1894-1899

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Dans le courant de l’automne de 1894, Vladimir Ilitch fit dans notre cercle la lecture de son ouvrage les Amis du peuple. Je me souviens de l’intérêt éveillé par ce livre, qui exposait le but de la lutte avec un relief étonnant. Tirés à la polycopie, les Amis du peuple passèrent de main en main sous le nom de Cahiers jaunes. Ils n’étaient pas signés. On les lisait dans un cercle assez étendu et ils exercèrent assurément une forte influence sur la jeunesse marxiste de l’époque. Lorsque je me trouvais à Poltava en 1896, P. Roumiantsev, qui était alors un social-démocrate actif, tout récemment sorti de prison, caractérisa les Amis du peuple comme la formule la meilleure la plus forte et la plus complète du point de vue de la social-démocratie révolutionnaire.

Pendant l’hiver de 1894-1895, je fis plus ample connaissance avec Vladimir Ilitch. Il s’occupait des cercles ouvriers au delà de la Porte Nevsky ; quant à moi, depuis quatre ans je donnais des leçons dans le même quartier à l’école de Smolensky, dont les cours avaient lieu tous les dimanches soir, de sorte que je connaissais assez bien la vie de l’endroit. Un grand nombre d’ouvriers faisant partie des cercles dont s’occupait Vladimir Ilitch fréquentaient l’école du dimanche où j’enseignais : Babouchkine, Borovkov, Gribakine, Arsène et Philippe Bodrov, Joukov, etc. A cette époque, l’école du dimanche soir était un excellent moyen de prendre contact avec la vie quotidienne, les conditions de travail, l’état d’esprit de la masse ouvrière. L’école Smolensky recevait 600 personnes, sans compter les cours techniques du soir et ses annexes, les écoles de femmes et d’Oboukhovo.

Il faut dire que les ouvriers témoignaient une confiance illimitée à leurs « institutrices » : le morose gardin des chantiers de bois Gromov venait annoncer d’un air radieux à son institutrice la naissance de son fils ; heureux de savoir lire et écrire, un ouvrier poitrinaire du textile la remerciait en lui souhaitant un bon mari ; un sectaire ayant cherché Dieu toute sa vie écrivait avec satisfaction qu’il venait d’apprendre par Roudakov (un autre élève de l’école) qu’il n’y a pas de Dieu et qu’il se sentait soulagé d’un grand poids, car il n’y a rien de pire que d’être esclave de Dieu, il vaut mieux être esclave de l’homme, contre lequel il est au moins possible de lutter ; un ouvrier de la manufacture de tabac, qui s’enivrait tous les dimanches jusqu’à en perdre la raison et qui empestait tellement le tabac qu’il suffisait de se pencher sur son cahier pour en avoir le cœur soulevé, griffonnait, en oubliant les voyelles, qu’on avait trouvé dans la rue une fillette de trois ans, qu’on l’avait recueillie à la cantine ouvrière et qu’il faudrait la remettre à la police, mais que cela leur faisait de la peine ; un soldat retraité, sautillant sur son unique jambe, venait nous apprendre que Mikhaïla, un élève de l’année précédente, s’était tué de travail, qu’il était mort en parlant de nous et l’avait chargé de venir nous saluer de sa part et nous souhaiter longue vie ; un ouvrier fileur, auparavant dévoué corps et âme au tsar et aux popes, nous recommandait de « nous méfier de Gorokhovaïa[1] »; un ouvrier âgé expliquait qu’il ne pouvait d’aucune façon donner sa démission de marguillier « parce que les popes trompent salement le peuple et qu’il faut les faire voir tels qu’ils sont, mais qu’il n’était nullement partisan de l’Eglise et qu’il comprenait parfaitement les phases du développement, etc., etc.

Les ouvriers appartenant à l’organisation fréquentaient l’école afin d’observer le peuple et de voir ceux qu’ils pouvaient attirer dans les cercles, dans l’organisation. Ils faisaient des distinctions entre les institutrices et savaient discerner le degré de préparation de chacune d’elles. S’ils estimaient qu’une institutrice était « des leurs », ils se faisaient reconnaître par une phrase quelconque, en disant par exemple au sujet de l’industrie artisane : « L’artisan ne peut soutenir la concurrence avec la grande production », ou bien en posant une question : « Quelle différence y a-t-il entre l’ouvrier pétersbourgeois et le moujik d’Arkhangel ? » Après cela, ils avaient une façon particulière de regarder l’institutrice et de la saluer, qui voulait dire : « Elle est des nôtres, celle-là ».

S’il se passait quelque chose à l’usine, ils nous le rapportaient aussitôt, sachant bien que nous en avertirions l’organisation. On eût dit qu’un accord tacite existait entre nous.

En somme, on pouvait parler de tout à l’école en dépit de la présence d’un ou deux mouchards dans presque toutes les classes ; du moment que l’on ne prononçait pas les terribles mots « tsar », « grève », etc., on pouvait aborder les questions les plus essentielles. Mais, officiellement, il était interdit de parler de quoi que ce fût : un groupe dit de récapitulation fut licencié un jour parce qu’un inspecteur, survenu brusquement, avait découvert qu’on y enseignait les fractions décimales, alors que le programme ne comportait que les quatre règles.

Je demeurais à cette époque dans le quartier de Staro-Nevsky, dans une maison donnant sur une cour de passage, et Vladimir Ilitch, en rentrant le dimanche de ses séances au cercle, venait ordinairement me voir et nous nous lancions dans des causeries interminables. J’étais possédée en ce temps-là de l’amour de l’école, et j’aurais pu me passer de manger plutôt que de me taire sur mes cours, mes élèves, les usines Sémiannikov, Thornton, Maxwell et autres de notre quartier.

Vladimir Ilitch s’intéressait à chaque détail de la vie ouvrière ; à l’aide de ces menus traits, il s’efforçait d’embrasser la vie de l’ouvrier dans son ensemble, de trouver le joint par où la propagande révolutionnaire pourrait le mieux pénétrer jusqu’à lui. La plupart des intellectuels de l’époque connaissaient mal les ouvriers. Ils se contentaient de venir faire dans les cercles des sortes de conférences. Pendant longtemps on y étudia une traduction manuscrite de La Famille, la Propriété et l’Etat d’Engels.

Vladimir Ilitch lisait le Capital de Marx avec les ouvriers, il leur en faisait des commentaires et passait la seconde partie de sa conférence à questionner ses auditeurs sur leur labeur, leurs conditions de travail ; il leur montrait la liaison existant entre leur vie et toute la structure de la société et leur indiquait le moyen de transformer l’ordre existant. Ce qui distinguait le travail de Vladimir Ilitch dans les cercles, c’est qu’il savait unir la théorie et la pratique. Peu à peu les autres membres de notre groupe adoptèrent également cette méthode. L’année suivante, lorsque parut la brochure de Vilna De l’agitation, la préparation de l’agitation au moyen de tracts était entièrement achevée et il ne restait plus qu’à se mettre au travail. La méthode de l’agitation sur la base des besoins quotidiens de l’ouvrier s’enracina profondément parmi nous. Je n’en appréciai parfaitement les résultats féconds que bien plus tard, lorsque j’eus émigré en France et que, au moment de la grande grève des postiers à Paris, je pus constater que le Parti socialiste français se tenait entièrement à l’écart et n’intervenait d’aucune façon, estimant que cela regardait les syndicats et que le Parti ne devait s’occuper que de la lutte politique. Il ne se rendait nullement compte de la nécessité de la liaison de la lutte économique et politique.

Voyant l’effet obtenu par l’agitation au moyen des tracts, un certain nombre de camarades qui travaillaient alors à Piter oublièrent, dans leur engouement pour cette forme d’action, qu’elle n’était qu’une partie du travail parmi les masses, et ils s’engagèrent dans la voie du fameux « économisme[2] ».

Vladimir Ilitch ne perdit jamais de vue les autres formes de travail. En 1895, il écrivit sa brochure : Explication de la loi sur les amendes infligées aux ouvriers des usines, dans laquelle il enseignait de la façon la plus brillante comment il fallait se rapprocher de l’ouvrier moyen de l’époque et, prenant ses besoins comme point de départ, l’amener progressivement à la question de la nécessité de la lutte politique. Nombre d’intellectuels trouvèrent cette brochure ennuyeuse et prolixe, mais les ouvriers la lurent avec avidité, car elle leur était accessible et familière (elle avait été tirée dans une imprimerie de la Narodnaïa Volia et répandue parmi les ouvriers). A cette époque, Vladimir Ilitch étudiait minutieusement les lois concernant les fabriques, estimant que leur interprétation facilitait singulièrement la démonstration aux ouvriers de la connexion existant entre leur situation et l’organisation de l’Etat. On retrouve les traces de cette étude dans une série de brochures écrites à cette époque pour les ouvriers, dans la Nouvelle loi usinière, dans les articles, « Des grèves », « Des tribunaux industriels », etc.

Mais on ne fréquentait pas impunément les cercles ouvriers : nous fûmes bientôt filés d’une façon suivie. De tout notre groupe, Vladimir était le plus ferré dans l’art de la conspiration : il connaissait toutes les cours à double issue, excellait à dépister les espions, nous apprenait à écrire dans les livres au moyen de l’encre sympathique, de points, de signes conventionnels, imaginait toute sorte de noms de guerre. Tout décelait en lui l’excellente école de la Narodnaïa Volia. Aussi avait-il en haute estime un vieux membre de ce marti, Mikhaïlov, qui, pour sa maîtrise dans l’art de la conspiration, avait été surnommé le « portier ». La filature devenait de plus en plus serrée et Vladimir Ilitch insistait pour faire désigner un « successeur » qui ne fût pas filé et que l’on pût charger des liaisons. Comme j’étais la moins suspecte, on résolut de me confier cette tâche. Le jour de Pâques, nous partîmes au nombre de cinq ou six pour Tsarskoïé-Sélo pour « célébrer la fête » chez un des membres de notre groupe, Silvine, qui y était logé au pair. On voyagea chacun de son côté comme des inconnus. Nous passâmes presque toute la journée à discuter des liaisons qu’il importait de maintenir. Vladimir Ilitch nous initia au chiffrage, et nous chiffrâmes sous sa direction presque la moitié d’un livre. Hélas ! Quand je voulus, plus tard, déchiffrer ce premier essai collectif, il me fut impossible d’y arriver. Je me consolai à la pensée que ce travail avait alors beaucoup perdu de son utilité, la plus grande partie des « liaisons » étant déjà détruites.

Vladimir Ilitch rassemblait soigneusement ces « liaisons », dénichant partout des personnes capables, d’une manière ou de l’autre, d’être employées au travail révolutionnaire. Je me souviens de la conférence qui eut lieu un jour, sur son initiative, entre les représentants de notre groupe (Vladimir Ilitch et, me semble-t-il, Krjijanovsky) et un groupe d’institutrices de notre école dominicale. Presque toutes adhérèrent par la suite au Parti social-démocrate.

Parmi elles se trouvait Lydie Mikhaïlovna Knipovitch, anciennement membre de la Narodnaïa Volia, et qui passa quelque temps après aux social-démocrates. Les vieux militants du Parti se souviennent d’elles. Animée d’un esprit révolutionnaire exceptionnel, sévère pour elle-même et pour les autres, ayant une connaissance parfaite des gens, excellente camarade entourant d’affection et de soins ses compagnons de travail, Lydie apprécia immédiatement le révolutionnaire en Vladimir Ilitch. Elle se chargea des rapports avec la typographie de la Narodnaïa Volia : elle traitait avec celle-ci, transmettait les manuscrits, recevait les brochures imprimées, en transportait de pleins paniers chez ses amis, en organisait la diffusion parmi les ouvriers. Lorsqu’elle fut arrêtée sur la dénonciation d’un traître — un des compositeurs de la typographie — on confisqua chez plusieurs personnes que Lydie fréquentait, douze paniers remplis de brochures clandestines.

La Narodnaïa Volia imprimait alors de grandes quantités de brochures pour les ouvriers : La Journée ouvrière, De quoi vivent les uns et les autres, la brochure de Vladimir Ilitch Des amendes, le Tsar-Famine, etc.

Chapovalov et Katanskaïa, membres de la Narodnaïa Volia qui travaillaient à l’imprimerie de Lakhta, sont maintenant dans les rangs du Parti communiste.

Lydie Mikhaïlovna n’est plus de ce monde. Elle est morte en 1920 au moment où la Crimée, qu’elle habitait les dernières années de sa vie, était occupée par les gardes blancs. Sur son lit de mort, tout son être s’élançait vers les siens, vers les communistes, et elle mourut en prononçant le nom de ce parti qui lui était si cher.

Du côté des institutrices il y avait encore, je crois, P. Koudéli, A. Meschériakova (toutes deux sont maintenant membres du Parti) et quelques autres.

Alexandra Mikhaïlovna Kalmykova, une excellente conférencière (je me souviens de ses conférences aux ouvriers sur le budget de l’Etat), qui possédait alors une librairie sur la perspective[3] Litéïny, enseignait aussi dans les écoles au delà de la porte Nevsky. Vladimir Ilitch se lia également avec elle à cette époque. Strouvé étaitson élève ; Potressov, camarade de collège de ce dernier, fréquentait aussi chez elle. Plus tard, Alexandra Mikhaïlovna alimenta de ses deniers l’ancienne Iskra jusqu’au IIe congrès. Elle ne suivit pas Strouvé lorsqu’il passa aux libéraux et se voua entièrement à l’organisation de l’Iskra. Son nom de guerre était « la Tante ». Elle avait une grande sympathie pour Vladimir Ilitch. Elle est morte à présent, après être restée alitée pendant deux ans au sanatorium de Diétskoïé-Sélo[4]. Les petits pensionnaires des maisons d’enfants voisines venaient parfois la voir. Elle leur parlait d’Ilitch. Elle m’écrivit au printemps de 1924 pour me conseiller d’éditer en brochure spéciales les articles débordant d’ardeur enflammée écrits par Vladimir Ilitch en 1917, ses appels frémissants qui, à cette époque, impressionnaient tellement les masses. En 1922, Vladimir Ilitch lui adressa quelques lignes empreintes de cette cordialité dont il avait seul le secret. Alexandra Mikhaïlovna était étroitement liée au groupe Libération du Travail[5]. A un certain moment (en 1899, je crois), à l’époque du voyage en Russie de Véra Zassoulitch, Alexandra Mikhaïlovna l’avait installée clandestinement et la voyait souvent.

Sous l’influence du mouvement ouvrier naissant, des articles et des livres du groupe Libération du Travail, sous celle des social-démocrates pétersbourgeois, Potressov évolua vers la gauche ; il en fut de même, mais pour un temps seulement, de Strouvé. Après quelques réunions préliminaires, on trouva enfin un terrain d’entente pour le travail en commun. On décida d’éditer ensemble un recueil intitulé Documentation pour la caractéristique de notre développement économique. Les membres de la rédaction étaient, pour notre groupe, Vladimir Ilitch, Starkov et Stépane Ivanovitch Radtchenko, et, pour l’autre partie, Strouvé, Potressov et Klasson. On connaît le sort de ce recueil, qui fut brûlé par la censure tsariste. Dans le courant du printemps de 1895, avant son départ pour l’étranger, Vladimir Ilitch se rendait assidument dans la rue Oziorny, où Potressov habitait alors, pour achever ce travail le plus rapidement possible.

Vladimir Ilitch passa l’été de 1895 à l’étranger, moitié à Berlin, où il fréquentait les réunions ouvrières, moitié en Suisse où il vit pour la première fois Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch. Il revint bourré d’impressions, ramenant avec lui une valise à double fond dans laquelle on avait dissimulé de la littérature illégale.

Une filature forcenée s’organisa aussitôt autour de Vladimir Ilitch et de la valise. J’avais une cousine employée au Bureau des adresses. Quelques jours après le retour de Vladimir Ilitch, elle me raconta qu’une nuit, où elle était de service, un policier était venu consulter les adresses et s’était vanté d’être tombé sur la piste d’Oulianov, criminel d’Etat fameux, dont le frère avait été pendu, qui venait d’arriver de l’étranger et qui, maintenant, ne leur échapperait plus. Sachant que je connaissais Vladimir Ilitch, ma cousine s’empressa de me faire part de ce fait. Bien entendu, je prévins immédiatement l’intéressé. Il fallut redoubler de prudence. Cependant l’action se développait et ne souffrait pas de retard.

On procéda à la division du travail par rayons. On commença par la rédaction et la diffusion des tracts. Je me souviens que Vladimir Ilitch rédigea le premier tract destiné aux ouvriers de l’usine Sémiannikov. Nous n’avions alors aucune idée de la technique. Le tract fut recopié à la main en caractères d’imprimerie et fut distribué par Babouchkine. Deux des quatre exemplaires établis furent saisis par des gardiens, les deux autres passèrent de main en main. On distribua également des tracts dans les autres rayons, un pour les ouvrières de la manufacture de tabac Laferme. Pour les distribuer, A Iakoubova et Z. Nievzorova (Krjijanovskaïa) eurent recours au procédé suivant. Après avoir roulé les tracts en petits tubes faciles à prendre un par un, elles les dissimulèrent dans leur tablier et, dès que retentit la sirène, elles s’élancèrent au-devant de la foule compacte sortant des portes de l’usine et, tout en courant, glissèrent leurs rouleaux dans les mains des ouvrières ahuries. Le tract eut du succès. Tracts et brochures secouaient les ouvriers.

On décida encore d’éditer — vu qu’on avait une imprimerie clandestine à sa disposition — une revue populaire intitulée Rabotchéié Diélo (la Cause ouvrière). Vladimir Ilitch en prépara soigneusement la documentation. Chaque ligne passait par ses mains. Je me souviens d’une réunion qui eut lieu chez moi, pendant laquelle Zaporojetz s’étendit avec une animation extraordinaire sur la documentation qu’il avait réussi à recueillir sur une fabrique de chaussures au délà de la Porte Moskovsky. « On vous y colle des amendes à tout propos, disait-il, un talon mis de travers, et voilà une amende. » Vladimir Ilitch se mit à rire : « Ah ! bien, mais il me semble que, dans ce cas-là, on n’a pas tout à fait tort. »

Vladimir Ilitch apportait le plus grand soin à la collection et au contrôle de sa documentation. Je me rappelle, par exemple, comment fut recueillie la documentation sur l’usine Thornton. Je fus chargée de faire venir chez moi un de mes élèves, Krolikov, trieur à cette usine, déjà frappé auparavant d’une interdiction de séjour, et d’obtenir de lui tous les renseignements nécessaires suivant un plan tracé d’avance par Vladimir Ilitch. Krolikov arriva revêtu d’une pelisse élégante qu’il avait empruntée et m’apporta tout un cahier de notes qu’il compléta verbalement. Ces notes étaient fort précieuses et Vladimir Ilitch se mit à les lire avec avidité. Ensuite, Apolline Alexandrovna Iakoubova et moi vêtues comme des ouvrières et la tête dûment couverte d’un fichu noué sous le menton, nous nous rendîmes dans les dortoirs de l’usine Thornton, dont nous visitâmes la partie réservée aux célibataires et celle attribuée aux ménages. C’était un milieu épouvantable.

C’était seulement après s’être documenté de la sorte que Vladimir Ilitch rédigeait ses correspondances et ses tracts. Que l’on prenne celui qui fut adressé aux ouvriers et ouvrières de l’usine Thornton, quelle connaissance détaillée de la cause ne révèle-t-il pas ! Et quel enseignement cela constituait pour tous les militants d’alors ! C’est bien à cette école que l’on formait « l’attention aux petits détails ». Et comme ces détails se gravaient dans nos esprits !

Notre Rabotchéié Diélo ne vit pas le jour. Le 8 décembre, on se réunit chez moi pour la dernière révision du numéro prêt pour l’impression, établi en deux exemplaires. Vaniéev emporta l’un des exemplaires pour y faire les dernières retouches, je gardai l’autre. Le lendemain matin, je me rendis chez Vaniéev pour prendre l’exemplaire corrigé, mais la servante me dit qu’il avait déménagé la veille. Je m’étais entendue auparavant avec Vladimir Ilitch pour aller aux renseignements, en cas d’alerte, auprès d’un de ses amis, Tchébotarev, employé comme moi à l’administration centrale des chemins de fer. Vladimir Ilitch prenait ses repas chez lui. Tchébotarev ne vint pas au bureau ce jour-là. J’allai le trouver chez lui. Vladimir Ilitch n’était pas venu dîner : il était évidemment arrêté. Nous apprîmes dans la soirée qu’on avait appréhendé un grand nombre de membres de notre groupe. Je confiai l’exemplaire restant du Rabotchéié Diélo à ma camarade de lycée, Nina Alexandrovna Herd, qui fut plus tard la femme de Strouvé. Pour éviter de nouvelles arrestations, on décida de ne pas faire paraître la revue pour l’instant.

Cette période de l’activité de Vladimir Ilitch fut une période de travail extrêmement important, mais, en somme, de travail, caché, imperceptible, sans effet apparent, comme il l’a lui-même caractérisé. Il ne s’agissait pas alors d’accomplir des actions d’éclat, mais d’organiser un contact étroit avec la masse, d’apprendre à se faire l’interprète de ses meilleures aspirations, à se mettre à sa portée et à l’entraîner avec soi. Et c’est précisément cette période passée à Saint-Pétersbourg qui fit de Vladimir Ilitch le chef de la masse ouvrière.

Lorsque je me rendis pour la première fois à mon école après l’arrestation des camarades, Babouchkine m’attira dans un coin sous l’escalier et me remit un tract d’un caractère purement politique écrit par les ouvriers au sujet de ce coup de force. Il me pria de transmettre le tract au service technique pour le faire diffuser ensuite. Jusqu’alors il n’avait jamais été question entre nous de mes attaches à l’organisation. Je remis le tract à notre groupe. Je me souviens de cette réunion, qui se tint chez St. Radtchenko et à laquelle assistèrent tous les membres restants. Après en avoir pris connaissance, Liakhovsky s’écria : « Mais il est impossible de faire imprimer ce tract, il concerne un sujet purement politique ! » Cependant, comme il avait été rédigé incontestablement par des ouvriers, sur leur initiative propre, et qu’ils insistaient pour le faire imprimer, on décida de l’envoyer à l’imprimerie. Ce qui fut fait.

On put rapidement se mettre en rapports avec Vladimir Ilitch. A cette époque, on pouvait faire remettre aux accusés détenus préventivement autant de livres qu’ils en désiraient. Ces livres étaient soumis à une visite assez superficielle, insuffisante pour faire remarquer les points imperceptibles mis au milieu des lettres ou la légère altération de la couleur du papier dans un volume où l’on avait écrit avec du lait. Nous nous perfectionnâmes rapidement dans l’art de la correspondance clandestine.

La sollicitude de Vladimir Ilitch pour les camarades emprisonnés était extraordinaire. Chacune des lettres qu’il adressait à l’extérieur contenait toute une série de recommandations concernant les détenus : un tel ne recevait pas de visites, il fallait lui trouve une « fiancée » ; on devait charger l’un des parents de tel autre de lui dire de chercher une lettre à telle page de tel livre de la bibliothèque de la prison ; il fallait procurer des chaussures chaudes à un troisième, etc.

Il entretenait avec un grand nombre de camarades détenus une correspondance à laquelle ils attachaient beaucoup de pris. Ses lettres étaient pleines d’entrain et poussaient à l’action. En les lisant, on oubliait la captivité et l’on se mettait aussi à travailler.

Je me souviens de l’impression que ces lettres produisirent sur moi (en août 1896, je fus incarcérée à mon tour).

Les lettres écrites avec du lait arrivaient de l’extérieur le samedi, jour où l’on était autorisé à recevoir des livres.

Un coup d’œil jeté sur les signes conventionnels de l’un des volumes m’apprenait qu’il contenait une lettre. A six heures, avait lieu la distribution de l’eau bouillante pour le thé, puis la surveillante menait les détenues de droit commun à l’église. A ce moment, je découpais la lettre en bandelettes, j’infusais le thé et, aussi tôt après le départ de la surveillante, je plongeais les bandelettes une à une dans le thé, les caractères apparaissaient (il n’était guère possible en prison de développer les lettres à la bougie et Vladimir Ilitch avait imaginé le procédé de l’eau chaude), et je me sentais soulevée par l’entrain communicatif dont ces lettres étaient imprégnées.

Libre, Vladimir Ilitch se trouvait au centre de l’action ; en prison, il concentrait de même tous les rapports avec l’extérieur.

En outre, il travaillait beaucoup en prison. C’est là qu’il prépara le Développement du capitalisme. Dans les lettres autorisées, il réclamait la documentation nécessaire, des recueils de statistique. « Quel dommage, disait-il en plaisantant, on m’a libéré trop tôt, on aurait dû me laisser encore un peu achever mon ouvrage, j’aurai de la peine à me procurer des livres en Sibérie. » Pendant sa détention, il n’écrivit pas seulement le Développement du capitalisme, mais encore des tracts, des brochures illégales, un projet de programme pour le 1er congrès du Parti (qui n’eut lieu qu’en 1898, mais aurait dû être tenu bien avant), il se prononçait également sur toutes les questions discutées dans l’organisation.

Pour ne pas être surpris pendant qu’il écrivait avec du lait, Vladimir Ilitch confectionnait de petits encriers avec de la mie de pain, qu’il avalait vivement dès que le guichet s’ouvrait. « Aujourd’hui j’ai mangé six encriers », ajoutait-il en post-scriptum dans une lettre.

Mais en dépit de l’empire qu’il avait sur lui-même et de la discipline qu’il s’était imposée, le séjour de la prison avait apparemment fini par entamer son moral. Dans une de ses lettres, il développa le plan suivant. Quand les détenus étaient menés à la promenade réglementaire, ils pouvaient apercevoir un instant, de l’une des fenêtres du couloir, un bout du trottoir de la rue Chpalernaïa. Il avait donc imaginé de nous prier, Apolline Alexandrovna Iakoubova et moi, de nous tenir à une certaine heure à cet endroit du trottoir afin qu’il pût nous voir. Apolline se trouva empêchée de venir ; quant à moi, je me rendis plusieurs jours de suite à l’endroit désigné et y stationnai longuement. Mais le plan rata, je ne me souviens plus pour quelle raison.

Pendant la détention de Vladimir Ilitch, l’action continuait à s’étendre, le mouvement ouvrier se développait avec une rapidité incroyable. Après l’arrestation de Martov, Liakhovsky et autres, les forces du groupe diminuèrent encore. De nouveaux camarades venaient, il est vrai, en grossir les rangs, mais leur idéologie était bien plus faible, et on n’avait plus le temps de s’instruire, le mouvement réclamait toutes les forces disponibles, on devait se donner tout entier à l’agitation. Quant à la propagande, il ne fallait plus y songer. L’agitation au moyen de tracts jouissait d’un grand succès. Il nous arrivait fréquemment de rédiger les tracts à la hâte, sans une étude suffisante des conditions concrètes. La grève des tisserands en 1896 eut lieu sous l’influence des social-démocrates et tourna la tête à bien des gens. Le terrain était propice à l’éclosion de l’économisme. Je me souviens qu’un jour (je crois que c’était dans le début du mois d’août), au cours d’une réunion dans la forêt de Pavlovsk, Silvine lisait à haute le projet d’un tract. Il arriva à une phrase limitant carrément le mouvement ouvrier à la seule lutte économique. Silvine s’arrêta net. « Non, elle est trop forte, celle-là, comment ai-je pu me fourvoyer à ce point ! » dit-il en riant. La phrase fut supprimée. Pendant l’été de 1896, l’imprimerie de Lakhta fut fermée par la police ; il ne fut pas possible d’imprimer nos brochures et l’on dut laisser de côté pendant longtemps l’idée de la revue.

Au cours de la grève de 1896, notre groupe s’augmenta de celui de Takhtarev, connu sous le nom de guerre de « singes », et du groupe de Tchernychov, surnommé « les coqs[6] ». Mais, tant que les « décembristes[7] » demeurèrent en prison et entretinrent la liaison avec l’extérieur, le travail suivit son cours habituel. Quand Vladimir Ilitch sortit de prison, j’étais encore internée. Malgré le tourbillon étourdissant qui happe un homme après sa libération, malgré les réunions continuelles, il trouva le moyen de m’écrire un mot sur ce qui se passait. Ma mère me disait qu’il avait une mine excellente et qu’il était très gai.

Je fus relâchée peu de temps après l’affaire de Viétrova, (détenue politique qui s’était brûlée vive dans la forteresse où elle était internée). Les gendarmes relâchèrent à ce moment un grand nombre de femmes détenues préventivement et les laissèrent à Piter jusqu’à leu jugement en mettant à leurs trousses des espions chargés de les suivre partout. Je trouvai l’organisation dans un état lamentable. Il ne restait plus des anciens militants que Stépane Radtchenko et sa femme. Il ne pouvait déjà plus contribuer pour sa part au travail clandestin, mais il en était toujours le centre et maintenait la liaison, entre autres avec Strouvé. Celui-ci épousa bientôt N. Herd, du Parti social-démocrate ; lui-même, à cette époque, était social-démocratisant. Il était absolument incapable de travailler dans une organisation, et d’autant plus dans une organisation clandestine, mais il était évidemment flatté qu’on eût recours à ses lumières. Il rédigea même un manifeste pour le premier congrès du Parti ouvrier social-démocrate. Dans le courant de l’hiver 1897-1898, j’allai souvent trouver Strouvé de la part de Vladimir Ilitch — c’était à l’époque où Strouvé éditait le Novoïé Slovo — j’étais d’ailleurs très liée avec sa femme. Je l’observais attentivement. C’était alors un social-démocrate sincère, mais j’étais déroutée par son esprit livresque et le peu d’intérêt qu’il portait à « l’arbre vivant de la vie », intérêt si vif chez Vladimir Ilitch. Strouvé me procura une traduction et se chargea de la rédiger. C’était de toute évidence, un travail qui lui pesait et le fatiguait promptement (alors que Vladimir Ilitch passait avec moi des heures entières à une occupation analogue, travaillant d’ailleurs d’une manière toute différente, se donnant entièrement à ce qu’il faisait, même lorsqu’il s’agissait d’une traduction). Pour se reposer, Strouvé se mettait à lire Fet[8]. Quelqu’un a dit quelque part dans ses mémoires que Vladimir Ilitch aimait Fet. C’est inexact. Fet est un partisan absolu du servage et rien dans ses œuvres ne retient la sympathie ; quant à Strouvé, il avait en effet un goût prononcé pour cet auteur. A cette époque, Strouvé entretenait incontestablement les meilleures relations avec Vladimir Ilitch.

Je connaissais également Tougan-Baranovsky. J’avais fait mes classes avec sa femme, Lydie Karlovna Davydova (fille de l’éditeur du Bojli Mir (le Monde divin)) et je fréquentais chez eux à un moment donné. Lydie Karlovna était une excellente femme, très intelligente, mais sans volonté. Elle était plus intelligente que son mari, dont la conversation faisait toujours sentir l’homme d’un autre bord. Je lui présentai un jour une feuille de souscription en faveur d’une grève (celle de Kostroma, me semble-t-il). Je reçus une certaine somme, mais dus entendre une dissertation se ramenant à peu près à ceci : « Je ne vois pas pourquoi il faut soutenir les grèves qui sont d’une efficacité insuffisante en tant que moyen de lutte des ouvriers contre les patrons ». Je pris l’argent et me sauvait au plus vite.

J’écrivais à Vladimir Ilitch au sujet de tout ce que je pouvais voir et entendre. Néanmoins, je n’avais pas grand’chose à dire sur le travail de l’organisation. A l’époque du congrès, nous n’étions plus que quatre : Stéphane Radtchenko, sa femme, Lioubov Nikolaevna, Sammer et moi. Nous déléguâmes Radtchenko. Mais, au retour du congrès, il ne nous communiqua que fort peu de détails sur ce qui s’y était passé.

Je fus condamnée à trois ans de déportation dans le gouvernement d’Oufa, mais je demandai à être envoyée dans le village de Chouchenskoïé, district de Minoussinsk, où Vladimir Ilitch se trouvait déporté. A cet effet, je me fis passer pour sa « fiancée ».

  1. Siège de la Sûreté.
  2. Courant opportuniste de la social-démocratie russe qui voulait réduire le mouvement à la lutte pour les revendications purement économiques.
  3. Perspective : rue de premier ordre, large, droite.
  4. Anciennement Tsarskoïé-Sélo.
  5. Organisation social-démocrate fondée en 1883 par Plékhanov, Axelrod, Véra Zassoulitch, Léo Deutch et Ignatov et qui joua un grand rôle dans l'histoire de la social-démocratie russe.
  6. Le 12 août eurent lieu de nouvelles arrestations : presque tous les « vieux » et les meilleurs éléments parmi les « coqs » furent appréhendés
  7. Nom donné par plaisanterie au groupe de camarades arrêtés en décembre 1895.
  8. Poète lyrique (1820-1892).