Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir?

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L'article «Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir?» fut écrit par Lénine à Vyborg, fin septembre-1er (14) octobre 1917, publié pour la première fois dans la revue Prosvéchtchénié n° 1-2, en octobre 1917.

«Prosvéchtchénié» [l'Instruction], revue mensuelle théorique éditée par les bolcheviks, parut légalement à Pétersbourg, à partir de décembre 1911 jusqu'à juin 1914. Son tirage atteignait 5 000 exemplaires.

La revue fut fondée sur le conseil de Lénine. Y collaboraient, entre autres, V. Vorovski, A. Oulianova-Elizarova, N. Kroupskaïa, M. Olminski. Invité par Lénine, Gorki y était chargé de la rubrique littéraire. Lénine dirigeait la revue de Paris, de Cracovie et de Poronin, rédigeait des articles, correspondait régulièrement avec les membres du comité de rédaction.

Prosvéchtchénié dénonçait les opportunistes : liquidateurs, otzovistes, trotskistes, ainsi que les nationalistes bourgeois ; éclairait la lutte de la classe ouvrière dans les conditions du nouvel essor révolutionnaire, propagea les mots d'ordre bolchéviks lors de la campagne de préparation aux élections à la IVe Douma d'Etat ; intervint contre le révisionnisme et le centrisme dans les partis de la IIe Internationale. La revue joua un grand rôle dans l'éducation internationaliste marxiste des ouvriers d'avant-garde de Russie.

La revue fut interdite par le gouvernement tsariste à la veille de la première guerre mondiale, en juin 1914 ; sa publication ne fut reprise qu'en automne 1917, il n'en parut qu'un seul numéro (double). [N.E.]

Préface à la seconde édition[modifier le wikicode]

La présente brochure a été écrite, comme on le voit d'après son contenu, à la fin de septembre et terminée le 1er octobre 1917.

La Révolution du 25 octobre a fait passer la question posée dans cette brochure du domaine de la théorie au domaine de la pratique.

Ce n'est pas par des paroles, mais par des actes qu'il faut maintenant répondre à cette question. Les arguments théoriques avancés contre le pouvoir bolchévik sont faibles au dernier point. Ces arguments sont réduits à néant.

La tâche d'aujourd'hui consiste à prouver par la pratique de la classe d'avant-garde - le prolétariat - la vitalité du gouvernement ouvrier et paysan. Tous les ouvriers conscients, tout ce qu'il y a de vivant et d'honnête dans la paysannerie, tous les travailleurs et tous les exploités banderont toutes leurs forces pour résoudre dans la pratique cette grande question historique.

A l'œuvre, tous ; la cause de la révolution socialiste universelle doit vaincre et elle vaincra.

Pétersbourg, le 9 novembre 1917.

La «Novaïa Jizn» [La Vie nouvelle], quotidien d'orientation menchévique, qui parut à Pétrograd d'avril 1917 à juillet 1918, organe du groupe des social-démocrates dits «internationalistes », qui rassemblait les menchéviks partisans de Martov et certains intellectuels proches des menchéviks. [N.E.]

Première Partie[modifier le wikicode]

Sur quoi toutes les tendances sont-elles d'accord, de la Retch à la Novaïa Jizn[1] inclusivement, des cadets partisans de Kornilov aux semi-bolchéviks, toutes à l'exception des bolchéviks ?

Sur le point que : ou bien les bolchéviks seuls ne se décideront jamais à prendre en mains tout le pouvoir, ou bien, s'ils s'y décident et s'en emparent, ils ne pourront le garder même pendant un laps de temps très court.

Si l'on nous fait remarquer que la prise de tout le pouvoir par les seuls bolchéviks est une question politique tout à fait chimérique, que seule la pire présomption de quelque «fanatique» peut la considérer comme fondée, nous réfuterons cette remarque en citant les déclarations précises des partis et des tendances politiques de toutes «couleurs», les plus responsables et les plus influents.

Mais, tout d'abord, deux mots sur la première question ci-dessus, à savoir : les bolchéviks se décideront-ils à prendre seuls le pouvoir ? J'ai déjà eu l'occasion, au Congrès des Soviets de Russie, de répondre à cette question par une affirmation catégorique dans une remarque que j'ai été amené à lancer de ma place, pendant un des discours ministériels de Tsérétéli[2]. Et je n'ai jamais rencontré de déclarations imprimées ou orales de la part des bolchéviks disant que nous ne devrions pas prendre seuls le pouvoir. Je continue à être d'avis qu'un parti politique en général - et le parti de la classe d'avant-garde en particulier - n'aurait pas le droit d'exister, ne serait pas digne d'être considéré comme un parti, ne serait qu'un pauvre zéro dans tous les sens du mot, s'il renonçait au pouvoir, alors qu'il y a possibilité de l'obtenir.

Citons maintenant les déclarations des cadets, des socialistes-révolutionnaires et des semi-bolchéviks (des quarts de bolchéviks, dirais-je plus volontiers) sur la question qui nous intéresse.

Editorial de la Retch du 16 septembre :

«...Les divergences de vues, les désaccords régnaient dans la salle du théâtre Alexandra, et la presse socialiste reflète la même situation. Seul le point de vue des bolchéviks se distingue par sa netteté et sa rectitude. C'est, à la Conférence, le point de vue de la minorité. C'est, dans les Soviets, un courant qui ne cesse de grandir. Mais, malgré toute la fougue de leurs propos, malgré leurs rodomontades, leurs manifestations d'assurance, les bolchéviks, à l'exception de quelques fanatiques, ne sont braves qu'en paroles. Ils ne tenteraient pas de prendre «tout le pouvoir» de leur propre chef. Désorganisateurs et destructeurs par excellence[3], ce sont au fond des poltrons qui reconnaissent parfaitement, dans leur for intérieur, leur ignorance crasse et le caractère éphémère de leurs succès actuels. Aussi bien que nous tous, ils comprennent que le premier jour de leur triomphe final serait le premier jour de leur chute vertigineuse. Irresponsables par leur nature même, anarchistes par leurs méthodes et par leurs procédés, ils ne peuvent se concevoir que comme une des tendances de la pensée politique, ou, pour mieux dire, comme une de ses aberrations. Le meilleur moyen de se libérer pour de longues années du bolchévisme, de le rejeter, serait de confier à ses chefs les destinées du pays. Et n'était la conscience que de semblables expériences seraient impossibles et funestes, on pourrait en désespoir de cause recourir à un moyen aussi héroïque. Heureusement, nous le répétons, ces tristes héros du jour n'aspirent nullement en fait à s'emparer de la totalité du pouvoir. Quelles que soient les conditions, nul travail créateur ne leur est accessible. Ainsi, toute leur détermination, toute leur rectitude se bornent à la tribune politique, à la rhétorique des meetings. Pratiquement, on ne peut d'aucun point de vue tenir aucun compte de leur position. Par ailleurs, elle a pourtant à un seul égard une conséquence réelle : elle réunit toutes les autres nuances de la «pensée socialiste » contre elle. »

Ainsi raisonnent les cadets. Et voici le point de vue du plus grand parti «qui règne et qui dirige » en Russie, le parti des «socialistes-révolutionnaires », exprimé dans un éditorial également non signé, c'est-à-dire émanant de la rédaction de leur organe officiel, le Diélo Naroda du 21 septembre :

Si la bourgeoisie ne veut pas travailler avec la démocratie jusqu'à l'Assemblée constituante sur la plate-forme approuvée par la Conférence, une coalition doit se former au sein de la Conférence elle-même. C'est un sacrifice pénible de la part des partisans de la coalition, mais les promoteurs de la «pureté de ligne » du pouvoir doivent y venir. Mais nous craignons que l'accord ne se fasse peut-être pas à ce sujet. Il restera alors une troisième et dernière combinaison : la moitié de la Conférence qui a défendu en principe l'idée d'un pouvoir homogène est tenue de l'organiser.

Parlons nettement : les bolchéviks seront tenus de former le cabinet. Avec la plus grande énergie, ils ont inculqué à la démocratie révolutionnaire la haine de la coalition, ils ont promis tous les bonheurs imaginables après la suppression de la «politique d'entente» par laquelle ils ont expliqué tous les maux dont souffre le pays.

S'ils se sont rendu compte de leur propre agitation, s'ils n'ont pas trompé les masses, ils sont obligés d'acquitter les traites qu'ils ont données à droite et à gauche.

La question se pose nettement.

Et qu'ils ne fassent pas d'efforts inutiles pour se retrancher derrière des théories hâtivement conçues sur l'impossibilité où ils sont de prendre le pouvoir.

Ces théories, la démocratie ne les acceptera pas.

Cependant, les partisans de la coalition doivent leur garantir un soutien sans réserve. Telles sont les trois combinaisons, les trois voies qui s'ouvrent à nous, - il n'y en a pas d'autres ! » (Les italiques sont dus au Diélo Naroda lui-même.)

Ainsi raisonnent les socialistes-révolutionnaires. Voici enfin la « position », si l'on peut appeler position l'effort tenté pour s'asseoir entre deux chaises, des «quarts de bolchéviks » de la Novaïa Jizn, prise dans leur éditorial du 23 septembre :

«...Si la coalition est rétablie avec Konovalov et avec Kichkine, cela ne signifiera rien de plus qu'une nouvelle capitulation de la démocratie et l'annulation de la résolution de la Conférence sur la responsabilité du pouvoir fondée sur la plate-forme du 14 août...

...Un ministère homogène de menchéviks et de socialistes-révolutionnaires ne pourra pas se sentir plus comptable de son action que les ministres socialistes ne l'avaient fait dans le ministère de coalition... Non seulement un tel gouvernement ne pourrait rallier autour de lui les « forces vives » de la révolution, mais encore il ne pourrait pas compter sur un soutien quelconque de son avant-garde, le prolétariat.

Cependant, ce ne serait pas une meilleure issue, ce serait une issue pire et, à vrai dire, non pas une issue, mais un échec pur et simple, que la formation d'un cabinet homogène d'un autre type, d'un gouvernement «du prolétariat et de la paysannerie pauvre ». Ce mot d'ordre, à vrai dire, n'est formulé par personne, si ce n'est dans quelques remarques accidentelles et timides du Rabotchi Pout, systématiquement «éclaircies par la suite ».

(Cette contre-vérité criante est « hardiment » exprimée par des publicistes responsables qui vont jusqu'à oublier l'éditorial du 21 septembre du Diélo Naroda...)

« Le mot d'ordre : tout le pouvoir aux Soviets, est ressuscité aujourd'hui formellement par les bolchéviks. Il fut supprimé, après les journées de juillet, lorsque les Soviets, représentés par le Comité exécutif central, s'engagèrent résolument sur la voie d'une politique antibolchévique active. Mais aujourd'hui, non seulement on peut estimer que la «ligne du Soviet» a été redressée, mais encore que toutes les raisons existent pour que le Congrès des Soviets qu'on se propose de réunir donne une majorité bolchévique. Dès lors, le mot d'ordre ressuscité par les bolchéviks : « Tout le pouvoir aux Soviets » représente la «ligne tactique» qui vise précisément à la dictature du prolétariat et de la «paysannerie pauvre ». Il est vrai que sous le nom de Soviets on entend aussi les Soviets de députés paysans et que, par suite, le mot d'ordre bolchévik implique un pouvoir qui s'appuie sur une partie considérable de toute la démocratie russe. Mais, dans ce cas, le mot d'ordre «tout le pouvoir aux Soviets » n'a plus de signification propre, car il fait des Soviets, par leur composition, à peu près l'équivalent du «préparlement» créé par la Conférence »... (Cette affirmation de la Novaïa Jizn est un mensonge éhonté qui revient à dire que la falsification et le truquage de la démocratie sont «à peu près équivalents» à la démocratie : le préparlement est une falsification qui donne la volonté de la minorité du peuple, en particulier de Kouskova, de Berkenheim, des Tchaïkovski et consorts, comme la volonté de la majorité. Voilà un premier point. Deuxièmement, les Soviets de paysans, même truqués par les Avksentiev et les Tchaïkovski, ont fourni à la Conférence une proportion si élevée d'adversaires de la coalition que leur union avec les Soviets de députés ouvriers et soldats aboutirait à coup sûr à l'échec de la coalition. Troisièmement, le mot d'ordre «le pouvoir aux Soviets » signifie que le pouvoir des Soviets de paysans s'étendrait avant tout à la campagne, et dans les villages la prépondérance des paysans pauvres est assurée)... « S'il en est bien ainsi, il faut sans tarder retirer le mot d'ordre bolchévik de l'ordre du jour. Mais si « le pouvoir aux Soviets » ne sert qu'à masquer la dictature du prolétariat, alors ce pouvoir signifie précisément l'échec et l'effondrement de la révolution.

Est-il besoin de démontrer que le prolétariat, isolé non seulement des autres classes du pays, mais encore des véritables forces vives de la démocratie, ne pourra ni assimiler la technique de l'appareil d 'Etat et le faire fonctionner dans une situation exceptionnellement compliquée, ni résister politiquement à toute la poussée des forces ennemies qui balaiera non seulement la dictature du prolétariat, mais, par surcroît, toute la révolution ?

Le seul pouvoir qui réponde aux exigences de l'heure est aujourd'hui une coalition vraiment honnête à l'intérieur de la démocratie. »

* * *

Nous nous excusons auprès des lecteurs de ces longues citations, mais elles étaient absolument indispensables. Il était indispensable de présenter avec précision la position des différents partis hostiles aux bolchéviks. Il était indispensable d'établir avec précision cette circonstance extrêmement importante, que tous ces partis ont reconnu que la question de la prise du pouvoir dans sa totalité par les seuls bolchéviks est non seulement une question tout à fait fondée, mais encore une question d'une actualité pressante.

Passons maintenant à l'analyse des arguments selon lesquels « tous », des cadets à la Novaïa Jizn, sont convaincus que les bolcheviks ne pourront pas garder le pouvoir.

La grave Retch n'avance pas le moindre argument. Elle se contente de déverser sur les bolchéviks des flots d'injures choisies et virulentes. L'extrait, que nous avons cité montre, entre autres, quelle erreur profonde ce serait de penser que la Retch prétende «inciter » les bolchéviks à prendre le pouvoir et que pour cette raison «il faut être prudents, camarades, car ce que l'ennemi conseille ne peut qu'être mauvais !». Si, au lieu de faire état pratiquement des raisons à la fois d'ordre général et d'ordre concret, nous nous laissons «convaincre» que la bourgeoisie nous «incite» à nous saisir du pouvoir, nous nous trouverons mystifiés par la bourgeoisie, car, à coup sûr, elle prophétisera toujours malignement que des millions de maux suivront la prise du pouvoir par les bolchéviks, elle criera toujours malignement « il vaudrait mieux nous débarrasser des bolchéviks d'un seul coup et « pour longtemps », en les laissant accéder au pouvoir pour ensuite les battre à plate couture ». Ces cris sont aussi des «provocations», si vous le voulez, mais des provocations à rebours. Les cadets et les bourgeois ne nous « conseillent » nullement, ils ne nous ont jamais « conseillé » de prendre le pouvoir, ils s'efforcent seulement de nous intimider en nous montrant les problèmes, prétendument insolubles, du pouvoir.

Non. Nous ne devons pas nous laisser intimider par les cris des bourgeois apeurés. Nous devons bien nous rappeler que nous ne nous sommes jamais proposé de problèmes sociaux « insolubles », mais que les problèmes parfaitement solubles concernant les pas à faire immédiatement vers le socialisme, seule issue à une situation très difficile, ne peuvent être résolus que par la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. La victoire, une victoire solide, est plus que jamais, plus qu'en aucun endroit; assurée aujourd'hui au prolétariat en Russie, s'il prend le pouvoir.

Examinons de façon essentiellement pratique les circonstances concrètes qui rendent défavorable tel ou tel moment pris à part, mais ne nous laissons pas un seul instant effrayer par les clameurs sauvages de la bourgeoisie et n'oublions pas que la prise de tout le pouvoir par les bolchéviks devient en vérité une question d'actualité immédiate. Aujourd'hui, un danger infiniment plus grand menace notre parti au cas où nous l'oublierions qu'au cas où nous considérerions la prise du pouvoir comme « prématurée ». Sur ce point, il ne peut y avoir aujourd'hui d'action « prématurée » : toutes les chances, sauf peut-être une ou deux sur un million, sont de ce côté.

A propos des injures haineuses de la Retch, on peut et on doit répéter :

Nous entendons des approbations non pas dans le doux murmure de la louange, mais dans les cris sauvages de la fureur ![4]

La haine sauvage que nous porte la bourgeoisie illustre de la façon la plus concrète cette vérité que nous montrons correctement au peuple les voies et moyens qui permettront de mettre fin à la domination de la bourgeoisie.

* * *

Le Diélo Naroda, cette fois - une fois n'est pas coutume, - n'a pas daigné nous honorer de ses injures, mais n'a pas davantage avancé l'ombre d'un argument. C'est seulement, de biais, par allusion, qu'il cherche à nous intimider par cette perspective : «les bolchéviks seront obligés de former le cabinet». J'admets sans réserve que les socialistes-révolutionnaires, au moment où ils cherchent à nous effrayer, éprouvent eux-mêmes une véritable frayeur, une épouvante mortelle, celle du libéral épouvanté par un spectre. De même, j'admets que dans certaines institutions particulièrement élevées et particulièrement pourries, dans le genre du Comité exécutif central et dans les commissions «de liaison» qui lui ressemblent (c'est-à-dire dans les commissions qui touchent aux cadets, ou, pour mieux dire, qui s'acoquinent avec les cadets), les socialistes-révolutionnaires réussiront à intimider un certain nombre de bolchéviks, car d'abord dans tous ces Comités exécutifs centraux, au « préparlement », etc., l'atmosphère est complètement viciée, elle sent le remugle à vous donner la nausée, la respirer longtemps est pernicieux pour qui que ce soit, ensuite, la sincérité est contagieuse et un philistin sincèrement épouvanté est capable de transformer pour un temps même un révolutionnaire en philistin.

Mais, quelque compréhensible que soit, si l'on juge «à l'échelle humaine», cette frayeur sincère chez un socialiste-révolutionnaire qui a eu le malheur d'appartenir au ministère avec les cadets ou d'être ministrable pour eux, se laisser effrayer, c'est commettre une faute politique qui peut trop facilement confiner à la trahison envers le prolétariat. Vos arguments pratiques, messieurs ! N'espérez pas que nous nous laisserons intimider par vos frayeurs !

* * *

Des arguments pratiques, nous n'en trouvons cette fois que dans la Novaïa Jizn. Elle se manifeste cette fois dans le rôle d'avocat de la bourgeoisie, rôle qui lui sied mieux que celui de défenseur des bolchéviks qui « choque » évidemment cette dame bien[5]

L'avocat a avancé six arguments :

1° le prolétariat est «isolé des autres classes du pays » ;

2° il est «isolé des véritables forces vives de la démocratie » ;

3° il « ne pourra pas assimiler la technique de l'appareil d'Etat » ;

4° il «ne pourra pas faire fonctionner» cet appareil ;

5° « la situation est exceptionnellement compliquée » ;

6° il «ne pourra pas résister à la poussée des forces ennemies qui balaiera non seulement la dictature du prolétariat, mais, par surcroît, la révolution».

Le premier argument est exposé par la Novaïa Jizn avec une maladresse qui frise le ridicule, car dans la société capitaliste ou semi-capitaliste, nous ne connaissons que trois classes : la bourgeoisie, la petite bourgeoisie (représentée surtout par la paysannerie) et le prolétariat. A quoi sert de dire que le prolétariat est isolé des autres classes, quand il s'agit de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ? de la révolution contre la bourgeoisie ?

La Novaïa Jizn voulait probablement dire que le prolétariat est isolé de la paysannerie, car il ne peut pas, en effet, être ici question des propriétaires fonciers. Mais dire nettement, clairement, qu'à l'heure actuelle le prolétariat est isolé de la paysannerie était chose impossible, car la fausseté criante de cette affirmation saute aux yeux.

Il est difficile de se représenter un pays capitaliste où le prolétariat soit aussi peu isolé de la petite bourgeoise - et remarquez-le, dans une révolution contre la bourgeoisie - que le prolétariat l'est aujourd'hui en Russie. Au nombre des données objectives et indiscutables, nous avons les chiffres tout à fait récents du vote pour ou contre la coalition avec la bourgeoisie, dans les « curies » de la « Douma Boulyguine » de Tsérétéli, c'est-à-dire de la fameuse Conférence « démocratique ». Prenons les curies des Soviets. Voici ce que nous obtenons :

Pour la coalitioncontre
Soviets de députés ouvriers et soldats83192
Soviets de députés paysans10270
Total des Soviets185262

Ainsi, la majorité dans son ensemble se prononce pour le mot d'ordre prolétarien : contre la coalition avec la bourgeoisie. Et nous avons vu plus haut que les cadets eux-mêmes sont obligés de reconnaître le renforcement de l'influence des bolchéviks dans les Soviets. Or nous avons ici une Conférence convoquée par les maîtres d'hier dans les Soviets, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks qui ont une majorité assurée dans les institutions centrales ! Il est évident, que la prépondérance réelle des bolchéviks dans les Soviets se trouve ici minimisée.

Sur la question de la coalition avec la bourgeoisie, aussi bien que sur la question de la remise immédiate des propriétés foncières aux comités paysans, les bolchéviks ont dès aujourd'hui la majorité dans les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, la majorité du peuple, la majorité de la petite bourgeoisie. Le Rabotchi Pout du 24 septembre, n° 19, donne, d'après le n° 25 du Znamia Trouda[6] organe des socialistes-révolutionnaires, des informations sur la conférence des Soviets locaux des députés paysans qui s'est tenue le 18 septembre, à Pétrograd. A cette conférence, les comités exécutifs de quatre Soviets paysans (provinces de Kostroma, de Moscou, de Samara et, de Tauride) se sont prononcés pour la coalition sans réservé. Pour la coalition sans les cadets se sont prononcés les comités exécutifs de trois provinces et de deux armées (provinces de Vladimir, de Riazan et de la mer Noire). Contre la coalition se sont prononcés les comités exécutifs de vingt-trois provinces et de quatre armées.

Donc, la majorité des paysans est contre la coalition !

Le voilà, votre «isolement du prolétariat».

D'ailleurs, il faut remarquer que se sont prononcées pour la coalition trois provinces des confins, celles de Samara, de Tauride et de la nier Noire, où il y a relativement beaucoup de paysans riches, de gros propriétaires fonciers qui emploient une main-d'œuvre salariée et aussi quatre provinces industrielles (Vladimir, Riazan, Kostroma et, Moscou) où la bourgeoisie paysanne est également plus forte que dans la majorité des provinces de la Russie. Il serait intéressant de rassembler des données plus détaillées sur cette question et d'examiner si l'on n'a pas de renseignements précisément sur les paysans pauvres dans les gouvernements où la proportion des paysans « riches » est la plus considérable.

Il est, en outre, intéressant, de voir que les «groupes nationaux» ont donné une majorité très importante aux adversaires de la coalition, à savoir : 40 voix contre 15. La politique annexionniste, d'oppression brutale du bonapartiste Kérenski et de ses amis concernant les nations opprimées de Russie, a porté ses fruits. Dans sa masse, la population de ces nations, c'est-à-dire la masse de la petite bourgeoisie qu'elle contient, fait plus confiance au prolétariat de Russie qu'à la bourgeoisie, car l'histoire a porté à l'ordre du jour la lutte des nations opprimées pour leur libération contre leurs oppresseurs. La bourgeoisie a bassement trahi la cause de la liberté des nations opprimées ; le prolétariat est fidèle à la cause de la liberté.

La question nationale et la question agraire sont à l'heure actuelle les questions fondamentales pour les masses petites-bourgeoises de la population de Russie. C'est incontestable. Et sur ces deux questions le prolétariat est aussi loin que possible d'être «isolé». I1 a pour lui la majorité du peuple. Il est seul capable de mener dans ces deux questions la politique résolue et vraiment «démocratique révolutionnaire» qui assurerait d'emblé au pouvoir prolétarien non seulement le soutien de la majorité de la population, mais encore une véritable explosion d'enthousiasme révolutionnaire dans les masses, car pour la première fois les masses rencontreraient de la part du gouvernement, non pas l'oppression impitoyable des paysans par les propriétaires fonciers, des Ukrainiens par les Grands-Russes, comme sous le tsarisme, non pas la tentative, en pleine république, de continuer sous le couvert de phrases ronflantes la même politique, non pas des chicanes, des vexations, des tracasseries, des atermoiements, des crocs-en-jambe, des faux-fuyants (tout ce dont Kérenski gratifie les paysans et les nations opprimées), mais une sympathie ardente, attestée par des actes, des mesures révolutionnaires immédiates coutre les propriétaires fonciers, la restitution immédiate d'une entière liberté à la Finlande, à l'Ukraine, à la Biélorussie, aux Musulmans, etc.

MM. les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks le savent très bien, et c'est pourquoi ils cherchent à amener les semi-cadets que sont les dirigeants des coopératives à leur donner un coup d'épaule dans leur politique démocratique réactionnaire contre les masses. C'est pourquoi ils ne se décideront jamais à consulter les masses, à instituer un référendum ou simplement un vote dans tous les Soviets locaux, dans toutes les organisations locales sur des points déterminés de politique pratique, comme par exemple sur la question de savoir s'il faut remettre immédiatement aux comités paysans toutes les terres des propriétaires fonciers, s'il faut faire droit à telle ou telle revendication des Finlandais ou des Ukrainiens, etc.

Passons à la question de la paix, question décisive de l'heure. Le prolétariat est « isolé des autres classes»... En réalité le prolétariat intervient ici comme le représentant de la nation entière, de tout ce qu'il y a de vivant et d'honnête dans toutes les classes, de l'immense majorité de la petite bourgeoisie, car seul le prolétariat, une fois au pouvoir, proposera sur-le-champ une paix juste à tous les peuples en guerre, seul le prolétariat prendra des mesures vraiment révolutionnaires (publication des traités secrets, etc.), afin d'obtenir au plus vite une paix aussi juste que possible.

Non. Ces messieurs de la Novaïa Jizn qui prétendent que le prolétariat est isolé ne font qu'exprimer leur propre peur de la bourgeoisie. La situation objective en Russie est à n'en pas douter telle que justement aujourd'hui le prolétariat n'est pas «isolé» de la majorité de la petite bourgeoisie. Justement aujourd'hui, après la lamentable expérience de la «coalition», le prolétariat a la sympathie de la majorité du peuple. Cette condition nécessaire aux bolchéviks pour garder le pouvoir existe bel et bien.

* * *

Le deuxième argument consiste à dire que le prolétariat serait «isolé des véritables forces vives de la démocratie». Il est impossible de comprendre ce que cela signifie. C'est du grec, comme disent les Français.

Les écrivains de la Novaïa Jizn sont ministrables. Ils feraient même de parfaits ministres avec les cadets. Car, ce qu'on demande à de tels ministres, c'est de savoir tourner des phrases spécieuses, bien léchées, mais parfaitement dénuées de sens, capables de couvrir toutes sortes de saletés et assurées pour cette raison de recueillir les applaudissements des impérialistes et des social-impérialistes. Les applaudissements des cadets, de Brechkovskaïa, de Plékhanov et Cie sont assurés aux hommes de la Novaïa Jizn, parce qu'ils affirment que le prolétariat est isolé des véritables forces vives de la démocratie, car ils disent sous une forme voilée, - en tout cas c'est ainsi qu'on le comprend, comme s'ils l'avaient dit - que les cadets, Brechkovskaïa , Plékhanov, Kérenski et Cie sont, eux, les «forces vives de la démocratie».

C'est faux. Ce sont, des forces mortes. C'est ce qu'a prouvé l'histoire de la coalition.

Effrayés par la bourgeoisie et par le milieu intellectuel bourgeois, les hommes de la Novaïa Jizn reconnaissent comme « vivante » l'aile droite des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, que rien d'essentiel ne distingue des cadets, et qui se manifeste sous la forme de la Volia Naroda[7], de l'Edinstvo, etc. Quant à nous, nous considérons comme vivants seulement ceux qui sont liés aux masses et non pas aux koulaks, ceux que les leçons de la coalition ont détachés d'elle. «Les forces vives agissantes» de la démocratie petite-bourgeoise sont, représentées par l'aile gauche des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Le renforcement de cette aile gauche, en particulier après la contre-révolution de juillet, est l'un des indices objectifs les plus sûrs que le prolétariat n'est pas isolé.

C'est ce que montrent de façon plus concrète encore, ces tout derniers temps, les oscillations vers la gauche des socialistes-révolutionnaires centristes, mouvement prouvé par la déclaration que fit Tchernov le 24 septembre, selon laquelle son groupe ne peut soutenir la nouvelle coalition avec Kichkine et Cie. Ces oscillations vers la gauche du centre socialiste-révolutionnaire qui donnait jusqu'à présent l'immense majorité aux représentants du parti socialiste-révolutionnaire, parti dominant et dirigeant par le nombre des voix qu'il a recueillies à la ville et surtout à la campagne, ces oscillations prouvent que les déclarations citées plus haut du Diélo Naroda sur la nécessité pour la démocratie de «garantir», dans des conditions données, un «appui sans réserve» à un gouvernement purement bolchévik, ne sont pas en tout cas de simples phrases.

Des faits tels que le refus du centre socialiste-révolutionnaire de soutenir la nouvelle coalition avec Kichkine, ou tels que la prépondérance des adversaires de la coalition parmi les menchéviks-jusqu'auboutistes de province (Jordania au Caucase, etc.) sont la preuve objective qu'une partie des masses qui jusqu'ici suivait les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, soutiendra un gouvernement purement bolchévik.

C'est précisément de ces forces vives de la démocratie que le prolétariat russe n'est pas isolé aujourd'hui.

* * *

Troisième argument : le prolétariat «ne pourra pas assimiler la technique de l'appareil d'Etat ». C'est peut-être l'argument le plus ordinaire, le plus courant. Par là même il mérite le plus d'attention ; mais aussi parce qu'il soulève un des problèmes les plus sérieux, les plus ardus qui s'offriront au prolétariat victorieux. Il ne fait pas de doute que ces problèmes sont très ardus, mais si nous, qui nous disons socialistes, nous ne soulignions cette difficulté que pour nous dérober à l'accomplissement de ces tâches, la différence qui nous distingue des serviteurs de la bourgeoisie serait en fait réduite à zéro. La difficulté des problèmes qui se posent à la révolution prolétarienne doit inciter les partisans du prolétariat à étudier avec encore plus d'attention et de façon plus concrète les moyens de les résoudre.

Par appareil d'Etat, on entend avant tout l'armée permanente, la police et le corps des fonctionnaires. En disant que le prolétariat ne pourra pas s'assimiler la technique de cet appareil, les écrivains de la Novaïa Jizn révèlent leur ignorance extrême et leur répugnance à tenir compte des faits réels, des réflexions exposées depuis longtemps dans les écrits des bolchéviks.

Les écrivains de la Novaïa Jizn se considèrent tous sinon comme des marxistes, du moins comme des socialistes cultivés qui connaissent le marxisme. Or Marx enseigne, en s'appuyant sur l'expérience de la Commune de Paris, que le prolétariat ne peut pas s'emparer tout simplement de la machine d'Etat toute prête et la mettre en marche pour atteindre ses buts mais que le prolétariat doit briser cette machine et la remplacer par une nouvelle (je traite cette question avec plus de détails dans une brochure dont la première partie est terminée et qui paraîtra bientôt sous le titre : «l'Etat et la révolution. L'enseignement du marxisme sur l'Etat et les tâches du prolétariat dans la révolution »[8]). Cette nouvelle machine d'Etat a été créée par la Commune de Paris et en Russie les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans constituent un «appareil d'Eta » du même genre. Je l'ai maintes fois répété, depuis le 4 avril 1917 ; il en est question et dans les résolutions des conférences bolchéviques et dans les écrits des bolchéviks. La Novaïa Jizn aurait naturellement pu déclarer son désaccord total avec Marx et avec les bolchéviks, mais éluder tout à fait la question, c'est, de la part d'un journal qui fait si souvent et avec tant de hauteur la leçon aux bolchéviks pour la prétendue légèreté avec laquelle ils traitent les questions difficiles, se donner un brevet d'impuissance.

Le prolétariat ne peut pas «s'emparer» de l'«appareil d'Etat » et «le faire fonctionner». Mais il peut briser tout ce qu'il y a d'oppresseur, de routinier, d'irrémédiablement bourgeois dans l'ancien appareil d'Etat et le remplacer par un nouvel appareil, le sien. Cet appareil, ce sont les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans.

On est contraint de qualifier de proprement monstrueux le fait que la Novaïa Jizn ait complètement oublié l'existence de cet «appareil d'Etat». Se comportant ainsi dans leurs raisonnements théoriques, les hommes de la Novaïa Jizn font en réalité dans la théorie politique ce que font les cadets dans la pratique politique. Car, si effectivement le prolétariat et la démocratie révolutionnaire n'ont nullement besoin d'un nouvel appareil d'Etat, alors les Soviets perdent leur raison d'être[9] et perdent le droit d'exister ; alors les cadets korniloviens ont raison de faire tous leurs efforts pour réduire les Soviets à néant !

Cette erreur théorique monstrueuse et cette cécité politique de la Novaïa Jizn sont d'autant plus monstrueuses que même les menchéviks-internationalistes (avec qui la Novaïa Jizn a fait bloc aux dernières élections de la Douma municipale de Pétrograd) ont manifesté sur ce point un certain rapprochement avec les bolchéviks. Ainsi, dans la déclaration de la majorité des Soviets que le camarade Martov a lue à la Conférence démocratique, nous lisons :

« ...Créés aux premiers jours de la révolution par le puissant élan de forces créatrices authentiquement populaires, les Soviets de députés ouvriers, soldats et paysans ont constitué la nouvelle trame de l'Etat révolutionnaire qui a remplacé la trame vétuste de l'Etat de l'ancien régime ... »

Cela est dit en termes un peu trop beaux : la recherche de l'expression couvre ici le manque de clarté de la pensée politique. Les Soviets n'ont pas encore remplacé la «trame » ancienne, et celle-ci n'est pas l'Etat de l'ancien régime, mais l'Etat aussi bien du tsarisme que de la République bourgeoise. Mais, en tout cas, Martov est ici de cent coudées au-dessus des hommes de la Novaïa Jizn.

Les Soviets constituent un nouvel appareil d'Etat qui représente, en premier lieu, la force armée des ouvriers et des paysans, force qui n'est pas détachée du peuple comme celle de l'ancienne armée permanente, mais qui est étroitement liée à lui ; du point de vue militaire, cette force est infiniment plus puissante qu'auparavant ; du point de vue révolutionnaire, elle est irremplaçable. Deuxièmement, cet appareil assure avec les masses, avec la majorité du peuple, un lien si étroit, si indissoluble, si facilement contrôlable et renouvelable que rien de semblable n'a existé dans l'ancien appareil d'État. Troisièmement, cet appareil, en raison de son caractère électif et de la possibilité de modifier sa composition au gré du peuple, sans formalités bureaucratiques, est beaucoup plus démocratique que les précédents. Quatrièmement, il assure un lien solide avec les professions les plus diverses, en facilitant ainsi les réformes les plus diverses et les plus profondes, sans bureaucratie. Cinquièmement, il assure une forme d'organisation de l'avant-garde, c'est-à-dire de la partie la plus consciente, la plus énergique, la plus avancée des classes opprimées, paysans et ouvriers ; c'est donc un appareil au moyen duquel l'avant-garde des classes opprimées peut élever, éduquer, instruire et entraîner derrière soi toute la masse énorme de ces classes, qui a été jusqu'à présent complètement en de hors de la vie politique, de l'histoire. Sixièmement, il permet d'allier les avantages du parlementarisme et ceux de la démocratie immédiate et directe, c'est-à-dire d'allier dans la personne des représentants élus du peuple à la fois la fonction législative et l'exécution des lois. C'est, par rapport au parlementarisme bourgeois, un pas en avant dans le développement de la démocratie qui a une portée universelle.

En 1905, nos Soviets n'ont eu pour ainsi dire qu'une existence embryonnaire puisqu'ils n'ont duré que quelques semaines. Il est clair, il ne pouvait pas être question, dans les conditions d'alors, d'un développement harmonieux et complet. Et dans la révolution de 1917, il ne peut pas encore en être question, un délai de quelques mois étant extrêmement court, et surtout : les dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks ont prostitué les Soviets, les ont réduits au rôle de parlotes, au rôle d'appendices à une politique d'entente entre dirigeants. Les Soviets se sont décomposés et putréfiés vivants sous la conduite des Liber, des Dan, des Tsérétéli, des Tchernov. Les Soviets ne peuvent se développer véritablement, ne peuvent pleinement accomplir leurs tâches et déployer leurs possibilités que s'ils prennent tout le pouvoir d'Etat, autrement ils n'ont rien à faire, autrement ils ne sont que des embryons (et il n'est, pas possible d'être longtemps un embryon), ou des jouets. La «dualité des pouvoirs» est la paralysie des Soviets.

Si le génie créateur des classes révolutionnaires n'avait pas formé les Soviets, la révolution prolétarienne serait sans espoir en Russie, car, avec l'ancien appareil d 'Etat, le prolétariat, sans aucun doute, n'aurait pas pu garder le pouvoir, et on ne peut d'un coup créer un nouvel appareil. La triste histoire de la prostitution des Soviets par Tsérétéli et Tchernov, l'histoire de la «coalition» est en même temps l'histoire de l'affranchissement des Soviets à l'égard des illusions petites-bourgeoises, de leur passage par le «purgatoire» de l'étude pratique qu'ils ont faite de toutes les turpitudes et saletés qu'entraînent, toutes les coalitions bourgeoises quelles qu'elles soient. Espérons que ce «purgatoire» n'a pas débilité les Soviets, mais les a trempés.

* * *

>La principale difficulté pour la révolution prolétarienne est de réaliser à l'échelle nationale l'inventaire et le contrôle le plus précis et le plus scrupuleux, le contrôle ouvrier, de la production et de la répartition des produits.

Quand les gens de la Novaïa Jizn nous ont objecté que nous tombions dans le syndicalisme en avançant le mot d'ordre de «contrôle ouvrier», cette objection est un exemple de l'application scolaire et assez sotte d'un «marxisme» qui n'a pas été médité, mais appris par cœur à la Strouvé. Ou bien le syndicalisme rejette la dictature révolutionnaire du prolétariat, ou bien il la relègue, comme le pouvoir politique en général, à la toute dernière place. Nous lui accordons la première place. A dire simplement dans l'esprit des hommes de la Novaïa Jizn, non pas contrôle ouvrier, mais contrôle de l'Etat ; on aboutit à une phrase réformiste-bourgeoise, on aboutit en fait à une formule purement dans le sens des cadets, car les cadets n'ont rien centre la participation des ouvriers au contrôle «de l'Etat». Les cadets-korniloviens Savent fort bien que cette participation est le meilleur moyen pour la bourgeoisie de tromper les ouvriers, le moyen le plus raffiné pour soudoyer politiquement tous les Gvozdev, les Nikitine, les Prokopovitch, les Tsérétéli et toute leur bande.

Quand nous disons : «contrôle ouvrier», ce mot d'ordre étant toujours accompagné de celui de la dictature du prolétariat, le suivant toujours, nous expliquons par là de quel Etat il s'agit. L'Etat est l'organe de domination d'une classe. De quelle classe ? Si c'est de la bourgeoisie, c'est bien l'Etat cadet-Kornilov-«Kérenski», par lequel le peuple est «kornilovisé et kérenskisé » en Russie voici déjà plus de six mois. Si c'est, la domination du prolétariat, s'il s'agit de l'Etat prolétarien, c'est-à-dire de la dictature du prolétariat, le contrôle ouvrier peut devenir le recensement national, général, universel, le plus minutieux et le plus scrupuleux de la production et de la répartition des produits.

Là est la principale difficulté, la tâche principale de la révolution prolétarienne, c'est-à-dire socialiste. Sans les Soviets cette tâche, du moins pour la Russie, serait insoluble. Les Soviets décident du travail d'organisation qui permettra au prolétariat de réaliser cette tâche de portée universelle.

Nous en venons ici à un autre aspect de la question de l'appareil d'Etat. Outre l'appareil «oppresseur» par excellence que représentent l'armée permanente, la police, les fonctionnaires, il existe dans l'Etat contemporain un appareil très intimement lié aux banques et aux cartels, un appareil qui accomplit un vaste travail de statistique et d'enregistrement, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Cet appareil ne peut ni ne doit être brisé. Il faut l'arracher à sa soumission aux capitalistes, il faut le couper, le trancher, le scinder des capitalistes et de tous leurs moyens d'action, il faut le soumettre aux Soviets prolétariens, il faut l'élargir, l'étendre à tous les domaines, à toute la nation. Et l'on peut faire cela, si on s'appuie sur les conquêtes déjà réalisées par le grand capitalisme (car c'est seulement en s'appuyant sur ces conquêtes que la révolution prolétarienne en général sera capable d'atteindre son but).

Le capitalisme a créé des appareils de contrôle sous forme de banques, de cartels, service postal, coopératives de consommation, associations d'employés. Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable.

Les grandes banques constituent l'«appareil d'Etat » dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout prêt au capitalisme ; notre seule tâche est alors de retrancher de cet excellent appareil d'Etat ce qui en fait un monstre capitaliste, de le renforcer encore, de le rendre plus démocratique, plus universel. La quantité se changera en qualité. Une banque d'Etat, unique, vaste parmi les plus vastes, qui aurait des succursales dans chaque canton, auprès de chaque usine, voilà déjà les neuf dixièmes de l'appareil socialiste. Voilà la comptabilité à l'échelle nationale, le contrôle à l'échelle nationale de la production et de la répartition des produits, quelque chose, pourrions-nous dire, comme la charpente de la société socialiste.

Cet «appareil d'Etat» (qui n'est pas complètement un appareil d'Etat en régime capitaliste, mais qui le sera complètement chez nous, en régime socialiste), nous pouvons nous «en emparer» et le «faire fonctionner» en frappant un seul coup, par un seul décret, car le travail effectif de comptabilité, de contrôle, d'enregistrement, de statistique et calcul est accompli dans ce cas par des employés qui sont en majorité des prolétaires ou des semi-prolétaires.

Par un seul décret, le gouvernement prolétarien peut et doit transformer ces employés en fonctionnaires de l'Etat, tout comme les chiens de garde du capitalisme, les Briand et autres ministres bourgeois, assimilent par un seul décret les cheminots en grève aux agents de l'Etat. De ces fonctionnaires, il nous en faudra beaucoup plus et nous pouvons en avoir plus, car le capitalisme a simplifié les fonctions de l'enregistrement et du contrôle et les a ramenées à des opérations peu compliquées et accessibles à tout homme qui sait lire et écrire.

« L'étatisation » de la masse des employés des banques, des cartels, du commerce, etc., etc., est une chose parfaitement réalisable et du point de vue technique (grâce au travail préliminaire accompli à notre profit par le capitalisme et par le capitalisme financier), et du point de vue politique, si le contrôle et la surveillance par les Soviets sont réalisés.

Quant aux cadres supérieurs qui sont très peu nombreux, mais qui penchent vers le capitalisme, force sera de les traiter « avec rigueur », tout comme les capitalistes. Tout comme les capitalistes, ils résisteront. Il faudra briser cette résistance ; et si Péchékhonov, cet éternel naïf, balbutiait déjà en juin 1917, comme un véritable « apprenti en politique » : «la résistance des capitalistes est brisée», cette affirmation puérile, cette vantardise enfantine, cette boutade de petit garçon, le prolétariat la réalisera pour de bon.

Nous pouvons bien le faire, puisqu'il s'agit de briser la résistance d'une minorité infime de la population, littéralement d'une poignée d'hommes, dont chacun sera de la part des associations d'employés, des syndicats, des coopératives de consommation, des Soviets l'objet d'une surveillance telle que le premier Tit Titytch venu sera cerné comme les Français à Sedan. Nous savons les noms de ces Tit Titytch : il suffit de prendre les listes des directeurs, des membres des conseils d'administration, des gros actionnaires, etc. Ils sont quelques centaines, tout au plus quelques milliers dans toute la Russie ; auprès de chacun d'eux, l'Etat prolétarien, disposant de l'appareil des Soviets, des associations d'employés, etc., peut préposer une dizaine, une centaine de contrôleurs, si bien même que, au lieu d'avoir à « briser leur résistance », on réussira peut-être, grâce au contrôle ouvrier (sur les capitalistes) à rendre toute résistance impossible.

Ce n'est pas dans la confiscation des biens des capitalistes que sera en effet le «noeud» de l'affaire, mais ce sera précisément dans le contrôle national, universel, exercé par les ouvriers sur les capitalistes et sur leurs partisans éventuels. La seule confiscation ne servira à rien, car elle ne comporte aucun élément d'organisation, rien qui contrôle la justesse de la répartition. Nous remplacerons facilement la confiscation par la levée d'un impôt équitable (ne serait-ce qu'aux taux de «Chingarev»), mais à la condition d'exclure toute possibilité de se dérober au contrôle, de cacher la vérité, de tourner la loi. Or, cette possibilité, seul le contrôle ouvrier de l'Etat ouvrier peut l'écarter.

La cartellisation obligatoire, c'est-à-dire l'association obligatoire en unions placées sous le contrôle de l'Etat, voilà ce que le capitalisme a préparé, ce que l'Etat des hobereaux a réalisé en Allemagne, voilà ce que pourront parfaitement réaliser en Russie les Soviets et la dictature du prolétariat., voilà ce qui nous donnera «un appareil d'Etat» à la fois universel, tout à fait moderne et sans bureaucratie[10].

* * *

Quatrième argument des avocats de la bourgeoisie : le prolétariat ne pourra pas «faire fonctionner» l'appareil d'Etat. Cet argument n'offre rien de nouveau par rapport au précédent. Naturellement, nous ne pourrions ni assimiler techniquement l'ancien appareil, ni le faire fonctionner. Le nouvel appareil, les Soviets, est déjà mis en mouvement par le «puissant essor créateur des forces populaires ». Il suffit de dégager cet appareil des entraves qui lui ont été imposées par la domination des chefs socialistes-révolutionnaires et menchéviks. Cet appareil fonctionne déjà ; il suffit de rejeter ce monstrueux attirail petit-bourgeois qui l'empêche d'avancer toujours à pleine vitesse.

Deux circonstances sont ici à considérer pour compléter ce que nous avons dit plus haut : d'abord, les nouveaux moyens de contrôle, créés non pas par nous, mais par le capitalisme dans sa phase de guerre impérialiste ; ensuite, l'importance de la pénétration des principes démocratiques dans l'administration de l'Etat de type prolétarien.

Le monopole des céréales, la carte de pain n'ont pas été créés par nous, mais par l'Etat capitaliste en guerre. C'est lui qui a d'ores et déjà créé l'obligation générale du travail dans le cadre du capitalisme, - ce qui est un bagne militaire pour les ouvriers. Mais ici encore, comme dans toute son œuvre historique, le prolétariat emprunte ses armes au capitalisme, il ne les « imagine » pas, il ne les « tire pas du néant ».

Le monopole des céréales, la carte de pain, l'obligation générale du travail sont dans les mains de l'Etat prolétarien, dans les mains des Soviets investis de la plénitude du pouvoir, le moyen le plus puissant de comptabilité et de contrôle, un moyen tel que s'il est étendu aux capitalistes et aux riches en général, s'il leur est appliqué par les ouvriers, il «fera fonctionner » l'appareil d'Etat avec une force inconnue jusqu'ici dans l'histoire et permettra de triompher de la résistance des capitalistes et de les soumettre à l'Etat prolétarien. Ce moyen de contrôle, cette obligation du travail sont autrement puissants que les lois de la Convention et que sa guillotine. La guillotine n'était qu'un épouvantail qui brisait la résistance active. Cela ne nous suffit pas.

Cela ne nous suffit pas. Nous ne devons pas seulement «épouvanter» les capitalistes, c'est-à-dire leur faire sentir la toute-puissance de l'Etat prolétarien et leur faire oublier l'idée d'une résistance active contre lui. Nous devons briser aussi leur résistance passive, incontestablement plus dangereuse et plus nuisible encore. Nous ne devons pas seulement briser toute résistance, quelle qu'elle soit. Nous devons encore obliger les gens à travailler dans le cadre de la nouvelle organisation de l'Etat. Il ne suffit pas de « flanquer à la porte » les capitalistes, il faut (après avoir flanqué à la porte les «récalcitrants» bons à rien et incurables) les mettre au service du nouvel Etat. Ceci concerne autant que les capitalistes une certaine couche des dirigeants intellectuels bourgeois, des employés, etc.

Et nous avons les moyens de le faire. L'Etat capitaliste en guerre nous a lui-même mis entre les mains les moyens et les armes pour cela. Ces moyens, ce sont le monopole des céréales, la carte de pain, l'obligation générale du travail. «Qui ne travaille pas ne mange pas», telle est la règle fondamentale, la règle première, essentielle que peuvent appliquer et qu'appliqueront les Soviets de députés ouvriers, quand ils accéderont au pouvoir.

Chaque ouvrier a un livret de travail. Ce document ne le dégrade pas, encore qu'aujourd'hui ce soit, sans aucun doute, la preuve de l'esclavage salarié capitaliste, l'attestation que le travailleur appartient à tel ou tel parasite.

Les Soviets institueront le livret de travail pour les riches, et ensuite progressivement pour toute la population (dans un pays agricole, il est vraisemblable que pendant longtemps le livret de travail ne sera pas nécessaire pour l'immense majorité des paysans). Le livret de travail cessera d'être le signe qu'on fait partie de la «plèbe», il cessera d'être l'attribut des classes « inférieures », la preuve de l'esclavage salarié. Il deviendra la preuve que dans la nouvelle société il n'y a plus d'«ouvriers», mais que par contre il n'y a plus personne qui ne soit un travailleur.

Les riches devront recevoir un livret de travail du syndicat des ouvriers ou des employés, le plus proche de leur activité ; ils devront recevoir toutes les semaines, ou à tout autre intervalle fixé, de ce syndicat l'attestation qu'ils accomplissent consciencieusement leur travail ; faute de quoi, ils ne pourront pas recevoir leur carte de pain et de produits alimentaires en général. Nous aurons besoin de bons organisateurs du système bancaire, de gens capables de grouper les entreprises (dans ce domaine, les capitalistes ont plus d'expérience et avec des gens expérimentés, le travail marche mieux) ; il nous faut en nombre toujours plus grand que par le passé des ingénieurs, des agronomes, des techniciens, des spécialistes de tout genre, instruits et cultivés, dira l'Etat prolétarien. A tous ces travailleurs nous donnerons un travail approprié à leurs forces et à leurs habitudes ; nous n'instituerons vraisemblablement que peu à peu l'égalité des salaires dans toute la mesure du possible, laissant pendant la période transitoire un salaire plus élevé aux spécialistes, mais nous les soumettrons au contrôle total des ouvriers, nous obtiendrons la mise en application complète et sans réserve de la règle : « qui ne travaille pas ne mange pas ». Et nous n'inventons pas une forme d'organisation du travail, nous l'empruntons toute faite au capitalisme : banques, cartels, usines modèles, stations expérimentales, académies, etc. ; il nous suffira d'emprunter les meilleurs types d'organisation à l'expérience des pays avancés.

Et, naturellement, nous ne tomberons pas le moins du monde dans l'utopie, nous n'abandonnerons pas le terrain du calcul le plus sensé et le plus pratique, si nous disons : la classe capitaliste dans son ensemble opposera la résistance la plus acharnée, mais l'organisation de la population tout entière dans les Soviets brisera cette résistance, et il faudra, cela va de soi, punir par la confiscation de tous leurs biens et par la prison les capitalistes particulièrement obstinés et récalcitrants ; mais en revanche la victoire du prolétariat augmentera le nombre des exemples pareils à celui que je lis aujourd'hui dans les Izvestia :

«Le 26 septembre, deux ingénieurs se sont présentés au Conseil central des comités d'usine et ont déclaré qu'un groupe d'ingénieurs a décidé de former une association d'ingénieurs socialistes. Considérant que le moment présent marque en fait le début de la révolution sociale, l'association se met la disposition des masses ouvrières et, désireuse de soutenir les intérêts des ouvriers, entend agir en complète union avec les organisations ouvrières. Les représentants du Conseil central des comités d'usine ont répondu que le Conseil formera volontiers au sein de son organisation une section d'ingénieurs qui fera entrer dans son programme les thèses fondamentales de la 1re Conférence des comités d'usine relatives au contrôle ouvrier de la production. Dans les jours prochains, se tiendra une séance commune des délégués du Conseil central des comités d'usine et du groupe d'initiative des ingénieurs socialistes ». (Izvestia du Comité exécutif central, 27 septembre 1917.)

Deuxième partie[modifier le wikicode]

Le prolétariat ne pourra pas, nous dit-on, faire fonctionner l'appareil d'Etat.

La Russie a été dirigée, depuis la révolution de 1905, par 130000 propriétaires fonciers, qui ont usé de violences incessantes contre 150 millions d'hommes, et leur ont imposé des vexations sans bornes ; l'énorme majorité de ces hommes, contraints de travailler comme des galériens, étaient réduits à un régime de famine.

Et les 240000 membres du Parti bolchévik ne pourront, prétend-on, diriger la Russie, la diriger dans l'intérêt des pauvres et contre les riches. Ces 240000 hommes ont dès maintenant l'appui apporté par les suffrages d'un million d'adultes pour le moins ; car tel est bien le rapport numérique entre les effectifs d'un parti et les suffrages qu'il recueille, d'après l'expérience de l'Europe et celle de la Russie, ne fût-ce, par exemple, qu'aux élections d'août à la Douma de Pétrograd. Nous avons donc déjà un «appareil d'Etat» d'un million d'hommes dévoués à l'Etat socialiste par conviction et non pas pour recevoir le 20 du mois la forte somme.

Bien plus, nous avons un « moyen merveilleux » pour décupler tout de suite, d'un seul coup, notre appareil d'Etat, moyen dont jamais n'a disposé aucun Etat capitaliste et dont il ne peut pas disposer. Ce moyen merveilleux, c'est l'accession des travailleurs, l'accession des classes pauvres au travail quotidien de la gestion de l'Etat.

Pour montrer combien il est facile d'appliquer ce moyen merveilleux, combien son action est infaillible, prenons l'exemple le plus simple et le plus concret possible.

L'Etat doit par la contrainte expulser d'un appartement telle famille pour en installer une autre. C'est ce que fait constamment l'Etat capitaliste, c'est ce que fera aussi notre Etat prolétarien ou socialiste.

L'Etat capitaliste expulse une famille d'ouvriers qui a perdu le chef de la famille et ne paie pas son loyer. L'huissier apparaît flanqué d'un commissaire de police, de tout un peloton d'agents. Dans un quartier ouvrier, pour procéder à une expulsion, il faut un détachement de cosaques. Pourquoi ? Parce que l'huissier et le « commissaire » refusent de s'y rendre sans une très forte protection armée. Ils savent que le spectacle de l'expulsion provoque une telle fureur parmi toute la population voisine, provoque chez des milliers et des milliers de gens à peu près réduits au désespoir une telle haine des capitalistes et de l'Etat capitaliste, qu'ils risquent, eux et leurs agents, d'être à tout instant écharpés par la foule. Il faut de grandes forces militaires, il faut amener dans une grande ville plusieurs régiments recrutés absolument dans une région éloignée, afin que les soldats soient étrangers à la vie des classes pauvres de la ville, afin que les soldats ne puissent être atteints par la « contagion » du socialisme.

L'Etat prolétarien doit installer de force une famille extrêmement nécessiteuse dans l'appartement d'un riche. Notre détachement de milice ouvrière se compose, par exemple, de 15 hommes : deux matelots, deux soldats, deux ouvriers conscients (à supposer que l'un des deux seulement soit membre de notre parti ou sympathisant), puis d'un intellectuel et de 8 personnes appartenant à la catégorie des travailleurs pauvres (dont au moins 5 femmes, femmes de ménage, ouvriers non qualifiés, etc.). Notre détachement se présente chez le riche, visite l'appartement, y trouve cinq pièces pour deux hommes et deux femmes. «Vous vous serrerez dans deux pièces, citoyens, pour cet hiver et vous en aménagerez deux pour qu'on y installe deux familles qui habitent dans des sous-sols. En attendant que nous ayons construit, avec le concours d'ingénieurs (vous êtes ingénieur, je crois ?) des appartements convenables pour tous, il faudra absolument que vous vous serriez un peu. Votre téléphone servira à dix ménages. Cela économisera 100 heures de travail, de courses dans les boutiques, etc. En outre, il y a dans votre famille deux personnes sans profession à peu près inoccupées, mais capables d'exécuter un travail facile, une citoyenne de 55 ans et un citoyen de 14 ans. Ils seront de service 3 heures par jour pour veiller à la juste répartition des produits alimentaires entre les 10 familles et pour tenir les écritures nécessaires. Le citoyen étudiant qui se trouve dans notre détachement, va vous copier à deux exemplaires le texte de cet ordre du gouvernement et vous aurez l'obligeance de nous remettre un reçu par lequel vous vous engagerez à l'exécuter ponctuellement.»

Telles pourraient être, à mon avis, illustrées par des exemples concrets, les différences entre l'ancien appareil d'Etat et l'ancien Etat bourgeois et le nouvel appareil d'Etat et le nouvel Etat socialistes.

Nous ne sommes pas des utopistes. Nous savons que le premier manœuvre ou la première cuisinière venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la gestion de l'Etat. Sur ce point, nous sommes d'accord et avec les cadets et avec Brechkovskaïa, et avec Tsérétéli. Mais ce qui sous distingue de ces citoyens, c'est que nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l'Etat, d'accomplir le travail courant, quotidien de direction les fonctionnaires riches ou issus de familles riches. Nous exigeons que l'apprentissage en matière de gestion de l'Etat soit fait par les ouvriers conscients et les soldats, et que l'on commence sans tarder, c'est-à-dire qu'on commence sans tarder à faire participer à cet apprentissage tous les travailleurs, tous les citoyens pauvres.

Nous savons que les cadets sont eux aussi d'accord pour apprendre au peuple les principes de la démocratie. Les dames du parti cadet sont d'accord pour faire, d'après les meilleures sources anglaises et françaises, des conférences à leurs bonnes sur l'égalité juridique de la femme. Au prochain concert-meeting, devant des milliers de gens, on organisera aussi sur l'estrade une embrassade générale : la conférencière du parti cadet embrassera Brechkovskaïa, Brechkovskaïa embrassera l'ancien ministre Tsérétéli, et le peuple reconnaissant apprendra ainsi concrètement ce que sont l'égalité, la liberté et la fraternité républicaines...

Oui, nous le reconnaissons, les cadets, Brechkovskaïa, Tsérétéli sont, à leur manière, dévoués à la démocratie et en diffusent les principes parmi le peuple. Mais qu'y faire, si nous avons une idée quelque peu différente de la démocratie ?

A notre avis, pour alléger les charges incroyables de la guerre et les calamités qu'elle entraîne, ainsi que pour guérir les horribles blessures qu'elle a causées au peuple, il faut une démocratie révolutionnaire, il faut des mesures révolutionnaires, précisément comme celle que je viens de décrire à propos de la distribution des logements dans l'intérêt des pauvres. C'est exactement ainsi qu'il faut agir et à la ville et à la campagne pour les denrées alimentaires, les vêtements, les chaussures, etc., pour la terre à la campagne, etc. Pour diriger l'Etat dans cet esprit, nous pouvons recruter d'un seul coup un appareil d'Etat d'une dizaine, sinon d'une vingtaine de millions d'hommes, un appareil d'Etat sans exemple dans aucun Etat capitaliste. Cet appareil, nous seuls pouvons le créer, car nous sommes assurés de la sympathie la plus complète et la plus dévouée de l'immense majorité de la population. Cet appareil, nous seuls pouvons le créer, car nous avons des ouvriers conscients, disciplinés par un long « apprentissage » capitaliste (ce n'est pas pour rien que nous avons été à l'école du capitalisme), qui sont en mesure de créer une milice ouvrière, de la développer progressivement (mais sans tarder), d'en faire une milice nationale. Les ouvriers conscients doivent assumer la direction, mais ils peuvent amener à la direction de l'Etat les masses vraiment profondes d'ouvriers et d'opprimés.

Il va de soi que les erreurs sont inévitables quand ce nouvel appareil fera ses premiers pas. Mais les paysans n'ont-ils pas commis de fautes, quand ils sont passés du servage à la liberté et qu'ils ont commencé à gérer eux-mêmes leurs affaires ? Peut-il exister une autre voie pour apprendre au peuple à se diriger lui-même, pour lui éviter les fautes, que la voie de la pratique, que la mise en œuvre immédiate de la véritable administration du peuple par lui-même ? L'essentiel aujourd'hui, c'est de rompre avec le préjugé des intellectuels bourgeois d'après lequel seuls des fonctionnaires spéciaux, qui dépendent entièrement du capital par toute leur position sociale, peuvent diriger l'Etat. L'essentiel, c'est de mettre fin à un état de choses où les bourgeois, les fonctionnaires, les ministres «socialistes» s'efforcent de gérer l'Etat comme par le passé sans y parvenir et aboutissent après sept mois à un soulèvement paysan dans un pays agricole !! L'essentiel, c'est d'inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force, de leur montrer par la pratique qu'ils peuvent et doivent entreprendre eux-mêmes la répartition équitable, strictement réglementée, organisée du pain, de toutes les denrées alimentaires, du lait, des vêtements, des logements, etc., dans l'intérêt des classes pauvres. Sans cela, la Russie ne sera sauvée ni de la faillite, ni de la destruction ; alors que si en tous lieux on remet consciencieusement, hardiment l'administration aux mains des prolétaires et des semi-prolétaires, cela suscitera dans les masses un si grand enthousiasme révolutionnaire dont l'histoire n'a pas d'exemple ; cela accroîtra dans de telles proportions les forces du peuple dans la lutte contre les fléaux que beaucoup de choses qui paraissent impossibles à nos forces restreintes, vieillies, bureaucratiques, deviendront réalisables pour les forces d'une masse de plusieurs millions qui se mettra à travailler pour elle-même, et non pas pour le capitaliste, pas pour le fils à papa, pas pour le fonctionnaire, pas sous la trique.

* * *

A la question de l'appareil d'Etat se rattache aussi la question de la centralisation que le camarade Bazarov a soulevée avec tant d'énergie et tant d'insuccès, dans le n° 138 de la Novaïa Jizn du 27 septembre, dans son article : «Les bolchéviks et le problème du pouvoir».

Voici comment raisonne le camarade Bazarov : «Les Soviets ne constituent pas un appareil adapté à tous les domaines de la vie de l'Etat», car, dit-il, une expérience de sept mois a montré, «des dizaines et des centaines de documents qui se trouvent à la Section économique du Comité exécutif de Pétrograd» ont confirmé que les Soviets, bien que disposant pratiquement en maints endroits de «la plénitude du pouvoir», « n'ont pas pu obtenir de résultats tant soit peu satisfaisants dans le domaine de la lutte contre la désorganisation ». Il faut un appareil «divisé par branches de production, rigoureusement centralisé à l'intérieur de ces branches et subordonné à un centre national unique». «Il s'agit, voyez-vous, non pas de remplacer l'ancien appareil, mais seulement de le réformer... quelles que soient les railleries des bolchéviks à l'adresse des hommes qui ont un plan...»

Tous ces raisonnements du camarade Bazarov sont d'une faiblesse stupéfiante : ils sont calqués sur les raisonnements de la bourgeoisie dont ils reflètent le point de vue de classe.

En effet, il est tout bonnement ridicule (à moins qu'on ne veuille répéter les mensonges de classe, les mensonges intéressés des capitalistes) de prétendre que les Soviets aient jamais disposé en Russie où que ce soit et à quelque moment que ce soit, de la « plénitude du pouvoir ». La plénitude du pouvoir exige le pouvoir sur toute la terre, sur toutes les banques, sur toutes les usines. Un homme tant soit peu au courant de l'expérience, de l'histoire et des données de la science sur la liaison entre la politique et l'économie, ne saurait «oublier» ce «petit» détail.

La duplicité de la bourgeoisie consiste à ne pas donner le pouvoir aux Soviets, à saboter chacune des mesures sérieuses qu'ils prennent, à conserver le gouvernement entre ses mains, à conserver sa mainmise sur la terre, les banques, etc., tout en faisant retomber la responsabilité de la désorganisation sur les Soviets !! C'est là encore toute la triste expérience de la coalition.

Les Soviets n'ont jamais disposé de la plénitude du pouvoir, et leurs mesures n'ont été que des palliatifs, elles n'ont servi qu'à aggraver la confusion.

Vouloir prouver aux bolchéviks, centralistes par conviction, par leur programme et par la tactique de tout le parti, la nécessité de la centralisation, c'est vraiment enfoncer une porte ouverte. Si les hommes de la Novaïa Jizn s'occupent à ces billevesées, c'est uniquement parce qu'ils n'ont pas du tout compris le sens et la portée de nos railleries sur leur point de vue «national». Et cela, les gens de la Novaïa Jizn ne l'ont pas compris parce qu'ils ne reconnaissent l'enseignement de la lutte des classes que du bout des lèvres, et non pas en pensée. En répétant des phrases apprises sur la lutte des classes, ils se laissent égarer à chaque instant par leur «point de vue», risible sur le plan théorique et réactionnaire sur le plan pratique, qui les place « au-dessus des classes » et leur fait appeler « intérêt national » leur servilité à l'égard de la bourgeoisie.

L'Etat, bonnes gens, est une conception de classe. L'Etat est un instrument ou une machine d'oppression d'une classe par une autre. Tant qu'il est la machine qui sert à la bourgeoisie à opprimer le prolétariat, le mot d'ordre du prolétariat ne peut être que la destruction de cet Etat. Et quand l'Etat sera prolétarien, quand il sera un instrument d'oppression de la bourgeoisie par le prolétariat, alors nous serons partisans d'un pouvoir fort et de la centralisation.

Pour parler en termes plus explicites : ce n'est pas des «plans» que nous rions, mais de l'incapacité de Bazarov et consorts à comprendre que, en niant le « contrôle ouvrier », en niant la « dictature du prolétariat », ils soutiennent la dictature de la bourgeoisie. Il n'y a pas de moyen terme, le moyen terme est un rêve creux de démocrate petit-bourgeois.

Aucun organisme du Parti, aucun bolchévik ne s'est jamais opposé à la «centralisation» des Soviets. Nul parmi nous ne soulève d'objections contre les comités d'usine par branches de production et contre leur centralisation. Les coups de Bazarov portent à faux.

Nous raillons, nous avons raillé et nous raillerons non pas la « centralisation », non pas les «plans», mais le réformisme. Car votre réformisme est doublement risible après l'expérience de la coalition. Parler «non pas de remplacer l'appareil, mais de le réformer », c'est être réformiste, c'est devenir un démocrate réformiste et non révolutionnaire. Le réformisme ne consiste qu'à accepter les concessions de la part de la classe dirigeante sans la renverser, concessions qui lui permettent de garder le pouvoir pour elle.

C'est précisément la politique qui a été expérimentée pendant six mois de coalition.

Voilà de quoi nous nous moquons. Bazarov, qui n'a pas réfléchi à la doctrine de la lutte de classe, se laisse prendre au piège par la bourgeoisie qui chante en chœur : « Voilà, voilà justement, nous ne sommes pas contre une réforme, nous sommes pour la participation des ouvriers au contrôle de l'Etat, nous sommes entièrement d'accord », et le brave Bazarov joue objectivement le rôle de sous-fifre des capitalistes.

Il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi des hommes qui, en période de lutte de classe aiguë, s'efforcent de se tenir dans un «juste milieu». Et c'est précisément parce que les hommes de la Novaïa Jizn sont incapables de comprendre la lutte des classes que leur politique est une oscillation perpétuelle et ridicule entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Mettez-vous donc à faire des «plans », chers citoyens ; ce n'est ni de la politique, ni de la lutte de classe ; ici, vous pouvez être utiles au peuple. Vous avez à votre journal une foule d'économistes. Unissez-vous aux ingénieurs, etc., qui sont disposés à étudier les problèmes de réglementation et de répartition de la production, consacrez une feuille supplémentaire de votre grande « machine » (voire journal) à l'étude pratique de données précises sur la production et sur la répartition des produits en Russie, sur les banques et les cartels, etc., etc. Voilà comment vous vous rendrez utiles au peuple, voilà le domaine où votre position entre deux chaises ne pourra pas être trop nuisible, voilà le travail en matière de «plan» qui suscitera non pas les railleries des ouvriers, mais leur reconnaissance.

Voilà comment procédera le prolétariat victorieux : il placera les économistes, les ingénieurs, les agronomes, etc., sous le contrôle des organisations ouvrières en vue d'élaborer un «plan», de le vérifier, de rechercher les moyens d'économiser le travail par la centralisation, de trouver les mesures et les moyens de contrôle les plus simples, les moins chers, les plus pratiques et les plus généraux. Nous donnerons de bons salaires aux économistes, aux statisticiens, aux techniciens pour ce travail, mais... nous ne leur donnerons rien à manger s'ils n'exécutent pas ce travail consciencieusement et entièrement dans l'intérêt des travailleurs.

Nous sommes partisans de la centralisation et du « plan », mais de la centralisation et du plan de l'Etat prolétarien, de la réglementation prolétarienne de la production et de sa répartition dans l'intérêt des pauvres, des travailleurs, des exploités, contre les exploiteurs. Sous le mot « de l'Etat », nous sommes d'accord pour entendre seulement ce qui brise la résistance des capitalistes, ce qui donne la plénitude du pouvoir à la majorité du peuple, c'est-à-dire aux prolétaires et aux semi-prolétaires, aux ouvriers et aux paysans pauvres.

* * *

Le cinquième argument consiste à dire que les bolchéviks ne garderont pas le pouvoir, car «la situation est exceptionnellement complexe»...

Oh, les sages ! Ils sont disposés peut-être à se réconcilier avec la révolution, pourvu qu'il n'y ait pas de «situation exceptionnellement complexe».

Il n'existe pas de ces révolutions et il n'y a que lamentations réactionnaires d'intellectuels bourgeois dans les soupirs de ceux qui aspirent à une telle révolution. Même si une révolution commence dans des conditions en apparence peu compliquées, elle suscite toujours au cours de son développement des circonstances exceptionnellement complexes. Car une révolution vraiment profonde, «populaire», selon l'expression de Marx[11], est un processus incroyablement complexe et douloureux ; c'est l'agonie d'un vieux régime social et la naissance d'un nouveau ; des dizaines de millions d'hommes naissent d'une vie nouvelle. La révolution, c'est la lutte de classe, la guerre civile, la plus âpre, la plus furieuse, la plus désespérée. Il n'est pas dans l'histoire de grande révolution qui ait pu se faire sans guerre civile. Et penser que la guerre civile se conçoit en dehors d'une «situation exceptionnellement complexe », c'est ce que seuls des hommes qui vivent dans leur coquille peuvent faire.

Sans situation exceptionnellement complexe, il n'y aurait pas de révolution. Qui craint les loups n'aille point en forêt.

Dans ce cinquième argument il n'y a rien à examiner, puisqu'il ne renferme nulle idée, ni économique, ni politique, ni d'aucune autre sorte. On n'y trouve que les lamentations d'hommes que la révolution attriste et terrifie. Pour caractériser ces lamentations, je me permettrai d'évoquer deux petits souvenirs personnels.

Une conversation avec un riche ingénieur peu de temps avant les journées de juillet. Cet ingénieur avait été à un moment donné un révolutionnaire ; il avait été membre du parti social-démocrate et même du Parti bolchévik. Aujourd’hui, il n'est plus que terreur, que haine contre les ouvriers déchaînés et indomptables. Si encore, dit-il (lui qui est un homme cultivé, qui a été à l'étranger), c'étaient des ouvriers comme le sont les ouvriers allemands ; je comprends, certes, qu'en général la révolution sociale est inévitable ; mais chez nous, avec l'abaissement du niveau des ouvriers que la guerre a causé... ce n'est pas une révolution, c'est un abîme.

Il serait prêt à reconnaître la révolution sociale, si l'histoire y conduisait avec autant de calme, de tranquillité, de régularité, d'exactitude, qu'un express allemand entre en gare. Très digne, le conducteur ouvre les portières des wagons et annonce «Terminus : Révolution sociale. Alle aussteigen (tout le monde descend) ! » Alors pourquoi ne passerait-il pas de la situation d'ingénieur sous le règne des Tit Titytch à la situation d'ingénieur sous le règne des organisations ouvrières.

Cet homme a vu des grèves. Il sait quelle tempête de passions déchaîne toujours, même dans les périodes les plus calmes, la plus ordinaire des grèves. Il comprend, bien sûr, combien de millions de fois plus forte cette tempête doit être, quand la lutte de classe a soulevé tous les travailleurs d'un immense pays, quand la guerre et l'exploitation ont conduit au bord du désespoir des millions d'hommes que les propriétaires faisaient souffrir depuis des siècles, que les capitalistes et les fonctionnaires du tsar dépouillaient et brimaient depuis des dizaines d'années. Tout cela il le comprend «en théorie», il ne le reconnaît que du bout des lèvres, il est simplement épouvanté par la «situation exceptionnellement complexe».

Après les journées de juillet, je dus grâce à la sollicitude spécialement attentive dont m'honorait le gouvernement Kérenski, passer dans la clandestinité. Nous autres, c'étaient naturellement les ouvriers qui nous cachaient. Dans un lointain faubourg ouvrier de Pétrograd, dans un petit logement ouvrier, on sert le repas. L'hôtesse apporte le pain. Le maître de maison dit : « Regarde un peu, quel beau pain. «Ils» n'osent pas maintenant, pour sûr, nous donner de mauvais pain. Nous ne pensions plus qu'on pouvait donner de bon pain à Pétrograd. »

Je fus frappé de cette appréciation de classe portée sur les journées de juillet. Ma pensée tournait autour de leur portée politique, pesait leur rôle dans la marche générale des événements, cherchait à démêler de quelle situation était sorti ce zigzag de l'histoire, quelle situation il créerait, dans quel sens nous devrions modifier nos mots d'ordre et l'appareil de notre parti pour l'adapter à la situation nouvelle. Moi qui n'avais pas connu le besoin, je ne pensais pas au pain. Le pain était pour moi quelque chose qui allait de soi, une sorte de produit auxiliaire du travail du publiciste. La pensée n'arrive au fondement de tout, à la lutte de classe pour le pain, que par l'analyse politique, par une voie extraordinairement difficile et embrouillée.

Mais le représentant de la classe opprimée, quoique au nombre des ouvriers bien payés et cultivés, prend immédiatement le taureau par les cornes, avec cette simplicité, cette franchise étonnantes, cette ferme résolution, cette netteté de vue incroyable, dont nous sommes, nous intellectuels, aussi éloignés que des étoiles du ciel. Le monde entier se divise en deux camps : «nous», les travailleurs, et «eux», les exploiteurs. Pas l'ombre de perplexité sur ce qui s'est passé : ce n'est qu'une des batailles dans la longue lutte entre le travail et le capital. On ne fait pas d'omelette sans casser les oeufs.

«Combien douloureuse cette «situation exceptionnellement complexe » de la révolution», tels sont la pensée et le sentiment de l'intellectuel bourgeois.

Nous «les» tenons de près, «ils» n'oseront plus plastronner, comme par le passé. Encore un petit effort, et nous les faisons toucher les épaules», telle est la manière de penser et de sentir de l'ouvrier.

* * *

Sixième et dernier argument : le prolétariat « ne sera pas en mesure de résister à la poussée des forces hostiles qui balaiera non seulement la dictature du prolétariat, mais, par surcroît, la révolution ».

Ne cherchez pas à nous faire peur, messieurs, vous ne nous effrayerez pas. Nous les avons vues ces forces hostiles et leur poussée au cours de l'aventure Kornilov (dont le régime Kérenski ne se distingue en rien). Nous avons vu le prolétariat et les paysans pauvres balayer Kornilov et les siens, nous avons vu à quelle pitoyable situation, à quelle impuissance se sont trouvés réduits les partisans de la bourgeoisie et les quelques représentants locaux des petits propriétaires particulièrement aisés et particulièrement «hostiles» à la révolution, tout cela nous l'avons vu, tout cela le peuple s'en souvient. Dans son numéro du 30 septembre, le Diélo Naroda, s'efforçant de persuader les ouvriers de prendre en patience le régime Kérenski (c'est-à-dire le régime Kornilov) et la Douma Tsérétéli, imitation de celle de Boulyguine, jusqu'à l'Assemblée constituante (convoquée sous la protection de « mesures militaires » prises contre le soulèvement paysan !), le Diélo Naroda s'exalte à répéter précisément le sixième argument de la Novaïa Jizn et crie à s'érailler la voix : « le gouvernement Kérenski ne se soumettra en aucun cas » (au pouvoir des Soviets, au pouvoir des ouvriers et des paysans, pouvoir que le Diélo Naroda, pour ne pas être en reste avec les fauteurs de pogroms, les antisémites, les monarchistes et les cadets appelle le pouvoir «de Trotski et de Lénine» : voilà où en arrivent les socialistes-révolutionnaires !!).

Mais ni la Novaïa Jizn, ni le Diélo Naroda ne feront peur aux ouvriers conscients. «Le gouvernement Kérenski, dites-vous, ne se soumettra en aucun cas », autrement dit, il répétera l'expérience Kornilov, pour parler plus simplement, plus franchement, plus clairement. Et ces messieurs du Diélo Naroda osent dire que ce serait la «guerre civile», que c'est une «perspective effroyable» !

Non, messieurs, vous ne tromperez pas les ouvriers. Ce ne sera pas une guerre civile, mais la mutinerie désespérée d'une poignée de korniloviens : peut-être désirent-ils «ne pas se soumettre » au peuple et l'inciter à tout prix à répéter sur une grande échelle ce qui s'est produit à Vyborg vis-à-vis des korniloviens ; si les socialistes-révolutionnaires en ont le désir, si Kérenski, membre du parti socialiste-révolutionnaire, en a le désir, il peut réduire le peuple à l'exaspération. Quant aux ouvriers et aux soldats, messieurs, ce n'est pas ainsi que vous leur ferez peur.

Quelle impudence ! Ils ont fabriqué une nouvelle Douma Boulyguine; par la fraude ils ont appelé à leur aide des coopérateurs réactionnaires, des koulaks, ils leur ont adjoint des capitalistes et des propriétaires fonciers (dénommés éléments censitaires), et ils veulent avec cette bande de korniloviens faire échec à la volonté du peuple, à la volonté des ouvriers et des paysans.

Dans ce pays rural, ils ont tant fait que partout s'étale, pareille à un large fleuve, le soulèvement paysan ! Pensez-y : dans une république démocratique qui compte 80% de paysans, on en est venu à un soulèvement paysan... Et ce même Diélo Naroda, journal de Tchernov, organe du parti des «socialistes-révolutionnaires», qui, le 30 septembre, a le front de conseiller aux ouvriers et aux paysans de «patienter», se voit obligé d'avouer dans l'éditorial du 29 septembre :

«Presque rien n'a été fait, jusqu'ici pour mettre fin au régime d'asservissement qui règne encore dans les campagnes, surtout en Russie centrale.»

C'est ce même Diélo Naroda qui, dans ce même éditorial du 29 septembre, déclare que « la poigne de Stolypine se fait encore fortement sentir » dans les procédés des «ministres révolutionnaires» ; en d'autres termes, s'exprimant plus clairement et plus simplement, il qualifie Kérenski, Nikitine, Kichkine et consorts de stolypiniens.

Les «stolypiniens» Kérenski et consorts ont amené les Paysans à se soulever, ils prennent maintenant des «mesures militaires» contre les paysans, ils cherchent à rassurer le peuple par la promesse d'une Assemblée constituante (encore que Kérenski et Tsérétéli aient déjà une fois trompé le peuple, en déclarant solennellement le 8 juillet que l'Assemblée constituante serait convoquée à la date fixée, le 17 septembre, et en manquant ensuite à leur parole et en ajournant l'Assemblée constituante, au mépris des conseils du menchévik Dan lui-même, non pas à la fin d'octobre, comme le voulait le Comité exécutif central menchévik d'alors mais à la fin de novembre). Les «stolypiniens» Kérenski et consorts rassurent le peuple en lui parlant de la convocation prochaine de l'Assemblée constituante, comme si le peuple pouvait croire ceux qui lui ont menti dans des circonstances analogues, comme si le peuple pouvait croire à la convocation régulière de l'Assemblée constituante par le gouvernement qui prend des mesures militaires dans les campagnes les plus reculées, qui de tout évidence couvre les arrestations arbitraires de paysans conscients et le truquage des élections.

Amener les paysans à se soulever et avoir le front de leur dire : « il faut « prendre patience », il faut attendre, il faut faire confiance au gouvernement qui par des « mesures militaires » pacifie les paysans qui se soulèvent ! »

En arriver à mener à la mort des centaines de milliers de soldats russes lors de l'offensive qui a suivi le 19 juin, à la prolongation de la guerre, au soulèvement des matelots allemands qui jettent leurs chefs par-dessus bord ; palabrer sans fin sur la paix sans proposer une paix équitable à tous les belligérants, avoir le front de dire aux ouvriers et aux paysans, de dire aux soldats qui meurent : « Il faut prendre patience », faites confiance au gouvernement du « stolypinien » Kérenski, faites confiance un mois encore aux généraux de Kornilov, peut-être pendant ce mois-là enverront-ils encore quelques dizaines de milliers de soldats à l'abattoir... « Il faut prendre patience. »

N'est-ce pas le comble de l'impudence ??

Non, messieurs les socialistes-révolutionnaires, collègues politiques de Kérenski, vous ne tromperez pas les soldats !

Les ouvriers et les soldats ne supporteront pas un jour, pas une heure de trop le gouvernement Kérenski, car ils savent que le gouvernement des Soviets offrira immédiatement à tous les belligérants une paix équitable, ce qui selon toute vraisemblance amènera un armistice immédiat et une paix rapide.

Les soldats de notre armée paysanne ne supporteront pas un jour, pas une heure de trop que le gouvernement Kérenski, qui pacifie par des mesures militaires le soulèvement paysan, reste au pouvoir contre la volonté des Soviets.

Non, messieurs les socialistes-révolutionnaires, collègues politiques de Kérenski, vous ne tromperez plus les ouvriers et les paysans.

* * *

A propos de la poussée des forces hostiles qui, ainsi que l'assure la Novaïa Jizn mortellement effrayée, balaiera la dictature du prolétariat, il y a encore une erreur logique et politique monstrueuse que seuls ne peuvent pas voir ceux qui se sont laissé effrayer au point de perdre la tête.

«La poussée des forces hostiles balaiera la dictature du prolétariat », dites-vous. Fort bien. Mais, voyons, vous êtes tous des économistes et des gens instruits, chers concitoyens. Vous savez tous qu'opposer la démocratie à la bourgeoisie est une absurdité, une ignorance, que cela revient à opposer des ponds et des archines. Car il existe une bourgeoisie démocratique et des couches non démocratiques de la petite bourgeoisie (capables d'une Vendée).

Les «forces hostiles», c'est une formule. Du point de vue de classe, il y a la bourgeoisie (que soutiennent d'ailleurs les propriétaires fonciers).

Bourgeoisie et propriétaires fonciers, prolétariat, petite bourgeoisie et petits propriétaires, surtout paysannerie, voilà les trois « forces » fondamentales entre lesquelles se partage la Russie, comme tout pays capitaliste. Voilà les trois « forces » fondamentales dont l'existence, dans tous les pays capitalistes (y compris la Russie), a été démontrée non seulement par l'analyse économique scientifique, mais encore par l'expérience politique de l'histoire moderne de tous les pays, par l'expérience de toutes les révolutions depuis le XVIIIe siècle en Europe, par l'expérience des deux révolutions russes de 1905 et 1917.

Vous menacez donc les prolétaires en déclarant que la poussée de la bourgeoisie balaiera leur pouvoir ? C'est à cela et à cela seulement que se réduit votre menace ; elle ne contient rien de plus.

Parfait. Si, par exemple, la bourgeoisie peut balayer le pouvoir des ouvriers et des paysans pauvres, il ne reste pas d'autre issue que la « coalition », c'est-à-dire l'alliance ou l'accord des petits bourgeois avec la bourgeoisie. On ne peut rien imaginer d'autre !!

Or la coalition, mise à l'épreuve depuis six mois, a fait faillite, et vous-mêmes, très chers citoyens de la Novaïa Jizn qui ne savez pas penser, vous avez renoncé à la coalition.

Où en sommes-nous donc ?

Vous vous êtes si bien empêtrés, citoyens de la Novaïa Jizn, vous vous êtes si bien laissé terrifier, que dans les raisonnements les plus simples, quand il s'agit de compter, non pas même jusqu'à cinq, mais seulement jusqu'à trois, vous n'êtes pas capables d'arriver au bout de l'opération.

Ou tout le pouvoir à la bourgeoisie - mais cela il y a longtemps que vous ne le soutenez plus ; la bourgeoisie elle-même n'ose souffler mot là-dessus, sachant que dès les 20-21 avril, d'un seul mouvement d'épaule le peuple a jeté bas ce pouvoir et qu'il le rejettera maintenant avec une décision beaucoup plus implacable. Ou le pouvoir à la petite bourgeoisie, c'est-à-dire à la coalition (l'alliance, l'accord) de celle-ci avec la bourgeoisie, car la petite bourgeoisie ne veut pas et ne peut pas prendre toute seule, de son propre chef, le pouvoir, ainsi que l'a prouvé l'expérience de toutes les révolutions, comme le prouve aussi la science économique, qui explique que dans un pays capitaliste on peut être pour le capital, on peut être pour le travail, mais qu'on ne peut se maintenir entre les deux. Cette coalition a tenté depuis six mois en Russie tous les moyens, et elle a essuyé un échec.

Ou, enfin, tout le pouvoir aux prolétaires et aux paysans pauvres, contre la bourgeoisie, pour briser sa résistance. C'est ce qu'on n'a pas encore essayé ; et c'est ce que vous., messieurs de la Novaïa Jizn, vous déconseillez au peuple, en cherchant à lui communiquer la frayeur que vous inspire à vous-mêmes la bourgeoisie.

On ne peut pas imaginer une quatrième voie.

Donc, si la Novaïa Jizn redoute la dictature du prolétariat et y renonce par crainte d'une défaite soi-disant possible que la bourgeoisie infligerait au pouvoir prolétarien, cela équivaut à un retour voilé à l'accord avec les capitalistes !!! Il est clair comme le jour que celui qui redoute la résistance des capitalistes, celui qui ne croit pas possible de briser cette résistance, celui qui enseigne au peuple : « Craignez la résistance des capitalistes, vous n'en viendrez pas à bout», celui-là l'invite par là même, à s'entendre à nouveau avec les capitalistes.

La Novaïa Jizn s'est empêtrée, impuissante et lamentable, comme s'empêtrent aujourd'hui tous les démocrates petits-bourgeois qui voient la faillite de la coalition, qui n'osent pas la défendre ouvertement et qui, soutenus en même temps par la bourgeoisie, redoutent la souveraineté des prolétaires et des paysans pauvres.

* * *

Redouter la résistance des capitalistes et se dire, en même temps révolutionnaire, vouloir compter parmi les socialistes, quelle turpitude ! Quelle déchéance idéologique du socialisme mondial corrompu par l'opportunisme a-t-il fallu pour que de telles voix puissent se faire entendre !

La force de résistance des capitalistes, nous l'avons déjà vue, le peuple tout entier l'a vue, car les capitalistes étaient plus conscients que les autres classes et ils ont tout de suite compris l'importance des Soviets, ils ont tout de suite bandé toutes leurs forces à l'extrême, ils ont mis en jeu toutes leurs batteries, sans retenue, ils ont eu recours à des procédés inouïs, mensonge, calomnie, conspirations militaires, pour faire sauter les Soviets, pour les réduire à néant, pour les prostituer (avec l'aide des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires), pour les transformer en parlotes, pour lasser les paysans et les ouvriers par des mois et des mois de belles paroles vides en jouant à la révolution.

Mais la force de résistance des prolétaires et des paysans pauvres, nous ne l'avons pas encore vue, car cette force n'apparaîtra dans toute son ampleur que lorsque le pouvoir sera aux mains du prolétariat., lorsque des dizaines de millions d'hommes, écrasés par la misère et par l'esclavage capitaliste, verront à l'expérience, sentiront que le pouvoir dans l'Etat est exercé par les classes opprimées, que le pouvoir aide la classe pauvre à lutter contre les propriétaires fonciers et les capitalistes, qu'il brise leur résistance. Alors seulement nous pourrons voir quelles forces encore intactes de résistance aux capitalistes dorment chez le peuple, alors seulement se manifestera ce qu'Engels appelle «socialisme latent»[12], alors seulement pour chaque dizaine de milliers d'ennemis déclarés ou cachés, se révélant par leur action ou par leur résistance passive contre le pouvoir de la classe ouvrière, se dresseront par million de nouveaux combattants, plongés jusqu'alors dans le sommeil politique, végétant dans les souffrances de la misère et le désespoir, qui avaient cessé de croire qu'ils sont eux aussi des hommes, qu'ils ont eux aussi droit à la vie, que toute la puissance d'un Etat moderne centralisé puisse être aussi à leur service, que les détachements de la milice prolétarienne les appellent, eux aussi, avec une confiance sans réserve, à prendre une part directe, immédiate, quotidienne à la gestion de l'Etat.

Les capitalistes aidés des propriétaires fonciers et grâce à la bienveillante participation des Plékhanov, des Brechkovskaïa, des Tsérétéli, des Tchernov et consorts, ont tout fait pour salir la république démocratique, pour la salir par leur servilité devant la richesse, à tel point que le peuple est en proie à l'apathie, à l'indifférence, que tout lui est égal, car un homme qui souffre de la faim ne peut distinguer la république de la monarchie, un soldat transi de froid, nu-pieds, harassé, qui meurt pour les intérêts d'autrui, ne peut pas aimer la république.

Mais quand le dernier manœuvre, quand n'importe quel chômeur, quand toute cuisinière, tout paysan ruiné verra - non pas dans les journaux, mais de ses propres yeux - que le pouvoir prolétarien ne rampe pas devant la richesse, mais qu'il aide le pauvre, que ce pouvoir ne recule pas devant des mesures révolutionnaires, qu'il prend aux parasites leur superflu pour le donner aux affamés, qu'il installe de force les sans-abri dans les appartements des riches, qu'il contraint les riches à payer le lait, mais ne leur donne pas une goutte de lait tant que les enfants de toutes les familles pauvres n'en ont pas reçu en quantité suffisante, quand ils verront que la terre est remise à ceux qui la travaillent, que les usines et les banques sont placées sous le contrôle des ouvriers, qu'un châtiment immédiat et sévère attend les millionnaires qui dissimuleront leur richesse, quand donc le pauvre verra et sentira tout cela, alors aucune force des capitalistes et des koulaks, aucune force du capital financier mondial qui brasse des centaines de milliards, ne pourra vaincre la révolution populaire ; c'est elle, au contraire, qui vaincra le monde entier, car dans tous les pays mûrit la révolution socialiste.

Notre révolution est invincible, si elle n'a pas peur d'elle-même, si elle confie la totalité du pouvoir au prolétariat, car nous avons derrière nous des forces encore infiniment plus considérables, plus développées, plus organisées du prolétariat mondial, écrasées pour un temps par la guerre ; mais la guerre ne les a pas détruites ; elle les a, au contraire, multipliées.

* * *

Craindre que le pouvoir des bolchéviks, c'est-à-dire le pouvoir du prolétariat, auquel est assuré le soutien sans réserve des paysans pauvres, soit «balayé» par messieurs les capitalistes ! Quel aveuglement, quelle peur honteuse du peuple, quelle hypocrisie ! Les hommes qui manifestent cette crainte appartiennent à cette «haute société» (haute d'après l'estimation capitaliste, mais en réalité pourrie), qui prononce le mot «justice» sans y croire elle-même, par habitude, comme une formule à laquelle on n'attache aucun sens.

Voici un exemple :

Monsieur Péchékhonov est un demi-cadet bien connu. On ne saurait trouver de troudovik plus modéré que ce partisan des Brechkovskaïa et des Plékhanov. Jamais on n'a vu ministre plus obligeant à l'égard de la bourgeoisie. Le monde n'a pas vu de plus chaud partisan de la «coalition», de l'entente avec les capitalistes !

Et voici les aveux, que ce monsieur a été obligé de faire dans son discours à la Conférence «démocratique» (lire : Conférence Boulyguine), d'après l'organe des jusqu'auboutistes, les Izvestia :

«il y a deux programmes. L'un est le programme qui exprime les revendications des groupes, celles des classes et des nationalités. Ce programme, ce sont les bolchéviks qui le défendent le plus ouvertement. Mais pour les autres fractions de la démocratie aussi il n'est pas du tout facile d'y renoncer. C'est que ce sont les revendications des masses laborieuses, les revendications des nationalités lésées dans leurs intérêts et opprimées. Et c'est pourquoi il n'est guère facile pour la démocratie de rompre avec les bolchéviks, de renoncer à ces revendications de classe, avant tout parce que ces revendications sont au fond justes. Mais ce programme pour lequel nous avons lutté jusqu'à la révolution, pour lequel nous avons fait la révolution et que nous soutiendrions tous ensemble, dans d'autres conditions, présente dans la situation actuelle un immense danger. Aujourd'hui ce danger est d'autant plus grand qu'il faut présenter ces revendications à un moment où l'Etat est dans l'impossibilité de les satisfaire. Il faut d'abord sauvegarder le tout, c'est-à-dire l'Etat, le sauver de la ruine et pour cela il n'existe qu'une voie : non pas satisfaire les revendications, si justes et si fortes qu'elles soient, mais au contraire les limiter, accepter des sacrifices qu'il est indispensable d'apporter de toutes parts.» (Izvestia du Comité exécutif central, 17 septembre.)

Monsieur Péchékhonov ne comprend pas que, tant que les capitalistes sont au pouvoir, ce n'est pas l'intérêt général qu'il défend, mais les intérêts égoïstes du capital impérialiste de la Russie et des « alliés ». Monsieur Péchékhonev ne comprend pas que la guerre ne cessera d'être une guerre impérialiste de conquête et de rapine qu'après la rupture avec les capitalistes, avec leurs traités secrets, avec leurs annexions (conquêtes de territoires étrangers), avec leurs escroqueries financières et bancaires. Monsieur Péchékhonov ne comprend pas que c'est seulement après cela que la guerre, au cas où l'adversaire refuserait la paix équitable qui lui serait proposée formellement, deviendrait une guerre défensive, une guerre juste. Monsieur Péchékhonov ne comprend pas que la capacité de défense d'un pays, qui aurait rejeté le joug du capital, donné la terre aux paysans, placé les banques et les usines sous le contrôle des ouvriers, serait infiniment plus grande que la capacité de défense d'un pays capitaliste.

Et surtout, Monsieur Péchékhonov ne comprend pas que, forcé de reconnaître la justesse du bolchévisme, forcé de reconnaître que les revendications du bolchévisme sont les revendications des « masses laborieuses », c'est-à-dire de la majorité de la population, il abandonne par là toutes ses positions, toutes les positions de la démocratie petite-bourgeoise.

Voilà ce qui fait notre force. Voilà pourquoi notre gouvernement sera invincible : nos adversaires eux-mêmes sont obligés de reconnaître que le programme des bolchéviks est le programme des « masses laborieuses » et des « nationalités opprimées ».

Mais Monsieur Péchékhonov est l'ami politique des cadets, des gens de l'Edinstvo et du Diélo Naroda, des Brechkovskaïa et des Plékhanov ; il est le représentant des koulaks et des messieurs dont les femmes et les sœurs viendraient demain crever de leurs ombrelles les yeux des bolchéviks pour les achever, si par hasard ils se trouvaient vaincus par les troupes de Kornilov ou (ce qui revient exactement au même) par les troupes de Kérenski.

Et ce monsieur est obligé de reconnaître que les revendications des bolchéviks sont «justes ».

Pour lui « justice » n'est qu'un mot. Mais pour la masse des semi-prolétaires, pour la majorité de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, ruinées, exténuées, épuisées par la guerre, ce n'est pas un mot, c'est la question la plus poignante, la plus brûlante, la plus importante, la question de la mort par inanition, la question d'une bouchée de pain. Voilà pourquoi il est impossible de fonder une politique quelconque sur la « coalition », sur l'« entente» entre les intérêts des gens affamés et ruinés et ceux des exploiteurs. Voilà pourquoi le soutien de ces masses, dans leur écrasante majorité, est assuré au gouvernement bolchévik.

La justice est un vain mot, disent les intellectuels et les gredins enclins à se déclarer marxistes, sous le noble prétexte qu'ils ont «vu les petits côtés» matérialisme économique.

Les idées deviennent une force quand elles s'emparent des masses. Et c'est précisément maintenant que les bolchéviks, c'est-à-dire les représentants de l'internationalisme révolutionnaire prolétarien, incarnent par leur politique l'idée qui anime dans le monde entier des masses innombrables de travailleurs.

A elle seule la justice, à lui seul le sentiment des masses révoltées par l'exploitation ne sauraient les conduire sur la voie sûre du socialisme. Mais quand, grâce au capitalisme, l'appareil matériel des grosses banques, des cartels, des chemins de fer, etc., a grandi ; quand la riche expérience des pays avancés a accumulé les merveilles de la technique dont l'application est freinée par le capitalisme ; quand les ouvriers conscients ont forgé un parti d'un quart de million d'hommes pour prendre méthodiquement en mains cet appareil et pour le faire fonctionner, avec le soutien de tous les travailleurs et de tous les exploités, quand ces conditions existent, alors il n'est, pas de force au monde qui puisse faire obstacle aux bolcheviks, s'ils ne se laissent pas intimider, s'ils savent s'emparer du pouvoir et le garder jusqu'à la victoire de la révolution socialiste mondiale.

Postface[modifier le wikicode]

Les lignes précédentes étaient déjà écrites lorsque l'éditorial de la Novaïa Jizn du 1er octobre est venu ajouter une nouvelle stupidité, d'autant plus dangereuse qu'elle se couvre du prétexte de la sympathie pour les bolchéviks et s'abrite sous le raisonnement philistin très sage : « ne pas tomber dans la provocation » (ne pas se laisser prendre au piège de ceux qui crient à la provocation afin de faire peur aux bolchéviks et de les engager à ne pas prendre le pouvoir).

Voici cette perle :

« L'enseignement des mouvements comme celui des 3 au 5 juillet d'une part et comme les journées de Kornilov d'autre part, nous montre avec une parfaite évidence que la démocratie qui a à sa disposition les organes les plus influents parmi la population, est invincible, lorsque, dans la guerre civile, elle a une position défensive, mais elle subit une défaite et perd tous les éléments intermédiaires et hésitants quand elle prend en mains l'initiative de l'attaque.»

Si les bolchéviks manifestaient, sous une forme quelconque ; le moindre esprit de conciliation avec l'absurdité philistine de ce raisonnement, ils perdraient et leur parti et la révolution.

Car l'auteur de ce raisonnement, s'étant mis à parler de la guerre civile (thème qui sied à ravir à une dame bien), a dénaturé les leçons de l'histoire sur cette question. C'est d'un comique achevé.

Voici comment raisonnait sur ces leçons, sur les leçons de l'histoire touchant cette question, le représentant et le fondateur de la tactique révolutionnaire prolétarienne, Karl Marx :

« L'insurrection est un art au même titre que la guerre et que d'autres formes d'art. Elle est soumise à certaines règles dont l'omission conduit à sa perte le parti coupable de les négliger. Ces règles qui découlent logiquement de la nature du parti, de la nature des circonstances avec, lesquelles il faut compter en pareil cas, sont si claires et si simples que la courte expérience de 1848 a suffi pour les faire connaître aux Allemands. Primo, il convient de ne jamais jouer à l'insurrection, si l'on n'est pas décidé à la mener jusqu'au bout (littéralement, à affronter toutes les conséquences de ce jeu). L'insurrection est une équation dont les paramètres sont indéterminés au plus haut point, et peuvent changer de valeur d'un jour à l'autre. Les forces combattantes contre lesquelles il faut agir ont entièrement de leur côté la supériorité de l'organisation, de la discipline et de l'autorité traditionnelle. » (Marx a en vue le cas le plus « difficile » : l'insurrection contre un pouvoir ancien et « solide », contre une armée qui ne s'est pas encore désagrégée sous l'influence de la révolution et des hésitations du gouvernement.) « Si les insurgés ne peuvent pas rassembler des forces supérieures contre leur adversaire, alors ils sont battus et anéantis. Secundo, une fois l'insurrection commencée, il faut alors agir avec la plus grande détermination et passer à l'attaque. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; dans la défensive, il est perdu avant même de s'être mesuré avec les forces de l'ennemi. Il faut attaquer l'adversaire à l'improviste, alors que ses troupes sont encore dispersées, il faut s'efforcer de remporter chaque jour de nouveaux succès, même modestes ; il faut maintenir l'ascendant moral que vous aura valu le premier succès des insurgés ; il faut attirer les éléments hésitants qui suivent toujours le plus fort et se rangent toujours du côté le plus sûr ; il faut contraindre l'ennemi à la retraite avant qu'il ait pu rassembler ses troupes contre vous ; bref, agissez suivant les paroles de Danton, le plus grand maître jusqu'à ce jour de la tactique révolutionnaire : de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace » (La révolution et la contre-révolution en Allemagne, édition allemande de 1907, p. 118).

Tout cela nous l'avons fait et refait, pourront dire les «pseudo-marxistes » de la Novaïa Jizn, au lieu d'une triple audace, nous avons deux mérites : « oui, deux : la Modération et la précision 58[13] ». Pour « nous », l'expérience de l'histoire universelle, l'expérience de la grande révolution française n'est rien. Pour « nous », l'important c'est l'expérience des deux mouvements de 1917, déformés par les lunettes de Moltchaline.

Examinons cette expérience sans ces chères lunettes. Vous assimilez le mouvement des 3-5 juillet à la « guerre civile », car vous avez eu confiance en Alexinski, en Péréverzev et Cie. Il est caractéristique des messieurs de la Novaïa Jizn qu'ils aient confiance en de tels hommes (car ils n'ont rien fait d'eux-mêmes, malgré l'énorme appareil d'un grand quotidien, pour réunir des documents sur les journées des 3-5 juillet).

Mais admettons un instant seulement que les journées des 3-5 juillet aient été non pas le tout premier début de la guerre civile, maintenu dans ces limites par les bolchéviks, mais une véritable guerre civile. Admettons-le.

Que prouve donc, dans ce cas, cette leçon ?

Tout d'abord que les bolchéviks ne sont pas passés à l'offensive, car il est incontestable que si, dans la nuit du 3 au 4 juillet et même dans la journée du 4 juillet, ils étaient passés à l'offensive, ils auraient obtenu beaucoup de choses. C'est la défensive qui fut leur faiblesse, s'il s'agit de guerre civile (comme l'estime la Novaïa Jizn, et non pas de la transformation d'un mouvement spontané en une manifestation analogue à celle des 20-21 avril, ce dont témoignent les faits).

Ainsi donc, la «leçon » témoigne contre les sages de la Novaïa Jizn.

En second lieu, si les 3-4 juillet, les bolchéviks ne s'étaient pas assigné pour but l'insurrection, si aucune de leurs organisations n'avait soulevé cette question, la raison est en dehors de notre discussion avec la Novaïa Jizn. Car nous discutons sur les leçons de la «guerre civile», c'est-à-dire de l'insurrection, et non pas sur le moment où l'absence notoire d'une majorité en sa faveur retient un parti révolutionnaire de penser à l'insurrection.

Comme chacun sait que les bolchéviks ont obtenu la majorité à la fois dans les Soviets des deux capitales et dans le pays (plus de 49% des voix à Moscou) seulement longtemps après les journées de juillet 1917, il s'ensuit que les « leçons » à tirer sont tout autres, tout autres que ne le désire la dame bien de la Novaïa Jizn.

Non, non, vous feriez mieux de ne pas vous attaquer à la politique, citoyens de la Novaïa Jizn !

Si le parti révolutionnaire n'a pas la majorité dans les détachements avancés des classes révolutionnaires ni dans le pays, il ne peut être question d'insurrection. En outre, l'insurrection a besoin : 1) de la croissance de la révolution à l'échelle nationale ; 2) d'une faillite morale et politique complète de l'ancien gouvernement, par exemple, du gouvernement de «coalition» ; 3) de grandes hésitations dans le camp des éléments intermédiaires, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas entièrement pour le gouvernement, encore qu'hier ils fussent pleinement pour lui.

Pourquoi la Novaïa Jizn, en se mettant à parler des «leçons» des 3-5 juillet, n'a-t-elle pas même remarqué cette leçon très importante ? Parce que ce ne sont pas des hommes politiques qui se sont attaqués à une question politique, mais un cénacle d'intellectuels effrayés par la bourgeoisie.

Continuons. En troisième lieu, les faits attestent que c'est précisément après les 3-4 juillet, précisément après que les messieurs Tsérétéli furent démasqués par leur politique de juillet, précisément parce que les masses ont vu dans les bolchéviks leurs combattants d'avant-garde et dans les «partisans du bloc social» des traîtres, que commence l'effondrement des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. Cet effondrement était prouvé, dès avant l'aventure Kornilov, par les élections du 20 août, à Pétrograd, qui avaient amené là victoire des bolchéviks et la défaite des «partisans du bloc social » (le Diélo Naroda s'est tout récemment efforcé de réfuter ces faits, en dissimulant les résultats pour tous les partis ; mais il n'a fait que se tromper lui-même et tromper ses lecteurs ; d'après les données du Dien du 24 août, données qui ne se rapportent qu'à la ville, le pourcentage des voix en faveur des cadets est passé de 22 à diminué 23%, mais le chiffre absolu de voix en leur faveur a diminué de 40% ; le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 20 à 33% et le nombre absolu des voix recueillies n'a diminué que de 10% ; le pourcentage des voix pour les partis « du milieu » est passé de 58 à 44% et le nombre absolu des voix qu'ils ont obtenues a diminué de 60% !!).

L'effondrement des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks après les journées de juillet et jusqu'à l'expérience Kornilov est également prouvé par le développement de l'aile «gauche» dans ces deux partis, qui va presque jusqu'à 40% : « revanche » des bolchéviks persécutés par les Kérenski.

Le parti prolétarien, malgré la «perte» de quelques centaines de membres, a eu des gains gigantesques, à la suite des 3-4 juillet, car c'est précisément au cours de ces rudes journées que les masses ont compris et ont vu son dévouement et la trahison des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La «leçon » donc n'est pas du tout, du tout celle que prétend la Novaïa Jizn ; elle est tout autre : ne pas s'éloigner des masses en effervescence pour se ranger aux côtés des « Moltchaline de la démocratie », et, s'il faut en venir à l'insurrection, passer à l'attaque, tant que les forces de l'ennemi sont dispersées, prendre l'ennemi à l'improviste.

N'est-il pas vrai, messieurs les « pseudo-marxistes » de la Novaïa Jizn ?

Ou bien le « marxisme» consiste-t-il à ne pas fonder la tactique sur l'appréciation exacte de la situation objective, mais à mettre en un seul tas, sans réflexion et sans critique, la «guerre civile» et le «Congrès des Soviets accompagné de la convocation de l'Assemblée constituante » ?

C'est tout simplement ridicule, messieurs ; c'est tourner complètement en dérision et le marxisme et toute logique en général !

Si la situation objective n'offre pas de terrain à une aggravation de la lutte des classes telle qu'elle devienne « guerre civile », pourquoi alors avez-vous parlé de «guerre civile» à propos du «Congrès des Soviets et de l'Assemblée constituante ?» (tel est précisément le titre de l'éditorial de la Novaïa Jizn que nous considérons). Il fallait alors dire clairement au lecteur et lui prouver que dans les conditions objectives il n'y a pas de terrain possible pour la guerre civile et que, pour cette raison, on peut et on doit reconnaître comme l'essentiel de la tactique les moyens «simples» du point de vue juridique et du point de vue parlementaire, pacifiques, constitutionnels et légaux, tels que le Congrès des Soviets et l'Assemblée constituante. Alors, on pourrait être d'avis qu'un tel congrès, qu'une telle assemblée sont réellement en mesure de décider.

Mais si, objectivement, dans la situation présente, il se trouve que la guerre civile est inévitable ou même simplement probable, si vous n'en avez pas parlé «en l'air», mais si vous avez vu clairement, si vous avez senti, si vous avez touché du doigt l'existence de circonstances propres à conduire à la guerre civile, comment avez-vous pu reconnaître comme essentiels le Congrès des Soviets ou l'Assemblée constituante ? ? C'est bafouer les masses affamées et déchirées par les souffrances ! Eh quoi, l'homme qui a faim consentira-t-il à «attendre» deux mois ? La désorganisation économique dont vous annoncez tous les jours les progrès consentira-t-elle à «attendre» le Congrès des Soviets ou l'Assemblée constituante ? Et l'offensive allemande, si nous ne faisons pas des démarches sérieuses en vue de la paix (c'est-à-dire si nous ne proposons pas officiellement une paix équitable à tous les belligérants) consentira-t-elle à «attendre» le Congrès des Soviets ou l'Assemblée constituante ? Auriez-vous des données qui vous permettent de conclure que la révolution russe dont l'histoire, du 28 février au 30 septembre, s'est déroulée avec une impétuosité rare et sur un rythme exceptionnellement rapide se développera du 1er octobre au 29 novembre à une allure archi-tranquille, pacifique, légale, équilibrée, sans heurts, sans saccades, sans défaites militaires, sans crises économiques ? L'armée du front, à propos de laquelle Doubassov, officier non bolchévik, a déclaré officiellement au nom du front qu'elle « ne se battra pas», cette armée acceptera-t-elle tranquillement de souffrir de la faim et du froid jusqu'à la date «fixée»? Et le soulèvement paysan, parce que vous l'appellerez «anarchie» et «pogrom», parce que Kérenski enverra des forces «militaires» contre les paysans, cessera-t-il d'être un élément de la guerre civile? Est-il possible, est-il concevable que le gouvernement travaille tranquillement, correctement, sans feinte, à convoquer l'Assemblée constituante, dans ce pays rural, alors que ce gouvernement réprime le soulèvement paysan?

Ne riez pas, messieurs, du «désarroi de l'Institut Smolny[14] » !

Votre désarroi n'est pas moindre. Aux questions menaçantes que pose la guerre civile, vous répondez par des phrases d'hommes désemparés, par de pitoyables illusions constitutionnelles. Voilà pourquoi je déclare que si les bolchéviks s'abandonnaient à un tel état d'esprit, ils perdraient et leur parti et leur révolution.

1er octobre 1917

N. Lénine

  1. La «Novaïa Jizn» [La Vie nouvelle], quotidien d'orientation menchévique, qui parut à Pétrograd d'avril 1917 à juillet 1918, organe du groupe des social-démocrates dits «internationalistes », qui rassemblait les menchéviks partisans de Martov et certains intellectuels proches des menchéviks. [N.E.]
  2. Il s'agit d'un épisode qui eut lieu à une séance du 1er Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, le 4 (17) juin 1917. Le ministre du Gouvernement provisoire, le menchévik Tsérétéli déclara qu'il n'existait pas en Russie de parti politique capable d'assumer seul le pouvoir. Lénine au nom du Parti bolchévik lui répliqua de sa place . « Si, ce parti existe ! » Ayant obtenu la parole, Lénine déclara que le Parti bolchévik «est prêt, à tout instant, à assumer la plénitude du pouvoir » [N.E.]
  3. En français dans le texte. (N. R.)
  4. Lénine cite la poésie de Nekrassov, grand poète russe, Heureux est le poète au cœur plein de bonté. [N.E.]
  5. La dame bien, personnage des Ames mortes de Gogol, écrivain russe. [N.E.]
  6. Le « Znamia Trouda » [Le Drapeau du travail], quotidien, organe du Comité de Pétrograd du parti socialiste-révolutionnaire ; commença à paraître le 23 août (5 septembre) 1917. A partir du n° 59 (le 1er (14) novembre 1917) parut comme organe du Comité de Pétrograd du parti des socialistes-révolutionnaires et de la fraction des s.-r. de gauche du Comité exécutif central du IIe Congrès des Soviets de Russie. A partir du 28 décembre 1917 (10 janvier 1918) (le n° 105), devint organe central du parti des socialistes-révolutionnaires de gauche. Interdit en juillet 1918 pendant l'émeute des s.-r. de gauche. [N.E.]
  7. La «Volia Naroda» [La Volonté du peuple], quotidien, organe de l'aile droite du parti socialiste-révolutionnaire, parut à Pétrograd à partir du 29 avril 1917 ; interdit en novembre 1917 ; reparut plus tard sous différents titres ; interdit définitivement en février 1918. [N.E.]
  8. Lénine, L'Etat et la révolution
  9. En français dans le texte. (N. R.)
  10. Pour plus de détails sur l'importance du groupement syndical obligatoire, Voir ma brochure
    La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. [N.L.]
  11. Voir la lettre de K. Marx à L.Kugelmann du 12 avril 1871.[N.E.]
  12. Voir la lettre de F. Engels à F.-A. Sorge du 22 février 1888. [N.E.]
  13. Le malheur d'avoir trop d'esprit
    [2]
  14. Lénine cite un passage tiré de l'article de N. Soukhanov «Le tonnerre retentit de nouveau» publié dans le journal Novaïa Jizn.
    Depuis août 1917, l'Institut Smolny fut le siège des fractions bolchéviques du Comité exécutif central de Russie et du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd ; en octobre s'y installa également le Comité militaire révolutionnaire. [N.E.]