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Special pages :
Le drame du prolétariat français
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1922 |
Syndicaliste de La Vie Ouvrière, Marcel Martinet qui avait connu Trotsky à Paris durant la guerre, avait rejoint le Parti communiste à sa fondation. Il devait le quitter quelques années plus tard.
Source : annexe à l'édition de 1964 de Littérature et Révolution (les Lettres Nouvelles, éditeur)
Le poète français Marcel Martinet a écrit un drame qui peut être nommé, au sens plein de l'expression, le drame de la classe ouvrière française. Ce fait seul lui assure le droit à l'attention.
Martinet est un communiste formé à l'école du groupe syndicaliste de la " Vie Ouvrière ", c'est-à-dire à bonne école. Comme artiste, Martinet est passé par l'école non moins bonne de Romain Rolland. Par conséquent, on ne saurait attendre ou redouter de sa part des œuvres de pure propagande ou, comme aiment à dire les esthètes, de " vulgaire propagande ", dans lesquelles la politique adopterait par simple accident le cadre dramatique ou la forme du vers.
Marcel Martinet est profondément psychologue. Il fait passer tous les problèmes de notre grande époque, en les y réchauffant subjectivement, par sa conscient personnelle ou, plus exactement, c'est à travers son moi personnel, subjectif, individuel, qu'il trouve la voie vers le général et l'universel. C'est par là qu'il est artiste.
Mais si Martinet a été à l'école de Rolland, il a dépassé moralement cette école. C'est ce qui lui a permis de devenir communiste.
Pendant la guerre, Rolland, en se plaçant " au-dessus de la mêlée ", suscita un légitime respect pour son courage personnel. C'était l'époque où l'héroïsme grégaire couvrait de cadavres les montagnes et les plaines de l'Europe, tandis que le courage personnel, même à la dose la plus modeste, se rencontrait bien rarement, surtout parmi les " aristocrates de la pensée ".
Rolland refusait de hurler avec les loups de sa patrie ; il s'éleva " au-dessus de la mêlée ", ou plus exactement il s'en détourna il se retrancha en terrain neutre. Il continua, dans le grondement de la guerre, très assourdi, il est vrai, dans la Suisse neutre, à apprécier la science allemande et l'art allemand et à prêcher la collaboration des deux peuples.
Ce programme n'était certes pas d'une effrayante audace, mais pour le proclamer alors, en plein déchaînement de chauvinisme universel, il n'en fallait pas moins une certaine indépendance personnelle. Et cela séduisait.
Cependant, dès ce moment, s'apercevaient bien l'étroitesse de la philosophie de Rolland, et, si j'ose ainsi m'exprimer, l'égoïsme de son humanisme. Rolland, lui, s'était retranché en Suisse neutre, mais tous les autres ? Un peuple ne peut pas se placer au-dessus de la mêlée, puisqu'il est la chair à canon de cette mêlée. Le prolétariat français ne pouvait pas s'en aller en Suisse. Le drapeau de Rolland était destiné exclusivement à son usage personnel : c'était le drapeau d'un grand artiste, nourri des littératures française et allemande, ayant dépassé l'âge du service militaire, et muni des ressources nécessaires pour se transporter d'un pays dans un autre.[1]
L'étroitesse de l'humanisme rollandiste se manifesta pleinement plus tard, lorsque le problème de la guerre, de la paix, et de la collaboration intellectuelle devint le problème de la révolution. Ici encore, Rolland résolut de rester au-dessus de la mêlée. Il ne reconnaît ni dictature, ni violence, ni de droite, ni de gauche. Certes, les événements historiques ne dépendent pas d'une telle reconnaissance ; mais le poète n'en a pas moins le droit de porter sur eux un jugement moral ou esthétique, et au poète, à l'égocentriste humanitaire, cela suffit.
Mais les masses populaires ? Si elles supportent servilement la dictature du capital, Rolland condamnera poétiquement et esthétiquement la bourgeoisie ; si au contraire les travailleurs tentent de, renverser la violence des exploiteurs par le seul moyen à leur disposition, la violence révolutionnaire, ils se heurteront à la condamnation éthique et esthétique de Rolland.
Ainsi l'histoire humaine n'est en somme qu'une matière à interprétation artistique ou à jugement moral.
La prétention individualiste de Rolland appartient au passé.
Devant l'histoire humaine, Martinet est bien plus large, plus vivant, plus humain. Il ne se place pas au-dessus de la mêlée. L'affranchissement de la civilisation humaine, la guerre et la paix, la collaboration des nations ne sont pas pour lui matière à appréciations personnelles, mais objets d'action de masses. Ce qu'il met en drame dans sa dernière œuvre, la Nuit, c'est l'action révolutionnaire des masses opprimées.
Ce drame est-il réaliste ? Oui, il y a un fond réaliste, dans l'ensemble comme dans chaque personnage en particulier. Les personnages vivent, mais à travers leur vie individuelle, à chaque étape du drame, c'est la vie de leur classe, de leur pays, c'est la vie de l'humanité contemporaine qui transparaît. Au-dessus d'eux se condensent, invisibles, les forces sociales. De là, la valeur symbolique des images.
Le personnage central est la vieille Mariette, paysanne de 70 ans. Autour d'elle se groupent des paysans et des paysannes d'un village du Nord dévasté par l'artillerie. Par son sage courage et son intelligente bonté, Mariette règne sans limites sur son petit monde. C'est la mère française, la mère du peuple français ; elle a de profondes racines paysannes, mais elle a traversé les siècles de l'histoire nouvelle, la succession des révolutions, elle a connu beaucoup d'espoirs et de désillusions, beaucoup de deuils pour ses enfants dont le sang coule. Malgré tout, elle s'est raidie contre le désespoir et ne veut pas le connaître, même aujourd'hui pendant les années de grande boucherie. Son cœur reste une source indéfectible d'inlassable bonté.
Le fils aîné de Mariette est à la guerre. Avec elle est restée sa bru, la frêle, taciturne et héroïque Anne-Marie, que, dans les moments de tragique et tendre découverte des âmes, la vieille appelle sa " douce petite chatte couleur de cendre " ; auprès d'elles est leur petit-fils et fils, Louison, enfant de 12 ans, éveillé et trempé avant l'âge par la terrible tension de la guerre. Les habitants des environs se réunissent dans la maisonnette de Mariette, la seule restée debout : gens privés de leur toit, vieillards ayant perdu leurs fils, mères dont l'artillerie, celle d'ici ou celle d'en face, a tué les enfants. Tout autour, le froid, la neige, la dévastation, la guerre. Ces gens qui depuis près de quatre ans ne sont pas sortis des flammes et du fracas, las d'espérer, las de désespérer, se serrent contre leur mère commune, Mariette, qui, avec plus de sagesse et plus de bonté, éprouve ce qu'ils éprouvent.
Main qu'est-il arrivé ? L'artillerie s'est tue. Les gens sont comme assourdis par ce silence subit. Qu'y a-t-il ? A travers le froid et la tourmente, un bruit invraisemblable perce : Elle est finie. les soldats d'en face ont refusé de se battre. Ils ont dit " nous ne voulons plus ". Ils ont arrêté leurs chefs, et même, même – mais peut-on le croire ! – leur empereur. Il est entre leurs mains. Et les soldats d'ici, après pourparlers avec ceux d'en face, ont cessé le tir : à quoi bon ?
Voilà d'où venait le silence.
Des soldats arrivent sans cesse dans la chaumière, à demi-ivres de fatigue, d'espoir et d'alarme, et confirment qu' " Elle est finie ". C'est la fin ! Les soldats d'en face se sont emparés de leur empereur et veulent le livrer ici, " en garde ". N'est-ce pas là une belle idée ? Mais surtout : " Elle est finie. Fi-nie ! "
Voici le généralissime Bourbouze : vieux soldat, avec sa grossièreté native et en partie affectée, avec sa bonhomie affectée et peut-être en partie naturelle. Personnage nul et de mauvais augure dans sa nullité. Bourbouze s'installe provisoirement avec son état-major dans la maisonnette de Mariette. Ses habitants sont invités à abandonner leur toit. Où aller ? Tout autour, ce ne sont que champs bouleversés, débris, cadavres non ramassés, froid et neige. Mariette proteste. Elle est pourtant finie ! Bourbouze explique qu'il se prépare ici à achever la victoire, mais finalement il autorise la vieille et sa famille à rester dans le grenier.
Et voici l'empereur vaincu lui-même : les soldats d'en face l'ont amené ici.
Bourbouze souhaite la bienvenue au monarque, doublement battu, car il est tout couvert de bleus. Aussitôt arrivé dans l'état-major ennemi, l'empereur reprend courage : ici ce ne sont plus ses soldats ! Il explique à Bourbouze que son renversement, à lui, empereur, prive Bourbouze des fruits de la victoire. Avec qui le vainqueur mènera-t-il maintenant les pourparlers ? Qui signera le traité ? Pas la révolution ! Bourbouze est saisi d'alarme ; et du coup, entre lui et l'empereur, des liens de solidarité s'établissent. L'exemple de la révolte ne sera-t-il pas imité de ce côté-ci ? En tout cas, Sa Majesté, hum..., peut s'installer ici comme chez soi. La maison est mise à la disposition de Sa Majesté.
Mais déjà la contagion agit. Parmi les soldats de Bourbouze, la fermentation commence. Ils attendent quelque chose ; ils discutent avec animation et, comme par hasard, quelques centaines d'entre eux se réunissent sous le toit d'un café détruit. Il faut se rendre compte de ce qui s'est passé ; il faut des réponses, des idées, des mots d'ordre, des chefs. La foule nomme ceux qui ont le mieux mérité sa confiance dans les tranchées. C'est l'honnête, et qui n'est déjà plus jeune, paysan Goutaudier ; c'est Favrolles, le beau parleur aux grands gestes ; c'est le jeune Ledrux qui s'impose du premier coup comme un chef, avec son regard d'aigle, mais sans expérience.
Et alors se déroule le véritable drame de l'insurrection commençante de la classe opprimée, sans programme, sans drapeau, sans bonne organisation, sans chefs éprouvés à l'œuvre. Goutaudier est de toute son âme pour l'action solidaire des travailleurs, pour la cessation de la guerre, pour l'entente avec ceux d'en face : c'est l'honnête et borné pacifiste.
Mais combien le discours de ce paysan d'âge mûr, en capote de soldat, est plus élevé et plus attirant que la rhétorique pacifiste d'un Georges Pioch, ou les pacifistes calembours d'un Victor Méric ! La masse fait bon accueil à Goutaudier, mais elle n'est pas satisfaite : le but est esquissé, tant bien que mal, mais la voie n'est pas indiquée.
Le pacifisme est passif et expectant par essence : il est plein d'espoir et d'attente, mais sans programme d'action.
Or, c'est précisément un programme qu'il faut maintenant, puisque déjà la masse est soulevée. Favrolles prend la parole. Son vide intérieur, son inconscience braillarde se masquent sous l'énergie de ses propositions. Favrolles cherche à faire passer d'enthousiasme une mesure dont il a sans doute bavardé plus d'une fois avec les habitués de son café anarchiste : massacrer immédiatement tous les officiers, en commençant par Bourbouze, après quoi on verra clair.
L'assemblée se réserve, les uns approuvent, la majorité s'effraie. Cette division dans la masse entraîne l'incertitude, et l'incertitude un sentiment démoralisant d'impuissance.
Alors paraît le jeune Ledrux ; il ne redoute pas l'emploi de la violence révolutionnaire, il la reconnaît nécessaire, mais le pays ne comprendrait pas actuellement le massacre des officiers. Les mesures extrêmes, non préparées par le cours des événements, non motivées psychologiquement, porteront la division dans la masse des soldats. L'application prématurée de la terreur révolutionnaire isolera les hommes d'action. Ledrux propose de constituer avant tout un organe représentatif de l'armée révolutionnaire : des conseils de soldats.
La révolution s'étend dans l'armée et dans le pays. Partout surgissent des conseils d'insurgés, mais au centre, dans la capitale, un gouvernement provisoire s'est déjà formé avec des hommes d'extrême gauche de la bourgeoisie.
Leur but est de fractionner et de paralyser la révolution pour la prendre en mains. Pour cela, ils exploitent les procédés ordinaires de la démocratie : la pesante autorité du pouvoir officiel, la trame habile du mensonge, aidés en cela par le manque d'assurance de la masse, le pacifisme expectant de Goutaudier et l'aventurisme sanglant de Favrolles. Les hommes qui siègent au gouvernement provisoire sont loin d'être des génies. Ce sont, au contraire, des hommes très ordinaires. Aussi bien ne visent-ils pas à créer du nouveau, mais à faire durer l'ancien. Pour eux, pense et agit toute l'expérience des classes dominantes. Là est leur force. Toute l'ambition présente des habiles sans idéal qui détiennent le nouveau pouvoir central, c'est de tenir bon devant la première vague, d'observer les endroits faibles et les points non défendus de la révolution, de la dépouiller et de l'affaiblir sous son propre drapeau, enfin de briser la foi et la volonté de la masse, avant que ne se lève la seconde vague plus décisive.
Moment critique ! Dans l'armée, dans les centres ouvriers, le mouvement prend de l'ampleur, on élit des conseils ; les chocs partiels avec les autorités locales tournent en faveur des insurgés mais l'ennemi réel, la classe dirigeante, n'est pas brisé. Il manœuvre en position d'attente, il possède dans la capitale un excellent poste d'observation, il détient le mécanisme administratif centralisé. Surtout, il a la certitude de son droit à la victoire et une très riche expérience de la duperie. Après le demi-succès du premier coup porté à la vieille société, le mouvement a besoin de s'élever à un degré supérieur, de prendre un caractère politique et conscient, d'assurer son harmonie intérieure par la communauté des buts et par l'unité des méthodes de réalisation, autrement la catastrophe est inévitable.
Les meneurs locaux, gens de hasard, révolutionnaires improvisés, qui jamais auparavant n'avaient réfléchi à tous les problèmes soulevés par les mouvements de masse, sont portés comme des épaves sur les vagues du mouvement et espèrent que la seule logique des événements continuera comme jusqu'à présent à assurer leur succès. Pour sortir de toutes les difficultés, les dilettantes de la révolution, au lieu d'idées, ont des clichés : " Le peuple soulevé est invincible ", " On n'arrête pas les consciences avec des baïonnettes ", etc. Mais la révolution a besoin non pas de lieux communs, mais d'une direction répondant à son développement intérieur, adaptée à ses étapes successives. Cette direction n'existe pas. Dans le cours des événements, un moment d'arrêt fatal se produit. Ledrux, avec son instinct politique, saisit la logique de la révolution. Naguère encore, il avait résisté aux rodomontades sanguinaires de Favrolles, en repoussant la proposition de fusiller les officiers. Pour Bourbouze, il s'était contenté alors de le faire arrêter. Aujourd'hui, Ledrux sent que la crise fatale approche : les masses ne se rendent pas compte que les principales difficultés sont encore à vaincre ; l'ennemi s'empare sans combat de toutes les positions non défendues, et, aussitôt, pousse en avant ses tentacules. Demain, le soudard Bourbouze, avec sa fausse bonhomie, prendra de nouveau la tête des forces armées de la réaction et écrasera la fleur du peuple insurgé. Ledrux conclut qu'il faut lancer un cri d'alarme, un avertissement foudroyant, un appel à l'implacabilité. Maintenant, il est pour les mesures décisives, pour l'exécution de Bourbouze. Mais la logique de la révolution, que le jeune chef saisit en écoutant le pouls agité de la masse, ne trouve qu'un écho tardif dans les têtes de ces demi-chefs. La révolution n'a pas été précédée d'une longue préparation morale et doctrinale. Il n'y a pas à la tête des masses des organisations habituées à penser collectivement, à apprécier uniformément les événements, à intervenir avec ensemble dans ces événements. Il n'y a pas de parti révolutionnaire. L'unanimité dans le mouvement n'existe que tant qu'il ne rencontre pas d'obstacles. Dès que la situation se complique, les chefs improvisés, sans expérience, sans programme, sans horizon, entrent en lutte les uns avec les autres ; chacun a sa route et sa méthode ; ni discipline de pensée, ni discipline d'action.
Les difficultés, les mécomptes, les conséquences de la guerre et de la révolution même se font sentir de plus en plus vivement. Les hésitations commencent, et ensuite vient le découragement. Ceux qui, auparavant, doutaient en secret, parlent maintenant tout haut. Rien de plus facile que d'opposer aux tâches d'aujourd'hui les difficultés de demain. Ceux qui n'ont pas perdu la foi dans la cause s'efforcent de couvrir la voix des sceptiques, mais chacun à sa manière. La masse erre en tâtonnant au milieu des difficultés croissantes et cherche à se guider sur les chefs, mais leur division l'épouvante et la rend impuissante.
A ce moment entre en scène le membre du gouvernement provisoire Bordier-Dupatoy : démagogue expérimenté, esprit politique de médiocre qualité, mais d'instinct presque infaillible lorsqu'il s'agit d'endormir, de diviser, de corrompre la masse et suborner ses chefs.
Tout l'art de la contre-révolution française, depuis les hommes de Thermidor et d'avant, jusqu'à Aristide Briand, est à la disposition de Dupatoy, ce gros homme faux simple et faux blagueur, en manteau fourré de cocher. Il se glisse sans se presser à travers la foule des soldats, flaire et écoute, bavarde, flatte les insurgés, vante les chefs, promet, fait des reproches amicaux, prodigue les poignées de main, si bien qu'au moment déjà où il apparaît à l'entrée du quartier général révolutionnaire de Ledrux, l'énorme masse des soldats, las d'attente et d'inconnu, s'accroche à Dupatoy comme à une ancre de salut. Le visiteur indésirable salue le quartier révolutionnaire sur un ton de maître bienveillant et dispense à Ledrux des louanges perfides destinées à ruiner définitivement l'autorité du jeune tribun. Le phraseur Favrolles est déjà du côté du gouvernement provisoire. On n'entend plus parler de l'honnête Goutaudier. Les événements l'ont dépassé. Désorienté, il s'est perdu dans la foule aussi désorientée. Ledrux saisit le rythme des événements, mais déjà, devant la masse, il n'est plus comme le chef de la révolution, mais comme un héros de tragédie. Avec lui et autour de lui, il n'y a pas un groupement organisé d'hommes trempés, habitués à penser et à lutter ensemble, il n'y a pas un parti révolutionnaire. L'énergie non dirigée et non utilisée de la masse se retourne contre elle-même et l'empoisonne peu à peu du venin du découragement. Dupatoy est déjà solide. Il traduit dans le langage de la flatterie politique les doutes, les inquiétudes, l'alarme, la lassitude et le manque d'assurance des insurgés. Il a dans la foule ses agents à lui, payés ou bénévoles. C'est eux qui interrompent Ledrux, protestent, grognent, maudissent, et font ainsi l'écho nécessaire à Dupatoy. Dans le chaos de l'assemblée orageuse, un coup de feu éclate, et Ledrux tombe mort.
C'est l'apogée pour Dupatoy : sur le cadavre, il prononce un éloge funèbre dans lequel, tout en notant avec indulgence les erreurs et l'excessive audace de " son jeune ami " tombé, il rend hommage à la pureté de ses intentions stériles. Cet abject persiflage lui concilie définitivement les plus rebelles. La révolution est défaite. La cause du gouvernement provisoire est assise. N'est ce pas là le drame historique du prolétariat français ?
Les mêmes paysans et paysannes se réunissent chez la vieille Mariette. Elle était de tout cœur avec les insurgés. Comment eût-il pu en être autrement ? Mariette, c'est la mère du peuple français, c'est la France même. Ce n'est qu'une paysanne, mais des siècles et des siècles d'événements et d'épreuves ont enrichi et saturé sa mémoire politique. Ses fils sont tombés dans les combats de la grande révolution, qui a fini par la dictature césarienne. Elle a vu le retour des Bourbons, une nouvelle révolution, de nouvelles trahisons, les discordes parmi les travailleurs, de nouvelles duperies, les espoirs et les déceptions de la Commune, sa terrible défaite, le militarisme monstrueux, lâche et pillard de la IIIème République, la grande guerre, l'extermination des meilleures générations, le danger qui menace l'existence même de la race française.
Tout cela, la vieille Mariette, la mère du peuple, l'a vécu, l'a senti et l'a médité à sa façon. Paysanne, elle s'est élevée par son expérience et son instinct maternel au niveau de l'ouvrier de la ville, de ses espoirs et de ses luttes.
Mais le soulèvement est écrasé. Vains sacrifices ! Bourbouze est de nouveau à la tête des armées. Le beau rêve de fraternité avec ceux qui ont renversé leur empereur s'est dissipé comme fumée.
En avant ! à l'attaque ! commande Bourbouze – et après un pénible arrêt dans le cours des événements, cette poursuite de l'ennemi en retraite, ce mouvement en avant semble au peuple trompé la solution de la crise, l'issue de l'impasse. Les paysans et les paysannes se détournent de Mariette. Elle soutenait leur moral pendant les plus sombres mois de la guerre, mais c'est elle aussi qui, pendant les journées du soulèvement, élevait leurs espoirs à une hauteur irréalisable et elle les a déçus.
Ils se vengent impitoyablement contre Mariette de leurs espérances brisées. L'un après l'autre, ils abandonnent la maison de la vieille paysanne, avec à la bouche des paroles d'une amertume mortelle. Mariette est seule. Son petit-fils Louison dort, dans son lit, d'un sommeil agité.
La vieille paysanne s'assied près du lit où dort dans les cauchemars son petit-fils, la France de l'avenir, la nouvelle France qui grandit sous le tonnerre et les éclairs de la plus terrible des époques. Là-haut est Anne-Marie, la nouvelle mère française qui va relever la vieille Mariette fatiguée. Mais on frappe à la porte. Trois hommes entrent, en portant un quatrième, le cadavre du fils premier-né. Il a été tué dans les combats des jours derniers, pendant que l'armée révolutionnaire, après la défaite de sa propre révolution, poursuivait l'ennemi.
La dernière colonne du monde écroulé de ses espérances s'abat sur la vieille tête. Les trois arrivants déposent ce qui fut son fils le long du lit où dort le petit-fils. Mais non, le petit-fils ne dort pas, il a tout entendu. Il est admirable dans sa tension tragique, ce dialogue du petit avec sa grand-mère. Le passé et l'avenir se rencontrent sur ce lit où le présent s'est figé.
Louison de nouveau s'assoupit. On n'a plus la force de souffrir, on n'a plus rien à attendre : il est temps de sortir de cette vieille vie vers la nuit qui se répand derrière la fenêtre. Mais la source de bonté et d'espoir est intarissable dans le cœur d'une mère : la vieille se retrouve ; sa bru, son petit-fils sont là. Sur les décombres, une nouvelle vie commence. Elle sera, elle doit être meilleure que celle qui fut. La suite passe ; et la vieille monte péniblement à l'étage supérieur et appelle sa bru : " Debout, Anne-Marie, il est l'heure. Le jour pointe. "
Ainsi finit le drame, le vrai drame de la révolution, la tragédie politique de la classe ouvrière française, tragédie de tout son passé et avertissement pour l'avenir. Aucun autre prolétariat n'est aussi riche en souvenirs historiques, car aucun n'a eu une destinée aussi dramatique que le prolétariat français. Mais ce passé pèse sur lui comme une terrible menace pour l'avenir. Les morts se cramponnent aux vivants. Chaque étape a légué, avec son expérience, ses préjugés, ses formules vidées de leur contenu, ses sectes qui ne veulent pas mourir. Goutaudier ? Nous l'avons tous rencontré, c'est l'ouvrier, avec des traits de petit bourgeois ou le petit bourgeois porté vers les ouvriers – démocrate, pacifiste, toujours à mi-chemin, toujours partisan des demi-mesures, c'est le père Bourderon collectif, dont l'honnêteté bornée a été plus d'une fois dans l'histoire le frein de la révolution. Et tous, nous connaissons Favrolles, ce chevalier de la phrase, qui prêche aujourd'hui la répression sanglante, pour se trouver demain dans le camp de la bourgeoisie victorieuse. Favrolles, dans le mouvement ouvrier français, c'est le type le plus répandu, le plus multiforme, et toujours identique dans sa diversité.
Ces Hervé braillards, insulteurs de foire, antimilitaristes, " sans-patrie ", apôtres du sabotage et de l'action directe, et plus tard oracles patriotiques des concierges, valets de presse des coteries petites-bourgeoises, ivres de chauvinisme ; ces Sébastien Faure, libertaires, pédagogues, néo-malthusiens, beaux parleurs, antimilitaristes, toujours armés d'un vaste programme plein de promesses, les dispensant de toute démarche pratique et toujours disposés à conclure quelque compromis avec le ministre, si celui-ci sait les flatter. Le radicalisme verbal, la politique des formules intransigeantes qui n'ouvrent la voie à aucune action et consacrent la passivité sous le masque de l'extrémisme, était et reste la rouille la plus pernicieuse du mouvement ouvrier français. Des orateurs qui ne savent pas, en commençant leur première phrase, ce qu'ils diront dans la seconde ; d'habiles bureaucrates du journalisme qui ignorent l'évolution des événements ; des " chefs " qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs propres actions ; des individualistes qui, sous le drapeau de l'autonomie de tout ce qu'on voudra : province, ville, syndicat, organisation, journal – défendent invariablement leur propre individualisme petit-bourgeois contre le contrôle, la responsabilité et la discipline ; des syndicalistes qui non seulement ne sentent pas le besoin, mais même craignent de dire ce qui est, d'appeler une erreur par son nom, d'exiger d'eux-mêmes et des autres une réponse précise à une question et qui masquent leur impuissance sous les formes habituelles du ritualisme révolutionnaire ; des poètes magnanimes, qui veulent déverser sur la classe ouvrière les réserves de leur magnanimité et de leur confusion mentale ; des saltimbanques, des improvisateurs, qui sont trop paresseux pour penser et qui s'offensent qu'il y ait des gens ayant l'habitude et la capacité de penser ; des bavards, des faiseurs de calembours, dénués d'idées, des oracles de clocher ; de petits curés, révolutionnaires d'église, se combattant mutuellement – voilà le terrible poison du mouvement ouvrier français, voilà la menace, voilà le danger ! C'est de cela que nous parle le drame de Martinet, dans sa langue virile qui associe la plus haute vérité de la vie, la vérité de l'histoire, à la vérité de l'art. De par la force impérieuse des images artistiques, le drame exige de l'avant-garde prolétarienne son épuration intérieure, son affermissement dans l'unité de la discipline. Aux yeux d'un observateur superficiel, la Nuit peut paraître inspirée par le pessimisme, presque par le désespoir. En réalité, elle est dictée par une inquiétude profonde, par une légitime alarme. La France est vidée de sang. Les meilleures générations sont en terre. Le fils aîné de Mariette n'est pas revenu de la guerre, pour établir un nouveau régime. Mais il y a le petit-fils qui avait douze ans à la fin de la guerre, qui a seize ans aujourd'hui. En un temps comme celui-là, les mois comptent pour des années.
Louison incarne dans le drame, l'avenir. Sur sa jeune tête, qui travaille intensément, se lève le jour de demain et c'est bien ce qu'expriment les dernières paroles de paix et d'espoir, de Mariette. Mais il ne faut pas que Louison répète l'histoire de Ledrux.
Souvenez-vous-en, ouvriers de France !
- ↑ Rolland résidait déjà en Suisse lors de la déclaration de guerre.