Présentation par R. Dangeville

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Le Pape et Marx[modifier le wikicode]

Au Concile du Vatican de 1870, l'Église était déjà embourgeoisée et dut réviser sa doctrine traditionnelle pour proclamer le dogme de l'infaillibilité du Pape.

Que le Dieu des Cieux, créateur de toutes choses, détienne la vérité est, somme toute, logique et affaire de croyance ; mais l'affirmation qu'un homme ne se trompe jamais relève de la doctrine bourgeoise des Lumières des encyclopédistes et libres penseurs, incarnées par la déesse Raison, qui éclaire l'humanité, force les convic­tions, transforme le monde et fait le tour de l'univers, à l'instar des principes sacrés de liberté, d'égalité, et de fraternité de la Révolution bourgeoise de 1789.

Lorsque les idées toutes-puissantes descendent ainsi sur terre, elles sont person­nifiées par le grand Architecte des francs-maçons, le Pape, les chefs d'État capitalis­tes et, pour les marxistes embourgeoisés, par Marx, Lénine[1] et Staline.

Marx voulait que l'on ne parlât pas de marxisme, mais de socialisme scientifique, pour éviter qu'on attribuât à sa personne ce qui est le patrimoine théorique du prolétariat. Cependant, l'idéologie bourgeoise imprègne le mode de vie et l'éducation modernes au point qu'on ne peut se faire à l'idée d'une théorie qui ne soit pas liée à un auteur, mais produite par l'activité pratique et intellectuelle d'une collectivité, à l'instar de la Bible, par exemple.

Certes, le nom de socialisme scientifique est bien pompeux, mais c'est - avec les méthodes de la science, telles qu'elles se pratiquent dans le domaine de la physique, chimie, biologie, etc. - un effort de théorisation des relations et du devenir de la société qui, déjà sous nos yeux, exige une coordination et une organisation de plus en plus étroites. Confondre cet effort prodigieux qui incombe tout naturellement à la classe des producteurs, avec les élucubrations de l'esprit d'un seul homme (qu'il faut dès lors doter de vertus surhumaines) dérive de l'esprit de propriété, soit la domination aussi bien physique que spirituelle du monde et des masses par quelques privilégiés.

Les efforts théoriques de Marx ne peuvent être que déformés et détournés de leur but par ceux qui les divinisent: les masses devront-elles attendre un nouveau Marx ou Lénine pour qu'une révolution ait une chance de succès ? L'histoire moderne ne se complaît-t-elle pas à détrôner et à ridiculiser les géants de l'histoire, déboulonnant les Staline, etc. ?

Enfin, il est commode de citer tel écrit traitant de telle période et de tel mouve­ment particuliers pour justifier n'importe quelle thèse ou action, ou pour mettre le génie[2] en contradiction avec lui-même !

La question: «Est-il arrivé que Marx se trompe ? » ne mérite pas de réponse.

Le « parti Marx » et la Commune[modifier le wikicode]

C'est probablement pour ne pas vexer les ouvriers français de notre génération et pour ne pas déprécier Marx que la publication de la correspondance Marx-Engels s'arrête en 1868, au moment où, dans leurs écrits privés, les « fondateurs » du socialisme scientifique affirmèrent leur conviction que les ouvriers français s'étaient trop ramollis pour renverser un bonapartisme pourtant décrépit et avaient besoin d'une bonne volée[3], alors qu'ils étaient à la veille d'accomplir la plus grande épopée de tous les temps: la Commune de Paris.

Qui plus est, Marx et Engels s'acharnèrent à déconseiller au prolétariat français de prendre l'initiative d'une révolution sociale, mais revendiquèrent la Commune comme la confirmation et la victoire définitives de leur théorie et de leur parti. En outre, dans la première Adresse de l'Internationale, Marx avait défini la guerre comme défensive du côté allemand et, dans la seconde , il la dénonçait comme expansionniste. Bref, du point de vue de la logique rationnelle, Marx et Engels se seraient contredits d'un événement à l'autre, rectifiant à chaque tournant leur jugement antérieur, pour faire aussitôt une nouvelle bévue !

Les marxistes imprégnés de la mentalité bourgeoise, s'ils sont bien intentionnés à l'égard de Marx, préfèrent ne pas trop insister sur cette partie de l'œuvre du maître, d'autres, moins bien intentionnés, en tirent prétexte pour l'escamoter, car Marx et Engels s'y révèlent de farouches partisans de la violence et d'ardents révolu­tionnaires.

Lénine qui prépara la révolution russe sur le modèle de la Commune, s'acharna au contraire à étudier les quelques textes de Marx et Engels sur la guerre civile en France, dont il pouvait disposer, comme il ressort de sa Préface de 1907 [4] qu'il termine en disant: « Nous arrêterons ici le bref aperçu des leçons de politique, d'une politique digne du prolétariat, que nous donne Marx dans ses lettres à Kugelmann ». Lénine tira de cette partie de l'œuvre de Marx-Engels ses ouvrages les plus impor­tants dit point de vite théorique et pratique: l'État et la révolution, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, les Tâches du prolétariat dans notre révolution, etc.

Lénine a compris tout le sens de la formule en Marx: « Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits. Ils resurgiront toujours de nouveau jusqu'à ce que la classe ouvrière soit émancipée ».

La victoire de la révolution russe confirma ses prévisions, tirées de l'étude de Marx-Engels confrontée au développement économique et social de la Russie: « Aujourd'hui (avril 1920), nous sommes déjà en présence d'une expérience inter­nationale appréciable, qui atteste explicitement que certains traits essentiels de notre révolution ont une portée non point locale, non point particulièrement nationale, non seulement russe, niais internationale » et de préciser qu'il entend par portée internationale « la répétition historique inévitable, à l'échelle internationale, de ce qui s'est passé chez nous [5]. »

Lénine savait parfaitement que le marxisme n'était pas une simple création intellectuelle de Marx, niais l'enregistrement de l'expérience historique des luttes du prolétariat dans les grandes batailles décisives qui représentent les sommets et les tournants de l'évolution humaine. [6] Il savait que le socialisme scientifique avait été conditionné d'abord par l'expérience historique de luttes de masses populaires immen­ses au cours de la révolution bourgeoise et par l'affirmation -possible seule­ment après cette vague de faits historiques - que la révolution ne devait pas être théorisée comme elle l'avait fait elle-même, mais d'une manière scientifique, sur la base du matérialisme économique, historique et dialectique. Enfin la révolution de juin 1848 eut déjà un caractère nettement prolétarien et socialiste, et permit à Marx-Engels de prévoir dans leurs grandes lignes les conditions de la future Commune.

Théorie, histoire et action révolutionnaire[modifier le wikicode]

La lecture des trois Adresses de l'Internationale, rédigées par Marx en 1870-1871, peut donner l'impression de contradictions et de rectifications progressives. En effet, elles ne permettent pas de com­prendre les raisons des prises de positions successives de Marx, ni de saisir la complexité, la succession et parfois l'imbrication du développement historique et social. Dans ses ouvrages sur cette période, Lénine a toutefois montré la cohérence des jugements de Marx-Engels, d'une part, avec leur propre théorie, d'autre part, avec les situations objectives, qui au cours de la crise de 1870-1871 furent celles des étapes les plus importantes de toute l'époque capitaliste, du début à sa fin: 1º révolution bourgeoise et formation de l'unité nationale (en Allemagne), c'est-à-dire phase progressive du capitalisme; 2º transformation de la guerre nationale révolutionnaire bourgeoise en guerre impérialiste pour ce qui est de l'Allemagne; 3º unification du prolétariat allemand à l'échelle, non plus de petites fractions d'État, mais d'un État national unitaire; 4º constitution du prolétariat en classe, et donc en parti politique, non seulement à l'échelle nationale, mais encore internationale, 5º transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, avec le renversement de la bourgeoisie en France et l'érection du prolétariat en classe dominante (instauration de l'État de la dictature du prolétariat).

Tous ces niveaux historiques très divers du développement social qui s'étalent sur des siècles, puisque la première révolution nationale bourgeoise date de 1659 en Angleterre et le capitalisme dure encore aujourd'hui, se succèdent et s'imbriquent au cours de la grave crise sociale de 1870-1871, à un rythme prodigieux. C'est ce qui donne à la guerre civile en France une importance fondamentale pour le marxisme d'hier et d'aujourd'hui.

Mais il se trouve que la progression historique de la lutte n'a nullement été rectiligne; elle a connu des périodes d'avance et de recul qui semblent chaotiques. Ainsi la formation de l'unité nationale bourgeoise de l'Allemagne provoque le renversement de l'État français et produit une sorte de vacance de pouvoir, qui facilite l'instauration de la dictature du prolétariat en France, c'est-à-dire l'érection du prolétariat français en classe dominante. Or, à un moment où, selon Marx, le prolétariat allemand vient tout juste d'accéder à une existence à l'échelle nationale, il est pratiquement aussi fort que le prolétariat français, qui s'érige déjà en classe dominante en France.

Les directives du « parti Marx » au prolétariat dans cette période dense et complexe dérivent à la fois de principes théoriques et de l'analyse du rapport des forces, qui permet de déterminer le moment et les modalités de l'application de ces principes. C'est l'appréciation de l'ensemble de la situation politique, économique et sociale internationale qui explique les directives du « parti Marx » aux ouvriers allemands, français etc. et à la Commune. C'est sur ce plan que le présent recueil complète les textes classiques sur la Guerre civile en France.

La correspondance de Marx et d'Engels et leurs déclarations sur la Commune permettent, par exemple, de mieux saisir pourquoi ils ont déconseillé au prolétariat français de prendre l'initiative de la Commune (en fait, la bourgeoisie prit l'initiative de l'attaque): 1º l'analyse du rapport de forces vers la fin du règne de Napoléon III révéla à Marx que l'opposition républicaine et même les ouvriers ne pourraient renverser le bonapartisme, et lui fit comprendre que le prolétariat français ne pouvait vaincre dans la révolution sociale[7] . C'est avec angoisse qu'ils suivirent le processus entraînant le prolétariat héroïque de Paris vers une défaite, d'autant qu'ils estimaient que la crise sociale mûrissait rapidement à l'échelle internationale de sorte que la bataille décisive eût pu s'engager dans des conditions plus favorables et avec de plus fortes chances de succès (cf. p. 53 et 130 sqq., et les notes n° 39 et 121). Au reste, la correspondance privée et les déclarations qui reflètent l'activité de Marx et d'Engels, mettent en évidence qu'ils pouvaient certes déchiffrer l'histoire et conseiller les quelques camarades de leur parti, mais que leurs moyens d'intervention directe étaient dérisoires.

2º Une amère expérience historique avait appris à Marx et à Engels que le prolétariat pouvait, certes, faire une révolution sans être bien organisé ni conduit par un parti puissant, mais qu'il ne pouvait vaincre dans ces conditions.[8] Or, ils étaient particulièrement bien placés, à la tête de l'Internationale, pour connaître le degré d'organisation du prolétariat français et pour juger que la révolution échouerait parce qu'elle n'avait pas été suffisamment préparée. (cf. p. 53 et 130 sqq.)

Si la révolution est un drame social et une lutte impitoyable, la théorie révolu­tionnaire est, elle aussi, terrible et inflexible. Marx et Engels le montrèrent aussi bien avant, pendant qu'après la Commune, aux côtés de laquelle ils luttèrent à tous les niveaux du combat.[9]. Sur le plan de la tactique militaire préconisée par Marx-Engels, la Commune a confirmé que le prolétariat part avec un lourd handicap lorsqu'il attend la défaite militaire pour attaquer le pouvoir bourgeois. En effet, la révolution a le plus de chances de vaincre, si elle parvient à arrêter la mobilisation et la guerre dès le début des hostilités.

Si demain les premières fusées devaient partir, l'avenir serait sombre. Mais ce n'est pas une fatalité. En tout cas, ce n'est pas en restant passif et en invoquant la paix que le prolétariat arrête les carnages cycliques des guerres: cela le marxisme l'a affirmé depuis toujours, et l'histoire l'a amplement confirmé.

R. Dangeville

  1. Amadeo Bordiga, le premier secrétaire du Parti communiste d'Italie, évoquait souvent le désespoir et la colère de Trotski, disant: « Mais, c'est du pharaonisme, du pharaonisme ! », quand il passa pour la première fois devant le mausolée de Lénine, construit par les créateurs du culte de la personnalité.
  2. La publication des manuscrits préparatoires de l'œuvre connue de Marx a l'utilité, entre autres, de ramener Marx au nombre des humains, en mettant en évidence ses méthodes de recherche et son zèle infatigable.
    Dans leur correspondance, Marx et Engels tâtonnent parfois et font des hypothèses qui font partie de la recherche et de l'étude de l'évolution historique, mais ne sont pas des jugements définitifs à partir desquels ils donneront leurs directives aux partis ouvriers. Ainsi à la question de savoir si la Russie interviendrait dans le conflit de 1870-1871, Marx répondra finalement qu'elle ne le peut pas, parce qu'elle n'est pas militairement prête, du fait de difficultés intérieures.
  3. De fait, la Prusse renversa le régime bonapartiste, et Marx affirmera: « Quelle que soit l'issue de la guerre, elle aura exercé le prolétariat français au maniement des armes, et c'est là la meilleure garantie pour l'avenir» (lettre à Kugelmann, 13 décembre 1870). Marx n'eut jamais l'occasion, ni l'envie de s'abaisser à la vile et hypocrite autocritique.
  4. Cf. V. Lénine, la Commune de Paris, Éditions en Langues Étrangères, Moscou, 110 p. La citation que nous avons reproduite se trouve page 10.
    Le lecteur se reportera en outre aux ouvrages de Lénine sur les enseignements de la Commune, ainsi qu'aux textes classiques de Marx-Engels sur la Guerre Civile en France. 1871, Paris, Éditions Sociales, 1953, p. 358
  5. Lénine, le Gauchisme, maladie infantile du communisme, en Œuvres choisies, 1953, 11/2, p. 345, ainsi que le commentaire de la Gauche communiste italienne: Sur le texte de Lénine, la maladie infantile du communisme (« le Gauchisme »), Éd. « Programme communiste », (B. P. 24, Paris 19e) qui rappelle le mot de Lénine, selon lequel on guérit plus facilement d'une maladie infantile que sénile.
  6. Engels note que cette expérience fut particulièrement nette en France. « Le développement économique et politique de la France depuis 1789 a fait que, depuis 50 ans, aucune révolution n'a pu éclater à Paris sans revêtir un caractère il prolétarien [cf. Marx-Engels, Écrits militaires, l'Herne, 1970, pp. 113-117, où Engels tire les leçons de la Commune de 1793-17941, de sorte qu'après la victoire le prolétariat, qui l'avait achetée de son sang, entrait en scène avec ses revendications propres. Ces revendications étaient plus ou moins fumeuses, selon le degré de maturité atteint par les ouvriers parisiens, mais. en définitive, elles visaient toutes à la suppression de l'antagonisme de classe entre capitalistes et ouvriers. » Cf. la Guerre civile en France. 1871, p. 292-293. Voir aussi notre note nº 104.
  7. Marx et Engels ne furent pas surpris lorsqu'elle éclata: depuis des mois, ils prévoyaient qu'elle devait survenir.
  8. "Pour qu'au jour de la décision, le prolétariat soit assez fort pour VAINCRE, il est nécessaire qu'il se constitue en un Parti autonome, un parti de classe conscient, séparé de tous les autres. C'est ce que Marx et moi nous n'avons cessé de défendre depuis le Manifeste de 1848". (Engels à G. Trier, le 18 décembre 1889).
  9. Dans leur Karl Marx (Gallimard, 1937 et 1970), O. Maenchen-Helfen et B. Nicolaïevski (qui avaient eu accès aux Archives Marx-Engels à Moscou) rapportent qu'Engels avait eu l'intention d'aller organiser la défense en France afin de préserver, autant que possible, les forces du prolétariat, mais il dut renoncer à son projet, car au premier revers, il eût été considéré comme traître, étant « Prussien ». Or le meilleur général ne peut remporter la victoire, sans essuyer quelque défaite. Des centaines de lettres précieuses attestant de l'activité inlassable de Marx-Engels en faveur de la Commune n'ont pu être retrouvées, cf. notes n° 33 et 113.