VI. Conclusion et annexes

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Conclusion[modifier le wikicode]

Si l’on considère l’ensemble du « système » de Böhm-Bawerk et si l’on essaye ensuite d’apprécier le poids spécifique de ses diverses parties, on constate que sa théorie de la valeur forme la base de sa théorie du profit. La théorie de la valeur n’est donc qu’un simple expédient. Cela ne vaut pas seulement pour Böhm-Bawerk. Wieser se sert de la théorie de la « valeur ajoutée » pour en faire dériver la part du capital, du travail et du bien foncier, d’où l’on conclut ensuite, par substitution de termes, aux parts des capitalistes, des ouvriers et des propriétaires fonciers, comme s’il s’agissait de grandeurs « naturelles », n’ayant rien à voir avec l’exploitation sociale du prolétariat. Il en est de même chez Clark, représentant le plus éminent de l’école américaine. Toujours un seul et même motif : la théorie de la valeur est une entreprise théorique servant à justifier l’ordre social moderne ; c’est là la « valeur sociale » que revêt la théorie de l’utilité marginale pour les classes qui ont intérêt à maintenir cet ordre social. Moins cette théorie est fondée en logique, plus fortement on s’y rattache psychologiquement, ne voulant pas abandonner la vue bornée dont l’état statique du capitalisme trace les limites. Ce qui caractérise au contraire le marxisme, c’est avant tout l’ampleur de vue, fondement de tout son système, la conception dynamique à partir de laquelle le capitalisme n’est considéré que comme une phase du développement social. L’économie politique marxiste va même jusqu’à se servir de la loi de la valeur comme d’un moyen d’investigation de la loi du mouvement qui régit l’ensemble du mécanisme capitaliste. Le fait que la catégorie prix, dont l’explication repose essentiellement sur la théorie de la valeur, constitue une catégorie générale du monde des marchandises, ne suffit nullement à faire de l’économie politique en tant que telle une « chrématistique » — au contraire : l’analyse des rapports d’échange dépasse les limites de l’échange, à condition que le problème soit correctement posé. Du point de vue marxiste, l’échange lui-même n’est qu’une des formes, historiquement passagères, de la distribution des biens. Mais comme toute forme de distribution occupe une place déterminée dans le processus de reproduction des conditions de production qui lui correspondent, il est clair que seules les conceptions étriquées propres à toutes les tendances de la pensée théorique bourgeoise, permettent de s’en tenir aux rapports de marché ou de fonder les investigations sur le « stock de marchandises » existant. Ceux qui se contentent de l’analyse des « richesses vénales » circulant sur le marché, pas plus que ceux qui fixent leur attention sur le rapport entre la chose consommée, le « bien » donnée à l’avance, et l’individu économique, ne peuvent comprendre le rôle fonctionnel de l’échange en tant que phénomène obéissant à une loi nécessaire, et inhérente à une société faite de producteurs de marchandises. Cependant, la manière dont il faut poser le problème est très claire : « Dans l’exécution de tous les actes d’échange de cette société [c’est-à-dire d’une société productrice de marchandises] il se produira ce qui, dans une société communiste consciemment organisée, sera ordonné par l’organe central de la société : ce qui produit et combien, où et qui produira. Bref, l’échange fournira aux producteurs de marchandises la même indication que l’administration, qui règle consciemment la production et l’ordre du travail, etc., fournira aux membres de la société socialiste. La tâche de l’économie théorique consiste à trouver la loi de l’échange ainsi déterminé. De cette même loi découlera la réglementation de la production dans les sociétés productrices de marchandises, tout comme des lois, ordonnances et décrets des administrations socialistes découlera le cours non perturbé de l’économie socialiste. Seulement, cette loi ne dictera pas directement et consciemment l’attitude humaine dans la production, mais agira à la manière d’une loi naturelle avec une force naturelle sociale»[1].

Autrement dit : ce qui fait l’objet de nos recherches, c’est une société de producteurs de marchandises construite anarchiquement, qui se développe et grandit, c’est-à-dire qu’un certain système subjectif soumis aux conditions de l’équilibre dynamique nous est donné. La question qui se pose est de savoir comment, étant donné ces conditions, cet équilibre est possible. La théorie de la valeur-travail fournit une réponse à cette question.

La société humaine ne peut se développer que par l’accroissement de ses forces de production, c’est-à-dire par la productivité du travail social[2].

Dans l’économie marchande ce fait fondamental s’exprime à la surface des phénomènes, c’est-à-dire sur le marché. Un fait empirique, fondement de la théorie de la valeur-travail, nous apprend qu’à mesure que la productivité du travail augmente, les prix baissent. D’autre part, c’est précisément la fluctuation des prix dans l’économie marchande de la société qui provoque la redistribution des forces de production. Et voilà comment les phénomènes de marché s’enchaînent à ceux de la reproduction, c’est-à-dire à ceux du dynamisme de tout le mécanisme capitaliste à l’échelle sociale.

La corrélation entre le phénomène fondamental, à savoir le développement des forces productives, et les prix qui se forment objectivement, une fois donnée, la question de ce qui fait la caractéristique de cette corrélation se pose. Une analyse plus serrée montre que cette corrélation est de nature fort complexe. Le livre III du Capital de Marx traite précisément de la nature de cette corrélation.

C’est ainsi que la loi de la valeur nous apparaît comme une loi objective qui exprime la corrélation entre différentes catégories de phénomènes sociaux. Rien n’est donc plus absurde que de voir dans la théorie marxiste une « éthique ». La théorie marxiste ne connaît que des lois causales et ne saurait en connaître d’autres. La théorie de la valeur dévoile ces rapports de causalité qui expriment non seulement les lois qui régissent le marché, mais celles de tout le système mouvant dans sa totalité.

Il en va de même du problème de la distribution. Le processus de distribution s’exprime en formules de valeur. Le rapport « social » entre le capitaliste et l’ouvrier s’exprime par une formule « économique », car la force de travail devient marchandise; mais une fois devenue marchandise et entrée dans le circuit de la circulation des marchandises, elle tombe d’emblée par là même, sous la loi élémentaire du prix et de la valeur. De même que dans le domaine de la circulation des marchandises en général le système capitaliste ne saurait exister sans l’action régulatrice de la loi de la valeur, le capital ne saurait reproduire sa propre domination sans les lois inhérentes à la reproduction de la force de travail comme telle. Mais dans la mesure où la force de travail dépensée développe plus d’énergie de travail social qu’il n’en faut pour la reproduction sociale de celle-ci, dans cette mesure il y a possibilité de plus-value, qui, en raison des lois de la circulation des marchandises, est continuellement mise à la disposition des acheteurs de la force de travail, c’est-àdire des propriétaires de moyens de production. Le développement des forces qui, dans la société capitaliste, s’accomplit à travers le mécanisme de la concurrence prend alors la forme de l’accumulation de capitaux, dont dépend ensuite le mouvement de la force de travail; en même temps le développement des forces productives s’accompagne constamment de l’élimination et du dépérissement de groupes entiers de production, tandis que la valeur-travail individuelle des marchandises dépasse leur valeur-travail sociale.

Ainsi la loi de la valeur est-elle la loi fondamentale du système capitaliste en mouvement. Il va de soi qu’il s’accompagne de « perturbations » continuelles, étant l’émanation de la nature contradictoire de la société capitaliste. Il va de soi que la structure contradictoire de la société capitaliste, qui la conduira inévitablement à la faillite, finira aussi par faire échouer la loi capitaliste « normale », celle de la valeur[3]. Mais dans la nouvelle société la valeur perdra son caractère fétichiste, elle ne sera plus la loi aveugle de la société sans sujet, c’est-à-dire qu’elle cessera d’être valeur.

Tels sont les traits généraux de la théorie marxiste, l’économie politique du prolétariat. Elle déduit les « lois du mouvement » de la structure sociale spécifique, mais c’est là une déduction réelle.

C’est justement parce que le marxisme dépasse le cadre étroit des vues bourgeoises qu’il excite la haine de plus en plus forte de la bourgeoisie. La collaboration sociale en matière de sciences sociales — et tout particulièrement en ce qui concerne la théorie de l’économie, — ne s’est nullement renforcée ; au contraire, on enregistre une différenciation de plus en plus aiguë. Actuellement l’économie bourgeoise ne peut progresser que dans la mesure où elle s’en tient au cadre d’une science purement descriptive. En cela elle peut accomplir et accomplit effectivement une tâche socialement utile. On ne peut naturellement pas accepter de bonne foi tout ce qui a été fourni en ce domaine. Car toute description, même la plus « pure », se fait d’un certain point de vue : le choix du matériel, la mise en relief de tel moment, l’attention insuffisante portée à tel autre, etc., tout cela est déterminé par ce qu’on appelle les « idées générales » des auteurs en question. Une attitude critique permet toutefois de glaner dans ces travaux d’abondants matériaux dont on peut tirer parti. En ce qui concerne la théorie proprement dite, l’exemple de Böhm-Bawerk montre au contraire qu’on se trouve dans un désert. Faut-il en conclure que les marxistes ne doivent y prêter aucune attention ? Nullement. Car le processus de développement de l’idéologie prolétarienne est un processus de lutte. Si sur le plan économique et politique le prolétariat avance à travers la lutte incessante contre les éléments hostiles, il en va de même aux niveaux supérieurs de l’idéologie. Celle-ci ne tombe pas du ciel comme un système complet dans toutes ses parties, mais s’élabore à travers un processus de développement difficile et pénible. La critique des opinions adverses est non seulement un moyen de défense directe contre les assauts de l’ennemi, mais encore un moyen d’aiguiser nos propres armes : critiquer le système adverse, c’est avant tout approfondir le sien. Une autre raison encore rend nécessaire l’étude attentive de l’économie bourgeoise. La règle qui vaut pour la lutte idéologique s’applique également à toute lutte directe et pratique. Il faut tirer profit de toutes les contradictions de l’ennemi, de toutes ses dissensions. C’est que malgré la communauté du but — l’apologie du capitalisme — il a toujours existé une grande diversité d’opinions parmi les savants bourgeois. Tandis qu’en ce qui concerne la théorie de la valeur, un certain accord a été atteint sur la base élaborée par l’école autrichienne, pour ce qui est de la distribution, presque chaque théoricien crée son système à lui, tout en se référant à la vérité première de la théorie de la valeur. Mais ceci ne fait que prouver une fois de plus combien la tâche est difficile à résoudre — ne fût-ce qu’au point de vue purement logique — et quel « travail cérébral » elle exige des scolastiques modernes. Toutefois, cette circonstance facilite grandement la tâche de la critique en lui permettant de découvrir les faux pas logiques en général, ainsi que les autres points faibles de l’adversaire. De sorte que la critique de l’économie bourgeoise favorise le développement de la science économique propre du prolétariat. A présent la science bourgeoise ne prétend même plus viser à la connaissance des rapports sociaux. Elle se contente d’en faire l’apologie. Le marxisme est seul à occuper le champ de bataille scientifique, il ne craint pas d’analyser les lois du développement social, quand même celles-ci signifieraient la ruine infaillible de la société actuelle. En ce sens le marxisme fut et reste le drapeau rouge théorique, la bannière autour de laquelle se rassemblent tous ceux qui ont le courage de faire hardiment face à l’orage qui approche.

Annexe I[4]. Le conciliationnisme théorique. La théorie de la valeur de Tougan-Baranovsky[5][modifier le wikicode]

Les hommes qui avaient encore des prétentions scientifiques et désiraient être plus que de simples sophistes et sycophantes des classes supérieures, cherchèrent alors à concilier l'économie politique du capital avec les réclamations du prolétariat qui entraient désormais en ligne de compte. De là un éclectisme édulcoré.

K. Marx[6]

L'évolution rapide des ex-« marxistes légaux » des années 1890, exprime une tendance bien déterminée, à savoir : la naissance d'une idéologie libéral-bourgeoise, opposée non seulement à celle des narodniki (populistes) hostiles au capitalisme, mais aussi à celle du prolétariat révolutionnaire, c'est-à-dire au marxisme. Cette tendance unie, comme tout phénomène social, était cependant de nature complexe. Tous les défenseurs de la « nouvelle » idéologie bourgeoise ne déployaient pas la même rapidité pour aller « du marxisme à l'idéalisme »[7]. Dans la furieuse cavalcade vers le « nouveau jalon », les uns ont déjà atteint la ligne d'arrivée, d'où ils contemplent d'un regard altier les retardataires ; d'autres sont presque arrivés ; d'autres clopinent loin à l'arrière. De ce point de vue, il est très intéressant de considérer les participants individuels de cette compétition. Voici S. Boulgakov « ancien marxiste », professeur d'économie politique, à qui il ne manque que la soutane pour faire un « très docte prêtre » typique, croyant au diable et à tous les « mystères ». A ses côtés, un autre ancien marxiste, également chrétien, Monsieur N. Berdiaev, qui se livre avec prédilection (qui n'a pas son dada !) à des raisonnements sur l' « Aphrodite terrestre » et l' « Aphrodite céleste ». Un peu à l'écart se tient l'inimitable Piotr Strouvé, cette artillerie lourde de l'érudition cadetoctobriste. Tous ces hommes vénérables ont rompu une fois pour toutes avec leur passé ; ils se plantent fermement sur les nouveaux lieux et ne veulent rien avoir de commun avec leur « péché de jeunesse » ; ils s'avancent, purs de tout compromis — ces chevaliers du capitalisme russe. Et voici que loin derrière, mais visiblement soucieux de rattraper ses collègues, on voit trotter un autre ancien marxiste, à présent conseillers des industriels, le professeur Tougan-Baranovsky. Il s'est mis à grommeler sur le christianisme plus tard que les autres ; il ne fait pas encore de l'œil au rapporteur des nouveaux temps V. Rozanov, il continue de faire les yeux doux au marxisme, et c'est pourquoi certaines personnes naïves le considèrent encore comme presque « rouge ». En un mot, c'est un « conciliateur ». Il ne peut se décider à s'enrôler entièrement et franchement chez les ennemis du prolétariat et de sa théorie ; il préfère simplement, dit-il, « nettoyer le marxisme des éléments non scientifiques », ainsi qu'il le formule. C'est justement ainsi qu'il peut induire en erreur, c'est là le côté le plus pernicieux de son activité théorique. Il ne cherche pas simplement à « rejeter » la théorie de la valeur, il s'efforce de la « réconcilier » avec la théorie de Böhm-Bawerk, ce porte-parole classique des concupiscences bourgeoises. Le lecteur va à présent observer les résultats des efforts de TouganBaranovsky dans la question du problème centrale de toute l'économie politique — la question de la théorie de la valeur.

1. La « formule » de Monsieur Tougan[modifier le wikicode]

M. Tougan-Baranovsky chante, avant tout, les louanges de Böhm-Bawerk. « Le grand mérite de la nouvelle théorie (c'est-à-dire de la théorie des économistes autrichiens N.B.) consiste dans sa promesse de mettre fin une fois pour toutes à la discussions sur la valeur ; en donnant une explication complète (!) et exhaustive (!!) de tous les aspects du processus de valorisation, en partant d'un principe fondamental »[8] — voilà la « valeur » de la nouvelle école de M. Tougan.

Et ailleurs : « La théorie de l'utilité marginale restera toujours la doctrine fondamentale sur la valeur — elle peut éventuellement être complétée et modifiée dans des détails à l'avenir, mais ses idées fondamentales constituent κτημα ες αει (l'acquis immortel) de la science économique. »[9]

« L'acquis immortel de la science », voilà de grands mots ! En réalité cet « acquis » est bien chétif, mais pour l'instant, nous n'allons pas répondre à M. Tougan, et nous allons passer d'abord à sa « plate-forme unificatrice ».

Selon l'enseignement des partisans de l'école autrichienne, la valeur d'une chose est déterminée par sa valeur marginale. Cette valeur marginale dépend à son tour de la quantité de biens du type donné. Plus la quantité est grande, plus la demande est « saturée », moins l'appétit est impérieux, plus bas tombe l'utilité marginale du bien en question. L'école autrichienne termine donc son analyse en supposant comme donnée une masse déterminée, une quantité déterminée de biens à évaluer.

Monsieur Tougan-Baranovsky pose de façon très raisonnable la question suivante : par quoi cette quantité de biens est-elle déterminée ? A son avis, la quantité de biens dépend du « plan économique », c’est-à-dire de telle ou telle répartition de la force de travail humain dans les différentes branches de la production. Mais dans l’établissement de ce plan économique la valeurtravail joue le « rôle décisif ».

« L’utilité marginale est l’utilité des dernières unités de chaque espèce de produit » dit notre auteur, « elle change selon l’ampleur de la production. Nous pouvons abaisser ou augmenter l’utilité marginale au moyen de l’amplification ou de la restriction de la production. En revanche, la valeur-travail d’une unité de produit est quelque chose de donné objectivement, et qui ne dépend pas de notre volonté. Il s’ensuit que dans l’établissement d’un plan économique, le moment déterminant doit être la valeur-travail, et c’est l’utilité marginale qui doit être déterminée. En termes mathématiques, l’utilité marginale doit être fonction de la valeur travail. »[10]

Comment se règle la dépendance entre l’utilité marginale des biens et leur valeur-travail ? M. Tougan raisonne de la façon suivante. Mettons qu’il y a devant nous deux branches de production, A et B. Un plan économique rationnel requiert une division du travail entre ces deux branches qui permette au bénéfice résultant du processus de travail dans la dernière unité de temps d’être au même niveau dans les deux branches[11].

Sans cet équilibre un plan rationnel, c’est-à-dire l’obtention du bénéfice maximum, est impensable, car, si, par exemple, dans la dernière heure de la production A on peut obtenir l’utilité maximum, s’exprimant par le nombre 10, et que dans la production B cette utilité s’exprime par le nombre 5, alors, de toute évidence, il vaut mieux ne pas produire le bien B et il vaut mieux utiliser le temps à la production A. Mais si la valeur-travail des produits est différente, tandis que le bénéfice obtenu dans la dernière unité de temps est le même, alors il s’ensuit « que l’utilité des dernières unités de produit librement reproductibles de chaque type — leur utilité marginale — doit être en proportion inverse de la quantité relative de ces produits, productible pendant une unité de temps de travail, en d’autres termes, elle doit être directement proportionnelle à la valeur-travail de ces produits. »[12]

Voilà, selon Tougan-Baranovsky, le rapport entre utilité marginale et valeur-travail absolue d’un produit. Ici il n’y pas pas place pour la contradiction ; au contraire, l’idylle la plus complète règne.

« Les deux théories — écrit M. Tougan — qui s’excluent l’une l’autre selon l’opinion commune, sont en réalité en totale harmonie l’une avec l’autre. Les deux théories étudient par des côtés différent le même processus économique de valorisation. La théorie de l’utilité marginale identifie les facteurs subjectifs, la théorie de la valeur-travail les facteurs objectifs, de la valeur économique. »[13]

Ainsi, il ne saurait être question de contradiction entre deux théories, et les partisans de la théorie de l’utilité marginale doivent tendre la main à ceux de la théorie de la « valeur-travail ». C’est en tous cas ce qu’affirme Tougan-Baranovsky. Nous espérons cependant pouvoir démontrer que cette attitude de bon voisinage repose sur une compréhension (c’est-à-dire sur une incompréhension) très naïve des deux théories : la théorie de la valeur-travail tout autant que la théorie de l’utilité marginale. Mais avant de passer aux « erreurs fondamentales » de M. Tougan, il nous sied de formuler quelques réflexions critiques sur la théorie de la valeur-travail « à la lumière de la doctrine » de notre apôtre de la paix. Nous découvrirons à cette occasion certaines particularités intéressantes de la pensée de Tougan, qui jettent à leur tour la lumière sur l’attitude conciliatrice du vénérable professeur.

2. La « logique » de Monsieur Tougan[modifier le wikicode]

Tout homme sensé tirerait de l’exposé précédent la conclusion suivante[14]. Etant donné que la valeur (la valeur subjective déterminée par l’utilité marginale d’un bien) est proportionnelle à la valeur-travail, étant donné en outre que cette valeur constitue le fondement du prix, il est donc possible de dire que c’est précisément la valeur-travail qui constitue le fondement du prix. De fait, si valeur-travail et utilité marginale sont unies par un lien aussi solide et précis que la proportionnalité directe, alors il est clair que dans l’analyse nous pouvons librement échanger l’une de ces valeurs par l’autre. Ce point de vue sera pour nous tout simplement obligatoire si nous affirmons, comme Tougan, que « le moment déterminant doit être la valeur-travail, et c’est l’utilité marginale qui doit être déterminée »2. Il est clair qu’en raisonnant ainsi nous obtenons la séquence suivante : prix — utilité marginale — valeur-travail ; la valeur-travail est ici lié à la valeur subjective, et, par conséquent, au prix. Cette circonstance permet à Tougan-Baranovsky d’affirmer que :

d’un certain point de vue… la théorie de la valeur-travail est une théorie économique de la valeur par excellence, tandis que la théorie de l’utilité marginale est une théorie de l’évaluation psychologique en général et non pas spécifiquement une théorie spécifiquement économique.[15]

Donc, la valeur-travail détermine l’utilité marginale, qui à son tour détermine le prix ; autrement dit, la valeur-travail est l’ultime fondement du prix. Magnifique. Feuilletons six pages, et voici que nous nous heurtons à la « critique de Marx » suivante : Au lieu d’une théorie du coût du travail, Marx propose une théorie de la valeur-travail absolue…

Dans sa fameuse critique du Livre III du Capital, Sombart[16] s’efforce de défendre la théorie de la valeur-travail de Marx, en l’interprétant comme une théorie du coût de travail. Par valeur-travail il entend « le degré de productivité sociale du travail ». Mais s’il en est ainsi, à quoi bon désigner la dépense de travail « valeur » et invoquer ainsi l’idée que la dépense de travail est le fondement du prix, des rapports d’échange entre les produits (ce qui n’est clairement pas le cas), et ne pas reconnaître le droit autonome à l’existence de deux catégories différentes — la valeur et le coût ?[17]

M. Tougan-Baranovsky demande s’il est juste d’interpréter la valeur-travail dans le sens du coût du travail social[18]. Tout à fait correct. Mais tout ce qu’il dit ensuite n’est pas vrai. Emporté par sa propre critique, qu’il commence à « critiquer » non seulement Marx, mais aussi lui-même. Comme nous l’avons vu plus haut d’après les affirmations de Tougan, la valeur-travail est le fondement du prix. A présent, il s’avère tout à coup que cela « n’est manifestement pas le cas ». Il n’y a pas à dire, en voilà de la « critique » ! Qu’est-ce qui est valable ? Ce qui est écrit d’abord, ou ce qui est écrit six pages plus loin ? En tout cas, quelle clarté formidable dans la réflexion ! Voici ce qui s’appelle une logique de fer ! Peut-être le lecteur aura-t-il des doutes quant à la fermeté de la dernière « idée » de M. Tougan-Baranovsky ? En ce cas, nous proposons une citation de plus :

La valeur-travail de Marx, au fond, n’est rien d’autre que le coût du travail. Mais l’erreur de Marx n’est pas une erreur de terminologie. Marx ne désignait pas seulement le travail productif socialement nécessaire par le terme de valeur de la marchandise, mais s’efforçait constamment de ramener les rapports d’échange des marchandises au travail. C’est seulement en séparant entièrement l’un de l’autre les concepts de valeur et de coût que l’on peut ériger une théorie de la valeur et du coût logiquement juste et conforme aux réalités. »[19]

Ou bien un autre passage encore :

L’erreur de Marx consiste... dans son incompréhension de l’importance spécifique de cette catégorie [c’est-à-dire de la catégorie du coût, N. B.] et dans ses efforts pour la lier à une théorie du prix ; aussi n’appelait-il pas coût, mais valeur, la dépense de travail.[20]

Il ne peut subsister aucun doute. Tougan-Baranovsky a oublié comment il a lui-même « lié » le coût du travail à la valeur et au prix, et s’affaire à présent à rompre ces liens criminels. Une logique vraiment étonnante.

Et maintenant, une question. Si la catégorie du coût est tellement indépendante que c’est péché mortel (selon Tougan « deuxième manière ») de la placer dans les liens indiqués au-dessus, où se trouve alors l’importance économique de cette catégorie ? Il est vrai que M. Tougan nous assure qu’elle a une « très grande importance » (cf. p. 55) ; mais mis à part le « bavardage éthique », qu’on ne peut pas prendre au sérieux, nous ne trouvons absolument rien.

Nous pouvons maintenant aborder « l’erreur fondamentale » de Tougan. Il n’est pas étonnant, étant donné sa capacité à embrouiller et à « harmoniser » les positions les plus contradictoires, que nous soyons amenés encore une fois à voir dans sa « formule » un formidable embrouillaminis.

3. L’erreur fondamentale de M. Tougan[modifier le wikicode]

Jusqu’ici nous avons accepté sans la critiquer la formule de Tougan-Baranovsky sur la proportionnalité de la valeur-travail et de l’utilité marginale. A présent, nous allons nous efforcer de dévoiler l’inutilité théorique de cette fameuse formule. Pour cela il nous faut d’abord communiquer au lecteur l’opinion de Tougan-Baranovsky sur l’économie politique en général, et, par suite, également sur toutes sortes de « formules » — opinion avec laquelle nous sommes nous-mêmes en plein accord. Nous avons le plus grand respect pour Monsieur le Professeur, et nous allons donc le laisser exprimer cette opinion, absolument correcte ainsi qu’il a été dit.

Ce qui distingue la science économique des autres sciences sociales — l’établissement par elle d’un système de lois causales des phénomènes économiques — provient précisément des particularités caractéristiques de son sujet d’études contemporain — l’économie de libre échange… Il y a toutes les raisons d’accepter la caractérisation de l’économie politique comme une science spécifique relative aux rapports de causalité réciproques des phénomènes économiques, étroitement liée à l’économie nationale contemporaine. C’est avec elle que cette science est née et s’est développé, et c’est avec elle qu’elle disparaîtra de la scène.[21]

Ici il est dit clairement que l’économie politique a pour objet l’économie d’échange et, en particulier, l’économie capitaliste. C’est de ce point de vue que nous aborderons la formule de Tougan. Comme nous le savons, il établit une proportionnalité entre l’utilité marginale et la valeurtravail. Commençons les hostilités avec l’analyse de la dernière partie de la formule, avec la valeurtravail. Selon Tougan-Baranovsky, la valeur-travail détermine son plan économique. Mais ce « plan économique » dont parle notre auteur est une catégorie de l’économie individuelle et de plus, celle d’une économie naturelle qui produit pour elle-même les « biens » les plus variés. De fait, si nous jetons notre dévolu sur l’économie individuelle contemporaine, c’est-à-dire l’entreprise capitaliste, nous voyons que celle-ci n’a aucun « plan économique » au sens où l’entend Tougan-Baranovsky, pour la simple raison que la production fabriquée en usine est une production spécialisée, où il n’est pas question de répartir le temps entre différentes « branches » : chaque économie ne fabrique qu’un seul produit. En outre, la catégorie valeur-travail en général n’intéresse pas le sujet de l’entreprise capitaliste, car il ne « travaille » pas lui-même, il « travaille » avec de la main d’œuvre louée et de moyens de production achetés sur le marché. Ainsi, si il doit être question de valeur-travail, alors celle-ci ne peut se concevoir pour le mode de production contemporain (et c’est précisément lui qu’étudie l’économie politique) que comme une catégorie sociale, c’est-à-dire quelque chose qui s’applique seulement à l’ensemble social tout entier, et non pas aux économies séparées qui constituent cet ensemble social. C’est précisément ainsi que Marx a construit son concept de la valeur-travail. Qu’elle soit juste ou fausse, ce n’est en l’occurrence pas la question. Nous pensons qu’elle est juste, M. Tougan pense qu’elle est fausse. En tout cas, Marx a clairement compris que la catégorie valeur-travail, en tant que catégorie de l’économie individuelle, est un non-sens, une absurdité, et que ce terme n’a de signification que quand on en parle en tant que catégorie sociale. A présent vient la question de l’utilité marginale, le deuxième membre de la formule de M. TouganBaranovsky. L’utilité marginale — selon la définition qui lui est donnée par tous les théoriciens qui en sont partisans — n’est rien d’autre que l’ « importance » d’un bien pour le « sujet économique » qui le possède, c’est une évaluation déterminée, qui suppose un calcul conscient. Il est entendu que la catégorie de l’utilité marginale n’a de sens que comme catégorie de l’économie individuelle, et qu’à l’inverse elle ne joue aucun rôle direct (pas même du point de vue de ses partisans) lorsque nous considérons toute l’économie sociale. Cette dernière n’ « évalue » aucunement à la manière du patron individuel, car il s’agit d’un système qui se développe spontanément, et dont les lois possèdent leurs caractéristiques propres. Par conséquent, l’utilité marginale, si elle a un sens, ne peut avoir que celui d’une catégorie de l’économie individuelle.

Comme nous le savons, Tougan-Baranovsky établit une proportionnalité entre utilité marginale et valeur-travail d’un bien. Mais la valeur-travail peut se concevoir de deux manières : comme une catégorie sociale (ce qui est impératif, si l’on considère une économie capitaliste) et comme une catégorie individuelle. Il est tout à fait clair qu’il est impossible de mettre en lien la valeur-travail au premier sens à l’utilité marginale : ce sont deux grandeurs qui, fondamentalement, ne peuvent avoir entre elles rien de commun, car elles se situent sur deux plans complètement différents. Affirmer qu’une grandeur qu’en général on ne peut trouver que dans la sphère de l’économie individuelle, est proportionnelle à une autre grandeur, qui ne peut se rencontrer que dans la sphère de l’économie sociale, cela est en vérité comme si on inoculait la variole à un poteau télégraphique. Par conséquent, la compréhension correcte de la théorie de la valeur-travail nous amène à conclure qu’il y a opposition totale entre celle-ci et la théorie de l’utilité marginale. Il reste à « unifier » une compréhension absurde du concept de la valeur-travail avec l’utilité marginale, ce que fait M. Tougan. Bien entendu sa théorie n’en devient pas meilleure : elle s’effondre lamentablement dès l’instant où nous la mettons en regard de la réalité capitaliste. Il se passe alors, en gros, la même chose qu’avec les représentants de l’école autrichienne. L’affaire suit son cours de façon relativement fluide, tant que nous tournons dans la sphère d’intérêts d’un Robinson entrepreneur et que nous nous tenons — intentionnellement ou pas — en dehors des rapports capitalistes. Mais dès que nous nous approchons de ces rapports, que l’économie politique est chargée d’éclairer (ce qu’admet Tougan lui-même), toute la théorie est pulvérisée.

Nous arrivons à la conclusion. Mais nous voulons faire encore une petite remarque. Toute la « théorie » de M. Tougan concerne des économies qui produisent des biens. Cela le distingue avantageusement des purs Grenznutzler[22] qui semblent oublier que les marchandises ne « tombent pas du ciel », mais doivent être produites. C’est justement pour ces économies que Tougan-Baranovsky établit sa « proportionnalité ». Cela est très bien. Allons voir encore ce qu’en dit M. Tougan dans une autre partie de son livre.

Il faut — conseille cet homme instruit — nous en tenir aux rapports économiques réels dans lesquels se forment les prix dans l’économie capitaliste contemporaine. Nous ne devons pas supposer, comme le fait, par exemple, Böhm-Bawerk, que le vendeur d’une marchandise donnée a besoin de celle-ci pour lui-même et serait prêt à la garder pour sa propre consommation si on lui propose un prix trop bas.[23]

Et cela est juste. Et il y a là un pas en avant par rapport aux théoriciens de l’utilité marginale « purs ». Seulement... Seulement comment va se porter la théorie de Tougan lui-même, si son économie productive n’évalue pas ses produits par l’utilité (c’est-à-dire par l’utilité marginale) ? En effet, pour que cette fameuse proportionnalité existe, il est nécessaire qu’existent les grandeurs entre lesquelles cette proportionnalité s’établit. Nous avons vu plus haut que pour ce qui est de la valeur travail, c’est un fouillis sans nom. Et maintenant, M. Tougan lui-même, dans toute sa magnificence critique, déclare lui-même qu’une évaluation par l’utilité marginale dans les conditions du capitalisme (ou de celles de l'économie marchande simple) est une absurdité totale pour les vendeurs.

Nous avons examiné la théorie de M. Tougan, sans considérer la justesse de l'une de ses composantes — la théorie de l'utilité marginale, considérée en soi. Cependant elle n'est aucunement défendue par notre théoricien. C'est un fait très intéressant. A la recherche de nouvelles voies, le bourgeois russe est merveilleusement « critique » envers Marx ; mais envers l'idéologie scientifique capitaliste occidentale il fait montre d'une dévotion presque religieuse. Ceci démontre une fois de plus la véritable nature de ces « nouvelles idées en économie » dont la prédication occupe Messieurs Tougan-Baranovsky, Boulgakov, von Strouvé et tutti quanti.

Annexe II. Bibliographie établie par les éditeurs de 2010[modifier le wikicode]

L’édition de Syllepse, en 2010, reprend le parti pris de la première traduction française consistant à transposer en français les titres de certains ouvrages dans le corps du texte. Cette bibliographie permet de retrouver les références initiales de Boukharine, conformes à l’édition russe (http://gesd.free.fr/boukrus.pdf).

Ces références ont été complétées à partir de la traduction anglaise (http://gesd.free/bukleisu.pdf) et grâce à des recherches complémentaires qui ont permis d’améliorer les indications de dates et de signaler, chaque fois que c’était possible, les traductions disponibles et les liens Internet vers les textes cités (voir http : //hussonet. free. fr/bkb .pdf).

Michel Husson.


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Annexe III. Préface et Avant propos des éditions de 1967 et 2010[modifier le wikicode]

Préface de Pierre Naville (édition de 1967)[modifier le wikicode]

La théorie de la production, de l’appréciation, de la distribution et de la destruction de choses ou d’actes qualifiés de valeur dans une population, n’a pas cessé depuis trois siècles d’être au centre de l’économique et de la sociologie en général. Quant à la pratique portant sur les mêmes phénomènes, elle est le ressort principal de la vie sociale tout court. L’investigation scientifique, la controverse et l’imagination s’exercent à tour de rôle, et quelquefois ensemble, sur ces problèmes. Elles le feront longtemps encore, et peut-être toujours. A chaque étape, le niveau des connaissances et de la pratique atteintes à ce sujet signale une forme de civilisation et lui donne un caractère entier. D’où l’âpreté des polémiques, car l’existence sociale s’y trouve impliquée jusqu’à la racine.

L’une de ces confrontations essentielles oppose la théorie de la valeur-travail, ou valeur objective, développée par Karl Marx à partir des travaux de Petty, Smith et Ricardo, c’est-à-dire de l’économie politique anglaise, et la théorie de la valeur-utilité, développée par les écoles « autrichiennes » (Böhm-Bawerk et Menger) et d’autres ( Galiani, Condillac, Jevons et Walras en particulier), connue sous le nom courant de marginalisme. La signification présente de cette controverse a débordé de loin les considérations théoriques initiales, si tant est que la théorie, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, ait jamais pu être détachée des circonstances économiques, sociales et politiques particulières où elle prend naissance.

La conception de la valeur-travail s’est diversifiée, notamment depuis que l’organisation du travail socialisée par l’Etat en U.R.S.S. a cherché à en fane un instrument de planification. Cette diversification s’opère selon deux voies. L’une affine les méthodes de calcul et d’appréciation statistiques à partir de procédures nouvelles de classification et de définition (par exemple en ce qui concerne la qualité du travail, les définitions d’opérations, les dimensions unitaires à considérer, etc.). L’autre conduit à intégrer les considérations d’utilité à la marge aux exigences d’un plan (0. Lange, en particulier), c’est- à-dire à des modalités d’équilibre. Quant à la théorie de l’utilité marginale, elle a dû cesser de projeter simplement les désirs ou besoins individuels et la limite de leur satisfaction possible dans le cadre d’un marché de pure concurrence. Le coût objectif est devenu le soubassement, au moins implicite, de l’appréciation subjective des usages ou utilités.

Cette évolution pourrait faire croire qu’une sorte de convergence des deux théories modernes fondamentales de la valeur est en train de s’esquisser ici et là, et c’est d’ailleurs bien ce que préconisent certains empiristes issus de Keynes, comme J. Robinson, ou de Marx, comme Kantorovitch, les uns et les autres rejetant à la métaphysique toute « dogmatique » relative à la fonction-valeur dans l’économie.

Pourtant, l’empirisme ne parvient pas, de loin à trancher les problèmes de fond, et il est douteux que la théorie de la planification sociale puisse s’en contenter. La politique des prix et des revenus, par exemple, n’est praticable et explicable qu’en fonction d’une appréciation du travail. On peut laisser cette appréciation au jeu dit libre d’une contestation à la marge, comme dans le cas de l’équilibre de l’emploi prévu par les conjoncturistes de la croissance (Etats-Unis ou pseudo-plans français) ; on peut aussi l’enfermer dans les calculs assez arbitraires d’un plan impératif pour l’essentiel, comme en U.R.S.S. Mais dans les deux cas on n’évitera pas le recours, plus ou moins avoué ou dissimulé, à une théorie des valeurs qui mette l’accent, tantôt sur l’usage et l’utilité, tantôt sur la dépense, le coût et l’échange. L’économie yougoslave, qui va le plus loin dans la tentative de conciliation, offre peut-être la meilleure démonstration des lacunes de l’empirisme.

L’ouvrage de Boukharine nous replace d’emblée au cœur de cette discussion, et l’on peut dire qu’il est pleinement d’actualité parce que les questions dont il traite n’ont fait que changer de terrain. Nicolas Boukharine a écrit cet ouvrage en 1914, avant l’éclatement de la première guerre mondiale. Né en 1888, il avait donc vingt-six ans. On admirera l’érudition de ce jeune bolchevik, la minutie de ses analyses et la force de ses raisonnements, dans un ouvrage écrit de ville en ville, au cours d’une émigration précaire. Le manuscrit fut retrouvé à Copenhague en 1919 et aussitôt publié à Moscou. Entre temps, l’auteur était devenu l’un des chefs de la révolution russe, membre du Bureau Politique du Parti Communiste et théoricien nouveau du marxisme. L’action politique et les travaux théoriques de Boukharine constituent un ensemble mêlé, terminé tragiquement par l’affreuse auto-accusation de 1938. Je ne peux en faire ici même une simple esquisse. Mais il me suffira de dire que parmi ses écrits, l’Economie politique du rentier (comme l’Economie mondiale et l’impérialisme, écrite pendant la première guerre mondiale, l’Economie de la période de transition (1921), l’Accumulation du Capital et l’impérialisme (critique de Rosa Luxembourg, 1925) et la Théorie du Matérialisme historique) reste une œuvre de premier plan, indispensable à quiconque veut aujourd’hui connaître les réalités de la théorie marxiste authentique, même et surtout en ce qu’elle a eu de controversé. A noter que tous ces ouvrages ont été publiés en Allemagne avant 1933, alors que deux seulement l’étaient en France. Ils font partie, comme les œuvres de Préobrajensky ou de Trotsky, du bien commun du mouvement socialiste, dénaturé et perverti par l’inquisition stalinienne, mais aujourd’hui en pleine rénovation en raison même de la vitalité de ses manifestations.

La construction du livre est très claire. Boukharine situe d’abord l’école marginale autrichienne par rapport à l’école historique et à ses précurseurs, du point de vue du caractère logique de leurs théories. On remarquera que cet exposé fait ressortir une opposition bien actuelle : celle qu’Aristote instaurait déjà entre genèse et synthèse, que l’on appelle souvent aujourd’hui histoire et structure. Boukharine expose clairement comment Marx a su combiner ces deux formes dans le jeu de l’évolution et des catégories, parce qu’il en a saisi la source où il faut : dans le travail, qui est d’abord activité pratique, production, puis système. Il étudie ensuite tout ce qui sépare la méthodologie originelle du marginalisme (subjectivisme, individualisme, consommation) de la méthodologie marxiste {dialectique, production, objectivation). Puis il traite systématiquement de la théorie de la valeur proprement dite, du profit et de sa distribution. L’ouvrage est assez clair dans sa démarche et dans la présentation des matériaux pour qu’il soit inutile de le résumer. Il suffira de dire en deux mots pourquoi la controverse persiste et ce qu’elle peut signifier de nos jours.

Le marginalisme traditionnel et le néo-marginalisme[24] ont paru longtemps faire pièce avec succès à l’analyse classique et marxiste de la valeur. L’enseignement officiel et les doctrinaires du capitalisme diffusaient largement cette conception. D’un côté, elle affirmait que la vie économique résulte de préférences individuelles (celles du consommateur et du même coup celles de l’entrepreneur capitaliste et du salarié), et de l’autre que ces préférences s’additionnent (en annulant leurs différences) dans un équilibre général. Le système tout entier, statique et conservateur, consacrait la permanence du capitalisme concurrentiel classique. C’est ce mécanisme, révélé par les courbes d’indifférence à la marge, que Boukharine appelle « l’économie du rentier ». Ce titre a été reproché à son livre. Toutefois, on peut admettre en effet qu’à une analyse économique fondée sur les préférences et attentes du consommateur et du capitalisme extérieur à la sphère productive directe, correspond la mentalité du rentier qui prend les effets du système dont il profite pour la cause de son fonctionnement.

Mais la théorie fut ébranlée à différentes reprises par toute une série d’événements, sans compter les difficultés logiques qu’elle soulève. D’abord les crises et dépressions cycliques, puis la croissance générale de la productivité, montraient que l’équilibre, au moment où il existe, est un état métastable, et non stable. La crise de 1930 en apporta une nouvelle et cruelle démonstration : il était difficile de l’imputer à de simples déséquilibres des préférences exprimées sur le marché. L’élément marginal des équilibres, si vanté, prit les dimensions d’une énorme élasticité dont le ressort résidait évidemment dans les rapports de la production sociale avec la répartition des profits. D’autre part, le rôle des institutions, et en premier lieu de l’Etat lui-même, se révéla de plus en plus important dès le premier conflit mondial, notamment par son influence sur les systèmes monétaires. La cartellisation et la monopolisation croissantes des grandes branches de l’économie réduisaient à une caricature la conception marginaliste de l’équilibre des échelles de préférence individuelles ou de groupe, en tout cas en ce qui concerne les sphères décisives de la production, et de la consommation intermédiaire. Ces tendances ont été considérablement accentuées dans le monde capitaliste avant, pendant et après la seconde guerre mondiale. Le marginaliste, vraiment, ne reconnaissait plus ses petits. En même temps, les progrès de la technologie, de la comptabilité industrielle et de la statistique, entraînaient les entreprises et l’Etat à une analyse de plus en plus serrée des coûts objectifs et des exigences en quantité de travail. Les pratiques de la production capitaliste laissaient de moins en moins de doute à cet égard : l’enchaînement des coûts en travail passé, présent et à venir, demeure le fondement du reniement capitaliste, et par conséquent des- profits escomptés. La théorie marginaliste y perdait presque tout son pouvoir d’explication. Enfin, l’intervention de Keynes d’un côté, et les conditions de la croissance économique planifiée dans les socialismes d’Etat (U.R.S.S.), de l’autre, révélèrent mieux encore les faiblesses du marginalisme. Dans les deux cas la conception globale des fonctions économiques est liée à une dynamique générale du système et non à une équilibre statique.

Dans les grands capitalismes occidentaux, les maîtres du régime furent ainsi conduits, à travers la crise des marchés concurrentiels et une appréciation neuve des interventions de l’Etat, à réviser les idées courantes sur les prix, l’investissement, la croissance. Les grands monopoles et oligopoles, privés ou publics, qui d’ailleurs se soucient peu de théorie, laissèrent les économistes se débrouiller avec le marginalisme ; ceux-ci parlèrent alors de le réformer. Mais ce fut au prix de l’abandon d’une grande partie de ses conceptions initiales. Ils conviennent de plus en plus que les fonctions de production, le calibrage de l’emploi mesuré en temps de travail, et le travail mesuré en rémunération et en profit, sont à la base de toute théorie économique sérieuse. Les comptabilités nationales y ont aidé, mais dans le cas des plans français ou des programmations floues en Grande- Bretagne et en Italie, cela n’apparaît pas ouvertement, la détermination des salaires, entre autres, étant apparemment laissée au jeu contractuel d’un quasi-marché. Le public peut encore croire que les éléments essentiels du marginalisme conservent quelque validité.

Et, par paradoxe, c’est dans cette situation qu’une série de planificateurs et économistes de l’U.RSS. se sont demandé si certaines idées marginalistes ne présenteraient pas quelque intérêt, depuis que se poursuit chez eux une profonde réforme de la planification. Cette préoccupation s’est d’abord fait jour chez Oskar Lange, en Pologne, mais elle s’est maintenant étendue à de nombreux économistes soviétiques. A vrai dire, cette sorte de résurrection du marginalisme n’est rendue possible que par un sérieux transfert de sens, en recourant à Pareto plus qu’à Jevons ou BöhmBawerk, ou même Marshall. Selon Lange, il s’agit seulement d’intégrer plus clairement à la théorie marxiste des éléments qui y appartenaient déjà implicitement : le calcul marginal n’est plus alors qu’une sorte d’application du calcul différentiel à l’établissement des maxima et des minima de fonctions mathématiques, qui petit dans certains cas doubler le calcul matriciel utilisé dans la programmation linéaire[25]. Mais ce calcul a pour fondement une analyse qui est foncièrement celle de Marx, enracinée dans les rapports de production. Les tableaux d’intrant-extrant de l’économie nationale en quantités de travail, maintenant calculés en U.R.S.S., viennent fournir un cadre d’une grande solidité à des analyses de ce genre[26]. On est ainsi assez loin du subjectivisme autrichien, et même de l’ophélimité de Pareto, engagée dans une interprétation « praxéologique » selon l’expression de Lange.

Une autre raison à la persistance des idées marginalistes réside dans la diffusion de la « psychologie économique » entrée dans les voies du calcul. De ce côté, on constate que les instruments d’investigation des motivations et déterminants des consommateurs, et même des producteurs (patrons et salariés), ont été poussés assez loin depuis une vingtaine d’années. Cet empirisme descriptif des comportements est venu rajeunir l’étude de la conjoncture et des prévisions. Les études de marché, les sondages d’opinion, l’analyse des modes et flux publicitaires, les tests d’anticipation, les programmes prévisionnels, les techniques de jeu et de simulation, les modalités de la décision, ont cerné de beaucoup plus près que jadis la formation des attitudes et des comportements qui orientent les échanges, et même les productions. Toutes les informations ainsi acquises donnent un contenu assez nouveau aux notions de variation, de limite et de marge. Il y a là un mélange quelque peu détonant de préoccupations subjectives et de démonstrations objectives, mais il faut bien dire qu’elles conduisent fort au-delà des idées classiques du marginalisme comme explication totale des relations économiques. La marge finit par s’entendre au sens d’amplitude d’un continu déterminé plus encore que de la limite de celui-ci. Elle exprime seulement le caractère fini de la fonction des unités; et ces unités elles-mêmes, individuelles ou collectives comme une firme, de mieux en mieux étudiées dans le tissu très serré de leurs déterminations réciproques, apparaissent comme un découpage arbitraire qui laisse intacte la signification des mouvements globaux des masses économiques. Finalement, c’est la théorie marxiste renouvelée qui profite de ces investigations, plutôt que la théorie, même rénovée, du marginalisme.

Le lecteur est donc assuré de trouver dans le livre de Boukharine de quoi répondre à ses inquiétudes d’aujourd’hui. Il sera même surpris, je crois, de son actualité, et d’apprendre qu’il y a déjà plus de cinquante ans une discussion de cette ampleur avait été menée avec une doctrine qu’on lui dépeint dans les écoles comme sans rivale.

Pierre NAVILLE.

25 septembre 1966.

Avant-propos de Michel Husson pour l’édition de 2010. Nicolas Boukharine contre l'économie vulgaire[modifier le wikicode]

En 1911, Boukharine, jeune dirigeant bolchevik de 23 ans, est emprisonné puis déporté dans l’Arkhangelsk. Il s’évade vers Hanovre, et après un détour par Cracovie où il rencontre Lénine pour la première fois, s’établit à Vienne à la fin de 1912. Inscrit à l’Université, il y suit les séminaires de Böhm-Bawerk et Wieser, les principaux représentants de l’école économique «autrichienne». C’est à Vienne qu’il écrit son Économie politique du rentier, achevée à l’automne 1914. C’est à Vienne aussi qu’il rencontre en 1913, un autre exilé, Staline, qu’il aidera, dit-on, à rédiger sa brochure Le marxisme et la question nationale. Les études de Boukharine se poursuivront au gré des expulsions, à Lausanne (où il étudiera Walras), puis à Stockholm et enfin à New York, avant son retour en Russie au début de la révolution de février 1917.

Il faudra attendre 1919 pour que le manuscrit de L’économie politique du rentier soit retrouvé et publié. Pourquoi rééditer ce livre, et donc le relire, près d’un siècle plus tard ? La réponse immédiate à cette question légitime est que les (grands) livres d’économie ne se démodent guère. Si l’économie était une science progressant de manière linéaire, on pourrait à la rigueur[27] se dispenser d’une telle lecture. Mais une telle représentation ne correspond pas à la nature de cette discipline, qui, s’il s’agit d’une science, est une science essentiellement sociale. Elle ne se développe pas selon une succession de paradigmes se substituant les uns aux autres : ils sont au contraire relativement invariants, parce qu’ils correspondent à des représentations opposée des rapports fondamentaux de la société capitaliste.

L’actualité du rentier[modifier le wikicode]

Le livre de Boukharine en est une splendide illustration : l’économie marginaliste qu’il prend comme cible est aujourd’hui encore la théorie économique dominante. Certes, elle a bifurqué par rapport à l’école autrichienne et a acquis une cohérence formelle en se dotant d’un appareil mathématique intimidant. Mais ses fondements n’ont pas changé et reposent sur une vision du monde identique, mais qui, au lieu d’être clairement exposée et revendiquée, se cache dorénavant dans les « détails » des postulats implicites des modèles théoriques.

Le titre du livre serait cependant trompeur si l’on en attendait une vision prémonitoire du capitalisme contemporain où les « rentiers » captent une partie croissante des richesses produites. Le sous-titre correspond mieux à son objet : il s’agit bien d’une critique de la théorie marginaliste, mais d’une critique sociale, qui cherche à montrer quelles en sont les références de classe. Pour Boukharine, la théorie marginaliste est l’expression théorique d’une idéologie particulière, celle du rentier qui « s’enrichit en dormant », pour reprendre la formule fameuse (mais peu suivie d’effet à l’encontre de la finance) du président Mitterrand. Le rentier produit une représentation fétichisée du mode de production capitaliste, où le capital produit du revenu, en fonction de ses propriétés, et indépendamment de l’exploitation de la force de travail.

Marx avait déjà décrit les avantages idéologiques du capital rentier : «Pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et octroie au résultat du procès de production capitaliste - séparé du procès lui-même - une existence indépendante[28].» Marx revient à plusieurs reprises sur l’illusion d’une mise en valeur apparemment séparée du processus de production: «L’idée que cette forme de capital est autonome est renforcée par le fait que du capital prêté rapporte de l’intérêt, qu’il soit ou non effectivement employé comme capital[29]» et il insiste à nouveau sur le fait qu’il s’agit là d’une représentation à la fois populaire et adéquate à la réification des rapports de production : « Dans sa représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est considéré comme le capital en soi, le capital par excellence[30]. » C’est une illusion semblable qui se trouve à la base de cette « exubérance irrationnelle » qui a plongé le monde entier dans la crise.

L’enfant chéri du Parti[modifier le wikicode]

C’est Lénine qui surnommait ainsi Boukharine. Mais, dans les deux notes que l’on a coutume d’appeler son testament, il en dressait un portrait ambivalent : « Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, mais il peut légitimement être considéré comme le camarade le plus aimé de tout le Parti; mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et, je pense, n’a jamais compris pleinement la dialectique). » Ce jugement mi-figue mi-raisin résume assez bien les rapports conflictuels entre le maître et l’élève. Boukharine, lors de la première édition en russe publiée à la fin février 1919, dédie son opuscule au « camarade N. L. » autrement dit à Lénine. Ils avaient déjà eu l’occasion d’échanger à propos de leurs théories respectives de l’économie mondiale, lors de la rédaction, achevée en 1915 de L’économie mondiale et l’impérialisme pour lequel Lénine avait écrit une préface qui s’était égarée. La confrontation continuera, notamment sur la théorie de l’État: on peut s’en faire une idée avec les notes de Lénine qui émaillent le texte d’un autre livre de Boukharine, Economique de la période de transition. Ces échanges suivis donnent en tout cas une idée de la stature de Boukharine, qui était à la fois un intellectuel éminent et un dirigeant de premier plan du parti bolchevik.

Sa trajectoire peut se lire à partir d’une double oscillation : entre sa fonction d’intellectuel et ses responsabilités de dirigeant politique, d’une part; et entre la « gauche » et la « droite » du parti bolchevik de l’autre. Ainsi Boukharine a-t-il soutenu des positions intransigeantes contre le traité de Brest-Litovsk ou en faveur du communisme de guerre dont il fait l’éloge et la théorie dans son Economique de la période de transition paru en 1920. Mais un an plus tard, il se rallie à la NEP (Nouvelle politique économique). Après la mort de Lénine en 1924, il combat l’opposition emmenée par Trotski et se rapproche de Staline avec lequel il fera alliance après que Zinoviev et Kamenev aient rompu avec lui. Il est ensuite à l’origine de la théorie du « socialisme dans un seul pays » dont Staline fera l’usage que l’on sait, et l’aide à conforter sa position de pouvoir dans le Parti.

C’est à partir de 1928 que Boukharine se rend compte des dangers de l’autocratisme de Staline et la disgrâce commence. Écarté du bureau politique à la fin de 1928, il est d’autant plus marginalisé que Staline prend un nouveau tournant vers la collectivisation qui rompt avec l’orientation défendue conjointement par Boukharine et Staline.

Boukharine s’adapte aux circonstances et conserve son statut d’intellectuel de référence. Il est ainsi nommé rédacteur en chef des Izvestia en 1934, mais au prix d’un renoncement de fait à toute intervention politique dans la vie du parti. Cela ne suffira pas à le mettre à l’abri des purges staliniennes. Il est arrêté en février 1937, et soumis à partir de mars 1938 à l’un des plus spectaculaires « procès de Moscou » visant le « bloc antisoviétique des droitiers et des trotskistes ». Face au procureur Vychinski qui finira par le décrire comme « le produit maudit du croisement d’un renard et d’un porc[31]», Boukharine adopte un système de défense qui consiste à reconnaître sa responsabilité abstraite tout en la niant en pratique : « Je plaide coupable pour tous les crimes commis par cette organisation contre-révolutionnaire, indépendamment de la question de savoir si je connaissais son existence ou si j’ai participé directement à une de ses actions[32]. » Son biographe, Stephen Cohen, dresse un tableau élogieux de l’attitude de Boukharine durant son procès, mais la lecture d’une lettre adressée en 1937 à Staline jette le trouble car elle est assez hallucinante. Elle se termine ainsi : « Ma conscience est pure devant toi, Koba. Je te demande une dernière fois pardon (un pardon spirituel). Je te serre dans mes bras, en pensée. Adieu pour les siècles des siècles et ne garde pas rancune au malheureux que je suis[33]. »

La seule manière d’interpréter cette reddition est le désir de Boukharine d’épargner des représailles à sa famille en faisant preuve de sa bonne foi. Cette lettre n’est cependant pas son véritable testament politique. Il se trouve dans sa Lettre à la génération future des dirigeants du parti qu’il demande à sa femme, Anna Larina, d’apprendre par cœur pour la transmettre, ce qui sera fait beaucoup plus tard. Il y exprime le vœu d’être lavé des accusations dont il a été l’objet qui sera exaucé avec sa réhabilitation en 1988, une manière de célébrer le centième anniversaire de sa naissance.

Mais Boukharine est également préoccupé par la sauvegarde de ses écrits de prison. Ils sont considérables puisqu’ils représentent quatre ouvrages, dorénavant disponibles en anglais: un roman autobiographique (How it All Began) ; un traité philosophique (Philosophical Arabesques) ; un essai sur Le socialisme et sa culture, et un recueil de poèmes. Dans une lettre de 1937, il écrit à Staline : « J’ai écrit [les manuscrits de la prison] le plus souvent la nuit, les arrachant littéralement de mon cœur. Je vous prie ardemment de ne pas laisser ce travail disparaître [...]. Cela n’a rien à voir avec mon sort personnel[34]. » Dans une autre lettre adressée à sa femme en 1938, mais qui ne lui parviendra qu’en 1992, il expliquait que ses Arabesques étaient à ses yeux le plus important de ses écrits de prison, un livre « dialectique du début à la fin[35] », une sorte de réponse doublement posthume aux reproches de Lénine dans son Testament.

La bureaucratie russe avait ceci de particulier qu’elle ne détruisait pas les documents et les archives, se contentant de les enfouir. Les écrits de prison de Boukharine seront conservés par Staline dans sa bibliothèque personnelle, puis dans les archives du Kremlin. Il faudra attendre 1992 pour qu’un proche du président Eltsine transmette une copie de ces manuscrits à la veuve de Boukharine et à Stephen Cohen, son biographe américain, qui en assurera l’édition. Ces trop brefs rappels ne rendent évidemment pas compte de la complexité de la vie d’un bolchevik, mue, dans toutes ses dimensions, par « une sorte de dialectique complexe d’espoir et de désespoir » (Sheehan 2005).

Böhm-Bawerk, figure de proue de l’économie vulgaire[modifier le wikicode]

La cible principale du livre de Boukharine est l’économiste autrichien Eugen von BöhmBawerk et en particulier sa Théorie positive parue en 1889 (mais dont Boukharine cite une édition datant de 1912). Né en 1851, Böhm-Bawerk meurt en 1914, l’année même de la rédaction du livre de Boukharine. C’est un disciple de Carl Menger, l’un des fondateurs, avec Jevons et Walras, de l’école dite marginaliste.

Il faut ici esquisser un rapide survol de l’histoire de l’économie dominante, parce que BöhmBawerk n’est pas seulement un critique de Marx, et notamment de sa théorie de la valeur, mais prétend introduire une rupture avec l’économie qu’il qualifie lui-même de classique et dont le représentant principal est pour lui David Ricardo. Dans un article de présentation de l’école autrichienne, Böhm-Bawerk (1890a) part du principe que l’économie politique classique est obsolète. La raison n’est pas que sa méthode serait trop abstraite, comme le pense l’école dite historique[36]. Boukharine le rejoint d’ailleurs sur ce point en écrivant que toute théorie est abstraite, « en quoi le marxisme se trouve parfaitement d’accord avec l’école autrichienne ». Le reproche que Böhm-Bawerk adresse à la théorie classique est de contenir des erreurs « caractéristiques d’une science encore dans l’enfance ». Si on laisse de côté l’incroyable vanité de cette présentation, elle souligne les perturbations qui secouent alors l’économie dominante. Tout tourne autour de la théorie de la valeur et du profit tandis que plane sur l’économie politique l’ombre des économistes socialistes - dont Marx évidemment - mais aussi celle du mouvement ouvrier en plein essor.

La figure de proue de l’école classique est bien ciblée par Böhm-Bawerk : c’est Ricardo, dont les Principes d’économie politique ont été publiés pour la première fois en 1817. Le cœur de son approche repose sur la théorie de la valeur-travail, qui l’a emporté sur ses prédécesseurs et ses contemporains. Mais elle a le tort d’avoir été reprise par Marx qui s’en est emparée, l’a développée et en a tiré une théorie subversive de l’exploitation qui contribue au développement des idées socialistes et au renforcement de la social-démocratie, notamment en Autriche.

L’économie « vulgaire » (pour reprendre le terme de Marx) va alors s’efforcer de remettre en cause la suprématie de l’école ricardienne autour de deux axes critiques. Le premier consiste à opposer à la valeur-travail une théorie subjective de la valeur fondée sur l’utilité comme déterminant de la demande. Le second axe s’appuie sur les failles de l’analyse du profit de Ricardo.

La théorie de la valeur[modifier le wikicode]

Toute l’histoire de l’économie politique peut se résumer en une oscillation entre la théorie de la valeur-travail et celle de la valeur-utilité, avec des variantes et des synthèses plus ou moins boiteuses. Le débat avait déjà opposé Ricardo à Malthus et Say. Ensuite, l’économie politique a été durablement dominée par une synthèse éclectique, commune à Mill et Marshall. Dans ses Principes d’économie politique, Marshall soutient ainsi que le coût de production et l’utilité déterminent conjointement la valeur et que, par conséquent, « discuter de leurs contributions respectives serait aussi stérile que de se demander quelle est des deux lames d’une paire de ciseaux celle qui coupe la feuille de papier ». Mais il confond les fluctuations à court terme de l’offre et de la demande avec la détermination à moyen terme des prix de production et se plaît aussi à sauter d’analyses d’équilibre partiel (un marché pris séparément) à l’équilibre général (l’ensemble des marchés).

Sur la question de la valeur, Böhm-Bawerk adopte une position unilatérale qui fait des préférences des consommateurs le déterminant final de la valeur des marchandises : un bien vaut plus qu’un autre parce qu’il procure une utilité supérieure. C’est un pur retour aux conceptions préclassiques, contemporaines d’Adam Smith, et dont les représentants les plus systématiques sont deux abbés : un français, Condillac (1714-1780) et un italien, Galiani (1728-1787). Boukharine souligne d’ailleurs que Condillac « se rapproche de la manière moderne de poser la question » et c’est toujours vrai aujourd’hui, comme on peut en juger par ces définitions : « On dit qu’une chose est utile, lorsqu’elle sert à quelques-uns de nos besoins; et qu’elle est inutile, lorsqu’elle ne sert à aucun, ou que nous n’en pouvons rien faire. Son utilité est donc fondée sur le besoin que nous en avons. [...] La valeur des choses est donc fondée sur leur utilité, ou, ce qui revient au même, sur le besoin que nous en avons, ou, ce qui revient encore au même, sur l’usage que nous en pouvons faire. [...] Or, puisque la valeur des choses est fondée sur le besoin, il est naturel qu’un besoin plus senti donne aux choses une plus grande valeur: et qu’un besoin moins senti leur en donne une moindre. La valeur des choses croît donc dans la rareté, et diminue dans l’abondance » (Condillac 1776). Traduisez ces principes rigoureux en non moins rigoureuses équations, et vous avez votre première leçon de microéconomie telle qu’on l’enseigne aujourd’hui. Ses fondements datent de 1776, l’année où Adam Smith publiait sa Richesse des nations. On a là un bel exemple des circonvolutions de l’économie bourgeoise et une illustration de ce constat qu’il ne faut jamais oublier : les fondements de l’économie dominante contemporaine ne sont pas seulement prémarxistes, ils sont préclassiques.

L’essentiel de la critique de Boukharine porte sur cette tentative de refondation de BöhmBawerk. A vrai dire, il s’agit d’un véritable galimatias qui semble aujourd’hui complètement dépassé. Mais l’avantage de la présentation de Böhm-Bawerk est d’expliciter ses hypothèses et ses raisonnements. Et si l’on y réfléchit bien, ce sont, encore une fois, les mêmes que l’on retrouve aujourd’hui dans n’importe quel manuel de microéconomie. La grande différence réside dans l’appareil mathématique qui les enrobe, mais le point de vue du consommateur que Boukharine reproche tant à Böhm-Bawerk reste prégnant dans l’économie dominante contemporaine.

Si cette opposition valeur-travail valeur-utilité est commode, il faut cependant se garder d’une vision simpliste qui opposerait un marxisme ne s’intéressant qu’aux valeurs d’échange à une théorie néoclassique faisant jouer un rôle central à l’utilité. Chez Marx, valeur d’échange et valeur d’usage s’articulent de trois manières. Pour qu’une marchandise soit vendue, il faut d’abord qu’elle possède une valeur d’usage adéquate à la demande sociale solvable. Ensuite, les prix de marché fluctuent autour des prix de production : la loi de l’offre et de la demande explique ces écarts même si elle ne peut rendre compte du niveau des prix de référence.

Mais les valeurs d’usage importent, même dans le champ du marxisme, car les conditions de reproduction introduisent un troisième point d’application de la demande sociale. En effet, le bouclage des schémas de reproduction suppose une correspondance entre ce qui est produit et ce qui est consommé. Marx écrit par exemple que « pour qu’une marchandise puisse être vendue à sa valeur de marché, c’est-à- dire proportionnellement au travail social nécessaire qu’elle contient, la masse totale du travail social utilisée pour la totalité de cette sorte de marchandise doit correspondre à l’importance du besoin social existant pour cette marchandise, c’est-à-dire du besoin social solvable[37]». Cette nécessaire adéquation entre la production et les biens concrets qui matérialisent les besoins sociaux vaut encore plus si on raisonne en dynamique. Il faut que la structure des besoins sociaux (solvables) évolue en adéquation avec l’offre, et pas seulement du seul point de vue de la masse de valeurs, mais aussi de la structure des valeurs d’usage qui «portent» cette valeur d’échange globale. Autrement dit, il faut que la structure de consommation soit compatible avec l’orientation de l’accumulation, et la reproduction d’ensemble induit par conséquent une dialectique entre production et consommation et Boukharine cite ce passage des Grundrisse de Marx : « Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, c’est aussi le mode de consommation que la production crée objectivement et subjectivement [...]. Elle produit donc la consommation : a) en lui fournissant sa matière ; b) en déterminant le mode de consommation ; c) en suscitant chez le consommateur le besoin de produits, qu’elle a d’abord créés matériellement[38]»

La question du profit[modifier le wikicode]

Ricardo s’est heurté à une difficulté fondamentale. Il n’a jamais réussi à concilier ces deux propositions : d’une part, la valeur d’une marchandise est proportionnelle au travail dépensé mais, d’autre part, il existe une tendance à la formation d’un taux de profit général. Selon la première assertion, le profit est proportionnel aux salaires ; mais la seconde implique que le profit doit être proportionnel au capital. Cela ne serait compatible que si le rapport entre le capital engagé et la masse salariale était le même dans toutes les branches de l’économie, ce qui n’est évidemment pas le cas. Marx a été confronté à ce même problème, dit de la transformation des valeurs en prix, et y a proposé sa solution dans le livre III du Capital qui ne paraîtra qu’en 1894, après la mort de Marx. Entretemps, Engels avait défié les critiques de Marx d’anticiper sur la manière dont Marx traiterait cette difficulté, leur proposant même une sorte de concours[39]. Deux ans plus tard, BöhmBawerk publie sa critique (Zum Abschluss des Marxschen Systems) qui insiste sur l’impossibilité de passer de la théorie de la valeur du livre I à la théorie des prix de production du livre III. De nombreux critiques de Marx s’engouffreront dans cette brèche, tandis que les marxistes proposeront une large gamme de « solutions » qui tentent de rétablir la cohérence de l’analyse marxiste. On peut laisser de côté ce débat - que Boukharine n’aborde pas de manière centrale - pour examiner les tentatives d’opposer une autre théorie du profit à l’économie classique, dont est venu tout le mal.

Pendant plusieurs décennies, la théorie officielle du profit est au fond la théorie de l’abstinence, exposée par Nassau Senior dès 1836, et qui est synthétisée, si l’on peut dire, par cette proposition : « Il est évident que le Capital, ainsi défini, n’est pas un simple instrument de production ; il est dans la plupart des cas le résultat de la combinaison des trois instruments de production. Il faut qu’un agent naturel ait fourni les matériaux ; il faut en général qu’ils aient été détournés d’un usage improductif par un report de jouissance, et il faut en général aussi que du travail ait été employé à leur préparation et à leur conservation. Par le mot Abstinence, nous désignons cet agent, distinct du travail et de la nature, dont le concours est nécessaire à l’existence du Capital, et qui se trouve dans la même relation au profit, que le travail aux salaires » (Senior 1836). Sur cette « théorie », le commentaire de Marx dans le livre I du Capital était déjà sans appel :

« Rien qui vous donne comme cela une idée des “découvertes” de l’économie politique vulgaire !

Elle remplace les catégories économiques par des phrases de Tartuffe, voilà tout[40]. » Une page plus tôt, Marx cite d’ailleurs cette fière devise de Malthus, tirée de ses Principes d’économie politique : « Il est de la plus haute importance, de tenir séparées la passion pour la dépense et la passion pour l’accumulation. » Ce rappel a l’intérêt de souligner encore une fois la permanence de ces piètres apologies qui font du profit la juste rémunération de l’abstinence.

D’un point de vue plus théorique, on voit bien que cette ligne d’explication ne peut rendre compte de l’un des traits essentiels du capitalisme, à savoir la formation d’un taux général de profit. Il y a en effet des branches où il faut beaucoup d’« abstinence » pour obtenir un retour sur son capital, et d’autres très peu. Mais l’état de dégénérescence de l’économie dominante de l’époque apparaît dans le fait que cette pseudo-théorie tiendra le haut du pavé de génération en génération. En 1848, elle est reprise par John Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique, considérés comme une synthèse (très éclectique) de l’économie classique. Quelques années plus tard, l’économiste majeur de l’époque est sans doute Alfred Marshall. La première édition de ses Principes d’économie politique date de 1890 et ils seront régulièrement republiés jusqu’à leur huitième édition de 1920. Et lui aussi reprend à peu près à son compte la théorie de l’abstinence. La nouveauté introduite par Böhm-Bawerk, qui se défend par ailleurs de suivre Senior, consiste à remplacer l’abstinence par l’attente, en introduisant la notion de « détour de production ». C’est l’idée fondatrice de la théorie autrichienne du capital qui sera retravaillée, bien plus tard, par Hicks dans Le temps et le capital. L’idée est de mesurer le capital par la période de production, pendant laquelle il faut s’abstenir de consommer pour investir. Dans sa Théorie positive, Böhm-Bawerk prend l’exemple, devenu fameux, d’un paysan qui a le choix entre aller chercher de l’eau à la source chaque fois qu’il a soif, ou bien prendre le temps de construire un seau ou, mieux encore, une canalisation. Le capital équivaut donc au temps qu’il faut détourner d’une jouissance (consommation) immédiate pour investir. Et le profit, ou en l’occurrence l’économie de temps, rétribue cet effort et doit donc être proportionnel à la période de production. Cette robinsonnade est en soi absurde, parce qu’elle ne laisse aucune place à la nécessaire division du travail, certains allant chercher de l’eau pendant que d’autres fabriquent des seaux[41].

Avec un tel fondement « microéconomique », on ne peut déboucher que sur une vision totalement déformée de la réalité. Pour Böhm-Bawerk, le point de départ est la « richesse accumulée » par la société. Ensuite, le tableau est à peu près le suivant : parmi les détenteurs de cette richesse, certains la consomment « par nécessité ou par prodigalité » et d’autres doivent la consacrer à assurer leur petite production. Mais, heureusement, le reste de la richesse – « et c’est de loin la majeure partie » - arrive sur le marché sous forme « d’avances de subsistance » versées sous forme de salaires. Et Böhm-Bawerk en déduit cette formidable apologie du capitalisme : « l n’est rien dans la nature de l’intérêt [c’est-à-dire du profit, précise Boukharine] par quoi celle-ci puisse paraître par elle-même injuste ou inique ».

Une telle construction est redevable d’une double approche critique que Boukharine combine.

Il y a d’abord une critique de la représentation de la société, composée non de classes, mais d’individus inégalement détenteurs de richesse. La théorie prend donc comme donnée cette répartition de la richesse (ce que Walras appellera « dotations initiales de facteurs ») et ce procédé scientifiquement illégitime permet de justifier la reproduction des rapports sociaux qui sont en somme rejetés en dehors du champ de l’économie politique. Il faut bien comprendre que la critique de ce type de théories nécessite un point de vue décalé par rapport à une posture résolument conservatrice, prenant l’ordre établi comme postulat. Mais cela ne dispense pas d’une critique que l’on pourrait qualifier d’interne consistant à décortiquer la construction proposée pour en montrer l’incohérence interne.

Böhm-Bawerk va plus loin que la plupart de ses prédécesseurs, en posant le principe d’une théorie de la productivité marginale du capital. En effet le détour de production est productif, en ce sens qu’il permet d’accroître la richesse. Le profit serait alors égal au « rendement » du détour de production, autrement dit de l’attente. Mais comment expliquer qu’il soit approprié par une classe de possédants ? On retrouve ici l’idée que leur existence est postulée et l’on tombe sur une tautologie : les capitalistes peuvent accaparer le profit pour la simple et bonne raison qu’ils disposaient au départ de fonds disponibles pour l’investissement. Le temps de Böhm-Bawerk tourne en rond. Mais il y a plus : certains capitalistes ne se contentent pas de s’abstenir de consommer, ils empruntent et servent alors d’intermédiaires pour les vrais « abstinents ». Pourquoi dans ce cas, obtiendraient-ils un profit pour leur propre compte ? Très logiquement, le jeu de l’offre et de la demande doit conduire à l’égalisation du taux de profit avec le taux d’intérêt, mais le taux de profit d’entreprise disparaît. Tel est l’un des grands problèmes de l’économie néoclassique dont Böhm-Bawerk est un précurseur. L’approche de Böhm-Bawerk anticipe sur les théories néoclassiques du capital, et c’est même une tentative assez habile dont Kaldor soulignera l’intérêt : « L’objectif de l’approche en période de production est de réduire la fonction de production à deux variables, en substituant l’attente à l’ensemble des services des facteurs, le taux d’intérêt étant le prix de l’attente. C’est de cette façon seulement que le capital peut être traité comme un facteur de production commensurable avec le travail » (Kaldor 1937).

Malheureusement, ce projet n’est pas réalisable. Böhm-Bawerk calcule sa période moyenne de production comme une moyenne des différentes durées d’immobilisation. Il raisonne implicitement avec un taux d’intérêt simple et oublie ainsi qu’un capital immobilisé doit rapporter chaque année le taux de profit moyen selon une formule comparable à celle des intérêts composés. Cette erreur signalée par Wicksell (1901) peut paraître bénigne. Ses implications sont pourtant considérables : quand on utilise la formule correcte avec intérêts composés, la période de production - donc la mesure du capital - n’est plus indépendante du taux d’intérêt.

Plus fondamentalement, cette construction échoue à articuler synchronie et diachronie, en oubliant la simultanéité des processus de production. C’est une difficulté que rencontre toute théorie du capital et on la retrouve aussi dans le débat sur la transformation des valeurs en prix. Sur ce point, l’échec de Böhm-Bawerk est visible. Il suffit de consulter les tableaux que Boukharine commente dans le chapitre V de son livre : les différents processus de production sont décalés dans le temps alors que dans la réalité ils se déroulent de manière simultanée comme le rappelle Boukharine qui s’appuie ici sur Rodbertus. Il y a là un obstacle fondamental que rencontreront tous les néoclassiques et qui est l’impossibilité d’analyser la reproduction du capital dans un cadre d’équilibre général. De ce point de vue, on peut affirmer qu’il ne peut y avoir de théorie du capital compatible avec la microéconomie standard.

Ceci met à bas la prétention (et la nécessité) pour la théorie néoclassique de mesurer un volume de capital dont la productivité marginale détermine la rémunération, indépendamment de la répartition des revenus ou du taux d’intérêt. C’est ce que Solow (1963) aura plus tard la lucidité de reconnaître : « Il n’y a aucune raison de supposer que l’on puisse définir un objet appelé “capital” qui résumerait en une grandeur unique toute une série de faits concernant les décalages dans le temps, les périodes de gestation, les stocks de matériaux, les produits semi- finis, les marchandises en cours de production, les machines anciennes ou nouvelles, les bâtiments à durée de vie différente, ou les améliorations plus ou moins permanentes apportées aux terres cultivable. Seul un naïf qui ramènerait les multiples aspects de la production capitaliste à un seul d’entre eux peut croire à la possibilité théorique de définir quelque chose qui s’appellerait “capital” dont le taux d’intérêt serait “sa” productivité marginale. »

Bref, Böhm-Bawerk - et à sa suite toute l’école marginaliste - échoue à fonder théoriquement la vision du monde du rentier où le « capital » est une source autonome de création de richesses et où il suffit de disposer de fonds pour en retirer sa part légitime, à partir du moment où les désirs des consommateurs sont satisfaits. Encore une fois, la critique de Boukharine a le mérite d’articuler critique interne-technique et critique externe-sociologique : il sait gratter derrière les à-peu-près de la modélisation pour faire apparaître l’intention apologétique et le point de vue de classe.

Critiquer l’économie vulgaire d’aujourd’hui[modifier le wikicode]

La lecture de L’économie politique du rentier n’est donc pas un voyage dans un passé révolu. Aujourd’hui, l’économie vulgaire domine la scène, encore plus qu’il y a un siècle, au-delà des supposés progrès de la science économique. Et sa méthode est pour l’essentiel la même, fondée sur ce triptyque : individualisme méthodologique, instrumentalisme, et référence axiomatique à l’équilibre, pour reprendre l’analyse de Arnsperger et Varoufakis (2006). L’intérêt de la référence à Böhm-Bawerk est de se situer au moment où s’enclenche une bifurcation importante dans l’histoire de l’économie, celle qui consiste à introduire une césure fondamentale entre microéconomie et macroéconomie. Il y en aura beaucoup d’autres et l’économie dominante est caractérisée aujourd’hui par une dispersion méthodologique et thématique qui en rend la critique d’ensemble très difficile. Arnsperger et Varoufakis (2005) ont raison d’expliquer que « les néoclassiques ont brillamment réussi à tisser une toile d’explications imbriquées pour toutes sortes de phénomènes et à les vendre grâce à leurs faiblesses théoriques et non malgré elle ». L’économie dominante n’est en effet pas cohérente, mais cela lui permet de développer des réponses locales à ses difficultés. Par exemple, le chômage ne peut exister dans la théorie pure (celle de la première année de licence). Qu’à cela ne tienne : « La notion de chômage naturel a été créée pour expliquer l’échec du marché à conduire au plein-emploi, et celui de l’économie à expliquer cet échec ».

Si l’économie réelle ne fonctionne pas selon les canons de la théorie, c’est parce qu’elle est empêchée de le faire : le chômage est le symptôme d’une concurrence insuffisante « qui doit être combattue par la magie de la déréglementation. Si celle-ci ne fonctionne pas, plus de privatisation fera l’affaire. Si cela échoue, ce doit être la faute du marché du travail qui n’est pas suffisamment libéré de la pression syndicale et des prestations sociales. Et ainsi de suite ».

Quant à l’économétrie, qui est par excellence le dispositif « expérimental » de la science économique, elle ne sert pas à « tester les méta-axiomes néoclassiques (qui ne sont pas empiriquement falsifiables). C’est plutôt la recherche laborieuse de formes réduites qui s’ajustent aux données et, en même temps, valident un modèle fondé sur ces méta-axiomes ».

La critique de l’économie dominante contemporaine implique d’abord de remettre l’exigence théorique au premier plan, en rejetant notamment le principe selon lequel la formalisation mathématique en tiendrait lieu. Il faut briser le processus de reproduction idéologique ainsi décrit par Joan Robinson (1953) : « On apprend à l’étudiant en économie à écrire Q = f(L,C) où L est une quantité de travail, C une quantité de capital et Q un taux de production de marchandises [...] puis on passe très vite au point suivant, dans l’espoir qu’il oubliera de demander en quelle unité C est mesuré. Avant même qu’il ne pense à poser la question, il est devenu professeur, et c’est ainsi que des formes de pensée peu rigoureuses se transmettent d’une génération à l’autre. »

Il faut donc comprendre aussi comment se reproduit cette domination et analyser au plus près les raisons de l’adéquation spontanée du paradigme néoclassique à l’apologie du capitalisme (Husson 2003). Elles ne renvoient pas forcément, et sans doute de moins en moins, à une intention délibérément apologétique de la part des économistes dominants qui sont probablement convaincus de l’objectivité scientifique de leurs recommandations (par exemple supprimer le salaire minimum). En fin de compte, la grande leçon du livre de Boukharine est condensée dans cette phrase :

« Ce n’est donc pas l’attente, mais la monopolisation des moyens de production (dont celle du sol) par la classe des propriétaires capitalistes qui fonde la dépendance économique ainsi que le phénomène du profit. Mais la théorie de l’attente masque le caractère historique des rapports modernes, la structure de classe de la société moderne et le caractère de classe du profit. » La critique de l’idéologie économique est donc nécessaire, y compris sous ses aspects techniques, mais elle doit avant tout remettre en cause la représentation (ou plutôt la négation) des rapports sociaux capitalistes qui en est le fondement essentiel.

Références[modifier le wikicode]

Voir http://hussonet.free.fr/bkb.pdf

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  1. R. Hilferding, Le Capital Financier, pp. 2-3.
  2. Un ancien économiste, à peu près inconnu, M. F. Canard a formulé cette idée marxiste de façon fort juste, pas plus mal en tout cas que Rodbertus, tant vanté ; voir ses Principes d’économie politique (Paris, an X, 1801). Dans cet ouvrage, couronné par l’Académie, Canard écrit : « ainsi, ce n’est qu’à son activité et à son travail qu’il doit cette grande différence qui sépare l’homme civilisé de l’homme naturel ou du sauvage ! » (p. 3). « Il faut donc distinguer dans l’homme le travail nécessaire à sa conservation et le travail superflu » (p. 4). « Ce n’est qu’en amassant une quantité de travail superflu que l’homme a pu sortir de l’état sauvage, et se créer successivement tous les arts, toutes les machines, et tous les moyens de multiplier le produit du travail en le simplifiant » (p. 5).
  3. La faillite du capitalisme qui s’est déjà produite en Russie et qui commence à se produire dans l’Europe entière fait que le produit, sous sa forme de substance matérielle, prend les premières places et que le produit en tant que valeur est repoussé à l’arrière-plan. Du point de vue capitaliste, c’est justement en cela que consiste « l’anomalie » de la situation.
  4. Notice des éditeurs de MIA : L’article publié dans cette annexe fut d’abord édité en russe dans un recueil de travaux théoriques publié en 1924 : Ataka puis en complément à L'économie politique du rentier (publié en 1925). Comme pour cet ouvrage, sa rédaction peut être située en 1914, voire en 1913, lorsque Boukharine exilé en Autriche envoyait des articles à la revue Prosvechchenie (Lumières). Une traduction française réalisée d'après le texte allemand (par Jean-Marie Brohm) figure dans : L'économie politique du rentier, EDI, Paris, 1967, réédité en 1972, p. 191-201 (réédité en 2010 par Syllepse, pp. 199-208) sous le titre « Politique de réconciliation dans la théorie ». La traduction présentée ici est réalisée d'après l'original russe (traduction : Sylvestre Jaffard).
  5. Note de Boukharine (1925) : Cet article a été écrit en son temps pour la revue marxiste Prosvechchenie (Lumières). Il s'agit d'une analyse de la théorie éclectique du « principe de coalition » dans la théorie de la valeur. En tant que telle, nous la proposons également dans notre ouvrage. Il va bien sûr de soi que certains passages de cet article, qui n'ont aucun rapport direct avec le côté logique de la théorie de Tougan, ont vieilli. Ils ont été dépassés dans une large mesure par les événements. Nous conservons pourtant le tout dans son premier état, d'autant que certaines prédictions se sont littéralement réalisées (par exemple monsieur S. Boulgakov a pris l'habit), et monsieur Tougan lui-même a réussi à devenir ministre du gouvernement contre-révolutionnaire. Il est intéressant de voir P. P. Maslov s'adonner à une gymnastique à la Tougan.
  6. La citation vient de la postface à la seconde édition allemande du Capital (1873), ES, t. 1, p. 25 (note de la MIA).
  7. Du marxisme à l'idéalisme, titre d'un livre de Sergueï Boulgakov (1903) (note de la MIA).
  8. Tougan-Baranovsky, Précis d’Economie Politique, p. 40, 2e éd., 1911 (russe).
  9. Ibidem, p. 55.
  10. Ibidem, p. 47.
  11. Pour le dire plus exactement, elle doit être indentique à l'extrémité.
  12. Ibidem, p. 47. Italiques de l'auteur.
  13. Ibidem, p. 49.
  14. Pour prévenir tout malentendu, nous jugeons nécessaire de préciser que pour l'instant nous nous servons provisoirement, sans la critiquer, de la terminologie de M. Tougan, et que nous employons les concepts de « valeur » et de « valeur-travail » dans le sens qu'ils ont pour lui.
  15. Ibidem, p. 50. Nos italiques. N.B.
  16. M. Tougan-Baranovsky pense ici à l’article de Sombart, „Zur Kritik des ökonomischen Systems von Karl Marx“ (« Sur la critique du système économique de Karl Marx »), dans l'Archiv de Braun, vol. VII.
  17. Précis, etc., p. 58
  18. Nous écrivons « social ». A présent cette dénomination n'est pas importante pour nous. Mais comme nous le verrons plus bas, elle est tout à fait essentielle.
  19. Ibidem, p. 69. Les dernières italiques sont ajoutées par nous. N.B.
  20. Ibidem, p. 70. A ce propos, notons un point, qui n’a pas rapport direct avec la question. Monsieur T.-B. Ne comprend pas (voir pp. 68-69) la signification de la valeur d’échange (Tauschwert) chez Marx. Nous sommes heureux de la lui expliquer. Au cours de l’analyse, Marx est parfois obligé d’admettre que la marchandise est vendue selon son coût de production (valeur). En ce cas, le rapport entre les coûts correspond à la valeur d’échange. La signification de ce concept est qu'il ne nous parle pas d’une grandeur absolue mais relative.
  21. Précis, p. 17.
  22. « Marginalistes », en allemand. (Note de la MIA)
  23. Précis, pp. 212-213.
  24. Tel qu’il est défendu, par exemple, par F. Perroux dans La Valeur (1943).
  25. O. Lange, Economie Politique (Paris, 1962, pp. 268-270).
  26. Voir M. Edelman, La balance interbranche des dépenses de travail et sa signification économique en U.R.S.S. Cahiers d’Etude des Sociétés industrielles et de l’automation (Ed. du C.N.R.S.), n° 6, 1964.
  27. Ce serait néanmoins une erreur. Ainsi l’étude de l’histoire des mathématiques permet de mieux comprendre les concepts à travers leur généalogie.
  28. Karl Marx, Le Capital, Livre III, t. 2, chap. 24, Paris, Éditions sociales, 1959, p. 56-57.
  29. Ibid., chap. 23, p. 42.
  30. Idem.
  31. Cité par Stephen Cohen (1979).
  32. Idem.
  33. Nicolas Boukharine, Lettre à Staline.
  34. Cité par Stephen Cohen dans son introduction à How it All Began.
  35. Cité par Helena Sheehan (2005).
  36. Sur la question de la méthode, Böhm-Bawerk se situe dans la lignée de Carl Menger (dont il a été l’étudiant). À partir de 1883, une controverse épistémologique a opposé Menger à l’école historique allemande, emmenée par Gustav von Schmoller. Cette « querelle des méthodes » (Methodenstreit) - à laquelle Boukharine fait référence dans son introduction - peut être interprétée comme un débat sur la meilleure manière de « dépasser » l’école classique : par la formulation d’un nouveau paradigme théorique ou par un déplacement vers l’investigation historico-statistique. On peut par ailleurs signaler un autre débat, qui oppose Carl Menger aux tenants de la mathématisation de l’économie, comme Jevons ou Walras.
  37. Karl Marx, Le Capital, Paris, Éditions sociales, t. 6, p. 207.
  38. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Anthropos, 1968, t. 1, p. 21
  39. Voir la préface d’Engels au livre III du Capital. Pour un récit détaillé, voir Howard et King (1989), chap. 2.
  40. Karl Marx, Le Capital, Livre I, t. 3, chap. 24, Paris, Éditions sociales, 1950, p. 37.
  41. Böhm-Bawerk n’envisage pas non plus le cas d’un paysan rationnel qui irait construire son seau au bord de l’eau.