Lénine 1917

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On s'accorde en Russie à considérer comme un des grands mérites de la Librairie de l'Etat la publication des Œuvres Complètes de Lénine, en 24 volumes. Ce travail a pris plusieurs années. Il a fallu rechercher dans une foule de publications illégales que, souvent, les archives de la police avaient seules réussi à conserver, des articles signés de maints pseudonymes, les identifier, les collationner. Kamenev raconte que Lénine, dédaigneux de tout ce qui n'était pas action, complètement dépourvu, en outre, de toute vanité littéraire et tellement absorbé par les tâches présentes, qu'il en arrivait à méconnaître les œuvres du passé, objecta d'abord à ces recherches :

— Pourquoi faire ? Que n'a-t-on pas écrit au cours de trente années. Ce n'est pas la peine !

Nous sommes d'un avis différent, certains que l'avenir confirmera le nôtre. Les Œuvres Complètes de Lénine sont d'une inappréciable valeur théorique, historique et psychologique (elles aideront peut-être à faire la psychologie du génie). L'étude que voici est consacrée au seul tome XIV, qui comprend d'ailleurs deux volumes de 314 et 528 pages. Œuvre de 1917, œuvre décisive. Le remarquable petit livre sur L'Etat et la Révolution appartient à ce cycle de travaux. Je n'en parlerai guère. Cet ouvrage, qui pourrait s'il y avait une bonne foi intellectuelle chez les libertaires d'aujourd'hui dissiper tout malentendu idéologique entre anarchistes et communistes, déjà traduit en français, se suffit à lui-même. Je chercherai seulement à donner ici au lecteur une idée de la pensée de Lénine pendant la marche du prolétariat russe à la révolution.

« La pensée... » Je suis frappé de l'insuffisance de ce mot. La pensée de Lénine est action. Ses articles sont dictés par la nécessité quotidienne de l'action, s'identifient à elle, la précèdent, la stimulent, la justifient. Voici que nous découvrons d'emblée un des traits essentiels de cette personnalité formidable : aucune dissociation, chez Lénine, de l'action et de la pensée. Aucune déformation professionnelle de l'intellectuel. Jamais de spéculation dans l'abstrait. Harmonie totale de l'intelligence et de la volonté.

Partie I[modifier le wikicode]

La légende du wagon plombé[modifier le wikicode]

« Pour qu'une révolution ait lieu, écrivait Lénine en 1915, (Le Krach de la II e Internationale ), il ne suffit généralement pas que les classes inférieures de la société ne veuillent plus, il faut aussi que les classes supérieures ne puissent plus vivre à l'ancienne manière... » Ce qui arrivait précisément à la Russie autocratique à la fin de 1915. L'ambassadeur d'Angleterre à Petrograd, M. Buchanan , redoutant une défection de la Russie envers les Alliés, se livrait à de ténébreuses intrigues qui allaient jouer leur rôle dans la révolution de mars. C'est d'accord avec lui que MM. Milioukov et Goutchkov exigèrent l'abdication de Nicolas II , Dès avant, le général Dénikine le consigne dans ses Mémoires, le Grand Quartier Général russe, mécontent de la Cour, avait pensé à un coup d'Etat.

Pour la plupart des hommes d'Etat du monde, la chute de l'absolutisme russe est une surprise ; pour Lénine ce n'est que le commencement de l'éclatante confirmation de la théorie qu'il ne s'est pas lassé d'affirmer depuis le début de la guerre, exactement depuis le 1er novembre 1914 : la guerre impérialiste doit se transformer en guerre civile. L'affirmation théorique se confond ici avec le mot d'ordre, tant la pensée est réaliste et volontaire. Et pendant qu'à Pétersbourg, le prince Lvof , président du Conseil et avec lui Milioukov et Kérensky prodiguent aux ambassadeurs alliés les assurances les plus réconfortantes sur la continuation de la guerre et le rétablissement de l'ordre, pendant qu'ils songent à ne pas abolir la monarchie en Russie, Lénine, à Zurich, prépare son départ.

Son retour en Russie, par l'Allemagne, a permis à la presse bourgeoise de cultiver pendant des années la plus calomnieuse légende. La vérité, très simple, est pourtant établie de façon irréfutable par une série de témoignages qu'il y a lieu de noter en passant. La voici. Le gouvernement anglais ayant refusé aux émigrés révolutionnaires russes, réfugiés en Suisse, sans distinction de parti, l'autorisation de se rendre en Russie par mer, le Comité d'Evacuation de Zurich, dont faisaient partie, outre des bolcheviks, des menchéviks et des membres du Bund socialiste juif, décida sur la proposition du leader menchévik L. Martov, de demander le passage par l'Allemagne. Tous les télégrammes envoyés à ce sujet en Russie furent, semble-t-il, interceptés par le gouvernement provisoire. Le socialiste suisse Fritz Platten conclut finalement un accord avec l'ambassadeur d'Allemagne à Berne. Le passage fut accordé aux émigrés aux trois conditions suivantes : « 1° Bénéficient du droit de passage tous les émigrés quelle que soit leur opinion sur la guerre ; 2° En cours de route, leur wagon jouit de l'exterritorialité ; 3° Les émigrés s'engagent à exiger du gouvernement russe le renvoi d'un nombre d'internés allemands correspondant au leur ». Dix socialistes européens, « ayant pris connaissance des obstacles opposés au rapatriement des internationalistes russes par les gouvernements de l'Entente et des conditions de leur voyage par l'Allemagne » approuvèrent ce voyage dans une résolution signée. Ces dix socialistes étaient : Paul Hartstein (Paul Lévi ) (Allemagne) ; H. Guilbeaux et F. Loriot (France) ; Bronsky (Pologne) ; F. Platten (Suisse) ; Lindhagen[1] (maire de Stockholm) ; Ström , Ture Nerman ,Kilbom[2] , Hansen (Suède et Norvège). 32 émigrés firent ce voyage, 19 seulement étaient bolcheviks. De l'état d'esprit des bolcheviks pendant leur traversée de l'Allemagne, on jugera par ces quelques mots pris dans un discours de Lénine à la Conférence panrusse du parti bolchevik des 24-29 avril, à Pétrograd :

Pendant notre voyage à travers l'Allemagne, MM. les socialchauvins allemands voulurent nous visiter dans notre wagon. Nous leur fîmes répondre que pas un d'entre eux ne mettrait les pieds chez nous ou n'en sortirait sans scandale. Avec Karl Liebknecht nous eussions volontiers causé...

La pensée de Lénine au départ de Zurich[modifier le wikicode]

Avant de quitter Zurich, Lénine avait adressé une lettre d'adieu aux camarades suisses. Ce document publié à l'époque par les journaux suisses, aujourd'hui complètement oublié, est à plusieurs titres remarquable. Avant même de fouler le sol russe, Lénine exprime déjà des idées qu'il répétera presque dans les mêmes termes en octobre 1922 dans ses derniers discours (sur la nep).

Le grand honneur de commencer les révolutions qui découlent avec nécessité de la guerre civile, échoit à la Russie... dont le prolétariat est moins organisé, moins conscient, moins préparé que celui des autres pays...

La Russie est un des pays les plus arriérés de l'Europe... mais la révolution bourgeoise peut y avoir une énorme ampleur, devenir le prologue de la révolution socialiste mondiale : un petit pas vers elle.

Le socialisme ne peut pas vaincre immédiatement en directement en Russie. Mais la masse paysanne peut pousser la révolution agraire inévitable et mûre jusqu'à la confiscation de tous les immenses domaines privés.

Cette révolution se serait pas encore socialiste, mais donnerait une formidable impulsion au mouvement socialiste international.

Elle permettrait au prolétariat des villes de développer les soviets, de remplacer par eux les anciens instruments d'oppression de l'Etat bourgeois — armée, police, etc., — d'appliquer diverses mesures révolutionnaires... pour le contrôle de la production et de la répartition.[3]

Sentez-vous dans ces nettes prévisions la réserve, la prudente discrimination du possible et de l'impossible, le souci de mise en garde contre les illusions ? Rapprochez ce texte du discours de Lénine prononcé à l'occasion du V e anniversaire de la Révolution d'Octobre. Vous verrez avec quelle sûreté de jugement ce chef de révolution a su mesurer la puissance des éléments sociaux déchaînés et les limites de cette puissance...

A la même époque, Lénine adresse à la Pravda de Petrograd une Lettre de Loin , publiée les 21-22 mars, huit jours avant son arrivée en Russie. C'est une analyse serrée de l'ensemble des faits, de leurs antécédents, des forces actives. Déjà une allusion menaçante, soulignée : « Milioitkov détient, temporairement, le pouvoir. » Trois grandes forces sont en jeu : la monarchie tsariste, tombée ; la bourgeoisie, classe nouvelle arrivant au pouvoir : les Soviets, « embryon de gouvernement ouvrier ». Le prolétariat a deux alliés : les paysans pauvres, les prolétaires de l'étranger. Les tâches présentes sont de « préparer la victoire dans la deuxième étape de la révolution », et, pour cela, « d'abord conquérir une république démocratique et assurer la victoire complète des paysans sur les propriétaires ; puis marcher vers le socialisme ».

Tel était le plan de Lénine à son départ de Suisse. Le 3 avril, il débarquait à Pétrograd, accompagné de G. Zinoviev .

Partie II. Par la persuasion[modifier le wikicode]

Le 4 avril — le lendemain de son arrivée — Lénine présente aux militants ses Thèses sur les objectifs du prolétariat dans la révolution actuelle .

Songez que les ministres bourgeois du gouvernement provisoire discourent sur la guerre jusqu'au bout ; que M. Milioukov rêve des Dardanelles ; que les socialistes-révolutionnaires se voient déjà à la tête d'une république radicale tout aussi « avancée » que la IIIe République Française en ses bons jours ; et que personne, personne, ne voit clair dans la tourmente grandissante.

Personne : sauf, évidemment, cet agitateur inconnu hier des milieux politiques russes, suivi d'un petit parti « de fanatiques », « scissionnistes professionnels », comme les qualifient avec dédain les socialistes raisonnables, — personne, sauf ce nouveau venu. — Trapu, large d'épaules, grand front dénudé, regard malicieux, des yeux bleu-verts, pommettes larges d'Asiatique, menton achevé par une large et courte pointe de barbe roussâtre. Pas d'éloquence. Des gestes simples qui empoignent et convainquent. Un parler familier, sans images, sans effets, sans périodes marquées, sans invites à l'applaudissement. On dirait d'un robuste paysan provincial, malin comme quatre — et bonhomme avec cela — démontrant l'excellence d'une affaire qui s'impose. Il descend d'un train qui vient de traverser l'Europe. Et il expose aux ouvriers bolcheviks de Pétrograd, qui ont fait la révolution de mars, la situation qu'il connaît mieux qu'eux, les fins que seul il discerne...

La guerre est impérialiste, comme elle l'était sous Nicolas II ; il ne pourrait être question d'une guerre de défense révolutionnaire que s'il y avait un pouvoir ouvrier ; la paix démocratique est impossible sans renversement du capitalisme.

Le trait caractéristique du moment actuel réside dans le passage de la première étape de la révolution — qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie en raison du développement insuffisant de la conscience et des organisations prolétariennes, — à la deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres.

Mais « le parti bolchévique est en faible minorité dans les Soviets ». Qu'il se confine donc dans la propagande et l'agitation. Il vaincra parce qu'il a raison. C'est un parti clairvoyant parmi des partis et des foules aveugles. Il faudra bien qu'on le suive !

Les Soviets constituent la seule forme révolutionnaire du pouvoir. « Pas de république parlementaire. Y revenir quand nous avons des Soviets, ce serait faire un pas en arrière. » Le programme pratique : confiscation de tous les domaines ; nationalisation des terres par les Soviets paysans locaux ; fusion des banques en une seule banque nationale placée sous le contrôle des Soviets.

8. L'introduction du socialisme n'est pas notre but immédiat ; il ne s'agit que de passer sans délai au contrôle de la production et de la répartition par les Conseils ouvriers...

Quant au parti, un Congrès doit être promptement réuni afin de modifier le programme dans ses paragraphes concernant l'impérialisme, la guerre, « notre attitude envers l'Etat, notre revendication d'Etat-Commune (sur le modèle de la Commune de Paris) », afin aussi de modifier l'appellation du parti qui doit se définir communiste, le terme social-démocrate étant déshonoré par la trahison de la IIe Internationale.

Posément, Lénine constate que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, partis empreints d'une idéologie de petite bourgeoisie, sont en majorité dans les masses comme dans les Soviets. Mais la bonne foi des masses est patente ; c'est par la persuasion qu'on les conquiert. Lénine ne donne que ce mot d'ordre : Propagande ! Propagande ! — « Pas de violence tant que le gouvernement bourgeois n'a pas commencé. »

Cependant, l'Unité (Edinstvo), organe des social-démocrates de défense nationale, l'accuse déjà de fomenter la guerre civile.

L'Edinstvo écrit : « Lénine délire... »

Selon son habitude de frapper fort, à coups répétés, sur le même clou, Lénine revient sans cesse sur toutes ces idées directrices. Dans ses Lettres sur la Tactique (avril), il insiste :

Non seulement je ne compte pas sur la transformation immédiate de notre révolution en révolution sociale, mais je mets en garde contre cette transformation...

Et pourtant :

« Hors du socialisme, pas de salut » (8 avril).

1° Il faut renverser le gouvernement bourgeois ;

2° On ne peut pas encore le renverser, car la majorité des Conseils ouvriers le soutient,

Que faire, alors ? Conquérir la majorité.

« Nous ne sommes pas des blanquistes. Nous ne sommes pas partisans de la prise du pouvoir par une minorité. » (Dualité des pouvoirs , 9 avril.)

L'idée de l'Etat révolutionnaire à constituer plus tard se précise dans l'esprit de Lénine. La future république des Soviets s'inspirera de l'exemple de la Commune de Paris — Lénine le répète à diverses reprises — en créant un type d'Etat nouveau dont les caractères essentiels sont que :

  1. La source du pouvoir n'est pas dans la loi, délibérée et promulguée par le Parlement, mais dans l'initiative directe des masses populaires, initiative locale, prise en bas...
  2. La police et l'armée, institutions différentes du peuple et opposées au peuple, sont remplacées par l'armement du peuple...
  3. Les fonctionnaires sont remplacés par le peuple même ou, tout au moins, placés sous son contrôle ; ils sont nommés par élections et peuvent à tout moment être rappelés par leurs mandants...

(Id. )

Le fait capital à ce moment, c'est la dualité déjà existante des pouvoirs. Deux gouvernements existent. L'un, bourgeois, qui ne peut rien sans l'autre, gouvernement ouvrier constitué par les Soviets, qui ne veut encore rien...

Les leaders du Soviet de Pétrograd sont Tchkheidzé , Tseretelli , Stiéklov — ce dernier pas encore rallié au bolchévisme — tous menchéviks que Lénine raille de vouloir suivre les traces de Louis Blanc . Par-dessus tout, ils ont peur d'une révolution des masses. Toute leur ambition se borne à exercer des pressions savantes sur le gouvernement, Kérensky , ministre de la Justice, dans le cabinet bourgeois, fait parmi eux d'éloquentes apparitions. La physionomie de ce Soviet des premiers temps de la révolution a été dépeinte, avec une grande intensité de vie, par N. Soukhanov , dans ses Notes sur la Révolution. Ce chroniqueur hors ligne (menchévik) fait ressortir, lui aussi, l'impuissance du gouvernement légal auquel les travailleurs n'obéissaient point, et la puissance irrésistiblement croissante du Conseil spontanément formé par les ouvriers. Or, écrit Lénine ,

il ne peut y avoir deux pouvoirs. L'un des deux doit disparaître. Toute, la bourgeoisie russe travaille à réduire les Soviets à l'impuissance...

La dualité des pouvoirs ne correspond qu'à une période de transition... vers la pure dictature du prolétariat et de la paysannerie.

Maintenant, comme plus tard, envisageant sans cesse la prise du pouvoir qu'il considère comme certaine, — bien que son parti ne soit encore qu'une faible minorité, Lénine s'attache, en toute occasion, à préciser ses vues sur l'Etat. C'est toujours en rappelant trois points essentiels : qu'il n'y a de différence entre bolcheviks et anarchistes que sur les moyens et non sur la fin ; qu'il faut démolir le vieil Etat bourgeois ; qu'il faut créer un nouvel Etat profondément révolutionnaire dont la Commune de Paris nous a donné la première idée. On retrouvera les mêmes conceptions dans l'Etat et la Révolution.

Le marxisme diffère de l'anarchisme en ce qu'il admet la nécessité de l'Etat pendant la période révolutionnaire en général et pendant la transition du capitalisme au socialisme en particulier.

Devoirs du prolétariat après la révolution , 10 avril.

Dans le même document , proposant de substituer dans l'appellation du parti le mot « communiste » au mot « social-démocrate », il remarque que :

ces termes (soc.-dém.) sont scientifiquement inexacts. La démocratie est une des formes de l'Etat. Or, marxistes, nous sommes contre tout Etat.

A la même époque (Devoirs du prolét., etc., 10 avril), Lénine, revenant avec la continuité de pensée qui est peut-être sa plus forte caractéristique intellectuelle, sur ce qu'il a maintes fois écrit en 1914, 1915, 1916, de la nécessité de constituer la IIIe Internationale, constate « le Krach de l'Internationale de Zimmerwald », qui n'a pas pu se résoudre à une rupture décisive avec les socialistes de défense nationale. Il passe en revue les forces de la future Internationale, « internationaliste en fait », en écarte Longuet , Ledebour , Haase , Martov , tous centristes, et conclut :

« Attendre ? Non. Fonder la IIIe Internationale ! »

Partie III.

Partie III. Le flot monte. Le 22 avril...[modifier le wikicode]

Il faudrait pouvoir suivre, en même temps que les développements de la pensée de Lénine, ceux des événements. Mais c'est chose impossible. Force me sera de noter seulement, dans la grande bourrasque, quelques faits, quelques dates, servant de points de repère. Du 22 au 27 février, la rue de Pétrograd balaie l'autocratie. Le 27 février, le Soviet de Pétrograd se constitue. Nicolas II abdique le 2 mars en faveur du grand-duc Michel , qui abdique à son tour le 3. Le 14 mars, le Soviet de Pétrograd lance son appel aux peuples, pour une paix démocratique. Le 18 avril, M. Milioukov , ministre des Affaires Etrangères du gouvernement Lvof , adresse une note aux puissances, Le gouvernement russe reste fidèle aux traités, c'est-à-dire à l'impérialisme, tout en souhaitant une paix démocratique. « La Russie fera la guerre jusqu'à la victoire totale, » L'hypocrite formule n'est que trop claire. (« Les conditions de la paix ne peuvent être arrêtées qu'en plein accord avec nos alliés... On ne peut pas ignorer les principes reconnus par tous les alliés, de la reconstitution de la Pologne, de l'Arménie et de la satisfaction des revendications nationales des Slaves d'Autriche... » Déclaration de Milioukov, à Moscou, 10-23 avril.)

Dans la Pravda du 13, Lénine répond à ces nettes paroles de l'homme d'Etat bourgeois pat un appel aux soldats :

Camarades soldats ! Déclarez que cous ne voulez pas mourir pour les traités secrets signés par Nicolas II et demeurés sacrés pour Milioukov !

Sur la guerre, les idées de Lénine sont bien claires depuis le premier jour. Dans cette conflagration mondiale, seule la petite Serbie pourrait invoquer à bon droit les nécessités de la défense nationale. Les grandes puissances belligérantes se battent pour un nouveau partage du monde, toutes impérialistes, elles sont toutes également responsables. Le devoir des révolutionnaires est de combattre chacun le gouvernement de son pays et de préparer la révolution qui peut résulter de la guerre. La révolution russe n'a rien à attendre ni de la bourgeoisie libérale lusse, ni des Etats alliés ; elle a tout à attendre des prolétaires du monde et en premier lieu de l'« ennemi », du pauvre bougre de soldat allemand ou autrichien avec lequel i! faut, autant que possible, fraterniser dans les tranchées...

Ces vérités évidentes, les bolcheviks sont les seuls à les exprimer sans cesse. Elles traduisent en formules lapidaires, elles élèvent à la conscience théorique, le sentiment impérieux et précis des masses, en premier lieu des masses de combattants. Ce qui les séduit au bolchévisme, c'est sa netteté, alors que le Soviet menchévik et socialiste-révolutionnaire adopte des formules équivoques, n'ose même pas désapprouver l'Emprunt de la Liberté, que l'Edinstvo de Plékhanov , la Gazette ouvrière , Terre et Liberté, La Volonté du Peuple, bref toute la presse de la « démocratie révolutionnaire », appuient...

La note de Milioukov aux Alliés (du 18 avril), provoque une crise immédiate. On peut dire que la première vague de la révolution d'octobre monte à ce moment, avec une force irrésistible, du fond de l'indignation populaire.

« Le gouvernement découvre son jeu », écrit Lénine, « Que Va faire le Soviet ? Ou le Soviet s'inclinera et Milioukov l'anéantira demain ; ou le Soviet entrera dans notre voie... » Pour la première fois, l'article de la Pravda se termine par ces mots :

« Ouvriers et soldats, dites-le maintenant bien haut : nous exigeons un pouvoir unique, celui des Soviets l » (20 avril).

Le 22, Lénine insiste : les gouvernements capitalistes ne peuvent pas ne pas vouloir d'annexions. « En dehors de la transmission du pouvoir à la classe révolutionnaire, pas d'issue. » Ce sont des jours graves. A Pétrograd et à Moscou, des foules ouvrières déferlent dans les rues. « Pétrograd bout. » On manifeste contre la guerre. On contre-manifeste. Sur les bannières dressées au-dessus d'une mer humaine, à la perspective Nevsky, on lit ces mots en lettres énormes : « Tout le pouvoir aux Soviets ! » Au coin de la Sadovaïa, des patriotes tirent sur les « antipatriotes ». Premiers coups de feu de la guerre civile. Pendant ce temps, le Soviet, toujours dirigé par les menchéviks, reçoit les explications du gouvernement — et s'en déclare satisfait... Par 34 voix contre 19, l'Exécutif du Soviet vote la confiance au gouvernement provisoire... « L'incident » est liquidé. Pauvres politiques, lamentables socialistes que ceux qui, dans les événements de ces jours, n'ont vu qu'un « incident » à liquider par un vote ! Heureusement qu'une voix, claire, celle-là, retentit à l'écart :

Ce n'est pas, constate Lénine, ni la première ni la dernière oscillation de la masse petite bourgeoise et demi-prolétarienne.

Mais, camarades ouvriers, l'heure presse. Celle première crise sera suivie d'autres crises. Consacrez toutes vos forces à la propagande, à convaincre les arriérés, non seulement par des meetings, mais par le contact direct avec chaque groupe, avec chaque régiment...

Groupez-vous autour des Soviets, dans les Soviets, par la persuasion fraternelle et par le renouvellement partiel des mandats, formez une majorité.

(23 avril).

Ainsi Lénine ne se laisse point griser par la montée du flot de foule qui vient d'ébranler le gouvernement Lvof. Son mot d'ordre reste : Propagande ! Propagande ! L'éditorial de la Pravda du même jour, non signé, mais écrit par lui, se termine par ces lignes en caractères gras :

Nous ne serons pour le passage du pouvoir aux prolétaires et aux demi-prolétaires que lorsque les Conseils des Ouvriers et des Soldats se rangeront à notre politique et coudront prendre le pouvoir.

Partie IV. Et voici des ministres socialistes[modifier le wikicode]

Milioukov, devenu impossible, a démissionné. Le 1er mai, dans toutes les villes de Russie, d'immenses manifestations populaires exigent une paix démocratique. La fermentation du pays est telle que l'autorité du gouvernement provisoire apparaît surtout formelle. Lénine, observateur sagace des petits faits quotidiens, en note deux, d'une profonde signification. A Nijni-Novgorod, les ouvriers ont supprimé la police. Une milice prolétarienne, payée par les usines, assure l'ordre. En Sibérie, à lénisseissk, le Soviet a pris le pouvoir. Le président du Conseil, prince Lvof , envoie là-bas un commissaire. « Les fonctionnaires nommés, décide fièrement le Soviet de l'endroit, ne commanderont qu'après avoir passé sur nos cadavres. » On pourrait noter des milliers de faits analogues. Partout, dans l'immense Empire, par millions, de telles initiatives proclament la naissance d'une société nouvelle, dans la déliquescence des anciens pouvoirs. Le gouvernement purement bourgeois du prince Lvof (dans lequel Kérensky , représentant officieux du Soviet, était le seul socialiste) cède la place, le 6 mai, à un gouvernement de coalition socialiste-bourgeois, comprenant deux menchéviks (Tseretelli aux Postes et Télégraphes, Skobeleff au Travail), et deux socialistes-révolutionnaires (Tchernov à l'Agriculture, Kérensky, Guerre et Marine). A leurs partis et aux travailleurs, ces ministres socialistes promettent de travailler pour la paix des peuples, de préparer une solution à la question agraire, de hâter la réunion de la Constituante. Les campagnes espèrent. Tchemov, le leader du parti socialiste-révolutionnaire, parti de la révolution agraire, n'est-il pas au pouvoir ? Période confuse d'espérances populaires et de déception. Les ambassadeurs alliés commencent à s'inquiéter. A quand la prochaine offensive russe, à quand ?

Les Bolcheviks travaillent[modifier le wikicode]

La justesse de notre tactique est chaque jour confirmée. Mais nous avons besoin d'une organisation des masses prolétariennes trois fois meilleure qu'aujourd'hui. Dans chaque arrondissement, dans chaque quartier, dans chaque usine, dans chaque compagnie de troupe, nous devons avoir une organisation fraternelle, capable d'agir comme un seul homme. Chacune de ces organisations doit être directement reliée au Comité Cenfral par des liens solides que l'ennemi ne puisse pas rompre du premier coup, par des liens affermis et vérifiés de jour en jour, d'heure en heure, pour que l'ennemi ne puisse pas nous surprendre. » (Pravda, 25 avril.)

A la Conférence panrusse du parti bolchevik, Lénine (24, 29 avril) présente son projet de modification du programme. Relevons-y ces lignes :

Le parti veut une république prolétarienne et paysanne plus démocratique, dans laquelle la police et l'armée permanente seront remplacées par l'armement du peuple...

Le parti veut « l'autocratie du peuple ». Il préconise la « suppression de la langue d'Etat », — « le droit pour toutes les nationalités de se constituer en Etats autonomes », — « la nationalisation des banques, des trusts et des cartels », — « la confiscation des terres à transmettre immédiatement aux paysans organisés en soviets ». Le parti « conseille » aux travailleurs des campagnes de transformer les grands domaines en exploitations collectives modèles.

A la même époque se situe une polémique de Lénine avec Plékhanov . Tout le différend entre menchéviks et bolcheviks s'y résume. De l'avis du vieux chef de la social démocratie russe, « la révolution socialiste suppose un long travail d'éducation et d'instruction de la classe ouvrière » ; « les conditions objectives de la révolution socialiste n'existent pas en Russie ». Pour ces raisons, résignons-nous à subir la démocratie bourgeoise et continuons la guerre...

— La démocratie ? demande alors Lénine. Mais qui dit démocratie dit pouvoir de la majorité, et nous avons une majorité paysanne qui veut la terre. Cette majorité peut-elle exiger : 1° La nationalisation des terres ; 2° celle des banques ; 3° celle de l'industrie du sucre ? Elle l'exige. Satisfaisons ces revendications,

ensuite la marche au socialisme deviendra possible. Et si les ouvriers plus avancés des pays d'Occident, rompant avec leurs Plékhanov, nous soutiennent, le passage effectif de la Russie au socialisme sera assuré.

La question agraire[modifier le wikicode]

Autre polémique. Le ministre des Finances Chingarev propose, pour résoudre la question agraire, « les accords à conclure à l'amiable entre paysans et propriétaires ». On s'étonne de tant de candeur en période de révolution : ce bourgeois bien intentionné ne voulait pas voir la tempête. Comme Plékhanov ne voulait pas faire la révolution, il fournit à Lénine l'occasion d'une écrasante démonstration au premier Congrès panrusse des paysans (22 mai). 30.000 propriétaires riches possèdent en Russie près de 70 millions de déciatines (hectares, env.), soit en moyenne 2.000 hectares par tête. Par contre, d'après le recensement le plus récent, il y a en Russie environ dix millions de familles paysannes pauvres disposant ensemble de 70 à 75 millions de déciatines, soit 7 déciatines par famille ! Un accord amiable entre ces pauvres et ces riches — c'est-à-dire la location des terres — ne serait ni juste ni avantageux. Les bolcheviks sont pour une prise de possession, organisée, des terres par les paysans.

Le ministre socialiste-révolutionnaire Tchernov s'en remet à l'Assemblée Constituante pour régler la question agraire. Lénine crie au paysan : « N'attends pas la Constituante, prends la terre ! La Constituante décidera ; agissons avant. » — Pour prendre la terre, le paysan doit s'unir à l'ouvrier. L'expropriation des terres se rattache au contrôle ouvrier de la production, à l'obligation du travail, à la question de la paix :

Le travail libre sur la terre libre n'est pas encore la solution... Nous ne sortirons pas par cette voie de la ruine générale. Il faut l'obligation générale du travail, la plus grande économie du travail humain, un pouvoir extraordinairement ferme et fort pour appliquer l'obligation du travail...

(Discours au Congrès des paysans, 22 mai.)

Il faut un pouvoir fort[modifier le wikicode]

Puis :

Il faut terminer rapidement cette guerre, non par une paix avec l'Allemagne, mais par une paix générale, non par une paix capitaliste, mais par une paix des travailleurs faite contre tous les capitalistes.

(Lettre aux délégués paysans, 11 mai.)

Comment surgit chez Lénine cette formule du pouvoir fort et de l'obligation du travail ? Elle est suggérée par les circonstances : il ne peut y avoir d'autre réponse à la grève perlée des capitalistes qui organisent sciemment, mus par leur instinct de classe, la ruine du pays[4] , Du coup, Lénine a réfuté toutes les déformations de sa pensée par les adversaires du bolchévisme. Partageux ? Non. Pas d'appropriation personnelle des terres, la nationalisation. Anarchiste ? Non. Un pouvoir fort, celui des travailleurs. On le sent anxieux de comprendre comme d'être bien compris, on découvre chez lui un robuste, un formidable bon sens malicieux qui l'identifie presque aux moujiks, ses auditeurs, dont il dispute la conscience à tant de concurrents. Sa règle de pensée de véritable chef de peuple, il nous la donne incidemment : elle est lumineuse :

Jamais des millions d'hommes n'écouteront les conseils du parti, si ces conseils ne coïncident avec ce que leur enseigne l'expérience de leur propre vie

(Discours du 22 mai.)

L'immensité du péril suggère la dictature[modifier le wikicode]

Soulignons que Lénine vient de parler d'un pouvoir fort. C'est, à vrai dire, la deuxième ou troisième fois, mais c'est nouveau. La Pravda du 6 mai avait déjà publié un article de lui, intitulé avec une belle clarté : Nous voulons un pouvoir fort. (« le seul pouvoir révolutionnaire sûr, fort et possible... celui des Soviets »). Auparavant, dans ses affirmations répétées de la nécessité de fonder un nouvel Etat révolutionnaire, Lénine paraissait surtout vouloir faire ressortir qu'il s'agissait d'un Etat profondément différent de l'ancien, où les masses populaires exerceraient une sorte de pouvoir direct. Sa conception avait, jusque dans la forme, quelque chose de libertaire, au sens étymologique du mot. Il emploie quelquefois l'adjectif russe, intraduisible, vsénarodnoé, de tout le peuple. Certes, cet Etat devrait être fort. Quoi de plus fort, d'ailleurs, que le peuple révolutionnaire en armes ? Mais plus libérateur que fort. D'où vient que Lénine précise maintenant sa pensée et l'accentue dans le sens d'une dictature rigoureuse, étroite, forcément concentrée, telle qu'on n'en trouve pas même le germe dans la Commune de Paris (hélas ! car si elle eût eu un parti dictatorial, la Commune se fût certainement mieux défendue) ?

Du danger.

La disette approche. Le chômage. La crise financière. Une effroyable catastrophe économique. Les matières premières vont manquer dans toutes les usines. Le combustible s'épuise, Le chaos s'installe dans les transports. Les usines ferment. Quantité d'ouvriers n'ont plus de pain. Le rouble se déprécie. Une révolution n'est pas une période de production ; en outre, les classes possédantes, menacées, freinent ou arrêtent la production pour prendre le pauvre par la faim, et dresser aux yeux de tous le spectre de la famine. Le 14 mai, Lénine, commentant divers articles alarmistes : La ruine menace ! conclut :

La catastrophe vient. Il n'est qu'une voie de salut : la discipline révolutionnaire, les mesures révolutionnaires de la classe révolutionnaire...

Skobeleff et le ministre bourgeois Koutler dénoncent « l'immense péril ». Skobeleff, avec une inconséquence déconcertante, propose d'imposer les classes possédantes « parfois jusqu'à 100 % » ! L'imposition à 100 %, c'est la confiscation. Un gouvernement bourgeois peut-il s'engager dans la voie des confiscations ? Et ce, pour éviter une débâcle économique causée en grande partie par les classes possédantes précisément affolées à l'idée des confiscations possibles ? Lénine réfute ce pauvre raisonnement. Allons donc ! Ce qu'il faut, c'est « briser la résistance de quelques centaines de milliers de riches ». D'autres préconisent l'établissement de prix maximum sur les vivres, le contrôle de l'Etat sur la production. Mais qu'est-ce que votre Etat ? leur demande Lénine.

Le mois de mai s'achève, le mois de juin débute sous l'impression d'une imminente catastrophe économique.

Partie V[modifier le wikicode]

On arrive à un tournant. Le gouvernement provisoire du prince Lvof — quatre ministres socialistes — vont gouverner et faire la guerre. Il s'en prend aux agitateurs dans l'armée, aux soldats révolutionnaires, au Soviet de Cronstadt, lequel d'ailleurs ne se laisse pas intimider et l'amène à résipiscence. Au front il prépare l'offensive exigée, sur un ton de plus en plus impérieux, par les ambassadeurs alliés. L'offensive à la veille de la catastrophe économique ! — L'offensive est enfin, soudainement déclenchée « au nom de la paix », le 18 juin, par le ministre de la guerre Kerensky . Vu l'impréparation technique et la volonté des soldats de ne plus se battre, elle tourne promptement au désastre. En vain quelques bataillons « patriotes » se font-ils hacher par la mitraille allemande. — Or, ce même jour a lieu à Pétrograd une manifestation organisée par le Comité central bolchevik contre la guerre et le gouvernement de coalition. L'appel des bolchéviks est entendu des masses. C'est un triomphe. 400.000 ouvriers et soldats défilent dans les rues. Des centaines de drapeaux rouges portent la devise des bolcheviks : « Tout le pouvoir aux Soviets », à laquelle les menchéviks opposent sur trois pancartes leur mot d'ordre : « Confiance au gouvernement provisoire ! » Confiance ! Ils ont bien choisi leur moment. Le flot rouge monte, monte encore, et cette fois plus haut.

En face de cette piteuse confiance comme les mots d'ordre des bolcheviks sont nets : « Ni paix séparée avec l'Allemagne, ni traités secrets avec les anglo-français. » — « Assez d'hésitations... Assez de confiance aux capitalistes... Action révolutionnaire! »

Lénine fait preuve, comme toujours, d'une intuition remarquable de l'état d'esprit des masses. Le 13 juin il constate : « Nous sommes au tournant . »

Le prolétariat socialiste et notre parti doivent faire preuve du maximum de vigilance et de sang-froid : que les futurs Cavaignac commencent les premiers.

Ils commenceront les premiers, comme le veut Lénine. Ce sera bientôt l'aventure Kornilov . Sûr de la confirmation que lui donnera l'avenir, Lénine pose la question : D'où viennent les Cavaignac ? Des menchéviks, en effet, on écrit aux bolcheviks : « Si venait un vrai Cavaignac, nous serions avec vous. » Les Cavaignac, leur riposte Lénine, ne surviennent qu'à la faveur des hésitations des partis petits-bourgeois tels que les vôtres (16 juin).

A ce moment (19 juin) se situe l'incident de la villa de l'ancien ministre Dournevo, occupée par les anarchistes et par plusieurs syndicats. La police du gouvernement provisoire tente un coup de main nocturne, resté infructueux, pour en déloger les occupants. Ce fait est enregistré comme un symptôme : le gouvernement veut montrer de la poigne...

Retenons de ces jours-là deux articles de Lénine et un discours. L'un des articles s'intitule : Jacobins ? Lénine y présente l'alternative : « Ou contre-révolution, ou jacobinisme. »

Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une chute. Ceux du prolétariat y voient un des plus hauts essors de la classe opprimée, en lutte pour sa libération. Les jacobins ont donné à la France le meilleur exemple de révolution démocratique et de résistance à la coalition des monarques...

Le jacobinisme en Europe ou aux frontières de l'Europe et de l'Asie, au XXe siècle, serait la domination du prolétariat, classe révolutionnaire, appuyée par les paysans pauvres et bénéficiant de conditions matérielles permettant la marche au socialisme.

(24 juin)

L'autre traite d'une question de détail, mais de celles auxquelles Lénine attribua toujours une énorme importance. Il faut organiser un syndicat de journaliers agricoles , car « aucun Etat ne viendra en aide au salarié dans son village s'il ne se vient lui-même en aide ».

Le discours prononcé au premier congrès panrusse des Soviets traite de la guerre. Lénine y relève, surtout les contradictions des socialistes qui veulent continuer révolutionnairement la guerre de Nicolas II . L'issue : « Pas de paix séparée avec les capitalistes allemands, rupture complète avec les capitalistes anglais et français. » Une mesure à prendre sans délai : publier les traités secrets.

Le 2 juillet, les ministres cadets (constitutionnels démocrates) et le prince Lvof , président du Conseil, démissionnent à propos de la question d'Ukraine. Ils ne sauraient admettre l'autonomie nationale de l'Ukraine, à laquelle ils ne peuvent pas non plus s'opposer.

Les journées sanglantes de Juillet[modifier le wikicode]

Depuis l'offensive, l'affaire de la villa Dournovo, les difficultés avec l'Ukraine, l'impopularité de la coalition gouvernementale socialiste-bourgeoise a grandi d'heure en heure. La coupe déborde, dans les journées de juillet, prologue véritable de la révolution d'octobre. Les réservistes de 40 ans exigent qu'on les démobilise. On craint que les généraux réactionnaires ne livrent Pétrograd aux Allemands. On s'attend à l'envoi au front des régiments les plus « rouges » de la garnison. L'initiative de la manifestation insurrectionnelle vient des masses, dans lesquelles les groupes anarchistes jouent parfois le rôle d'un ferment actif. Les bolcheviks ne croient pas le moment venu. Le 3 juillet, un régiment de mitrailleurs se rend devant le petit palais de la Kssechinskaya, ballerine et favorite de l'Empereur déchu, occupé maintenant par le Comité central du parti bolchevik. Les soldats exhortent les bolcheviks à l'action. Lachévitch et Kouraev leur répondent : « Pas encore ! » Ils se font siffler. La Pravda a préparé un ordre d'abstention. On y redoute un guet-apens, une tentative révolutionnaire prématurée facile à réprimer. Mais la ville ouvrière bouge tout entière, il faut la suivre. A 10 heures du soir, le Comité central du Parti bolchevik décide une « manifestation pacifique ». La manifestation du 4 est inoubliable. Un demi-million d'hommes armés proclament qu'ils en ont assez des tergiversations, que la révolution doit continuer. Les matelots de Cronstadt sont venus. La garnison de la forteresse de Pierre et Paul manifeste aussi. Des coups de feu s'échangent. L'ordre révolutionnaire n'est pourtant guère troublé. Et le Comité Exécutif du Soviet refuse de prendre le pouvoir. Que faire ? Si une révolution sans prise de pouvoir était possible ailleurs que dans les pauvres cervelles des théoriciens libertaires, les prolétaires de Pétrograd la feraient ce jour-là. Le 5 juillet, le reflux se produit de lui-même. Les soldats rentrent à la caserne, les ouvriers à l'usine, tandis qu'arrivent, sans rencontrer de résistance, des troupes patriotes appelées par Kérensky. Les junkers des écoles militaires occupent les points stratégiques de la ville. Les arrestations de « meneurs » commencent. L'Exécutif Central des Soviets décide la « dictature » (contre qui ?) et le désarmement des ouvriers, des soldats et des marins. Trotsky est arrêté. Lénine et Zinoviev se cachent. La Pravda est supprimée.

Répression et Calomnie[modifier le wikicode]

Au lendemain des sanglantes journées de juillet, commence contre les bolcheviks une campagne de calomnies que l'on peut, sans exagération, qualifier la plus grande des temps modernes, la plus grande, à coup sûr, depuis celle que Pitt soudoya contre la révolution française. Elucidons-en l'origine. Grégoire Alexinsky , aventurier politique qui avait passé par le parti bolchevik dont il fut le représentant à la IIe Douma, devenu chauvin pendant la guerre, chassé dès avant la révolution de la rédaction du Monde Contemporain — influente revue patriote russe dirigée par le menchévik Jordansky — pour ses accointances avec le ministre Protopopov , si universellement méprisé que les menchéviks et les socialistes révolutionnaires, en majorité au Soviet de Pétrograd, avaient refusé, malgré son talent reconnu, de l'admettre parmi eux avant qu'il se fût « réhabilité », fabriqua, sur les demandes du Service de Contre-Espionnage, des documents établissant les relations de Lénine avec l'Allemagne...[5] . Informé de la publication projetée de ces faux, le leader menchévik Tcheidzé , adversaire irréconciliable des bolcheviks, indigné de la malpropre manœuvre, promit, le 4 juillet, à Staline , de l'empêcher. La publication eut lieu cependant et servit à justifier une instruction judiciaire. Lancée, la calomnie fit son chemin de par le vaste monde...

Une révolution pacifique était-elle possible ?[modifier le wikicode]

Les chiens aboient, la révolution continue. Pendant trois semaines, Lénine et Zinoviev se cachent aux environs de Pétrograd, à Sestroretzk, dans les bois. Ils passent les nuits dans une meule de foin. Puis Lénine réussit à franchir la frontière finlandaise sur une locomotive, en qualité de chauffeur. Successivement, il se cache à Helsingfors, à Vyborg, à Pétrograd. On a de lui une photographie de cette époque sur une carte d'identité délivrée par un Comité d'usine : la face est anguleuse, rude, les pommettes saillantes, fortement accentuées. On croirait vraiment un de ces prolétaires-paysans russes qui ont dans les veines un peu de sang mongol. Dans sa retraite, Lénine achève un petit livre commencé en Suisse : L'Etat et la Révolution . Merveilleux exemple nouveau de la continuité de sa pensée et de l'adéquation de cette pensée aux événements. Les pages qu'il a commencées à Zurich, dans sa tranquille chambrette d'émigré, il les termine, vivantes et logiques, pendant que la police de Kérensky le traque.

Il en écrit d'autres aussi, non moins fortes. L'article A propos des mots d'ordre , publié en feuille volante par le Soviet de Cronstadt, est d'une grosse importance. Lénine y résume l'enseignement des événements de juillet. Lénine y révèle avec force un aspect presque oublié de sa pensée sur la révolution. Jusqu'alors, il admettait la possibilité d'une révolution à peu près pacifique, c'est-à-dire d'une prise de pouvoir par les Soviets, sans déchirement dans la classe ouvrière et dans les classes moyennes appelées à graviter autour d'elle. La résistance inévitable des classes possédantes aurait dû, certes, être brisée. Mais les partis ouvriers socialistes, gagnés à l'idéologie petite-bourgeoise, auraient pu être amenés à suivre la révolution prolétarienne au lieu de se joindre à la contre-révolution. Bien des douleurs eussent été ainsi évitées. Rapprochons ce que Lénine écrit maintenant de ses conseils obstinés : Dans les Soviets, vis-à-vis de nos adversaires socialistes, la propagande, la persuasion ! — et de sa théorie d'un Etat populaire libérateur. Il savait affronter les pires nécessités ; il savait aussi apercevoir et ménager les possibilités les meilleures. « A partir du 4 juillet, écrit-il, le mot d'ordre : Tout le pouvoir aux Soviets, cesse d'être juste », car la période de partage paisible du pouvoir entre le gouvernement provisoire et les Soviets a pris fin. Jusqu'alors :

Les armes entre les mains du peuple et l'absence de violence sur le peuple caractérisaient la situation.

Le mot d'ordre était celui d'une étape à franchir, immédiatement possible, dans le sens d'un développement pacifique de la révolution[6] .

Personne, en effet, n'eût pu s'opposer à la prise du pouvoir par les Soviets ; et, dans les Soviets, la lutte entre les partis pouvait être à peu près pacifique. Mais « désormais la voie pacifique est devenue impraticable ». — « Les oscillations du pouvoir ont cessé. Au point décisif, le pouvoir a passé à la contre-révolution. » Les partis petits-bourgeois, menchévik et socialiste-révolutionnaire se sont révélés complices de la bourgeoisie :

Le 27 février, toutes les classes étaient contre la monarchie. Le 4 juillet, toutes les classes étaient contre la classe ouvrière.

D'aucuns placent leur espoir en la future Assemblée Constituante. « Illusions constitutionnelles ! »

L'Etat, dit Engels, est avant tout formé de contingents d'hommes armés disposant d'accessoires matériels tels que prisons, etc.

Or, en ce moment, le pouvoir réel c'est celui des cosaques, des junkers, des généraux monarchistes.

Ce pouvoir doit être renversé par la force,

Tout le parti doit se préparer à la bataille. Mais temporiser. « Agir maintenant, ce serait faire le jeu de la contre-révolution. »

La bataille décisive ne sera possible que lors d'un nouvel élan de la révolution, venant de la profondeur des masses.

Dans la révolution qui vient, « les Soviets ne seront plus des organes d'entente avec la bourgeoisie, ils seront des organes de combat contre elle ».

Partie VI. Un rhéteur : Kérensky[modifier le wikicode]

Le 8 juillet, Kérensky assume la présidence du Conseil. Le troisième cabinet de coalition est fortement influencé par les socialistes-révolutionnaires. Avksentiev , un des grands leaders du parti, y détient un portefeuille, Terestchenko et Nekrassof y représentent la bourgeoisie. Les socialistes sincères n'ont qu'une espérance : la Constituante ! Lénine, pour d'excellentes raisons, repousse cette illusion. « Sans une formidable révolution économique, on n'abolira pas la propriété privée des terres. » Avant l'affermissement des Soviets, la Constituante ne pourra rien. Ou les élections fixées au 30 septembre n'auront pas lieu, ou l'Assemblée Constituante sera impuissante. La lutte des classes seule importe, non les élections.

Pour que la majorité décide réellement du sort de l'Etat, il faut que soient réalisées des conditions bien définies...

Une révolution se distingue précisément de la situation normale d'un Etat en ce que les questions litigieuses... sont directement tranchées par la lutte des classes et des masses... De ce fait essentiel ressort l'insuffisance de manifester en période révolutionnaire « la volonté de la majorité ». Ce qu'il faut, c'est être le plus fort au moment décisif, à l'endroit décisif. En un mol : vaincre.

En fin de compte, les questions sociales sont tranchées par la lutte des classes sous sa forme la plus aiguë, celle de la guerre civile, le facteur économique est décisif.

(Le Moment actuel , brochure, 26 juillet.)

Pendant les mois qui vont suivre, jusqu'à la révolution d'octobre, Kérensky sera le chef du gouvernement provisoire. Avec lui, la révolution bourgeoise entre dans une phase oratoire. L'homme que Lénine appelle « ce petit bavard de Kérensky » se croit fait pour jouer les premiers rôles de l'Histoire. Brillant avocat sous l'ancien régime, coutumier des grands procès politiques, socialiste-révolutionnaire, député « travailliste » à la IVe Douma, ministre de la Justice dans le premier gouvernement provisoire, ministre, de par les effets d'un grand discours, Kérensky, en toute occurrence, parle, déclame, s'exalte. Admirable orateur, voix qui sait enflammer, monter, clamer, expirer en accords toujours prenants. Rhéteur incomparable. J'ai connu des braves gens qui, des années après l'avoir entendu une fois ou deux, évoquaient ses gestes, sa voix, ses yeux. (« Ah ! ses yeux i Quel grand révolutionnaire c'était ! », me disait, en 1919, à Pétrograd, une vieille demoiselle sentimentale.) Ayant accepté, en mars, un portefeuille, contrairement à la volonté du Soviet, il accourt au Palais de Tauride, parodie avec fougue un discours fameux de Danton : « Je serai le ministre de la révolution ! », soulève une ovation enthousiaste — et garde son portefeuille à côté de M. Milioukov . Quand le tsar abdique, Kérensky, plus éloquent que jamais, adresse au Pendeur découronné une magnifique phrase, une phrase qui ravit tellement les courtisans que le baron Nolde la consigne dans ses Mémoires : « Daignez croire. Majesté Impériale, que nous porterons le précieux vase de votre pouvoir jusqu'à l'Assemblée Constituante sans épancher une goutte de son contenu... » Kérensky est l'homme de la navrante offensive de juin. Kérensky est ce parleur hystérique dont Soukhanov , dans ses Notes sur la Révolution, donne un terrible portrait. A la tribune, quand l'argument lui fait défaut, quand la période frémissante n'y supplée point, il chancelle, blêmit, s'affaisse, pris d'un commencement de syncope. Ce tribun semble près de mourir pour le peuple. Logé au Palais d'Hiver, Kérensky recevait souvent dans la bibliothèque de l'Empereur. J'ai quelque part une photo qui le représente, dans cette pièce, accroupi à l'orientale sur un divan, avec ce visage — blême, aux profonds yeux sombres — d'homme d'Etat tragique, qu'il savait si bien se composer. Il avait le culte de l'attitude et de la phrase. Dans les fragments de mémoires qu'il a publiés (Gatchina), les mots qu'on retrouve le plus souvent sont : Je, Moi. Relatant les plus graves événements, il a des phrases comme celle-ci : « Je pris dans l'automobile une pose nonchalante... » Il n'a fait, dans toute la révolution, que prendre des poses et rythmer des périodes. Et ce rhéteur se prenait pour un chef de révolution. Il est vrai qu'il y avait derrière lui Savinkov , dont nous reparlerons.

Le début du « bonapartisme »[modifier le wikicode]

L'avènement de Kérensky au pouvoir, Lénine le caractérise, le 29 juillet, comme le début du Bonapartisme . Vision très exacte des faits : Kérensky va préparer les voies à Kornilov . Comme toujours, la formule de Lénine est synthétique :

L'histoire de France nous montre que la contre-révolution bonapartiste grandit à la fin du XVIIIe siècle (puis une seconde fois en 1848-52) sur le terrain de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, et prépara, à son tour, la restauration de la monarchie légitime. Le bonapartisme est une forme du gouvernement qui naît des intentions contre-révolutionnaires de la bourgeoisie parmi les transformations et la révolution démocratiques.

(Le Prolétaire, 19 août. )

Pendant que se trame, en de louches conciliabules entre l'Etat-Major et le Gouvernement, le faux 18 Brumaire de Kornilov, Lénine reporte son attention sur les forces profondes de la révolution : les masses paysannes. Les Izvestia du Soviet panrusse des paysans ont publié un Cahier de revendications modèle, rédigé d'après 242 cahiers adressés au premier Congrès panrusse des paysans. Les paysans veulent la démocratie (éligibilité de fonctions, suppression de l'armée permanente) et la terre : expropriation sans indemnité, nationalisation des grands domaines, interdiction du salariat, répartition égalitaire des terres entre les cultivateurs, partages périodiques. Remarquez combien ce programme de la révolution paysanne est voisin de celui de Lénine. Or, les socialistes-révolutionnaires feignent de l'accepter.

Ils se dupent eux-mêmes et dupent le pays en admettant que de semblables mesures sont possibles sans renversement de l'Etat capitaliste.

(29 août)

Les socialistes-révolutionnaires, « utopistes petits-bourgeois », réalisent verbalement le bloc avec les paysans et réellement le bloc avec la bourgeoisie. Le parti socialiste-révolutionaue a trahi les paysans. Désormais

Ou la classe ouvrière mènera les paysans de l'avant vers le socialisme, ou la bourgeoisie libérale les tirera en arrière, vers la réconciliation avec le capitalisme.

Le programme paysan ne peut être appliqué que par un pouvoir prolétarien, dont les paysans n'ont rien à craindre. Lénine, citant Engels, précise que l'idée d'exproprier les petits cultivateurs ne peut venir à aucun socialiste, « La supériorité de la culture socialiste s'imposera par la force de l'exemple. »

Lénine professe qu' « une question essentielle dans toute révolution est celle de la possession de l'Etat », ou plus exactement du pouvoir réel. Or, la caractéristique du moment actuel, c'est pour lui qu'on est entre deux dictatures. Demain appartient au prolétariat ou à Bonaparte. Pas de milieu. Dans sa polémique avec le menchévik Soukhanov, Lénine montre les progrès quotidiens « des Kalédine ». La situation qui se présente alors ressemble, à bien des égards, à celle que l'Allemagne traversa en septembre-novembre 1923. La réaction, disposée au coup de force, temporise, croyant gagner la partie sans recourir aux moyens extrêmes :

Les Kalédines[7] ne sont pas des imbéciles. Pourquoi se lanceraient-ils violemment de l'avant, risqueraient-ils un échec, quand ils obtiennent chaque jour un peu de ce qu'il leur faut ? Et ces petits imbéciles de Skobeleff , Tseretelli , Tchemov , Avksentief , Dan , Liber , qui vont criant au triomphe de la démocratie ! Victoire ! A chaque pas en avant des Kalédines, voir une victoire en ce que les Kalédines, les Kornilov, les Kérensky ne nous avalent pas d'un seul coup !

La racine du mal est dans la prédisposition de la masse petite-bourgeoise, du fait de sa situation économique, à une crédulité et à une inconscience étonnantes.

...Un revirement décisif n'est plus facile. Il est absolument impossible sans une nouvelle révolution.

Ces lignes datent de la veille même du coup de main de Kornilov[8] .

Savinkov et Kornilov[modifier le wikicode]

Né de la répression des émeutes de juillet, le cabinet socialiste-révolutionnaire de Kérensky est en réalité un gouvernement de réaction. La dialectique de la lutte des classes veut que des socialistes aplanissent les chemins d'une réaction bourgeoise plus franche. Le prolétariat est encore trop fort. Il ne surfit pas de le frapper. Il faut aussi le tromper. Après les persécutions des bolcheviks, d'énergiques mesures, inspirées par le haut commandement et par le ministre de la guerre Savinkov , ont été prises dans le but de rétablir la discipline aux armées. La principale de ces mesures, objet d'une intense agitation des bolcheviks, est le rétablissement de la peine de mort aux armées. Les pouvoirs des Comités régimentaires sont à peu près annulés. Kornilov , idole de la bourgeoisie russe, tient de Kérensky sa nomination de généralissime. C'est un soldat énergique, d'une grande bravoure personnelle, dur, fermement réactionnaire. Ainsi que les autres généraux, il ne voit de salut que dans la dictature militaire, et ne cache pas son avis. Les 12-14 août, à la Conférence démocratique de Moscou, Kornilov est apparu comme le futur chef de l'Etat.

Boris Savinkov est ministre de la Guerre. Figure singulière, très forte, de grand aventurier politique. Militant socialiste-révolutionnaire, écrivain, romancier, quelque peu poète même, terroriste, bon organisateur, Savinkov est l'une des illustrations du mouvement révolutionnaire. A la tête de l'organisation de combat du Parti socialiste-révolutionnaire, il a, pendant des années, dirigé l'action terroriste d'un parti qui compta des Guerchouni , des Kaliaev , des Sazonov , des Balmachev . Il a minutieusement préparé l'exécution du grand-duc Serge Plehve : il a participé lui-même à ces actions. Il s'est penché, dans la rue terrifiée de Pétrograd, sur le cadavre de Plehve, pour constater sa réussite. Dans toutes ces périlleuses entreprises, il s'est trouvé le collaborateur intime de l'agent provocateur Azef , autre chef de l'Organisation de Combat. Ce terroriste intrépide est l'auteur de deux romans : Ce qui n'advint pas, le Cheval blême, 1906[9] , empreints du plus profond désarroi moral, où l'inanité de l'effort révolutionnaire est comme écrite avec du sang. Terroriste professionnel habitué à exécuter des ennemis autant qu'à sacrifier délibérément les meilleurs d'entre ses compagnons de lutte, avec, au fond, cette absence totale de confiance et de foi en la révolution, c'était bien un homme capable de tout, sauf de comprendre un vaste mouvement de masses et d'apprécier avec justesse les forces sociales en présence. Car nul n'est plus éloigné d'être un chef révolutionnaire que le dilettante. Savinkov servit de truchement entre Kornilov et Kérensky. Tous les trois furent d'avis qu'un pouvoir fort — le leur — devait être installé par l'armée.

Le 26 août, Kornilov marcha subitement sur Pétrograd à la tête de ses cosaques. L'unanimité de la bourgeoisie l'attendait. L'unanimité du prolétariat se réalisa pratiquement, à l'instant. La résistance se cristallise autour des Soviets. Au dernier moment, Kérensky, jugeant l'affaire mal partie, désavoua son complice et le destitua. L'agitation bolchevik désorganisa les troupes réactionnaires avant qu'elles eussent pris contact avec les gardes rouges formées en toute hâte[10] .

Action révolutionnaire et compromis[modifier le wikicode]

Ces événements n'avaient pas surpris Lénine. Dans sa Lettre au Comité Central du Parti , Lénine trace la tactique du moment, souple tactique du front uni : « Combattre Kornilov, mais démasquer Kérensky. » Sa conclusion est : « Nous nous sommes extraordinairement rapprochés du pouvoir, mais de biais. » Jamais peut-être la situation révolutionnaire n'a été aussi délicate. Les bolcheviks doivent littéralement louvoyer, eux qui se sentent de plus en plus nettement appuyés par des forces énormes. Il faut briser l'offensive de la réaction militaire, partant défendre un gouvernement provisoire contre-révolutionnaire dans son essence ; le défendre aujourd'hui pour le renverser demain, de façon ou d'autre ; et il faut chaque jour parler clair à des masses d'un esprit plutôt simpliste que trop de politiciens s'évertuent à berner. C'est à ce moment que Lénine écrit son remarquable article Sur les compromis :

On appelle, en politique, compromis, la concession, l'abandon d'une partie des revendications soutenues par un parti, en vue de réaliser un accord avec un autre parti...

Engels avait raison quand, dans sa critique du Manifeste des communistes blanquistes (1873), il tournait en ridicule leur déclaration : Aucun compromis ! Ce n'est, disait-il, qu'une phrase. Car un parti combattant doit souvent subir les compromis que lui imposent les circonstances, car il serait absurde de renoncer une fois pour toutes à se faire payer une dette à tempérament. Un parti authentiquement révolutionnaire ne doit pas proclamer une impossible répudiation de tout compromis, mais doit savoir, à travers tous les compromis que la nécessité peut lui imposer, demeurer fidèle à sa classe, à son œuvre révolutionnaire, à la préparation de la révolution, à l'éducation des masses pour la victoire de la révolution.

(3 sept. 1917.)

Le compromis qu'aperçoit Lénine, c'est « la dernière chance d'une continuation pacifique de la révolution ».

Le compromis de notre parti, c'est le retour à la revendication d'avant juillet : Tout le pouvoir aux Soviets, un gouvernement de menchéviks et de socialistes-révolutionnaires responsable devant les Soviets.

Maintenant, et rien que maintenant, pendant quelques jours peut-être, ou pendant une ou deux semaines, un tel gouvernement pourrait se former et s'affermir tout à fait pacifiquement. Il assurerait, avec une énorme probabilité, le progrès pacifique de toute la révolution russe.

Lénine souligne que l'occasion est unique, précieuse, et que les bolcheviks ne posent aucune condition spéciale à leurs adversaires socialistes ; que ceux-ci pourraient promptement réaliser le programme de leur bloc politique ; que « la commune russe est inévitable... »

Mais il parle à des politiciens petits-bourgeois dans l'esprit desquels les réalités sociales sont depuis longtemps remplacées par de vieux clichés empruntés au vocabulaire des démocraties d'Occident. Les socialistes-révolutionnaires rêvent de Constituante. Les menchéviks évoquent avec angoisse les horreurs possibles de la guerre civile. Ces socialistes sont ballottés entre l'utopie parlementaire — mêlée de réminiscences d'Histoire — et la peur des coups. Quelques jours suffisent à Lénine pour se rendre compte que, cette fois encore, les partis démocratiques se révèlent incapables et lâches. Avec quel brutal mépris il répond aux trembleurs !

— Des flots de sang vont couler, dites-vous, si c'est la guerre civile ? Mais « à la guerre les soldats ont vu des mers de sang » !

A partir du 15-16 septembre, commence pour Lénine la marche au pouvoir.

VII. La marche au pouvoir[modifier le wikicode]

Plus un mot sur les compromis. La tâche de Lénine est désormais de convaincre les ouvriers qu'ils peuvent vaincre, qu'ils doivent vaincre ; de leur expliquer pourquoi et comment ; de savoir le moment de l'action.

Le Chemin Ouvrier publie, le 16 septembre, un article de lui où nous trouvons ces lignes :

Dressant le bilan... nous arrivons à conclure que le début de la guerre civile a manifesté du côté du prolétariat de la force, de la conscience, des assises solides, l'accroissement et l'organisation du mouvement. Du coté de la bourgeoisie, aucune force, aucune conscience de masse, aucune assise, aucune chance de victoire.

La résistance de la bourgeoisie à l'expropriation des terres sans indemnité... est naturellement inéluctable. Mais pour qu'elle devienne guerre civile, il faudrait que la bourgeoisie eût des masses quelconques, capables de faire la guerre et de battre les Soviets, Elle n'en a pas ; elle n'a pas où les prendre.

Ce raisonnement paraît aujourd'hui avoir été réfuté par une guerre civile acharnée de plusieurs années. Il était pourtant juste. La révolution d'octobre fut, en somme, pacifique. Ce fut, en tout cas, la moins sanglante, la plus facile des révolutions de l'Histoire. La guerre civile ne s'alluma que plusieurs mois après, grâce à l'intervention directe des impérialismes étrangers. Le soulèvement des Tchécoslovaques (été 1918), dans l'organisation duquel la Mission militaire française en Russie a joué un si grand rôle, en a été le premier épisode important.

Les 26-27 septembre, l'organe bolchevik publie, sous la signature « N. K. », un article de Lénine : Les Tâches de la Révolution . C'est déjà un véritable programme de parti gouvernant.

Le gouvernement des Soviets doit proposer immédiatement à tous les peuples belligérants (à la fois aux gouvernements, aux ouvriers et aux paysans) une paix générale à des conditions démocratiques et un armistice immédiat (de trois mois au moins). La principale condition d'une paix démocratique étant la possibilité pour toutes les nations européennes ou coloniales de décider de leur propre sort. Si la Russie est ensuite obligée à se battre, ce sera avec une toute autre conscience.

Le programme intérieur tient en peu de mots : la terre aux travailleurs ; contrôle ouvrier de la production et de la répartition ; arrestation des meneurs de la contre-révolution bourgeoise.

En prenant le pouvoir, les Soviets pourraient encore — et c'est vraisemblablement la dernière chance — assurer le développement pacifique de la révolution.

Il en coûte à Lénine de renoncer à cette dernière chance ! Si on la laisse échapper tout concourt à faire ressortir l'inéluctabiliié de la plus âpre guerre civile.

Un fait nouveau se produit dans l'entre-temps. Les Soviets se transforment. Citadelles des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, ils se bolchévisent. De nouvelles majorités s'y forment. Le 31 août, à Pétrograd, et le 6 septembre, à Moscou, les motions bolcheviks présentées aux Soviets obtiennent pour la première fois des majorités. Le 8 septembre, les bureaux menchéviks-socialistes-révolutionnaires des deux Soviets démissionnent. Le 25 septembre, Trotsky est élu président du Soviet de Pétrograd ; le bolchevik Noguine est porté à la présidence du Soviet de Moscou. Le 26 septembre, le Soviet de Tachkent prend officiellement le pouvoir. Les troupes du gouvernement provisoire le lui reprennent... La vague rouge monte, monte. Les Allemands viennent d'occuper Riga que les fusiliers lettons — bolcheviks en grand nombre — ont défendu avec héroïsme[11] . On craint, dans Pétrograd rouge, que les militaires accusés par la rumeur publique d'avoir saboté la défense de Riga pour mettre la capitale ouvrière sous le coup d'une menace directe, ne livrent Pétrograd aux Allemands. La presse bourgeoise souligne avec tant de zèle l'impossibilité de défendre Pétrograd, que c'est comme une invitation adressée aux généraux du Kaiser...

Le Signal ![modifier le wikicode]

C'est alors que Lénine adresse — entre le 14 et le 22 septembre — sa fameuse Lettre au Comité Central du parti bolchevik , commencée par ces mots :

Ayant obtenu la majorité dans les Soviets des ouvriers et des soldats des deux capitales, les bolchéviks peuvent et doivent prendre le pouvoir gouvernemental.

Seul un gouvernement bolchevik satisfera les masses. « La majorité du peuple est avec nous. » Il faut agir vite : la reddition de Pétrograd aux Allemands diminuerait cent fois nos chances. L'heure de l'insurrection doit être précisée par ceux qui sont en contact direct avec les masses. Mettre à l'ordre du jour dans le parti : l'insurrection. « Je rappelle la parole de Maix : l'insurrection est un art. »

En prenant le pouvoir à la fois à Moscou, et à Piter (Péirograd) — peu importe qui commencera, peut-être Moscou commencera-t-elle — nous vaincrons inconditionnellement et certainement.

Inconditionnellement et certainement, ces trois derniers mots sont soulignés. La lettre est d'un style laconique : signal, commandement. Ecrite d'un jet, par une main qui n'a point tremblé.

Pendant que Lénine l'écrivait, Kérensky discourait à la Conférence Démocratique de Moscou, constituait un nouveau ministère de coalition avec la bourgeoisie, constituait un préparlement...

Marxisme et Insurrection[modifier le wikicode]

Une autre Lettre au Comité Central du Parti suit celle-ci dans les mêmes journées, qui traite du Marxisme et de l'insurrection[12] .

L'insurrection, pour être couronnée de succès, doit avoir pour appui non un complot, non un parti, mais la classe avancée. Cela premièrement. L'insurrection doit s'étayer d'un plan révolutionnaire du peuple. Cela en deuxième lieu. L'insurrection doit s'appuyer sur un point tournant de l'histoire de la révolution grandissante au moment où l'activité des masses populaires atteint son plus haut degré, où les hésitations dans les rangs ennemis atteignent le leur comme parmi les faibles amis de la révolution équivoques et indécis. Cela en troisième lieu. Par cette façon de poser les trois conditions de l'insurrection, le marxisme diffère du blanquisme.

A cette heure, toutes les conditions requises sont données. C'est la première fois. Lénine jette un coup d'œil sur le chemin parcouru, expose pourquoi l'insurrection n'était pas encore possible les 3-4 juillet. Nous n'avions pas la majorité parmi les ouvriers et les soldats. Il n'y avait pas d'élan général des masses populaires dans tout le pays. Il n'y avait pas alors d'hésitations parmi nos ennemis et dans les classes moyennes. L'insurrection eût donc été une faute. Nous n'eussions pas gardé le pouvoir. La province était trop arriérée. Depuis le coup de Kornilov, elle est sortie de sa torpeur.

Aujourd'hui, « le peuple est près du désespoir ». « Nous seuls pouvons le sauver » :

Seul notre parti, victorieux par l'insurrection, peut sauver Piter (Pétrograd), car si nos propositions de paix sont repoussées, si nous n'obtenons pas même d'armistice, nous devenons résolument partisans de la défense, nous nous mettons à la tête des partis militaires, nous devenons le parti le plus militaire, nous faisons la guerre révolutionnaire. Nous prenons tout le pain, toutes les chaussures aux capitalistes. Nous leur laisserons des épluchures, nous les chausserons de lapti[13] . Nous donnerons tout le pain et toutes les chaussures au front !

Et nous garderons Piter.

Les ressources matérielles et spirituelles de la guerre révolutionnaire sont encore, en Russie, incommensurablement grandes ; il y a 99 chances sur 100 que les Allemands nous accorderont au moins un armistice. Obtenir un armistice maintenant, ce serait déjà vaincre l'univers.

Jamais Lénine ne se contente d'indiquer les grandes lignes générales de faction. Son esprit concret va au détail précis. Il faut, écrit-il, rédiger une déclaration courte, aussi courte que possible, et précise : pourquoi nous rompons avec les partis qui ont trahi la révolution. La lire à la Conférence Démocratique[14] de Moscou, puis

appeler à l'action et non à la parole... jeter toute notre fraction dans les usines et les casernes ; c'est là le nerf vital, le salut de la révolution, le moteur de la Confèrence Démocratique,..

Il faut « organiser un Quartier Général, répartir les forces, placer les régiments les plus sûrs aux points stratégiques » ; au jour dit, arrêter le gouvernement, s'emparer de la forteresse Pierre et Paul, « installer notre Etat-Major à la station téléphonique centrale... »

Vers le Capitalisme d'Etat[modifier le wikicode]

Les jours mêmes peut-être où il adresse au Comité Central de son parti ces ardentes missives de chef d'insurrection, Lénine travaille à la révision du programme bolchevik. Et l'étude critique qu'il écrit sur ce sujet jette une éclatante lumière sur l'ampleur de sa pensée. Il vient de donner le signal de la marche au combat. Il est tout entier volonté tendue, ardeur impérieuse, commandement d'action. Mais seul avec lui-même, dans la chambre d'ouvrier qui lui sert de refuge, quand il envisage l'avenir du parti de la révolution, le réalisme le plus froid ne le quitte pas un instant. En voici la preuve. Boukharine et Sokolnikov ont proposé de supprimer tout bonnement le programme minimum du parti. « Nous n'avons pas encore vaincu ! » leur répond Lénine.

Nous ne savons pas quand, après notre Victoire, viendra la révolution en Occident. Il n'est pas impossible qus notre victoire soit suivie de périodes de réaction...

Ecrite à la même époque, sa brochure sur La Catastrophe imminente et les moyens de la conjurer expose, en présence de la débâcle économique imminente, le programme que nous connaissons déjà (nationalisation des banques et des monopoles capitalistes, abolition du secret commercial, syndicalisation obligatoire des industriels et commerçants, rationnement et organisation obligatoire de la population en associations de consommation). Nous noterons, dans ces pages, l'esquisse très nette de la théorie du capitalisme d'Etat que Lénine allait reprendre plus tard avec vigueur, en 1921, à l'inauguration de la nouvelle politique économique :

Le capitalisme de l'Etat-monopolisateur, avec un Etat réellement révolutionnaire-démocratique, constitue inéluctablement un pas vers le socialisme.

Le socialisme n'est pas autre chose qu'un pas en avant après le monopole d'Etat capitaliste. Ou encore : le socialisme n'est pas autre chose que le monopole de l'Etat capitaliste employé dans l'intérêt du peuple entier et ne cessant que dans cette mesure d'être un monopole capitaliste.

Après le monopole, on ne peut plus aller de l'avant sans aller vers le socialisme.

La dialectique de l’histoire est précisément telle que la guerre, en précipitant à l'extrême la transformation du capitalisme, de monopoles en capitalisme-monopole d'Etat, a du coup rapproché très sensiblement l'humanité du socialisme.

La guerre impérialiste est le prélude de la révolution socialiste. Cela, non seulement parce que ses horreurs déterminent la révolte du prolétariat — aucune révolte ne pourrait réaliser le socialisme s'il n'était économiquement mûr — mais aussi parce que le capitalisme monopole d'Etat est la préparation matérielle la plus complète du socialisme...

Les forces en présence[modifier le wikicode]

Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? Cette brochure, Lénine l'écrivit en fin septembre. C'est un modèle de dialectique sensée, serrée, de froid raisonnement, d'argumentation convaincante. Pas une seule figure de rhétorique. Une interprétation intelligente des faits. Une question de force et des arguments de force. Prendre le pouvoir? Les bolcheviks n'oseront pas ! — a-t-on dit au Soviet de Pétrograd, « J'ai déjà crié, en réponse à Tseretelli , dit Lénine, que nous prendrions le pouvoir. » Et, considérant un à un les arguments des pessimistes, il les réfute.

Le prolétariat n'est pas isolé. La majorité des Soviets ouvriers, soldats et paysans, lui est acquise. A la Conférence Démocratique de Moscou — organisée par les S.-R. et les menchéviks — les voix des Soviets se sont réparties ainsi :

Pour la coalition des partis socialistes et bourgeois : Soviets ouvriers et soldats, 83 ; paysans, 102 ; total, 185. — Contre : Ouvriers et soldats, 192 ; paysans, 70 ; total, 262. — A une conférence des Comités Exécutifs de Soviets, tenue à Pétrograd, les résultats ont été les suivants : pour la coalition sociale et bourgeoise, 4 Soviets paysans de province ; pour une coalition purement socialiste, 3 Soviets paysans et 2 armées ; Contre la coalition avec la bourgeoisie, 23 provinces et 4 armées ! — Lénine observe que les provinces riches (Samara, Tauride, Mer Noire) votent pour. Plus tard, remarquerons-nous la guerre civile y sévira. Les centres industriels (Vladimir, Riazan, Kostroma, Moscou) votent aussi pour. Il est vrai : mais notre majorité est forte. « Les forces vives de la démocratie sont avec nous. »

Vainqueurs, que ferons-nous ?

Marx enseignait, d'après l'expérience de ta Commune de Paris, que le prolétariat ne peut pat s'emparer simplement d'un mécanisme d'Etat tout fait et le mettre en action conformément à ses propres desseins, mais que le prolétariat doit briser ce mécanisme et le remplacer par un autre.

Tout n'est pas à détruire dans le mécanisme de PEtat capitaliste. Certains éléments, au contraire, sont appelés à rendre à la révolution de précieux services :

Outre son mécanisme essentiel de coercition, armée permanente, police, administration, il y a dans l'Etat moderne un mécanisme étroitement attaché aux banques et aux syndicats industriels, mécanisme qui accomplit un grand travail de recensement et d'enregistrement, si l'on peut s'exprimer ainsi. Ce mécanisme, on ne peut pas et il ne faut pas le briser. Il faut l'arracher aux capitalistes, il faut en couper, en détacher, en amputer les capitalistes, et le soumettre aux Soviets prolétariens, l'élargir, élargir son emprise, en faire quelque chose qui tienne au peuple entier. On peut le faire en s'appuyant sur les conquêtes du capitalisme le plus grand (de même qu'en général la révolution prolétarienne ne peut atteindre son but qu'en s'appuyant sur ces conquêtes).


Le capitalisme a créé, sous forme de banques, de syndicats, de postes, de sociétés de consommation, d'associations de fonctionnaires et d'employés, un mécanisme de recensement. Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable.


Les grandes banques constituent le « mécanisme d'Etat » dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout fait au capitalisme...

Les bolcheviks se rendront-ils durablement maîtres de l'Etat conquis ? Avant la révolution de 1905, 130.000 propriétaires fonciers gouvernaient la Russie en maîtres absolus. Les bolcheviks sont 240.000, et ils ont reçu 1.000.000 de suffrages. L'appui de la majorité active de la population leur est assuré. Ils appelleront les pauvres à participer à la gestion de l'Etat. Les ouvriers contrôleront eux-mêmes la répartition des vivres et des produits de l'industrie. La force vitale représentée par le nouveau pouvoir sera invincible... Et qu'on ne parte point des calamités de la guerre civile. La guerre civile a commencé dans les campagnes par la faute de ceux qui, ne voulant pas de révolution, refusent la terre aux paysans.

La crise est mûre[modifier le wikicode]

« La crise est mûre », écrit Lénine le 7 octobre. Deux faits l'attestent : le réveil du mouvement ouvrier international : Liebknecht en Allemagne, Adler en Autriche, MacLean en Angleterre. « Les prisons d'Allemagne, de France, d'Italie, d'Angleterre sont bondées d'internationalistes. » Des mutineries militaires se produisent en Allemagne. « Nous sommes à la veille d'une révolution mondiale »,

L'autre fait, c'est, en Russie, l’insurrection paysanne :

Dans un pays paysan, sous un gouvernement républicain révolutionnaire soutenu par les partis socialistes, révolutionnaire et menchévik, hier encore dominants dans la démocratie petite-bourgeoise, l'insurrection paysanne grandit... C'est invraisemblable, mais c'est ainsi.

Le premier fait prouve que la révolution sociale de Russie vient à son heure. Le second que la banqueroute des partis réformistes est consommée. Les provinces de Toula, Tambov, Riazan, Kalouga se sont soulevées. Les paysans, qui attendaient de la révolution la paix et la terre, déçus, s'insurgent, saisissent les récoltes des propriétaires fonciers, brûlent leurs résidences. Le gouvernement Kérensky réprime lorsqu'il en a la force. Heureusement, ses forces sont restreintes. « Ecraser l'insurrection paysanne, l'avertit Lénine, ce serait tuer la révolution. »

L'armée, paysanne dans son essence, devient nerveuse. Il y a beau temps qu'elle ne veut d!us se battre. Les troupes de Finlande et la flotte de la Baltique se prononcent contre Kérensky. A Moscou, sur 17.000 soldats consultés, 14.000 votent pour les bolcheviks. Même accentuation de tendance dans la population des capitales. En juin, les socialistes révolutionnaires et les menchéviks obtenaient à Moscou, aux élections de la Douma municipale, 70 % des voix. Ils viennent de n'en plus avoir que 18 %. Les cadets, grands-bourgeois, se sont fortifiés, passant de 17 % à 30 %.

Les suffrages accordés aux bolcheviks sautent de 34,000 à 82.000 ; ils en obtiennent au total 47 %. Ainsi : effondrement des partis du centre, renforcement de l'extrême-droite et de l'extrême-gauche. Interrègne entre deux dictatures.

La crise est mûre. Tout l'avenir de la révolution est en jeu. Tout l'avenir de la révolution prolétarienne socialiste internationale est en jeu.

Temporiser devient un Crime[modifier le wikicode]

Le Comité central du parti bolchevik hésite cependant encore, devant l'immensité des responsabilités, Des voix s'y prononcent contre l'insurrection. Lénine, pour qui la discipline a toujours été vivante, intelligente, jamais passive, entre dans la voie de l'indiscipline en s'adressant directement aux Comités du parti de Moscou et de Pétrograd[15]

Chers camarades !


Les bolchéviks ne sont pas en droit d'attendre le congrès Ses Soviets. Ils doivent prendre le pouvoir sur-le-champ. Ils sauveront ainsi la révolution mondiale (une entente entre tous les impérialistes contre nous est possible ; après les fusillades d'Allemagne, ils seront conciliants les uns envers les autres), la révolution russe (car la vague actuelle d'anarchie peut devenir plus forte que nous) et la vie de centaines de milliers de combattants de la guerre...


Si on ne peut pas prendre le pouvoir sans insurrection, il faut faire l'insurrection sur l'heure. Il est fort possible que l'on puisse prendre le pouvoir sans insurrection, si par exemple, le Soviet de Moscou (avec celui de Pétrograd) prenait le pouvoir immédiatement et se déclarait gouvernement. A Moscou, la victoire est assurée, personne ne résistera. A Piter on peut attendre un moment. Le gouvernement n'a rien à faire et n'a point de salut. Il se rendra.


...La paix nous la proposerons demain ; la terre aux paysans sur l'heure ; des concessions aux cheminots et aux postiers sur l'heure...


... La victoire est certaine. 9 chances sur 10 pour qu'elle nous soit acquise sans effusion de sang.

Le 8 octobre, dans ses Conseils d'un spectateur[16] , Lénine résume « les règles de l'insurrection, considérée par Marx comme un art » :

Ne jamais jouer avec l'insurrection, mais en la commençant, savoir fermement qu'il faut aller jusqu'au bout.


S'assurer une grande supériorité de forces au point décisif, au moment décisif, sans quoi l'adversaire, supérieur par la préparation et par l'organisation, anéantira les insurgés.


Une fois l'insurrection commencée, agir avec le maximum de décision et absolument, à tout prix, engager l'offensive : « La défensive est la mort de l'insurrection. »


Tâcher de surprendre l'ennemi, saisir le moment où ses troupes sont dispersées.


Obtenir chaque jour — chaque heure même, peut-on dire quand il s'agit d'une ville — quelque succés, fût-il de peu d'importance, afin de conserver la supériorité morale.

Pour vaincre les hésitations[modifier le wikicode]

Les 16-17 octobre, nouvelle Lettre aux camarades , très longue, très persuasive, pour mettre un terme aux hésitations de quelques-uns. Deux d'entre les militants en vue du parti ont combattu, dans une assemblée des bolcheviks de Pétrograd, la thèse de l'insurrection immédiate. Chaque argument de ces « tristes pessimistes » Lénine les reproduit et les réfute. Le plus sérieux me paraît être celui-là : « Nous nous fortifions chaque jour ; nous pouvons former à l'Assemblée Constituante une forte opposition. Pourquoi risquerions-nous tout ? » Ainsi parle le vieil homme social-démocrate qui sommeille encore au fond de l'âme de quelques bolcheviks. Comme si « l'attente de l'Assemblée Constituante résolvait le problème de la famine et celui de l'abandon de Pétrograd aux Allemands » !

La faim n'attend pas. L'insurrection paysanne n'a pas attendu. La guerre n'attend pas. Les amiraux en fuite n'ont pas attendu.


— Ah! si les gens de Kornilov recommençaient ! Mais commencer nous-mêmes ? Pourquoi risquer ?


... Et si, riposte Lénine, la deuxième promotion de Kornilov a aussi profité de la leçon ? Si elle attend les émeutes de la faim, la rupture du front, la capitulation de Pétrograd, sans agir jusque-là ?


... Il n'y a pas de force au monde, autre que celle d'une révolution prolétarienne victorieuse, qui puisse passer des lamentations et des larmes à l'action révolutionnaire.

Et l’action révolutionnaire donnera du pain. La bourgeoisie n'en donnera pas.

Le dernier article de Lénine paru avant la révolution d'octobre a pour titre : Les paysans de nouveau dupés par le parti s.-r. (paru dans la Pravda ouvrière du 24-25 octobre, jour même de l'insurrection.) Lénine y relève que le ministre socialiste-révolutionnaire S.-L. M as lov , vient de publier un projet de loi agraire qui laisse subsister la propriété privée des terres et impose aux paysans le paiement d'un droit de fermage aux propriétaires. Une partie seulement des domaines privés doit constituer — dans ces conditions — un fonds de terres à louer.

Que les paysans le sachent, seul le parti ouvrier, seuls les bolcheviks demeureront, jusqu'au bout, inébranlables contre les capitalistes, contre les propriétaires, et défendront les intérêts des paysans les plus pauvres comme ceux de tous les travailleurs.

Dans deux ou trois jours, un décret du Conseil des Commissaires du Peuple déclarera le soi propriété de la nation des travailleurs.

Les S.-R. gauche et les Anarchistes au 24 Octobre[modifier le wikicode]

Le soulèvement de Pétrograd a lieu le 25 octobre, vieux style. Le gouvernement provisoire de Kérensky n'oppose, tant il est impuissant, presque pas de résistance. Un bataillon de femmes le défend pendant quelques heures. Aux premiers obus lancés par l'Aurore qui, de Cronstadt a remonté la Neva, sur le Palais d'Hiver, les ministres tremblants se rendent. Ils vont rejoindre, dans la prison de Pierre-et-Paul, d'autres ministres : ceux du tsar. Kérensky a pris la fuite. A Moscou, la bataille, très vive, dure plusieurs jours et se termine par la victoire complète des ouvriers et des soldats sur les écoles militaires, les étudiants, l'élément bourgeois et les socialistes-révolutionnaires de droite.

Nous avons noté, jour après jour, l'action de Lénine, Nous venons de le voir conduire d'un pas sûr et d’un geste impératif son parti à la révolution. Il nous appert maintenant avec la netteté de l'évidence qu'en ces heures, Lénine seul, dans la tourmente révolutionnaire et la rapide décomposition de la société bourgeoise, joignit à une vision claire des possibilités une ferme volonté. L'événement l'a prouvé, en lui accordant une éclatante victoire. Mais nous avons aussi d'autres arguments à retenir parce qu'ils font ressortir impitoyablement la supériorité du marxiste révolutionnaire sur ses frères d'armes d'octobre 1917, le socialiste-révolutionnaire de gauche et l'anarchiste.

Quelques jours avant la révolution d'octobre les leaders socialistes-révolutionnaires de gauche Kamkov , Nathanson et Schreider , disaient à Trotsky qu'ils ne soutiendraient pas l'insurrection[17] . L'excellent écrivain socialiste-révolutionnaire, Mstislavsky , qui est aussi d'ailleurs un de nos bons camarades, a exposé, dans son livre, Cinq journées, pourquoi les s.-r. de gauche ne voulaient pas, à ce moment, de prise violente du pouvoir. Ils concevaient le système des soviets comme « essentiellement antipolitique, anti-étatiste ». Pour le réaliser, ils entendaient laisser le vieil état bourgeois achever de se décomposer ; leur intention était de ne pas prendre le pouvoir pour n'être pas obligés de reconstruire l'Etat[18] . Ils étaient loin, on le voit, dans leur romantisme révolutionnaire, du clair jacobinisme de Lénine. Ils voguaient en pleine mer océane d'Utopie. Car sans un pouvoir fort et centralisé aucune défense victorieuse, tant extérieure qu'intérieure, de la révolution n'eût été possible.

Quant aux anarchistes, non moins romantiques, mais beaucoup plus désorientés, ils atteignaient le comble de la confusion. Beaucoup allaient se battre dans les rues de Pétrograd et de Moscou, aux côtés des bolcheviks. Quelques-uns, comme le vieux docteur Atabekian , fidèle ami de Kropotkine , allaient se lamenter, passifs, sur les horreurs de la guerre civile. Le groupe le plus autorisé, en ce sens qu'il était seul à posséder un semblant de doctrine, un ensemble de militants de valeur[19] , un organe répandu, le Goloss Trouda (La Voix du Travail) qui fit un moment la concurrence à la Pravda dans les usines de Petrograd, publia deux ou trois jours avant la révolution d'octobre une déclaration que je regrette infiniment de devoir citer ici de mémoire (quoique l'original soit en ma possession). Les anarchistes syndicalistes, y était-il dit, prévoyaient que le soulèvement ne pourrait aboutir qu'à la constitution d'un pouvoir nouveau. Adversaires de tout pouvoir, ils s'abstiendraient d'abord. Mais si les masses laborieuses suivaient le mouvement, ils suivraient, eux, les niasses laborieuses... On imaginerait malaisément plus complète et piteuse abdication politique.

Ainsi, la révolution d'octobre dont Lénine fut l'organisateur et le cerveau a bien été, essentiellement, l'œuvre des bolcheviks.

Le Réaliste et le Réalisateur[modifier le wikicode]

Nous avons suivi la pensée et l'action de Lénine depuis la. veille de son départ de Zurich jusqu'à la formation, au ministère désaffecté de Smolny — ancienne école des demoiselles nobles — du Conseil des Commissaires du Peuple, dont il restera, jusqu'à sa mort, le président. De cette étude sans doute trop sommaire nous pouvons essayer de dégager à défaut de plus larges conclusions qui nécessiteraient un travail beaucoup plus vaste, les caractéristiques les plus évidentes de sa formidable personnalité.

Déjà, nous avons observé qu'il n'a aucune des déformations psychologiques propres à l'intellectuel. La théorie pure le rebute. Sa pensée est le commencement, la règle, le guide de l'action. Sa théorie est la lumière projetée sur les faits, par une méthode de raisonnement scientifique dialectique, pour l'action. Lénine n'est pas théoricien, du moins en 1917. Sans doute le fut-il auparavant, lorsqu'il s'agissait de former, par l'éducation théorique, un parti révolutionnaire pour l'action future. En 1917, il est homme d'action. Lénine n'est pas écrivain : il n'écrit que par nécessité, tout juste ce qu'il faut pour l'action quotidienne, sans plus de souci de la forme et du style qu'il n'en faut pour atteindre absolument le but : convaincre, éclairer, réfuter, dissuader, discréditer selon le cas. Son style, dépourvu de toute recherche littéraire, a la simplicité rectiligne de sa phrase parlée. Il jette les arguments avec force. Il les répète, il les enfonce obstinément. On sent toujours chez lui une double violence intérieure : celle de la conviction et celle de l'en-avant qui le tend, tout entier, vers les actes, Lénine, marxiste si intransigeant, n'est pas un dogmatique. Le dogme n'est-il pas toujours le refuge des esprits timorés ou faibles, inhabiles à s'adapter aux réalités ? Or, le réalisme de Lénine est tel qu'une formule vraie hier ne saurait le tromper aujourd'hui pour peu que les faits aient changé. Jamais les formules ne l'empêchent de voir les réalités, déformation mentale fréquente chez les doctrinaires. A son sens des réalités s'ajoute une réserve inépuisable de bon sens qui fait que le vieil Illitch est seul à ne point perdre la tête lorsque autour de lui, les meilleurs s'emballent, exagèrent, désespèrent, se lassent... Et l'application qu’il a faite du marxisme révolutionnaire suffit à prouver combien la méthode communiste est étrangère à tout dogmatisme. Lénine est puissamment équilibré. Remarquons en passant sa vigueur et son endurance physiques. Le métier de chef de révolution est très dur. En 1917, Lénine accomplit, dans les conditions matérielles les plus précaires un labeur dont les 850 pages du tome XIV de ses Œuvres complètes ne donnent qu'une faible idée. J'ai dit qu'il dormit pendant des longs jours dans les meules de foin de Sestroretzk. Mais son équilibre intérieur est plus frappant encore. Ni témérité ni pusillanimité. La plus grande hardiesse quand il le faut. La temporisation la plus circonspecte quand i! le faut. Passive, mesurée ou cassante la résistance à toutes les déviations. Une étonnante assurance qui est comme la conscience du génie. De 1914 à 1917, Lénine, seul marxiste révolutionnaire irréductible dans le mouvement socialiste international, lutte contre le courant des patriotismes frénétiques.

Dans les journées de juillet, il tient tête à l'impatience révolutionnaire. Après Kornilov, il propose des compromis. Mais, l'heure venue, il donne le signal à toutes les audaces ; et, seul, pendant des semaines, tous les jours, inlassablement il crie à son parti : C'est l'heure d'agir ! l'heure d'agir !

Les Historiens n'auront pas à mentir[modifier le wikicode]

La dialectique marxiste de Lénine est une méthode rigoureusement scientifique d'investigation des faits sociaux servant de base à une méthode d'action révolutionnaire. Comprendre le monde pour le transformer. Lénine est un esprit scientifique : sa connaissance des faits sociaux, de leurs rapports, de leurs proportions, de leurs causes, est approfondie. Mais la connaissance n'est pour lui qu'un moyen de prévoir et, prévoyant, d'agir. La plupart de ses prévisions de savant, les événements les ont confirmées. Dès 1905, il prévoyait le rôle du prolétariat dans la révolution russe. Dès le congrès socialiste international de Stuttgart, il prévoyait la guerre impérialiste. Dès 1914, il prévoyait les révolutions qui allaient naître de la guerre. Dès mars 1917, il apercevait les grandes possibilités de la révolution russe, à peine commençante, et ses limites. Seulement le prévoir et le vouloir se confondaient à un tel point chez lui, qu'on se demande parfois à scruter les événements, lequel des deux éléments l'emporte. Quelles sont, dans l'éclatant succès historique de Lénine, les parts respectives de la nécessité sociale et de l'action révolutionnaire ? Il a vaincu parce qu'il a su, investigateur précis, armé des meilleures disciplines intellectuelles, discerner les chemins que devait suivre l'Histoire. Mais sur ces chemins il s'est fait l'instrument actif, intelligent, habile, volontaire de l'Histoire. Toute technique utilise adroitement certaines forces de la nature contre certaines autres. La technique révolutionnaire de Lénine a donné au prolétariat et à la paysannerie russe une victoire qui n'était nullement fatale.

Plutarque a menti... M. Jean de Pierrefeu qui, pour avoir pendant quelques sanglantes années appliqué son esprit au libellé des mensonges officiels de la guerre, finit par connaître combien sont frelatées les gloires de la grande tuerie, a fait de spirituelles démonstrations sur ce thème : les Etats-Majors n'ont rien su prévoir, rien su réaliser de ce qu'ils s'étaient essayés à prévoir : les généraux illustres n'ont gagné de batailles que malgré eux ou sans le savoir ; le maréchal Foch n'a vaincu qu'en oubliant tout ce qu'il avait enseigné à l’Ecole de Guerre ; les plans n'ont jamais été appliqués ni les tactiques suivies; les plus savants capitaines se sont quelquefois acharnés, dans leur incompréhension de la guerre moderne, à vouloir l'impossible (théorie de la percée, etc.) Nous savions sans M. de Pierrefeu que les héros, c'est-à-dire les hommes les plus représentatifs de la bourgeoisie à son déclin doivent incarner tout le mensonge, toute la décadence de leur classe. Mais l'occasion nous est bonne de camper en face des piètres bonshommes chamarrés qui sont les vainqueurs et les vaincus illustres de la grande guerre le premier héros de la révolution prolétarienne, le simple vieil Illitch. L'historien qui fera l'Histoire de Lénine n'aura pas à mentir pour le grandir.

Lénine a gagné la bataille à laquelle il se préparait depuis quinze ans. Lénine ne l'a gagnée qu'en demeurant fidèle à son enseignement, grâce à sa prévoyance, à son intelligence, à l'excellence de ses méthodes. Plus précisément encore la victoire d'octobre n'est due qu'à la stricte application de sa tactique et de ses plans conçus depuis mars. A la différence des stratèges absurdes de la guerre impérialiste qui n'ont jamais cessé de chercher — les Austro-Allemands à Verdun, les Alliés en Champagne, par exemple — une décision militaire impossible, le premier grand stratège de ta révolution, loin de vouloir l'impossible, nous a donné une magistrale leçon de réalisme et mis en garde contre les desseins exagérés.

Puissance de l'Unité[modifier le wikicode]

Lénine est un bloc. L'unité de sa personnalité a quelque chose de terrible. Sa puissance a certainement été, dans une large mesure, la puissance de l'unité.

Du crâne aux talons l'homme, carré d'épaules, bien planté, sûr de lui-même, un peu fruste, au regard familier, positif, malicieux, têtu, l'homme se reflétait dans ses paroles, dans son geste, dans son style et reflétait tout entier sa pensée identique à son action, Quand il démontrait, ses deux poings martelaient l'évidence que ses yeux plantaient dans les yeux de la foule, que ses livres et sa vie imposaient aux esprits. Quand il attaquait, il se lançait tout entier contre l’adversaire ; l'argument se mêlant de haine et de mépris, s'achevait en invective. Sa pensée s'animait toujours d'une sorte de violence physique ; le mot devenait coup, la phrase assommait ou illuminait.

Sa pensée, répandue, au cours d'une trentaine d'années, dans vingt-quatre compacts volumes révèle la même invincible unité que sa personnalité et sa vie. De 1903 à 1905, 1914, 1917, 1921 tout se tient, s'enchaîne, s'ordonne dans un développement sans déviations marquantes. D'abord, il a formé le parti, centralisé, « coulé tout en fer, d'une seule pièce » suivant une expression chère aux Russes, le parti unique de la Dévolution, Puis il a marché vers la révolution encore invisible dans les brumes de l'avenir, de son pas bonhomme, en répétant, à travers les déserts de l'Helvétie : « La guerre impérialiste deviendra guerre civile » ; puis il a conduit son parti dans la révolution russe, premier acte de la révolution mondiale qui refera l'unité du monde... L'homme, toute sa vie, toute sa pensée, toute son action, tout son parti, toute son œuvre historique réalisaient une prodigieuse unité.

Ce géant taillé d'un seul bloc dans la plus puissante matière humaine se dresse, pour des siècles, au seuil des temps nouveaux.

VICTOR-SERGE. Mars-Avril 1924.

  1. Correction de la MIA : le texte de Clarté mentionne « Lindhausen », erreur manifeste.
  2. Orthographié « Chillbaum » dans le texte de Clarté.
  3. Les mots en italique sont soulignés dans l'original. V.-S.
  4. En septembre-octobre-novembre 1923 on a pu observer en Saxe et Thuringe « rouges » des faits analogues. Le patronat fermait les usines, cessait la production, créait délibérément la famine pour enrayer le développement du mouvement ouvrier politique ou provoquer une bataille sociale prématurée. V.-S.
  5. En 1918, la Tchéka arrêta le faussaire Bientôt libéré, devenu même fonctionnaire soviétiste, il réussit à passer en Estonie pendant l'offensive de Youdénitch . Ce triste « socialiste », un des panégyristes de Wrangel , continue de servir la contre-révolution russe dans la presse bourgeoise. Il fournit notamment au Mercure de France des chroniques russes. — V.-S.
  6. Polémiquant avec L. Martov , Lénine écrira à ce sujet, le 19 août : « Avant le 4 juillet..., le passage du pouvoir aux Soviets était possible sans guerre civile, car il n'y avait pas encore de violence systématique exercée sur le peuple... », etc. — V.-S.
  7. L'ataman des cosaques du Don, Kalédine, prédécesseur de Krasnov , fomentait alors dans sa contrée un des premiers soulèvements contre-révolutionnaires.
  8. Dans les Œuvres Complètes de Lénine, l'article dont elles sont extraites est daté du 1er septembre. Le texte en tout cas est précis. C'est le dernier article de Lénine écrit avant l'offensive de Kornilov contre la révolution.
  9. Le cheval blême a été publié pour la première fois en 1913, et Ce qui n'advint pas en 1912. La raison pour laquelle Serge mentionne 1906, qui n'est pas le titre d'un ouvrage de Savinkov, est obscure. (Note de la MIA).
  10. Kornilov, arrêté par le gouvernement provisoire, s'échappa bientôt, soutint dans la région du Don et du Kouban une campagne contre les rouges et fut tué en 1918 sous Ekaterinodar. — Savinkov fomenta en Russie des Soviets plusieurs conspirations, déclencha, aux ordres de M. Noulens , ambassadeur de France, l'insurrection blanche de Yaroslav, participa à celle de la Volga puis se fixa en Pologne, d'où il continuait, en 1920-21, à diriger l'espionnage en Russie, pour le compte des gouvernements polonais et. français. Il fournit aussi au coupe-jarret Boulak-Balakhovitch les moyens d'incursionner en pays soiviétiste. Cet ex-sociallste-révolutionnaire dirige encore, à Prague ou Dantzig, je ne sais au juste, une feuille « démocratique » dont le titre est simplement : Pour la Liberté (Za svobodou) (!). — V. S.
  11. 1
  12. Ces documents inappréciables devaient être cités en entier. Je me console de ne le pouvoir faire en avertissant les lecteurs qu'il en existe une traduction française qui doit paraître sous peu à la Librairie de l'Humanité. — V. S.
  13. 3 Lapti : Chaussures d'écorces tressées des paysans russes.
  14. Cette déclaration fut lue à la Conférence Démocratique par Trotsky. Les bolchéviks se retirèrent après en avoir donné lecture.
  15. Clarté en a donné dans son numéro 27, une traduction de Pierre Pascal .
  16. Ce document capital dont toute la substance est dans ces lignes et dans celles qui précèdent, devrait être donné in extenso. Je me permets de renvoyer, cette fois encore, le lecteur au volume en préparation à la librairie de l’Humanité.
  17. Voir dans le n° 27 de Clarté quelques pages très précises de Mstislavsky sur la Révolution d’octobre.
  18. Trotsky, Comment s’arme la Révolution, Edition du Rev-voen-soviet, Moscou, pas. 270,
  19. Voline , A. Schapiro , Grossman-Rostchine , Jouk , Alfa , en faisaient alors partie. Comme la plupart des autres membres de ce groupes, les cinq révolutionnaires que je viens de nommer ont suivi, depuis, cinq voies différentes ! Jouk est mort pour les Soviets, Rostchine est anarchiste-marxiste, Alfa appartient au P.C. russe, Voline et Schapiro — d’ailleurs ennemis l’un de l’autre ou tout au moins âprement adversaires — sont résolument anticommunistes. V.-S.