Prolongements historiques et théoriques de la Commune

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Enseignements de la commune[modifier le wikicode]

« Pour qu'une révolution sociale puisse triompher, deux conditions au moins sont nécessaires: des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme était encore peu développé et la France était surtout un pays de petite bourgeoisie (artisans, paysans, boutiquiers, etc.). Il n'existait pas de parti ouvrier; la classe ouvrière n'avait ni préparation ni long entraînement et, dans sa masse, elle n'avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser. Il n'y avait ni sérieuse organisation politique du prolétariat, ni syndicats et associations coopératives de masse. » Lénine, À la mémoire de la Commune, in la Commune de Paris, pp. 18-19.

Marx


Discours de commémoration du septième anniversaire de l'Association internationale des travailleurs, le 25 septembre 1871 à Londres[1]

The World, le 15 octobre 1871

À propos de l'Internationale, Marx dit que le grand succès qui a couronné jusqu'alors ses efforts, est dû à des circonstances qui dépassent le pouvoir de ses membres eux-mêmes. La fondation de l'Internationale elle-même a été le résultat de telles circonstances et n'est pas due aux efforts des hommes qui se sont attachés à cette oeuvre. Ce n'est donc pas le fruit d'une poignée de politiciens habiles: tous les politiciens du monde réunis n'auraient pu créer les conditions et les circonstances qui furent nécessaires pour assurer le succès de l'Internationale.

L'Internationale n'a propagé aucun credo particulier. Sa tâche a été d'organiser les forces de la classe ouvrière et de coordonner les divers mouvements ouvriers afin de les unifier. Les conditions qui ont donné une impulsion si formidable à l'Association, sont celles-là mêmes qui ont opprimé de plus en plus les travailleurs à travers le monde: tel est le secret de son succès.

Les événements des dernières semaines ont montré de manière indubitable comment la classe ouvrière doit lutter pour son émancipation. Les persécutions organisées par les gouvernements contre l'Internationale évoquent celles des premiers chrétiens de la Rome antique. Ils ont été, eux aussi, peu nombreux au début, mais les patriciens ont senti d'instinct que l'Empire romain serait ruiné si les chrétiens triomphaient. À Rome, les persécutions n'ont pas sauvé l'Empire; de nos jours, les persécutions dirigées contre l'Internationale ne sauveront pas davantage les conditions sociales de l'époque actuelle.

Ce qui fait l'originalité de l'Internationale, c'est qu'elle a été créée par les travailleurs eux-mêmes. Avant la fondation de l'Internationale, toutes les diverses organisations étaient des sociétés fondées pour les classes ouvrières par quelques radicaux issus des classes dominantes. En revanche, l'Internationale a été créée par les travailleurs eux-mêmes. En Angleterre, le mouvement chartiste a été formé avec l'accord et le concours de radicaux bourgeois. Cependant, s'il avait connu le succès, il n'eût pu tourner qu'à l'avantage de la classe ouvrière. L'Angleterre est le seul pays où la classe ouvrière est assez développée pour pouvoir utiliser le suffrage universel à son profit.

Ensuite, Marx évoque la révolution de Février et rappelle que ce mouvement a été soutenu par une fraction de la bourgeoisie contre le parti au pouvoir. La révolution de Février s'est contentée de faire des promesses aux ouvriers et de remplacer une équipe d'hommes de la classe dominante par une autre. En revanche, la révolution de juin 1848 a été une révolte contre toute la classe dominante, y compris la fraction la plus radicale. Les ouvriers qui, en Février 1848, avaient porté au pouvoir des hommes nouveaux, ont senti instinctivement qu'ils avaient simplement substitué un groupe d'oppresseurs à un autre, et qu'ils étaient trahis.

Le dernier mouvement a été le plus grand de tous ceux qui se sont produits jusqu'ici, et il ne peut y avoir deux opinions à son égard: la Commune a été la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière. Il y a eu de nombreux malentendus sur la Commune. Celle-ci ne devait pas asseoir une nouvelle forme de domination de classe. Lorsque les présentes conditions d'oppression seront éliminées grâce au transfert des moyens de production aux travailleurs productifs et à l'obligation faite à tous les individus physiquement aptes de travailler pour vivre, on aura détruit l'unique raison d'être d'une quelconque domination de classe et d'oppression.

Mais, avant de réaliser un changement socialiste, il faut une dictature du prolétariat, dont une condition première est l'armée prolétarienne. Les classes ouvrières devront conquérir sur le champ de bataille le droit à leur propre émancipation. La tâche de l'Internationale est d'organiser et de coordonner les forces ouvrières dans le combat qui les attend.

Marx


Résolutions du meeting de commémoration du premier anniversaire de la Commune de Paris

13-18 mars 1872

L'assemblée réunie en l'honneur de l'anniversaire du 18 Mars 1871 a adopté les résolutions suivantes:

  1. Nous considérons le glorieux mouvement du 18 Mars comme l'aube de la grande révolution sociale, qui libérera les hommes à tout jamais du régime des classes.
  2. Nous déclarons que les actes démentiels et les crimes perpétrés par les classes bourgeoises liguées dans toute l'Europe, par haine des ouvriers, ainsi que par la vieille société, quelles que puissent en être les formes de gouvernement, monarchique ou républicain, sont voués à l'échec.
  3. Nous proclamons que la croisade de tous les gouvernements contre l'Internationale et les mesures terroristes des assassins versaillais et de leurs vainqueurs prussiens témoignent de l'inanité de leurs efforts et confirment que l'armée menaçante du prolétariat mondial se tient derrière l'héroïque avant-garde écrasée par les forces liguées de Thiers et de Guillaume.


Marx


Au directeur de la Liberté

La Liberté, le 17 mars 1872

Monsieur le Directeur,

Dans le livre du citoyen G. Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871, dont j'ai eu connaissance il y a quelques jours seulement, je lis, page 92, le passage suivant:


« Dans sa lettre sur les élections du 8 février, envoyée au citoyen Serraillier, Karl Marx, le principal inspirateur de la section allemande de l'Internationale, critique avec une certaine amertume la participation de la section française aux élections. Cela démontre à satiété qu'à tort ou à raison, l'Internationale était alors peu encline à s'immiscer activement dans la politique. »

Aussitôt après la publication de ma prétendue lettre à Serraillier dans le Times, le Courrier de l'Europe, l'Avenir de Berlin, etc., j'ai déclaré qu'il s'agissait d'une fabrication de Paris-journal. Pour sa part, Serraillier a révélé publiquement que le véritable auteur de cette lettre est un journaliste travaillant avec la police. Comme presque tous les organes de l'Internationale et même certains journaux parisiens ont publié nos déclarations, je suis très étonné de ce que le citoyen Lefrançais ait repris à son compte les canards de journaux inventés par Henri de Pène.

Je reste, Monsieur, votre très dévoué

Karl Marx

Engels


Sur l'action politique de la classe ouvrière

Compte rendu, rédigé par l'auteur lui-même, de son discours à la séance du 21 septembre 1871 à la Conférence de Londres

Il est absolument impossible de s'abstenir des affaires politiques. Même les journaux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l'occasion, d'attaquer le gouvernement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s'agit, c'est de savoir quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous l'abstention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la plupart des pays. Ce n'est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l'abstention. La pratique de la vie réelle et l'oppression politique que les gouvernements en place font subir aux ouvriers - à des fins politiques, aussi bien que sociales -contraignent les ouvriers à faire de la politique, qu'ils le veuillent ou non. Leur prêcher l'abstention en matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise. Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l'ordre du jour l'action politique du prolétariat, l'abstention politique est tout à fait impossible.

Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous ? Par la domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d'accord sur ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique ! Tous les abstentionnistes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence. Mais la révolution n'est-elle pas l'acte suprême en matière politique ? Or, qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens - l'action politique qui prépare la révolution, éduque l'ouvrier et sans elle le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la bataille par les Favre et Pyat. Cependant, la politique qu'il faut faire doit être celle du prolétariat: le parti ouvrier ne doit pas être à la queue de quelque parti bourgeois que ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome ayant sa propre politique et poursuivant son propre but.

Les libertés politiques, le droit de réunion et d'association, la liberté de la presse, telles sont nos armes. Et nous devrions accepter de limiter l'armement et faire de l'abstention, lorsqu'on essaie de nous en priver ? On prétend que toute action politique signifie reconnaître l'ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l'état existant, dès lors l'utilisation de ces moyens n'est pas une reconnaissance de l'ordre établi.

Marx

(Séance du 20 septembre de la Conférence de Londres)

Le citoyen Lorenzo nous a rappelés à l'observation du règlement, et le citoyen Bastelica l'a suivi dans cette voie. Si je prends les statuts originaux et l'Adresse inaugurale de notre Association, je lis dans les deux que le Conseil général a été chargé de soumettre à la discussion des Congrès un programme ouvrier.[2] Le programme que le Conseil général soumet à la discussion de la Conférence traite de l'organisation de notre Association, et la proposition de Vaillant se rapporte elle aussi à cette question: l'objection de Lorenzo et de Bastelica n'est donc pas fondée.

Dans la plupart des pays, certains Internationaux, en invoquant la déclaration tronquée des Statuts votés au Congrès de Genève[3] ont fait de la propagande en faveur de l'abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont bien gardés d'enrayer. En Allemagne, Schweitzer et autres, à la solde de Bismarck, ont essayé de raccrocher l'activité de nos sections au char de la politique gouvernementale. En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et autres de s'emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention permit à un Comité dictatorial - le Comité central - composé en majeure partie de bonapartistes et d'intrigants, de s'établir à Paris et de perdre sciemment, dans l'inaction, les premiers jours de la révolution, alors qu'il aurait dû les consacrer à son affermissement.[4] En France, le mouvement a échoué, parce qu'il n'avait pas été assez préparé.

En Amérique, un congrès, tenu récemment et composé d'ouvriers, (149) a décidé de s'engager dans les affaires politiques et de substituer aux politiciens de métier des ouvriers comme eux, chargés de défendre les intérêts de leur classe.

Certes, il faut faire la politique en tenant compte des conditions de chaque pays. En Angleterre, par exemple, il n'est pas facile à un ouvrier d'entrer au parlement. Les parlementaires ne recevant aucun subside et l'ouvrier n'ayant que les ressources de son travail pour vivre, le parlement est inaccessible pour lui. Or, la bourgeoisie qui refuse obstinément une allocation aux membres du parlement, sait parfaitement que c'est le moyen d'empêcher la classe ouvrière d'y être représentée.

Il ne faut pas croire que ce soit d'une mince importance d'avoir des ouvriers dans les parlements. Si l'on étouffe leur voix, comme à De Potter et Castiau ou si on les expulse comme Manuel, l'effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette tribune, c'est le monde entier qui les entend. D'une manière comme d'une autre, c'est une grande publicité pour nos principes. Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de s'opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait, a secoué toute l'Allemagne; Munich même, cette ville où l'on n'a jamais fait de révolution que pour des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la fin de la guerre.

Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne pas prendre les Tolain.

Marx appuie la proposition du citoyen Vaillant, ainsi qu'un amendement de Frankel relatif à la traduction erronée des Statuts et tendant à faire précéder d'un considérant explicatif la raison d'être de cette déclaration; en effet, cette question a déjà été résolue par les Statuts et ce n'est pas d'aujourd'hui que l'Association demande aux ouvriers de faire de la politique, mais de toujours.[5]

Marx-Engels


Résolutions de la Conférence de l'A.I.T., Londres, 17-23 septembre 1871


IX. L'action politique de la classe ouvrière

Vu les considérants des statuts originaux où il est dit: « L'émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen »;

Vu l'Adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs (1864) qui dit: « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l'émancipation des travailleurs, ils continueront à y opposer le plus d'obstacles possible... La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »;

Vu la résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet: « L'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique »;

Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des internationaux français à la veille du plébiscite (1870) où il est dit: «D'après la teneur de nos statuts, certainement toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique, ont la mission spéciale, non seulement de servir de centres à l'organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs, tout mouvement politique tendant à l'accomplissement de notre but final: l'émancipation économique de la classe ouvrière;

Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l'action de l'Association internationale des travailleurs;

En présence d'une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort d'émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classes et la domination politique des classes possédantes qui en résulte;

Considérant en outre:

  • Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes;
  • Que cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême: l'abolition des classes;
  • Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs,

la Conférence rappelle aux membres de l'Internationale que, dans l'état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

X. Résolution générale relative aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par les gouvernements

Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des travailleurs est momentanément devenue impraticable par suite de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite.

XI. Résolutions relatives à la France

La Conférence exprime sa ferme conviction que toutes les persécutions ne feront que doubler l'énergie des adhérents de l'Internationale et que les branches continueront à s'organiser sinon par grands centres, du moins par ateliers et fédérations d'ateliers correspondant entre eux par leurs délégués.

En conséquence, la Conférence invite toutes les branches à continuer sans relâche à propager les principes de notre Association en France et à y importer le plus grand nombre possible d'exemplaires de toutes les publications et des statuts de l'Internationale.

Marx-Engels


Résolution relative aux Statuts au Congrès général de La Haye du 2-7 septembre 1872

L'article suivant qui résume le contenu de la résolution de la Conférence de Londres (Septembre 1871) sera inséré dans les Statuts après l'article 7.

Art. 7a: Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.

Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême: l'abolition des classes.

La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.

Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat.

Marx-Engels


Préface de 1872 au Manifeste Communiste

La Commune notamment a démontré que « la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre possession de la machine d'État, telle qu'elle est et l'utiliser pour ses propres fins ». (Voir la Guerre Civile en France. Adresse du Conseil général de l'A.I.T., où cette idée est plus longuement développée.)[6]

Engels à C. Terzaghi

Londres, le 14 janvier 1872

Mon cher Terzaghi

... D'abord, les anarchistes nous cherchent querelle sous le prétexte que nous avons tenu une Conférence; ensuite, ils nous attaquent parce que nous appliquons les résolutions de Bâle, résolutions que nous sommes tenus d'exécuter. Ils ne veulent pas que le Conseil général dispose d'autorité, même si elle est librement consentie par tous. J'aimerais bien savoir comment, sans cette autorité (comme ils l'appellent), il eût été possible de faire justice des Tolain aussi bien que des Durand et Netchaïev, et comment avec la belle phrase d'autonomie des sections, comme vous l'expliquez dans votre circulaire, vous entendez empêcher l'intrusion de mouchards de police et des traîtres. Certes, personne ne conteste l'autonomie aux sections, mais une fédération n'est pas possible, si les sections ne cèdent pas certains pouvoirs aux comités fédéraux et, en dernière instance, au Conseil général.

Mais, savez-vous quels furent les initiateurs et les zélateurs de ces résolutions autoritaires ? Peut-être les délégués du Conseil général ? Pas du tout. Ces mesures autoritaires ont été proposées par les délégués de Belgique, et les Schwitzguébel, Guillaume et Bakounine en furent les protagonistes les plus acharnés. Voilà comment les choses se présentent.

Il me semble que vous faites un grand abus des mots d'autorité et de centralisation. Je ne connais pas d'affaire plus autoritaire qu'une révolution, et quand on impose sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les révolutions, il me semble que l'on fasse preuve d'autorité. Ce fut le manque de centralisation et d'autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris.

Faites ce que vous voulez de l'autorité, etc. après la victoire, mais pour la lutte nous devons réunir toutes nos forces en un seul faisceau et les concentrer sur le même point d'attaque. Enfin, quand j'entends parler de l'autorité et de la centralisation comme de deux choses condamnables dans toutes les circonstances possibles, il me semble que ceux qui parlent ainsi, ou bien ne savent pas ce qu'est une révolution, ou bien ne sont des révolutionnaires qu'en paroles.

Si vous voulez savoir ce que les auteurs de la circulaire ont fait dans la pratique pour l'Internationale, lisez leur propre rapport officiel sur l'état de la confédération jurassienne au Congrès (cf. la Révolution sociale de Genève du 23 novembre 1871), et vous verrez à quel état de dissolution et d'impuissance, ils ont réduit une fédération bien établie il y a un an.[7] Or, ces gens-là prétendent réformer l'Internationale !

Salut fraternel,

votre Fr. Engels

Engels à A. Bebel

Londres, le 20 juin 1873

... Bien sûr, toute direction d'un parti veut avoir des résultats, et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons et sous nos yeux encore, se développe si colossalement, que l'on n'a pas besoin à tout prix et toujours de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale: après la Commune elle connut un succès immense. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute-puissante. La grande masse de ses membres crurent que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient, s'épanouirent, abusèrent de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, jusqu'à son terme.

La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres du Congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et pourtant presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient-ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye ! Maintenant les sectaires brouillons se mirent à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs.

Or, si nous nous étions présentés à La Haye en conciliateurs et si nous eussions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ?

  • Les sectaires - notamment les bakounistes - eussent disposé d'un an de plus pour commettre, au nom de l'Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore;
  • les ouvriers des pays les plus avancés se fussent écartés avec dégoût. La bulle n'éclata pas, elle se dégonfla doucement, sous l'effet de quelques coups d'aiguille,
  • et le Congrès suivant qui eût tout de même apporté la crise se fût déroulé au niveau des scandales mettant en cause les individus, puisqu'on avait déjà quitté le terrain des principes à La Haye.

Dès lors, l'Internationale était déjà morte, et l'eût été même si nous avions tenté de faire l'union de tous. Au lieu de cela, dans l'honneur, nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune présents à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un sentiment aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres à l'égard du prolétariat européen. Nous avons permis pendant dix mois qu'ils rassemblent toutes leurs forces pour mentir, calomnier et intriguer, - et où sont-ils ? Eux, les prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale, déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain Congrès. Pour ce qui est des détails, ci-joint un article destiné au Volksstaat. Et si nous avions à le refaire, nous agirions en gros de la même façon, étant entendu que l'on commet toujours des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalliens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.

Au reste, le vieil Hegel a déjà dit: un parti éprouve qu'il vaincra, en ce qu'il se divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. À chaque stade, une partie des gens reste accrochée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti, qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant tous les pires persécutions...

Aussi ne devons-nous pas oublier, lorsque par exemple le Neue Social-Democrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, que toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que commencer (par exemple l'Association générale des ouvriers allemands au Schlesvig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti, qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère...


La question du parti[modifier le wikicode]

« Se souvenant des enseignements de la Commune, il [le prolétariat russe] savait que le prolétariat ne doit pas négliger les moyens de lutte pacifiques - ces derniers servent ses intérêts quotidiens et sont indispensables en période de préparation de la révolution - mais qu'il ne doit jamais oublier non plus que dans certaines circonstances la lutte de classe se transforme en lutte armée et en guerre civile: il est des moments où les intérêts du prolétariat exigent l'extermination implacable de ses ennemis dans des combats déclarés. » V. Lénine, la Commune de Paris, p. 14.

Engels


Le programme des réfugiés blanquistes de la Commune

Der Volksstaat, le 26 juin 1874

Durant la contre-révolution qui suit chaque révolution vaincue, les réfugiés qui ont pu en réchapper, développent une activité fiévreuse. Les différentes tendances de parti se regroupent, s'accusent mutuellement d'avoir fait échouer le navire dans la vase, d'avoir trahi ou commis toutes les vilenies possibles et imaginables. Par ailleurs, on maintient avec son pays une liaison étroite, on organise, on conspire, on lance des tracts et des journaux, on jure que le mouvement va se déclencher une nouvelle fois dans les quarante-huit heures, que la victoire est certaine et, dans cette perspective, on distribue déjà des postes gouvernementaux. Naturellement, c'est aller de déception en déception. Or, comme on attribue tous les déboires à des erreurs contingentes, et non à des circonstances historiques inévitables que l'on ne veut pas considérer en face afin de les comprendre, on n'en finit plus de s'accuser mutuellement, et tout cela débouche dans des lamentations générales. C'est le sort de toute émigration, depuis celle des royalistes de 1792 à celle de réfugiés politiques d'aujourd'hui. Ceux parmi les réfugiés qui ont une claire vision et conscience de la situation se retirent des chamailleries stériles, dès qu'ils peuvent le faire décemment, et se consacrent à des tâches meilleures.

L'émigration française de la Commune n'a pas échappé à ce sort inévitable. Le Conseil général de l'Internationale a été contraint, pendant les deux premières années, d'escamoter, du moins aux yeux du monde, les dissensions internes qui le déchiraient, parce que toute l'Europe officielle avait lancé une campagne de diffamation contre toutes les tendances quelles qu'elles soient, mais surtout contre le point central commun que représentait Londres en particulier. Cependant, au cours de ces deux dernières années, le Conseil général ne fut plus en mesure de dissimuler le processus de décomposition qui s'étendait de plus en plus rapidement. La polémique ouverte éclatait de toutes parts. En Suisse, une fraction, influencée essentiellement par Malon, l'un des fondateurs de l'Alliance secrète,[8] se joignit aux bakounistes. Ce furent, ensuite, les prétendus blanquistes de Londres qui se retirèrent de l'Internationale et constituèrent un groupe à part sous l'appellation: la Commune révolutionnaire. À côté de cela, il se forma toute une kyrielle d'autres groupes, qui sont en voie de formation et de réorganisation constantes et n'ont pas fait grand-chose même dans leurs proclamations, alors que les blanquistes viennent de porter à la connaissance du monde leur programme dans un manifeste aux « Communeux ».

Ces blanquistes ne portent pas ce nom parce qu'ils forment un groupe fondé par Blanqui; seuls quelques-uns des trente-trois signataires de ce programme ont peut-être eu l'occasion de parler avec Blanqui. Ils prétendent bien plutôt vouloir agir dans son esprit et dans sa tradition. Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique. Socialiste simplement de par sentiment, sympathisant avec les souffrances du peuple, il ne possède pas de théorie socialiste, ni des solutions pratiques bien déterminées pour remédier aux maux sociaux. De par son activité politique, c'est essentiellement un « homme d'action », étant persuadé qu'une petite minorité bien organisée doit, au bon moment, tenter un coup de main révolutionnaire et réussir, à la suite de ce premier succès, à entraîner les masses populaires et assurer ainsi le triomphe de la révolution.

Sous Louis-Philippe, il ne put évidemment constituer ce noyau que sous la forme d'une société secrète, et c'est alors que se produisit ce qui arrive habituellement lors des conjurations: excédés d'être sans cesse sous le collier en s'entendant promettre sans résultat que le moment était tout proche de passer à l'action, ses partisans finirent par perdre patience et se rebiffèrent, si bien qu'il ne resta qu'une alternative: ou bien laisser tomber la conjuration, ou bien déclencher une action sans les prémisses extérieures. On passa à l'action (le 12 mai 1839), et l'on fut écrasé en un clin d'œil. Au reste, ce fut la seule conspiration blanquiste dans laquelle la police ne réussit pas à prendre pied, ayant été surprise comme par la foudre dans un ciel serein.

Étant donné que Blanqui conçoit toute révolution comme un coup de main, il s'ensuit, de toute nécessité, l'instauration d'une dictature après son triomphe, j'entends bien, non pas une dictature de la classe révolutionnaire - la dictature du prolétariat -, mais la dictature de la poignée de ceux qui ont fait le coup de main et qui >eux-mêmes étaient déjà, auparavant, organisés sous la dictature d'un seul homme ou de plusieurs.

Comme on le voit, Blanqui est un révolutionnaire de la génération précédente. Ses idées sur le cours des événements révolutionnaires sont depuis longtemps dépassées, du moins pour le parti ouvrier allemand et même en France elles ne peuvent plus guère avoir de résonance qu'auprès d'ouvriers, peu nombreux, qui ne sont pas très formés et ne savent contenir leur impatience. Qui plus est, nous allons voir que ces conceptions ne sont pas reprises sans quelques restrictions dans le programme en question. Chez nos blanquistes de Londres circule aussi le principe selon lequel les révolutions en général ne se font pas toutes seules, mais doivent être faites; cependant, selon eux, elles doivent être faites par une minorité relativement restreinte d'après un plan conçu au préalable, et ils pensent qu'elle peut « éclater » à n'importe quel moment.

Il va de soi qu'avec de tels principes, on est livré, pieds et poings liés, à toutes les déceptions personnelles de la vie de réfugié, étant voué à se précipiter d'une folie dans une autre. On veut, avant tout, jouer à être Blanqui, l' « homme d'action». Mais, ici la bonne volonté n'est pas d'un grand secours: chacun n'a pas l'instinct révolutionnaire, l'énergie et l'esprit de décision rapide de Blanqui, et Hamlet peut parler d'énergie à perdre haleine, il n'en reste pas moins Hamlet. Or, lorsque nos trente-trois hommes d'action ne trouvent absolument rien à faire au niveau de ce qu'ils appellent Faction, nos trente-trois Brutus entrent avec eux-mêmes dans une contradiction plus comique que tragique, contradiction dont le tragique n'est nullement accru par les mines sombres qu'ils affichent, comme s'ils étaient tous des « Meuros, cachant le poignard sous son manteau »,[9] ce qu'ils n'ont pas l'intention de faire, soit dit en passant.

Que faire dès lors ? Ils préparent le « prochain grand coup », en dressant des listes de proscription pour l'avenir, afin que les rangs de ceux qui ont participé à la Commune soient épurés, ce pour quoi ils sont appelés les « purs » parmi les autres réfugiés. Je ne suis pas en mesure de dire s'ils se sont affublés eux-mêmes de ce titre, qui, au reste, irait assez mal à un certain nombre d'entre eux. Leurs réunions se passent à huis clos, et leurs décisions doivent être tenues secrètes, ce qui n'empêche nullement que l'écho s'en répercute le lendemain dans toute la colonie française.

Il arrive à ces sérieux hommes d'action ce qui arrive toujours lorsqu'il n'est pas possible d'agir: ils se sont engagés d'abord dans une polémique personnelle, puis littéraire, avec un digne adversaire, l'un des plus malpropres personnages de la petite presse parisienne, un certain Vermersch, qui publia sous la Commune le Père Duchêne, une lamentable caricature du journal d'Hébert de 1793. Ce noble personnage répond à leur indignation morale, en les traitant tous, dans un pamphlet, de « voyous et de complices de voyous » et les inonde d'un flot épais d'injures ordurières:

Chaque mot

Est un pot de chambre,

Et qui n'est pas vide.[10]

C'est avec un pareil adversaire que nos trente-trois Brutus jugent nécessaire de se mesurer devant le public.

Si une chose est certaine, c'est que le prolétariat parisien - après une guerre épuisante, après la famine de Paris, et surtout après l'atroce saignée des journées de Mai 1871 - a besoin de toute une période de repos, afin de rassembler de nouveau ses forces, toute tentative prématurée d'un soulèvement ne pouvant avoir pour conséquence qu'une défaite nouvelle, si possible plus terrible encore. Nos blanquistes ne sont pas de cet avis. La désagrégation de la majorité monarchiste à Versailles leur annonce « la chute de Versailles et la revanche de la Commune. En effet, nous arrivons à ce grand moment historique, cette grave crise, où le peuple qui semble noyé dans sa misère et voué à la mort, va reprendre sa marche révolutionnaire avec une force nouvelle ».

Cela va donc barder de nouveau, et bientôt. Or, cet espoir d'une imminente « revanche de la Commune » n'est pas seulement une illusion de réfugié, c'est un acte de foi nécessaire de gens qui se sont mis de toute force en tête qu'ils doivent jouer aux « hommes d'action », à un moment où il n'y a absolument rien qui permette de faire quoi que ce soit dans ce sens, celui d'un coup de main révolutionnaire. Mais que leur importe ! Si le mouvement est déclenché, ils estimeront « que le moment est venu, que tout ce qui, parmi les réfugiés, a encore en soi de la vie, va se manifester». Ainsi donc, les Trente-Trois nous déclarent qu'ils sont: 1º athées; 2º communistes; 3º révolutionnaires.

Nos blanquistes ont en commun avec les bakounistes qu'ils veulent représenter la tendance la plus avancée et la plus extrémiste. C'est pour cela que, soit dit en passant, ils marchent souvent ensemble, pour ce qui est des moyens employés, bien que leurs buts soient opposés. Il s'agit donc, pour ce qui est de l'athéisme, d'être plus radicaux que tous les autres. Par bonheur, il est très facile aujourd'hui d'être athée. En général, l'athéisme est à peu près une évidence pour les partis ouvriers européens, encore que, dans certains pays, il puisse subsister un parti comme celui des bakounistes espagnols, qui proclame: croire à Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire en la Vierge Marie, c'est tout autre chose, et il va de soi qu'un socialiste courant y croit. Chez la plupart des ouvriers sociaux-démocrates allemands, on peut même dire que le problème de l'athéisme est dépassé, ce terme purement négatif n'ayant plus d'effet sur eux, puisqu'ils n'ont plus vis-à-vis de la foi en Dieu une opposition théorique, mais pratique: ils en ont tout simplement fini avec Dieu, car ils vivent et pensent dans le monde réel et sont, de ce fait, des matérialistes.

C'est certainement aussi le cas en France. Mais, s'il n'en était pas ainsi, rien ne serait plus simple que de s'attacher à diffuser massivement parmi les ouvriers la brillante littérature matérialiste française du siècle dernier. L'esprit français, tant du point de vue de la forme que du contenu, y a atteint ses plus hauts sommets. Même si l'on considère le niveau scientifique actuel, cette littérature dépasse de très loin la substance des écrits d'aujourd'hui; pour ce qui est de sa forme, elle n'a jamais plus été atteinte. Mais, cela ne convient pas à nos blanquistes. Afin de démontrer qu'ils sont plus radicaux que quiconque, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793:

« La Commune doit avoir libéré l'humanité de ce fantôme de la misère d'autrefois » [Dieu] « et de cette cause » [Dieu qui n'existe pas devient une cause ! ! !] « de sa misère présente. - Il n'y a pas de place pour les curés dans la Commune; toute manifestation religieuse, toute organisation religieuse doit être interdite. »

Cette revendication, à savoir transformer les gens en athées par ordre du mufti, est signée par deux membres de la Commune qui ont pourtant eu l'occasion d'apprendre par l'expérience: 1° que l'on peut ordonner tout ce que l'on veut sur le papier, sans que pour autant cela soit appliqué, et 2° que les persécutions sont le meilleur moyen pour faire naître des croyants inopportuns. Une chose est sûre: le seul service que l'on puisse rendre aujourd'hui à Dieu, c'est de déclarer que l'athéisme est un article de foi obligatoire, et de surenchérir sur les lois anticléricales du Kulturkampf de Bismarck[11] en interdisant la religion en général.

Le second point du programme, c'est le communisme. Nous nous sentons ici plus chez nous, car le navire sur lequel nous voguons s'appelle: Manifeste du Parti communiste, publié en février 1848. Dès l'automne 1872, les cinq blanquistes sortis de l'Internationale ont professé un programme socialiste qui dans tous ses points essentiels était celui-là même de l'actuel communisme allemand, et motivé leur départ uniquement par le fait que l'Internationale refusait de jouer à la révolution comme ils l'entendaient.[12] À présent, le comité des Trente-Trois a adopté ce programme avec toute la conception matérialiste de l'histoire qu'il implique, encore que sa traduction en français blanquiste laisse à désirer sur bien des points, dès lors que le Manifeste n'est pas reproduit pour ainsi dire littéralement. C'est ce que montre, par exemple, le passage suivant:

« Comme expression ultime de toutes les formes d'asservissement, la bourgeoisie a dépouillé l'exploitation du travail de son voile mystique, qui l'enveloppait autrefois: les gouvernements, religions, familles, lois, institutions du passé comme du présent se réduisent enfin, dans cette société, au simple antagonisme entre capitalistes et ouvriers salariés, en étant les instruments de l'oppression, grâce auxquels la bourgeoisie maintient sa domination et assujettit le prolétariat. »

Que l'on compare à ce passage le texte du Manifeste communiste, « En un mot, à la place de l'exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, la bourgeoisie a mis l'exploitation franche, éhontée, directe, dans toute sa sécheresse. Elle a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu'alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le curé, le poète, l'homme de science. Elle a arraché aux relations familiales leur voile de touchante sentimentalité et les a transformées en un simple rapport d'argent, etc. »

Mais à mesure qu'ils descendent de la théorie à la pratique, les Trente-Trois affirment de plus en plus leur originalité: « Nous sommes communistes, parce que nous voulons arriver à notre but, sans nous arrêter à des stades intermédiaires, à des compromis qui ne font que différer la victoire et prolonger l'esclavage. »

Les communistes allemands sont communistes, parce qu'ils passent par tous les stades intermédiaires et compromis, qui ne sont pas faits par eux, mais par le développement historique, en ayant toujours clairement devant les yeux le but final qu'ils poursuivent sans cesse: l'abolition des classes et l'instauration d'une société où n'existe plus de propriété privée du sol et des moyens de production.

Les Trente-Trois sont communistes, parce qu'ils s'imaginent que l'affaire est réglée, pourvu qu'ils aient la bonne volonté de sauter les stades intermédiaires et les compromis: comme il est convenu, s'ils « passent tel jour à l'attaque » et arrivent au pouvoir, le « communisme est instauré » le surlendemain. Si cela n'est pas possible tout de suite, alors nous ne sommes pas des communistes. Il est puéril et naïf d'ériger l'impatience en fondement de la conviction théorique !

Enfin, nos Trente-Trois sont des « révolutionnaires ». Comme on le sait, dans ce domaine, les bakounistes ont déjà battu tous les records possibles, pour ce qui est des formules creuses et enflées. Toutefois, les blanquistes se font un devoir de les surpasser encore. Et comment ? Comme on le sait, tout le prolétariat socialiste - de Lisbonne et New York à Pest et Belgrade - a tout de suite assumé en bloc la responsabilité des actes de la Commune de Paris. Mais, ce n'est pas assez pour nos blanquistes:

« En ce qui nous concerne, nous revendiquons notre part de responsabilité dans les exécutions qui [sous la Commune] ont frappé les ennemis du peuple » [suit la liste des fusillés]; « nous revendiquons notre part de responsabilité dans les incendies qui ont anéanti les instruments de l'oppression monarchiste ou bourgeoise ou qui ont protégé les combattants ».

Dans toute révolution, il arrive inévitablement toutes sortes de bêtises, comme d'ailleurs dans toute autre période, et lorsqu'on a enfin de nouveau repris un peu son calme, on en vient nécessairement à la conclusion: Nous avons fait beaucoup de choses que nous eussions mieux fait de ne pas faire, et nous avons omis de faire beaucoup de choses que nous eussions dû faire, et c'est pour cela que nous avons essuyé un revers. Mais quel manque d'esprit critique que de sanctifier littéralement la Commune, de la déclarer infaillible, d'affirmer que chaque maison brûlée, chaque otage fusillé a subi, exactement et jusque dans le dernier détail, ce qui lui était dû.[13] Cela ne revient-il pas à affirmer que, durant la semaine de Mai, le peuple a fusillé exactement les gens qui devaient être fusillés - et pas plus et pas moins -, et qu'il a incendié exactement les bâtiments qu'il fallait, et pas plus et pas moins. Enfin, n'est-ce pas comme si l'on affirmait à propos de la première révolution française: tous ceux qui ont été guillotinés l'ont été à bon escient, aussi bien ceux que Robespierre a fait décapiter que ceux qui ont ensuite décapité Robespierre ? Voilà les enfantillages auxquels aboutissent des gens, au fond tout à fait débonnaires, qui veulent faire un effet terrible !

Mais, il suffit ! Malgré toutes les excentricités de réfugiés et toutes les tentatives - qui se changent en leur contraire - de vouloir faire apparaître Charles ou Edouard comme des terreurs, il y a incontestablement un progrès fondamental dans ce programme: c'est le premier manifeste, par lequel des ouvriers français professent l'actuel communisme allemand.[14] Qui plus est, des ouvriers de la tendance qui tient les Français pour le peuple élu de la révolution et Paris pour la Jérusalem révolutionnaire. C'est le mérite incontesté de Vaillant - cosignataire du programme et excellent connaisseur de la langue allemande et de notre littérature socialiste - que de les avoir amené à faire ce pas. Les ouvriers socialistes allemands, qui ont démontré qu'ils étaient totalement affranchis de tout chauvinisme national, peuvent considérer comme un symptôme de bon augure le fait que des ouvriers français adoptent des principes théoriques justes, bien qu'ils viennent d'Allemagne.

Marx-Engels


Les prétendues scissions dans l'Internationale


Circulaire privée de l'A.I.T., rédigée au début de 1872.

Jusqu'à ce jour, le Conseil général s'est imposé une réserve absolue quant aux luttes intérieures de l'Internationale et n'a jamais répondu publiquement aux attaques publiques, lancées durant plus de deux ans contre lui par des membres de l'Internationale.

Tant que ce ne sont que quelques intrigants qui persistent à entretenir à dessein une confusion entre l'Internationale et une société 150 qui, dès son origine, lui a été hostile, le Conseil général peut encore garder le silence, mais dès lors que la réaction européenne s'appuie sur les scandales provoqués par cette société au moment même où l'Internationale traverse sa crise la plus grave, il se voit contraint de faire l'historique de toutes ces intrigues.

Après la chute de la Commune de Paris, le premier acte du Conseil général fut de publier son manifeste sur la Guerre civile en France, dans lequel il se solidarisa avec tous les actes de la Commune, qui à ce moment précis servaient à la bourgeoisie, à la presse et aux gouvernements d'Europe à accabler sous les calomnies les plus infâmes les vaincus de Paris. Même une partie de la classe ouvrière n'avait pas encore compris que sa cause venait de subir un échec. Le Conseil en acquit une preuve, entre autres, par les démissions de deux de ses membres, les citoyens Odger et Lucraft, qui se désolidarisèrent d'avec ce Manifeste. On peut dire que l'unité des vues de la classe ouvrière sur les événements de Paris date de la publication de ce Manifeste dans tous les pays civilisés.

Par ailleurs, l'Internationale trouva un moyen de propagande des plus puissants dans la presse bourgeoise, notamment d'Angleterre, qui se vit contrainte par ce Manifeste à s'engager dans une polémique entretenue par les répliques du Conseil général.

L'arrivée à Londres de nombreux réfugiés de la Commune obligea le Conseil général à se constituer en Comité de secours et à exercer, durant plus de huit mois, cette fonction tout extérieure à ses attributions normales. Il va sans dire que les vaincus et les exilés de la Commune n'avaient rien à espérer de la bourgeoisie. D'autre part, les demandes de secours venaient à un moment difficile pour la classe ouvrière. La Suisse et la Belgique avaient déjà reçu leur contingent de réfugiés qu'elles devaient soutenir et aider à passer en Angleterre. Les sommes collectées en Allemagne, en Autriche et en Espagne étaient envoyées en Suisse. En Angleterre, c'était la grande lutte pour la journée de travail de neuf heures à Newcastle[15] et elle absorbait aussi bien les contributions individuelles des ouvriers que les fonds réunis par les syndicats, fonds qui, du reste, ne peuvent être affectés qu'aux luttes revendicatives. Cependant grâce à des démarches et des correspondances incessantes, le Conseil put réunir par petites sommes l'argent qu'il distribuait chaque semaine. Les ouvriers américains ont répondu le plus généreusement à son appel. Il est bien dommage que le Conseil n'ait pu disposer des millions que l'imagination terrifiée de la bourgeoisie voit magnanimement dans les coffres-forts de l'Internationale !

Après Mai 1871, un certain nombre de réfugiés de la Commune furent appelés à remplacer au Conseil l'élément français qui, par suite de la guerre, ne s'y trouvait plus représenté. Parmi les membres ainsi cooptés, il y avait d'anciens Internationaux et une majorité d'hommes connus pour leur énergie révolutionnaire: leur élection fut un hommage rendu à la Commune de Paris.

Les mesures répressives à l'encontre de l'Internationale par le gouvernement bonapartiste avaient empêché la réunion du Congrès de l'Internationale à Paris, prescrite par le Congrès de Bâle. Usant du droit conféré par l'article 4 des Statuts, le Conseil général, dans sa circulaire du 12 juillet 1871, convoqua le Congrès à Mayence.[16] En même temps, le Conseil général adressa des lettres aux différentes fédérations afin de leur proposer le transfert du siège du Conseil général d'Angleterre en un autre pays et pour demander que les délégués soient pourvus de mandats impératifs sur cette question. Les Fédérations se déclarèrent à l'unanimité pour son maintien à Londres. La guerre franco-allemande, éclatant peu de jours après, rendit tout congrès impossible. C'est alors que les Fédérations consultées nous donnèrent le pouvoir de fixer la date du prochain Congrès selon les événements.

Dès que la situation parut le permettre, le Conseil général convoqua une Conférence restreinte, en s'appuyant sur les précédents de la Conférence de 1865[17] et les séances administratives internes de chaque Congrès.

Un Congrès public était impossible et n'eût fait que de dénoncer les délégués du continent. En effet, c'était le moment où la réaction européenne célébrait ses orgies: Jules Favre demandait l'extradition des réfugiés comme criminels de droit commun à tous les gouvernements, même à celui de l'Angleterre; Dufaure proposait à l'Assemblée rurale une loi mettant l'Internationale hors la loi[18] et dont Malou servit aux Belges une contrefaçon hypocrite; en Suisse, un réfugié de la Commune fut arrêté préventivement, en attendant la décision du gouvernement fédéral sur la demande d'extradition, la chasse aux Internationaux était la base manifeste de l'alliance entre Beust et Bismarck, dont Victor-Emmanuel s'empressa d'adopter la clause dirigée contre l'Internationale, le gouvernement espagnol, se mettant entièrement à la disposition des bourreaux de Versailles, contraignit le Conseil fédéral de Madrid à chercher refuge au Portugal. Bref, c'était le moment où l'Internationale avait pour premier devoir de resserrer son organisation et de relever le gant jeté par les gouvernements.

Toutes les sections en rapports réguliers avec le Conseil général furent convoquées en temps opportun à la Conférence qui, bien que n'étant pas un Congrès public, se heurta à de sérieuses difficultés. Il va sans dire que, dans l'état où elle se trouvait, la France ne pouvait élire de délégués. En Italie, la seule section, organisée alors, était celle de Naples : au moment de nommer un délégué, elle fut dissoute par la force armée. En Autriche et en Hongrie, les membres les plus actifs furent emprisonnés. En Allemagne, quelques-uns des membres les plus connus furent poursuivis pour crime de haute trahison, d'autres étaient en prison, et les moyens pécuniaires étaient absorbés par la nécessité de venir en aide à leurs familles. Les Américains, tout en adressant à la Conférence un mémoire détaillé sur la situation de l'Internationale dans leur pays employèrent les frais de délégation au soutien des réfugiés. Du reste, toutes les fédérations reconnurent la nécessité de substituer une Conférence restreinte au Congrès public.

Après avoir siégé à Londres du 17 au 23 septembre 1871, la Conférence laissa au Conseil général le soin de publier ses résolutions, de codifier les règlements administratifs et de les publier avec les Statuts généraux, revus et corrigés, en trois langues, d'exécuter la résolution substituant les timbres d'adhésion aux cartes de membres, de réorganiser l'Internationale en Angleterre, et enfin de subvenir aux dépenses nécessitées par ces divers travaux. Dès la publication des travaux de la Conférence, la presse réactionnaire, de Paris à Moscou, de Londres à New York, dénonça la résolution sur la politique de la classe ouvrière[19] comme renfermant des desseins si dangereux - le Times l'accusa « d'une audace froidement calculée » - qu'il était urgent de mettre l'Internationale hors la loi. D'autre part, la résolution faisant justice des sections sectaires qui s'étaient glissées dans nos rangs fut le prétexte pour la police internationale aux aguets de revendiquer bruyamment la liberté et l'autonomie des ouvriers, ses protégés, contre le despotisme avilissant du Conseil général et de la Conférence. La classe ouvrière se sentait si « gravement opprimée » que le Conseil général reçut d'Europe, d'Amérique, d'Australie et même des Indes orientales des adhésions et des avis de formation de nouvelles sections...

La première phase de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie se caractérise par la formation de sectes. Elles ont leur raison d'être à une époque où le prolétariat n'est pas encore assez développé pour agir en tant que classe. Çà et là des penseurs font la critique de la société et de ses antagonismes, et en donnent des solutions imaginaires que la masse des ouvriers n'a qu'à accepter, à propager et à mettre en pratique. De par leur nature, les sectes formées par ces initiateurs s'abstiennent de faire de la politique et sont étrangères à toute action pratique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d'ensemble. La grande masse des ouvriers reste toujours indifférente, voire hostile, à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes et des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenites.

Or, ces sectes qui, à l'origine, représentaient les leviers du mouvement, lui font obstacle dès que le mouvement les dépasse. Elles deviennent alors réactionnaires, La preuve en est les sectes en France et en Angleterre, et récemment les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l'organisation du prolétariat, ont fini par devenir de purs et simples instruments de la police. En somme, elles représentent l'enfance du mouvement prolétarien, comme l'astrologie et l'alchimie sont l'enfance de la science. Pour que la fondation de l'Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.

En face des organisations fantaisistes et antagonistes des sectes, l'Internationale est l'organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir de classe organisé dans l'État. Aussi les statuts de l'Internationale ne connaissaient-ils que de simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétarien et en laisse l'élaboration théorique à l'impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l'échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinctement toutes les convictions sociales dans leurs organes et leurs Congrès.

De même que, dans toute nouvelle phase historique, les vieilles erreurs reparaissent un instant pour disparaître bientôt après, de même l'Internationale a vu renaître dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.

Le fait même que l'Alliance considère comme un progrès immense la résurrection des sectes, est une preuve concluante que leur temps est dépassé. Car, tandis qu'à leur origine elles représentaient les éléments du progrès, le programme de l'Alliance - à la remorque d'un « Mahomet sans Coran » - ne représente qu'un ramassis d'idées d'outre-tombe, déguisées sous des phrases sonores, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les Internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres...[20]

Depuis la chute de la Commune, les obstacles légaux n'ont fait que s'accroître dans divers pays: ils rendent encore plus indispensable l'intervention du Conseil général pour tenir les éléments douteux en dehors de l'Association. Tout dernièrement, les comités de France ont demandé que le Conseil général intervienne pour les débarrasser des mouchards; dans un autre grand pays (l'Autriche), les Internationaux l'ont requis de ne reconnaître aucune section n'étant fondée par ses mandataires directs ou par eux-mêmes. Ils motivaient leur demande par la nécessité d'éloigner aussi des agents provocateurs dont le zèle bruyant se manifestait par la formation rapide de sections d'un radicalisme sans pareil...

Si la guerre franco-allemande a eu pour effet pratique de créer la désorganisation des sections, en enrôlant un grand nombre d'ouvriers dans les deux armées, il n'en est pas moins vrai que la chute de l'Empire et la proclamation ouverte de la guerre de conquête de Bismarck provoquèrent en Allemagne et en Angleterre une lutte passionnée entre la bourgeoisie prenant parti pour les Prussiens et le prolétariat affirmant plus que jamais ses sentiments internationaux. Par cela même, l'Internationale devait gagner du terrain dans ces deux pays. En Amérique, le même fait produisit une scission dans l'immense émigration prolétaire allemande: le parti international se sépara nettement du parti chauviniste.

D'un autre côté, l'avènement de la Commune de Paris a donné un essor sans précédent au développement apparent de l'Internationale et à la revendication virile de ses principes par les sections de toutes nationalités - excepté cependant les jurassiens...

Marx à Sorge

Londres, le 27 septembre 1873

Cher Sorge,

... Les conditions en Europe me donnent à penser qu'il est absolument nécessaire de faire passer pour le moment l'organisation formelle de l'Internationale à l'arrière-plan, en ayant soin cependant, si c'est possible, de ne pas lâcher le point central de New York simplement pour éviter que des idiots comme Perret ou des aventurieurs comme Cluseret s'emparent de la direction et compromettent la cause. Les événements, l'inévitable évolution et enchaînement des choses pourvoieront d'eux-mêmes à une résurrection de l'Internationale sous une forme améliorée. En attendant, il suffit de ne pas laisser échapper des mains la liaison avec les meilleurs éléments dans les divers pays. Pour le reste, il ne faut pas se soucier le moins du monde des décisions locales de Genève: on peut les ignorer totalement. La seule bonne résolution qui y ait été prise - celle de remettre le Congrès à deux ans - facilite notre façon d'agir. Au reste, nous faisons totalement échec aux calculs des gouvernements du continent, qui veulent, utiliser le spectre de l'Internationale pour engager une croisade réactionnaire, les bourgeois tenant partout ce spectre pour heureusement enterré.

À propos: il faut absolument que vous nous renvoyiez le livre de comptes pour l'administration des fonds consacrés aux réfugiés de la Commune. Nous en avons absolument besoin pour nous justifier contre des insinuations calomnieuses. Ce livre n'a aucun lien avec les fonctions générales du Conseil général et, selon moi, il n'aurait jamais dû sortir de nos mains...

Marx à Sorge

Londres, le 4 août 1874

En Angleterre, l'Internationale est pour le moment pour ainsi dire morte. Le Conseil fédéral de Londres n'a plus qu'une existence purement nominale, quoique quelques-uns de ses membres soient actifs individuellement. Le grand événement est ici le réveil des travailleurs agricoles[21]. L'échec de leurs premières tentatives n'est pas un malheur, au contraire (Fr). En ce qui concerne les ouvriers des villes, c'est bien dommage que tout le paquet des chefs ne soit pas entré au Parlement. C'est le moyen le plus sûr de se débarrasser de cette racaille.

En France, nous assistons à l'organisation de syndicats ouvriers dans les différentes grandes villes, et ils correspondent entre eux. Ils se limitent à des questions purement professionnelles, et ils ne peuvent faire autrement, sinon ils seraient supprimés sans autre forme de procès. Les ouvriers se donnent ainsi en tout cas une sorte d'organisation, un point de ralliement pour le moment où une plus grande liberté de mouvement redeviendra possible...

Pour juger des conditions françaises, et spécialement parisiennes, il ne faut pas oublier que, à côté des autorités officielles de la police et de l'armée, il y a aussi l'action en secret d'une meute de chiens épauletiers bonapartistes, avec lesquels le grand républicain Thiers a formé les Conseils de guerre pour massacrer les communards. Ils constituent une sorte de tribunal terroriste secret, dont les mouchards sont partout et rendent peu sûrs les quartiers ouvriers de Paris.

Engels à Sorge

Londres, 12 septembre 1874

Avec ton départ, la vieille Internationale est complètement finie.[22] Et c'est une bonne chose. Elle appartenait à la période du Second Empire où l'oppression qui régnait dans toute l'Europe prescrivait au mouvement ouvrier qui était en train de se réveiller de s'unir et de s'abstenir de toute polémique interne. C'était le moment où les intérêts cosmopolites communs du prolétariat pouvaient passer au premier plan. L'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, le Danemark venaient à peine d'entrer dans le mouvement ou étaient en train d'y entrer. En 1864, la conscience théorique du mouvement était encore très confuse dans les masses d'Europe, c'est-à-dire dans la réalité le communisme allemand n'existait pas encore sous la forme d'un parti ouvrier, le proudhonisme était encore trop faible pour enfourcher ses marottes particulières, les dernières élucubrations de Bakounine n'avaient pas encore germé dans son esprit, même les chefs des syndicats anglais croyaient pouvoir entrer dans le mouvement sur la base du programme formulé dans les Considérants des statuts.

Le premier grand succès devait briser cette naïve collaboration de toutes les fractions. Ce succès fut la Commune qui intellectuellement était sans contredit fille de l'Internationale, bien que l'Internationale n'eût pas remué un doigt pour la faire, et de laquelle l'Internationale fut, dans cette mesure aussi, rendue responsable à juste titre. Lorsque la Commune fut devenue, grâce à la Commune, une puissance morale en Europe, ce fut le commencement des discordes. Chaque tendance voulut exploiter le succès à son profit, et ce fut l'inévitable dislocation. La jalousie envers la force croissante des seuls gens qui étaient réellement résolus à travailler sur le vieux programme général - les communistes allemands - poussa les proudhoniens belges dans les bras des aventuriers bakounistes.

Le Congrès de La Haye marqua effectivement la fin - et cela pour les deux partis. Le seul pays où il était encore possible de faire quelque chose au nom de l'Internationale était l'Amérique, et un heureux instinct y transféra la haute direction. Son prestige y est maintenant épuisé, et tout effort ultérieur pour y insuffler une vie nouvelle serait folie et gaspillage de force. L'Internationale a dominé dix années d'histoire européenne en l'orientant vers un côté - celui de l'avenir. Elle peut considérer le travail accompli avec fierté.

Quoi qu'il en soit, elle ne faisait que se survivre sous sa forme ancienne. Pour susciter une nouvelle Internationale du type de l'ancienne - une alliance de tous les partis prolétariens de tous les pays -, il faudrait un écrasement général du mouvement ouvrier tel qu'il avait régné de 1849 à 1864. Pour cela, le monde prolétarien est devenu trop vaste et trop profond. Je crois que la prochaine Internationale sera directement communiste et arborera d'emblée nos principes, lorsque les écrits de Marx auront produit leur effet durant quelques années...

L'émigration française est tout à fait divisée. Les émigrés se sont tous brouillés entre eux et avec tout le monde en plus, pour des motifs purement personnels, affaires d'argent presque toujours, et nous en sommes à peu près débarrassés. Ces gens veulent souvent vivre sans vraiment travailler, ils ont la tête pleine de prétendues inventions qui doivent produire des millions, pourvu qu'on les mette seulement en état d'exploiter ces inventions, ce qui demande simplement quelques livres sterling. Mais si l'on est assez naïf pour marcher, on est refait de son argent et par-dessus le marché traité de bourgeois. Le Moussu s'est comporté le plus misérablement, se révélant à la fin comme un escroc. La vie de bohème menée durant la guerre, la Commune et l'exil a terriblement démoralisé ces gens, et seule l'amère nécessité peut refaire d'un bohème français un homme rangé. Par contre, la grande masse des ouvriers français, politiquement inconnus, a pour le moment laissé de côté la politique et a trouvé du travail ici.

Mes meilleures salutations.

Ton Fr. E.

Engels à Florence Kelley-Wischnevetzky

Londres, le 27 janvier 1887

... Lorsque Marx fonda l'Internationale, il rédigea les Statuts généraux de manière que tous les socialistes de la classe ouvrière de cette époque pussent y participer: Proudhoniens, Pierre Lerouxistes et même la partie la plus avancée des syndicats anglais. Ce n'est que par cette large base que l'Internationale est devenue ce qu'elle fut: le moyen de dissoudre et d'absorber progressivement ces petites sectes, à l'exception des anarchistes, dont la soudaine apparition dans les différents pays n'a été que la réaction violente de la bourgeoisie contre la Commune, et c'est pourquoi nous pouvions les laisser tranquillement décliner, ce qui arriva effectivement. Si, de 1864 à 1873, nous avions tenu à ne collaborer qu'avec ceux qui reconnaissaient ouvertement notre programme, où serions-nous aujourd'hui ? Je pense que notre pratique a montré qu'il est possible de travailler avec le mouvement général de la classe ouvrière à chacune des diverses étapes, sans abandonner ni cacher notre propre position distincte, voire à notre organisation. Je crains que les Allemands d'Amérique commettraient une grave erreur, s'ils s'engageaient dans une autre voie...

La question de l'État[modifier le wikicode]

Engels à A. Bebel

Londres, 16-18 mars 1875

[Le projet de programme de Gotha] a transformé le libre État populaire en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre à l'égard de ses citoyens, autrement dit un État à gouvernement despotique. Il faudrait laisser tomber un tel bavardage sur l'État, surtout après la Commune qui n'était plus un État au sens propre. L'État populaire, les anarchistes nous l'ont assez jeté à la tête, bien que l'ouvrage de Marx contre Proudhon et ensuite le Manifeste disent expressément qu'avec l'instauration du régime socialiste l'État se dissout de lui-même et finit par disparaître.

L' « État » n'étant qu'une institution transitoire, dont on se sert dans la lutte durant la révolution pour réprimer de force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler de « libre État populaire ».

En effet, si le prolétariat a besoin de l'État, ce n'est point pour instaurer la liberté, mais pour réprimer ses adversaires, et sitôt qu'il pourra être question de liberté, l'État aura cessé d'exister en tant que tel. En conséquence, nous proposerions de mettre partout à la place du mot « État » le mot « communauté », (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand répondant fort bien au mot français « Commune »...

Engels à Ph. Van Patten

Londres, le 18 avril 1883

En réponse à votre lettre du 2 avril sur la position de Karl Marx vis-à-vis des anarchistes en général et de Johann Most en particulier, je serai concis et clair.

Depuis 1845, Marx et moi, nous avons pensé que l'une des conséquences finales de la future révolution prolétarienne sera l'extinction progressive des organisations politiques appelées du nom d'État. De tout temps, le but essentiel de cet organisme a été de maintenir et de garantir, par la violence armée, l'assujettissement économique de la majorité travailleuse par la stricte minorité fortunée. Avec la disparition de cette stricte minorité fortunée disparaît aussi la nécessité d'un pouvoir armé d'oppression, ou État. Mais, en même temps, nous avons toujours pensé que, pour parvenir à ce résultat et à d'autres, bien plus importants encore de la future révolution sociale, la classe ouvrière devait d'abord s'emparer du pouvoir politique de l'État, afin d'écraser grâce à lui la résistance de la classe capitaliste et de réorganiser les structures sociales. C'est ce que l'on peut lire déjà dans le Manifeste communiste de 1847, chapitre II, fin.[23] (104)

Les anarchistes mettent les choses sens dessus dessous. Ils déclarent que la révolution prolétarienne doit commencer en abolissant l'organisation politique de l'État. Or, la seule organisation dont le prolétariat dispose après sa victoire, c'est précisément l'État. Certes, cet État doit subir des changements très considérables avant de pouvoir remplir ses nouvelles fonctions. Mais, le détruire à ce moment, ce serait détruire le seul organisme grâce auquel le prolétariat victorieux puisse précisément faire valoir la domination qu'il vient de conquérir, écraser ses adversaires capitalistes et entreprendre la révolution économique de la société, faute de quoi toute victoire devra s'achever par une nouvelle défaite et par un massacre général des ouvriers, comme ce fut le cas de la Commune de Paris.

Faut-il que je vous donne expressément l'assurance que Marx s'est opposé à cette stupidité anarchiste dès l'instant où elle lui apparut sous la forme que lui donne actuellement Bakounine ? Toute l'histoire interne de l'Association internationale des travailleurs en témoigne. Les anarchistes tentent depuis 1867 avec les procédés les plus infâmes de s'emparer de la direction de l'Internationale, et Marx fut l'obstacle principal à leur projet. Le résultat d'une lutte de cinq ans, ce fut, au Congrès de La Haye en septembre 1872, l'exclusion des anarchistes de l'Internationale, et l'homme qui fit le plus pour obtenir cette exclusion, ce fut Marx. À ce propos, notre vieil ami, F.A. Sorge de Hoboken, qui y assista en tant que délégué, peut vous fournir des détails, si vous le souhaitez...

Engels à Ed. Bernstein

Eastbourne, 17 août 1883

... Dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie, la monarchie bonapartiste (dont Marx a défini les caractéristiques dans le 18-Brumaire, et moi-même dans la Question du logement II, etc) joue un rôle semblable à celui de la monarchie absolue dans la lutte entre forces féodales et bourgeoisie. Or, ce combat ne peut être livré jusqu'au bout sous l'ancienne monarchie absolue, mais seulement sous la monarchie constitutionnelle (Angleterre, France de 1789-1792 et 1815-1830). De même, en ce qui concerne le combat entre bourgeoisie et prolétariat, c'est sous la République qu'il est mené à son terme. Comme des conditions favorables et les traditions révolutionnaires ont contribué à ce que les Français renversent le bonapartisme et instaurent la république bourgeoise, ils possèdent déjà la forme où le combat doit être mené jusqu'à son terme. Ils ont donc un avantage sur nous qui sommes embourbés dans un mélange de semi-féodalisme et de bonapartisme, puisque nous avons à conquérir la forme où se déroulera la lutte finale. Bref, du point de vue politique, ils nous devancent de toute une étape. Une restauration monarchiste aurait pour conséquence de remettre à l'ordre du jour la lutte pour la restauration de la république bourgeoise, tandis que la poursuite de la république signifie une exacerbation croissante de la lutte de classe directe et non dissimulée. En conséquence, le premier résultat immédiat de la révolution, pour ce qui est de la forme, peut et doit être chez nous, la république bourgeoise[24]. Mais, ce ne peut être alors qu'un bref point de passage, étant donné que nous avons la chance de ne pas avoir un parti bourgeois purement républicain. La république bourgeoise, ayant à sa tête le parti du progrès peut-être, nous servira d'abord à conquérir la grande masse des ouvriers pour le socialisme révolutionnaire. C'est ce qui se règle en un an ou deux, tous les partis de milieu encore possibles sans nous s'usant et se ruinant eux-mêmes pendant ce laps de temps. C'est alors seulement que ce sera notre tour, et avec succès. La grande erreur des Allemands, c'est de se représenter la révolution comme quelque chose qui se règle en une nuit[25]. En fait, c'est un processus de développement des masses dans des conditions accélérées, processus s'étendant sur des années. Chacune des révolutions qui s'est faite en une nuit (1830) s'est bornée à éliminer une réaction d'emblée sans espoir ou a conduit directement au contraire de ce qu'elle s'efforçait de réaliser (cf, 1848, France).

Votre F.E.

Engels à Ed. Bernstein

Londres, le 1er janvier 1894

... En ce qui concerne votre question sur le passage de la Préface du Manifeste se référant à la Guerre civile en France[26], vous serez sans doute d'accord avec la réponse que j'en donne dans ma préface de Mars 1891.[27] (165) Je vous en envoie un exemplaire pour le cas où vous n'en auriez pas. Il s'agit tout simplement de prouver que le prolétariat victorieux doit commencer par donner une forme nouvelle à l'ancien État et administration bureaucratiques et centralisés, avant de pouvoir utiliser l'État à ses fins. À l'inverse, depuis 1848 tous les bourgeois républicains, si violemment aient-ils attaqués cette machine, tant qu'ils étaient dans l'opposition - ont, sitôt qu'ils sont parvenus au gouvernement, repris sans aucun changement cette machine pour l'utiliser, soit contre la réaction, soit le plus souvent contre le prolétariat. Si, dans la Guerre civile en France 1871 nous avons porté au compte de la Commune des plans plus ou moins conscients, alors que ses tendances lui étaient plus ou moins inconscientes, ce n'est pas seulement parce que les circonstances le justifiaient, mais encore parce que c'est ainsi qu'il faut procéder. Les Russes ont fait preuve d'un grand bon sens, en mettant ce passage de la Guerre civile en annexe à leur traduction du Manifeste. Si le cours des choses n'avait pas été aussi rapide, on aurait pu faire davantage encore à l'époque...

Engels à Ed. Bernstein

Londres, le 14 mars 1884

Cette notion de démocratie change avec chaque demos (peuple) donné à chaque fois, et ne nous fait donc pas avancer d'un pas. Ce qu'il y avait à dire, à mon avis, c'est que le prolétariat a besoin de formes démocratiques pour s'emparer du pouvoir politique, mais comme toutes les formes politiques, elles ne sont que des moyens. Cependant, si l'on veut aujourd'hui, en Allemagne, la démocratie comme butil faut s'appuyer sur les paysans et les petits bourgeois, autrement dit des classes en voie de disparition, c'est-à-dire réactionnaires, par rapport au prolétariat, si l'on veut les maintenir artificiellement. En outre, il ne faut pas oublier que la forme conséquente de la domination bourgeoise est précisément la république démocratique, devenue trop risquée à la suite du développement déjà atteint par le prolétariat, mais qui reste une forme encore possible de la domination bourgeoise pure, comme le montrent la France et les États-Unis.

Le principe du libéralisme comme « un état de choses déjà atteint historiquement » n'est en fait qu'une inconséquence. La monarchie constitutionnelle libérale est une forme adéquate de la domination bourgeoise: 1º au début, lorsque la bourgeoisie n'a pas encore réglé complètement ses comptes avec la monarchie absolue; 2º à la fin, lorsque le prolétariat rend déjà trop risquée la république démocratique. Quoi qu'il en soit, la république démocratique restera toujours la forme ultime de la domination bourgeoise, forme dans laquelle elle crèvera. Mais, il suffit sur cette salade.

Nim me prie de te saluer. Je n'ai pas vu Tussy hier.

Ton F.E.

Engels à A. Bebel

Londres, le 6 juin 1884

Nous ne pouvons détourner les masses des partis libéraux, tant que ceux-ci n'ont pas eu l'occasion de se ridiculiser dans la pratique, en arrivant au pouvoir et en démontrant qu'ils sont des incapables. Nous sommes toujours, comme en 1848, l'opposition de l'avenir et nous devons donc avoir au gouvernement le plus extrême des partis actuels avant que nous puissions devenir vis-à-vis de lui l'opposition actuelle. La stagnation politique c'est-à-dire la lutte sans effet ni but des partis officiels telle qu'elle se pratique à l'heure actuelle - ne peut pas nous servir à la longue, comme le ferait un combat progressif de ces partis tendant au fur et à mesure à un glissement vers la gauche. C'est ce qui se produit en France, où la lutte politique se déroule comme toujours sous forme classique. Les gouvernements qui se succèdent sont de plus en plus orientés à gauche; le ministère Clemenceau est déjà en vue, et ce ne sera pas le ministère de la bourgeoisie extrême. À chaque glissement à gauche, des concessions tombent en partage aux ouvriers (voir la dernière grève de Decazeville où, pour la première fois, la soldatesque n'est pas intervenue). Ce qui importe avant tout, c'est que le champ soit de plus en plus net pour la bataille décisive et la position des partis claire et pure. Dans cette évolution lente, mais irrésistible de la république française, je tiens pour inévitable ce résultat final: opposition entre les bourgeois radicaux jouant aux socialistes et les ouvriers vraiment révolutionnaires. Ce sera l'un des événements les plus importants, et j'espère qu'il ne sera pas interrompu. Je me réjouis de ce que nos gens ne soient pas encore assez forts à Paris (et ils le sont d'autant plus en province) pour se laisser aller à des putschs, par la force du verbe révolutionnaire.

Évidemment, dans la confuse Allemagne, l'évolution ne se poursuit pas d'une manière aussi classiquement pure qu'en France. Elle a trop de retard pour cela, nous n'arrivons à ce stade que quand les autres l'ont déjà dépassé. Mais, en dépit de la mesquinerie de nos partis officiels, la vie politique, quelle qu'elle soit, nous est bien plus favorable que l'actuel désert politique où ne joue que le faisceau des intrigues de politique extérieure...

Londres, le 11 décembre 1884

... Pour ce qui est de la démocratie pure et de son rôle à l'avenir, je ne partage pas ton opinion. Il est évident qu'en Allemagne, elle jouera un rôle bien plus insignifiant que dans les pays de développement industriel plus ancien. Mais, cela n'empêche pas qu'elle acquerra, au moment de la révolution, une importance momentanée en tant que parti bourgeois extrême: c'est ce qui s'est déjà passé en 1849 à Francfort, du fait qu'elle représentait la dernière bouée de sauvetage de toute l'économie bourgeoise et même féodale. À ce moment, toute la masse des réactionnaires se range derrière lui et le renforce: tout ce qui est réactionnaire se donne alors des allures démocratiques. De mars à septembre 1848, toute la masse féodale et bureaucratique renforça ainsi les libéraux, afin de mater les masses révolutionnaires et, le coup réussi, les libéraux furent éconduits à coups de pied, comme il fallait s'y attendre. C'est ainsi qu'en France, de mai 1848 aux élections de Bonaparte en décembre, ce fut le parti républicain pur du National, le parti le plus faible de tous, qui régna du simple fait qu'il avait derrière lui toute la masse organisée de la réaction.

C'est ce qui s'est passé à chaque révolution: le parti le plus bénin qui puisse encore régner, arrive au pouvoir, simplement parce que le vaincu voit en lui la dernière chance de salut. Or, on ne peut pas s'attendre à ce qu'au moment de la crise, nous ayons derrière nous la majorité des électeurs, c'est-à-dire de la nation. Toute la classe bourgeoise et les vestiges des classes féodales possédantes, une grande partie de la petite-bourgeoisie et de la population des campagnes se rangeront alors derrière le parti bourgeois extrême qui se donnera des allures révolutionnaires extrémistes, et je tiens pour très possible qu'il soit représenté dans le gouvernement provisoire, voire qu'il en forme un moment la majorité. La minorité social-démocrate du gouvernement parisien de Février a montré comment il ne fallait pas agir lorsqu'on est en majorité. Cependant, pour l'heure, c'est une question encore académique.

Néanmoins, les événements peuvent se dérouler tout autrement en Allemagne, et ce sont pour des raisons militaires. Dans l'état actuel des choses, l'impulsion, si elle vient de l'extérieur, ne peut venir que de Russie; mais si elle vient de l'Allemagne elle-même, la révolution ne peut alors partir que de l'armée. Un peuple sans armes contre une armée moderne est, du point de vue militaire, une grandeur purement évanescente. Dans ce cas, nos réservistes de 20 à 25 ans, qui ne votent pas mais qui sont exercés dans le maniement des armes, entreraient en action, et la démocratie pure pourrait être sauvée. Mais, présentement, cette question est également académique, bien que je sois obligé de l'envisager, étant pour ainsi dire le représentant du Grand Quartier général du Parti. En tout cas, notre seul ennemi, le jour de la crise et le lendemain, ce sera l'ensemble de la réaction groupée autour de la démocratie pure, et cela, me semble-t-il, ne doit pas être perdu de vue...

Marx à F. Domela Nieuwenhuis

Londres, le 22 février 1881

À propos du prochain Congrès de Zurich, la question que vous me posez [sur les mesures législatives à prendre en vue d'assurer la victoire du socialisme en cas d'arrivée au pouvoir des socialistes] me semble des plus maladroites. Ce qu'il faut faire immédiatement à un moment bien déterminé de l'avenir dépend naturellement tout à fait des circonstances historiques dans lesquelles il faut agir. Votre question se pose au pays des nuages et représente donc pratiquement un problème fantasmagorique, auquel on ne peut répondre qu'en faisant la critique de la question elle-même. Nous ne pouvons résoudre une équation que si elle inclut déjà dans ses données les éléments de sa solution.

Au demeurant, l'embarras dans lequel se trouve un gouvernement subitement formé à la suite d'une victoire populaire n'a rien de spécifiquement « socialiste ». Au contraire. Les politiciens bourgeois victorieux se sentent aussitôt gênés par leur « victoire », quant aux socialistes, ils peuvent au moins intervenir sans se gêner et, vous pouvez être sûr d'une chose: un gouvernement socialiste n'arriverait jamais au pouvoir si les conditions n'étaient pas développées au point qu'il puisse avant toute chose prendre les mesures nécessaires à intimider la masse des bourgeois de sorte qu'il conquiert ce dont il a le plus besoin: du temps pour une action durable.

Vous me renverrez peut-être à la Commune de Paris. Mais, abstraction faite de ce qu'il s'agissait d'un simple soulèvement d'une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n'était pas socialiste, et ne pouvait pas l'être.[28] Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu'il était possible d'atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades.

Les revendications générales de la bourgeoisie française avant 1789 étaient à peu près établies - mutatis mutandis - comme le sont de nos jours toutes les mesures à prendre uniformément par le prolétariat dans tous les pays à production capitaliste, Mais, la façon dont les revendications de la bourgeoisie française ont été appliquées, un quelconque Français du XVIIIe siècle en avait-il la moindre idée a priori ? L'anticipation doctrinaire et nécessairement fantasmagorique du programme d'action d'une révolution future ne ferait que dévoyer la lutte présente. Le rêve de la ruine tout à fait imminente du régime enflammait les Chrétiens primitifs dans leur lutte contre l'Empire romain et leur donnait la certitude de vaincre. La compréhension scientifique de la dissolution inéluctable et toujours plus grave sous nos yeux de l'ordre social dominant et les masses poussées à coups de fouet à la passion révolutionnaire par les vieux simulacres de gouvernements, en même temps que par le prodigieux développement positif de moyens de production, tout cela suffit à garantir qu'au moment où éclatera une véritable révolution prolétarienne, nous aurons également les conditions de leur modus operandi immédiat, qui ne s'avérera certainement pas idyllique.

Je suis convaincu que la conjoncture de crise n'existe pas encore pour une nouvelle Association internationale des travailleurs. En conséquence, je considère que tous les congrès ouvriers ou socialistes - pour autant qu'ils ne se préoccupent pas des conditions données immédiates de telle ou telle nation - ne sont pas seulement inutiles, mais encore nuisibles. Ils se perdront toujours en fumée, en rabâchant mille fois des généralités banales.

Amicalement

votre dévoué Karl Marx

Engels à J. Mesa

Londres, le 24 mars 1891

Mon cher Mesa,

Nous avons été très heureux d'apprendre, par votre lettre du 2 courant, la publication imminente de votre traduction espagnole de la Misère de la Philosophie de Marx. Il va sans dire que nous nous associons avec empressement à cette oeuvre qui ne manquera pas de produire un effet des plus favorables sur le développement du socialisme en Espagne.

La théorie proudhonienne, démolie dans ses bases par le livre de Marx, a certainement été balayée de la surface depuis la chute de la Commune de Paris. Mais, elle forme toujours le grand arsenal dans lequel les bourgeois radicaux pseudo-socialistes d'Europe occidentale puisent les formules propres à endormir les ouvriers. Or, comme les ouvriers de ces mêmes pays ont hérité, de leurs devanciers, de semblables phrases proudhoniennes, il arrive que, chez beaucoup d'entre eux, la phraséologie des radicaux trouve encore un écho. C'est le cas en France, où les seuls proudhoniens qu'il y ait encore, sont les bourgeois radicaux soi-disant socialistes. Et si je ne m'abuse, vous en avez aussi, dans vos Cortès et dans votre presse, de ces républicains qui se prétendent socialistes, parce qu'ils voient dans les idées proudhoniennes un moyen plausible tout trouvé d'opposer au vrai socialisme, expression rationnelle et concise des aspirations du prolétariat, un socialisme bourgeois et de faux aloi.

Salut fraternel

Fr. Engels

Engels à N.F. Danielson

Londres, le 17 octobre 1893

... Si l'Europe occidentale avait été pour une telle révolution (socialiste) entre 1860-1870, si un tel bouleversement social avait été entrepris à ce moment en Angleterre, France, etc., alors c'eût été aux Russes de montrer ce qu'ils auraient pu faire de leurs communautés (agraires),[29] qui étaient encore plus ou moins intactes. Or, l'Occident resta immobile. Aucune révolution de ce genre n'ayant été entreprise, le capitalisme s'y développa au contraire à un rythme accéléré. Ainsi donc, comme il était manifestement impossible de hausser les communautés à une forme de production dont elles étaient séparées par une série de stades historiques, il ne leur reste plus qu'à se développer de manière capitaliste, ce qui me semble-t-il, est leur seule évolution possible...

Engels à Lafargue

[Reproduite dans le Socialiste, le 24 novembre 1900]

« Ah, mais nous avons la république en France », nous diront les ex-radicaux, « chez nous, c'est autre chose. Nous pouvons utiliser le gouvernement pour des mesures socialistes ! »[30]

La république, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu'en ceci qu'elle est la forme politique toute faite pour la domination future du prolétariat. Vous avez sur nous l'avantage de l'avoir là; nous autres, nous devrons perdre vingt-quatre heures pour la faire.

Mais la république, comme toute autre forme de gouvernement, est déterminée par ce qu'elle contient; tant qu'elle est la forme de la démocratie bourgeoise, elle nous est tout aussi hostile que n'importe quelle monarchie (sauf les formes de cette hostilité). C'est donc une illusion toute gratuite que de la prendre pour une forme socialiste par son essence; que de lui confier, tant qu'elle est dominée par la bourgeoisie, des missions socialistes. Nous pourrons lui arracher des concessions, mais jamais la charger de l'exécution de notre besogne à nous. Encore si nous pouvions la contrôler par une minorité assez forte pour qu'elle pût se changer en majorité d'un jour à l'autre...

Londres, le 3 avril 1895

Liebknecht vient de me jouer un vilain tour.[31] Il a pris de mon introduction aux articles de Marx sur la France de 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la tactique, à tout prix paisible et anti-violente, qu'il lui plaît de prêcher depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l'Allemagne d'aujourd'hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l'Italie, l'Autriche, cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l'Allemagne elle pourra devenir inapplicable demain...

F. E.

Engels à Richard Fischer

Londres, le 8 mars 1895

Cher Fischer,

J'ai tenu compte autant qu'il était possible de vos préoccupations, bien que, avec la meilleure volonté, je ne comprenne pas pourquoi vos réticences commencent à la moitié.[32] Je ne peux tout de même pas admettre que vous ayiez l'intention de prescrire, de tout votre corps et de toute votre âme, la légalité absolue, la légalité en toutes circonstances, la légalité même vis-à-vis de ceux qui frisent la légalité, bref la politique qui consiste à tendre la joue gauche à celui qui vous a frappé la joue droite. Dans le Vorwärts, toutefois, certains prêchent parfois la révolution, avec la même énergie que d'autres la repoussent, comme cela se faisait autrefois et se fera peut-être encore à l'avenir. Mais, je ne peux considérer cela comme une position compétente.

J'estime que vous n'avez rien à gagner si vous prêchez le renoncement absolu à l'intervention violente. Personne ne vous croira, et aucun parti d'aucun pays ne va aussi loin dans le renoncement au droit de recourir à la résistance armée, à l'illégalité.[33]

Qui plus est, je dois tenir compte des étrangers - Français, Anglais, Suisses, Autrichiens, Italiens, etc. - qui lisent ce que j'écris: je ne peux me compromettre aussi complètement à leurs yeux.

J'ai donc accepté vos modifications avec les exceptions suivantes- 1º Épreuves, chez les masses, il est dit: « elles doivent avoir compris pourquoi elles interviennent »; 2º Le passage suivant: « barrer toute la phrase de: «le déclenchement sans préparation de l'attaque », votre proposition contenant une inexactitude flagrante: le mot d'ordre « déclenchement de l'attaque » est utilisé par les Français, Italiens, etc. à tout propos, mais ce n'est pas tellement sérieux; 3º Épreuve: « Sur la révolution (Umsturz) sociale-démocrate qui vit actuellement en s'en tenant à la loi », vous voulez enlever « actuellement », autrement dit transformer une tactique valable momentanément et toute relative, en une tactique permanente et absolue. (168) Cela je ne peux pas le faire, sans me discréditer à tout jamais. J'évite donc la formule de l'opposition, et je dis: « Sur la révolution sociale-démocrate, à qui il convient si bien en ce moment précisément de s'en tenir à la loi».

Je ne comprends absolument pas pourquoi vous trouvez dangereuse ma remarque sur l'attitude de Bismarck en 1866, lorsqu'il viola la Constitution. Il s'agit d'un argument lumineux, comme aucun autre ne le serait. Mais, je veux cependant vous faire ce plaisir.

Mais, je ne peux absolument pas continuer de la sorte. J'ai fait mon possible pour vous épargner des désagréments dans le débat. Mais vous feriez mieux de préserver le point de vue selon lequel l'obligation de respecter la légalité est de caractère juridique, et non moral, comme Bogoulavski vous l'a si bien montré dans le temps, et qu'elle cesse complètement lorsque les détenteurs du pouvoir violent la législation. Mais vous avez eu la faiblesse - ou du moins certains d'entre vous -de ne pas contrer comme il fallait les prétentions de l'adversaire: reconnaître l'obligation légale du point de vue moral, c'est-à-dire obligatoire dans toutes les circonstances, au lieu de dire: vous avez le pouvoir et vous faites les lois, si nous les violons, vous pouvez nous traiter selon ces lois, cela nous devons le supporter, et c'est tout; nous n'avons pas d'autre devoir, vous n'avez pas d'autre droit, C'est ce qu'ont fait les catholiques sous les lois de Mai, les vieux luthériens à Meissen, le soldat mennonite qui figure dans tous les journaux, et vous ne devez pas désavouer cette position. Les projets anti-séditieux sont de toute façon voués à la ruine: ce genre de choses ne peut même pas se formuler et, moins encore, se réaliser, lorsque ces gens sont au pouvoir, ils répriment et sévissent de toute façon contre vous d'une manière ou d'une autre.

Mais si vous voulez expliquer aux gens du gouvernement que vous n'attendez que parce que vous n'êtes pas encore assez forts pour vous débrouiller tout seuls et parce que l'armée n'est pas encore complètement sapée, mais alors, mes braves, pourquoi ces vantardises quotidiennes dans la presse sur les progrès et succès gigantesques du Parti ? Tout aussi bien que nous ces gens savent que nous avançons puissamment vers la victoire, que nous serons irrésistibles dans quelques années, et c'est pour cela qu'ils veulent passer à l'attaque maintenant, mais hélas pour eux, ils ne savent pas comment s'y prendre. Nos discours ne peuvent rien changer à cela: ils le savent aussi bien que nous et ils savent tout autant que, si nous avons le pouvoir, nous l'utiliserons comme cela nous servira à nous, et non à eux.

En conséquence, si la question est débattue au Comité central, pensez un peu à ceci: préservez le droit de résistance aussi bien que Bogouslavski nous l'a préservé; de vieux révolutionnaires -français, italiens, espagnols, hongrois, anglais - figurent parmi ceux qui vous entendent, et que -sait-on jamais combien rapidement - le temps peut revenir où les choses deviennent sérieuses avec l'élimination de la légalité, qui fut réalisée autrefois à Wyden. Regardez donc les Autrichiens qui aussi ouvertement que possible menacent de la violence, si le suffrage universel n'est pas bientôt instauré. Pensez à vos propres illégalités sous le régime des lois anti-socialistes auquel on voudrait vous soumettre de nouveau. Légalité aussi longtemps que cela nous arrange, mais pas de légalité à tout prix, même en paroles !

Ton F. E.

Vivante commune[modifier le wikicode]

Marx-Engels


Au président du meeting slave, convoqué le 21 mars 1881 pour commémorer la Commune de Paris

Citoyens,

A notre grand regret, nous devons vous informer que nous ne sommes pas en mesure d'assister à votre meeting.

Lorsque la Commune de Paris finit par succomber et fut massacrée par les défenseurs de l' « ordre », les vainqueurs ne se doutaient pas, certes, qu'il ne passerait pas dix ans avant que, dans la lointaine Pétersbourg il se déroule un événement qui, sans doute, après un long et violent combat, ne manquera pas d'aboutir lui aussi à l'instauration d'une Commune russe.

Ils ne se doutaient pas non plus que le roi de Prusse avait préparé la Commune en assiégeant Paris et en forçant le pouvoir bourgeois à armer le peuple, que ce même roi de Prusse, dix ans après, serait assiégé dans sa propre capitale par les socialistes, et qu'il ne pourrait sauver son trône qu'en proclamant l'état de siège dans la capitale berlinoise.

De même, en persécutant systématiquement, après la chute de la Commune, l'Association internationale des travailleurs pour l'obliger à abandonner son organisation formelle et extérieure, les gouvernements du continent croyaient pouvoir détruire, par décrets et lois d'exception, le grand mouvement international des travailleurs et ne se doutaient pas que ce même mouvement ouvrier international serait, dix ans plus tard, plus puissant que jamais et s'étendrait non seulement aux classes ouvrières d'Europe, mais encore à celles d'Amérique, et que la lutte commune pour des intérêts communs contre un ennemi commun les réunirait spontanément en une nouvelle et plus grande Internationale, qui dépasse de loin ses formes extérieures d'organisation.

Ainsi, la Commune que les puissances du vieux monde croyaient avoir exterminée vit plus forte que jamais, et nous pouvons nous écrier avec vous: Vive la Commune !

Engels


Discours de commémoration du quinzième anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 17 mars 1886

Citoyens,

Ce soir, avec vous, les ouvriers du monde entier commémorent l'événement le plus glorieux et le plus terrible des annales du prolétariat. En 1871, pour la première fois dans l'histoire, la classe ouvrière d'une grande capitale conquit le pouvoir politique. Hélas, cela ne dura que le temps d'un rêve. Écrasée entre les mercenaires de l'ex-Empire bourgeois français d'un côté, et les Prussiens de l'autre, la Commune ouvrière fut bientôt étouffée dans un bain de sang qui reste sans exemple et que nous n'oublierons jamais. Après la victoire, les orgies de la réaction ne connurent plus de bornes: le socialisme semblait noyé dans le sang et le prolétariat réduit à tout jamais à l'esclavage. Quinze années se sont écoulées depuis cette défaite. Pendant ce temps, dans tous les pays, le pouvoir au service de ceux qui possèdent la terre et le capital n'a reculé devant aucun moyen pour étrangler les derniers sursauts de révolte des ouvriers. Or, quel en fut le résultat ?

Regardez autour de vous ! Le socialisme révolutionnaire des ouvriers, plus vivant que jamais, est aujourd'hui une puissance qui fait trembler tous les pouvoirs établis, les radicaux français aussi bien que Bismarck, les rois américains de la bourse aussi bien que le tsar de toutes les Russies.

Mais, ce n'est pas tout.

Nous sommes arrivés au point où tous nos adversaires - quoi qu'ils fassent - travaillent pour nous.

Ils ont cru tuer l'Internationale. Eh bien ! aujourd'hui l'union internationale du prolétariat, la fraternité des ouvriers révolutionnaires de tous les pays est mille fois plus forte, plus vivante qu'avant la Commune de Paris. L'Internationale n'a plus besoin d'une organisation formelle; elle vit et grandit grâce à la coopération spontanée, cordiale des ouvriers d'Europe et d'Amérique.

En Allemagne, Bismarck a épuisé tous les moyens et jusqu'aux plus infâmes pour tuer le mouvement ouvrier. Avant la Commune, il avait en face de lui quatre députés socialistes; ses persécutions ont si bien fait qu'ils sont maintenant vingt-cinq. Les ouvriers allemands rient de leur Chancelier qui, même s'il était payé, ne ferait pas mieux la propagande révolutionnaire.

En France, on vous a imposé le scrutin de liste, système bourgeois par excellence, inventé expressément pour assurer l'élection exclusive des avocats, journalistes et autres aventuriers politiques, ces porte-parole du Capital. Or qu'a-t-il fait ce système électoral, conçu par les riches de la bourgeoisie ? Il a créé au sein du Parlement français un Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, qui par sa seule apparition sur la scène, a porté le désarroi dans les rangs de tous les partis bourgeois.

Nous en sommes là ! Tout ce qui arrive tourne à notre avantage. Les mesures les plus raffinées pour enrayer la marche du prolétariat ne font qu'en accélérer la progression. Nos ennemis eux-mêmes, quoi qu'ils fassent, sont condamnés à travailler pour nous. Et ils ont si bien rempli cette tâche qu'aujourd'hui - le 18 mars 1886 - des mines de Californie et de l'Aveyron à celles des bagnes de Sibérie, des millions de travailleurs font retentir ce cri:

Vive la Commune ! Vive l'union internationale du prolétariat de tous les pays !

Engels


À l'adresse des ouvriers français en l'honneur du 20° anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 25 mars 1891

Citoyennes et citoyens,

Il y a vingt ans, le peuple ouvrier de Paris se soulevait comme un seul homme contre le sinistre complot des bourgeois et des ruraux dirigés par Thiers. Ces ennemis du prolétariat tremblaient à l'idée que les ouvriers parisiens s'étaient armés et organisés pour défendre leurs droits. Thiers voulut leur voler les armes qu'ils avaient utilisées glorieusement contre l'invasion étrangère et qu'ils utilisèrent plus glorieusement encore contre les attaques des mercenaires versaillais. Pour vaincre Paris insurgée, les bourgeois et les ruraux implorèrent l'aide des Prussiens et l'obtinrent. Après une lutte héroïque, Paris fut écrasée par un ennemi supérieur en nombre et en armement, et fut désarmée.

Voilà maintenant vingt ans que les ouvriers de Paris sont sans armes, comme c'est le cas partout ailleurs: dans tous les grands pays civilisés, le prolétariat est dépouillé des moyens matériels de sa défense. Partout, ce sont les ennemis et les exploiteurs de la classe ouvrière qui disposent de toutes les forces militaires et de l'armement.

Où cela nous conduit-il ?

À ce que tout homme valide passe aujourd'hui par l'armée: celle-ci reflète de plus en plus les sentiments et les opinions du peuple en sorte que le moyen d'oppression essentiel qu'est l'armée devient de jour en jour une institution moins sûre. Déjà les hommes qui sont à la tête de tous les grands États voient venir avec terreur le jour où les soldats qui sont sous les drapeaux refuseront de massacrer leurs frères et leurs pères. C'est ce qui est arrivé lorsque le Tonkinois (Jules Ferry) eut le toupet de prétendre à la présidence de la République française; c'est ce que nous voyons aujourd'hui à Berlin, où le successeur de Bismarck (Caprivi) réclame au Reichstag les moyens de renforcer dans l'armée l'esprit d'obéissance des sous-officiers que l'on cherche à acheter avec des primes de zèle, et ce parce qu'il y a trop de socialistes parmi eux ! Quand on en est là, quand jusque dans l'armée, l'aube commence à pointer, c'est que la fin du vieux monde n'est plus très éloignée.

Que les destins s'accomplissent ! Que la bourgeoisie décadente démissionne ou sombre, mais que vive le prolétariat ! Vive la révolution sociale internationale !

Engels


À l'adresse des ouvriers français en l'honneur du 21° anniversaire de la Commune de Paris

Le Socialiste, le 26 mars 1892

Citoyennes et citoyens

Il y a vingt et un ans aujourd'hui, le peuple de Paris brandit le drapeau rouge et déclara la guerre à la fois au drapeau tricolore français flottant à Versailles et au drapeau tricolore allemand, hissé sur les forts occupés par les Prussiens.

Avec ce drapeau rouge, le prolétariat de Paris se dressait à une hauteur surplombant de loin les vainqueurs aussi bien que les vaincus.

Ce qui fait la grandeur historique de la Commune, c'est son caractère éminemment international, c'est le défi qu'elle lança hardiment à tout sentiment de chauvinisme bourgeois. Le prolétariat de tous les pays ne s'y est pas trompé. Que les bourgeois célèbrent leur 14 juillet ou 21 Septembre, la fête du prolétariat sera toujours le 18 Mars.

C'est pourquoi l'infâme bourgeoisie n'a pas cessé d'amonceler les pires calomnies sur la tombe de la Commune. C'est pourquoi aussi l'Association internationale des travailleurs fut la seule qui ait osé s'identifier, dès le premier jour, avec les insurgés parisiens, et, jusqu'au dernier jour et au-delà, avec les prolétaires vaincus. Cela est si vrai que lorsque la Commune fut écrasée, l'Internationale ne put lui survivre: au cri de « Sus aux Communards », l'Internationale fut abattue d'un bout à l'autre de l'Europe.

Eh bien ! il y a aujourd'hui 21 ans qu'eut lieu la reprise des canons de la butte Montmartre. Les enfants nés en 1871 sont aujourd'hui majeurs et, grâce à l'imbécillité des classes dirigeantes, ils sont soldats et apprennent le maniement des armes ainsi que l'art de s'organiser et de se défendre le fusil à la main. La Commune que l'on a déclarée morte, l'Internationale que l'on a cru anéantie à tout jamais, toutes deux vivent au milieu de nous avec une force vingt fois plus grande qu'en 1871. L'union du prolétariat mondial que la vieille Internationale a su prévoir et préparer, est aujourd'hui une réalité. Qui plus est, les fils des soldats prussiens qui occupèrent en 1871 les forts cernant le Paris des Communards, luttent aujourd'hui par millions, au premier rang, bras dessus bras dessous, avec les fils des communards parisiens, pour l'émancipation totale et finale de la classe ouvrière.

Vive la Commune ! Vive la révolution sociale internationale !

Engels


Au Comité national du Parti Ouvrier français en l'honneur du 23° anniversaire de la Commune de Paris

Londres, le 18 mars 1894

Je lève mon verre avec vous pour la venue prochaine d'un 18 mars international, qui assure le triomphe du prolétariat et, en conséquence, abolisse les antagonismes de classe et fasse que la paix et le bonheur deviennent une réalité dans les pays civilisés.

  1. À la clôture de la Conférence de Londres de septembre 1871, Marx tint ce discours lors d'une manifestation organisée pour commémorer le septième anniversaire de la fondation de l'A.I.T. Marx présidait la réunion à laquelle assistaient des membres du Conseil général et des Communards. Ce discours a été reproduit dans ses grandes lignes par le journal new-yorkais The World.
  2. Marx fait allusion aux Statuts de l'Internationale publiés à Londres en 1867, ainsi qu'aux Statuts provisoires de 1864 qui précèdent l'Adresse inaugurale de l'A.I.T.
  3. Le texte original fut rédigé par Marx en anglais. Le Congrès de Genève (1866) l'approuva en lui donnant quelques ajouts et l'accompagna d'un Règlement. Lafargue et Marx traduisirent le tout en français, mais ce texte ne fut guère diffusé. La traduction de 1866, faite par le proudhonien de droite Tolain (qui passa aux Versaillais pendant la Commune: cf. p. 127 et note nº 117), tronquait l'importante résolution sur le rôle de la lutte politique dans l'émancipation de la classe ouvrière. Pour remettre de l'ordre dans tout cela, la Conférence de Londres adopta une résolution sur une édition authentique nouvelle des Statuts et des Règlements, en anglais, en allemand et en français.
  4. Marx fait allusion à l'intrusion d'éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens, etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l'origine d'hésitations, de mollesse et de diverses erreurs (par exemple: ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s'y était pas encore organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l'abstention en matière politique: on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans l'Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore moins d'initiatives.
  5. *Le lendemain, Marx précisa encore une fois son point de vue sur l'abstention: « Les gens qui propageaient dans le temps la doctrine de l'abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui reprennent le même chemin aujourd'hui ne le sont pas. Ils rejettent la politique après qu'ait eu lieu une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple dans une opposition bourgeoise toute formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même temps que contre les gouvernements. Nous devons démasquer Gambetta, afin que le peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition bourgeoise qui n'est pas encore arrivée au gouvernement. Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse,, en réponse à leurs persécutions contre l'Internationale. La réaction existe sur tout le continent; elle est générale et permanente, même aux États-Unis et en Angleterre, sous une autre forme. Nous devons déclarer aux gouvernements: nous savons que vous êtes la force armée contre les prolétaires. Nous agirons contre vous pacifiquement là où cela nous sera possible, et par les armes quand cela sera nécessaire. »
  6. *Dès 1852, Marx avait prévu qu'on ne pouvait s'emparer de la machine gouvernementale toute faite, et qu'il fallait briser l'appareil politique bourgeois avant d'instaurer l'État de la dictature du prolétariat, la Commune « qui n'est plus un État au sens propre » puisqu'il est capable de se dissoudre lui-même, alors que le véritable État (féodal, bourgeois) ne peut se supprimer lui-même normal'>. En effet, dans sa lettre à Kugelmann, Marx écrit, le 12 avril 1871 : « Si tu relis le dernier chapitre de mon 18-Brumaire, tu verras que j'affirme qu'à la prochaine tentative de révolution en France, il ne sera plus possible de faire passer d'une main dans l'autre la machine bureaucratico-militaire, mais qu'il faudra la briser et que c'est là la condition préalable de toute révolution véritablement populaire sur le continent. C'est aussi ce qu'ont tenté nos héroïques camarades de parti de Paris. » Cf. Lénine, l'État et la révolution, chap. III.
  7. Il s'agit du Rapport du Comité fédéral romand de tendance bakouniste. Marx et Engels le critiquèrent dans la circulaire privée du Conseil général: cf. p. 232 sqq.
  8. Il s'agit de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, fondée en octobre 1868 à Genève par Bakounine.
  9. Meuros est un personnage de la ballade Die Bürgschaft de Schiller.
  10. Cf. Heine, Romancero, vol. 3: Mélodies hébraïques.
  11. Au cours des années 1870, Bismarck inaugura une campagne anticléricale, appelée Kulturkampf par les libéraux bourgeois. En attaquant l'Église catholique, Bismarck visait en réalité le parti du Centre qui représentait les survivances et nostalgies des petits États anti-prussiens du centre et du sud de l'Allemagne. Cette campagne anti-catholique masquait aussi la répression dans les territoires polonais occupés par la Prusse et, dans une mesure moindre, en Alsace-Lorraine. Enfin, Bismarck dévoya la lutte de classe grâce à des querelles religieuses.
  12. Un groupe de blanquistes, parmi lesquels figuraient Arnould, Vaillant et Cournet, quitta l'Internationale après le Congrès de La Haye en septembre 1872. Il publia ensuite à Londres une brochure intitulée Internationale et Révolution. À propos du congrès de La Haye, par des réfugiés de la Commune, ex-membres du Conseil général de l'International: cf. réédition dans Cahiers de l'Institut de science appliquée, Série M, nº 7, août 1964, pp. 162-176.
  13. Washburne avait, en fait, refusé d'intervenir auprès du gouvernement Thiers pour lui soumettre la proposition de la Commune, à savoir échanger le seul Blanqui contre l'archevêque Darboy et d'autres personnes prises en otage après que des Communards aient été fusillés. Après l'exécution de l'archevêque, Washburne utilisa hypocritement, dans ses articles et ses conférences, cette mesure prise par la Commune pour répondre au terrorisme des Versaillais, afin de salir les Communards. Marx traite de la question des otages dans son Adresse sur la Guerre civile en France, cf. p. 61 (Éd. Soc.).
  14. Marx et Engels attribuaient au prolétariat anglais l'apport économique au marxisme, au prolétariat français l'apport politique, et au prolétariat allemand l'apport théorique: d'où l'expression, nullement chauvine, de socialisme allemand. En d'autres termes, le côté fort du prolétariat français du siècle dernier était son génie des luttes politiques, et son côté faible la théorie et les luttes revendicatives économiques. Avec le développement historique, ces particularités doivent normalement s'atténuer.
  15. Les ouvriers anglais commencèrent la lutte pour la journée de travail à 9 heures dans les années 1860. En Mai 1871, les ouvriers du bâtiment et de la construction mécanique de Newcastle commencèrent une importante grève, dirigée pour la première fois par la Ligue en faveur de la journée de neuf heures, créée peu avant. La grève fut particulièrement dure, car la Ligue entraîna dans la lutte des ouvriers non syndiqués. Le président de la Ligue, John Burnett, s'adressa au Conseil général, lui demandant d'intervenir pour éviter que les patrons ne fassent venir des briseurs de grève de l'étranger. Le Conseil général envoya deux de ses membres - Eccarius et Cohn - sur le continent, afin d'y expliquer aux ouvriers le sens de la grève de Newcastle. Les patrons durent cesser l'importation de travailleurs étrangers pour briser la grève. En octobre 1871, la grève s'acheva par la victoire des ouvriers, dont la semaine de travail fut ramenée à 54 heures.
  16. Le 17 mai 1870, le Conseil général décida de tenir son prochain Congrès à Mayence, et non à Paris. Le 12 juillet 1870, Marx proposa au Conseil général le programme du Congrès de Mayence. Celui-ci ne put se réunir du fait de la guerre.
  17. Au lieu de tenir son Congrès à Bruxelles, comme prévu, le Conseil général de l'A.I.T. décida, à la demande de Marx, de tenir une conférence à Londres du 25 au 29 septembre.
  18. Après la circulaire de Favre demandant à tous les gouvernements, par l'intermédiaire de la représentation diplomatique française, de procéder à l'extradition des réfugiés de la Commune, en mai 1871, Dufaure proposa à une commission spéciale de l'Assemblée nationale d'élaborer une loi prévoyant l'emprisonnement des personnes appartenant à l'Internationale. Cette loi fut adoptée le 14 mars 1872.
  19. Il s'agit de la résolution IX de la Conférence de Londres de septembre 1871.
  20. *Les documents policiers, publiés ces derniers temps sur l'Internationale, sans en excepter ni la circulaire de Jules Favre aux puissances étrangères, ni le rapport du rural Sacaze sur le projet Dufaure, (1) fourmillent de citations empruntées aux pompeux manifestes de l'Alliance. La phraséologie de ces sectaires, dont tout le radicalisme est purement verbal, sert à merveille les desseins de la réaction (Note de Marx et d'Engels). (1) Après la circulaire de Favre demandant à tous les gouvernements, par l'intermédiaire de la représentation diplomatique française, de procéder à l'extradition des réfugiés de la Commune, en mai 1871, Dufaure proposa à une commission spéciale de l'Assemblée nationale d'élaborer une loi prévoyant l'emprisonnement des personnes appartenant à l'Internationale. Cette loi fut adoptée le 14 mars 1872.
  21. En mars 1872, le syndicat des ouvriers agricoles, récemment fondé, prit la tête d'une grève dans le comté de Warwickshire. Le mouvement s'étendit rapidement aux comtés voisins du centre et de l'est de l'Angleterre. Les syndicats des ouvriers de l'industrie soutinrent les grévistes et leur apportèrent une aide financière. Une demande accrue de main-d'œuvre dans l'industrie à la suite de l'essor de la production contribua en outre au succès de la grève des ouvriers agricoles. Cf. l'article d'Engels sur la Grève des ouvriers agricoles anglais, in Marx-Engels, Les Syndicats, Éd. Maspero, Paris, 1971.
    En mai 1872, ce fut la création de la National Agricultural Labourer's Union, présidée par l'ouvrier Joseph Arch, qui regroupa environ 100 000 ouvriers agricoles. La lutte pour la diminution de la journée de travail et l'augmentation des salaires dura jusqu'en 1874 et s'acheva, dans plusieurs comtés, par la victoire des grévistes.
  22. Le 14 août 1874, F.-A. Sorge, qui dirigeait le Conseil général de l'Internationale transféré à New York, annonça à Engels qu'il avait résilié ses fonctions de secrétaire général et quitté le Conseil général.
  23. Dans sa première ébauche de l'Adresse sur la guerre civile, Marx écrit à ce propos: « Sur la base existante de son organisation militaire, Paris édifia une fédération politique, selon un plan très simple. Elle consistait en une association de toute la Garde nationale, unie en toutes ses parties par les délégués de chaque compagnie, désignant à leur tour les délégués de bataillons, qui, à leur tour, désignaient des délégués généraux, les généraux de légion - chacun d'eux devant représenter un arrondissement et coopérer avec les délégués des 19 autres arrondissements. Ces 20 délégués, élus à la majorité par les bataillons de la Garde nationale, composaient le Comité central, qui, le 18 mars, prit l'initiative de la plus grande révolution de notre siècle... » (cf. Éd. Soc., p. 209).
    La forme prise dès le début par la Commune confirme ainsi les idées de Marx et d'Engels sur la dictature du prolétariat, dont l'État est une superstructure de force, violence concentrée de la classe au pouvoir: « La révolution tout court - c'est-à-dire le renversement du pouvoir existant et la désagrégation des anciens rapports sociaux - est un acte politique. Le socialisme ne peut se réaliser sans cette révolution. Il lui faut cet acte politique dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais le socialisme repousse l'enveloppe politique là où commence son activité organisatrice, là où il poursuit son but à lui, là où il est lui-même. » (Marx, le 10 août 1844, in Écrits militaires, p. 175-176). La Commune représentant tout cela, n'est donc plus un État au sens propre, cf. Engels à Bebel, 16-18 mars 1875.
  24. La domination économique de la bourgeoisie se complète par une domination politique, qui étend le règne de la bourgeoisie à toute la nation et à toutes les activités. Les superstructures de l'État bourgeois ont un caractère à la fois historique et économique: « La violence (c'est-à-dire le pouvoir étatique) est elle aussi une puissance économique », écrit Engels à Schmidt, le 27 octobre 1890.
    La bourgeoisie n'est pleinement développée qu'à partir du moment où elle ne domine pas seulement la production sociale, mais a écarté du pouvoir les classes féodales ou a cessé de partager le pouvoir avec elles, autrement dit lorsqu'elle a instauré la République. Mais le mot de République prête à confusion. De nos jours, la bourgeoisie anglaise domine parfaitement avec la monarchie constitutionnelle et gouverne sans partage. Mais tant que l'État bourgeois n'a pas atteint son plein épanouissement, Marx et Engels admettaient que le prolétariat puisse utiliser l'État faiblement développé de la bourgeoisie, « le mouvement républicain ne peut se développer sans transcroître en mouvement de la classe ouvrière » (cf. supra, p. 104). Autrement dit, il était possible d'aménager l'État bourgeois peu développé, en le modifiant dans le sens des intérêts ouvriers, en dictature du prolétariat. C'est dire qu'il était possible de prendre pacifiquement le pouvoir. Cette hypothèse historique ne s'est pas vérifiée, et partout, il faut maintenant commencer à briser par la violence l'appareil d'État bourgeois, comme l'a enseigné la Commune. Lénine en explique les raisons: « la dictature révolutionnaire du prolétariat, c'est la violence exercée contre la bourgeoisie; et cette violence est nécessitée surtout, comme Marx et Engels l'ont expliqué maintes fois et de la façon la plus explicite (notamment dans la Guerre civile en France et dans la préface de cet ouvrage), par l'existence du militarisme et de la bureaucratie. Or, ce sont justement ces institutions, justement en Angleterre et en Amérique, qui, justement dans les années 70, époque à laquelle Marx fit sa remarque, n'existaient pas. Maintenant, elles existent et en Angleterre et en Amérique. Cf. la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 100. En effet, dans un discours tenu après le Congrès de La Haye en Septembre 1872, Marx avait fait la remarque qu'il était possible de prendre le pouvoir pacifiquement en Hollande, Angleterre, etc.
    La lutte contre le fascisme a été faussée, en Italie et en Allemagne, par l'idée qu'il fallait défendre la démocratie bourgeoise, en s'alliant avec les sociaux-démocrates (qui avaient pourtant assassiné Rosa Luxembourg et Liebknecht) ainsi que les démocrates et républicains bourgeois ou petits-bourgeois, qui furent en réalité les complices - conscients ou inconscients - du fascisme: sur une base aussi erronée, la lutte des communistes fut impuissante à empêcher l'avènement des régimes fascistes. Pour la définition de la stratégie de lutte efficace contre le fascisme, cf. Communisme et fascisme, Éditions « Programme communiste », 1970, p. 35-158. La préface à ce choix de textes des années 20 est erronée, car elle cite pêle-mêle des déclarations et actes de la droite du centre et de la gauche du parti communiste allemand, dont elle exagère l'incohérence, tandis qu'elle présente l'attitude du parti communiste italien comme infiniment plus cohérente en ne citant que des textes de la Gauche. Cette introduction dénigre ainsi systématiquement les camarades et les ouvriers allemands, qui luttèrent les armes à la main et furent soumis a une forte pression idéologique extérieure (Zinoviev, Radek, Staline, etc.) qui changea sans arrêt la direction du parti communiste allemand, en même temps que sa politique et sa stratégie: cf. Trotski, l'Internationale communiste après Lénine, Paris, P.U.F. 1969, 2 vol.
  25. Cf. la traduction française in la Guerre civile en France. 1871, op. cit., p. 291-302.
  26. Cf. plus haut à la « Préface de 1872 au Manifeste Communiste » où Marx et Engels affirment que l'une des leçons essentielles de la Commune a été qu'on ne peut utiliser l'appareil d'État bourgeois: il faut le briser et créer un État prolétarien pour faire des transformations socialistes. Cela exclut la participation de communistes marxistes à un gouvernement bourgeois. Engels le dit expressément, et ce dans deux hypothèses: 1º en cas de victoire de la démocratie dans la révolution: « Après la victoire commune, on pourrait nous offrir quelques sièges au gouvernement - mais TOUJOURS en minorité. Cela est le plus grand danger. Après Février 1848, les démocrates socialistes français (« Réforme », Ledru-Rollin, L. Blanc, Flocon, etc.) ont commis la faute d'accepter de pareils sièges. Minorité au gouvernement des républicains purs (« National », Marrast, Bastide, Marie), ils ont partagé volontairement la responsabilité de toutes les infamies votées et commises par la majorité, de toutes les trahisons de la classe ouvrière à l'intérieur. Et pendant que tout cela se passait, la classe ouvrière était paralysée par la présence au gouvernement de ces messieurs, qui prétendaient l'y représenter. » Engels, à F. Turati, le 26 janvier 1894 ;
    2º En cas de victoire électorale des seuls socialistes: « Avant tout, je n'ai pas dit que « le parti socialiste obtiendra la majorité et prendra ensuite le pouvoir ». J'ai dit expressément, au contraire, qu'il y a dix probabilités contre une que ceux qui sont au pouvoir utiliseront auparavant la force contre nous; cela nous ramènerait du terrain de la majorité sur celui de la révolution. » Fr. Engels, à G. Bosio, le 6 février 1892.
  27. Marx estimait que la Commune était fort éloignée d'introduire le socialisme en France. En fait, elle inaugurait une longue phase de dictature du prolétariat et de luttes de classes farouches: telle était aussi la conception de Lénine pour lequel la révolution russe était le premier acte de la révolution mondiale, contrairement à Staline qui y vit le moyen de construire, dans un seul pays, le socialisme, au sens économique et social. Dans sa première ébauche de la Guerre civile en France, Marx écrit: « La Commune ne supprime pas les luttes de classes, par lesquelles la classe ouvrière s'efforce d'abolir toutes les classes et, par suite, toute domination de classe.... mais elle crée l'ambiance rationnelle dans laquelle cette lutte de classe peut passer par ses différentes phases de la façon la plus rationnelle et la plus humaine. Elle peut être le point de départ de réactions violentes et, de révolutions tout aussi violentes » (op. cit., pp. 215-216).
  28. Marx fait allusion à l'intrusion d'éléments douteux et de traîtres dans le Comité central de la Garde nationale parisienne, qui comprenait des blanquistes, des néo-jacobins, des proudhoniens, etc. La composition disparate de ce Conseil fut à l'origine d'hésitations, de mollesse et de diverses erreurs (par exemple: ne pas attaquer Versailles, au moment où la réaction ne s'y était pas encore organisée, etc.). Marx attribue ici ces erreurs à la doctrine proudhonienne de l'abstention en matière politique: on notera que Tolain, proudhonien de droite, ne craignit pas de siéger dans l'Assemblée versaillaise. La Commune, élue le 26 mars, fut encore plus disparate, et prit encore moins d'initiatives, cf. notes nos 104 et 105.
  29. Dans une lettre du 8 mars 1881 à Véra Zassoulitch, Marx expliquait que le passage par le capitalisme n'était une fatalité que pour les pays d'Europe occidentale. Les autres pays - et notamment la Russie - eussent pu, en théorie, sauter la phase capitaliste pour arriver directement au socialisme, si la révolution socialiste s'était réalisée en Europe occidentale, de sorte qu'elle aurait apporté son aide technique, fraternelle aux pays non encore développés, Cf. l'article Marx et la Russie et Lettres de Marx à Véra Zassoulitch, in l'Homme et la Société, nº 5, pp. 149-180.
    L'échec de la Commune aura donc eu pour conséquence de forcer la Russie à passer par l'enfer capitaliste; les communautés rurales, au lieu de pouvoir se transformer en unités de production socialistes, étant condamnées à prendre des formes plus ou moins capitalistes d'oppression de la masse paysanne russe.
  30. Vers la fin de 1893, les députés marxistes de la Chambre française se trouvèrent subitement débordés par l'arrivée du groupe Millerand-Jaurès, transfuges du groupe radical. Les millerandistes (qui furent pour la participation au gouvernement bourgeois et furent durement fustigés par Engels et Lénine) eurent la majorité absolue dans le groupe socialiste et prirent la tête du seul quotidien « socialiste ». Outre les 12 marxistes, le groupe socialiste comptait aussi 3 ou 4 allemanistes, 2 broussistes et 4 ou 6 blanquistes contre environ 30 millerandistes. Cf. la lettre de Fr. Engels à Sorge, 30 décembre 1893, in Correspondance Fr. Engels, K. Marx et divers, publiée par F.-A. Sorge, Éditions Costes, 2 vol., 1950, tome Il, pp. 307-311. Comme on le voit, l'idée de la participation de socialistes ou de communistes à un gouvernement bourgeois est étrangère à Marx aussi bien qu'à Engels et à Lénine; elle contredit l'enseignement fondamental de la Commune: briser la machine d'État bourgeoise comme première mesure de la révolution socialiste.
  31. *À propos de la Préface d'Engels (1895), à Luttes de classes en France.
  32. *Engels fait allusion à sa Préface du 3 mars 1895, cf. les Luttes de classes en France, le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éd. Soc., 1948, pp. 21-38.
  33. Même au temps où le prolétariat pouvait prendre le pouvoir pacifiquement, il devait utiliser la violence pour transformer l'économie capitaliste en économie socialiste (cf. les mesures despotiques du Manifeste communiste de 1848). Mais il se trouve que les violences exercées par l'État sont légales et, de ce fait, considérées comme justes. Même si le grand nombre est de cet avis, le marxisme estime que l'État est toujours violence concentrée, et la justice violence légalisée. Même la démocratie n'est pas le but du communisme, puisqu'elle signifie que la minorité s'incline devant la majorité, dont le gouvernement s'appuie sur la force: cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 127, Un parti étant un premier pas vers le gouvernement, forme concentrée de la violence, ne peut donc se taxer de parti de la paix et de la non-violence sans nier sa raison d'être. Fidèle disciple de Marx-Engels, Lénine considérait le communisme comme l'abolition des classes et de l'État, et donc la fin de la démocratie, cf Lénine, l'État et la révolution, chap. 6: « Engels et la suppression de la démocratie ».