constatera que les exemples choisis par Böhm-Bawerk sont dépourvus de cette marque distinctive de l’économie nécessaire à toute économie, à savoir l'activité du sujet économique... Non seulement pour l’homme, mais pour tout être vivant, une provision de biens n’est possible que comme résultat d’une certaine activité » (Alexander Schor, Kritik der Grenznutzentheorie, Conrads Jahrbücher, t. 23, p. 248). Voir aussi R. Stolzmann, Der Zweck in der Volkswirtschaft, p. 701 : « c’est seulement la grandeur ou la petitesse des provisions données, c’est-à-dire en fin de compte la productivité de base primaire, le travail et le sol... qui déterminent l’ampleur de l’offre possible, le nombre d’exemplaires à produire de chacun des biens, et par là seulement l’étendue effective de la consommation possible ».
  22. Bohm-Bawerk, Grundzüge..., p. 32
  23. Chelesnov observe justement que les autrichiens oublient « que dans leur activité économique les hommes s’efforcent de maîtriser le manque de dons de la nature au moyen d’efforts particuliers, grâce auxquels les limites de la dépendance de l’homme à l’égard du monde matériel deviennent plus élastiques et de plus en plus vastes » (Chelesnov, Précis d’économie politique, Moscou, 1912, p. 380).
  24. « ...Sa rareté relative fait d’elle (de la marchandise, N.B.) subjectivement, un objet d’évaluation, tandis qu’objectivement — du point de vue de la société — sa rareté est fonction de la dépense de travail et trouve sa mesure objective dans la grandeur de celle-ci. » R. Hilferding, Böhm-Bawerk Marx-Kritik, p. 13.
  25. Karl Marx, Misère de la Philosophie, p. 37.
  26. Dans un autre passage de son ouvrage, Böhm reconnaît l’importance de ce moment, ce qui démontre son inconséquence, puisque selon lui, le coût de la production ne dépend que de la valeur marginale. Et c’est le cercle vicieux. Nous en reparlerons plus loin, à propos d’autre chose. Carver ne se contente nullement de contempler les météores tombés du ciel. Il analyse surtout les biens produits. Cf. Carver, loc. cit., pp. 27-31.
  27. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., pp. 40-41.
  28. Notons le fait suivant : autrefois, Böhm affirmait (au sujet de la volonté de surmonter les contradictions inhérentes à la théorie de l’utilité de substitution) que le prix ne pouvait pas constituer un principe directeur, car le prix payé par telle personne se constitue sur le marché par la participation active de cette personne. A présent, Böhm semble l’avoir complètement oublié.
  29. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 52.
  30. lbid., pp. 52-53.
  31. Gustav Eckstein, Zur Methode der politischen Ökonomie, (Neue Zeit, XXVIII, t. I, p. 371).
  32. En ce qui concerne la satisfaction « directe » et « indirecte » des besoins, il faut souligner qu’en l’occurrence BöhmBawerk s’écarte de la terminologie de K. Menger : « La valeur dans le premier cas (c’est-à-dire dans l’économie naturelle, N.B.) et la valeur dans le second cas (évaluation de la valeur d’échange, N.B.) ne sont... que deux formes différentes du même phénomène de la vie économique. Mais ce qui dans chacun des deux cas, confère un caractère particulier au phénomène de la valeur, c’est le fait que pour les sujets économiques qui en disposent les biens acquièrent la signification que nous appelons leur valeur, dans le premier cas en fonction de leur usage direct, dans le second, en fonction de leur usage indirect. Ainsi appelons-nous la valeur — dans le premier cas — valeur d’usage, mais dans le dernier, valeur d’échange » (K. Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871, pp. 214-215).
  33. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., pp. 53-54.
  34. lbid., p. 54.
  35. « Vu de près — dit W. Scharling, — c’est justement (dans l’évaluation indirecte) en raison de cette « valeur d’échange subjective » que l’évaluation subjective de la composition du bien semble être l’élément plutôt subordonné ». (W- Scharling, loc. cit., p. 29).
  36. Il est intéressant de constater que dans son article très étendu qui traite spécialement de l’argent (cf. « argent » dans le Dictionnaire des sciences politiques, vol. 4) K. Menger ne fournit pour ainsi dire aucune analyse théorique de l’argent.
  37. « La valeur d’usage de la marchandise argent se dédouble. En plus de sa valeur d’usage particulière en tant que marchandise, tel que l’or par exemple, qui sert à boucher des dents creuses, la matière première d’articles de luxe, etc., elle reçoit une valeur d’usage formelle, qui résulte de ses fonctions sociales spécifiques. » Karl Marx, Le Capital, L. I, p. 56.
  38. G. Eckstein : « La quadruple racine du principe de la raison insuffisante de la théorie de l’utilité marginale. Une Robinsonnade. » Neue Zeit, 22, vol. II, p. 812. La littérature russe y fait également allusion (cf. par exemple A. Manouilov, La notion de valeur selon la doctrine des économistes des écoles classiques, p. 26).
  39. Ludwig von Mises, l’un des derniers représentants de l’école autrichienne, spécialiste de la question de la monnaie, reconnaît dans son livre, Théorie de l’argent et des moyens de circulation, que la théorie autrichienne de l’argent n’est pas satisfaisante. Il dit à ce sujet : « Il est impossible d’étudier la valeur subjective de l’argent sans entrer dans sa valeur d’échange objective ; à l’opposé des marchandises, l’argent suppose l’existence indispensable d’une valeur d’échange objective, d’une capacité d’achat. La valeur subjective de l’argent ramène toujours à la valeur subjective des autres biens économiques que l’on peut recevoir en échange de l’argent ; c’est une notion dérivée. Celui qui veut évaluer l’importance d’une somme d’argent déterminée, sachant que la satisfaction d’un besoin en dépend, ne peut pas faire autrement que d’avoir recours à une valeur d’échange objective de l’argent. Ainsi toute évaluation de l’argent se fonde sur une vue déterminée de sa capacité d’achat (cité d’après un compte rendu de Hilferding dans la Neue Zeit, 30e année, vol. II, p. 1025). Mises essaie de vaincre ce cercle vicieux historiquement, à la manière dont Böhm-Bawerk le fait à propos de la valeur de substitution, avec le même succès, évidemment. A ce sujet, cf. Hilferding, loc. cit., pp. 1025-1026.
  40. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 56.
  41. lbid.
  42. Ibid., p. 57.
  43. Ibid., p. 57.
  44. Wieser, Der natürliche Wert, p. 72, de même que Strouvé, loc. cit., vol. II, Moscou, 1916.
  45. Cf. Grundzüge..., p. 62, Kapital und Kapitalzins, vol. II, lre partie, p. 28, note : « La part physique serait le plus souvent impossible à calculer... ce qui n’a d’ailleurs aucune importance. En revanche, on peut le plus souvent, fort bien constater le montant d’utilité ou de valeur dont on aurait dû se passer en l’absence d’un certain facteur déterminé — et cette quote-part conditionnée par la possession ou l’existence d’un facteur, je l’appelle la part économique de celui-ci au produit de l’ensemble. »
  46. lbid., p. 59.
  47. « A en juger par la pratique économique, il existe une règle de la répartition. Pratiquement, personne ne se contente de penser que le revenu est dû à tous les facteurs de production dans leur ensemble. Tout le monde comprend et manie, plus ou moins bien, l’art de la répartition du revenu. Un bon commerçant doit savoir et sait ce que lui rapporte un bon ouvrier, si une machine est rentable, à combien lui revient la matière première, combien lui rapporte tel terrain, et combien tel autre. S’il ne le savait pas, s’il n’était capable que de faire la balance dans l’ensemble, grosso modo, entre la mise de fonds et le succès de la production, il manquerait totalement de renseignements au cas où le succès serait inférieur à la mise » (Wieser, Der natürliche Wert, pp. 70-71).
  48. Avec la réserve que cela ne vaut que pour la psychologie individuelle du producteur de marchandises. La question se pose de façon toute différente quand on se place au point de vue social. Alors toute « l’addition économique » ne peut se rapporter qu’au travail social. Ces deux points de vue, Marx les sépare strictement l’un de l’autre (voyez par exemple, le calcul du profit sur l’ensemble du capital et pas seulement sur sa partie variable). Il nous semble que dans sa critique pénétrante de la théorie de l’intérêt de Böhm-Bawerk, J. Helphand (Parvus) a négligé ce point. Cf. sa Ökonomische Taschenspielerei, (tours de passe- passe économiques) dans la Neue Zeit, année X.
  49. ... « Mais dans l’économie de la circulation il n’existe rien qui corresponde à une pareille utilité marginale sociale » (J. Schumpeter, Bemerkungen über das Zurechnungsproblem (note sur le problème de la valeur ajoutée), Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, vol. 18, 1909, p. 102).
  50. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 60.
  51. Ibid., p. 60.
  52. Les divergences entre Wieser et Böhm-Bawerk sur le problème de la valeur ajoutée, reposent essentiellement sur leur position différente dans la question de la valeur d’ensemble des biens, dont il a été question plus haut. Voir à ce sujet Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, vol. II, 2° partie, Exkurs, VII Les notes sur « les problèmes de la valeur ajoutée » (Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, vol. 18) déjà citées, contiennent une critique analogue de Wieser liée à sa critique du concept de « valeur d’ensemble » due à Schumpeter.
  53. J. Schumpeter, Bemerkungen..., p. 83, souligné par l’auteur.
  54. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 64.
  55. Ibid., p. 64.
  56. Ibid., p. 65
  57. Ibid., p. 69.
  58. Par « biens de productions apparentés », Böhm-Bawerk désigne les biens produits par les mêmes moyens de production (lbid., p. 70).
  59. lbid., p. 71.
  60. Nous avons en vue les « biens reproductibles ». La théorie des biens non reproductibles (et de leur prix, pas de leur valeur, si l’on emploie le vocabulaire marxiste) exigerait une étude spéciale. Selon nous, c’est justement la théorie de la valeur des biens librement reproductibles qui est importante, car c’est là que prend naissance tout le développement social ; la tâche essentielle de l’économie politique consiste précisément à en découvrir les lois. La théorie marxiste de la rente en liaison avec la question du prix de la terre offre un exemple d’une théorie des prix appliquée à des biens non reproductibles.
  61. Voici le texte complet du passage intéressant : « C’est intentionnellement que j’ai parlé plus haut de « causes » qui naissent « du côté des biens de production », et non de « causes » qui naissent du côté de la valeur des biens de production. Car il me semble que même si l’impulsion causale provient de conditions qui ont lieu du côté des biens de production, l’enchaînement causal ultérieur est tel que la valeur des biens de production ne se situe pas en avant mais en arrière de la valeur des produits. La plus grande abondance d’un moyen de production est (indirectement) cause de la valeur amoindrie du produit; mais la valeur amoindrie du moyen de production qui lui aussi en procède indirectement, est malgré tout non pas cause, mais conséquence de la valeur amoindrie des produits. Car l’enchaînement est le suivant : la quantité augmentée de (minerai de cuivre) cuivre aboutit à une plus grande quantité de produit cuivreux; celle-ci provoque une plus forte saturation des besoins relatifs aux produits de cette nature ; en conséquence, un besoin moins important prend la place des « besoins dépendants », par suite de quoi l’utilité marginale et la valeur des produits cuivreux, puis en fin de compte, l’utilité marginale et la valeur du bien de production cuivre qui en résulte se trouve diminuée » (Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, 2e partie, II, Exkurs VIII, p. 257).
  62. A proprement parler, ce n’est pas une cause, mais une condition. La méconnaissance de ce fait provoque une confusion analogue à celle qui existe en sociologie dans la théorie de l’action réciproque. Cf. par exemple Dietzel : « Cette alternative (à savoir ce qu’il faut considérer comme cause : la valeur du coût de production ou la valeur du produit, N.B.) n’existe pas. Mais la valeur des biens de production et la valeur des biens marginaux se conditionnent réciproquement. Aucun bien de production, dont les produits (biens de jouissance) seraient des objets sans valeur — inutiles et surabondants, n’a... de valeur économique. Ainsi la valeur du produit apparaît comme la cause de la valeur du bien de production » Heinrich Dietzel, Zur Klassischen Wert und Preistheorie, Conrads Jahrbücher, 3e série, vol. I, p. 694).
  63. Böhm-Bawerk... pense que ce n’est pas la valeur, mais l’abondance du moyen de production qui en pareil cas, fait (indirectement) baisser la valeur du produit. C’est une réflexion très subtile. Mais en tout cas pas plus juste que la proposition : ce n’est pas la valeur du produit, mais le besoin de ce produit qui réagit sur la valeur des moyens de production. Certes, l’opposition : non pas la valeur, mais l’abondance, n’est pas contraignante. L’abondance des biens de production n’exerce un effet sur la valeur prévisible du produit, plus précisément sur sa quantité prévisible, que si elle a exercé un effet préalable sur la valeur du moyen de production ou du moins qu’on peut prévoir cet effet. Elle n’a pas d’influence si cet effet sur la valeur du moyen de production se trouve annulé par un cartel ou par une augmentation de la demande dans une autre branche d’utilisation du moyen de production » (Dr Karl Adler, Kapitalzins und Preisbewegung, édit. Dunker et Humblot, Munich et Leipzig, 1913, pp. 13-14, note).
  64. Cf. Exkurs, XIII (valeur et coût), p. 258, note.
  65. Scharling, Grenznutzentheorie und Grenzwertlehre (Théorie de l’utilité marginale et doctrine de la valeur marginale), Conrads Jahrbücher, III F., vol. 27, p. 25 : « Toute la chaîne devient trop longue pour que l’on puisse exécuter ce calcul. »
  66. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., pp. 70-71, note (souligné par l’auteur).
  67. Voir Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 538, « le niveau du prix du marché que chaque producteur peut obtenir pour son produit, donne la mesure du niveau de la valeur (d’échange) subjective qu’il y attache... ».
  68. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 521.
  69. Cf. Chapochnikov, La théorie de la valeur et de la distribution, pp. 37-38, et la référence à Stolzmann et Manouilov qui s’y trouve.
  70. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 69.
  71. G. Eckstein, Neue Zeit, XXVIII, vol. I, p. 371. Böhm écrit lui- même : « Un marchand de bois désireux d’acheter du bois pour la fabrication de douves, aura vite fait de calculer la valeur que ce bois représente pour lui; il fera le compte du nombre de douves qu’il pourra en fabriquer, et il sait, dans les conditions données du marché, ce que valent les douves ; il n’a à s’occuper de rien d’autre » (Grundzüge..., p. 65). Certes, le marchand de bois « aura vite fait son calcul » et « n’a à s’occuper de rien d’autre », mais cela on ne peut nullement le dire de Böhm lui-même.
  72. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 493.
  73. lbid., p. 494
  74. lbid., p. 499.
  75. lbid., p. 500 : Böhm-Bawerk entend par capacité d’échange le rapport entre le bien à acquérir et celui qu’on possède. « De manière générale, le concurrent qui disposera de la plus grande capacité d’échange sera donc celui qui, en comparaison du bien étranger à échanger, évaluera son propre bien au plus bas, ou, ce qui revient au même, celui qui, en comparaison de son propre bien à donner en échange, évaluera le bien étranger au plus haut. »
  76. lbid., p. 501.
  77. lbid., p. 501.
  78. lbid., p. 489
  79. Ibid., pp. 514-515
  80. Ibid., p. 515.
  81. Ibid., p. 520.
  82. lbid., p. 521.
  83. lbid., p. 538.
  84. lbid., p. 521.
  85. lbid., p. 503.