II. La théorie de la valeur

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1. Importance du problème de la valeur[modifier le wikicode]

Depuis son origine jusqu’à nos jours, le problème de la valeur a été considéré comme une des questions fondamentales de l’économie politique. Toutes les autres, comme celles du salaire, du capital, de la rente, de l’accumulation du capital, de la lutte entre grandes et petites entreprises, les crises, etc. se ramènent de façon directe ou indirecte à ce problème fondamental.

« La théorie de la valeur se trouve en quelque sorte au centre de toute la doctrine de l’économie politique »[1] , note Böhm-Bawerk avec raison. Cela est bien compréhensible. Pour la production de marchandises en général, et en particulier pour la production capitaliste de marchandises dont dérive l’économie politique tout entière, le prix — et par conséquent la norme de celui-ci, la valeur — constitue la catégorie fondamentale et universelle. Les prix des marchandises réglementent la répartition des forces productives de la société capitaliste, la forme de l’échange, qui présuppose la catégorie du prix et constitue la forme de répartition du produit social parmi les différentes classes. Le mouvement des prix engendre une adaptation de l’offre de marchandises à la demande, la hausse et la baisse du taux de profit du capital amenant le capital à se porter d’une branche de production à l’autre; les bas prix sont l’arme par laquelle le capitalisme se fraye un chemin vers la conquête du monde, et c’est grâce à eux que le capital élimine l’artisanat, et que la grande entreprise triomphe de la petite.

C’est sous forme d’achat de la force de travail, c’est-à-dire sous forme d’un rapport de prix, que se réalise le contrat entre capitaliste et ouvrier — condition première de l’enrichissement du capitaliste. Le profit, c’est-à-dire l’expression en termes de valeur-monnaie, et non l’expression « naturelle » du surproduit, est le grand stimulant de la société moderne; c’est sur lui que repose tout le processus de l’accumulation du capital qui, en détruisant les anciennes formes économiques, s’en détache au cours de son développement et se présente comme une phase historique spécifique de l’évolution économique, etc. Voilà pourquoi le problème de la valeur a toujours beaucoup plus préoccupé les théoriciens de l’économie que tout autre problème relatif à l’économie politique.

Smith, Ricardo et Marx ont fondé leurs recherches sur l’analyse de la valeur[2]. L’école autrichienne fait elle aussi de la théorie de la valeur la pierre angulaire de sa doctrine : dans la mesure où elle s’opposait aux classiques et à Marx pour établir son propre système théorique, elle dut se préoccuper essentiellement du problème de la valeur.

Voilà pourquoi la théorie de la valeur reste en réalité au centre des discussions théoriques actuelles, bien que, pour l’essentiel, Stuart Mill la considérât déjà comme close[3]. A l’encontre de Mill, Böhm-Bawerk pense que la théorie de la valeur reste « une des parties les plus obscures, complexes et litigieuses de notre science »[4] ; il espère pourtant que les travaux de l’école autrichienne mettront fin à cette situation. « Certains travaux plus ou moins récents — dit-il — semblent enfin porter dans ce chaos effervescent l’idée libératrice dont le développement fructueux laisse prévoir une clarification complète. »[5]

Nous essayerons de soumettre cette « idée libératrice » à une juste critique; mais observons d’abord ceci : les critiques de l’école autrichienne font souvent remarquer que celle-ci confond valeur et valeur d’usage et que, par ailleurs, sa doctrine relève plutôt de la psychologie que de l’économie politique, etc. C’est exact. Il nous semble pourtant qu’on ne doit pas se borner à ces affirmations. Il faut commencer par se placer au point de vue des représentants de la théorie autrichienne, concevoir l’ensemble du système dans ses relations internes, et ensuite seulement dévoiler les contradictions et les insuffisances qui résultent de ses erreurs fondamentales. Il existe par exemple plusieurs définitions de la valeur. La définition de Böhm-Bawerk se distingue forcément de celle de Marx. Mais il ne suffit pas de déclarer tout bonnement que Böhm-Bawerk ne touche pas le fond de la question, c’est-à-dire qu’il ne traite pas le véritable problème; il faut montrer au contraire pourquoi on ne doit pas procéder de cette façon. Ensuite, il faut prouver que les hypothèses émises par cette théorie conduisent à des constructions contradictoires, qu’elles ne sauraient saisir ni expliquer une série de phénomènes économiques importants.

Mais où trouver en ce cas le point de départ d’une critique ? Si le concept de valeur lui-même est totalement différent dans les diverses tendances, c’est-à-dire si le concept de valeur de Marx n’a aucun point commun avec celui de Böhm-Bawerk, comment une critique serait-elle possible ? Ce qui nous sauve ici, c’est le fait suivant : que les définitions de la valeur soient aussi différentes qu’elles voudront, qu’elles soient même parfois à l’opposé les unes des autres, elles ont toutes cependant un point commun, à savoir que l’idée de valeur est conçue comme norme d’échange, que l’idée de valeur sert à expliquer le prix[6].

Sans doute, il ne suffit pas d’expliquer le prix ; plus exactement, il ne faut pas se borner à expliquer seulement les prix, et pourtant la théorie de la valeur constitue la base immédiate d’une théorie des prix. Si la théorie en question parvient à résoudre sans contradiction interne la question des prix, c’est qu’elle est juste; sinon il faut la rejeter.

C’est à partir de ces considérations que nous allons entreprendre la critique de la théorie de Böhm-Bawerk.

Au paragraphe précédent nous avons vu que le prix doit être considéré, selon Böhm-Bawerk, comme le résultat d’estimations individuelles. Par suite de quoi sa « doctrine » se compose de deux parties : la première examine les lois selon lesquelles se forment les estimations individuelles — c’est la “théorie de la valeur subjective » : la seconde examine les lois selon lesquelles se forment leurs résultantes — c’est la « théorie de la valeur objective ».

2. Valeur subjective et valeur objective. Définitions[modifier le wikicode]

Nous savons que selon l’école subjectiviste, les phénomènes de l’économie sociale se fondent sur la psychologie individuelle des hommes; en ce qui concerne la question des prix, cela s’exprime par le fait que l’analyse du prix se ramène à celle d’une appréciation individuelle. Si l’on compare la façon dont Böhm-Bawerk traite la question de la valeur à celle de Marx, la différence de principe saute aux yeux : chez Marx, le concept de valeur exprime le rapport social entre deux phénomènes sociaux, à savoir entre la productivité du travail et le prix ; rapport qui, dans la société capitaliste (à l’opposé de la simple économie marchande) est de nature complexe[7]. Chez Böhm-Bawerk le concept de valeur exprime le rapport entre le prix en tant que phénomène social et l’appréciation particulière en tant que phénomène psychologique individuel.

L’appréciation particulière suppose un sujet qui apprécie et un objet à apprécier; le résultat du rapport établi entre eux constitue la valeur subjective de l’école autrichienne. La valeur subjective n’est donc pas une qualité spéciale propre aux biens en tant que tels, mais un état psychique déterminé du sujet qui apprécie une valeur. En parlant d’une chose, nous avons en vue son importance pour un sujet donné. Par conséquent : « La valeur au sens subjectif est l’importance (Bedeutung) que revêt un bien ou un complexe de biens pour le bien-être d’un sujet. »[8] Voilà la définition de la valeur subjective.

Quant au concept de valeur objective de Böhm-Bawerk, c’est autre chose :

« La valeur au sens objectif, par contre, est le pouvoir ou l’aptitude d’un bien à engendrer un résultat objectif quelconque. En ce sens il y a autant d’espèces de valeurs qu’il y a de résultats extérieurs auxquels on désire se référer. Il y a une valeur nutritive des aliments, une valeur thermique du bois et du charbon, une valeur d’engrais des différentes sortes d’engrais, une valeur explosive des matières explosives, etc. La notion de « valeur » de toutes ces expressions n’a aucun rapport avec le bonheur ou le malheur d’un sujet. »[9] (Cette dernière phrase est soulignée par l’auteur.)

Parmi cette espèce de valeurs objectives, qu’il estime neutres par rapport au « bonheur et au malheur du sujet », Böhm-Bawerk compte aussi des valeurs de caractère économique, telles que « valeur d’échange », « valeur de revenu » (Ertragswert), « valeur de production », « valeur locative », et autres. L’importance majeure revient entre toutes à la valeur d’échange objective. Selon BöhmBawerk il faut entendre par là : « ...la validité (Geltung) objective des biens en matière d’échange, en d’autres termes la possibilité d’acquérir d’autres biens économiques, cette possibilité étant considérée comme un pouvoir ou une propriété des premiers biens. »[10]

Voilà pour le concept de valeur d’échange objective.

Cette dernière définition, inexacte quant au fond, ne serait même pas juste si Böhm-Bawerk s’était montré conséquent avec lui-même. La valeur d’échange des biens, considérée comme « leur propriété objective », est mise sur le même plan que les propriétés physiques et chimiques des biens; autrement dit :

« l’effet d’usage (utilité) au sens technique du terme est identifié avec le concept économique de valeur d’échange. C’est précisément le point de vue grossier du fétichisme de la marchandise, si caractéristique de l’économie politique vulgaire ; en réalité la forme de la marchandise et (le rapport de) la valeur des produits du travail qui la représente, n’a absolument rien à voir avec sa nature physique et les relations réelles qui en résultent. »[11]

Du point de vue de Böhm-Bawerk lui-même, sa thèse ne se justifie pas non plus. Si la valeur objective n’est rien d’autre que le résultat des appréciations subjectives, alors on ne peut la mettre sur le même plan que les propriétés chimiques et physiques des biens ; elle s’en distingue même fondamentalement : elle ne contient pas non plus le moindre « atome de matière », car elle dérive d’éléments immatériels comme c’est le cas pour l’appréciation individuelle des différents « sujets économiques ». Si curieux que cela puisse paraître, il faut constater que le « psychologisme » pur, si caractéristique de l’école autrichienne et de Böhm-Bawerk, n’est pas incompatible avec le fétichisme vulgaire, ultra-matérialiste, c’est-à-dire avec un point de vue essentiellement naïf et non critique. Il est vrai que Böhm-Bawerk proteste contre une conception de la valeur subjective selon laquelle cette valeur serait inhérente aux biens en tant que tels, indépendamment du sujet qui les apprécie, ce qui ne l’empêche pas, dans sa définition de l’idée de valeur objective, de placer ce sujet sur le même plan que les propriétés techniques de choses, pourtant neutres quant aux « bonheurs et malheurs du sujet », tout en oubliant que la valeur subjective et objective perd de ce fait ce rapport génétique que suppose sa propre théorie[12].

Nous nous trouvons donc en face de deux catégories de valeur : l’une représente une grandeur fondamentale, l’autre une grandeur dérivée. Aussi faut-il d’abord examiner la théorie de la valeur subjective. D’autant plus que c’est justement dans cette partie de la théorie que l’on trouve le plus grand nombre de tentatives originales, visant à édifier la théorie de la valeur sur des bases nouvelles.

3. Utilité et valeur (subjective)[modifier le wikicode]

« L’idée directrice (de l’école autrichienne) ...est l’utilité »[13]. Tandis que chez Marx l’utilité n’est que la condition de la valeur, sans influence sur son degré, la valeur dérive chez Böhm-Bawerk de l’utilité, et en constitue l’expression immédiate[14].

Cependant Böhm-Bawerk (à l’opposé, croit-il, de l’ancienne terminologie, où utilité et valeur d’usage sont toujours synonymes) fait une distinction entre utilité en général et valeur, qui est en quelque sorte de l’utilité qualifiée.

« Le rapport avec le bonheur humain — dit Böhm-Bawerk — s’exprime sous deux formes essentiellement différentes : on se trouve en présence de la forme inférieure quand un bien a la faculté générale de servir au bien-être humain. Le niveau supérieur, par contre, exige qu’un bien soit non seulement une cause propre à servir, mais en même temps une condition indispensable de prospérité... Il [le langage] appelle le niveau inférieur utilité, et le niveau supérieur valeur. »[15]

Deux exemples illustreront cette différence : dans le premier cas nous avons un « homme » assis « près d’une source jaillissante de bonne eau potable »; dans le second, « un autre homme qui voyage dans le désert ». Il est évident qu’un gobelet d’eau aura un sens tout différent pour la « prospérité » des deux personnages. Dans le premier cas le gobelet d’eau n’est nullement une « condition indispensable »; dans le second il en va tout autrement : l’utilité se présente ici sous sa forme « suprême », car pour notre voyageur l’absence du moindre gobelet d’eau peut devenir très sensible.

D’où la formulation suivante de « l’origine de la valeur » :

« Les biens acquièrent de la valeur, lorsque, pour couvrir les besoins qu’ils doivent satisfaire, le stock disponible de biens de cette espèce est si faible qu’il est insuffisant, ou du moins si limité que sans le nombre de biens dont l’évaluation est en cause, ce stock serait insuffisant. »[16]

« L’utilité qualifiée » des biens devient donc le point de départ de l’analyse du prix des marchandises, car toute théorie de la valeur sert avant tout à expliquer les prix : autrement dit, ce que Marx exclut de son analyse comme grandeur qui lui est étrangère, c’est de cela qu’on fait précisément le point de départ.

Examinons cette question de plus près. Il ne faut pas oublier que les mobiles des sujets économiques sous leur forme « pure », c’est-à-dire la plus simple, forment le point de départ de l’école autrichienne. « Notre tâche consistera à présenter un miroir à la pratique casuistique des décisions de la vie et à transformer les règles que l’homme du commun manie intuitivement avec tant d’assurance en représentation non seulement assurée, mais aussi consciente. »[17] Voyons maintenant comment ce « miroir » théorique du chef de la nouvelle école reflète cette « pratique de la vie ».

Ce qui caractérise, au premier chef, le mode de production moderne, c’est qu’il ne vise pas la satisfaction des besoins propres du producteur, mais ceux du marché. Le marché est le dernier maillon d’une chaîne d’évolution des formes de production diverses, où le développement des forces de production et le développement correspondant des rapports d’échange ont détruit l’ancien système de l’économie naturelle pour donner naissance à de nouveaux phénomènes économiques. Il faut distinguer trois étapes dans ce processus de transformation de l’économie naturelle en économie marchande capitaliste.

A la première étape le centre de gravité repose sur la production destinée aux besoins propres; le marché ne reçoit que « les produits excédentaires »; ce stade est celui des formes initiales de l’échange. Petit à petit le développement des forces de production et le renforcement de la concurrence inclinent le centre de gravité vers la production pour le marché. L’économie intérieure ne consomme qu’une faible partie des produits fabriqués (c’est une situation que l’on observe souvent aujourd’hui dans l’agriculture, notamment dans l’économie rurale). Mais le processus de développement ne s’arrête pas là; la division sociale du travail progresse toujours davantage, pour atteindre un niveau où la production massive pour le marché devient un phénomène typique, les produits n’étant même pas consommés à l’intérieur de l’économie en question.

Quels sont alors les changements qui se produisent dans les mobiles et dans la « pratique de la vie » des sujets économiques, changements qui vont de pair avec le processus de développement que nous venons d’esquisser ?

A cette question on peut répondre en deux mots : l’importance des évaluations subjectives fondées sur l’utilité diminue : « On ne fabrique (pour employer la terminologie actuelle) pas encore de valeurs d’échange (fixées de façon purement quantitative) mais exclusivement des biens d’usage, c’est-à-dire des choses qualitativement différentes. »[18]

Pour les degrés de développement supérieurs, on peut au contraire établir la règle suivante : « Un bon père de famille veillera plutôt au profit et à la solidité des objets qu’à la satisfaction momentanée et à l’utilité présente. »[19]

L’économie naturelle suppose en effet que les biens qu’elle produit aient une valeur d’usage adaptée à cette économie ; au stade suivant de l’évolution, le surplus perd son sens de valeur d’usage ; de plus la majeure partie des produits fabriqués n’est déjà plus évaluée par le sujet économique d’après son utilité, qui, pour lui, n’existe plus; au dernier stade, enfin, le produit total fabriqué à l’intérieur d’une économie particulière ne présente plus pour celle-ci « d’utilité » du tout. C’est donc l’absence de toute évaluation des biens fondée sur leur utilité qui caractérise les économies qui les fabriquent[20].

Mais ce serait une erreur de penser que cette situation n’existe que pour le vendeur. Il en va de même pour l’acheteur. C’est ce qui ressort avec évidence de l’analyse des estimations auxquelles procèdent les commerçants. Aucun commerçant, du grossiste au colporteur, ne songe le moins du monde à « l’utilité » ou à la « valeur d’usage » de sa marchandise. Le contenu que Böhm-Bawerk cherche vainement dans la psyché est tout simplement inexistant. La chose se présente de façon un plus compliquée pour les acheteurs qui achètent les produits pour leurs propres besoins (il sera question un peu plus loin des moyens de production). Mais là encore la voie de Böhm-Bawerk est impraticable. Car toute « ménagère » s’en tient dans sa « pratique », d’une part aux prix existants, d’autre part à la somme d’argent dont elle dispose. Ce n’est qu’à l’intérieur de ces limites que se produira une certaine évaluation selon l’utilité. Si, pour une somme donnée on peut acheter x marchandises A, ou y marchandises B, ou z marchandises C, chacun donnera la préférence à celle qu’il jugera la plus utile. Toutefois, ce genre d’évaluation suppose l’existence de prix de marché. De plus : l’évaluation de chaque marchandise particulière ne dépendra nullement de leur utilité. Les objets d’utilité quotidienne en fournissent un exemple frappant : aucune ménagère, en faisant son marché, n’estimera le pain d’après sa valeur subjective considérable, l’évaluation oscillera au contraire autour des prix de marché existants; il en est de même pour toute autre marchandise.

L’homme isolé de Böhm-Bawerk (qu’il soit assis près d’une source ou qu’il traverse « le désert brûlant » ne peut donc plus, du point de vue des « mobiles économiques », être comparé au capitaliste qui présente sa marchandise sur le marché, pas plus qu’au marchand qui acquiert la marchandise pour la revendre, ni même au simple acheteur qui dépend de l’économie marchandemonétaire, qu’il soit capitaliste ou commerçant. Il faut en conclure que ni la notion de valeur d’usage (de Marx) ni celle de « valeur d’usage subjective » (de Böhm-Bawerk) ne peut servir de fondement à une analyse des prix. Le point de vue de Böhm-Bawerk est en contradiction flagrante avec la réalité dont pourtant il se propose de fournir l’explication.

L’inaptitude de la valeur d’usage à servir de base à l’analyse du prix se vérifie également à cet autre stade de production de marchandises où le marché ne reçoit que « l’excédent du produit » et non le produit total, car en ce cas il ne s’agit pas de la valeur du produit consommé à l’intérieur d’une économie en soi, mais précisément de la valeur de cette partie « excédentaire ». Les prix ne se déterminent pas en fonction de l’évaluation des produits proprement dits, mais de celle des marchandises ; l’évaluation subjective des produits consommés dans l’économie elle-même est sans influence sur la manière dont s’établissent les prix des marchandises. Mais dans la mesure où le produit devient marchandise, la valeur d’usage cesse de jouer son rôle antérieur[21]. « La condition de son échangeabilité, c’est que cette marchandise soit utile aux autres ; mais étant sans utilité pour moi, la valeur d’usage de ma marchandise ne donne même pas la mesure de mon estimation individuelle, bien moins encore d’une grandeur objective de sa valeur. »[22]

D’autre part, l’estimation des produits selon leur valeur d’échange s’étend, dans des conditions d’échanges suffisamment évoluées, même à la partie de ces produits qui s’inscrit dans les besoins propres du producteur. Comme le souligne fort justement W. Lexis, « dans le système d’échanges économiques fondé sur l’argent, tous les biens sont considérés et comptés comme marchandises, même s’ils sont destinés aux besoins propres »[23].

Mais c’est dans la production de masse pour le marché, où la totalité des produits est entraînée dans le processus de circulation, que l’on voit clairement combien la valeur d’usage a perdu sa signification antérieure ; car ici l’estimation subjective d’après l’utilité disparaît de toute évidence relativement à la production totale de telle ou telle économie.

Voilà pourquoi Böhm-Bawerk s’efforce de représenter l’organisation moderne de l’économie sociale comme une production non développée de marchandises : « ...sous le règne de la production par division du travail, les affaires commerciales (résultent) pour la plupart d’un excédent »[24] ; dans l’organisation moderne du travail « chaque producteur » ne produit « que quelques articles qui dépassent de beaucoup ses besoins personnels »[25].

Voilà comment Böhm-Bawerk expose « l’économie politique » capitaliste. Une telle interprétation ne résiste évidemment à aucune critique ; pourtant, on la voit sans cesse réapparaître chez les auteurs qui fondent la théorie de la valeur sur l’utilité. On peut donc répéter textuellement à propos de Böhm-Bawerk ce que Marx dit de Condillac :

« On voit que non seulement Condillac confond valeur d’usage et valeur d’échange, mais qu’il prête puérilement à une société de production marchande évoluée une situation où le producteur produit lui-même ses moyens de production et ne lance dans la circulation que ce qui dépasse ses propres besoins, le superflu. »[26]

C’est donc à juste titre que Marx refusa de fonder l’analyse des prix sur la valeur d’usage. A l’inverse, l’erreur fondamentale de l’école autrichienne consiste en ce que « le principe directeur » de sa théorie n’a rien de commun avec la réalité capitaliste moderne[27]. Comme on va le voir, cela se répercute forcément sur toute sa construction théorique.

4. Mesure de la valeur et valeur unitaire[modifier le wikicode]

Qu’est-ce qui détermine l’ampleur de la valeur subjective ? En d’autres termes : de quoi dépend le niveau de l’estimation individuelle d’un « bien » ? C’est dans la réponse à cette question que consiste essentiellement la « nouveauté » énoncée par les représentants de l’école autrichienne et leurs adeptes étrangers.

Etant donné que l’utilité d’un bien consiste dans son aptitude à satisfaire tel ou tel besoin, il faut évidemment procéder à l’analyse de ces besoins. Selon la doctrine de l’école autrichienne, il convient d’observer : d’abord la diversité des besoins; ensuite l’urgence des besoins relativement à un objet quelconque d’une espèce donnée. On peut diviser les différents besoins selon leur degré d’importance, croissante ou décroissante, pour « le bien- être du sujet ». D’autre part l’urgence des besoins d’un genre déterminé dépend du degré auquel se produit la satisfaction. Plus un besoin est satisfait, moins il est « urgent »[28].

Se fondant sur ces considérations, Menger établit la fameuse « échelle des besoins », qui, sous une forme ou une autre, figure dans tous les ouvrages de l’école autrichienne relatifs à la valeur. Nous reproduisons cette échelle, telle que la donne Böhm-Bawerk.

Chaque colonne exprime les différents genres de besoins, en commençant par les plus importants. Les chiffres inscrits dans chaque colonne expriment la décroissance de l’urgence d’un besoin, une fois satisfait.

Echelle des besoins
Degré

de

satisfaction

des

besoins

I II III IV V VI VII VIII IX X
10
9 9
8 8 8
7 7 7 7
6 6 6 6 6
5 5 5 5 5 5
4 4 4 4 4 4 4
3 3 3 3 3 3 3 3
2 2 2 2 2 2 2 2 2
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1
0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

Le tableau démontre, entre autres, que le besoin concret d’une catégorie importante peut être, selon le degré de satisfaction qu’il reçoit, moins grand que le besoin concret d’une catégorie moins importante. La « saturation » de la colonne1 peut abaisser la grandeur du besoin de la première[29]colonne à 3, 2 et 1, tandis qu’avec une faible satisfaction dans la VIe colonne, la grandeur de ce besoin, abstraitement moins important, peut s’exprimer concrètement par les chiffres 4 et 5[30].

Or, pour savoir à quel besoin concret correspond un bien donné (car c’est ce qui détermine sa valeur d’usage subjective), il faut tâcher de savoir « quel besoin serait privé de satisfaction, si l’on ne possédait pas le bien qu’il s’agit d’estimer : tout dépend donc de ce besoin »[31].

Grâce à cette méthode, Böhm-Bawerk en arrive à la conclusion suivante : étant donné que chacun préfère laisser insatisfait le besoin le plus faible, on estime le besoin selon le besoin le plus faible qu’il peut satisfaire. « La grandeur de la valeur d’un bien se mesure à l’importance du besoin concret ou partiel qui est le moins important pour les besoins couverts par le stock total de biens disponibles à cet effet. » Plus simplement : « La valeur d’un bien est déterminée par la grandeur de son utilité marginale. »[32]; Walras : « intensité du dernier besoin satisfait » (rareté). C’est la fameuse théorie de toute cette école, qui a d’ailleurs donné son nom à la « théorie de l’utilité marginale »[33].

C’est le principe général d’où dérivent toutes les autres « lois ».

La méthode de détermination de la valeur que nous venons d’esquisser suppose une certaine mesure de la valeur. Le degré de la valeur résulte en effet d’une mesure, qui suppose une unité de mesure déterminée. En quoi consiste, selon Böhm-Bawerk, cette unité de mesure ?

Ici l’école autrichienne se heurte à une très grosse difficulté qu’elle n’a pas surmonté jusqu’à présent, et qu’elle ne surmontera d’ailleurs jamais. Il faut tout d’abord souligner le rôle colossal qui, du point de vue de Böhm-Bawerk, revient au choix de l’unité de valeur. « Le fait est que notre appréciation d’une seule et même espèce de biens peut à un même moment et dans les mêmes conditions, être différente, selon que seuls certains exemplaires ou une plus grande quantité de ceuxci sont soumis, en tant qu’unité d’ensemble, à notre estimation »[34]. Non seulement la grandeur de la valeur dépend alors du choix de l’unité de mesure, mais on peut même se demander si cette valeur existe. Si (selon l’exemple de Böhm-Bawerk) un agriculteur a besoin de 10 hectolitres d’eau par jour et qu’il en dispose de 20, alors l’eau n’a pour lui aucune valeur. Mais si nous prenons comme unité une mesure supérieure à 10 hectolitres, alors l’eau prend de la valeur. De sorte que la valeur comme telle dépend déjà du choix de l’unité. A ce fait se rattache un autre phénomène. Supposons que nous soyons en possession d’une série de biens dont l’utilité marginale baisse proportionnellement à l’accroissement de leur nombre. Supposons que la baisse de la valeur s’exprime par les chiffres suivants : 6, 5, 4, 3, 2, 1. Si nous possédons 6 unités d’un bien donné, la valeur de chacune de ces unités sera déterminée par l’utilité marginale de cette unité, c’est-à-dire qu’elle sera égale à 1. Si nous prenons, comme unité, la réunion de deux unités antérieures, l’utilité de base de ces 2 unités ne sera pas 1x2, mais 1 + 2, « c’est-à-dire qu’elle sera non pas 2, mais 3; et la valeur de 3 unités ne sera pas non plus 1x3, mais 1 +2 + 3, c’est- à-dire qu’elle ne sera pas 3, mais 6, etc. Autrement dit : la valeur d’un plus grand nombre de biens n’est donc pas proportionnelle à la valeur d’un seul exemplaire de ces biens matériels[35]. Voilà comment l’unité de mesure joue un rôle essentiel.

Mais quelle est l’unité de mesure ? A cette question Böhm-Bawerk (de même que les autres autrichiens) ne donne pas de réponse précise[36]. Il y répond de la façon suivante : « Ce scrupule n’est pas fondé. En effet, l’unité d’estimation ne peut être choisie arbitrairement, car les mêmes circonstances extérieures... contiennent un impératif absolu à l’égard de la quantité dont il s’agit de donner une estimation d’ensemble. »[37] Mais il est évident que cette unité de mesure existe surtout dans les cas où l’échange de marchandises n’est qu’un phénomène fortuit, et non typique de la vie économique. Lorsque, au contraire, la production de marchandises est à un état avancé, les intermédiaires de l’échange ne se sentent pas liés, pour le choix de « l’unité de valeur », à des normes coercitives. Le fabricant qui vend sa toile, le grossiste qui l’achète et la revend, une quantité de détaillants — tous peuvent mesurer leur marchandise au mètre, au centimètre ou à la pièce (c’est à dire à un grand nombre de mètres, pris comme unité) aucune différence d’appréciation n’étant faite dans tous ces cas. Ils se dessaisissent de leurs marchandises (la forme de vente moderne est un processus régulier de dessaisissement des marchandises par le producteur ou par ses autres possesseurs); l’étalon matériel servant à mesurer les biens vendus leur est parfaitement indifférent. On observe le même phénomène lorsqu’on analyse les mobiles des acheteurs qui achètent pour leurs propres besoins. C’est que la chose est très simple. Les « sujets économiques » évaluent aujourd’hui les biens selon leur prix de marché, mais les prix de marché, eux, ne dépendent nullement du choix de l’unité de mesure.

Encore un point. Nous venons de voir que selon Böhm-Bawerk la valeur globale des unités n’est nullement égale à la valeur de l’unité multipliée par le nombre des unités. Si nous avons une série : 6, 5, 4, 3, 2, 1, la valeur de ces unités (du « stock » entier), est égale à la somme 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6. C’est la conclusion parfaitement logique des prémisses sur lesquelles se fonde la théorie de l’utilité marginale. N’empêche que c’est absolument faux. Et l’erreur tient aux points de départ de la théorie de Böhm-Bawerk, à son dédain du caractère social-historique des phénomènes économiques.

Aucun agent de la production et de l’échange, pas plus celui des vendeurs que celui des acheteurs, ne calcule en effet la valeur du « stock », c’est-à-dire de l’ensemble des biens, selon la méthode de Böhm-Bawerk. Non seulement le miroir théorique du chef de la nouvelle école déforme ici la « pratique de la vie »; il ne reflète même pas de faits qui y répondent. Pour tout vendeur de n unités, la somme de ces unités représentera n fois une unité. La même chose est valable pour l’acheteur.

Pour un fabricant, la 50e machine à filer de sa fabrique a exactement la même importance et la même valeur que la première, et la valeur globale des 50 machines n’est pas 50 + 49 + 48 +... 2 + 1 = 1.275, mais tout bonnement 50 X 50 = 2.500[38].

Cette contradiction entre la « théorie » de Böhm-Bawerk et la pratique est pourtant si frappante que Böhm-Bawerk lui-même n’a pu éluder le problème. Il écrit à ce sujet : « Notre vie économique pratique et ordinaire ne nous donne pas souvent l’occasion de percevoir la particularité casuistique [c’est-à-dire l’absence de proportionnalité entre la valeur de la somme et celle de l’unité (N.B.)] que nous venons de signaler. Cela est dû au fait que sous le régime de la production par division du travail, les ventes commerciales proviennent pour la plupart (!) d’un superflu (!!) qui n’est nullement destiné à satisfaire les besoins personnels du propriétaire... »[39]Bien, mais la question est précisément la suivante : si cette « particularité casuistique » n’est pas contestable dans la vie économique actuelle, c’est que la théorie de « l’utilité marginale » est évidemment tout ce qu’on voudra sauf une loi de la réalité capitaliste, car cette « particularité » est une conséquence logique de la théorie de l’utilité marginale, à laquelle elle correspond logiquement et avec laquelle elle tombe.

Nous voyons donc que, dans les conditions de l’économie actuelle, l’absence de proportionnalité entre la valeur de la somme et le nombre des unités additionnées est une fiction ; en quoi elle est à tel point contraire à la réalité, que Böhm-Bawerk lui-même est incapable d’aller au bout de son idée. A propos de l’abondance des évaluations indirectes il explique : « Mais si nous sommes capables de juger que nous aimons tout autant une pomme que huit prunes, et tout autant une poire que six prunes, alors nous sommes aussi capables, par le détour d’une conclusion tirée de ces deux premiers jugements, d’en former un troisième, à savoir que nous préférons exactement d’un tiers une pomme à une poire. »[40]

(Il s’agit des estimations subjectives.) Cette réflexion est juste en substance, mais fausse du point de vue de Böhm-Bawerk. En effet : pourquoi en arrivons-nous dans ce cas au « troisième jugement » selon lequel une pomme est d’un tiers « plus chère » qu’une poire ? C’est que justement la valeur de huit prunes est supérieure d’un tiers à la valeur de six prunes. Ce qui suppose à son tour une proportionnalité entre la valeur de la somme et la quantité d’unités : la valeur de huit prunes n’est supérieure d’un tiers à la valeur de six prunes qu’au cas où la valeur de huit prunes et la valeur de six prunes sont huit fois et six fois plus élevées que la valeur d’une prune. Cet exemple montre une fois de plus combien la théorie de Böhm est éloignée des phénomènes économiques réels. Son analyse peut servir à expliquer la psychologie du « voyageur dans le désert », du « colon », de « l’homme près de la source », et encore ne s’y prête-t-elle que dans la mesure où ces « individus » se trouvent dans l’impossibilité de produire. Mais dans une économie moderne, les mobiles du genre de ceux que postule Böhm, seraient psychologiquement impossibles et absurdes.

  1. Böhm-Bawerk, Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts, p. 8.
  2. « Dans une société... dont le système industriel repose entièrement sur l’achat et la vente... la question de la valeur est fondamentale. Toute opinion, ou presque, relative aux intérêts commerciaux d’une société ainsi constituée contient une certaine théorie de la valeur, la moindre erreur à cet égard se répercutant sur toutes nos autres conclusions » (Stuart Mill, Principes d’économie politique, traduction Soetbeer, 3e éd., 1869, vol. II, p. 10). A l’instigation de M. Strouvé, des voix se sont cependant fait entendre ces derniers temps, d’après lesquelles le problème de la valeur n’aurait aucun rapport avec le problème de la distribution, tandis que Ricardo, par exemple, estime que le problème de la valeur est un des problèmes fondamentaux de l’économie politique (cf. Les lois fondamentales de l'économie). Tougan-Baranowsky défend le même point de vue, encore que sa théorie de la distribution soit l’argument le plus important à opposer à cette « innovation ». Strouvé présente la question sous une forme plus logique qui fait échec à toute théorie de distribution. Il en est de même pour Chapochnikov (cf. sa Théorie de la valeur et de la distribution, Moscou, 1912, p. 11).
  3. J. Stuart Mill, loc. cit., p. 109.
  4. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 8
  5. Ibid., p. 8.
  6. La seule exception consiste dans la théorie de la valeur de Strouvé, qui ramène la valeur à un prix moyen calculé statistiquement. Mais cela revient en fait à la destruction de toute théorie. Dans sa Philosophie Economique, Boulgakov, pour sa part, reproche à Marx d’avoir transposé le problème du travail et sa fonction « de la hauteur des principes à la pratique du marché » (106); ce ne serait rien d’autre qu’un point de vue pseudo-principiel, l’envers de la vulgarité. Le même « critique » écrit : « ... une théorie générale de l’économie capitaliste est-elle nécessaire ? Je crois que oui... Mais, peut-on attribuer la même utilité aux différentes théories de la valeur, du profit, du capital... ? Je crois que non... » (289). L’éminent professeur croit donc possible d’établir une théorie générale du capitalisme, sans théorie « de la valeur, du profit, du capital ».
  7. Par quoi nous entendons que les prix ne coïncident pas avec la valeur, ne se meuvent même pas autour de la valeur, mais se rapprochent du « prix de production ».
  8. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 4. De même que K. Menger : « La valeur n’est... pas une chose attachée aux biens, une de leurs propriétés; elle est seulement l’importance que nous attribuons d’abord à la satisfaction de nos besoins, c’est-à-dire à notre vie et à notre bien-être, que nous transférons, par suite aux biens économiques, en tant que causes exclusives de ceux-ci » (Grundsäzte der Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871, p. 81, note). « La valeur est un jugement » (ibid., p. 86) dit Von Wieser, qui, dans son Origine de la valeur (p. 79), conçoit la valeur comme un intérêt humain, comme l’état d’une chose.
  9. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 4 ; cf. aussi Kapital und Kapitalzins, tome II, 2e éd., Innsbruck, 1909, p. 214.
  10. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 5. K. Menger emploie une terminologie différente (cf. ses Grundsätze, pp. 214- 215).
  11. Karl Marx, Le Capital, L. I, p. 39
  12. A ce propos, Neumann observe : « Peut-on, par analogie avec la valeur d’achat et la valeur de revenu de notre science, parler aussi de valeur de chauffage, d’alimentation, d’engrais, etc... ? C’est indiscutable. » Wirtschaftliche Grundbegriffe, Manuel d’Economie Politique, éd. par Schönberg, IV éd., t. I, p. 169. J. Lehr est plus explicite encore, Il proteste contre une telle confusion et dit qu’il ne faut pas « perdre de vue l’économie politique, pour qui la valeur n’existe jamais que pour et par l’homme » (Conrads Jahrbücher für hationalökonomie und Statistik, N.F., vol. 9, 1889, p. 22). Cf. aussi N. Dietzel, Theoretische Sozialökonomik, pp. 213- 214. Parmi les savants bourgeois et leurs adeptes, il est de bon ton d’observer que dans sa théorie de la valeur Marx a fabriqué uns mixture grossièrement mécaniste-matérialiste. Mais, il y a matérialisme et matérialisme. Dans la mesure où le matérialisme marxiste trouve son expression dans son système économique, non seulement il ne mène à aucun fétichisme des marchandises, au contraire, il permet pour la première fois de le surmonter. Chez Marx, la valeur appartient en particulier aux formes de pensée socialement valables, donc objectives, des conditions de production propres à ce « mode de production » sociale, historiquement déterminé. (Le Capital, L. I., p. 42). Ici cependant, « objectif » ne signifie pas « physique ». Du même droit on pourrait aussi considérer le langage comme quelque chose de physique, cf. p. 39 du Capital. De même Stolzmann, Der Zweck..., p. 58.
  13. W. Sombart, Zur Kritik des ökonomischen Systems von Karl Marx, Braun’s Archiv, vol. VII, p. 592.
  14. Ce fut pour bien des éclectiques une raison de penser que la théorie des classiques et celle de Marx n’étaient pas en « contradiction » avec l’école autrichienne, mais ne faisaient que la « compléter ». Cf. par exemple, Dietzel, Theoretische Sozialökonomie, Leipzig, 1895, p. 23. Ces messieurs ne comprennent pas que chez Marx il n’existe pas une seule notion analogue à celle de valeur subjective de l’école autrichienne. Cf. à ce sujet l’excellente brochure de R. Hilferding, BöhmBawerks Marx Kritik, Vienne, 1904, pp. 52-53. Tougan-Baranowsky est particulièrement amusant à cet égard; dans ses Grundzüge, il établit une loi de la proportionnalité entre la valeur du travail, qui n’a de sens que par rapport à la société entière, et qu’il est tout à fait impossible d’appliquer à une économie isolée —- et l’utilité marginale qui, au contraire, ne « convient » qu’aux évaluations de l’individu et qui, par rapport à l’« économie populaire » n’a aucun sens, même du point de vue de Böhm-Bawerk.
  15. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 9. Ceci est particulièrement important pour les autrichiens. « Sa pierre angulaire (c’est-à-dire celle de la théorie de l’utilité marginale) consiste dans la distinction entre l’utilité en général et l’utilité concrète tout à fait particulière qui, dans une situation économique donnée, dépend de la libre disposition du bien déterminé qu’il s’agit d’évaluer » (Böhm-Bawerk, Der letzte Massstab des Giiterwertes, Zeitschrift fur Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung, vol. III, p. 187).
  16. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 13. « Tous les biens ont de l’utilité, mais ils n’ont pas tous de la valeur. Pour qu’il y ait valeur, l’utilité doit s’accompagner de rareté, non pas de rareté absolue, mais relative, par rapport au besoin de biens de l’espèce donnée. » Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, II, 3e éd., Innsbruck, 1912, p. 224. De même Menger : « Car si le besoin d’un bien est supérieur à la qualité disponible de celui-ci, il est évident, étant donné qu’une partie des besoins en question restera de toute manière insatisfaite, que la quantité disponible du bien en question ne saurait être diminuée d’une quantité partielle pratiquement notable, sans que de ce fait, un besoin quelconque, satisfait jusqu’à présent, puisse ne pas être satisfait ou ne puisse l’être que de manière moins complète que ce n’eût été le cas en l’absence de l’éventualité susdite. » K. Menger, Grundsätze, p. 77. Les auteurs de la théorie de l’utilité marginale n’ont aucun droit de se dire à l’origine de cette thèse. Nous la trouvons déjà chez le comte Verri (cf. Comte de Verri, Economie politique..., Paris, an VIII), sous une forme objectivée il est vrai : « quels sont donc les éléments qui constituent le prix ? Il n’est certainement point basé sur la seule utilité. Pour nous en convaincre, il suffit de réfléchir que l’eau, l’air, et la lumière du soleil n’ont aucun prix, et cependant y a-t-il rien de plus utile et de plus nécessaire ?... donc l'utilité simple et pure d’une chose ne suffit pas pour lui en donner. Néanmoins la seule rareté lui en donne. » p. 14. « Deux principes réunis constituent le prix des choses : le besoin et la rareté ». p. 15. De même chez Condillac, Le commerce et le gouvernement, Paris, an III (1795), t. I. Cependant Condillac formule la question de manière subjective (« nous estimons », « nous jugeons », cette estime est ce que « nous appelons valeur », etc.). « La valeur des choses croît donc dans la rareté et diminue dans l’abondance. Elle peut même dans l’abondance diminuer au point de devenir nulle » (pp. 6-7). Chez Walras l’aîné (M. Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Paris, 1831), l’élément de rareté est lié à celui de la propriété, ce qui à son tour dépend de la capacité d’échange de la valeur (objective) de l’objet d’usage. (Ils « sont naturellement bornés dans leur quantité ».) Dans Principes d’une théorie mathématique de l’échange, Léon Walras donne une formulation très stricte. « Ce n’est donc pas l’utilité d’une chose qui en fait la valeur, c’est la rareté. » (Voir pp. 44, 199, etc.) Vilfredo Pareto (Cours d’Economie Politique, t. I., Lausanne, 1896) emploie au lieu d’utilité le terme d’ophélimité (= utile, favorable), car ce qui est « utile » s’oppose à ce qui est « nuisible » ; mais l’économie politique connaît aussi des choses « d’utilité nuisible » (le tabac, l’alcool, etc.).
  17. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 21.
  18. W. Sombart, Le Bourgeois, p. 19.
  19. Ibid., p. 150. Souligné par l’auteur.
  20. C’est ce que Böhm-Bawerk fut forcé de reconnaître : dans les Grundzüge, il formule le problème en question de manière assez originale en affirmant que dans la division du travail le vendeur estime généralement la valeur « à un taux extrêmement bas » (p. 521, souligné par l’auteur). Cf. aussi Théorie Positive. « Actuellement, ... la plupart des ventes se font par des producteurs et des marchands professionnels, qui possèdent une telle abondance de leur marchandise qu’elle excède de loin leurs besoins personnels. Par suite de quoi la valeur d’usage subjective de leur propre marchandise est le plus souvent pour eux voisine de zéro. » (Kapital und Kapitalzins, t. II, lre partie, pp. 405-406). Pourtant, cette formulation est également fausse, car l’évaluation des vendeurs ne repose nullement sur l’utilité, elle n’est pas « voisine », mais égale à zéro).
  21. « ...D’autre part, c’est justement le côté abstrait de leurs valeurs d’usage, qui apparemment caractérise le rapport d’échange des marchandises. » Karl Marx, Le Capital, L. I, p. 3.
  22. R. Hilferding, Böhm-Bawerks Marx-Kritik, p. 5.
  23. W. Lexis, Allgemeine Volkswirtschaftslehre, 1910, p. 8.
  24. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 35.
  25. Ibid., p. 491.
  26. Karl Marx, Le Capital,. L. I., p. 122. Lassalle aussi ridiculisa cette théorie avec beaucoup d’esprit : « Monsieur Borsig, dit-il, produit d’abord des machines pour ses besoins familiaux. Les machines excédentaires il les vend. « Les directeurs des revues de mode de deuil prennent la précaution de travailler d’abord pour les cas de deuil dans leur propre famille. Ces deuils n’étant pas assez fréquents, les tissus de deuil restants, ils les échangent. « Monsieur Wolff, propriétaire du Bureau Télégraphique d’ici, commence par faire venir des télégrammes pour sa propre information, son propre plaisir. Ce qui en reste, une fois qu’il en est saturé, il l’échange avec les requins de la bourse, et les rédactions de journaux, qui mettent à sa disposition leur surplus d’informations et d’actions. » F. Lassalle, Reden und Schriften, éd. du Vorwärts, 1893, t. III, p. 73. Chez les précurseurs des « mathématiciens » (L. Walras)
  27. Dans son Kapital und Kapitalzins, Böhm-Bawerk prétend sur ce point que toute l’argumentation marxiste est « fausse ». En l’occurrence, il s’agirait selon lui d’une confusion entre « abstraction faite d’une circonstance générale » et abstraction des modalités spéciales où se produit cette circonstance (1re éd., 1884, p. 435). A quoi Hilferding répond avec raison : « Si je fais abstraction de la modalité spéciale sous laquelle se présente une valeur d’usage, donc la valeur d’usage en ce qu’elle a de concret, alors je fais abstraction pour moi de la valeur d’usage en général... Il ne sert à rien de dire que la valeur d’usage consiste alors dans la capacité de cette marchandise à pouvoir être échangée contre d’autres marchandises. Car cela voudrait dire que l’importance de la « valeur d’usage » est à présent donnée par l’importance de la valeur d’échange, et non l’importance de la valeur d’échange par celle de la valeur d’usage » (loc. cit., p. 5). Pour plus de précision voir plus loin, l’analyse de la « valeur de substitution ».
  28. C’est en quoi consiste à proprement parler la loi dite « de Gossen », qui la formule ainsi : I. Si une seule et même jouissance se poursuit de manière continue, le degré de cette jouissance diminue sans cesse, jusqu’à ce que se produise la satiété. II. L’ampleur d’une jouissance diminue de manière analogue si nous répétons la jouissance éprouvée antérieurement ; et non seulement la répétition provoque une diminution analogue, mais l’ampleur de la jouissance est moindre à son début, la durée pendant laquelle quelque chose est éprouvé comme jouissance est abrégée par la répétition, la saturation intervient plus tôt, et les deux facteurs, l’ampleur aussi bien que la durée initiales diminuent en raison de la rapidité avec laquelle se fait la répétition (Hermann Gossen, Evolution des lois relatives aux relations humaines et des règles de conduite qui en découlent, Braunschweig, 1854, p. 5). Wieser dit de cette loi: « Ceci est valable pour toutes les sensations, depuis la faim, jusqu’à l’amour. » Wieser, Der Natürliche Wert, Vienne, 1899, p. 9.
  29. Les interruptions dans les séries verticales se rapportent à des besoins dont la satisfaction de certaines parties, quand cette satisfaction se fait par ordre successif, n’est pas tout à fait ou pas du tout impossible (Böhm-Bawerk). On peut admettre que les fonctions de l’utilité soient ininterrompues étant donné que « ce qui n’est juste que par rapport aux fonctions ininterrompues est juste aussi en tant qu’approche par rapport aux fonctions de caractère interrompu » (N. Chapochnikov, loc. cit., p. 9). Chez Walras, on trouve l’expression mathématique de la même idée, mais sous forme objective (Ungerade Preise (prix inégaux) dépendant du rapport entre la demande et l’offre. Les Américains présentent une formulation objectivée encore plus élaborée de la « diminution de l’urgence » d’un besoin donné par rapport à sa satisfaction. Carver définit l’utilité comme la capacité de satisfaire des besoins, et la valeur comme la capacité d’être échangée (« Utility is the power to satisfy a want or gratify a desire ; but value is always and only the power to command other desirable things in peaceful and voluntary exchanges », p. 3); selon Carver le prix est l’expression de la valeur en argent. La valeur varie selon l’utilité (utility) et la rareté relative (« scarcity »). Carver parle des besoins non de l’individu qui évalue, mais de la société (« wants of the community »), p. 13. Chez Carver, la loi de saturation s’appelle principle of « diminishing utility » (p. 15). Carver met en avant le point de vue social (p. 17). L’utilité décroissante est considérée comme catégorie sociale (p. 18). L’économie politique du rentier se transforme visiblement en économie politique de l’organisateur de trusts.
  30. « La grandeur de la valeur du besoin... dépend du genre de besoin, mais à l’intérieur du genre déterminé, elle dépend encore du degré de saturation chaque fois atteint. » (Wieser, loc. cit., p. 6).
  31. Bohm-Bawerk, Grundzüge..., p. 27.
  32. Ibid., pp. 28-29.
  33. Le terme d’« utilité marginale » fut introduit en premier lieu par Wieser dans son ouvrage : Sur l’origine... de la valeur. A ce concept, correspond chez Gossen la « valeur du dernier atome » ; chez Jevons, le « final degree of utility », « terminal utility » ; chez Walras, « intensité du dernier besoin satisfait » (rareté) ; Von Wieser, Der Natürliche Wert. Wieser propose d’employer non pas la méthode des pertes, mais celle de l’augmentation. Ce qui ne fait aucune différence essentielle.
  34. Böhm-Bawerk, Grundzüge, etc., p. 15.
  35. Ibid., p. 52. Sur ce point, Wieser n’est pas d’accord avec Böhm-Bawerk. « Une provision en général a une valeur équivalente au produit du nombre de pièces (ou au nombre de quantités partielles) à l’utilité marginale du moment » (Der Natürliche Wert, p. 24). Voici le schéma de Wieser : à supposer que la plus grande utilité marginale d’un bien soit égale à 10; par augmentation du nombre de biens à 11, on obtient la valeur de la provision, c’est-à-dire, étant donné une possession de :
    1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 biens
    égal 1x10 2x9 3x8 4x7 5x6 6x5 7x4 8x3 9x2 10x1 11x0
    ou 10 18 24 28 30 30 28 24 18 10 0 Unités de valeur

    (Ibidem, 27). De ce point de vue la provision n’a pas de valeur quand elle a atteint une quantité déterminée de biens. Cependant, cela contredit la théorie et la définition de la valeur subjective. En effet, si nous considérons toute la somme de biens comme une unité, nous ne sommes plus à même de satisfaire les besoins liés à ce bien. Voir Böhm-Bawerk, Grundzüge, etc., p. 16, ainsi que Kapital und Kapitalzins, t. II, pp. 257-258, note.

  36. Sur l’imprécision de l’unité de mesure : cf. G. Cassel, La théorie du coût de production de Ricardo, et les premières tâches de l’économie politique théorique (Zeitschrift für die gesamte Staatswirtschaft, vol. 57, pp. 95-96). Citons encore sur ce point la critique de Karl Wicksell, qui a tenté de répondre à cette question. Voir Karl Wicksell, Zur Verteidigung der Grenznutzentheorie (Pour la défense de la théorie de l’utilité marginale). De même, vol. 56, pp. 577-578.
  37. Bohm-Bawerk, Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts..., p. 16.
  38. Voir Wilhem Scharling, Grenznutzentheorie und Grenznutzenlehre, Conrads Jahrbücher, 3e série, vol. 27 (1904), p. 27. Il ne s’agit pas ici des « rabais » que l’on consent pour de gros achats; ils relèvent de données psychologiques tout à fait différentes et n’ont pas leur place ici.
  39. Böhm-Bawerk, Grundzüge..., p. 35
  40. Ibid., p. 50.