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Special pages :
Lettre à Alexeï Rykov, 21 septembre 1929
Auteur·e(s) | Gueorgui Tchitcherine |
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Écriture | 5 septembre 1929 |
Documents issus des Archives d’Histoire Socio-Politique du Gouvernement Russe (Rossiski Gossoudarstvenni Arkhiv Sotsialno-Polititcheskoï Istorii ou RGASPI), ex-Archives du Parti, publiés dans le recueil Sovetskoïe roukovodstvo, perepiska 1928-1941 [Direction soviétique, correspondance 1928-1941], Moscou, Rosspen, 1999, 519 p.
Au camarade RYKOV
Estimé camarade !
Je vous suis profondément reconnaissant pour votre lettre du 21 septembre, pour la sympathie que vous me témoignez. Les souvenirs se rapportant à notre travail commun figurent parmi les meilleurs de mon existence. Mais pourquoi me désignez-vous comme une « figure politique de premier plan » ? En réalité, c’est faux. J’ai été utile à l’époque de Mirbach[1], puis au temps de notre offensive pacifique et du renouvellement des relations diplomatiques, puis à Gênes et à Lausanne, mais ces dernières années j’étais une fiction. J’appartiens au passé. C’est que je ne comprends rien à la « troisième phase ». La ligne actuelle du Komintern me semble désastreuse[2]. La campagne contre l’appareil d’Etat me plonge dans un état effroyable. En Chine nous payons les frais de la ligne fatale de 1927. En Afghanistan, dix années d’indifférence et d’inaction nous ont laissé perdre un atout exceptionnel. Nos commerciaux et notre indifférence, ainsi que des prises de position ineptes, gâchent tout en Turquie et en Perse.
On applique à présent à l’Ouest la ligne de la politique chinoise de 1927, c’est affreux, on fait tout pour se mettre l’Allemagne à dos. Ah, ne pas voir tout ça. Décombres, décombres... Mon état est une torture... Repartir, être secoué, ballotté en tous sens – ce serait fatal. « Inapte au déplacement ». Je peux prendre la route, bien sûr, même si c’est pour une mort certaine. Mais cela ne ferait qu’empirer les choses. Je ne comprends pas le pourquoi de cette fable, pourquoi on ne nomme pas un nouveau narkom. Ou pourquoi on n’a rien publié sur mon état. Quand, dans les années 60, le Khédive Saïd-Pacha est mort, ses proches ont revêtu le cadavre d’un uniforme, lui ont maquillé le visage, enfilé des lunettes noires et ont promené le cadavre en carrosse pour que l’on croie qu’il était en vie. A quoi vous servirait un cadavre en uniforme. Je ne comprends pas. Je vous suis très, très reconnaissant pour votre amitié. Mais, vraiment, mieux vaut dire les choses comme elles sont. Mon état est bien pire que l’on ne pense. Mes souffrances ne sont que partiellement éclaircies par les médecins. Il y a une part de mystère – je ne crois pas au lénifiant cliché médical. La tactique... On noie mes affections dans du jargon médical – c’est de la comédie. Les bains d’ici sont très efficaces pour moi. Mais pas moyen d’échapper aux obligations. Je vous remercie vivement pour vos chaleureuses attentions.
Salut communiste,
G.TCHITCHERINE
RGASPI 558/2/48/15. Texte dactylographié.
- ↑ Le comte Wilhelm von Mirbach-Harff, ambassadeur allemand à Moscou, joua un rôle-clé dans le financement du parti bolchevique à la veille de l’insurrection d’Octobre. Il fut abattu le 6 juillet 1918 par le socialiste-révolutionnaire de gauche (et tchékiste) Blioumkine.
- ↑ Le concept de « troisième phase » fut la grande révélation du VIe et avant-dernier Congrès du Komintern (17 juillet-1er septembre 1928) : après une première étape « révolutionnaire » (1917-1923) puis une phase de « stabilisation capitaliste » (1924-1927), l’Europe était entrée dans une période de « crise du capitalisme » et de « radicalisation révolutionnaire des masses »... La traduction politique de cette affirmation consista en l’adoption de la ligne d’extrême-gauche « classe contre classe » et de la théorie du « social-fascisme » (déjà stigmatisée par Tchitchérine dans le document 2) qui désignait la social-démocratie comme ennemi prioritaire.