IV. La théorie du profit

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1. Importance du problème de la distribution. Position de la question[modifier le wikicode]

S’il est vrai que chaque domaine particulier de l’économie politique progresse dans le sens que lui imprime celui qui l’étudie, cela se vérifie tout spécialement dans la théorie de la distribution, et plus précisément encore dans celle du profit. Car ce problème touche de très près la « praxis » des classes en lutte, il concerne directement leurs intérêts ; ce n’est donc pas sans raison que l’apologie tantôt assez grossière, tantôt très subtile, quoique facile à déceler, de l’ordre social moderne, s’y est solidement incrustée. D’un point de vue logique la question de la distribution, qui, selon Ricardo, est un des problèmes les plus importants de l’économie politique[1] a une importance capitale. Impossible de comprendre les lois du développement social, sans avoir analysé le processus de reproduction du capital social — pour autant du moins qu’il s’agit de la société moderne. Dès les premières tentatives de comprendre le mouvement du capital— nous pensons au fameux Tableau économique de Quesnay — le plan de distribution a occupé une large place. Mais même si l’on ne se pose pas pour tâche de saisir le mécanisme de la production capitaliste dans son ensemble et « à l’échelle sociale tout entière », le problème de la distribution revêt par lui-même un intérêt théorique considérable. Quelles sont les lois qui régissent la répartition des biens parmi les différentes classes sociales ? Quels sont les rapports réciproques entre ces catégories ? De quoi dépend, à chaque instant, leur grandeur ? Quelles sont les tendances de l’évolution sociale qui déterminent ces grandeurs ? Telles sont les questions fondamentales que se pose la théorie de la distribution. Tandis que la théorie de la valeur analyse le vaste phénomène fondamental de la production de marchandises, la théorie de la distribution analyse les antagonismes sociaux du capitalisme, de la lutte des classes, qui est en train de revêtir de nouvelles formes spécifiques, propres à l’économie marchande comme telle. Comment cette lutte de classe acquiert-elle sa formulation capitaliste, autrement dit, comment cette lutte se manifeste-t-elle sous forme de lois économiques ? C’est la réponse à ces questions qui constitue la tâche d’une théorie de la distribution capitaliste[2].

Certes les théoriciens ne sont de loin pas unanimes à concevoir leur tâche de cette manière. Dès l’énoncé du problème on discerne deux orientations fondamentales. « On se trouve ici — écrit N. Chapochnikov, un des spécialistes récents en la matière — en présence de deux points de vue diamétralement opposés, dont l’un seulement peut être juste. »[3]

La différence consiste en ce que l’un des groupes d’économistes cherche à expliquer la source du soi-disant « revenu sans travail » par les conditions permanentes et « naturelles » des affaires humaines, tandis que l’autre y voit les conséquences de conditions historiques particulières ou pour parler concrètement, le résultat de la propriété privée des moyens de production. Cependant on peut formuler le problème de façon à lui donner une plus vaste envergure, car d’abord il ne s’agit pas seulement de « revenu sans travail », mais aussi de « revenu du travail » (la notion de salaire par exemple est une notion corrélative au profit, elle surgit et disparaît avec celui-ci) ; ensuite on peut poser la question des formes de distribution en général, non seulement celles de la distribution capitaliste, mais la dépendance générale où sont les formes de distribution des formes de production.

L’analyse de cette question aboutit à ceci : à considérer le processus de distribution sous l’angle fonctionnel, il n’est rien d’autre qu’un processus de reproduction des rapports de production ; tout rapport de production historiquement déterminé présente une forme de distribution adéquate qui reproduit le rapport de production donné. Il en va de même du capitalisme.

« ...Le processus de production capitaliste [est] une forme historiquement déterminée du processus de production social en général. Celui-ci est aussi bien processus de production des conditions d’existence matérielle de la vie humaine, que processus qui se déroule dans des conditions de production historiques-économiques d’un caractère spécifique, processus qui produit et reproduit ces rapports de production eux-mêmes et par conséquent les porteurs de ce processus, leurs conditions d’existence matérielle et leurs rapports mutuels, c’est-à-dire la forme de leur société économique déterminée. »[4]

Le processus de distribution capitaliste qui s’effectue lui aussi sous des formes historiques tout à fait déterminées (achat et vente de la force de travail, paiement de sa valeur par les capitalistes, source de plus-value) n’est précisément qu’une partie composante, un certain côté du processus d’ensemble du mode de production capitaliste. Si le rapport entre capitaliste et travailleur constitue le rapport de production fondamental, les formes de la distribution capitaliste, elles, — les catégories du salaire et du profit — reproduisent ce rapport fondamental. Ce qui importe, c’est de ne pas mêler les processus de production et de distribution « comme tels », et les formes économiques-historiques du moment qui constituent « la structure économique de la société », c’est-à-dire le type de rapports humains du moment. On aboutit alors à une conclusion très claire, à savoir : pour s’expliquer une structure sociale quelconque, il suffit de la concevoir comme un type de rapports spécifiques, devenu historique, c’est-à-dire comme un type ayant des limites historiques et des particularités qui n’appartiennent qu’à lui. En raison de son étroitesse, l’économie politique bourgeoise ne dépasse pas les limites de la définition générale. « ...Les économistes [ont] confondu ou mélangé le processus naturel de la production et les processus de production sociaux conditionnés par le droit de propriété foncier et capitaliste, par suite de quoi ils ont abouti à une conception du capital qui ne correspond en rien à la réalité du monde de l’économie politique. »[5]

Cependant Rodbertus lui aussi, contrairement à la conception marxiste conséquente et unifiante, s’est ménagé une porte de sortie facile en faisant état du concept « logique » de capital en tant que catégorie soi-disant inhérente à toutes les formes économiques. Du point de vue de la terminologie c’est pourtant là une chose parfaitement superflue (l’expression : « moyen de production » traduit fort bien ce concept), et néfaste quant au fond car sous le couvert d’une innocente argumentation sur les moyens de production (« capital ») on introduit frauduleusement la solution de problèmes sociaux d’un tout autre ordre.

Une fois posé le problème de la nature de la distribution dans la société moderne, nous n’en viendrons à bout que si les particularités du capitalisme restent présentes à notre esprit. C’est ce que Marx a brillamment et brièvement résumé par la phrase suivante :

« De même que le capital, le travail salarié et la propriété foncière sont des formes sociales historiquement déterminées ; l’une celle du travail, l’autre, celle de la planète monopolisée, toutes deux étant des formes qui correspondent au capital et appartiennent à la même formation économique de la société. »[6]

Comme on pouvait s’y attendre après l’étude de sa théorie de la valeur, Böhm-Bawerk suit fidèlement dans sa théorie du profit les traces de ces économistes qui croient bon de « déduire » le profit non pas des conditions historiques, mais des conditions générales de la production sociale. Cela suffirait en somme à prononcer la condamnation de « ses nouvelles voies »[7] ; car il paraît que tous les économistes qui considèrent le profit, la rente foncière et le salaire comme des catégories non pas historiques mais « logiques », se sont « écartés du bon chemin »[8].

Nous avons déjà eu l’occasion de constater où ses vues non historiques ont conduit Böhm-Bawerk. Leur contradiction et leur conflit avec la réalité s’accentue encore quand il aborde la théorie de la distribution, notamment celle du profit.

2. Le concept de capital. « Capital » et « Profit » dans l’Etat « socialiste »[modifier le wikicode]

Böhm-Bawerk entame son analyse du concept de capital en faisant travailler son « homme isolé », auquel il tient décidément, tantôt avec « le poing tout nu », tantôt en le dotant de moyens de production fabriqués par cet homme lui-même. D’où il conclut qu’il existe deux systèmes de production très généraux : « Ou bien... nous attribuons une valeur à notre travail à deux doigts du but..., ou bien nous faisons intentionnellement un détour. »[9] Autrement dit : ou nous allons droit au but, ou nous effectuons quelques opérations provisoires (production des moyens de production).

Etant donné que dans le second cas l’homme a recours aux forces naturelles, « plus fortes que le poing nu », le « détour » s’avère plus profitable que le simple travail du « poing tout nu ».

Ces propositions générales suffisent à Böhm-Bawerk pour formuler une définition du capital et du mode de production capitaliste.

« La production qui prend de sages détours n’est autre chose que ce que l’économie politique appelle la production capitaliste, tout comme la production qui va le poing nu, tout droit au but, représente la production sans capital. Cependant le capital n’est autre chose que l’ensemble des produits intermédiaires qui se forment aux différentes étapes du long détour. »[10] Et ailleurs : « Le capital en général est l’ensemble des produits qui servent de moyens d’acquérir des biens. De ce concept général du capital se détache le concept plus restreint de capital social. Nous appelons capital social un ensemble de produits propres à acquérir des biens d’ordre économique social ; ou encore ... comme la consommation de biens économiques-sociaux n’a lieu que par la production... ou, en bref, un ensemble de produits intermédiaires. »[11]

Les définitions que nous venons de citer suffisent à faire connaître les « fondements » de la théorie du profit de Böhm-Bawerk, elle camoufle le caractère historique du mode de production moderne et — ce qui est plus grave ici — elle camoufle sa nature de production capitaliste au vrai sens du terme, c’est-à-dire d’une production qui repose sur le travail salarié, sur la monopolisation des moyens de production par une classe sociale déterminée; par quoi disparaît complètement le trait caractéristique de la société moderne — sa structure de classe en proie à des contradictions internes, à une lutte de classe farouche. Quelles sont les bases logiques d’une pareille construction ? Les considérations de Böhm-Bawerk sont les suivantes : à tous les degrés de l’évolution sociale on trouve des « voies de production » ; certains phénomènes qui s’y rattachent sont du domaine des résultats définitifs de la production. En connexion avec les conditions historiques concrètes (telle que la propriété privée), ces phénomènes peuvent adopter différentes formes.

Toutefois, il faut distinguer ici entre la « nature » et la « forme ». C’est précisément pourquoi une étude scientifique approfondie doit analyser le « capital », le « profit », le « mode de production capitaliste », etc. non pas selon leur formulation actuelle, mais abstraitement. Tel est en gros le point de vue de Böhm-Bawerk[12]. C’est d’ailleurs aussi tout ce que l’on peut dire en faveur du point de vue de Böhm-Bawerk et des tentatives du même genre qui tendent à considérer le capital et le profit comme des catégories économiques « éternelles ». Quoique la séparation entre « nature » et « forme » soit juste en soi, elle n’est pourtant pas à sa place ici. En effet, la notion de « capital », « capitaliste », etc. n’évoque nullement l’harmonie sociale, mais la lutte de classe. C’est ce que Böhm-Bawerk sait fort bien. Dans sa critique des économistes qui incluent dans la notion de capital celle de la force de travail, il dit : « la science et le peuple ont une longue habitude de traiter certains grands problèmes sociaux sous l’étiquette de Capital, ce qui évoquait pour eux non pas une notion comprenant également le travail, mais une opposition à celui-ci. Capital et travail, capitalisme et socialisme, intérêt du capital et salaire du travail sont loin d’être d’anodins synonymes, ils sont au contraire l’expression des contrastes sociaux et économiques les plus profonds que l’on puisse imaginer »[13]. Fort bien. Mais s’il en est ainsi, il faudrait, pour être conséquent, aller plus loin sans s’arrêter à « l’habitude du peuple » et de « la science », mais placer consciemment les contradictions de classes de l’économie capitaliste en vedette. Ce qui veut dire que la monopolisation des moyens de production, telle qu’elle existe dans les conditions de l’économie marchande, est une caractéristique qu’il faut inclure dans la notion de capital en tant que déterminant essentiel et constitutif de celui-ci. La notion de capital conserve chez Böhm-Bawerk l’ancienne conception des moyens de production (voir ses « produits intermédiaires »), qui se présentent dans la société actuelle sous la forme de « capital » ; si bien que selon lui les moyens de production monopolisés par les capitalistes ne sont pas les « formes sous lesquelles apparaît » le capital dans la société moderne, mais le capital tout court ; ils sont une « forme sous laquelle apparaissent » les moyens de production tout court, sans aucun rapport avec une structure historique concrète quelconque.

On peut aborder la question par un autre biais. Si tous les « produits intermédiaires » sont du capital, comment peut-on alors éliminer ces « produits intermédiaires » dans l’économie moderne ? Supposons — bien qu’une telle supposition n’ait aucun sens — que le profit existe aussi dans « l’Etat socialiste » ; en ce cas le « profit » tomberait aux mains de toute la société, tandis que dans l’économie moderne il revient à une seule classe. C’est là une différence plus qu’essentielle. Pourtant, on ne trouve chez Böhm-Bawerk aucun terme pour désigner le profit « actuel ». Nous voyons cependant Böhm-Bawerk juger ses adversaires fort sévèrement et les critiquer sur le point même où il est en défaut. En s’élevant contre l’application de la notion de capital à la terre, critique pour laquelle il invoque le principe de « l’économie terminologique », il dit : « Car si nous appliquons la dénomination de capital à tous les moyens d’acquisition, alors la notion plus restreinte des concurrences ainsi que la branche de revenu qui y correspond, reste sans aucun nom, malgré leur importance. »[14] Il est pourtant évident que la différence entre « profit » dans l’Etat socialiste, qui suppose l’absence de classes, et le « profit » actuel est beaucoup plus profonde et plus importante que la différence entre profit et rente ! Au premier cas, il s’agit de la différence entre une société de classes et une société sans classe, au second de la simple différence entre deux classes d’une seule et même société, classes qui appartiennent au fond à la même catégorie, à savoir celle des possesseurs et des propriétaires.

L’absurdité de la terminologie de Böhm-Bawerk s’accentue parce qu’il n’existe aucune réalité économique de fait qui corresponde à son concept de production « non capitaliste » : la production au moyen du « poing nu » est une des nombreuses fictions de Böhm-Bawerk. Au contraire, le sauvage qui fouille le sol avec un bâton se transforme en un capitaliste qui gère une économie « capitaliste » et empoche même du « profit » ! ... Mais si toute production (étant donné qu’il n’existe pas de production sans moyens de production) est censée être « capitaliste », alors il faut bien faire des différences à l’intérieur de cette production « capitaliste », car il faudra bien, d’une façon ou d’une autre, distinguer le mode de production capitaliste « capitaliste », du mode de production « capitaliste » socialiste ainsi que du mode de production « capitaliste » communiste primitif, etc. Mais Böhm-Bawerk n’a qu’un seul terme pour ces trois genres différents de « production capitaliste ».

Le chapitre intitulé : « Les intérêts dans l’Etat socialiste » illustre à merveille la confusion que Böhm-Bawerk y introduit. Cet « Etat » conservera, lui aussi, le principe du profit dans toute sa vigueur, principe pourtant considéré actuellement comme le fruit de l’exploitation. Böhm-Bawerk explique cette « exploitation socialiste » de la façon suivante : « Admettons, dit-il, qu’il y ait deux branches de production : la boulangerie et la sylviculture. La journée de travail du boulanger donne comme produit le pain, dont la valeur se monterait, selon Böhm-Bawerk, à 2 florins (pour Böhm, même les florins subsisteraient dans « l’Etat socialiste »). La journée de travail de l’ouvrier sylviculteur consiste à planter cent jeunes chênes, qui, sans intervention d’aucune sorte, se transformant en un laps de temps de 100 ans en grands arbres, de sorte que la valeur globale du travail fourni par l’ouvrier forestier s’élèvera à 1.000 florins. C’est cette circonstance, c’est-à-dire la différence dans le temps de production (les réflexions que cela suscite feront l’objet de considérations ultérieures) qui devient la base sur laquelle se fonde le profit. « Mais si l’on paye — dit Böhm-Bawerk — les ouvriers forestiers seulement 2 florins par jour, tout comme les boulangers, alors on les « exploite » tout autant que le font aujourd’hui les entrepreneurs capitalistes. »[15]

Au cours de ce laps de temps de cent années, il se produit un accroissement de valeur, une « plus-value », « que la société empoche en la retirant par conséquent aux ouvriers qui l’ont produite, de sorte que ce sont les autres qui jouissent du fruit de leur travail. A travers la répartition, ils [les intérêts, N.B.] échoient à une catégorie de gens tout autres que ceux grâce au travail et au produit de qui il fut gagné..., d’autres gens, tout comme aujourd’hui (!), non pas en fonction du travail, mais en fonction de la propriété ou de la copropriété[16]. »

Ce raisonnement est faux d’un bout à l’autre. Même en régime socialiste le sol ne produit pas d’accroissement de valeur[17]. Que le travail soit affecté à la production immédiate de biens de consommation ou qu’il vise un « objectif lointain » quelconque, cela n’a aucune importance pour la société socialiste, étant donné qu’on y travaille selon un plan économique établi à l’avance et que les différentes catégories de travail sont considérées comme les parties d’un travail social commun nécessaire à la marche ininterrompue de la production, de la reproduction et de la consommation. De même que les produits plus ou moins lointains des unités sont consommés de façon ininterrompue et simultanée, les processus de travail plus ou moins éloignés de leur but se déroulent de façon ininterrompue et simultanée. Toutes les parties du travail social commun se fondent en un ensemble unique et inséparable; la seule chose qui importe pour déterminer la part qui revient à chaque membre (déduction faite de ce qui est versé aux fonds des moyens de production) c’est la quantité de travail fourni. C’est ce qui ressort aussi de l’exemple cité par Böhm-Bawerk : lorsqu’il parle des boulangers, dont le produit du travail est le pain, il oublie totalement que le pain n’est nullement le produit de travail des seuls boulangers, mais de tous les ouvriers, à commencer par ceux qu’occupe l’agriculture ; le travail des boulangers n’est que le maillon final de tout un processus. Si les ouvriers forestiers reçoivent des produits conformément à leur travail, ils reçoivent donc du même coup des unités de travail social plus ou moins éloignés, c’est-à-dire qu’ils se trouvent, par rapport aux autres membres de la société, dans la même situation que toute autre catégorie de travailleurs; car, répétons-le, dans un plan économique donné, l’importance du travail n’est pas fonction de l’éloignement du but de ce travail[18].

Il faut souligner un autre aspect, très important, de cette question. Supposons qu’au cours d’un circuit de production donné, la société socialiste perçoive un certain surplus de « valeur » (en l’espèce, peu importe de savoir pourquoi et en fonction de quelle « théorie de la valeur » s’effectue l’estimation du produit). Böhm-Bawerk convient que cette « plus-value » « sert à augmenter la quote-part (!) générale des salaires de la population ouvrière ».

Il n’y a donc aucune raison de donner au surplus ainsi obtenu le sens d’un profit. A quoi Böhm-Bawerk fait l’objection suivante. « Le profit, dit-il, ne cesse pas d’être du profit du fait qu’on le met en rapport avec les fins auxquelles on le fait servir; qui donc oserait affirmer que le capitaliste et son profit cessent d’être capitaliste et profit si un entrepreneur quelconque, ayant amassé des millions, utilise ceux-ci à des fins d’utilité publique ? »[19]

Cette « objection » fait apparaître d’emblée l’erreur de la position de Böhm-Bawerk. En effet pourquoi personne « n’oserait-il affirmer » qu’en raison des aspirations charitables des capitalistes, le profit cesse d’exister ? C’est qu’il ne s’agit ici que d’un cas d’espèce, sans aucun effet sur la structure générale de la vie sociale-économique : la nature de classe du profit n’est nullement détruite ; la catégorie du revenu, que la classe accapare grâce à la monopolisation des moyens de production, n’est pas détruite. La question serait tout autre si les capitalistes en tant que classe renonçaient au profit pour l’affecter à des fins d’utilité publique. En ce cas — pratiquement impossible — la catégorie profit disparaîtrait et la structure économique de la société prendrait un aspect différent de celui que présente la société capitaliste. Du point de vue de l’entrepreneur privé la monopolisation des moyens de production perdrait même toute raison d’être et les capitalistes cesseraient d’exister en tant que tels. Ce qui nous ramène une nouvelle fois au caractère de classe du capitalisme et à sa catégorie — le profit[20].

Seul un daltonisme proprement incroyable, qui vous empêche de discerner cette nature de classe, permet des affirmations comme celles-ci : « La caractéristique fondamentale de l’intérêt... ne saurait faire défaut même à l’économie isolée d’un Robinson. »[21] Comment expliquer un pareil daltonisme ? Böhm-Bawerk lui-même en fournit une excellente explication. « Chez nous aussi [c’est-à-dire parmi les économistes bourgeois, N.B.] — dit-il — on adore replâtrer les contradictions mal commodes, et masquer les problèmes scabreux. » Cet aveu dévoile parfaitement les mobiles psychologiques qui font éluder les contradictions de la réalité sociale, ce qui amène à inventer des arguments arbitraires, tirés par les cheveux, afin de justifier la réalité. « La théorie du capital-intérêt de Böhm-Bawerk — écrit Dietzel — issue de la théorie de l’utilité marginale, est destinée, elle aussi, non seulement à expliquer l’intérêt en tant que phénomène, mais encore à fournir le matériel propre à réfuter les arguments de ceux qui s’en prennent à l’intérêt comme institution. »[22] Cette vision apologétique amène Böhm-Bawerk à découvrir le phénomène-intérêt là où il n’y a ni classes, ni échange de marchandises (Robinson, Etat socialiste); elle l’amène à déduire le phénomène social qu’est l’intérêt des « propriétés générales inhérentes à l’âme humaine ». Passons maintenant à l’analyse de cette théorie bizarre, dont le succès ne peut s’expliquer que par la ruine complète de l’économie bourgeoise.

3. Caractère général du processus de production capitaliste. Formation du profit[modifier le wikicode]

Nous savons que pour Böhm-Bawerk la production capitaliste signifie une production qui a lieu à l’aide de moyens de production, ou par des « détours de production » pour employer son langage. Cette méthode de production présente à la fois un avantage et un inconvénient : le premier consiste dans la quantité supérieure de produits qu’elle permet d’obtenir ; le second consiste dans la perte de temps accrue qu’implique cet accroissement. En raison des opérations préalables (production de moyens de production et de tous les produits intermédiaires en général), les produits de consommation ne s’obtiennent pas immédiatement, mais après un délai relativement long :

« L’inconvénient que représente le mode de production capitaliste consiste en un sacrifice de temps. Les détours capitalistes sont avantageux, mais ils exigent beaucoup de temps, ils fournissent des biens de consommation plus nombreux ou de meilleure qualité, mais ils les fournissent avec retard. Cette proposition est « ... un des piliers de la théorie générale relative au capital[23].

Cette fatale différence de temps » implique l’attente : « Dans l’immense majorité des cas nous sommes obligés d’effectuer les détours de production dans des conditions techniques telles que pour obtenir les produits finaux prêts à la consommation, nous devons attendre un certain temps et souvent ce temps est fort long. »[24]

Cette particularité du « mode de production capitaliste » — estime Böhm-Bawerk — fonde la dépendance économique des ouvriers envers les entrepreneurs. Etant donné ces longs « détours », les ouvriers ne sauraient attendre la livraison des produits d’usage[25] ; les capitalistes, au contraire, peuvent non seulement attendre, mais dans certaines conditions, ils peuvent même avancer aux ouvriers — de façon directe ou indirecte — les produits d’usage contre la marchandise qu’ils possèdent, c’est-à-dire le travail. Le processus d’ensemble se déroule de la façon suivante : les entrepreneurs acquièrent les marchandises « d’ordre éloigné » (matières premières, machines, exploitation du sol et avant tout le travail) et les transforment grâce au processus de production en marchandises du premier ordre, c’est-à-dire en marchandises prêtes à la consommation (biens de consommation). Déduction faite de la rémunération de leur propre travail, etc. il reste encore aux capitalistes un certain surplus de valeur, dont l’importance correspond généralement à la somme du capital investi dans l’entreprise. C’est précisément ce qu’on appelle « l’intérêt primaire » ou « profit »[26].

Mais comment s’explique ce profit ? A cette question Böhm-Bawerk répond ceci :

« Avant de fournir une explication il convient de constater un fait important. Bien qu’ils soient matériellement présents, les biens d’ordre éloigné sont, selon leur nature économique, des marchandises futures. »[27]

Arrêtons-nous au concept de biens « présents » et « futurs » introduit par Böhm-Bawerk et qui tiennent une place extrêmement importante dans son « système ». Les besoins qui déterminent la valeur des biens peuvent être répartis sur différentes périodes; ils se rapportent soit au présent, et sont alors éprouvés de façon immédiate et particulièrement aiguë (« sentiments actuellement éprouvés »), soit à l’avenir (pour des raisons évidentes, on ne se préoccupe pas ici du passé). Les biens destinés à satisfaire des besoins présents, Böhm-Bawerk les appelle « biens présents »; les autres, destinés à satisfaire les besoins futurs, « biens futurs ». Si je dispose présentement d’une certaine somme, qui me permet de satisfaire à mes besoins courants, cette somme entre selon Böhm-Bawerk dans les « biens présents »; mais si je n’obtiens cette somme que passé un certain délai, je ne peux pas la faire servir à satisfaire mes besoins actuels, mais seulement des besoins futurs; cette somme constitue par conséquent un « bien futur ». Si divers que soient les délais sur lesquels ils s’échelonnent, les besoins actuels et les besoins futurs sont comparables entre eux; la valeur des biens actuels et des biens futurs peut donc, elle aussi, être comparée. Ce qui entraîne le principe suivant : « A égalité de nombre et de nature, les biens actuels valent régulièrement plus que les biens futurs. »[28]

« Cette proposition — poursuit Böhm-Bawerk — constitue le nœud et le point central de la théorie de l’intérêt qu’il me reste à développer. »[29]

Appliquée aux rapports entre capitalistes et ouvriers nous nous trouvons devant la situation suivante : parmi tant d’autres moyens de production, les capitalistes achètent aussi le travail. Mais « quant à sa nature économique », le travail, comme tout autre moyen de production, est un bien futur. La valeur du travail est donc moins grande que celle des biens qu’il produit. Supposons que x unités de travail fabriquent y unités de marchandises a, dont la valeur actuelle est égale à A ; la valeur de ya dans le futur, séparé du présent par toute la durée du processus de production, sera donc moins grande que A ; c’est à cette « valeur future du produit que correspond précisément la valeur actuelle du travail ». Le travail acheté actuellement, où sa valeur s’exprime par des « florins actuels », se payera donc une somme de florins moins grande que celle que percevra l’entrepreneur lui-même lors de la vente du produit, c’est-à-dire au terme du processus de production. Voilà la seule et unique cause pour laquelle l’achat des moyens de production, notamment du travail, est « bon marché » et que les socialistes considèrent avec raison comme la source du profit capitaliste, mais à tort comme le fruit d’une exploitation des ouvriers par le possédant[30]. Par conséquent : c’est l’échange des biens actuels contre des biens futurs qui entraîne la création du profit[31]. L’acte d’échange ne suffit d’ailleurs pas à créer par lui-même le profit, car l’entrepreneur a acheté le travail à sa pleine valeur actuelle, c’est-àdire à la valeur du produit futur. C’est que, pendant que la production progresse, sa marchandise future finit par devenir une marchandise présente, prenant ainsi la pleine valeur de la marchandise présente[32].

Ce surplus de valeur, provenant du processus de transformation des biens futurs en biens actuels, des moyens de production en biens d’usage, constitue alors le profit du capital. La cause principale du profit réside donc dans la différence d’appréciation qui existe entre biens et non des rapports sociaux propres à la structure de la société moderne.

Telles sont, sommairement tracées, les grandes lignes de la théorie du profit de Böhm-Bawerk.

La partie essentielle concernant les fondements de la théorie des valeurs futures comparées aux valeurs actuelles est traitée de manière approfondie; nous reviendrons plus loin sur l’exposé et l’analyse de cette théorie. Bornons-nous ici à quelques réflexions d’ordre général.

Nous avons vu qu’un des énoncés relatifs au « fondement de la théorie du capital dans son ensemble » est celui de la nécessité d’attendre, de l’usage à retardement, le « mode de production capitaliste » remettant la fourniture du produit fini à un terme relativement éloigné. D’où, selon Böhm-Bawerk, la dépendance économique de l’ouvrier vis-à-vis du capitaliste. Mais en réalité il n’est besoin ni « d’attendre », ni de retarder la consommation, pour la simple raison que le produit social, quelle que soit la tranche de production considérée et pourvu qu’il s’agisse d’un processus de production social, existe simultanément à tous les stades de sa fabrication. Marx lui-même a expliqué que la division du travail remplace la « succession dans le temps » par la « succession dans l’espace ». Ce processus, Rodbertus le décrit de la façon suivante : « Dans toutes les “entreprises” de toutes les branches et à tous les stades de production, le travail se fait de façon simultanée et ininterrompue. Pendant que dans les branches de production économique appartenant à la production de matières premières, de nouvelles matières premières sont arrachées à la terre, on procède dans le même temps dans les branches de production de produits semi-fabriqués à la transformation en produits semi-fabriqués des matières premières, tandis que dans les entreprises d’outillage on procède au remplacement des instruments de travail usés, et ainsi de suite jusqu’au dernier stade de production où sont de nouveau fabriqués des produits de consommation immédiate. »[33]

Tout comme le processus de production s’effectue de façon ininterrompue, celui de la consommation est également ininterrompu. Dans la société moderne il n’est pas besoin d’attendre que les « détours » autorisent la « jouissance » des biens, car le processus de production ne débute pas par l’obtention de matières premières et de « produits intermédiaires » de toutes sortes, ni ne s’achève par la fabrication des biens d’usage ; il constitue au contraire l’unité de tous ces processus qui s’opèrent simultanément. Lorsque nous analysons l’économie moderne, nous nous trouvons évidemment en face d’un système de production sociale déjà élaboré ; ce qui suppose la division du travail social en même temps que l’existence de différentes phases au sein du processus de production.

Le processus d’ensemble commenté par Marx se déroule de la manière suivante : admettons que le capital constant (dans la reproduction simple) soit égal à 3 c, dont un tiers, c’est-à-dire c, se transforme chaque année en moyens de consommation. Nous désignerons par v le capital variable circulant au cours de cette année et par pl la plus-value qui augmente chaque année. Le produit annuel, en valeur, sera alors égal à c + v + pl ; cependant, la nouvelle valeur produite chaque année ne sera que v + pl ; c ne sera pas reproduit du tout, mais simplement ajouté au produit, n’étant lui-même que le fruit d’une production antérieure, lors de l’année précédente ou des années passées. Chaque année, une partie de c « s’élargit » ainsi en « bien d’usage » ; de ce nombre (v + pl) d’heures de travail, c heures sont cependant consacrées chaque année à la fabrication des moyens de production. On voit donc que chaque cycle de production donné englobe en même temps aussi bien la production de moyens de production que celle d’objets de consommation, qu’en outre il n’est pas nécessaire de « remettre » la consommation à plus tard, que la production de moyens de production n’a rien d’une opération préliminaire, mais que les processus de production, de consommation et de reproduction se déroulent de façon ininterrompue. L’idée « d’attente » nécessaire, chère à Böhm-Bawerk, s’apparente aux idées d’abstinence[34] , et ne résiste pas à la critique.

Il nous reste à examiner l’importance de cette idée par rapport à celle que se fait Böhm-Bawerk sur la nature sociale du profit. Nous avons vu plus haut que Böhm-Bawerk voit dans la nécessité d’attendre la cause de la dépendance économique des ouvriers actuels et biens futurs, ce qui à son tour relève du « fait élémentaire de la nature humaine et de la technique de production », vis-à-vis des entrepreneurs. « C’est seulement parce que les ouvriers — croit-il — ne sauraient attendre que le détour amorcé par eux, l’extraction des matières premières et la fabrication d’outils, ait fourni le fruit mûr du rendement, qu’ils tombent économiquement sous la coupe de ceux qui possèdent déjà tout faits les produits intermédiaires en question, c’est-à-dire des « capitalistes ». Mais nous savons que les ouvriers n’ont nullement besoin « d’attendre » « le fruit mûr du rendement » ; ils peuvent au contraire vendre immédiatement leurs « produits intermédiaires », échappant ainsi à leur dépendance économique. Le nœud de la question ne consiste nullement dans l’obligation qu’ont les ouvriers « d’attendre » la jouissance des biens, mais précisément dans le fait qu’ils n’ont actuellement aucune possibilité de produire en toute indépendance, et cela pour deux raisons : d’abord, une « production dénuée de tout capital » représente dans l’économie capitaliste un non-sens technique. La fabrication, ne fût-ce que d’une simple charrue, sans autre outil que des mains, nécessiterait un laps de temps qui dépasserait de loin la durée d’une vie humaine (ce qui pourrait amener un nouveau Böhm-Bawerk à voir dans la brièveté de la vie humaine la cause de la dépendance économique des ouvriers ainsi que l’origine du profit). Ensuite une « production instantanée dénuée de tout capital », comme le ramassage de racines destinées à la nourriture, par exemple, ou des choses analogues, est également impossible, le bien foncier n’étant pas, en société capitaliste, res nullius, mais une propriété privée aux attaches solides. Ce n’est donc pas « l’attente », mais la monopolisation des moyens de production (dont celle du sol) par la classe des propriétaires capitalistes qui fonde la « dépendance économique » ainsi que le phénomène du profit. Mais la théorie de « l’attente » masque le caractère historique des rapports modernes, la structure de classe de la société moderne et le caractère de classe du profit.

Considérons maintenant un autre point de la théorie. « Le nœud et le point crucial de la théorie de l’intérêt » consiste selon Böhm-Bawerk, dans le fait que les biens futurs sont estimés à un taux inférieur à celui des biens actuels. Le fameux sauvage de Roscher rend après un délai d’un mois 180 poissons pour les 90 qu’il avait empruntés, ce qui lui laisse encore un surplus considérable de 720 poissons[35]. De plus, il estime que les 90 poissons « actuels » à un taux plus élevé que les 180 futurs.

C’est à peu près ce qui se passe dans la société moderne. La différence de valeur est seulement moins grande, pense Böhm-Bawerk, mais qu’est-ce qui détermine celle-ci au fond ? A cette question on nous donne la réponse suivante : « Elles (les différences de valeur, N.B.) sont les plus grandes chez les gens qui vivent au jour le jour... Chez ceux qui possèdent déjà une certaine provision de biens... la différence... est moindre. »[36] Mais étant donné qu’il existe « une gamme extrêmement étendue » d’ouvriers salariés, que, par suite de leur « prépondérance numérique » il reste un certain agio qui, par suite des appréciations subjectives, constitue le profit[37] on observe le phénomène suivant : admettons que l’appréciation des biens actuels à un taux supérieur à celle des biens futurs soit une des causes indirectes du profit, la différence des situations économiques entre les classes n’en reste pas moins le point crucial de ce « fait ». Ici encore la différence d’appréciation comporte l’inévitable différence « sociale »[38].

Böhm-Bawerk s’applique néanmoins à écarter de toutes les manières possibles, l’idée du fondement social du profit. « Il peut évidemment arriver — dit-il — qu’en dehors des causes qui permettent l’achat (du travail, N.B.) à un taux apparemment bas, causes que nous avons exposées dans ce texte, il existe d’autres occasions permettant de l’acheter en tel cas particulier à un taux réel anormalement bas : par exemple, lorsqu’on exerce une pression usuraire sur le vendeur, notamment sur l’ouvrier. »[39]

Mais d’après lui, ces cas seraient des anomalies; le profit qui en résulte serait un « gain exceptionnel » à ne pas confondre avec la catégorie sous examen; il reposerait sur une base différente et aurait une autre signification politico-sociale. Mais en examinant les choses de près on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une différence fondamentale : dans un cas comme dans l’autre, le « profit » ou « l’intérêt » proviennent de l’échange de biens actuels contre des biens futurs, de l’achat du travail; dans les deux cas, il s’agit de la surestimation des biens actuels par rapport aux biens futurs; dans les deux cas cette surestimation est fonction de la situation sociale des acheteurs et des vendeurs, en l’occurrence, « l’exploitation habile d’une conjoncture favorable » ni « l’oppression usuraire à l’égard du vendeur » ne sauraient constituer une nouveauté.

Car les capitalistes s’efforcent toujours de profiter de la conjoncture, laquelle se présente toujours sous un jour « favorable » pour eux, et « défavorable » pour les ouvriers. D’autre part, il est bien difficile de distinguer entre l’oppression « usuraire » et celle qui ne l’est pas : en l’espèce, les critères économiques nous font totalement défaut ; les raisons pour lesquelles l’achat de force de travail doit être considéré dans tel cas comme « apparemment », dans tel autre comme « réellement » bon marché, demeurent tout à fait obscures. En cas « d’oppression usuraire » les choses se passent, d’après la théorie de Böhm-Bawerk, exactement de la même façon que dans la formation « normale » par rapport aux biens futurs. L’ouvrier surestime dans le premier cas les biens actuels, mettons de 15 %, dans le second cas de 10 ou 5 % seulement; on chercherait vainement chez BöhmBawerk une autre différence fondamentale. En affirmant que dans ses « cas normaux », la « catégorie sociale » ne joue aucun rôle, il ne fait qu’afficher sa propre inconséquence lorsqu’il n’en tient plus compte dans son explication des « écarts anormaux ». Cependant, son instinct ne le trompe pas, car la négation de l’oppression sociale, même dans les « cas anormaux » conduirait manifestement la théorie tout entière à l’absurdité.

Nous avons analysé les thèses générales relatives à la théorie du profit de Böhm-Bawerk, dans la mesure où celui-ci évite tout contact avec l’aspect social de la réalité à interpréter. Nous ne cherchions qu’à éclairer le fond de tableau théorique sur lequel Böhm-Bawerk trace ses dessins. On s’aperçoit alors que les prémisses fondamentales de sa théorie se trouvent soit en contradiction flagrante avec la réalité (« l’attente »), soit que le moment social laborieusement camouflé est introduit en fraude (l’appréciation des futurs en fonction de la situation économique de la personne qui apprécie). En sorte, — dit Charasov — « ...que le travail a toujours moins de valeur... que le salaire actuel. Ce qui n’exclut nullement le surtravail en tant que fait, mais lui confère simplement une explication dépourvue de fondement logique, plus exactement une apparence de justification. »[40] Parvus[41] , lui aussi, se livre à ce propos à de spirituels sarcasmes :

« Que de choses ne pourrait-on prouver au moyen de la valeur actuelle et de la valeur future ! Est-on coupable de vol lorsqu’on s’empare sous menace de violences de la bourse de quelqu’un ? Non, devrait répondre Böhm-Bawerk, ce n’est qu’un échange équitable : le voleur préfère la valeur actuelle de l’argent à la valeur future du salut éternel, le volé préfère l’utilité future de la vie sauve à l’importance actuelle de sa bourse ! »

Hélas ! Böhm-Bawerk a beau recourir à toutes sortes d’artifices verbaux sur la valeur actuelle et la valeur future, il ne parvient pas à résoudre le problème. Si les fondements mêmes de sa construction idéologique révèlent des éléments tout à fait opposés à la théorie scientifique de la distribution et du profit, ces mêmes défauts se répètent forcément dans les questions qu’il soulève et que nous venons d’analyser; ils surgiront inévitablement sous une forme ou sous une autre.

Nous nous attacherons donc à critiquer les théories de Böhm-Bawerk en considérant leur côté (pour ainsi dire) interne, notamment en ce qui concerne sa démonstration de la valeur prépondérante des biens actuels.

  1. Voir David Ricardo, Principles of political economy and taxation, préface
  2. Strouvé voit dans la difficulté de la tâche l’impossibilité de l’accomplir. Voir son article : Critique des concepts fondamentaux... de l’économie politique, dans la revue Jizn (russe). Voir aussi N. Chapochnikov, loc. cit., préface. Bernstein a déjà fait preuve d’un scepticisme scientifique du même genre en ce qui concerne la théorie de la distribution. « La répartition de la richesse sociale fut de tout temps une question de pouvoir et d’organisation. » Rien que cela, vraiment ? Ou bien : « Le problème du salaire est un problème sociologique, qui ne pourra jamais s’expliquer de manière purement économique. » E. Bernstein, Théorie et histoire du socialisme, 4e éd., pp. 75-76, cité par Lewin, loc. cit., p. 92.
  3. Chapochnikov, loc. cit., 80.
  4. Karl Marx, Le Capital, L. II, 2e partie, p. 350.
  5. C. Rodbertus, Le Capital, p. 230
  6. Karl Marx, Le Capital, L. III, 2e partie, p. 350.
  7. Böhm-Bawerk dit de sa théorie : « Alors que dans les autres parties de cette œuvre (c’est-à-dire Le Capital, N. B.) j’étais, du moins dans l’ensemble, en mesure de suivre les traces de la théorie actuelle, je propose pour le phénomène de l’intérêt du capital une explication qui se meut dans des voies complètement nouvelles » (Théorie positive, lre partie du 1er vol., p. XVIII).
  8. Chapochnikov, loc. cit., p. 81. Chapochnikov pose la question de façon juste, mais il ne tarde pas à se fourvoyer dans l’éclectisme. « Sans partager — écrit-il — leur point de vue fondamental (c’est-à-dire celui des économistes en question, N. B.) nous reconnaissons (!) que le principe de retenue de la valeur ajoutée et de la productivité marginale, apportent des arguments, dont il faut tenir sérieusement compte. » Ce qui échappe à Chapochnikov, c’est que ces « principes » sont indiscutablement liés au point de vue non historique. Le fond de la question est là.
  9. Böhm-Bawerk, Théorie positive, p. 15.
  10. Ibid., p. 21
  11. Ibid., p. 54. Chez Böhm-Bawerk, le capital s’appelle aussi « capital d’acquisition » ou « capital privé » ; par contre le capital social peut aussi s’appeler tout bonnement « capital productif » (Ibid., p. 55). Il en résulte que la notion du capital social est plus étroite que celle du capital individuel (capital d’acquisition = capital privé). De plus, la notion d’« acquisition de biens » a dans chacun des deux cas une signification différente. Voir à ce sujet Stolzmann, Der Zweck..., p. 335. Nous soulignons cette confusion, bien qu’elle n’ait pas d’importance essentielle pour le texte.
  12. Voir par exemple, Théorie positive, p. 587, la note où Böhm-Bawerk reproche à Stolzmann de ne pas faire la distinction entre le fond et la forme, ni entre le « profit en tant que tel » et le profit actuel.
  13. Théorie positive, p. 82. Les Américains posent la question de façon analogue. Comparez J. B. Clarke, The distribution of wealth, New York, 1908; Carver, loc. cit. C’est qu’ils ont trouvé une autre solution à la question du profit.
  14. lbid., p. 87.
  15. Ibid., p. 583.
  16. Ibid., p. 584
  17. Pour prévenir tout malentendu, il convient de rappeler ceci : la notion de « valeur » en régime socialiste suppose une catégorie particulière, qui se distingue de la notion de valeur de l’économie marchande. Dans les deux cas, c’est le travail qui constitue le facteur déterminant. Mais, tandis qu’en régime socialiste, l’évaluation du travail est un processus social conscient, elle représente dans la société actuelle une loi fondamentale et élémentaire des prix, où il n’est pas tenu compte de l’évaluation (du travail) proprement dit.
  18. Sans parler du fait que la société socialiste suppose l’abolition de la spécialisation étroite.
  19. lbid., p. 583
  20. Il est intéressant de noter que même des économistes qui font la distinction entre capital « purement économique » et capital « historique-juridique » ne voient dans la notion du capital que le capital privé, sans se préoccuper de la monopolisation de classe. Cela est vrai jusqu’à un certain point, même pour Rodbertus. Adolf Wagner donne du capital la définition suivante : « Le capital en tant que catégorie purement économique, considéré indépendamment des conditions juridiques courantes relatives à la possession de capital, est une provision de biens économiques pouvant servir de moyens techniques propres à fabriquer de nouveaux biens dans une économie : c’est une provision de moyens de production ou « capital-nation », respectivement, des parties de celui-ci. Le capital, au sens historique-juridique comme possession de capital, est la partie de la fortune que possède une personne (souligné par l'auteur) pouvant servir à celle-ci de moyen d’acquérir grâce à lui un revenu (rente, intérêt), et qu’elle possède donc dans ce but, un « fond de rente », « capital privé » (Ad. Wagner, Fondements..., 2‘ éd., p. 39, cité par Böhm, pp. 124-125). On s’étonne d’ailleurs de la légèreté avec laquelle Böhm-Bawerk considère le côté historique de la question : p. 125, par exemple, il observe qu’à vrai dire, le caractère de toute chose est toujours historique : les machines n’existaient pas avant le XVIII° siècle, les livres n’ont paru qu’après l’invention de l’imprimerie, etc. L’idée qu’il s’agit de types de structures économiques tout à fait différents ne lui vient pas à l’esprit. L’idée que le capital est un « moyen d’exploitation », voilà tout ce que Böhm retient des conceptions marxistes.
  21. Böhm-Bawerk Théorie positive p. 507.
  22. H. Dietzel, Théorie de l’économie nationale, p. 211.
  23. Böhm-Bawerk, Théorie positive, p. 149 (souligné par l’auteur).
  24. Ibid., p. 149
  25. « C’est seulement parce que les ouvriers ne peuvent pas attendre que le détour qu’ils ont amorcé et qui consiste à obtenir la matière première et à fabriquer les outils, ait fourni tout son rendement de jouissance, qu’ils tombent sous la coupe de ceux qui possèdent déjà ces produits intermédiaires à l’état achevé, c’est-à-dire les capitalistes » (Ibid., p. 150).
  26. Comparer, Théorie positive, p. 502.
  27. Ibid., p. 503.
  28. Ibid., p. 426
  29. Ibid., p. 426.
  30. Ibid., p. 504.
  31. C’est pourquoi Macfarland s’est cru autorisé à qualifier la théorie du profit de Böhm de théorie d’échange (Exchange theory). Böhm-Bawerk lui-même juge le terme de « théorie d’agio » plus approprié. Cf. Böhm -Bawerk, Kapital und Kapitalzins.
  32. Böhm-Bawerk, Théorie positive, p. 505.
  33. Carl Rodbertus, Le Capital, Berlin, 1884, p. 257.
  34. Macvane, défenseur américain de cette théorie, allait même jusqu’à penser que l’on pourait remplacer le terme « d’abstinence », par celui d’« attente » (waiting). Voir Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, Appendice. Quant à lui, il s’efforce de séparer soigneusement sa théorie de celle de l’abstinence.
  35. La provision de 90 poissons lui permet de confectionner des filets et par conséquent d’augmenter la productivité de sa pêche. En bon rentier, Böhm-Bawerk nomme « intérêt » la catégorie profit.
  36. Böhm-Bawerk, Théorie positive, pp. 471-472.
  37. Voir p. 359 et la suite de la Théorie positive. Pour plus de détails voir plus loin.
  38. R. Stolzmann, Der Zweck..., p. 288. « ...Car la « détaxation », l’« agio », du profit capitaliste, qu’est-ce, sinon l’exploitation d’un avantage qui échoit au capitaliste grâce à « l’heureuse possession », c’est-à-dire grâce au statut de propriété et de distribution que garantit le système de propriété et auquel selon les propres termes de Böhm, la désignation de « plus-value » s’applique plus justement encore que ne le supposaient sans doute les socialistes en lui donnant ce nom. »
  39. Böhm-Bawerk, Théorie positive, p. 505, note.
  40. G. Charasov, Le système du marxisme, p. XXII.
  41. J. Helphand (Parvus), «Tours de passe-passe économiques»; une Böhm-Bawerkiade. Neue Zeit, 10e année, t. I, p. 556.