Lettre à Joseph Staline, 20 juin 1929

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Copie.

Personnel.

Confidentiel.

A l’attention du camarade STALINE.

Estimé camarade !

Je vous remercie pour votre lettre du 31.V., que je n’ai reçu qu’aujourd'hui parce que le courrier posté par exprès ne m’est envoyé qu’une fois toutes les trois semaines. [...] Vous avez tout à fait raison d’évoquer le besoin qu’a l’Allemagne de nos commandes[1]. C’est justement pourquoi je proteste vigoureusement contre les sottises nuisibles, désastreuses de Zinoviev, selon lequel, soi-disant, l’Allemagne s’est réorientée. Mais il y a une limite à tout. La réalité ne consiste pas seulement en des schémas, et si nous nous installons sur un schéma en fermant les yeux sur tout le reste, nous pouvons cruellement en pâtir ; en Allemagne aussi il y a différents facteurs ; les facteurs dominants sont de notre côté ; si d’autres facteurs prenaient le dessus, cela serait entièrement de notre faute.

[...] Par ailleurs j’affirme résolument que l’on sous-estime chez nous la valeur du gouvernement soviétique : toutes ces discussions oisives au Komintern concernant la résistance à une imaginaire guerre en préparation contre l’URSS[2] ne font que gâter et affaiblir la position internationale de l’URSS. C’est une profonde erreur d’interpréter la haute appréciation du rôle du gouvernement soviétique en termes d’étroitesse nationale. Les intérêts des Russes ne me tiennent pas plus à cœur que les intérêts des autres nationalités. Ce qui m’intéresse, c’est le rôle de l’URSS dans la révolution mondiale. Ce n’est pas du tout de l’étroitesse nationale. C’est précisément du point de vue de la révolution mondiale que je me place lorsque je déplore le fait que la position internationale de l’URSS soit affaiblie et menacée uniquement afin que l’agitation peu convaincante du camarade Thälmann puisse marcher un tout petit peu mieux. (L’étroitesse nationale est évidente dans un autre cas, mais pas du côté du NKID. Durant de longues années, les envoyés afghans démontraient obstinément qu’Amanoullah ne pourra pas se maintenir sans troupes sûres, dépendantes de nos subsides[3]. Au Politburo – on ne veut rien entendre. Et encore, lorsqu’il s’agissait simplement de tracer une route, le camarade Kalinine a déclaré qu’il fallait d’abord tracer une route dans la province de Moscou. La jonction internationale entre l’URSS et l’Empire britannique lui a semblé moins importante que Kolomna et Bronnitsy[4]. La voilà, l’étroitesse nationale ! Occasion manquée, occasion manquée. Alors que l’Histoire nous avait mis en mains un tel atout.)

Cela aurait été une si bonne chose si vous, Staline, ayant modifié votre apparence, étiez parti pour quelque temps à l’étranger avec un vrai traducteur, non tendancieux. Vous auriez vu la réalité. Vous auriez apprécié à leur juste valeur les cris prédisant l’imminence de la dernière mêlée. Les imbécillités ô combien scandaleuses de la Pravda vous seraient apparues en pleine lumière. L’information mensongère concernant la Chine a entraîné nos erreurs colossales de 1927[5] (après la remarquable politique des années 1923-1926), suite auxquelles l’ainsi dénommée « période soviétique de la révolution chinoise » se résume au total écrasement de cette dernière. (Moulins à prières bouddhistes en bois, c’est-à-dire qui remâchent mécaniquement les formules pseudo-révolutionnaires apprises par cœur [...]). L’information mensongère concernant l’Allemagne entraînera des nuisances incomparablement supérieures. Il n’y a rien de pire que le décalage entre la tactique et les forces existantes. La première erreur a résidé dans les mots d’ordre du KPD à l’approche du 1er mai, en décalage complet avec l’état des forces. Pire encore, la campagne de presse après le 1er mai, quand nous avons fait nôtres les mensonges criminels de la police s[ociale]-d[émocrate][6]. La police a ouvert le feu sur 30 petites vieilles, petits vieux et passants occasionnels, aucun des policiers n’a été tué, un seul a été blessé par balle, Zörgiebel glapit au sujet de combats menés par 200 000 ouvriers avec barricades et caches d’armes secrètes, et nous aussi. Le terme de barricades désigne des assemblages derrière lesquels on s’abrite pour tirer. Cela étant, les barricades du 1er mai étaient telles qu’un enfant aurait pu les enjamber. Au procès on a établi qu’elles étaient hautes de 30 centimètres. Elles ont été représentées dans Ogoniok[7]. Des petits cailloux à peine empilés, un jeune arbrisseau tout maigre coupé. Barricades – non ; dégradation, discrédit – oui. Invraisemblable bluff. Cela signifie mener le Komintern à sa perte. Et effectivement, la grève générale s’est soldée par un fiasco retentissant. Les communistes ont subi un échec complet aux élections au landtag de Saxe, avec un nombre de voix en recul. A Paris la manifestation traditionnelle au cimetière a été étonnamment pâle. Les élections communales françaises – un piétinement sur place. En Angleterre, sur 22 millions de voix, 50 000, c’est-à-dire rien, sont allées aux communistes. Et c’est au nom de ça qu’il faut sacrifier le fait inégalable, colossal que constitue la fondation de l’URSS, affaiblir sa position, gâter jour après jour les relations avec l’Allemagne et mentir au sujet de sa réorientation, pour donner un peu plus de matériau d’agitation au camarade Thälmann ? « Miser sur le néant » – épatant !

La tactique à l’égard de la s[ocial]-d[émocratie] all[emande] est étrange. Elle revient à discréditer la couche dirigeante. Comme si c’était de cela qu’il s’agissait. La s[ocial]-d[émocratie] all[emande] est devenu un parti démocratique petit-bourgeois (les cris au sujet du social-fascisme sont des bêtises ineptes), tout comme le parti trav[ailliste] anglais est devenue un parti libéral de masse à la place de l’ancien parti libéral. Mais il y a quelque chose de plus important encore. Ce n’est pas un petit groupe de dirigeants qui a trahi, mais toute cette couche historique qu’est l’aristocratie ouvrière qui est passée à l’autre camp. Durant la guerre les métallurgistes anglais acquis à la cause révolutionnaire me disaient : « chez nous c’est le chambardement ; les qualifiés sont passés au statut d’employés bien payés, et à côté est apparue une masse de non-qualifiés, femmes, enfants. » La révolution industrielle a transformé l’aristocratie ouvrière en composante de la classe moyenne. D’où l’esprit contre-révolutionnaire de la s[ocial]-d[émocratie]. D’où l’énorme difficulté à créer des nouveaux partis révolutionnaires ouvriers. D’où également le danger effrayant de déformation du mouvement par des méthodes à la Hervé[8].

Si l’on pouvait faire ainsi : que, par exemple, la République Soviétique autonome de Moldavie se déclare indépendante, qu’elle quitte l’URSS et conclue avec l’URSS une alliance défensive afin que nous la protégions ; l’opinion pensera qu’il s’agit d’un pas vers la formation d’une Bessarabie indépendante ; le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste déménagera officiellement à Balta et se dotera là-bas d’un secrétaire ; tout restera comme avant, seulement les documents porteront la mention « Balta » et nous serons responsables de tout ce qui se déroule en territoire étranger.

L’important, c’est de brider les moulins à prières en bois. A Moscou il n’y a pas de viande. Le gros fournisseur était l’Asie Centrale. Au Kazakhstan etc. ils ont décidé d’exporter du bétail. Les éleveurs sont passés en Chine avec leur bétail. Les unions kochtchi[9], les komsomols etc. ont mené la politique banale de réquisition que nous connaissons plutôt bien. Des troupeaux colossaux sont passés en Chine. Et Moscou reste sans viande.

Vous allez penser que mon cerveau fonctionne. C’est de l’excitation artificielle. A présent je vais éteindre la lumière et alors débutera la nuit des premiers tourments. Reviendrai-je un jour à la vie et au travail ??

Question, question, question...

Salut communiste

G.TCHITCHERINE

20.VI.1929

RGASPI 558/2/48/9-12. Copie dactylographiée.

  1. Dans sa lettre à Tchitchérine datée du 31 mai 1929, Staline écrivait :
    « Je pense que malgré toute une série d’indélicatesses commises par nos gens à l’égard des Allemands (il y a au moins autant d’indélicatesses commises par les Allemands à l’égard de l’URSS), nos affaires avec les Allemands iront bien. Ils ont besoin à tout prix de grosses commandes industrielles, ne serait-ce d’ailleurs que pour payer les réparations. Et elles, c’est-à-dire les commandes, bien sûr, ne courent pas les rues, d’autant qu’il est connu que nous pourrions leur passer des commandes sacrément importantes. Les affaires avec les Allemands devraient aller.
    Ce serait bien de vaincre les conservateurs aux élections. Il semblerait qu’ils ne remporteront pas de majorité stable, si tant est qu’ils remportent la majorité. La défaite des conservateurs aurait, pour l’Europe en général et pour nous en particulier, une importance énorme. » RGASPI 558/2/48/8.
  2. La psychose de guerre alimentée par la crainte d’une nouvelle « intervention alliée » contre l’Union Soviétique naquit mi-1927 (rupture brutale des relations soviéto-britanniques en mai, assassinat de l’ambassadeur soviétique à Varsovie, Voïkov, en juin) et prit de plus en plus d’ampleur à la toute fin de la décennie. Son corollaire, le fameux « complexe de citadelle assiégée », fut l’un des ressorts psychologiques essentiels des purges des années trente (avec leurs cohortes d’« espions » français, britanniques, allemands ou japonais...)
  3. Le régime d’Amanoullah-khan en Afghanistan, soutenu par l’Union Soviétique (qui envoya à la rescousse un « groupe de choc » sous le commandement de Primakov, héros de la Guerre Civile et ancien attaché militaire à Kaboul), fut renversé à la mi-janvier 1929. Amanoullah-khan avait été reçu officiellement à Moscou début mai 1928 (RGASPI 422/1/129-130).
  4. Faubourgs de Moscou.
  5. L’erreur tactique de Staline avait consisté à miser sur l’alliance entre le Parti Communiste Chinois et les nationalistes du Guomindang, menés après 1925 par Tchang Kaï-Chek. Lorsque ce dernier liquida ses alliés communistes le 12 avril 1927 (commune de Shanghai), les conseillers militaires soviétiques et autres envoyés du Komintern furent contraints de rentrer précipitamment à Moscou pour échapper au massacre. Huit mois plus tard, le fiasco de l’insurrection communiste de Canton (organisée en décembre 1927 par Heinz Neumann et Besso Lominadzé) – qualifié par Staline de « combat d’arrière-garde victorieux » ! – mit fin aux derniers espoirs soviétiques.
    Les répercussions de l’« affaire chinoise » sur la politique intérieure furent importantes, puisqu’elle éclata à un moment où, dans l’attente du XVe Congrès (convoqué en décembre 1927, avec un an de retard), la lutte battait son plein entre la direction stalinienne et les membres de l’Opposition unifiée : ces derniers lui assignèrent tout naturellement une place de choix dans leur arsenal polémique.
  6. Le 1er mai 1929 à Berlin eurent lieu des heurts entre la police et les participants de la manifestation organisée par le Parti Communiste Allemand (KPD) et interdite par le social-démocrate Karl Friederich Zörgiebel, chef de la police de Berlin. On compta des pertes humaines (« vingt-huit travailleurs restèrent morts sur le pavé », selon le témoignage d’Oskar Hippe).
  7. Littéralement « Le petit feu », magazine populaire soviétique.
  8. Gustave Hervé (1871-1944), personnalité atypique de la vie politique française, entama son parcours en incarnant une ligne d’extrême-gauche au sein de la S.F.I.O. avant de rallier les thèmes de la droite nationaliste puis le pétainisme pur et dur.
  9. Des unions « Kochtchi » de paysans pauvres furent mises en place par les bolcheviks dans les Républiques d’Asie Centrale et au Kazakhstan.