1905

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Dans l'émigration[modifier le wikicode]

Déjà en novembre 1904, dans la brochure la Campagne des zemstvos et le plan de l' « Iskra », et ensuite en décembre, dans ses articles publiés dans les numéros 1-3 du Vpériod, Vladimir Ilitch écrivait que le temps de la lutte, véritable et ouverte, des masses pour la liberté était proche. Il sentait nettement l'approche de l'explosion révolutionnaire. Mais il y a une grande différence entre sentir une chose et apprendre soudain qu'elle commence à se réaliser.

Aussi, lorsque nous parvint à Genève la nouvelle des événements du 9 janvier, de la forme concrète revêtue par la révolution à son début, il nous sembla que tout avait changé autour de nous et que tout ce que nous avions vécu jusqu'à ce jour s'était enfui dans un passé lointain.

Ces événements du 9 janvier furent connus à Genève le lendemain matin. Nous nous rendions à la bibliothèque, Vladimir Ilitch et moi, lorsque nous rencontrâmes les Lounatcharsky qui venaient précisément chez nous. Je vois encore Anna Alexandrovna, la femme de Lounatcharsky, que l'émotion empêchait de parler et qui agitait désespérément son manchon. Nous nous rendîmes à la popote des émigrés tenue par les Lépiochinsky, vers laquelle s'étaient instinctivement dirigés tous les bolchéviks qui avaient appris la nouvelle des événements de Pétersbourg. On éprouvait le besoin d'être ensemble. Nous étions tous tellement émus que nous ne pouvions échanger que de brèves paroles. On entonna l'hymne funèbre : Vous êtes tombés dans la lutte fatale... ; tous les visages étaient graves. Tous nous nous rendions compte que la révolution venait de commencer, que la foi au tsar avait disparu, que l'on ne tarderait pas à voir « crouler le despotisme et se dresser le peuple, grand, libre et puissant... »

Nous vécûmes la vie singulière de toute l'émigration genevoise de l'époque, commentant chaque numéro du journal local, la Petite Tribune et attendant fiévreusement le suivant.

Toutes les pensées de Lénine étaient concentrées sur la Russie. Peu de temps après, Gapone arriva à Genève. Il fut d'abord happé par les socialistes-révolutionnaires (s.-r.)[1], qui s'efforcèrent de le présenter comme « leur » homme et tout le mouvement ouvrier de Pétersbourg comme leur œuvre personnelle. Ils faisaient une réclame tapageuse au tour de son nom et le portaient aux nues. A cette époque, Gapone concentrait l'attention générale et le Times lui payait des sommes folles pour chacune de ses lignes.

Quelque temps après l'arrivée de Gapone à Genève, une dame du parti des s.-r. vint nous trouver dans l'après-midi et fit savoir à Vladimir Ilitch que Gapone voulait le voir. On prit rendez-vous sur un terrain neutre, dans un café. Le soir arriva. Vladimir Ilitch n'avait pas allumé sa lampe et arpentait sa chambre d'un coin à l'autre.

Gapone était en quelque sorte un morceau de la révolution russe grandissante, un homme étroitement lié aux masses ouvrières qui s'étaient confiées à lui sans retour, et Vladimir Ilitch était tout ému à la pensée de se trouver en face de lui.

Un camarade s'est indigné récemment : comment Vladimir Ilitch a-t-il pu avoir affaire à Gapone !

Assurément, il eût été plus simple d'ignorer Gapone en se disant qu'il n'y a rien de bon à attendre d'un pope. Ce fut le raisonnement de Plékhanov, qui reçut Gapone avec une extrême froideur. Mais ce qui faisait précisément la force de Vladimir Ilitch, c'est qu'il considérait la révolution comme quelque chose de vivant, qu'il savait la regarder en face, en observer les formes multiples, c'est qu'il savait, comprenait ce que voulaient les masses. Or la connaissance des masses ne s'acquiert qu'à la condition de se trouver en contact avec elles. Comment Vladimir Ilitch aurait-il pu ignorer Gapone, si proche des masses, sur lesquelles il avait une telle influence !

De retour de son entrevue avec Gapone, Vladimir Ilitch me fit part de ses impressions. Gapone était encore tout embrasé du souffle de la révolution. En parlant des ouvriers pétersbourgeois, il s'enflammait, il bouillait d'indignation contre le tsar et ses suppôts. Cette indignation comportait une grande dose de naïveté, ce qui la rendait encore plus spontanée ; elle répondait à celle des masses ouvrières. « Mais il a besoin de s'instruire, me confia Vladimir Ilitch. Mon cher, lui ai-je dit, n'écoutez pas les flatteurs, instruisez-vous, sinon, voilà où vous vous trouverez — et je lui ai montré la place sous la table. »

Le 8 février, Vladimir Ilitch écrivait dans le n° 7 du Vpériod : « Souhaitons à Georges Gapone, qui a si profondément vécu et senti l'évolution des conceptions d'un peuple politiquement inconscient vers les conceptions révolutionnaires, d'arriver à la clarté de vue révolutionnaire indispensable à tout homme politique. »

Gapone ne s'éleva jamais à cette clarté. Fils d'un riche paysan ukrainien, il demeura lié jusqu'à la fin à sa famille et à son village. Il connaissait bien les besoins des paysans, son langage était simple et accessible à la grande masse ouvrière ; c'est à cette origine, à ses attaches avec le village que l'on doit attribuer sans doute une partie de son succès ; mais il eût été difficile de trouver un homme aussi imbu que lui de la mentalité du pope. Il n'avait jamais pénétré auparavant dans le milieu révolutionnaire ; sa nature était bien moins celle d'un révolutionnaire que d'un pope retors prêt à n'importe quelle transaction.

Voici ce qu'il nous conta un jour : « A un moment donné, je me pris à douter et ma foi s'ébranla. Je me tourmentai au point d'en tomber malade et je partis pour la Crimée. Il s'y trouvait à cette époque un vieux religieux qui menait, disait-on, une sainte vie. J'allai le trouver pour consolider ma foi. En arrivant, le je trouvai entouré d'une grande foule, célébrant la messe sur le bord d'un ruisseau. Dans ce ruisseau, il y avait un creux, qui était, soi-disant, l'empreinte du sabot du cheval de Saint-Georges. Une sottise, bien entendu. Bah ! me disais-je, il ne s'agit pas de cela, mais de la foi profonde du vieillard. Après la messe, je m'approche de lui pour lui demander sa bénédiction. Et voilà qu'il retire sa chape en disant : « Nous avons installé ici une boutique de cierges. Vous ne pourriez vous imaginer ce que nous en avons vendus ! » C'était cela, sa foi ! Je m'en retournai chez moi à demi-mort. J'avais alors un ami, le peintre Vérestchaguine, qui me conseilla de laisser de côté la prêtrise. Mais je me dis en moi-même : Mes parents sont respectés au village, mon père est à la tête de la commune, il est honoré de tous, tandis qu'on lui jettera la pierre si son fils est un défroqué ! Je résolus donc de ne pas quitter l'état ecclésiastique. »

Tout Gapone est dans ce récit.

Il ne savait pas s'instruire. Le tir à la cible et l'équitation lui prenaient pas mal de temps, mais il n'aimait guère les livres. Il est vrai que, sur le conseil d'Ilitch, il entreprit la lecture des œuvres de Plékhanov, mais il le fit comme s'il y était forcé. Gapone ne savait pas s'instruire à l'aide des livres. Mais la vie ne l'instruisait pas davantage. Sa psychologie de pope l'empêchait de voir clair. Rentré en Russie, il roula à l'abîme.

Dès les premiers jours de la révolution, Vladimir Ilitch se rendit compte de ses perspectives. Il comprit que le mouvement allait grossir en avalanche, que le peuple révolutionnaire ne s'arrêterait pas à mi-chemin, qu'il n'était plus possible de l'arrêter, que les ouvriers se jetaient dans la lutte contre l'autocratie. En sortiraient-ils vainqueurs ou vaincus, on ne le saurait qu'à la fin de la mêlée. Mais pour vaincre, il fallait être armé le mieux possible.

Vladimir Ilitch se distinguait par une intuition particulière, une compréhension profonde de ce que sentait la classe ouvrière.

S'orientant sur la bourgeoisie libérale qui n'était pas encore en branle, les menchéviks déclaraient qu'il fallait « déchaîner » la révolution. Ilitch savait que les ouvriers étaient bien résolus à lutter jusqu'au bout. Et il était avec eux. Il savait qu'il était impossible de s'arrêter à mi-chemin, car il en fût résulté une telle démoralisation, une telle dépression dans la classe ouvrière, un tel préjudice pour la cause qu'il ne fallait y songer à aucun prix. Et l'histoire a montré que, si la classe ouvrière a subi une défaite pendant la révolution de 1905, elle n'a pas été brisée et a conservé intacte sa volonté de lutte. Cela, ils ne le comprenaient pas, tous ceux qui reprochaient à Lénine son « manque de soupless », ou qui, après la défaite, ne savaient que dire : « Il ne fallait pas prendre les armes[2] ». Pour demeurer fidèle à sa classe, il fallait prendre les armes, l'avant-garde n'avait pas le droit de faire défection pendant la lutte.

Et Ilitch ne cessait d'appeler le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, à la lutte, à l'organisation, à l'armement des masses. Il en parlait dans le Vpériod, dans ses lettres en Russie.

« Le neuf janvier 1905 a montré la gigantesque réserve d'énergie révolutionnaire accumulée par le prolétariat et toute l'insuffisance de l'organisation des social-démocrates », écrivait-il au début de février dans son article : « Devons-nous organiser la révolution ? » dont chaque ligne réclame le passage des paroles à l'action.

Ilitch n'avait pas seulement lu et très minutieusement étudié, médité tout ce que Marx et Engels avaient écrit sur la révolution et l'insurrection, il avait lu également un grand nombre de livres sur l'art militaire, étudiant sous toutes leurs faces la technique et l'organisation de l'insurrection armée. Cela l'occupait bien plus qu'on ne se l'imagine généralement, et ses vues sur les équipes de choc pendant la guerre de partisans, « sur les groupes de cinq et de dix » n'étaient nullement un verbiage de profane, mais le fruit de longues réflexions.

Tous les matins, de bonne heure, l'employé de la Société de lecture voyait arriver un révolutionnaire russe, dont le modeste pantalon était relevé à la manière suisse pour le protéger contre la boue. Il prenait un livre, laissé de la veille, traitant des combats de barricades, de la technique de l'offensive, s'asseyait à sa place accoutumée devant une petite table près de la fenêtre, lissait d'un geste familier les rares cheveux qui restaient encore sur son crâne dénudé et se plongeait dans la lecture. Il se levait parfois pour prendre sur un rayon un gros dictionnaire et y chercher l'explication d'un terme inconnu, puis il se mettait à marcher de long en large, se rasseyait et, l'air absorbé, couvrait rapidement d'une fine écriture des feuillets de papier.

Les bolchéviks s'ingéniaient par tous les moyens à faire entrer des armes en Russie, mais ce qu'ils faisaient n'était qu'une goutte d'eau dans la mer. Un Comité de combat se forma en Russie (à Pétersbourg), mais il fonctionnait avec une grande lenteur. Ilitch écrivait à Pétersbourg :

Les schémas, les discussions et discours sur les fractions et les droits du Comité de combat sont absolument superflus dans cette affaire. Je suis épouvanté, je vous le jure, de voir qu'on parle des bombes depuis plus de six mois et qu'on n'en a pas encore fabriqué une seule. Cet ce sont des gens très savants qui parlent de la sorte. Allez chez les jeunes, messieurs. Voilà l'unique et universel moyen de salut. Sinon, je vous le jure, vous arriverez trop tard (tout me le fait prévoir) et vous vous trouverez abondamment pourvus de notes, plans, croquis, schémas « savants », de recettes merveilleuses, mais sans la moindre organisation, sans une œuvre vivante... Ne demandez pas de formalités, faites fi de tous les schémas, pour l'amour de Dieu, envoyez donc à tous les diables les « fonctions, droits et privilèges »...

Et les bolchéviks faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour préparer l'insurrection armée, faisant preuve parfois d'un héroïsme extraordinaire, risquant leur vie à chaque instant. La préparation de l'insurrection armée, tel était leur mot d'ordre. Gapone en parlait également.

Peu de temps après son arrivée, il présenta le projet d'un accord des partis révolutionnaires en vue de la lutte. Dans le n° 7 du Vpériod (8 février 1905), Vladimir Ilitch donna son appréciation sur la proposition de Gapone et éclaira la question des accords spéciaux en vue de la lutte.

Gapone se chargea d'approvisionner en armes les ouvriers pétersbourgeois. Des dons de toute sorte étaient mis à sa disposition. Il acheta des armes en Angleterre. Enfin, l'affaire fut conclue. On trouva un navire, le Grafton, dont le capitaine consentit à transporter les armes et à les débarquer dans l'une des îles proches de la frontière russe. N'ayant pas la moindre idée du transport clandestin, Gapone se figurait la chose bien plus simple qu'elle ne l'était en réalité. Afin d'organiser l'affaire, il nous demanda un passeport illégal et des adresses de camarades et se rendit à Pétersbourg. Il semblait à Vladimir Ilitch qu'on passait enfin des paroles aux actes. Les ouvriers avaient besoin d'armes à tout prix. Cependant l'entreprise n'aboutit pas. Le Grafton échoua sur un banc de sable. Il lui eût d'ailleurs été impossible d'aborder à l'île indiquée.

A Pétersbourg, Gapone ne fut pas plus heureux. Il dut se réfugier dans de misérables logements ouvriers et vivre sous un faux nom ; il éprouva les pires difficultés pour ses relations, les adresses des s.-r. avec lesquels il devait aller s'entendre poru la réception de la cargaison s'étant trouvées fausses. Seuls les bolchéviks envoyèrent quelques-uns des leurs à l'île.

Tout cela plongea Gapone dans la consternation. Vivre clandestinement, dans les privations, sans pouvoir communiquer avec personne, et s'exhiber sans le moindre risque dans les assemblées sont deux choses bien différentes. Seuls des hommes doués d'une trempe révolutionnaire tout autre que celle de Gapone, des hommes prêts à se sacrifier obscurément, étaient capables d'organiser un transport d'armes clandestin...

Ilitch lança un autre mot d'ordre : le soutien de la lutte des paysans pour la terre. En soutenant la paysannerie, la classe ouvrière pourrait s'appuyer sur elle dans sa propre lutte. Vladimir Ilitch avait toujours accordé une grande attention à la question paysanne. A son point de vue, seul le prolétariat constituait la classe révolutionnaire jusqu'au bout. En son temps, lors de la discussion du programme du Parti au 2e congrès, Vladimir Ilitch avait proposé — et vigoureusement défendu — le mot d'ordre de la restitution aux paysans des « parcelles » dont ils avaient été dépossédés par la réforme de 1861.

Il lui semblait que, pour attirer la paysannerie, il fallait poser une revendication concrète intéressant le plus possible les paysans, comme l'avaient fait les social-démocrates, lorsqu'ils avaient commencé l'agitation parmi les ouvriers en proposant de lutter pour obtenir de l'eau bouillante[3], pour la réduction du la journée de travail, pour le paiement régulier des slaires.

L'année 1905 obligea Vladimir Ilitch à réviser cette question. Par ses entretiens avec Gapone, paysan d'origine, qui se maintenait en liaison avec les milieux paysans, par ses conversations avec Matiouchenko, matelot du Potemkine, et avec un grand nombre d'ouvriers arrivés de Russie et parfaitement au courant de ce qui se passait à la campagne, il se rendit compte que le mot d'ordre de la restitution des parcelles était insuffisant et qu'il fallait en proposer un autre plus large, c'est-à-dire la confiscation des terres seigneuriales, domaniales et ecclésiastiques. Ce n'était pas par suite d'une vaine curiosité que Lénine s'était plongé auparavant dans l'étude des recueils de statistique. Il avait recueilli des données, il avait longuement médité sur les rapports économiques existant entre la ville et la campagne, entre la grande et la petite industrie, entre la classe ouvrière et la paysannerie. Il voyait que le moment était venu où ces rapports économiques devaient servir de base à une puissante influence politique du prolétariat sur la paysannerie.

Un jour Gapone pria Vladimir Ilitch d'entendre la lecture d'un appel qu'il venait de composer et qu'il se mit à lire avec emphase. Cet appel était rempli de malédictions à l'adresse du tsar. « Nous n'avons pas besoin de tsar, la terre n'aura plus qu'un seul maître, Dieu, dont vous serez tous les fermiers ! » (A cette époque, le mouvement paysan se déroulait précisément sous le signe de la lutte pour la réduction du fermage.) Vladimir Ilitch éclata de rire : l'image était par trop naïve, mais d'autre part, le lien rattachant Gapone à la masse apparaissait avec évidence : paysan lui-même, il attisait chez les ouvriers, encore à demi liés au village, leur soif immémoriale de la terre.

L'hilarité de Vladimir Ilitch troubla Gapone. « Il y a peut-être quelque chose qui ne va pas, dit-il, indiquez-moi, je ferai la rectification nécessaire. » Vladimir Ilitch reprit aussitôt son sérieux. « Non, répondit-il, ce ne serait plus la même chose, mes idées suivent un cours tout différent, écrivez comme vous l'entendez, cela vaudra mieux. »

Voici une autres scène. Cela se passait déjà après le troisième congrès, après la révolte du Potemkine. Les mutins avaient été internés en Roumanie et se trouvaient en proie à la plus profonde misère. A cette époque, Gapone touchait de fortes sommes pour ses mémoires ; de plus, les dons destinés à l'œuvre de la révolution affluaient vers lui de toutes parts, et il passait des journées entières à faire des achats de vêtements pour les mutins du Potemkine. Le matelot Matiouchenko, un des principaux artisans de la révolte, arriva à Genève. Il se lia aussitôt avec Gapone ; ils devinrent inséparables.

A la même époque, nous reçûmes la visite d'un gars de Moscou (dont je ne me rappelle plus le nom de guerre), un commis de librairie aux joues rouges, social-démocrate depuis peu de temps, qui nous avait apporté un message de Moscou. Il nous raconta comment et pourquoi il était devenu social-démocrate, puis il se mit à nous expliquer la raison de la justesse du programme du Parti, et enfin à l'exposer point par point avec l'ardeur d'un néophyte. Cela finit par ennuyer Vladimir Ilitch, qui s'en alla à la bibliothèque, me laissant le soin d'offrir du thé au jouvenceau et de tirer de lui tout le parti possible. Celui-ci continua sa dissertation. Gapone et Matiouchenko entrèrent à ce moment. Je m'apprêtai à leur offrir du thé, à eux aussi, mais le gars en était précisément à l'exposé des « parcelles ». Comme il allait démontrer que les paysans devaient s'en tenir à la lutte pour les parcelles, Matiouchenko et Gapone sursautèrent en hurlant : « Toute la terre au peuple ! »

J'ignore ce qui se serait passé sans l'arrivée d'Ilitch. Ayant saisi, en un clin d'œil, de quoi il retournait, il évita la discussion et emmena Gapone et Matiouchenko dans sa chambre. Quant à moi, je fis tout mon possible pour me débarrasser au plus tôt du visiteur.

Lors de la conférence qui eut lieu en décembre à Tammerfors, Ilitch proposa d'éliminer complètement du programme l'article sur les parcelles.

On le remplaça par l'article sur le soutien des entreprises révolutionnaires de la paysannerie, y compris la confiscation des apanages, des terres seigneuriales, ecclésiastiques et domaniales.

Le social-démocrate allemand Kautsky, dont l'influence était considérable à cette époque, envisagea la chose sous un point de vue tout différent. Il écrivit alors dans la Neue Zeit que le mouvement révolutionnaire urbain en Russie devait rester neutre dans la question des rapports entre la paysannerie et les grands propriétaires fonciers.

Kautsky, depuis longtemps, a trahi la cause ouvrière, mais, à l'époque, il était considéré comme un social-démocrate révolutionnaire. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, Bernstein, autre social-démocrate allemand, leva l'étendard de la lutte contre le marxisme en démontrant qu'il fallait réviser la doctrine de Marx, qui comportait soi-disant beaucoup de théories surannées, que le but (le socialisme) n'était rien et que le mouvement était tout, Kautsky prit ouvertement la défense de la doctrine de Marx contre Bernstein. La brochure qu'il écrivit à ce sujet (Anti-Bernstein) fut envoyée par Potressov à Vladimir Ilitch, alors en Sibérie, qui la lut avec intérêt. Nous en fîmes la traduction en quinze jours pour nos camarades déportés. Kautsky jouissait alors de la réputation du disciple de Marx le plus révolutionnaire et le plus conséquent. C'est pourquoi son opinion troubla et chagrina Vladimir Ilitch, qui, néanmoins, prit sa défense en disant que la thèse de Kautsky était peut-être juste pour l'Europe occidentale, mais que la révolution russe ne pouvait être victorieuse qu'en s'appuyant sur la paysannerie.

Toutefois cette appréciation poussa Lénine à contrôler la justesse de l'exposition du point de vue de Marx et d'Engels par Kautsky. Il étudia les vues de Marx sur le mouvement agraire américain de 1848, la position d'Engels en 1885 à l'égard de Henry George. En avril, il publiait déjà un article : « Marx et le « partage égalitaire » américain ».

Cet article se terminait par ces mots :

Nous doutons qu'il y ait au monde un autre pays où les paysans opprimés et abreuvés d'outrages aient à souffrir autant qu'en Russie. Mais le réveil des paysans sera d'autant plus puissant et leur poussée révolutionnaire d'autant plus irrésistible que l'oppression a été plus forte. Le devoir du prolétariat révolutionnaire conscient est de soutenir cette poussée par tous les moyens, afin qu'elle ne laisse pas pierre sur pierre de la maudite vieille Russie, qui fut celle de l'autocratie, du servage et de l'esclavage, afin qu'elle donne naissance à une nouvelle génération d'hommes libres et hardis, afin qu'elle crée un nouveau pays républicain où notre action prolétarienne pour le socialisme se déploiera largement.

A Genève, le centre bolchévik nichait au coin de la fameuse rue de Carouge, peuplée d'émigrés russes et de l'Arve. C'est là que se trouvaient la rédaction du Vpériod, l'expédition, la popote bolchévik des Lépiochinsky, là que demeuraient les Bontch-Brouiévitch, les Liadov (Mandelstamm), les Iline, Orlovsky, Olminsky et plusieurs autres fréquentaient chez les Bontch-Brouiévitch.

Rentré en Russie, Bogdanov s'entendit avec Anatole Lounatcharsky, qui arriva à Genève et entra à la rédaction du Vpériod. C'était un brillant orateur, qui contribua pour une grande part à la consolidation des positions bolchéviks. A partir de ce moment, Vladimir Illitch se montra fort bien disposé pour Lounatcharsky, il se réjouissait de le voir, et fit même preuve d'une certaine partialité à son égard à l'époque des divergences avec les partisans de Vpériod. De son côté, Lounatcharsky était particulièrement gai et spirituel en sa présence. Je me souviens d'un jour — c'était, je crois, en 1919 ou en 1920 — où Lounatcharsky, de retour du front, faisait part de ses impressions à Vladimir Illitch, dont les yeux pétillaient en l'écoutant.

Lounatcharsky, Vorovsky, Olminsky, quel précieux renfort pour le Vpériod ! Un perpétuel sourire illuminait Vladimir Bontch-Brouiévitch, qui s'occupait de toute l'administration et qui édifiait toute sorte de plans grandioses en donnant tous ses soins à l'imprimerie.

Les bolchéviks se retrouvaient presque tous les soirs au café Landold, où ils passaient des heures, attablés devant une chope de bière, à discuter des événements qui se déroulaient en Russie et à esquisser leurs plans.

Beaucoup partaient, d'autres se préparaient à partir.

En Russie, on faisait de l'agitation pour le troisième congrès, dont la convocation était absolument indispensable étant donné les changements survenus dans la situation depuis le deuxième congrès et l'apparition d'une foule de problèmes nouveaux. La plupart des comités se prononcèrent pour le congrès. On constitua un « Bureau des comités de la majorité ». Le Comité central coopta quantité de nouveaux membres, parmi lesquels se trouvaient également des menchéviks. Dominé par les « conciliateurs », il entravait par tous les moyens la convocation du troisième congrès. La plupart de ses membres ayant été arrêtés à Moscou lors d'une réunion chez l'écrivain Léonid Andréiev, ceux qui étaient restés en liberté acceptèrent la convocation du congrès, qui fut tenu à Londres. Une évidente majorité devait s'y prononcer pour les bolchéviks. C'est pourquoi les menchéviks ne s'y rendirent point et envoyèrent leurs délégués à Genève pour y tenir une conférence.

Le C.C. délégua au congrès Sommer (Marc, Lioubimov) et Winter (Krassine). Marc avait une mine des plus renfrognée. Krassine était naturel, comme si de rien n'était. Les délégués attaquèrent furieusement le C.C. à cause de sa position conciliatrice. Marc, plus sombre qu'une nuée d'orage, gardait le silence. Krassine, la joue appuyée sur sa main, se taisait également, impassible comme si tous ces discours pleins de fiel ne l'eussent nullement concerné. Lorsque son tour arriva de parler, il lut son rapport d'une voix calme sans même répondre aux accusations, et tous virent clairement que tout était dit, qu'il avait rejeté tout ce qu'il y avait en lui de conciliateur, qu'il prenait rang désormais parmi les bolchéviks et qu'il serait avec eux jusqu'à la fin.

Les militants connaissent maintenant tout le travail fourni par Krassine et la responsabilité qu'il assuma pendant la révolution de 1905 : armement des combattants, direction de la fabrication des munitions, etc. Tout cela se faisait en secret, sans bruit, mais avec une énergie sans pareille. Plus que quiconque, Vladimir Ilitch connaissait le travail de Krassine et tenait celui-ci en grande estime.

Il y avait quatre délégués du Caucase : Mikha Tskhakaïa, Aliocha Djaparidzé, Lehmann et Kaménev, munis de trois mandats seulement. Vladimir Ilitch les interrogea : « A qui donc appartiennent ces mandats ? Vous êtes quatre et il n'y en a que trois. Qui a recueilli le plus grand nombre de voix ? » Mikha répondit avec indignation : « Est-ce qu'on vote chez nous au Caucase ? Nous décidons toutes les affaires entre camarades. On nous a envoyés tous les quatre, et le nombre de mandats n'a aucune importance. » Il se trouva que Mikha était le plus âgé de tous les membres du congrès, il avait alors 50 ans. Il fut chargé en conséquence d'ouvrir le congrès.

Le comité de Polessie avait délégué Liova Vladimirov. Nous lui avions écrit à plusieurs reprises au sujet de la scission, mais nous n'avions rien pu tirer de lui. En réponse aux lettres dans lesquelles nous lui décrivions les agissements des partisans de Martov, nous recevions des rapports sur la diffusion des tracts, le nombre de grèves, des manifestations qui avaient eu lieu en Russie. Au congrès, Liova se tint en bolchévik convaincu.

De Russie arrivèrent encore au congrès Bogdanov, Postalovsky (Vadime), Roumiantsev (P.P.), Rykov, Sammer, Zemliatchka, Litvinov, Skrypnik, Bour Chklovsky, Kramolnikov et autres.

L'effervescence du mouvement ouvrier en Russie se répercutait dans tous les travaux du congrès. On y adopta des résolutions sur l'insurrection armée, sur le gouvernement révolutionnaire provisoire, sur la tactique du gouvernement à la veille du coup d'Etat, sur la question de l'intervention ouverte du Parti ouvrier révolutionnaire social-démocrate russe, sur l'attitude à adopter à l'égard du mouvement paysan, des libéraux, des organisations social-démocrates nationales, sur la propagande et l'agitation, sur la fraction séparée du Parti, etc.

Sur la proposition de Vladimir Ilitch, rapporteur sur la question agraire, l'article sur les « parcelles » fut relégué aux commentaires et la question de la confiscation des terres seigneuriales, domaniales et ecclésiastiques passa au premier plan.

Deux autres questions caractérisèrent le troisième congrès : celle des deux centres et celle des rapports entre ouvriers et intellectuels.

L'élément prédominant au 2e congrès était constitué par des littérateurs et des praticiens ayant beaucoup travaillé pour le Parti sous une forme ou sous une autre, mais qui n'étaient reliés aux organisations russes, encore en voie de formation, que par des liens très fragiles.

Le 3e congrès présentait déjà une tout autre physionomie. A cette époque, les organisations s'étaient entièrement constituées en Russie, c'étaient des comités clandestins fonctionnant en secret dans les plus dures conditions. Par suite, les comités ne comportaient presque jamais d'ouvriers, mais leur influence sur le mouvement ouvrier était considérable. Les tracts, les « prescriptions » du comité répondaient à l'état d'esprit des masses ouvrières qui sentaient une direction ; aussi les comités jouissaient-ils d'une grande popularité, en outre leurs actes apparaissaient entourés de mystère aux yeux de la plus grande partie des ouvriers. Souvent, ceux-ci se réunissaient entre eux afin de traiter les questions primordiales du mouvement. On reçut au 3e congrès un déclaration émanant de 50 ouvriers d'Odessa au sujet des principaux points de divergence entre menchéviks et bolchéviks et indiquant qu'il n'y avait pas un seul intellectuel présent au cours de la discussion.

Le « comitard » était ordinairement un personnage plein d'assurance, car il voyait l'énorme influence que l'action du comité exerçait sur les masses ; en règle générale, il n'admettait pas de démocratisme au sein du Parti : « Il n'en résulte que des arrestations, nous sommes bien assez liés au mouvement sans cela », disait-il, en son for intérieur ; il avait toujours un peu de mépris pour « ceux de l'étranger », qui « étouffent dans leur graisse et sèment la discorde : qu'ils tâtent donc un peu des conditions russes ! » Le « comitard » n'admettait pas l'autorité émanant de « l'étranger ». En même temps il ne voulait pas d'innovations. Il ne voulait pas et ne savait pas s'adapter aux changements de circonstances.

Pendant la période de 1904-1905, les « comitards » fournirent un travail écrasant, mais la plupart ne s'adaptèrent qu'avec la plus grande difficulté aux possibilités croissantes de légalité et de lutte ouverte.

Il n'y eut pas d'ouvriers au 3e congrès, en tout cas, il n'y en eut pas un seul tant soit peu remarquable. Le surnom de « Babouchkine » ne désignait nullement l'ouvrier de ce nom, qui était alors en Sibérie, mais, si je m'en souviens bien, le camarade Chklovsky. Par contre, il s'y trouvait beaucoup de « comitards ». Ceux qui n'auraient pas en vue cette particularité du 3e congrès ne comprendraient pas grand'chose aux procès-verbaux.

La question de la « mise à la raison des éléments fixés à l'étranger » fut soulevée non seulement par les « comitards », mais aussi par d'autres militants notoires. Bogdanov était à la tête de l'opposition à « l'étranger ».

On parla un peu à tort et à travers sur ce sujet, mais Vladimir Ilitch ne s'en affligea pas outre mesure. Il estimait que, grâce à la révolution grandissante, « l'étranger » perdait de jour en jour son importance, il savait que lui-même ne devait plus demeurer longtemps à l'étranger et il se souciait surtout de faire informer rapidement l'organe central par le C.C. (l'organe central devait s'appeler dorénavant le Prolétaire et paraître provisoirement à l'étranger). Il insistait également sur l'organisation d'entrevues périodiques entre la partie étrangère et la partie russe du C.C.

La question de l'introduction de l'élément ouvrier dans les comités fut autrement épineuse.

Vladimir Ilitch défendait cette thèse avec une chaleur particulière. Bogdanov, les « étrangers » et les littérateurs en étaient également partisans, tandis que les « comitards » s'y opposaient. Vladimir Ilitch s'emballa, les « comitards » se montrèrent pour le moins aussi emportés. Ces derniers insistèrent pour ne pas adopter de résolution à ce sujet, car on ne pouvait dire dans une résolution spéciale qu'il ne fallait pas d'ouvriers dans les comités.

Au cours des débats, Vladimir Ilitch fit cette déclaration : « Je pense qu'il convient d'envisager les choses avec plus d'ampleur. L'introduction des ouvriers dans les comités est une tâche non seulement pédagogique, mais politique. Les ouvriers ont un instinct de classe et, lorsqu'ils ont acquis une certaine expérience politique, ils deviennent assez vite des social-démocrates fermes. Je serais tout à fait d'avis de faire entrer des ouvriers dans nos comités, dans la proportion de huit ouvriers pour deux intellectuels. Si le conseil, émis dans notre littérature, d'introduire, dans la mesure du possible, des ouvriers dans les comités n'a pas été suffisant, il serait utile de le donner au nom du congrès. Si vous remportez de cette assemblée une direction claire et précise, vous serez en possession d'un moyen de lutte radicale contre la démagogie : voilà la volonté nette du congrès. »

Auparavant déjà, Vladimir Ilitch avait insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d'installer des ouvriers en aussi grand nombre que possible dans les comités. Il en avait déjà parlé en 1903 dans sa « Lettre à un camarade pétersbourgeois ». Aussi, en défendant ce même point de vue au congrès, il s'échauffait terriblement, plaçait à tout moment des interrruptions. Mikhaïlov (Postalovsky) ayant déclaré : « Ainsi, en pratique, on n'a, vis-à-vis des intellectuels, que des exigences fort minimes, tandis qu'elles sont démesurément élevées en ce qui concerne les ouvriers », Vladimir Ilitch s'écria : « Très vrai ! », à quoi le chœur des « comitards » répondit aussitôt : « C'est faux ! »

Roumiantsev ayant dit qu'il n'y avait qu'un seul ouvrier dans le comité pétersbourgeois, bien que l'action fût menée à Pétersbourg depuis une quinzaine d'années, Vladimir Ilitch cria : « C'est un scandale ! »

Et ensuite, à la clôture des débats, Vladimir Ilitch expliqua : « Je ne pouvais tenir en place lorsque j'entendais dire qu'il n'y a pas d'ouvriers capables d'être membres de comité. La question traîne en longueur, le Parti est malade assurément. Il faut faire entrer les ouvriers dans les comités. » Et s'il ne s'affligea pas outre mesure de l'échec de son point de vue au congrès, ce fut uniquement parce qu'il savait que la révolution imminente guérirait infailliblement le Parti de sa phobie des comités ouvriers.

Une troisième question importante se posait encore devant le congrès : celle de la propagande et de l'agitation.

Je me souviens qu'un jour, à Genève, une jeune personne arrivée d'Odessa était venue nous trouver et se plaignait de ce que les ouvriers exigeaient du comité des choses impossibles : ils voulaient se charger de la propagande ! Et elle ajoutait : « Est-ce une chose possible ? Nous ne pouvons leur donner que l'agitation ! »

Cette communication avait produit sur Ilitch une assez forte impression et lui avait paru comme une sorte d'introduction aux débats sur la propagande. On reconnut avec Zemliatchka, Mikha Tskhakaïa et Diesnitsky, que les anciennes formes de propagande étaient mortes, que la propagande s'était transformée en agitation. Étant donné le développement gigantesque du mouvement ouvrier, la propagande orale et même l'agitation en général ne pouvaient plus en satisfaire les besoins ; il fallait une littérature populaire, un journal populaire, une littérature pour les paysans, pour les nationalités de langues différentes...

La vie posait des centaines de questions nouvelles, dont la solution était impossible dans le cadre de l'anceinne organisation clandestine. On ne pouvait les résoudre qu'à l'aide d'un journal quotidien paraissant en Russie et d'une large édition légale. Toutefois, la liberté de la presse n'était pas encore conquise. On décida d'éditer en Russie un journal clandestin, d'y former un groupe de littérateurs qui s'occuperaient de la littérature populaire. Mais ce n'étaient là, évidemment, que des palliatifs.

On parla beaucoup également au congrès de la lutte révolutionnaire en cours. On adopta des résolutions sur les événements de Pologne et du Caucase. « Le mouvement prend une ampleur toujours plus grande, dit un délégué de l'Oural, il est temps de ne plus considérer l'Oural comme une région arriérée, endormie, incapable de se secouer. La grève politique à Lysva, les nombreuses grèves dans différentes usines, les signes divers de l'état d'esprit révolutionnaire, y compris la terreur agraire et usinière sous les formes les plus variées, tout indique que l'Oural est à la veille d'un grand mouvement révolutionnaire, qui revêtira très probablement la forme d'une insurrection armée. C'est dans l'Oural que, pour la première fois, les ouvriers ont lancé des bombes et sorti les canons (à l'usine Votkinsky). Camarades, n'oubliez pas l'Oural ! »

Il va sans dire que Vladimir Ilitch s'entretint longuement avec le déléguée de l'Oural.

Dans l'ensemble, le 3e congrès fixa rationnellement les direction de la lutte. Les menchéviks résolurent les mêmes questions d'une tout autre manière. Dans sa brochure les Deux Tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Vladimir Ilitch a mis en lumière la différence de principe existant entre les résolutions du 3e congrès et celles de la conférence menchévik.

De retour à Genève, je dus faire partie de la commission de rédaction des procès-verbaux du congrès avec Kamsky et Orlovsky. Kamsky repartit pour la Russie, Orlovsky était terriblement occupé. On entreprit la vérification des procès-verbaux à Genève, où un grand nombre de délégués s'étaient rendus après le congrès. A cette époque, il n'y avait ni sténographes, ni secrétaires spéciaux, et les procès-verbaux des séances étaient rédigés à tour de rôle par deux membres du congrès qui me les remettaient ensuite. Les membres du congrès n'étaient pas toujours de bons rédacteurs. Il va sans dire qu'il n'avait pas été possible de relire les procès-verbaux pendant le congrès. A Genève, à la popote des Lépiochinsky, on se mit à les contrôler avec le concours des délégués. Bien entendu, chaque délégué trouvait que sa pensée avait été mal rendue et voulait y apporter des modifications. C'était là chose interdite, et il n'était possible de faire des restrictions que lorsque les autres délégués en reconnaissaient le bien-fondé. La tâche était ardue et, naturellement, donna lieu à des incidents. Skrypnik (Stchensky) demanda à emporter chez lui les procès-verbaux et, comme on lui faisait observer qu'il faudrait, en ce cas, accorder la même faveur à tous les délégués, ce qui mettrait les documents dans un fâcheux état, il s'emporta et envoya à ce sujet au C.C. une protestation écrite en lettres d'imprimerie.

Une fois le gros du travail terminé, la rédaction des procès-verbaux demanda encore un temps assez long à Orlovsky.

En juillet arrivèrent les premiers procès-verbaux des séances du nouveau C.C. Ils annonçaient que les menchéviks de Russie n'étaient pas d'accord avec l'Iskra et avaient l'intention de la boycotter, que, tout en ayant examiné la question de l'appui au mouvement paysan, le C.C. n'avait encore rien entrepris, désirant se concentrer avec les agronomes.

Cette lettre nous parut laconique à l'excès.

La lettre suivante concernant le travail du C.C. le fut encore davantage.

Ilitch s'énervait de plus en plus. Après avoir respiré l'atmosphère russe au congrès, il lui semblait bien plus difficile de supporter l'éloignement de l'activité révolutionnaire.

Vers le milieu du mois d'août, Ilitch écrivit au C.C. en le conjurant de « cesser son mutisme » et de ne pas se borner à l'étude des questions entre soi. « Le C.C. doit avoir un vice de conformation », écrivait-il aux membres du C.C. russe.

Dans les lettres suivantes, il se montre furieux de ce que, malgré la décision prise, l'organe central ne reçoive pas d'information régulière.

Dans une lettre adressée en septembre à « Auguste », Vladimir Ilitch écrit : « Il serait utopique de s'attendre à une solidarité complète avec le C.C. ou ses agents. Nous ne sommes pourtant pas un cercle, mais un parti, cher ami ! » Répondant dans la même lettre à une objection indignée au sujet de la diffusion par notre groupe des tracts de Trotsky, Ilitch déclare : « ...On imprime des tracts de Trotsky... quel mal y a-t-il à cela si ces tracts sont supportables et rectifiés ? »

Dans une lettre en date du 13 octobre 1905 adressée à Goussiev, il indique la nécessité de mener de front la préparation à l'insurrection armée et la lutte syndicale, mais de mener cette lutte dans un esprit bolchévik en combattant, là aussi, les menchéviks.

* * *

On vit apparaître, à l'horizon genevois, les signes précurseurs de la liberté de la presse. Des éditeurs nous proposèrent à l'envi d'éditer légalement nos brochures clandestines publiées à l'étranger. L' « Albatros » d'Odessa, les éditions Malykh et autres, tous nous firent des offres de service.

Le C.C. nous recommanda de nous abstenir de la conclusion de tout contrat, vu qu'il se proposait d'installer une maison d'édition.

Dans le début d'octobre, il fut question du voyage d'Ilitch en Finlande pour une entrevue avec le C.C. Mais le cours des événements donna une autre tournure à cette entreprise et Vladimir Ilitch se prépara à se rendre en Russie. Je devais rester encore une quinzaine de jours à Genève afin de liquider les affaires. J'aidai Ilitch à mettre en ordre ses papiers et ses lettres, qui furent rangés dans des enveloppes qu'Ilitch annota lui-même de sa main. Tout cela fut emballé dans une valise et confié au camarade Karpinsky, me semble-t-il. Cette valise a été conservée et remise à l'Institut Lénine après la mort d'Ilitch. Elle contenait une quantité de documents et lettres qui jettent une vive lumière sur l'histoire du Parti.

En septembre, Ilitch écrivait au C.C. :

En ce qui concerne Plékhanov, je vous communique pour votre gouverne les bruits qui circulent ici. Il est visiblement irrité contre nous à cause de nos révélations devant le Bureau international. Il crie comme un putois dans le numéro 2 du Cahier du social-démocrate. On parle tantôt de la parution de son journal, tantôt de son retour à l'Iskra. Conclusion : il faut se méfier de lui plus que jamais.

Et, le 8 octobre, Vladimir Ilitch continue :

Je vous prie instamment d'abandonner entièrement à présent l'idée de Plékhanov et de désigner un délégué parmi les bolchéviks. Il serait bon de désigner Orlovsky.

Mais lorsqu'on apprit qu'il était possible d'installer un quotidien en Russie, Ilitch, déjà en instance de départ, écrivit à Plékhanov une lettre chaleureuse dans laquelle il l'invitait à collaborer au journal.

Notre révolution balaie elle-même avec une rapidité surprenante les divergences tactiques. Voici que se constitute un terrain sur lequel l'oubli du passé, l'entente pour une œuvre vivante seront singulièrement facilités...

Ilitch terminait en demandant une entrevue. Je ne me rappelle pas si elle eut lieu. Il est probable que non, car ce fait ne serait pas effacé de ma mémoire.

Plékhanov n'alla pas en Russie en 1905.

Le 26 octobre, Ilitch traitait par lettre les détails de son retour en Russie. « Par Dieu ! Nous avons une fameuse révolution en Russie », écrit-il. Et, répondant à la question du moment de l'insurrection : « J'aimerais bien différer l'insurrection jusqu'au printemps. Mais, après tout, on ne nous demande pas notre avis. »

  1. Les socialistes-révolutionnaires, communément appelés s.-r., furent à l'origine un parti révolutionnaire paysan, en même temps que le parti des organisations de combat, c'est-à-dire des terroristes. Après la révolution de février-mars 1917, ils perdirent beaucoup de leur crédit sur les masses paysannes du fait qu'ils réclamaient la suppression de la propriété privée de la terre avec indemnisation des propriétaires. Après la révolution prolétarienne d'Octobre, ils passèrent presque tous au camp de la contre-révolution.
  2. Paroles de Plékhanov après l'échec de l'insurrection de décembre 1905 à Moscou.
  3. Pour la préparation du thé.