Extrait d'un vieux Carnet

De Marxists-fr
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N'ayant pour ainsi dire pas quitté Paris cet été, j'ai pu observer jour après jour le nouveau train-train de la ville. Deux ans ont passé depuis l'époque où l'armée de von Klück approchait de cette cité. Un des députés socialistes évoquait récemment dans la presse ces journées dramatiques. Après les communiqués triomphaux des première semaines, la France apprit soudain qu'un danger mortel menaçait Paris. Hésitant, le Gouvernement se demandait s'il fallait défendre la capitale. Les grands propriétaires influents de Paris, redoutant les destructions de l'artillerie allemande, faisaient pression pour que l'on déclarât la capitale " ville ouverte ", c'est-à-dire pour qu'on la livrât à l'ennemi sans le moindre combat. Sembat se rendit auprès du groupe parlementaire socialiste et fit savoir que Viviani se refusait à assumer plus longtemps la responsabilité du pays s'il n'obtenait pas la collaboration des socialistes. " Nous nous regardâmes les uns les autres avec horreur ", rapporte ce député. Longuet s'opposa à la proposition ; Sembat et Guesde l'acceptèrent. Ces hommes, qui n'étaient pas faits pour les grands événements, s'embarquèrent dans leur flot. Un des membres du groupe socialiste, divulguant certains faits intérieurs, amena le groupe à se dissoudre de lui-même et à confier tous les pouvoirs à un comité ; celui-ci désigna Sembat et Guesde pour le poste de ministres. Le Gouvernement, en accord avec l'Etat-Major, était alors sur le point d'évacuer Paris. La Gauche protesta, les ministres socialistes firent écho à ces protestations. Le général Galliéni, chargé de défendre Paris, convoqua Hubert, secrétaire du syndicat des terrassiers parisiens, et lui intima l'ordre de mobiliser ses hommes pour creuser des tranchées. A Paris, on leva une armée mobile qui devait jouer plus tard un rôle décisif dans la bataille de la Marne... Paris, dont un tiers de la population avait été évacué, fut sauvé.

Il y régnait encore cet état de tension triomphante et tapageuse du temps où le danger semblait suspendu au-dessus de la cité; le Gouvernement de la République se réunissait à Bordeaux et les femmes de la petite bourgeoisie déployaient comme des bannières des vêtements de deuil tout neufs, surtout lorsqu'il s'agissait de parents éloignés; les mères et les ouvrières s'abstinrent de toute manifestation voyante de ce genre. Quelques semaines plus tard, le deuil, porté par presque toutes celles qui pouvaient s'offrir ce luxe modeste, était devenu le dernier cri de la mode, et les silhouettes des femmes en noir donnaient aux rues un cachet insolite... Ayant atteint ce point extrême, la vogue déclina rapidement; le " grand deuil " passa complètement de mode et les robes de couleur rendirent aux rues de Paris l'un de leurs aspects caractéristiques en temps normal. Quant à la respectable presse bourgeoise qui, naguère encore, exaltait " le stoïcisme antique " de la Française, elle exigea l'élégance comme un devoir patriotique : les clients américains, ne vous en déplaise ! reviennent à Paris pour y chercher de nouveaux échantillons du goût français ! Quand les soldats venus du front en permission de six jours, parviennent à jeter un coup d'œil autour d'eux – cela se produit en général au moment où il leur faut prendre place dans le wagon qui les ramène au feu – ils constatent avec stupéfaction que la vie déroule son cours normal. Les gens ont fini par prendre leur parti de la guerre qu'ils s'imaginent, sans le dire, devoir durer encore très longtemps.

Sous ce changement d'attitude se produit toutefois un processus d'appauvrissement moins rapide, fondamental et ininterrompu qui, tel un ver, est en train de saper les bases de l'existence. Le revêtement des rues disparaît peu à peu : on ne le remplace que dans des cas très rares. Le gaz fuit des lampadaires et, bien que la pénurie croissante de charbon en ait fait une substance précieuse, personne ne les répare. Les cochers et les chauffeurs de taxi sont en nombre insuffisant, et en dépit de plusieurs centaines d'émigrés russes qui conduisent maintenant des voitures, les chauffeurs en sont venus à constituer une classe presque aristocratique. Les horloges et les pendules, en haut des tours, dans les kiosques et les boutiques, s'arrêtent les unes après les autres, marquant l'heure de tous les méridiens sauf de celui de Paris.

Les rues de la capitale française n'ont jamais brillé par leur propreté, aujourd'hui moins que jamais. Les célèbres édicules de tôle devant lesquels Houdave (?) et Dubas (?) menaient leurs curieuses enquêtes statistiques, empoisonnent l'air d'été plus que jamais. Le nombre de chiens s'est accru, et la police qui, en d'autres circonstances sait se montrer fort énergique, est impuissante à obliger les chiens à porter des muselières, encore plus à les forcer d'être propres. Dans divers quartiers de la ville, il existe de nombreux terrains entourés de palissades et des bâtiments inachevés : on ne construit plus aujourd'hui que des usines de guerre; tous les autres chantiers se trouvent au point où ils étaient le 2 août 1914 : il n'y a personne pour construire, personne pour qui construire.

Quelques jours ont suffi à couvrir de verdure les boulevards, les jardins publics et les parcs, quand, après l'humidité désagréable et morne du printemps, les premières chaleurs se sont soudain abattues sur la ville. Paris, rajeuni, est devenu plus élégant dans sa merveilleuse parure de platanes, de marronniers et d'acacias. Cela n'a pas duré longtemps. Il n'y avait personne pour arroser les boulevards, et c'est en vain que les tendres feuilles des parcs ont mendié de l'eau... Le stuc d'un grand nombre de bâtiments tombait par plaques : ne recevant pas de loyer, les propriétaires ont complètement cessé de réparer leurs immeubles. Les fenêtres de nombreuses boutiques restent cassées. Le vitriers, qui vendent maintenant leur marchandise au poids de l'or, s'annoncent dans les rues en poussant des cris insupportablement aigus. Le service postal fonctionne avec une lenteur effrayante : à l'intérieur de la ville, il faut aux lettres trois ou quatre jours pour arriver à destination, si encore elles arrivent ! Tout récemment, on a découvert dans le XVIIIème arrondissement qu'à la longue le fond d'une boîte aux lettres, encastrée dans un lampadaire, avait fini par se percer. Combien y a-t-il aujourd'hui de boîtes aux lettres comme celle-ci à Paris ? c'est la question mélancolique que se posent les journaux.

Paris n'est jamais plus triste que la nuit, aux heures où, en temps de paix, il rutile de toutes les lumières de sa fantastique vie nocturne. Pendant les premiers mois, les cafés fermaient à huit heures, plus tard ils purent rester ouverts jusqu'à dix heures et demie. La peur des Zeppelins fait qu'on met des stores aux fenêtres, aux lampes des abat-jour de couleur, si bien que, sur les terrasses, les clients sont assis dans une demi-obscurité. Chez les particuliers, on baisse les stores tous les soirs en dépit de l'atmosphère irrespirable. Le nez en l'air, les policiers en patrouille prennent note des fenêtres allumées, et les concierges montent les escaliers quatre à quatre pour sonner, pleines de terreur, aux portes des locataires contrevenants.

Deux par deux, des agents parcourent à bicyclette les rues obscures et silencieuses, demandent leurs papiers aux passants qui attirent leur attention soupçonneuse. Les gens qui veulent se donner du bon temps doivent se cacher. La nuit, on boit le champagne dans des hôtels " amis ", tous verrous tirés. Pour jouer au baccarat ou danser le tango, il faut descendre dans des sous-sols et fermer soigneusement portes et fenêtres. Des moralistes pleins de condescendance voient avec satisfaction dans ces précautions tout à fait involontaires l'hommage que le vice rend à la vertu.

Dans une rue comme la rue Mouffetard, Paris affiche son retard technique et sanitaire, sa pauvreté et sa malpropreté. Entre deux murs de pierre, au pied desquels sont entassées des brouettes chargées de légumes avariés, des chaussures peu reconnaissables, de la viande de cheval zébrée de bleu et toute sorte de camelotes comestibles et non comestibles, sur une chaussée étroite, escarpée et irrégulière, au milieu d'étals douteux de beurre et de viande, de paniers de fruits pourrissants, dans un nuage compact de lourdes odeurs, s'affairent des vieillards aux pantalons de velours fané tombant sur les sabots, des femmes aux muscles flasques (sauf ceux que le travail a conservés), des enfants aux joues creuses et des chiens... On pourrait rapprocher de manière expressive tous ces éléments en un tableau d'ensemble; chaque détail vivant proclame avec éloquence la pauvreté, l'oppression, les nerfs usés par la peur de la faim. Oh Paris ! oh labeur ! oh misère !

Le lion de Belfort repose, lourde masse de métal, sur un socle de pierre. Sous sa patte se trouve une flèche de granit tandis que sa queue pend comme un puissant ressort. Les oiseaux ont fait leur nid dans ses mâchoires entrouvertes et de la paille s'échappe de ses crocs royaux : personne n'est chargé d'ôter la paille de la gueule du lion de Belfort.

Les incomparables monuments de Paris n'en demeurent que plus fermes à leur place. Ils sont innombrables et confèrent une inexprimable noblesse à cette vieille cité splendide et sale. L'esprit de liberté s'élance, silhouette reconnaissable, au-dessus de nous, place de la Bastille. La République occupe fermement sa Place. Les pigeons ont laissé sur la tête et la main de Danton des traces, depuis longtemps ineffaçables, de leur intimité avec le tribun révolutionnaire. Auguste Comte, en face de la Sorbonne, est noirci par la poussière et la suie. Charlemagne et ses deux fils se détachent, plus propres que d'autres, sur leur fond de verdure en face de Notre-Dame. Devant le Louvre se dresse le monument à la gloire de Gambetta, d'un style pompeusement compliqué et sans âme, de même que le monument à WaldeckRousseau aux Tuileries, et, d'une manière générale toute la sta tuaire de la Troisième République. Inviolable, Notre-Dame vous remplit d'admiration chaque fois que vous apercevez " par hasard " cette création des mains de l'homme. Marinetti, le braillard futuriste italien, veut débarrasser la surface de la terre de toutes les cathédrales et de tous les musées, afin de préparer la voie aux nouvelles formes d'art de l'avenir. L'artillerie est en train de réaliser une partie de ce programme de démolition. Il ne fait aucun doute qu'après cette liquidation, qui n'est toutefois pas menée selon les principes de l'esthétique futuriste, va commencer un nouveau chapitre de l'histoire humaine, et, par suite, un nouveau chapitre de l'histoire de l'art, l'art n'ayant jamais eu de nouveaux chapitres indépendants. La distance historique qui séparera l'humanité de l'avenir, lorsqu'elle se retournera sur elle-même après la guerre, et ce Moyen Age qui a trouvé une expression si parfaite dans les arches de Notre-Dame, se sera accrue, sans conteste, infiniment. En dépit, ou plutôt à cause de cela, l'humanité, capable de créer de nouvelles formes de vie et d'art, pansera toutes les plaies supportées par les vieilles cathédrales et les vieux musées... Il est bon que Notre-Dame existe.

Comme tout ce qui est parfait, la cour du Louvre ne rassasie jamais la vue, aussi souvent qu'on la contemple. Quelle harmonie, quel accord calme se sont figés dans les bâtiments du Louvre ! Au Palais-Royal, on éprouve la douce nostalgie d'une époque à jamais révolue. Dans l'Arc triomphal de Napoléon s'exprime non seulement la gloriole militaire mais aussi la puissance. Les statues et les vasques des Tuileries reposent dans un calme splendide parmi la verdure et les fleurs. Ici on arrose les plantes avec sollicitude et, par les combinaisons colorées qu'elles offrent, ces fraîches allées sont incomparables. La place de la Concorde exprime l'espace par la pierre. Les libres perspectives, encadrées de végétation, transportent la pensée au delà de la cité, et pourtant rien n'exprime mieux la beauté de la ville que cette place de la Concorde. Lorsque, quittant le long tunnel du métro qui court sous la Seine, on débouche à la station Concorde sur cet espace libre, on est chaque fois en proie à l'émerveillement reconnaissant qu'une telle chose existe et qu'on puisse la contempler. Les vieux messieurs qui somnolent sur leurs journaux, sur les bancs publics du Jardin des Tuileries, les femmes qui tricotent tout en surveillant leurs enfants qui jouent, étonnent par leur indifférence routinière : on a l'impression qu'on ne devrait pas plus venir ici en apportant avec soi du travail ou de la lecture, qu'on ne le ferait en se rendant au théâtre ou à une galerie d'art. Pendant les jours fériés, une foule de gens, sortis pour prendre l'air, se prélassent sur les bancs ou sur les chaises qu'on loue sur les Champs-Elysées, et observent d'un œil blasé les voitures qui passent. Sur l'avenue des Champs-Elysées, les immeubles privés non occupés ont l'air de palais : un grand nombre d'entre eux a été transformé en hôpitaux, en instituts de rééducation physique pour les mutilés ou en magasins d'articles fabriqués par les victimes de la guerre. Des ambulances, portant l'emblème de la Croix-rouge, amènent et emportent des blessés. La place de l'Etoile est cette gigantesque étoile de Paris d'où partent douze avenues : c'est l'un des points de convergence de la cité. Le flux et le reflux de sa vie s'écoulent le long de ces douze artères. Tandis que la place de la Concorde exprime, dans le langage de l'architecture, la beauté de l'espace, la place de l'Etoile révèle l'harmonie que recèle le chaos du mouvement.

Paris est magnifique...

Le Quartier Latin est plus qu'aucun autre le royaume de la femme. On n'y rencontre quasiment point d'étudiants. Le célèbre bal Bullier est fermé. En revanche on y trouve de nombreuses étudiantes, y compris des Russes, de celles qui, comme le dit un journal français, possèdent l'art secret de vivre avec vingt-six francs par mois...

Combien de femmes esseulées attendent, languissantes, dans les pleurs, et ont recours à la lecture ! Jamais les femmes " du peuple " n'ont autant lu qu'aujourd'hui. Elles dévorent tout ce qui leur tombe sous la main, tout ce qui est susceptible de les distraire du temps actuel : elles lisent surtout des romans et des pièces de théâtre, des histoires de cœur, des histoires fantastiques et des romans policiers... Elles évitent autant que possible de lire les nouvelles du front, se bornant à demander à leurs hommes : " Ça va avec la guerre ? " * A quoi ils répondent : " Pas mal ! pas mal ! " * en hochant la tête d'une manière caractéristique. A la gare du Nord et à la gare de l'Est les trains amènent et emportent les soldats en permission. Beaucoup sont attendus ou raccompagnés par des femmes : mères, épouses, sueurs. Les hommes sans foyer flânent dans la gare, solitaires et embarrassés; dès qu'ils descendent les escaliers pour aller dans la rue, ils sont abordés par les prostituées, fidèles à leur poste...

Urbain Gohier réclame des mesures décisives contre ces " empoisonneuses de la santé physique et morale ". Il en réclame de plus impitoyables encore contre les apaches. Pendant la première année de la guerre, ceux-ci avaient presque complètement disparu ; la criminalité avait brusquement décliné et les troubadours de presse se mirent à parler de l'influence régénératrice de la guerre.

L'un des plus grands journaux invita très sérieusement Georg Brandes, pour ainsi dire complètement détrôné par la presse française à cause de son "neutralisme moral", à venir à Paris pour y voir de ses propres yeux quel degré de pureté les mœurs y avaient atteint... Dans ce domaine aussi, la réaction a eu tôt fait de se produire. Comme tous les autres aspects de la vie, le crime s'est réveillé petit à petit de la torpeur dans laquelle la guerre l'avait jeté. Des assassinats et des vols audacieux, des combats entre gangs eurent lieu au grand jour. " Il faut nettoyer Paris ! " hurla la presse. Au moment critique du passage de l'état de guerre à l'état de paix, les fomentateurs de troubles et les criminels ne devraient pas être présents dans la capitale. " Gouverner, c'est prévoir. Prévoir, c'est nettoyer ! " Tel est l'aphorisme d'Urbain Gohier. Il se peut que le lecteur ignore ce moraliste : ce sont ses pamphlets contre le militarisme, le cléricalisme et la réaction à l'époque de l'affaire Dreyfus qui ont établi sa réputation. Il se distinguait alors des autres dreyfusards par le mordant et l'éclat de ses attaques contre le militarisme et les prêtres; il alla même jusqu'à attaquer Jaurès, lui reprochant sa tendance au compromis. Gohier ne devait pas conserver longtemps cette position. Quelques années plus tard, on le retrouve lié aux nationalistes, aux antisémites et même aux monarchistes. La seule constante de Gohier, tout au long de sa carrière paradoxale, est sa haine jalouse de Jaurès. Aujourd'hui, il est un des écrivains français les plus compromis avec la police et la réaction.

L'an dernier, bien rares furent les bourgeois qui quittèrent Paris pendant l'été; de même, peu de femmes se confectionnèrent de nouvelles robes : on espérait que la guerre allait bientôt se terminer; alors, pensait-on, ce serait le moment de se payer de nouvelles robes et des villas. La guerre ne s'est pas terminée, les robes sont usées, le deuil est devenu assommant, et parmi tous ceux qui sont restés à l'arrière – à l'exception, bien entendu, de ceux qui sont obligés de rassembler leurs énergies pour lutter contre le prix élevé du beurre et du charbon, c'est-à-dire les habitants des quartiers ouvriers – est né un désir violent de " profiter " tant bien que mal, en temps de guerre, de cette vie qui vous coule entre les doigts. Jamais, disent les tailleurs et les modistes, les femmes de la bourgeoisie parisienne ne se sont fait faire autant de robes que cette année. Toutes les villas de la banlieue et de la côte sont surpeuplées. A Evian, si l'on en croit le Figaro, la saison a dépassé les prévisions les plus " optimistes ". Toutes les formes de sport connaissent ici une vogue sans précédent. Les journaux mentionnent le baron de Mantaschev (? ), Pierre Lafitte, Sam Park, Cana (? ), Fould, von Heickel (?), bref, une véritable internationale de joyeux noceurs ! On n'a jamais autant acheté de bijoux. Les orfèvres vantent de merveilleuses combinaisons de diamant et de platine. Les diamants n'ont pas seulement pour but d'embellir, ils sont un moyen d'investir ses capitaux. Les titres ne sont pas sûrs et, de plus, ils sont soumis à l'impôt. Qui sait combien de temps la guerre peut durer et quels impôts nous réserve l'avenir ? Alors que les diamants sont toujours des diamants, quiconque les amasse pourra faire face à tous les grains. Les gens de l'arrière se sont soudain rendu compte qu'ils ont, pour ainsi dire vieilli de deux ans, et ils veulent vivre la " vie " dont la Vie Parisienne tente de donner une image.

Voilà une publication sur laquelle ni l'impressionnisme, ni le pointillisme, ni le cubisme n'ont laissé la moindre trace. Il y a cent ans, lorsque les armées alliées entraient à Paris pour y restaurer la dynastie " française ", les artistes à la mode peignaient l'élégance intrigante avec exactement les mêmes procédés et sous les mêmes couleurs que ceux utilisés par les artistes d'aujourd'hui, dont les œuvres sont publiées dans la Vie Parisienne. Il faut ajouter qu'il y a cinquante-quatre ans que cette revue paraît et que Taine, oui, Taine lui-même, travailla pour elle. Le conservatisme de la vie quotidienne et des formes d'" art " français (et ceci malgré le fait que de nouvelles conceptions artistiques ont pris naissance ici-même, à Paris) est aussi puissant que le conservatisme des relations économiques. La France éprouve très fortement, pendant cette guerre, l'aspect négatif de ce conservatisme. Une place prépondérante est accordée dans la Vie Parisienne aux histoires satiriques et aux comédies ayant pour sujet la vie des nouveaux riches qui, si nous devons en croire cette revue, sont perdus quand il s'agit de s'habiller, de choisir une villa pour l'été, et, en général de se procurer un cadre " convenable ". Il s'agit là d'une satire légère qui relève de l'art didactique. Les nouveaux riches doivent lire cette revue avec ravissement : d'abord ils y trouvent des croquis amusants de gens qu'ils connaissent, ensuite, ils éduquent imperceptiblement leur goût. Pour donner une idée plus complète de cette revue, il faut ajouter qu'elle est fanatiquement royaliste, qu'elle mène campagne contre le parlementarisme et les députés, dont la place, bien sûr, est dans les tranchées, et que ses convictions n'empêchent pas l'un de ses principaux directeurs de recevoir un salaire de la République en tant que sous-préfet. Il veut envoyer les députés dans les tranchées, lui-même restant assis dans la tranchée bien éclairée de sa sous-préfecture.

A la guerre comme à la guerre *, et les bons viveurs les plus allègres de l'arrière sont bien forcés de s'accommoder de restrictions ennuyeuses. De nombreux " cercles " importants manquent de personnel, et ce personnel, étant donné la complexité et la délicatesse de ses fonctions, est moins facile à remplacer qu'un contrôleur de tramway. Les habitués des " cercles " trouvent-ils la vie facile pendant cette guerre ? Jouer aux cartes est une occupation à moitié illégale : au mieux, la morale patriotique des directeurs de " cercles " les amène à ne fermer qu'un œil sur cette activité. L'opinion publique obtuse de la rue, pour une raison peu claire, manifeste contre les cercles une certaine hostilité, considérant, comme s'en plaint Le Temps, que, bien qu'ils appartiennent à la haute, leurs membres sont dans la plupart des cas des fainéants, des joueurs et des ivrognes. La police a même dû demander aux membres d'un des cercles les plus riches de ne pas prendre leur déjeuner en plein air afin de ne pas offrir aux passants un spectacle par trop tentant. La presse " sérieuse " fait la grimace, elle est entièrement solidaire de ces cercles respectables, dont la plupart des membres étaient trop jeunes en 1870 et sont maintenant trop vieux pour s'adonner à des exploits martiaux " Il va sans dire que chacun est prêt aujourd'hui à accepter de gaieté de cœur les restrictions que la patrie exige de nous, mais pourquoi serait-il nécessaire de s'abstenir de jouer aux cartes ou de prendre le déjeuner au jardin ? ".

Ajoutez à cela que la chasse est interdite. Pendant les deux premiers automnes de la guerre, on tenait pour évident qu'il était inconvenant de tirer ici sur du gibier, alors que là-bas on tirait sur de tout autres cibles. Avec le troisième automne, la patience des chasseurs – ceux qui étaient trop jeunes pour la dernière guerre et sont trop vieux pour celle-ci – finit par se lasser, et la presse de la haute société qui, l'année dernière, avait décrété l'impossibilité morale de chasser, a commencé à montrer avec beaucoup d'éloquence que la chasse ne peut faire de mal à personne, tandis que le gibier en fait aux champs des paysans. En définitive, la police s'est mise à plaider, non certes en faveur de la chasse, mais en faveur... de l'extermination du gibier.

D'une manière générale, la morale de ce moine qui baptisa poisson un lièvre et le mangea pendant le Carême, trouve de vastes applications aujourd'hui. L'an dernier, les autorités interdirent les courses de chevaux. Cette année – non pas, semblet-il les propriétaires de chevaux, mais les chevaux de course sont impatients de retrouver le turf. On s'est mis à proclamer que les courses sont nécessaires au maintien des meilleures traditions équestres. Les autorités, après avoir hésité, ont permis que se déroulent à Caen, non tout à fait des courses, mais des " épreuves ", des " rencontres hippiques ", comme disent certains journaux : grâce à cette nouvelle appellation, on espère que les courses de chevaux ne donneront pas naissance à d'amères réflexions dans les tranchées.

Les cinémas, les théâtres et les music-halls font presque toujours salle comble; le public, dont la composition est dans l'ensemble très démocratique, est pris dans une brume d'apathie et d'inattention. Tous les spectateurs semblent monstrueusement vieux et anachroniques. Les pièces ont été lancées avant la guerre et sont maintenant ensevelies dans un passé lointain. La musique allemande a été bannie, au grand triomphe du bavard et vantard Saint-Saëns qui, de temps à autre, rappelle à tout le monde, par des lettres au Figaro, que la meilleure musique est celle qui porte l'étiquette de sa maison. Les spectacles de revues essaient de suivre l'actualité de plus près. L'envergure de l'imagination créatrice déjà faible, et limitée encore par la censure, les a réduits à un conformisme si platement patriotique qu'elles sont incapables de retenir durablement ni les Parisiens, ni même les provinciaux et les " alliés " qui foisonnent. Le contenu n'en a peut-être jamais été aussi pauvre qu'aujourd'hui. Au Concert Mayol, on présente une collection complète de costumes et sous-vêtements provenant presque tous d'un vieil assortiment. Aux Folies-Bergères, le " clou " est constitué – aujourd'hui en 1916 ! – par une procession de crinolines, redingotes de couleur et chapeaux hauts de forme qui datent de 1860. Un résultat sûr de cette guerre, c'est d'avoir réduit l'art à la banqueroute.

Dans les cinémas, les films de guerre occupent une place relativement réduite. Les films patriotiques sur des thèmes alsaciens à l'eau de rose, ont rapidement passé de mode. Drames de famille et comédies, avec adultère badin, pour les films français, avec un détective irréprochable, pour les américains, les uns et les autres sans aucun rapport avec la réalité d'aujourd'hui. La plupart de ces films sont anciens : on les a déjà présentés et ils n'ont pas supporté l'épreuve du temps; l'écran témoigne à sa manière du processus d'appauvrissement technique et culturel. Le public est léthargique – non pas triste, mais inattentif en quelque sorte. Les gens s'étiolent en attendant le grand vide qui doit envahir leur vie personnelle alors que l'époque tend fortement les forces collectives; ils cherchent consolation ou distraction ; ils trouvent un siège, regardent et écoutent, ébahis, et, le lendemain, retrouvent la même chose. Le samedi seulement on trouve dans les petits théâtres de quartier un public vivant qui apprécie ce qu'on lui propose : de jeunes ouvriers, tout particulièrement des ouvrières qui, après une semaine de travail intense, brûlent d'entendre, de voir, de rire. Les pièces avec lesquelles Paris divertit ce public ne feraient pas honneur à Jitomir. Ernest Pacra, le directeur du petit théâtre appelé la Chanson, compose lui-même des vaudevilles en deux actes, en collaboration avec un quelconque journaliste dont l'aide semble nécessaire pour corriger son orthographe. Pacra est un " vrai Parisien de Paris " comme il annonce sur ses affiches : fils de Montmartre, apprenti joaillier, apprenti graveur, chanteur "lyrique " dans les théâtres bon marché, cartographe militaire, puis directeur de petits théâtres. Le seul directeur qui respecte le public * présente un fiancé dissipé qui n'a ni bottines vernies ni haut-de-forme la veille de son mariage, mais il possède un vieux serviteur rusé et dévoué. Le vieux gredin, véritable acteur du faubourg * réussit à voler un haut-de-forme dans un café, au grand ébahissement du public que le directeur Pacra " respecte ".

Au Grand-Guignol, les " horreurs " auxquelles assistait ces dernières années un public surtout bourgeois et intellectuel, ce sont maintenant les petits bourgeois restés à Paris pendant l'été, et quelques soldats en permission avec leur femme et leurs enfants qui viennent les voir. Là aussi, presque toutes les pièces sont vieilles. On montre au public les horreurs d'une mort lente dans un mystérieux château, où des millionnaires atteints de la lèpre sont rassemblés. Ces horreurs semblent adoucies par l'échelle omniprésente de l'époque dans laquelle nous vivons. Quand le héros rampe sur la scène, dans l'obscurité, pour arracher un collier sans prix au cou d'une millionnaire rongée par la lèpre, le public éclate de rire, un rien méprisant pour l'obscurité, la lèpre et l'effort fait pour l'effrayer par de tels moyens. Rares sont les spectateurs qui applaudissent quand le rideau descend sur les contorsions, les masques noirs et les cadavres. Dans le célèbre Caveau de la République, on ne peut trouver place le samedi. Le public, entièrement démocratique, composé surtout d'ouvriers, occupe tous les sièges et l'entrée. " Ici c'est pas comme à l'Opéra, avec un rideau et tous leurs trucs ", dit le directeur, déplaçant la scène avec l'aide d'un garçon, et la poussant jusqu'aux pieds des spectateurs pour faire place à une douzaine de nouveaux arrivants : " Ici, comme vous voyez, tout est clair. " Un chansonnier déclame quelques vers indécents à propos de Jojo (François-Joseph), raconte comment les Allemands rêvent d'inspecter l'intérieur de l'Obélisque, s'imaginant, bien sûr, qu'il est creux, et parle de Gustave Hervé, devenu après la guerre député de la réaction. Ces sujets, quasi politiques, sont noyés dans un tissu de sentimentalité, d'érotisme et de pornographie. Comme il faut s'y attendre de la part d'un bon chansonnier français, il n'a pas de voix du tout; et quand la scène est tout à coup occupée de manière inattendue par le possesseur d'une bonne voix de baryton, son nom se trouve être Wolff – quel péché ! – ce qui amène l'infatigable directeur à expliquer que le chanteur n'a rien de commun avec l'agence télégraphique allemande bien connue.

En sortant du théâtre, du cinéma ou du cabaret, les gens se retrouvent dans les rues obscures et, s'il pleut, doivent faire attention où ils posent le pied sur la chaussée défoncée.

Peu de voitures. A la station de métro, des tourbillons de gens rentrent chez eux. Beaucoup de femmes avec leurs enfants qu'elles ont emmenés au cinéma, beaucoup d'hommes sur des béquilles. Les poinçonneuses, fatiguées, poinçonnent, les contrôleuses aident les mutilés à prendre place. Les concierges, hargneuses, ne se hâtent guère d'ouvrir aux locataires qui, couverts par le moratoire, ne paient plus leur loyer aux malheureux propriétaires.

(Krasnaya Niva, nº1, 1922) Traduit de l'anglais par Michel Fuchs.

  • En français dans le texte (N. d. T.)