Naissance et développement de la bourgeoisie
Les sociétés humaines sont depuis longtemps des sociétés de classes c’est-à-dire qu’elles reposent sur une division de la société en classes, avec une classe dominante. La société dans laquelle nous vivons n’échappe pas à cette organisation, à ce fonctionnement. La classe dominante y est la bourgeoisie, et ceci est vrai depuis à peu près 200 ans. C’est depuis la fin du 18ème siècle que la bourgeoisie est devenue un peu partout la classe dominante qui dirige la société selon ses intérêts. Qu’est-ce que la bourgeoisie ? Quand est-elle apparue ? Comment a-t-elle réussi à s’imposer ?
1 La société féodale[modifier | modifier le wikicode]
La société féodale s’est formée à la chute de l’Empire romain, avec les invasions barbares, aux 4ème au 5ème siècle, qui disloquent définitivement l'Empire romain en renforçant dans la population un sentiment de précarité. Il n’y a plus de pouvoir central, ou alors il est impuissant, et les petites gens, isolées et sans appui, paysans et petits artisans, vont rechercher la protection de ceux qui ont pu garder l’unique richesse valable à cette époque, la terre. Les grands propriétaires terriens sont les seuls à pouvoir assurer eux-mêmes leur défense et celle de leur domaine ; les autres n’ont qu’une ressource : confier leurs biens et leur personne à ces puissants, en échange de leur protection. En contrepartie d’un lopin de terre ou d’une protection de la part du seigneur, le serf doit travailler gratuitement pour lui une partie de la semaine et lui fournir une partie des denrées et des biens produits. L’exploitation des paysans était souvent féroce : le seigneur ne leur laissait uniquement de quoi ne pas mourir de faim.
Les guerres imposent une nécessité : celle de se suffire à soi-même. On ne peut compter sur les ressources commerciales, les importations, les échanges. Seul le domaine seigneurial remplit la condition de survie. C’est l’autarcie domaniale. Chacun des domaines va vivre sur lui-même. Le seigneur et sa famille vivent du travail des paysans, avec l’appui du clergé. Dans cette société, l’argent joue un rôle très secondaire : c’est en nature qu’on rétribue le services ; l’Eglise interdit le prêt à intérêt. Cette époque est aussi marquée par la guerre.
C’est vers le Xème siècle qu’apparaît une accalmie ; il n’est plus question d’invasions. Il en résulte une atmosphère de sécurité et de détente. Les routes ne sont plus aussi dangereuses que par le passé : on peut, en cas de mauvaise récolte, aller se ravitailler dans d’autres régions. On peut même se procurer des denrées que les terres ou l’atelier du domaine ne produisent pas.
1.1 L’apparition du marchand[modifier | modifier le wikicode]
C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouveau type d’individu dans la société féodale : le marchand. Il circule d’un domaine à l’autre, s’associant souvent à d’autres, et proposant des produits de luxe, dont la vente rapporte davantage : épices, parfums, tissus précieux qui viennent de Byzance, par l’intermédiaire des villes italiennes, Venise en particulier.
C’est une vie d’errance probablement choisie par nécessité : la population des campagnes est nombreuse et certains font le choix d’aller chercher leur vie hors de chez eux (“ pieds-poudreux ”).
Le marchand est quand même une anomalie dans cette société féodale : le marchand vit non du produit de son travail mais de l’échange de biens qu’il n’a pas produits, et surtout, son existence ne se conçoit pas sans le maniement de l’argent et l’idée du gain. C’est là une nouveauté qui les rend suspect, notamment aux yeux de l’Eglise qui éprouve pour le commerce une véritable répulsion. Et qui défend de revendre un objet plus cher qu’il n’a coûté.
1.2 Le développement des villes et le mouvement communal[modifier | modifier le wikicode]
Lorsque la mauvaise saison empêche la circulation, les marchands se fixent dans les villes, de préférence celles situées au carrefour de routes ou au débouché de fleuves. La reprise du commerce, de l’artisanat va favoriser le développement des villes. Cela se produit d’abord en Italie (Venise, Milan, Pise, Gênes,...). En France, outre les villes maritimes et fluviales comme Marseille, Paris, Orléans, Rouen, Bordeaux se développent aussi les cités qui sont des points de rencontre aux négociants de Flandre et d’Italie, et naissent ainsi les grandes foires de Champagne (Provins, Troyes, ...).
Une transformation radicale s’ensuivra dans le mode d’existence de la société tout entière. La ville attire à elle la grande majorité des artisans. Aux petits métiers ruraux se substitue une industrie artisanale : le tissage, par exemple, autrefois réservé aux femmes dans les moments de loisirs que leur laissait la campagne, passe aux mains des hommes et se fait désormais à grande échelle.
Ces habitants des bourgs, qui sont donc avant tout des marchands et des artisans, ce sont les « bourgeois »
C’est à cette époque que prit naissance ce que l’on appela le mouvement communal. Les habitants d’une ville se regroupaient en commune, c’est-à-dire qu’ils se prêtaient serment d’assistance mutuelle, et, collectivement, réclamaient d’être affranchis de toute obligation envers les seigneurs. Ils revendiquaient aussi le droit de gérer eux-mêmes leur ville, de décider du montant des impôts, de leur répartition, ...Une lutte - lutte de classes - tantôt ouverte, tantôt feutrée, qui s’est étalée sur des dizaines d’années commençait entre ces communes et les seigneurs des alentours, dont les résultats furent très variables, certaines communes étant totalement affranchies, d’autres partiellement, certaines pas du tout. Mais la tendance à l’affranchissement augmentait, au fur et à mesure que le poids économique des villes était plus grand.
Ce qui favorisa l’affranchissement des communes, ce fut la lutte entre les seigneurs eux-mêmes. Les villes étaient l’objet de rivalités. De même, le roi de France, pour asseoir son pouvoir face à des grands seigneurs, a affranchi des communes, en a créé d’autres ; on peut même dire que c’est ainsi que les rois, qui n’étaient que des seigneurs parmi les autres, purent devenir les vrais souverains du pays.
1.3 Différenciation sociale au sein des communes[modifier | modifier le wikicode]
Si dans un premier temps, tous les habitants de la commune participaient à l’élection des dirigeants - souvent même les femmes - et la commune fut un lieu d’égalité qui s’opposait à la société féodale où les serments liaient toujours un subordonné à son seigneur, les choses n’en restèrent pas là. C’est en effet le grand commerce qui a le plus prospéré : commerce avec l’Orient, le pays exportant des draps, du vin, du sel, et important des épices, de la soie. Certains se sont enrichis plus vite que d’autres au sein des villes : ce sont ceux qui se sont adonnés au grand commerce. Grâce à leur richesses, ils ont pu accaparer les postes d’administration dans les communes. Bientôt, et malgré les résistances, les dirigeants des communes ne furent recrutés que dans les grandes familles, les élections étant de moins en moins démocratiques, quand elles existaient encore. Du coup, les plus riches se dispensaient de payer les frais nécessaires au bon fonctionnement de la commune. Ces frais reposaient de plus en plus uniquement sur les plus pauvres, accentuant ainsi la fracture entre riches et pauvres au sein de la commune. Le 13ème siècle vit apparaître de véritables bourgeois, et même des grands bourgeois, exploitant désormais les pauvres de la commune.
Un exemple : Jean Boinebroke, bourgeois de la ville de Douai la fin du 13ème s.
A la fin du 13ème s., des révoltes éclatèrent dans plusieurs villes, les plus pauvres se rebellant contre les riches. Les résultats de ces révoltes furent mitigés, les riches l’emportant parfois, allant même jusqu'à chasser les plus pauvres hors des remparts de la ville ; d’autres fois, les pauvres l’emportèrent, brûlant les riches demeures et devenant maîtres de la ville pour un temps... mais les plus riches reprenaient vite leur ascendant sur la commune (Abbeville, 1232 ; Beauvais, 1233 ; Rouen, Provins, Caen, Orléans vers 1280).
Les luttes internes aux villes consacrèrent la fin de l’unité communale : désormais, seuls les riches avaient le statut de bourgeois. De plus, le roi profita souvent de ces troubles pour se poser en arbitre et pour se faire reconnaître maître de la ville. Beaucoup de villes perdirent alors leur indépendance et durent par la suite payer des impôts au roi... impôts qui retombèrent sur les plus pauvres. C’est l’époque à laquelle (début du 14ème siècle), beaucoup de bourgeois se rapprochent du pouvoir royal, dont ils dépendaient désormais. Quant aux rois, dont la puissance ne fait qu’augmenter, ils s’appuient de plus en plus sur cette bourgeoisie pour financer leurs besoins et s’endettent auprès d’elle. Philippe le Bel, au début du 14ème s., s’entoure de bourgeois pour s’occuper des affaires du royaume.
En cette fin du 13ème siècle et au 14ème siècle, la bourgeoisie était née et apparaissait d’une part comme un corps étranger à la société féodale, étranger aux rapports nobles-serfs, et, d’autre part, elle se présentait déjà comme une classe exploiteuse, distincte des pauvres des villes qu’elle commençait à pressurer. Enfin, elle avait déjà su se rendre indispensable au pouvoir royal. Ces tendances vont se renforcer aux siècles suivants.
2 L’affirmation de la bourgeoisie[modifier | modifier le wikicode]
« Des serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières agglomérations urbaines; de cette population municipale sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie. La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu'alors inconnu au négoce, à la navigation, à l'industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l'élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution. » Marx et Engels, Le manifeste du parti communiste.
2.1 Conquêtes et pillages[modifier | modifier le wikicode]
Au 15ème siècle, de nouvelles routes maritimes s’ouvrent. Les navigateurs portugais contournent l’Afrique par le cap de Bonne Espérance et naviguent maintenant dans l’Océan indien. La route des Indes, de l’Asie du sud-est, de la Chine est ouverte. Le commerce des épices, de la soie, des tissus indiens connaît un nouvel essor, les navires ayant des capacités de transport bien plus importantes que les caravanes de chameaux.
Mais la découverte la plus marquante fut celle de Christophe Colomb en 1492. « L’or, observait Christophe Colomb, est la meilleure des choses au monde, il peut même envoyer au paradis. » Les Antilles, découvertes en premier, furent très rapidement pillées par les conquistadores. Les Indiens furent pourchassés, rançonnés, réduits au travail forcé pour cultiver de la canne à sucre. La population fut décimée. On estime que l’île d’Haïti, qui comptait un demi-million d’habitants en 1492, n’en avait plus que 30 000 vingt-cinq ans plus tard. (C’est aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres du monde.) Toutes les îles des Antilles virent fondre leurs populations, qui seront bientôt remplacées par des esclaves noirs arrachés à l’Afrique. Un contemporain, Las Casas, dénonçait le massacre de plus de trois millions d’hommes dans les îles entre 1495 et 1503 (en 8 ans).
Au début du 16ème siècle, les empires Aztèques du Mexique (début en 1519) et Mayas du Pérou (début en 1534) furent conquis par de petites troupes, les trésors accumulés depuis des générations par les classes dirigeantes étant pillées et envoyées en Europe. Là aussi la colonisation a été marquée par les massacres et le travail forcé. Dans l’actuelle Bolivie, des milliers de travailleurs réduits à l’esclavage périrent d’épuisement pour assurer la production des mines d’argent . En un siècle et demi, 18 000 tonnes d’argent furent envoyées en Europe.
Dans toute l’Amérique, surtout l’Amérique centrale et du sud, les populations indigènes payèrent un lourd tribu à la colonisation, ici dépouillées de leurs biens, là réduites au travail forcé, ailleurs pourchassées et décimées, la plupart par la variole, consciemment diffusée par les Européens. En un peu plus d’un siècle, la population indienne va être réduite de 90% au Mexique (de 25 millions à 1 million et demi), et de 95 % au Pérou.
2.2 Le commerce triangulaire[modifier | modifier le wikicode]
Il fallu rapidement trouver une main d’œuvre pour remplacer la population indigène décimée en Amérique. Ce fut le début du commerce triangulaire, qui connut son âge d’or aux 17ème et 18ème siècles. Il s’agissait d’aller en Afrique de l’Ouest capturer des hommes et des enfants, ou les acheter contre des pacotilles au souverain local. Beaucoup de noirs mouraient lors des razzias menées sur le sol africain en raison de la violence des affrontements; dans certains cas, les enfants de moins de 7 ans des villages étaient systématiquement massacrés. De nombreux captifs mourraient également d'épuisement lors des transferts vers les côtes où s'opéraient les embarquements d'esclaves; parfois les prisonniers devaient parcourir 1000 à 2000 kilomètres pour rejoindre la côte dans des conditions très difficiles. Ils étaient ensuite enchaînés et emmenés vers l’Amérique.
Beaucoup ne survivaient pas aux conditions dans lesquelles s’effectuait la traversée de l’Atlantique, confinés dans l’entrepont dans un espace réduit et dans une grande promiscuité. Il était fréquent que les esclaves voyagent à fond de cale, entassés par centaines dans des conditions peu imaginables. Les premiers bateaux portugais qui effectuèrent la traversée eurent une perte en vies humaines de l'ordre de 80% puis elle passa à 20%. Arrivés en Amérique, les esclaves étaient vendus ou échangés contre des produits ramenés ensuite en Europe pour y être vendus. En trois siècles, près de 20 millions d’esclaves - les forces vives du continent africain - furent importés en Amérique. (l’Afrique est aujourd’hui le continent le plus pauvre de la planète)
Dans des villes portuaires comme Nantes, le principal port négrier français, mais aussi Bordeaux ou La Rochelle, la vente d’esclaves a permis la constitution d'une grande bourgeoisie très fortunée. Ceci est vrai pour la bourgeoisie en général à l’époque. Quoi de comparable entre Jean Ango, grand bourgeois de Dieppe contrôlant à l’époque 66 navires, avec Jacques Cœur, le plus riche bourgeois de France un siècle plus tôt, possédant 7 navires au plus fort de sa puissance.
2.3 L’accumulation primitive[modifier | modifier le wikicode]
Les bourgeois de France, comme les autres bourgeois du continent, profitèrent du pillage des Amériques, à un degré ou à un autre. Par le commerce des épices, du coton et aussi des esclaves noirs. Cet afflux de richesses sans précédent dans l’histoire est ce qui va véritablement asseoir la puissance de la bourgeoisie. Cette incroyable accumulation de richesse par la bourgeoisie, Marx l’appelle l’accumulation primitive du capital.
« La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore. » K. Marx, Le Capital.
Au 16ème siècle, la bourgeoisie est devenue prédominante sur le plan économique.
Beaud : « Des monarques avides de grandeurs et de richesses, des Etats luttant pour la suprématie, des marchands et des banquiers encouragés à s’enrichir : voilà qui animeront le commerce et les guerres, systématiseront le pillage, organiseront le trafic des esclaves. »
3 Les aspirations de la bourgeoisie[modifier | modifier le wikicode]
Dès ses origines, on l’a vu, la bourgeoisie s’est révélée une classe exploiteuse et avide de s’enrichir et pour cela prête à utiliser tous les moyens. Son enrichissement est allé de pair avec l’appauvrissement des autres couches de la population, avec la destruction de sociétés entières. Son caractère de classe exploiteuse est apparu dans toute son horreur. Tout est bon pour s’enrichir.
Cependant, elle ne fut pas que cela. Son grand apport fut d’avoir transformé la société féodale, d’avoir battu en brèche une noblesse inutile, d’avoir favorisé les échanges, l’essor des techniques et des sciences. La bourgeoisie a transformé la société, a créé le marché mondial, diffusé les idées nouvelles. Pendant toute une période, on peut même dire qu’elle a joué un rôle progressiste dans l’histoire...même si elle le fit dans le sang, la violence, les pillages et l’exploitation.
Ses aspirations à faire partie de la classe dominante n’en devenaient que plus vives. Aux 16ème et 17ème siècles, les bourgeois ne rêvaient pas de révolution ; ils rêvaient de devenir nobles. Beaucoup y parvinrent, grâce à l’acquisition de charges au service du roi. Comme l’État avait besoin d’argent, il s’était mis à vendre ces charges aux bourgeois ; c’est ainsi que se constitua la noblesse de robe : de juristes, de collecteurs d’impôts, de parlementaires, ...En accédant à la noblesse, la fraction la plus riche de la bourgeoisie profitait désormais du système en place. Cela explique sa moindre détermination à vouloir renverser ce système. Mais la noblesse de robe était loin de représenter toute la bourgeoisie. La bourgeoisie marchande, en particulier, restait méprisée. Or, elle allait se développer énormément. La perspective d’accéder à la noblesse de robe n’allait plus lui suffire...
Par bien des aspects, elle étouffait dans une société féodale qui posait des limites à son développement ; plus largement, le système féodal, avec son organisation de la société et de l’économie, avec ses impôts, ses taxes, ses corporations de métier héritées d’un autre temps était un frein au développement de la production.
Au fil des siècles, la bourgeoisie a pris conscience de sa force en tant que classe et ne s’est plus contenté de sa place dans cette société. Elle ne veut plus voir une partie des richesses de la société avalée par une noblesse devenue totalement inutile. Elle veut devenir la seule classe dominante de la société.