Les bolchéviks doivent prendre le pouvoir

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Lettre au comité central, aux comités de Pétrograd et de Moscou du POSD(b)R

Cette lettre ainsi que Le marxisme et l'insurrection fut discutées à la séance du 15 (28) septembre 1917 du Comité central, qui décida de convoquer le plus tôt possible une réunion du C.C. pour y débattre des questions de tactique. La proposition de ne conserver qu'un seul exemplaire des lettres de Lénine fut mise aux voix. Par 6 votes contre 4 et 6 abstentions la réunion adopta cette proposition. Kaménev, qui s'opposait à ce que le parti se fixe comme but de préparer l'insurrection, soumit à la séance un projet de résolution dirigé contre les propositions présentées par Lénine. Le C.C. repoussa la résolution de Kaménév.

Ayant obtenu la majorité aux Soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolchéviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir.

Ils le peuvent, car la majorité agissante des éléments révolutionnaires du peuple des deux capitales[1] suffit pour entraîner les masses, pour vaincre la résistance de l'adversaire, pour l'anéantir pour conquérir le pouvoir et le conserver. Car, en proposant sur-le-champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kérenski, les bolchéviks formeront un gouvernement que personne ne renversera.

La majorité du peuple est pour nous. La preuve en a été faite au cours du chemin long et ardu qui va du 6 mai au 31 août et au 12 septembre[2] : dans les Soviets des deux capitales, la majorité résulte de l'évolution du peuple vers notre parti. Les hésitations des socialistes-révolutionnaires[3] et des menchéviks, le renforcement des internationalistes au sein de ces deux groupes le prouvent aussi.

La Conférence démocratique[4] ne représente pas la majorité du peuple révolutionnaire, mais seulement les dirigeants petits-bourgeois conciliateurs. Il ne faut pas se laisser tromper par les chiffres des élections, il ne s'agit pas d'élections : comparez les élections aux Doumas municipales de Pétrograd et de Moscou et les élections aux Soviets. Comparez les élections à Moscou et la grève du 12 août à Moscou : vous y trouverez des données objectives sur la majorité des éléments révolutionnaires qui conduisent les masses.

La Conférence démocratique trompe la paysannerie, car elle ne lui donne ni la paix ni la terre.

Seul un gouvernement bolchévik satisfera la paysannerie.

Pourquoi les bolchéviks doivent-ils prendre le pouvoir précisément aujourd'hui ?

Parce que la reddition imminente de Pétrograd nous donnera cent fois moins de chances.

Or, avec une armée commandée par Kérenski et Cie, nous ne sommes pas en état d'empêcher la reddition de Pé­trograd.

On ne peut pas non plus « attendre » l'Assemblée constituante, car, par la reddition de Pétrograd, Kérenski et Ciepeuvent toujours la faire manquer. Seul notre parti, après la prise du pouvoir, peut assurer la convocation de l'Assemblée constituante ; après la prise du pouvoir, il accusera les autres partis d'avoir temporisé et prouvera le bien-fondé de cette accusation[5].

On doit et on peut empêcher une paix séparée entre impérialistes anglais et allemands, mais il faut faire vite.

Le peuple est las des hésitations des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Seule notre victoire dans les capitales entraînera les paysans à notre suite.

Il ne s'agit ni du « jour » ni du « moment » de l'insurrection, au sens étroit des mots. Ce qui en décidera, c'est seulement la voix unanime de ceux qui sont en contact avec les ouvriers et les soldats, avec les masses.

Ce dont il s'agit, c'est que notre parti a aujourd'hui en fait, à la Conférence démocratique, son propre congrès ; ce congrès doit décider (qu'il le veuille ou non, il le doit) du sort de la révolution.

Il s'agit de rendre claire aux yeux du parti la tâche qui lui incombe : mettre à l'ordre du jour l'insurrection armée à Pétrograd et à Moscou (et dans la région), la conquête du pouvoir, le renversement du gouvernement. Réfléchir à la façon de faire de la propagande à cette fin, sans le manifester dans la presse.

Se rappeler les paroles de Marx sur l'insurrection, les méditer : « l'insurrection est un art[6] », etc.

Attendre une majorité « formelle » serait naïf de la part des bolchéviks : cela aucune révolution ne l'attend. Kérenski et Cie n'attendent pas non plus ; ils préparent la reddition de Pétrograd. Ce sont précisément les pitoyables hésitations de la « Conférence démocratique » qui doivent faire et feront perdre patience aux ouvriers de Pétrograd et de Moscou ! L'histoire ne nous pardonnera pas, si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant.

Il n'existe pas d'appareil ? Si, il en existe un : les Soviets et les organisations démocratiques. La situation internationale est précisément aujourd'hui, à la veille d'une paix séparée entre Anglais et Allemands, en notre faveur. Proposer aujourd'hui même la paix aux peuples, c'est vaincre.

En prenant le pouvoir d'emblée à Moscou et à Pêtrograd (peu importe qui commencera ; il est même possible que Moscou puisse commencer), nous vaincrons sans nul doute, à coup sûr.

  1. Pétrograd et Moscou.
  2. Les dates citées ont trait aux événements suivants : le 6 maifut annoncée la composition du premier Gouvernement provisoire de coalition ; le 31 août, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd adopta une résolution bolchevique qui exigea la création d'un gouvernement des Soviets ; la convocation de la Conférence démocratique fut fixée au 12 septembre par le Comité exécutif central des Soviets des députés ouvriers et soldats et par le Comité exécutif du Soviet des députés paysans de Russie - tous deux socialistes-révolutionnaires et menchéviks. La Conférence se tînt à Pétrograd du 14 au 22 septembre (27 septembre-5 octobre) 1917.
  3. Socialistes-révolutionnaires (s.-r.) : parti fondé fin 1901-début 1902, à la suite de l'unification de différents cercles et groupes populistes (« L'Union des socialistes-révolutionnaires », parti des socialistes-révolutionnaires, et autres). Leur programme était extrêmement éclectique mêlant populisme et de révisionnisme. Pendant la première guerre mondiale les s.-r. adoptèrent une position social-chauvine.
    Après la victoire de la révolution de février 1917, les s.-r., faisant bloc avec les menchéviks, appuyèrent le Gouvernement provisoire et ses leaders (Avksentiev, Kerenski et Tchernov) en furent ministres. Les s.-r. abandonnèrent l'exigence d'en finir avec la grande propriété foncière, leurs ministres envoyaient des expéditions punitives contre les paysans qui s'emparaient des terres de propriétaires fonciers.
    Fin novembre 1917, l'aile gauche des s.-r. se constitua en un parti indépendant, celui des s.-r. de gauche. S'efforçant, de maintenir leur influence au sein des masses paysannes, les s.-r. de gauche reconnurent le pouvoir des Soviets et passèrent un accord avec les bolchéviks. Mais cet accord ne dura pas.
    Pendant la période de l'intervention militaire étrangère et de la guerre civile, les s.-r. soutinrent les interventionnistes.
  4. La Conférence démocratique de Russie fut convoquée par le comité exécutif central des Soviets où prédominaient les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, sous prétexte de régler la question du pouvoir, le vrai but étant de trouver un dérivatif à la poussée révolutionnaire grandissante. Fixée au 12 (25) septembre, elle fut ajournée et se tint à Pétrograd du 14 au 22 septembre (27 septembre-5 octobre) 1917 avec plus de 1 500 participants. Les leaders menchéviks et s.-r. firent tout le possible pour réduire le nombre de représentants des ouvriers et des paysans au profit des organisations petites-bourgeoises et bourgeoises, qui s’y trouvèrent ainsi en majorité.
    Le C.C. du P.O.S.D.(b.)R., à sa séance du 3 (16) septembre, décida de prendre part à la Conférence, et envoya aux organisations de base du Parti une circulaire indiquant qu'il fallait « réunir tous les efforts afin d'assurer la présence à la Conférence du groupe le plus nombreux et le plus uni possible ». En acceptant de participer à la Conférence, les bolchéviks voulaient en utiliser la tribune pour mettre en accusation les menchéviks et les s.-r.
    Dans sa lettre au Comité central, aux comités de Pétrograd et de Moscou du P.O.S.D.(b)R., intitulée « les bolcheviks, doivent prendre le pouvoir » et dans la lettre au Comité central « Le marxisme et l'insurrection », Lénine détermina l'attitude des bolchéviks à l'égard de la Conférence démocratique.
    La Conférence décida de former un Préparlement (Conseil provisoire de la République), qui devait donner l'impression que le régime parlementaire était instauré en Russie. Or, selonl'arrêté adopté par le Gouvernement provisoire lui-même, le Préparlement ne devait jouer qu'un rôle consultatif A la réunion des bolchéviks participants à la Conférence démocratique, convoquée par le Comité central du Parti, il fut décidé par 77 voix contre 50 de prendre part au Préparlement.
    Dans ses articles « Les champions de la fraude et les erreurs des bolchéviks », « Notes d'un publiciste », « Les erreurs de notre Parti » et « La crise est mûre », Lénine critiqua les erreurs tactiques commises par les bolchéviks vis-à-vis de la Conférence démocratique : il exigea que les bolchéviks quittent le Préparlement, en soulignant la nécessité de concentrer tous les efforts sur la préparation de l'insurrection, contra la position défendue par Kaménev et autres qui préconisaient la participation. Le 7 (20) octobre, le jour de l'ouverture du Préparlement, les bolchéviks donnèrent lecture d'une déclaration et quittèrent le Préparlement.
  5. Le Gouvernement provisoire avait annoncé la convocation de l'Assemblée constituante dans une déclaration du 2 (15) mars 1917 ; les élections avaient été fixées, par un décret du Gouvernement provisoire en date du 14 (27) juin, au 17 (30) septembre 1917. Cependant, en août, le gouvernement provisoire avait reporté les élections au 12 (25) novembre 1917.
    Les élections à l'Assemblée constituante eurent lieu à la date fixée, le 12 (25) novembre 1917, après la Révolution d'Oc­tobre. Elles se firent d'après les listes dressées avant la Révolu­tion et en accord avec le règlement adopté par le Gouvernement provisoire. Ce fut à une époque où une partie considérable de la population n'avait pas encore compris la portée de la révo­lution accomplie. Les s.-r. de droite en profitèrent et recueillirent, dans les provinces éloi­gnées de la capitale et des centres industriels, la moitié des voix. L'Assemblée constituante fut convoquée par le gouverne­ment des Soviets le 5 (18) janvier 1918 à Pétrograd. Ayant repoussé la « Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » proposée par le Comité exécutif central de Russie, et refusé de reconnaître le pouvoir des Soviets, l'Assemblée constitu­ante fut dissoute le 6 (19) janvier 1918, par décision du Comité central exécutif de Russie.
  6. F. Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne. Cet ouvrage fut écrit par Engels et publié en 1851-1852, sous forme d'une série d'articles dans le New York Daily Tribune, signés par Marx.