1898-1901

De Marxists-fr
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Ma mère avait désiré m’accompagner à Minoussinsk, où je devains me rendre à mes frais. Nous arrivâmes à Krasnoïarsk le 1er mai 1898 ; nous devions de là remonter l’Iénisséi sur un vapeur, mais la navigation était encore interrompue. A Krasnoïarsk, je fis la connaissance de Tioutchev, membre du Narodnoïé Pravo, et de sa femme qui, en gens experts dans cette sorte d’affaires, me ménagèrent une entrevue avec un groupe de social-démocrates déportés traversant la ville ; parmi eux se trouvaient deux camarades condamnés pour la même affaire que moi : Lengnik et Silvine. Les soldats qui avaient amené les déportés chez le photographe s’assirent à l’écart et s’occupèrent à mastiquer le pain et le saucisson que nous leur avions offerts.

A minoussisnsk, j’allai voir Arkadi Tyrkov, déporté du Premier Mars[1], pour le saluer de la part de sa sœur, une de mes amies de lycée. Je rendis également visite à F. Kohn, que je me représentais nimbé de la gloire des vieux révolutionnaires irréductibles ; il me plut extraordinairement.

Nous arrivâmes au crépuscule dans le village de Chouchenskoïé où demeurait Vladimir Ilitch. Ce dernier était alors à la chasse. Nous déchargeâmes nos bagages et l’on nous fit entrer dans l’isba. En Sibérie — dans le district de Minoussinsk — les maisons des paysans sont fort bien tenues, les planchers sont recouverts de tapis bariolés tissés à la main, les murs sont blanchis à la chaux et décorés de branches d’épicéa. La chambre de Vladimir Ilitch était également bien tenue, mais petite. Les propriétaires consentirent à nous céder, à maman et à moi, le reste de l’isba, qui se trouva bientôt envahie par toute la famille de nos hôtes et leurs voisins. Tout ce monde se mit à nous examiner et à nous questionner à qui mieux mieux.

Enfin, Vladimir Ilitch rentra. En approchant de la maison, il s’étonna de voir de la lumière dans sa chambre. Le propriétaire lui raconta que Oscar Alexandrovitch (un ouvrier pétersbourgeois déporté) était entré chez lui, pris de boisson, et lui avait mis ses livres sens dessus dessous. Ilitch s’élança sur le perron. A ce moment, je sortis de l’isba. Cette nuit-là, nous nous entretînmes longuement. Je trouvai à Ilitch une mine superbe, il respirait la santé.

Il n’y avait à Chouchenskoïé parmi les déportés que deux ouvriers : le Polonais Prominsky, social-démocrate de Lodz, chapelier, avec sa femme et ses deux enfants, et Engberg, ouvrier des usines Poutilov, de nationalité finlandaise. Tous deux étaient d’excellents camarades. Prominsky était un homme calme, bien équilibré, mais très ferme. Il n’avait pas beaucoup lu et ne savait pas grand’chose, mais il était doué d’un instinct de classe remarquablement prononcé. Il se montrait doucement ironique avec sa femme, encore croyante à cette époque ; il aimait passionnément la chasse. Les jours de fête, il revêtait ses habits du dimanche et son visage rayonnait alors d’un sourire particulier. Il chantait fort bien les chants révolutionnaires polonais Ludu roboczy, poznaj swoje sily, Pierwszy maj[2], et bien d’autres encore. Ses enfants faisaient chorus et Vladimir Ilitch, qui chantait volontiers pendant son séjour en Sibérie, se joignait à eux. Prominsky chantait également des chants révolutionnaires russes que Vladimir Ilitch lui avait appris. Il avait l’intention de retourner travailler en Pologne, et il avait abattu un nombre incalculable de levrauts, dont la peau devait servir à confectionner des pelisses pour ses enfants. Mais il ne devait pas revoir son pays. Il parvint seulement à se rapprocher de Krasnoïarsk avec sa famille et à travailler au chemin de fer. Ses enfants grandirent. Lui-même devint communiste. Madam Prominskaïa suivit son exemple ainsi que ses enfants. L’un d’eux a été tué à la guerre. Un autre a failli périr pendant la guerre civile, il est actuellement à Tchita. Ce fut seulement en 1923 que Prominsky put enfin partir pour la Pologne, mais il fut atteint du typhus exanthématique et mourut en cours de route.

L’autre ouvrier était bien différent. Tout jeune, il avait été déporté pour fait de grève avec emploi de la violence. Il avait lu toute sorte de choses, mais il n’avait du socialisme qu’une conception très vague. Il vint un jour me trouver en me disant : « Le nouveau greffier vient d’arriver. Il a les mêmes convictions que moi. » — « C’est-à-dire ? » demandai-je. — « C’est-à-dire que lui et moi sommes opposés à la révolution ». Vladimir Ilitch et moi ne pûmes retenir un cri de stupéfaction. Le lendemain, j’entrepris de lire avec lui le Manifeste communiste (qu’il me fallait traduire de l’allemand), puis nous attaquâmes le Capital. Un jour Prominsky entra pendant que nous étions en train de travailler, il s’assit et se mit à écouter, la pipe entre les dents. Je posai une question au sujet de ce que nous venions de lire. Oscar se taisait, ne sachant que répondre. Alors, tranquillement, le sourire aux lèvres, Prominsky donna la réponse attendue. Oscar en bouda pendant toute une semaine. C’était malgré tout un bon gars.

Il n’y avait pas d’autres déportés à Chouchenskoïé. Vladimir Ilitch me racontait qu’il avait essayé de nouer des relations avec l’instituteur, mais sans résultat. Ce dernier recherchait la compagnie de l’aristocratie locale : le pope et les deux épiciers. Ils passaient leur temps à jouer aux cartes et à boire. L’instituteur ne s’intéressait nullement aux problèmes sociaux. Le fils aîné de Prominsky , Léopold, qui se trouvait déjà porté vers le socialisme, se disputait continuellement avec lui.

Il y avait un paysan, nommé Jouravliov, que Vladimir Ilitch aimait beaucoup. Âgé de trente ans, phtisique, Jouravliov avait été greffier. Vladimir Ilitch disait de lui qu’il était naturellement révolutionnaire, protestant. Jouravliov se dressait hardiment contre les richards et ne pouvait se résigner à l’insjustice, quelle qu’elle fût. Il s’absentait continuellement et mourut bientôt de la tuberculose.

Ilitch avait encore un autre intime, avec lequel il allait souvent à la chasse. C’était un brave moujik, le plus simple du monde, appelé Socypatytch, qui lui témoignait d’ailleurs une grande affection et lui donnait tout ce qu’il pouvait, tantôt une cigogne, tantôt des pommes de cèdre.

C’est par Socypatytch et par Jouravliov que Vladimir Ilitch prenait contact avec la campagne sibérienne. Il me parla un jour d’une conversation qu’il avait eue avec le paysan aisé chez lequel il demeurait. L’ouvrier de ce dernier lui avait volé une peau. Le maître le rattrapa près du ruisseau et le tua net. A ce sujet, Ilitch s’étendit sur la cruauté sans merci du petit possédant, sur son exploitation impitoyable de l’ouvrier. En effet, les ouvriers agricoles sibériens travaillaient comme des forçats et ne dormaient leur content que les jours de fête.

Ilitch employait encore un autre moyen pour apprendre à connaître la campange. Tous les dimanches, il donnait chez lui des consultations juridiques. Il jouissait d’une grande popularité comme homme de loi, ayant aidé un ouvrier renvoyé d’une mine d’or à obtenir gain de cause contre son patron. La nouvelle s’en répandit promptement parmi les paysans. Hommes et femmes venaient lui exposer leurs doléances. Vladimir Ilitch les écoutait attentivement, puis il leur donnait des conseils. Un paysan fit un jour plus de vingt kilomètres à pied pour venir lui demander de l’aider à faire condamner son gendre qui ne l’avait pas invité à une noce où l’on avait bien bu. « Et maintenant, votre gendre vous offrirait-il à boire si vous alliez le voir ? » — « Maintenant, oui. » Vladimir Ilitch perdit presque toute une heure à engager le moujik à se réconcilier avec son gendre. Parfois, il n’y avait pas moyen de démêler de quoi il s’agissait, aussi Vladimir Ilitch recommandait-il toujours de lui apporter une copie de l’affaire. Un jour, le taureau d’un richard corna la vache d’une paysanne pauvre. Le tribunal du canton condamna le propriétaire du taureau à payer dix roubles à la paysanne. Celle-ci protesta contre la sentence et réclama une « copie » de l’affaire. L’assesseur se moqua d’elle. Furieuse, la commère vint se plaindre à Vladimir Ilitch. La menace d’une plainte à Oulianov suffisait souvent pour rendre l’offenseur plus conciliant.

Vladimir Ilitch finit par acquérir une connaissance complète de la vie rurale sibérienne. Il avait observé auparavant celle de la région volgienne. Il me dit un jour : « Ma mère aurait voulu me voir diriger une exploitation agricole, je dus bientôt y renoncer, dans l’impossibilité de maintenir des relations normales avec les paysans. »

A vrai dire, Vladimir Ilitch, comme déporté, n’avait pas le droit de s’occuper d’affaires juridiques, mais l’arrondissement de Minoussinsk traversait alors une phase libérale. On n’y exerçait aucune surveillance effective.

L’ « assesseur » — paysan aisé de la localité — se souciait bien plus de nous écouler la viande de son bétail que de veiller à ce que « ses » déportés ne s’évadassent.

La vie était d’un bon marché extraordinaire dans ce Chouchenskoïé. Ainsi, en échange de ses « appointements » — une subvention de huit roubles — Vladimir Ilitch était proprement logé, nourri, blanchi, son linge était raccomodé, et encore trouvait-on qu’il payait cher. A la vérité, les repas étaient des plus simples : un jour, on tuait pour lui un mouton qu’on servait pendant toute une semaine jusqu’à ce qu’il l’eût mangé tout entier ; ensuite, on achetait de la viande pour une autre semaine, la servante hachait cette viande dans la cour, dans le baquet où l’on brassait les barbotages pour le bétail, et l’on en faisait des boulettes pour Vladimir Ilitch jusqu’à la semaine suivant, et ainsi de suite. Mais Vladimir Ilitch avait du lait et des galettes autant qu’il en voulait, pour lui et pour son chien, un splendide setter, Jenka, qu’il avait dress à arrêter, à rapporter le gibier et à rendre tous les services qu’on demande généralement à un chien.

Étant donné que l’élément masculin se soûlait fréquemment chez les Zyrianov (nos hôtes) et que, pour plusieurs raisons, il n’était pas facile d’y vivre en famille, nous transportâmes bientôt nos pénates dans une autre maison où, pour quatre roubles, on nous loua la moitié de l’habitation avec cour et potager.

Nous y organisâmes une vie de famille. Comme on ne pouvait trouver personne en été pour nous aider en ménage, nous nous escrimions bravement, maman et moi, avec le four russe. Au début, il m’arriva plus d’une fois de renverser la soupe aux quenelles — qui s’éparpillaient dans la cendre — en voulant me servir de la pelle évidée destinée à sortir le pot du four. Je m’y fis néanmoins. Le potager nous fournit bientôt des légumes de toute sorte : concombres, carottes, betteraves, potirons ; j’en étais très fière. Nous transformâmes la cour en jardin en y plantant du houblon que nous avions ramené de la forêt.

On nous a écrit de Chouchenskoïé que cette maison donne maintenant asile à la cellule des Jeunesses léninistes communistes. Le jardin est envahi par les mauvaises herbes, la haie n’existe presque plus, la maison elle-même tombe en ruines.

Le mois d’octobre nous amena une auxiliaire, Pacha, une fillette de treize ans aux coudes pointus, maigre à faire peur, qui eut vite fait de prendre en mains tout le ménage. Je lui appris à lire et à écrire, et elle se mit à orner les murs d’écriteaux rappelant les directives de ma mères : « Ne jamais, jamais, jeter le thé » et à tenir un journal où elle notait : « Oscar Alexandrovitch et Prominsky sont venus aujourd’hui. On a chanté la Doubinka[3], j’ai chanté aussi. »

Il y avait aussi l’élément enfantin. Dans la même cour demeurait un colon letton. Il avait eu quatorze enfants, dont un seul, Minka, était resté en vie. Le père était un ivrogne invétéré. Minka était âgé de six ans, il avait une frimousse pâle et transparente, des yeux clairs et une conversation sérieuse. Il se mit à venir chez nous tous les jours. On était à peine levés qu’on entendait claquer la porte et qu’on voyait apparaître un petit bonhomme coiffé d’un grand bonnet, engoncé dans la jaquette ouatée de sa mère, le tout entortillé dans un châle, qui annonçait joyeusement : « Et me voilà ! » Il savait bien que ma mère avait un grand faible pour lui et que Vladimir Ilitch était toujours prêt à rire et à jouer avec lui. Sa mère accourait :

  • Mon petit Minka, n’aurais-tu pas vu un rouble ?
  • Bien sûr, j’ai vu un rouble qui traînait sur la table et je l’ai rangé dans une boîte.

Lorsque nous partîmes, Minka tomba malade de chagrin. Il est mort maintenant. Quant à son père, il nous a écrit en demandant de lui faire assigner de la terre au délà de l’Iénisséï « afin de manger à sa faim sur ses vieux jours. »

Notre ménage prenait de l’extension ; nous adoptâmes un petit chat.

De grand matin, Vladimir Ilitch et moi nous nous attelions à la traduction de Webb que Strouvé m’avait procurée. Après le dîner, on copiait à deux pendant deux heures le Développement du capitalisme, puis on se livrait à d’autres petits travaux. Un beau jour, Potressov nous fit parvenir pour deux semaines le livre de Kautsky contre Bernstein, nous laissâmes tout de côté et le traduisîmes dans le délai voulu.

Après le travail, on partait en promenade. Vladimir Ilitch, qui était un chasseur enragé, s’était procuré une culotte de peau, et il s’aventurait ainsi équipé dans tous les marais des alentours. Que de gibier il y avait là-dedans ! Lorsque j’arrivai à Chouchenskoïé, au printemps, ce fut pour moi un grand sujet d’étonnement. Promensky entrait et annonçait tout rayonnant : « Les canards sauvages sont arrivés ! » Oscar venait à son tour et se mettait aussi à parler des canards. On en parlait des heures entières, si bien qu’au printemps suivant, je fus également capable de tenir ma partie dans les discussions sur les canards sauvages.

Après les grands froids d’hiver, la nature avait au printemps un réveil fougueux et son empire se faisait sentir avec une force irrésistible.

C’est le soir, au soleil couchant. Au milieu des champs, dans une mare immense formée par la fonte des neiges, des cygnes sauvages s’ébattent.

Ou bien je me tiens à la lisière de la forêt ; la rivière bondit en écumant, les coqs de bruyère lancent leurs appels.

Vladimir Ilitch va s’enfoncer dans la forêt et me demande de tenir Jenka. Le chien tremble, tout agité, et je me sens saisie à mon tour par ce brusque réveil de la nature.

Vladimir Ilitch aimait passionnément la chasse, mais il s’échauffait trop. Il me disait quelquefois, tandis que nous cheminions en automne dans les coupes éloignées : « Tu sais, si je vois un lièvre, je ne tirerai pas ; n’ayant pas pris de courroie, il serait malaisé de le porter ». Un lièvre déboule et Vladimir Ilitch fait feu.

Vers la fin de l’automne, quand l’Iénisséï commençait à se couvrir de glaçons, on allait dans les îles chasser les lièvres dont le poil blanchissait déjà. Ne pouvant s’échapper, ils couraient en rond comme des moutons. Nos chasseurs en abattaient un plein bateau.

Pendant son séjour à Moscou, Vladimir Ilitch chassait encore de temps en temps les dernières années, mais son ardeur de Nemrod avait considérablement diminué. On organisa un jour une chasse au renard, avec de petits drapeaux. La chose l’intéressa vivement. « C’est bien imaginé », dit-il. Les chasseurs s’arrangèrent de manière à rabattre le renard droit sur lui, mais il ne saisit son fusil qu’au moment où la bête, après être demeurée un instant immobile, les yeux fixés sur lui, faisait brusquement volte-face et disparaissait dans le fourré.

  • Pourquoi n’as-tu pas tiré ?
  • Tu sais, il était vraiment trop beau.

Quand l’automne touchait à sa fin, qu’il n’avait pas encore neigé, mais que les rivières étaient déjà prises, nous nous promenions longuement sur la glace, à travers laquelle nous distinguions chaque petit caillou, chaque petit poisson. On aurait dit un royaume enchanté. Et en hiver, quand le mercure gelait dans les thermomètres et que les fleuves étaient pris jusqu’au fond, que l’eau coulait par-dessus la glace et se figeait à son tour, on pouvait faire deux kilomètres sur cette mince couche de glace qui cédait sous les pas. Vladimir Ilitch raffolait de tout cela.

Le soir, il lisait ordinairement des ouvrages de philosophie : Hegel, Kant, les matérialistes français, ou, s’il était trop fatigué, Pouchkine, Lermontov, Nékrassov.

Peu de temps après l’arrivée de Vladimir Ilitch à Piter, lorsque je ne le connaissais encore que par ouï-dire, je m’étais laissé dire par Stépane Radtchenko qu’il ne lisait que des livres sérieux et n’avait jamais ouvert un roman de sa vie. Je m’en étonnai ; plus tard, quand nous fîmes plus ample connaissance, nous n’eûmes pas l’occasion d’en parler, et ce fut seulement en Sibérie que je découvris que tout cela était une pure légende.

Non seulement Vladimir Ilitch avait lu, mais il avait relu bien des fois Tourguéniev, L. Tolstoï, Que faire ? de Tchernychevsky ; en général, il connaissait parfaitement et aimait les classiques. Par la suite, quand les bolchéviks eurent pris le pouvoir, il assigna aux Editions d’Etat la tâche de faire une réédition à prix réduit des classiques. On trouvait dans son album, à côté des photographies de ses proches et d’anciens forçats, les portraits de Zola, de Herzen et plusieurs portraits de Tchernychevsky[4].

Le courrier arrivait deux fois par semaine. Nous avions une grande correspondance.

Nous recevions de Russie des lettres et des livres. Une des sœurs de Vladimir Ilitch, Anna Ilinitchna, le renseignait en détail sur tout ce qui se passait. On nous écrivait de Pétersbourg. Entre autres, Nina Alexandrovna Strouvé me parlait souvent de son bébé : « Il tient déjà bien droit sa petite tête ; nous le portons tous les jours devant les portraits de Darwin et de Marx en lui disant : Salue grand-père Darwin, salue Marx — et il salue de la manière la plus amusante du monde. » On recevait des lettres d’exilés lointains : de Martov à Touroukhansk, de Potressov à Orlov dans le gouvernement de Viatka.

Mais le plus gros de la correspondance émanait des camarades dispersés dans les villages des alentours. Les Krjijanovsky et Starkov écrivaient de Minoussinsk (dont Chouchenskoïé se trouvait éloigné de 50 kilomètres) ; à Iermakovskoïé, distant de 30 kilomètres, demeuraient Lépiochinsky, Vaniéev, Silvine, Panine, le camarade d’Oscar ; à Tiess, éloigné de 70 kilomètres, se trouvaient relégués Lengnik, Chapoval, Baramzine ; Kournatovsky habitait à la raffinerie. On correspondait sur tous les sujets : nouvelles de Russie, plans d’avenir, livres, courants nouveaux, philosophie.

On correspondait à propos d’échecs, surtout avec Lépiochinsky. On jouait par correspondance. Vladimir Ilitch disposait les pièces sur l’échiquier et combinait son jeu. A un moment donné, il y apportait une telle ardeur qu’il lui arriva de crier en rêve : « S’il fait avancer son cavalier sur cette case, je place ma tour sur celle-là. »

Vladimir Ilitch et son frère Alexandre eurent, dès l’enfance, un goût très vif pour les échecs. Leur père aimait égalemetn ce jeu. « Au début, c’était toujours le père qui gagnait, contait Vladimir Ilitch, mais, un beau jour, mon frère et moi nous nous procurâmes un manuel du jeu d’échecs et ce fut à notre tour de gagner. Un soir — nous étions logés en haut — je rencontrai mon père sortant de notre chambre, une bougie à la main et, sous le bras, notre manuel, qu’il se mit à piocher assidûment. »

Rentré en Russie, Vladimir Ilitch laissa les échecs de côté. « C’est trop absorbant, cela m’empêche de travailler. » Et comme il ne savait rien faire à demi, se donnant entièrement à tout ce qu’il entreprenait, dès lors, il ne joua plus volontiers, même au repos et dans l’émigration.

Dès son plus jeune âge, Vladimir Ilitch avait appris à renoncer à tout ce qui constituait une entrave. « Etant collégien, j’aimais beaucoup le patinage, mais cela me fatiguait ; après avoir bien patiné, j’avais trop sommeil et ne pouvais plus travailler. J’y renonçai. »

« A un moment donné, me dit-il une autre fois, je m’emballai pour le latin. » « Pour le latin ? » fis-je, toute surprise. « Oui, seulement mes autres études en souffrirent, et j’y renonçai. » C’est seulement il y a quelque temps, en lisant un passage d’une revue analysant le style, la contexture du discours de Vladimir Ilitch et indiquant la ressemblance existant entre la construction de sa phrase et celle des orateurs romains, la similitude des artifices oratoires, que je compris l’engouement de Vladimir Ilitch pour les auteurs latins.

On ne se contentait pas de correspondre avec les camarades déportés, on se voyait aussi, quoique rarement.

Une fois, nous allâmes voir Kournatovsky. C’était un excellent camarade, un marxiste érudit, mais sa vie n’avait été qu’un enchaînement de misères. Il avait eu une enfance très dure auprès d’un père dénaturé, puis les condamnations — déportation, détention — s’étaient succédé sans interruption. Il ne lui arrivait presque jamais de travailler en liberté ; à peine se passait-il un mois ou deux qu’il était de nouveau repris pour de longues années ; il n’avait jamais connu la vie.

Une petite scène m’est restée présente à la mémoire. Nous longions la raffinerie où il travaillait. Deux fillettes venaient en sens inverse, l’une assez grande, portant un seau vide, l’autre toute petite, avec un seau plein de betteraves. « N’as-tu pas honte de faire porter le seau plein à la petite ? » dit Kournatovsky à l’aînée des deux fillettes, qui se contenta de le regarder d’un air ahuri.

Une autre fois, nous nous rendîmes à Tiess. Les Krjijanovsky nous avaient écrit que, à la suite d’une réclamation, le commissaire de police du district avait pris en grippe les déportés de Tiess et ne les laissait plus sortir nulle part. « Il y a ici, ajoutaient-ils, une montagne intéressante au point de vue géologique. Ecrivez-lui que vous désirez l’explorer. » En manière de plaisanterie, Vladimir Ilitch adressa au commissaire une demande en règle, non seulement pour lui-même, mais aussi pour sa femme qui devait l’aider dans ses explorations. Le commissaire envoya l’autorisation par un expèrs. Pour trois roubles, une commère nous loua une charrette tirée par un cheval qui, au dire de la bonne femme, était vigoureux, sobre, se contentant d’un tout petit picotin, et nous partîmes pour Tiess. Nous y arrivâmes en dépit de notre sobre rossinante qui s’était arrêtée net au beau milieu du chemin. Vladimir Ilitch s’entretint de Kant avec Lengnik, des cercles de Kazan avec Baramzine, puis Lengnik, qui avait une fort belle voix, chanta en notre honneur. Nous conservâmes de ce voyage un souvenir particulièrement agréable.

Nous allâmes deux fois à Iermakovskoïé. La première fois, c’était pour l’adoption d’une résolution au sujet du Crédo[5]. Vaniéev se mourait de la tuberculose. On traîna son lit dans la grande pièce où s’étaient réunis tous les camarades. La résolution fut adoptée à l’unanimité.

La seconde fois, nous nous y rendîmes pour l’enterrement de Vaniéev.

Deux des « décembristes[6] » : Zaporojetz, que la prison avait rendu fou, et Vaniéev, qu’elle avait rendu gravement malade, devaient disparaître au moment où la flamme du mouvement ouvrier commençait à peine à se rallumer.

Au nouvel an, nous allâmes à Minoussinski, où tous les social-démocrates déportés s’étaient donné rendez-vous.

Les adeptes de la Narodnaïa Volia déportés, Khon, Tyrkov et autres, se trouvaient également à Minoussinsk, mais ils faisaient bande à part. Les vieux témoignaient de la méfiance à la jeunesse social-démocrate, parmi laquelle ils jugeaient qu’il n’y avait pas de véritables révolutionnaires. Avant mon arrivée à Chouchenskoïé, il y avait eu dans le district de Minoussinsk toute une histoire à ce sujet. Il y avait à Minoussinsk un déporté social-démocrate nommé Raïtchine, rattaché au groupe Libération du Travail. Il résolut de s’évader. On lui procura l’argent nécessaire, toutefois sans que le jour de l’évasion eût été fixé. Mais Raïtchine, une fois en possession de l’argent, fut saisi d’une surexcitation nerveuse telle qu’il prit la fuite sans prévenir personne. Les vieux de la Narodnaïa Volia reprochèrent aux social-démocrates d’avoir été au courant de la fuite de Raïtchine et d’avoir négligé de les en avertir, de sorte qu’ils auraient été pris au dépourvu en cas de perquisitions. L’ « histoire » fit boule de neige. A mon arrivée, Vladimir Ilitch méne parla. « Rien n’est plus mauvais que ces histoires entre déportés, disait-il, elles traînent terriblement, les vieux ont les nerfs malades, on oublie qu’ils ont passé par de rudes épreuves, qu’ils ont été au bagne ; Il ne faut pas se laisser absorber par ces histoires-là ; tout le travail est encore à faire, il est inadmissible de dépenser ses forces à de telles futilités. » Et Vladimir Ilitch insistait sur la nécessité d’une rupture avec les vieux. Je me souviens de la réunion au cours de laquelle elle eut lieu. La décision en avait été prise auparavant, et il s’agissait de l’opérer d’une manière aussi indolore que possible. On se séparait parce qu’il le fallait, mais on le faisait sans haine, avec regret. C’est ainsi que l’on se mit à vivre chacun de son côté.

En somme, l’exil ne se passa pas trop mal. Ce furent des années de sérieux apprentissage. A mesure que se rapprochait le terme de l’exil, Vladimir Ilitch pensait de plus en plus au travail qui l’attendait. Les nouvelles de Russie arrivaient une par une : l’économisme s’y développait et s’y renforçait, il n’y avait pas de parti en réalité, pas d’imprimerie en Russie, la tentative d’organiser une édition par le Bund avait échoué. Cependant, il était impossible de se borner à la rédaction de brochures populaires et de se taire au sujet des grandes lignes de la conduite du travail. Tout allait à la débandade, les arrestations incessantes rendaient impossible toute continuité, on était arrivé à s’en tenir au Credo, aux idées de la Rabotchaïa Mysl (la Pensée ouvrière), qui publiait la correspondance d’un ouvrier, recommandé par les économistes, et dans laquelle on lisait : « Des Marx et des Engels, il ne nous en faut pas, à nous autres ouvriers... »

L. Tolstoï a écrit quelque part que, pendant la première moitié du trajet, le voyageur pense ordinairement à ce qu’il a quitté, et pendant la seconde, à ce qui l’attend. Il en est de même en exil. Au début, on fait la somme du passé, vers la fin on pense davantage à ce qui va venir.

Vladimir Ilitch réfléchissait de plus en plus à ce qu’il fallait faire pour sortir le Parti de l’état dans lequel il était tombé, pour donner au travail l’impulsion nécessaire, pour lui assurer la direction social-démocrate voulue. Par où commencer ? Pendant la dernière année d’exil, Vladimir Ilitch mûrit un plan d’organisation, qu’il développa par la suite dans l’Iskra, dans la brochure Que Faire ?, dans la Lettre à un camarade. Il fallait commencer par organiser à l’étranger un journal russe, relié aussi étroitement que possible à l’action et aux organisations russes, il fallait en assurer le transport le mieux possible. Il en perdit le sommeil et maigrit d’une manière effrayante. Dans ses nuits d’insomnie, il mûrissait son plan dans tous les détails, l’étudiait avec Krjijanovsky, avec moi, correspondait à ce sujet avec Martov et Potressov, s’entendait avec eux pour partir pour l’étranger. Plus il allait et plus il était dévoré d’impatience, de la soif de l’action.

Sur ces entrefaites, il nous arriva un beau jour une descente de police. Celle-ci avait saisi chez quelqu’un le récépissé d’une lettre adressée à Vladimir Ilitch et où il était question du monument de Fédossiéev. Ce fut pour les gendarmes le prétexte d’une perquisition. Ils trouvèrent la lettre, qui ne contenait rien de suspect, et examinèrent la correspondance, dans laquelle ils ne relevèrent également rien d’intéressant. Suivant notre vieille habitude pétersbourgeoise, nous gardions séparément tout ce qui revêtait un caractère illégal. Il est vrai que tout cela était simplement rangé sur le rayon inférieur de l’armoire. Vladimir Ilitch s’empressa d’offrir une chaise aux gendarmes afin de leur faciliter la visite des rayons supérieurs, où se trouvaient divers ouvrages de statistique. Ils étaient tellement harassés en arrivant au rayon inférieur qu’ils ne regardèrent pas et se contentèrent de ma déclaration affirmant qu’il était réservé exclusivement à ma bibliothèque pédagogique.

La perquisition s’était achevée sans encombre, mais nous craignions qu’on ne profitât de l’occasion pour nous tenir en exil quelques années de plus. Les évasions n’étaient pas encore aussi fréquentes qu’elles le furent par la suite, et, en tout cas, cela eût compliqué les choses, car, avant de partir pour l’étranger, il fallait accomplir un grand travail d’organisation en Russie. Cependant, la chose se termina heureusement et la durée de notre peine ne fut pas prolongée.

Au mois de mars 1900, lorsque l’exil de Vladimir Ilitch eut pris fin, nous nous préparâmes à partir pour la Russie. Pacha, qui, en deux ans, était devenue une fort belle fille, pleurait toutes les nuits comme une fontaine ; Minka, l’air affairé, transportait chez lui tout ce qui restait en fait de papier, crayons, images, etc. Oscar Alexandrovitch entrait de temps à autre, s’asseyait sur le bord d’une chaise d’un air désorienté ; il me fit cadeau d’une broche qu’il avait fabriquée lui-même et qui représentait un livre sur lequel il avait gravé le nom de Karl Marx en souvenir des heures consacrées à la lecture du Capital. A tout moment, la propriétaire de la maison ou une voisine venaient jeter un coup d’œil dans la pièce. Notre chien, qui ne comprenait rien à tout ce remue-ménage, poussait à chaque instant les portes avec son nez pour s’assurer que tout le monde était bien là ; maman toussait en faisant les malles, Vladimir Ilitch ficelait les livres d’un air entendu.

Nous nous rendîmes à Minoussinsk, où nous devions prendre avec nous Starkov et Olga Alexandrovna Silvina. Toute la confrérie des déportés s’y trouvait déjà rassemblée, dans l’état d’esprit qui dominait ordinairement à chaque départ de déportés pour la Russie ; chacun pensait au jour où son tour viendrait et à son action future. Vladimir Ilitch s’était auparavant entendu pou une action commune avec tous ceux qui devaient également partir sous peu pour la Russie et pour la correspondance avec les autres. Tous pensaient à la Russie, et cependant on ne parlait que de choses indifférentes.

Baramzine bourrait de tartines Jenka, que nous lui avions légué, mais la pauvre bête ne lui accordait pas la moinde attention : couchée aux pieds de ma mère, elle ne la quittait pas des yeux, suivant chacun de ses mouvements.

Enfin, après nous être dûment enfoncés dans nos bottes de feutre, nos grandes pelisses fourrées, etc., nous nous mîmes en route. Nous fîmes 300 verstes en traîneau sur l’Ienisséi, jour et nuit, car la lune brillait dans son plein. A chaque station, Vladimir Ilitch nous emmitouflait avec sollicitude, maman et moi, il veillait à ce que rien ne fût oublié, plaisantait avec Olga Alexandrovna, qui se plaignait d’être toute transie. Le traîneau filait rapidement, et Vladimir Ilitch qui n’avait pas voulu mettre sa houppelande fourrée sous prétexte qu’il avait trop chaud et se contentait de se tenir les mains dans un manchon qu’il avait emprunté à maman, se laissait emporter par la pensée en Russie, où il allait pouvoir se livrer entièrement au travail.

Le jour même de notre arrivée à Oufa, nous fûmes rejoints par les camarades de l’endroit. A.D. Tsuroupa, Svidersky, Krokhmal. « Nous avons fait six hôtels, bégayait Krokhmal, nous avons tout de même fini par vous trouver. »

Vladimir Ilitch resta deux jours à Oufa et, après avoir causé avec les camarades et nous avoir confiées à eux, maman et moi, il poursuivit sa route pour se rapprocher de Piter.

De ces deux journées, il ne m’est resté dans la mémoire que la visite faite à une vieille adepte de la Narodnaïa Volia, Tchetvergova, que Vladimir Ilitch avait connue à Kazan. Elle possédait une librairie à Oufa. Vladimir Ilitch alla la trouver dès son arrivée, et je remarquai une douceur particulière dans sa voix et sur son visage tandis qu’il s’entretenait avec elle. Par la suite, lorsque je lus la conclusion de Que faire ?, cette visite me revint à la mémoire.

Beaucoup d’entre eux [il s’agit des jeunes dirigeans du mouvement ouvrier] — écrivait Vladimir Ilitch dans Que faire ? — avaient inauguré leur pensée révolutionnaire en tant qu’adeptes de la Narodnaïa Volia. Presque tous, dès l’adolescence, s’étaient enthousiasmés pour les héros de la terreur. Pour se soustraire à la séduction de cette tradition héroïque il leur fallut lutter, rompre avec des hommes qui voulaient à tout prix demeurer fidèles à la Narodnaïa Volia et que ces jeunes social-démocrates estimaient hautement.

Ce passage constitue un extrait de la biographie de Vladimir Ilitch.

Il nous en coûtait de nous séparer au moment où le « vrai » travail allait commencer, mais il ne me vint même pas à l’idée que Vladimir Ilitch pouvait rester à Oufa quand il lui était possible de se rapprocher de Piter.

Vladimir Ilitch s’installa à Pskov, où vinrent également habiter par la suite Potressov et L. Radtchenko avec ses enfants. Il me raconta un jour en riant comment Potressov et lui avaient été mimés par les mignonnes fillettes de Radtchenko, Jéniourka et Liouda. Les mains derrière le dos, elles marchaient de long en large dans la pièce, l’une disant : « Bernstein », l’autre répondant « Kautsky ».

C’est pendant son séjour à Pskov que Vladimir Ilitch tendit avec persévérance les fils de l’organisation qui devaient relier étroitement à la Russie, à l’action russe, le journal qui allait être édité à l’étranger. Il voyait souvent Babouchkine et un certain nombre d’autres personnes.

Je m’habituai peu à peu à Oufa. Je pus me procurer des traductions et des leçons.

Peu de temps avant mon arrivée à Oufa, une histoire de déportés avait divisé en deux camps les social-démocrates de l’endroit. Dans l’un se trouvait Krokhmal, Tsuroupa, Svidersky, dans l’autre, les frères Plaksine, Saltykov, Kviatkovsky. Tchatchina et Aptekmann se tenaient en dehors des groupements et entretenaient des relations avec les deux camps. Je me rapprochai bientôt du premier, avec lequel je me trouvais une plus grande conformité de tendances. Ce groupe faisait preuve d’une certaine activité, c’était en général l’élément le plus vivant de la bande. J’avais aussi des relations dans les ateliers du chemin de fer où se trouvait un cercle d’ouvriers social-démocrates composé de douze membres. Le plus actif de tous était l’ouvrier Iakoutov. Plus d’une fois, il vint me trouver pour me demander des livres et pour causer. Pendant longtemps il chercha à se procurer la « pulvérisation »[7] de Marx, mais dès qu’il l’eut en sa possession, il ne put la lire. Il s’en plaignait à moi en disant : « C’est le temps qui me manque, voyez-vous, il y a toujours des paysans qui viennent me relancer avec leurs affaires. Il faut bien causer avec chacun d’eux pour ne pas les froisser et, après cela, je n’ai plus de temps de reste. » Il me contait aussi que sa femme Natacha était également dévouée à la cause et que l’exil ne leur faisait pas peur, que ses bras lui feraient gagner sa vie n’importe où. C’était un conspirateur né, il ne pouvait pas supporter les criailleries, la vantardise, les grandes phrases. Il estimait qu’il fallait agir judicieusement, sans bruit, mais fermement.

En 1905, Iakoutov fut président de la République d’Oufa ; plus tard, la réaction ayant triomphé, il fut pendu dans la prison de cette ville. Tandis qu’il mourait dans la cour de la prison, des chants s’élevaient dans toutes les cellules et tous les détenus juraient de ne jamais oublier ni pardonner sa mort.

Je travaillais encore avec d’autres ouvriers, entre autres avec un jeune métallurgiste employé dans une petite usine, tout feu, tout nerfs, qui me parlait de la vie des ouvriers de la région. On m’apprit par la suite qu’il avait passé aux socialistes-révolutionnaires et était devenu fou en prison.

Je voyais aussi un relieur poitrinaire, Krylov, qui fabriquait avec beaucoup de soin des reliures doubles, dans lesquelles on pouvait glisser des manuscrits clandestins, et qui faisait du caron à relier avec des manuscrits. Il me parlait du travail des imprimeurs de l’endroit.

C’est sur la base de ces récits que furent rédigées par la suite les correspondances de l’Iskra.

L’action se poursuivait également dans les usines en dehors d’Oufa. Il y avait à l’usine d’Oust-Katav une infirmière social-démocrate, qui menait l’action parmi les ouvriers et diffusait les brochures populaires clandestines, que nous avions énormément de peine à obtenir en quantité voulue.

Il y avait plusieurs étudiants social-démocrates dans les usines.

Notre organisation d’Oufa entretenait à Ekatérinbourg un ouvrier clandestin, Mazanov, revenu de Touroukhansk, où il avait été exilé en même temps que Martov. Mais son travail ne marchait guère.

Oufa était le centre de la province. Les déportés de Sterlitamak, Birsk et autres villes de district arrivaient toujours à obtenir l’autorisation de s’y rendre.

Mais, en outre, Oufa se trouvait sur la route de la Sibérie et de la Russie. Les camarades revenant d’exil ne manquaient pas de venir s’entendre pour l’action. C’est ainsi que nous vîmes Martov (il n’avait pu réussir à venir directement de Touroukhansk), Gl. Okoulova, Panine, L.M. Knipovitch y vint clandestinement d’Astrakan ; Roumiantsev, Portougalov arrivèrent de Samara.

Martov s’installa à Poltava. Nous avions organisé une liaison avec lui et et nous espérions obtenir par lui de la littérature. Il en arriva une caisse une semaine, je crois, après mon départ d’Oufa, et Kviatkovsky, qui était allé en prendre livraison, se vit octroyer cinq ans de déportation en Sibérie pour cette caisse qui s’était disloquée en cours de route. En somme, Martov ne faisait rien et il s’était chargé de recevoir les envois uniquement parce qu’ils étaient adressés à un brasseur dont la fille était son élève.

Il y avait aussi à Oufa des partisans de la Narodnaïa Volia, Léonovitch et, plus tard, Borozditch.

Avant son départ pour l’étranger, Vladimir Ilitch faillit se faire pincer. Il s’était rendu de Pskov à Piter en même temps que Martov. Ils furent filés et arrêtés. Il avait dans son gilet deux mille roubles, qui lui avaient été remis par la « Tante », et la liste des liaisons avec l’étranger inscrite à l’encre sympathique sur une feuille de papier à lettres, sur laquelle, pour la forme, il avait établi à l’encre ordinaire une facture quelconque. Si les gendarmes avaient eu l’idée de chauffer la feuille, Vladimir Ilitch ne serait pas allé éditer un journal russe à l’étranger. Mais il eut de la « veine » et il fut relâché dix jours après.

Il vint ensuite à Oufa pour me faire ses adieux. Il me raconta ce qu’il avait réussi à faire pendant ce ptemps, me parla des gens qu’il avait eu l’occasion de voir. On tint, bien entendu, toute une série de réunions en son honneur. Je me souviens qu’étant venu à savoir que Léonovitch, tout en se prétendant membre de la Narodnaïa Volia, ne connaissait même pas de nom le groupe Libération du Travail, Vladimir Ilitch éclata : « Est-ce qu’un révolutionnaire peut ignorer cela, est-ce qu’il peut choisir à bon escient le parti dans lequel il travaillera s’il ne sait pas, s’il n’étudie pas ce qu’a écrit le groupe Libération du Travail ? »

Vladimir Ilitch passa, me semble-t-il, environ une semaine à Oufa.

De l’étranger il m’écrivait principalement dans des livres expédiés au nom de différents correspondants. En somme, l’affaire du journal n’avançait pas aussi vite qu’il l’aurait voulu ; il éprouvait de la difficulté à s’entendre avec Plékhanov, et les lettres qu’il m’écrivait de l’étranger étaient brèves, sans entrain, se terminant par des phrases telles que : « Je t’en parlerai quand tu seras là », « J’ai noté pour toi les détails du conflit avec Plékhanov ».

C’est à peine si je pus attendre la fin de ma déportation et, pour comble de malheur, je ne recevais plus depuis longtemps de nouvelles de Vladimir Ilitch.

J’aurais voulu aller à Astrakan chez L.M. Knipovitch, mais je hâtai mes préparatifs en vue de mon départ pour l’étranger.

Etant de passage à Moscou, nous allâmes rendre visite, maman et moi, à Marie Alexandrovna, la mère de Vladimir Ilitch. Elle se trouvait alors seule à Moscou : une de ses filles, Marie Ilinitchna, était emprisonnée, l’autre, Anna Ilinitchna, était à l’étranger.

J’aimais beaucoup Marie Alexandrovna, qui s’était toujours montrée extrêmement délicate et prévenante. Plus tard, lorsque nous vécûmes à l’étranger, elle nous écrivit toujours à tous les deux et jamais à Vladimir Ilitch seulement.

Ce n’est qu’un détail, mais de quelle délicatesse ne témoigne-t-il pas ! Vladimir Ilitch avait un culte pour sa mère. « Elle a une force de caractère extraordinaire, me disait-il un jour. Si cela était arrivé à mon frère du vivant de mon père, je ne sais pas ce qui se serait passé. »

C’est de sa mère que Vladimir Ilitch tenait sa force de volonté, il en tenait aussi la délicatesse, l’attention pour autrui.

Pendant notre séjour à l’étranger, je tâchais de lui décrire notre vie aussi vivement que possible, afin qu’elle pût se sentir tant soit peu rapprochée de son fils. En 1897, alors que Vladimir Ilitch se trouvait en exil, les journaux annoncèrent la mort, à Moscou, de Marie Alexandrovna Oulianova. Oscar me racontait à ce sujet qu’étant entré un jour chez Vladimir Ilitch, celui-ci, pâle comme un linge, lui avait dit : « Ma mère est morte ! » Il s’agissait d’une homonyme.

Marie Alexandrovna eut à supporter bien des épreuves : l’éxécution de son fils aîné, la mort de sa fille Olga, les arrestations interminables de ses autres enfants.

Vladimir Ilitch tombe malade en 1895, elle arrive aussitôt, le soigne et le remet sur pied, elle lui prépare elle-même ses repas ; il est arrêté : elle est de nouveau à son poste, passant des heures entières dans la salle d’attente à peine éclairée de la maison de détention préventive, allant régulièrement voir son fils, se chargeant des paquets à lui remettre. Sa tête est à peine agitée d’un léger tremblement.

Je lui ai promis de prendre soin de Vladimir Ilitch, mais vains ont été mes soins...

De Moscou j’emmenai à mère à Piter où je l’installai, puis je partis pour l’étranger. Assez perplexe, je résolus de me rendre à Prague, supposant que Vladimir Ilitch demeurait dans cette ville sous le nom de Modraczek.

J’annonçai mon arrivée par dépêche. Arrivée à Prague, personne à la gare. J’attendis un long moment. Fort ennuyée, je hélai un cocher de fiacre en haut de forme qui chargea mes malles, et en route ! Nous arrivons dans la ruelle étroite d’un quartier ouvrier, devant une maison immense aux fenêtres garnies d’objets de literie qui prennent l’air...

Je me précipite au quatrième. Une femme tchèque, de blanc vêtue, m’ouvre la porte. J’articule : « Modraczek, Herr Modraczek ? » Paraît un ouvrier, qui me répond : « C’est moi, Modraczek. » Abasourdie, je balbutie : « Non, c’est mon mari... » Modraczek devine enfin ; « Ah ! Vous êtes probablement la femme de Herre Rittmeyer. Il habite Munich, mais il vous adressait à Oufa par mon entremise des livres et des lettres. »

Il me tint compagnie toute la journée, je lui parlai du mouvement russe, il m’entretint du mouvement autrichien, sa femme me montra des entre-deux de dentelle faits par elle et me régala de boulettes tchèques.

Arrivée à Munich — j’étais emmitouflée dans ma pelisse fourrée, alors que tout le monde là-bas arborait déjà des toilettes d’été — et instruite par l’expérience, je laisse mes bagages à la consigne et pars en tramway à la recherche de Rittmeyer.

Je trouve la maison : c’est une brasserie qui en occupe le local n° 1. Je m’approche du comptoir, derrière lequel se tient un gros Allemand, et je demande timidement monsieur Rittmeyer, pressentant une nouvelle mésaventure. Le débitant me répond : « C’est moi ». A bout de forces, je murmure : « Non, c’est mon mari... »

Nous sommes là à nous regarder, tout ahuris. A la fin, la femme de Rittmeyer entre et, après un coup d’œil sur ma personne, devine : « Ah ! c’est sans doute la femme de Herre Meyere ; il attend sa femme qui doit arriver de Sibérie ; Je vais vous conduire. »

Je suis docilement Frau Rittmeyer jusque dans la cour de la grande maison et nous entrons dans un logement inhabité. La porte s’ouvre, j’aperçois, assis à une table, Vladimir Ilitch, Martov et Anna Ilinitchna. Oubliant de remercier l’hôtesse, je me répands aussitôt en invectives : « La peste soit de toi, diable d’homme, pourquoi n’as-tu pas écrit où il fallait aller te trouver ? »

« Comment, je n’ai pas écrit ? J’allais te chercher à la gare trois fois par jour. D’où viens-tu ? » Nous apprîmes par la suite que le correspondant à qui avait été envoyé le livre contenant l’adresse avait gardé le livre pour le lire.

Plus d’un Russe voyagea par la suite dans le même goût : au lieu de Genève, Chliapnikov débarqua la première fois à Gênes ; Babouchkine, se rendant à Londres, faillit aller jusqu’en Amérique.

  1. On appelait « hommes du Premier Mars » les révolutionnaires qui avaient participé à l'exécution du tsar Alexandre II le 1er mars 1881.
  2. « Peuple ouvrier, connais ta force » et « Le Premier Mai ».
  3. Le Chant de la Trique.
  4. Vladimir Ilitch aimait particulièrement Tchernychevsky. Un des portraits de celui-ci porte une inscription manuscrite de Vladimir Ilitch : Né en telle année, mort en 1889.
  5. Programme d'un groupe d'économistes dirigé par Kouskova et Prokopovitch. Les ouvriers, d'après ce programme, ne devaient pas se mêler de la lutte politique, qui était exclusivement l'affaire des intellectuels.
  6. Nom donné par plaisanterie au groupe de camarades arrêtés en décembre 1895.
  7. « Pulvérisation », pour « popularisation », « vulgarisation ».