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Special pages :
37. Les bolcheviks et les soviets
- Tome 1 - Février
- Préface
- 1. Particularités du développement de la Russie
- 2. La Russie tsariste et la guerre
- 3. Le Prolétariat et les paysans
- 4. Le tsar et la tsarine
- 5. L'idée d'une révolution de palais
- 6. L'agonie de la monarchie
- 7. Cinq journées : du 23 au 27 février 1917
- 8. Qui dirigea l’insurrection de Février?
- 9. Le paradoxe de la Révolution de Février
- 10. Le nouveau pouvoir
- 11. La dualité de pouvoirs
- 12. Le Comité exécutif
- 13. L’armée et la guerre
- 14. Les dirigeants et la guerre
- 15. Les bolcheviks et Lénine
- 16. Le réarmement du parti
- 17. Les "Journées d'Avril"
- 18. La première coalition
- 19. L'offensive
- 20. La paysannerie
- 21. Regroupements dans les masses
- 22. Le Congrès des soviets et la manifestation de Juin
- 23. La Révolution de Février : conclusion
- Tome 2 - Octobre
- 24. Préface
- 25. Les "Journées de Juillet", la préparation et le début
- 26. Les "Journées de Juillet" : le point culminant et l'écrasement
- 27. Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet?
- 28. Le mois de la grande calomnie
- 29. La contre-révolution relève la tête
- 30. Kerenski et Kornilov
- 31. La conférence d'Etat à Moscou
- 32. Le complot de Kerenski
- 33. Le soulèvement de Kornilov
- 34. La bourgeoisie se mesure avec la démocratie
- 35. Les masses exposées aux coups
- 36. Marée montante
- 37. Les bolcheviks et les soviets
- 38. La dernière coalition
- 39. La paysannerie devant Octobre
- 40. La question nationale
- 41. Sortie du préparlement et lutte pour le congrès des soviets
- 42. Le comité militaire révolutionnaire
- 43. Lénine appelle à l'insurrection
- 44. L'art de l'insurrection
- 45. La prise de la capitale
- 46. La prise du palais d’Hiver
- 47. L'insurrection d'octobre
- 48. Le congrès de la dictature soviétique
- 49. Conclusion
- 50. Appendices
Les ressources et les moyens de l'agitation bolcheviste se présentent, si on les examine de près, non seulement comme ne correspondant aucunement à l'influence politique du bolchevisme, mais, tout bonnement, frappant par leur insignifiance. Jusqu'aux Journées de Juillet, le parti avait 41 organes de presse, en comptant les hebdomadaires et les mensuels, avec un tirage total de 330 000 exemplaires ; après l'écrasement de juillet, le tirage fut réduit de moitié. A la fin d'août, l'organe central du parti était imprimé à 50 000 exemplaires. Durant les jours où le parti s'emparait des Soviets de Pétrograd et de Moscou, les fonds dans la caisse du Comité central s'élevaient à environ 30 000 roubles-papier.
Les intellectuels n'affluaient pas du tout au parti. Une large couche de soi-disant " vieux bolchéviks ", du nombre des étudiants qui avaient adhéré à la révolution en 1905, se transforma en ingénieurs qui remportaient des succès de carrière, en médecins, en fonctionnaires, et qui montraient sans cérémonie au parti d'hostiles échines dorsales. Même à Pétrograd, à chaque pas, l'on manquait de journalistes, d'orateurs, d'agitateurs. La province se trouvait tout à fait dépourvue. Il n'y a point de dirigeants, point d'hommes possédant une éducation politique qui pourraient expliquer au peuple ce que veulent les bolcheviks ! Telle est la lamentation qui retentit de centaines de coins perdus et surtout du front. Dans les campagnes, les cellules bolchevistes n'existent presque pas. Les communications postales sont en complet désarroi : abandonnées à elles-mêmes, les organisations locales, souvent, reprochaient, non sans raison, au Comité central de ne diriger que Pétrograd.
Comment donc, avec un si faible appareil et un tirage de presse si insignifiant, les idées et les mots d'ordre du bolchevisme purent-ils s'emparer du peuple ? Le secret de l'énigme est très simple : les mots d'ordre qui répondent au besoin aigu d'une classe et d'une époque se créent des milliers de canaux. Le milieu révolutionnaire, porté à l'incandescence, se distingue par une haute conductibilité des idées. Les journaux bolchevistes étaient lus à haute voix, relus jusqu'à être en lambeaux, les articles les plus importants s'apprenaient par cœur, étaient racontés, recopiés, et, là où c'était possible, réimprimés. " L'imprimerie de l'état-major — raconte Piréiko — rendit un grand service à la cause de la révolution : combien dans notre imprimerie, reproduisit-on de divers articles de la Pravda et de petites brochures, très proches et accessibles aux soldats! Et tout cela était rapidement acheminé vers le front, par la poste aérienne, par les chauffeurs d'autos et par motocyclettes… " En même temps, la presse bourgeoise, expédiée gratuitement au front en millions d'exemplaires, ne trouvait pas un lecteur, Les lourds paquets n'étaient pas défaits. Le boycottage de la presse " patriotique " prenait fréquemment des formes démonstratives. Les représentants de la 18e division sibérienne décidèrent d'inviter les partis bourgeois à supprimer l'expédition de leur littérature, étant donné qu'elle servait " bien inutilement à faire bouillir de l'eau pour le thé ". La presse bolcheviste était d'un tout autre usage. C'est pourquoi le coefficient de son utilité, ou bien, si l'on veut, de sa nocivité, était infiniment plus élevé.
L'explication habituelle des succès du bolchevisme se ramène à évoquer la " simplicité " de ses mots d'ordre qui allaient au-devant des désirs des masses. Il y a là une part de vérité. La consistance de la politique des bolcheviks était déterminée parce fait que, contrairement aux partis " démocratiques ", ils ne relevaient pas de commandements tacites ou à demi formulés, se ramenant en fin de compte à la protection de la propriété privée. Cependant, cette différence n'épuise pas à elle seule la question. Si, à la droite des bolcheviks, se tenait la " démocratie ", du côté gauche tentaient de les refouler soit les anarchistes, soit les maximalistes, soit les socialistes-révolutionnaires de gauche. Pourtant encore, tous ces groupes n'étaient pas sortis de l'état d'impuissance. Le bolchevisme se distinguait en ceci qu'il avait subordonné son but subjectif — la défense des intérêts des masses populaires — aux lois de la révolution considérée comme un processus objectivement conditionné. La déduction scientifique de ces lois, avant tout de celles qui gouvernent le mouvement des masses populaires, constituait la base de la stratégie bolcheviste. Dans leur lutte, les travailleurs se guident non seulement sur leurs besoins, mais sur leur expérience de la vie. Le bolchevisme était absolument étranger au mépris aristocratique de l'expérience spontanée des masses. Au contraire les bolcheviks partaient de cette expérience et bâtissaient sur elle. En cela était un de leurs grands avantages.
Les révolutions sont toujours prolixes, et les bolcheviks n'échappèrent point à cette loi. Mais, tandis que l'agitation des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires avait un caractère dispersé, contradictoire, le plus souvent évasif, l'agitation des bolcheviks se distinguait par sa nature réfléchie et concentrée. Les conciliateurs jacassaient pour écarter les difficultés, les bolcheviks marchaient au-devant d'elles L'analyse constante de la situation, la vérification des mots d'ordre d'après les faits, une attitude sérieuse à l'égard de l'adversaire même peu sérieux, donnaient une force particulière, une vigueur persuasive à l'agitation bolcheviste.
La presse du parti n'exagérait point les succès, n'adultérait point les rapports de forces, ne tentait point de l'emporter par les hauts cris. L'école de Lénine était celle du réalisme révolutionnaire. Les données fournies par la presse bolcheviste en 1917 se trouvent être, à la lumière des documents de l'époque et de la critique historique, infiniment plus véridiques que les informations de tous les autres journaux. La véracité provenait de la force révolutionnaire des bolcheviks, mais, en même temps, consolidait leur puissance. L'abandon de cette tradition devint, par la suite, un des traits les plus pernicieux de la conduite des épigones.
" Nous ne sommes pas des charlatans — disait Lénine immédiatement après son arrivée — nous devons nous baser uniquement sur la conscience des masses. Si même nous devons rester en minorité — eh bien, oui… il ne faut pas avoir peur d'être en minorité… Nous faisons un travail de critique pour délivrer les masses de la duperie… Notre ligne s'avérera la vraie. Vers nous viendra tout opprimé. Il n'y a pas d'autre issue pour lui. " Comprise à fond, la politique bolcheviste se présente à nous comme le contraire même de la démagogie et de l'esprit aventureux !
Lénine mène une vie clandestine. Il suit avec une extrême attention les journaux, lit comme toujours entre les lignes et, dans des entrevues personnelles peu nombreuses, surprend les échos des pensées non achevées et des intentions non exprimées. Dans les masses, reflux. Martov, tout en défendant les bolcheviks contre les calomnies, fait en même temps, avec affliction, de l'ironie à l'adresse du parti qui " a trouvé le joint " pour s'infliger à lui-même une défaite. Lénine devine, — bientôt il reçoit là-dessus des informations nettes, — que, pour tel et tel bolchevik, les accents du repentir ne sont pas étrangers et que l'impressionnable Lounatcharsky n'est pas le seul dans ce cas. Lénine écrit au sujet des jérémiades des petits bourgeois et de la conduite de " renégats " de certains bolcheviks qui se montrent bienveillants aux jérémiades. Les bolcheviks, dans les districts et en province, souscrivent à ces paroles sévères. Leur persuasion devient encore plus grande : " le vieux " ne perdra pas la tête, ne perdra pas courage, ne succombera pas à des mouvements d'humeur occasionnels.
Un membre du Comité central des bolcheviks — n'est-ce pas Sverdlov ? — écrit, s'adressant à la province : " Pour un temps, nous n'avons pas de journaux à nous… L'organisation n'est pas détruite… Le Congrès n'est pas différé. " Lénine suit attentivement, autant que le lui permet son isolement forcé, la préparation du Congrès du parti et en esquisse les résolutions essentielles ; il s'agit du plan de l'offensive ultérieure. Le Congrès est d'avance dénommé unificateur, car on prévoit que l'on inclura dans le parti certains groupes révolutionnaires autonomes, avant tout ceux de l'organisation interdistricts de Pétrograd à laquelle appartiennent: Trostky, Ioffé, Ouritsky, Riazanov, Lounatcharsky, Pokrovsky, Manouilsky, Karakhan, Iouréniev et plusieurs autres révolutionnaires connus par leur passé ou qui en étaient encore seulement à acquérir une réputation.
Le 2 juillet, juste à la veille de la manifestation, avait lieu une conférence interdistricts, représentant environ quatre mille ouvriers. " En majorité — écrit Soukhanov, qui y assistait parmi le public, — c'étaient pour moi des inconnus, ouvriers et soldats… Le travail fut mené fébrilement et tous sentirent qu'il était fructueux. Une seule chose était gênante : en quoi différez-vous des bolcheviks et pourquoi n'êtes-vous pas avec eux ? " Pour hâter l'unification que s'efforçaient d'ajourner certains dirigeants de l'organisation, Trotsky publia dans la Pravda cette déclaration : " Il n'existe point actuellement, à mon avis, de différends de principe ou de tactique entre l'organisation interdistricts et celle des bolcheviks. Par conséquent, il n'y a point de motifs qui justifieraient l'existence distincte de ces organisations. "
Le 26 juillet s'ouvrit le Congrès d'unification, en réalité le VIe Congrès du parti bolchevik qui se déroula à demi légalement, se dissimulant alternativement dans deux quartiers ouvriers, 175 délégués, dans ce nombre 157 avec voix délibérative, représentaient l12 organisations groupant 176 750 membres. A Pétrograd, l'on comptait 41 000 membres : 36 000 dans l'organisation bolcheviste, 4 000 chez les interdistricts, environ 1 000 dans l'organisation militaire. Dans la région industrielle de Moscou, le parti comptait 42 000 membres, dans l'Oural 25 000, dans le bassin du Donetz environ 15 000. Au Caucase, il existait de grandes organisations bolchevistes, à Bakou, à Grosny et à Tiflis : les deux premières se composaient presque exclusivement d'ouvriers ; à Tiflis prédominaient les soldats.
La composition du Congrès représentait le passé prérèvolutionnaire du parti. Sur cent soixante et onze délégués qui remplirent les feuilles d'enquête, cent dix avaient fait de la prison, au total pour deux cent quarante-cinq ans, dix avaient fait, ensemble, quarante et une années de bagne, vingt-quatre totalisaient soixante-treize années de déportation, en tout il y avait eu cinquante-cinq bannis pour une durée de cent vingt-sept ans dans l'ensemble ; vingt-sept hommes avaient passé dans l'émigration une durée totale de quatre-vingt-neuf ans ; cent cinquante avaient subi des arrestations s'élevant de cinq cent quarante-neuf.
" A ce congrès — disait plus tard, dans ses Souvenirs, Piatnitsky, un des secrétaires actuels de l'Internationale communiste — n'assistèrent ni Lénine, ni Trotsky, ni Zinoviev, ni Kaménev… Bien que la question du programme du parti eût été retirée de l'ordre du jour, le congrès se déroula sans les leaders, avec activité et fort bien… " A la base des travaux se placèrent les thèses de Lénine. Il y eut comme rapporteurs Boukharine et Staline. Le rapport de Staline ne mesure pas trop mal la distance parcourue par le rapporteur lui-même, avec tous les cadres du parti, en quatre mois, depuis l'arrivée de Lénine. Théoriquement peu sûr de lui, mais résolu politiquement, Staline tente d'énumérer les traits marquants qui déterminent " le caractère profond de la révolution socialiste, ouvrière ". L'unanimité du Congrès, comparativement à la conférence d'avril, saute aux yeux.
Au sujet des élections du Comité central, le procès-verbal du Congrès communique : " On lit les noms des quatre membres du Comité central qui ont obtenu le plus grand nombre de voix : Lénine — 133 voix sur 134 ; Zinoviev — 132 ; Kaménev — 131 ; Trotsky — 131. En outre sont élus au Comité central : Noguine, Kollontaï, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Artem, Ioffé, Ouritsky, Milioutine, Lomov. " Il faut remarquer cette composition du Comité central : sous sa direction s'accomplira l'insurrection d'octobre.
Martov saluait le congrès par une lettre dans laquelle il exprimait de nouveau " sa profonde indignation devant la campagne de calomnies ", mais, sur les questions essentielles, s'arrêtait au seuil de l'action, " Il ne doit pas être admis — écrivait-il — que l'on substitue au problème de la conquête du pouvoir par la majorité de la démocratie révolutionnaire le problème de la conquête du pouvoir dans une lutte avec cette majorité et contre elle.,. " Par majorité de la démocratie révolutionnaire, Martov continuait à entendre la représentation soviétique officielle qui perdait pied. " Martov est lié aux social-patriotes non point par une vaine tradition fractionnelle — écrivait alors même Trotsky — mais par une attitude profondément opportuniste à l'égard de la révolution sociale envisagée comme un but lointain qui ne peut déterminer la façon de poser les tâches d'aujourd'hui. Et c'est cela même qui le sépare de nous. "
Il n'y eut qu'un petit nombre de mencheviks de gauche, Larine en tête, pour se rapprocher définitivement en cette période des bolcheviks ; Iouréniev, futur diplomate soviétique, en qualité de rapporteur au Congrès sur la question de l'unification des internationalistes, arriva à cette conclusion qu'il faudrait s'unifier avec " la minorité de la minorité des mencheviks "… Le gros afflux des anciens mencheviks dans le parti ne commença qu'après l'insurrection d'Octobre : se joignant non point au soulèvement prolétarien, mais au pouvoir qui en était sorti, les mencheviks manifestaient le trait essentiel de l'opportunisme : l'obséquiosité devant le pouvoir du jour. Lénine, qui se tenait extrêmement en garde au sujet de la composition du parti, réclama bientôt l'exclusion de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des mencheviks qui y étaient entrés après l'insurrection d'Octobre. Il fut loin de parvenir à ce résultat. Par la suite, les portes furent largement ouvertes aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires, et les anciens conciliateurs devinrent un des soutiens du régime stalinien dans le parti. Mais tout cela se rapporte déjà à une époque ultérieure.
Sverdlov, qui, pratiquement, avait organisé le congrès, disait dans son rapport : " Trotsky, dès avant le Congrès, est entré dans la rédaction de notre organe, mais son incarcération l'a empêché d'y participer effectivement. " C'est seulement au congrès de juillet que Trotskv entra formellement dans le parti bolchevik. Le bilan des années de dissentiments et de lutte fractionnelle fut clos. Trotsky vint à Lénine comme à un maître dont il avait compris la force et l'importance plus tard que bien d'autres, mais peut-être plus complètement. Raskolnikov, qui avait fréquenté de prés Trotsky depuis son arrivée du Canada et qui avait ensuite passé avec lui, coude à coude, quelques semaines en prison, écrivait dans ses Souvenirs : " Trotsky avait un immense respect pour Vladimir Iliitch (Lénine). Il le plaçait au-dessus de tous les contemporains qu'il avait eu l'occasion de rencontrer en Russie et à l'étranger. Dans le ton de Trotsky, parlant de Lénine, l'on sentait le dévouement d'un disciple : vers ce temps-là, Lénine comptait un stage de trente années au service du prolétariat, et Trotsky en était à la vingtième année. Les échos des anciens dissentiments de la période d'avant-guerre s'étaient complètement effacés. Entre la ligne de tactique de Lénine et celle de Trotsky, il n'existait point de différence. Ce rapprochement, déjà esquissé pendant la guerre, fut tout à fait nettement déterminé au moment du retour de Léon Davidovitch (Trotsky) en Russie ; après ses premières manifestations d'activité nous sentîmes tous, vieux léninistes, qu'il était nôtre. " Déjà, le seul nombre des voix données à Trotsky quand il fut élu au Comité central montra que personne dans le milieu bolchevik ne le considérait, au moment même de son entrée dans le parti, comme un intrus.
Invisiblement présent au congrès, Lénine insufflait dans les travaux de l'assemblée l'esprit de responsabilité et d'audace. Le créateur et l'éducateur du parti ne tolérait pas plus la négligence dans la théorie que dans la politique. Il savait qu'une formule économique inexacte, de même qu'une observation politique inattentive prennent de cruelles revanches à l'heure de l'action. Défendant son procédé d'attention chicanière à l'égard de chaque texte du parti, même d'un texte d'importance secondaire, Lénine répéta plus d'une fois : " Ce sont pas des vétilles, il faut de la précision : notre agitateur apprendra cela par cœur et ne sera pas dérouté… " " Notre parti est bon " — ajoutait-il, ayant en vue précisément cette attitude sérieuse, exigeante, de l'agitateur du rang, au sujet de ce qu'il fallait dire et de la façon de le dire.
La hardiesse des mots d'ordre bolchevistes donna plus d'une fois l'impression d'être fantaisiste : c'est ainsi que furent accueillies les thèses d'avril de Lénine. En réalité, dans une époque révolutionnaire, ce qu'il y a de plus fantaisiste, ce sont les luttes mesquines ; par contre, le réalisme est inconcevable en dehors d'une politique à lointaines visées. Il ne suffit pas de dire que la fantaisie était étrangère au bolchevisme : le parti de Lénine était l'unique parti de réalisme politique dans la révolution.
En juin et au début de juillet, les bolcheviks ouvriers déclarèrent plus d'une fois qu'ils étaient assez souvent obligés de jouer le rôle de la lance des pompiers vis-à-vis des masses, et que cela ne leur réussissait pas toujours. Juillet, avec la défaite, avait apporté une expérience chèrement payée. Les masses devinrent beaucoup plus attentives aux avertissements du parti, saisissant ses calculs de tactique. Le congrès du parti en juillet confirma ceci : " Le prolétariat ne doit pas se laisser aller aux provocations de la bourgeoisie qui désirerait fort, en ce moment, l'appeler à une bataille prématurée. " Tout le mois d'août, surtout la seconde quinzaine, est marqué par de constants avertissements du parti à l'adresse des ouvriers et des soldats : ne pas descendre dans la rue. Les leaders bolcheviks eux-mêmes plaisantaient fréquemment à mi-voix au sujet de la ressemblance de leurs avertissements avec le leitmotiv politique de la vieille social-démocratie allemande qui retenait les masses de toute lutte sérieuse, alléguant invariablement le danger de la provocation et la nécessité d'accumuler des forces. En réalité, la ressemblance n'était qu'apparente. Les bolcheviks comprenaient parfaitement que les forces s'accumulent dans la lutte et non point dans une abstention passive. L'étude de la réalité était pour Lénine simplement une exploration théorique dans l'intérêt de l'action. Quand il évaluait la situation, il voyait toujours en son centre même le parti comme force active. Il considérait avec une hostilité particulière, plus exactement avec dégoût, l'austro-marxisme (Otto Bauer, Hilferding, et autres) pour lequel l'analyse théorique est seulement un commentaire scientifique de la passivité. La prudence est un frein, mais non pas un moteur. Personne encore n'a fait un voyage sur un frein, de même que personne encore n'a jamais rien construit de grand sur la prudence. Mais les bolcheviks savaient en même temps fort bien que la lutte réclame un calcul des forces ; qu'il faut être prudent pour avoir le droit d'être téméraire.
La résolution du VIe Congrès, tout en prévenant des conflits prématurés, indiquait en même temps qu'il faudrait accepter le combat " lorsque la crise commune à toute la nation et une profonde poussée des masses créeraient des conditions favorables pour le passage des éléments pauvres de la ville et des campagnes au côté des ouvriers ". Au rythme de la révolution, il ne s'agissait point de dizaines d'années, ni même d'années, mais de quelques mois.
Ayant mis à l'ordre du jour l'explication pour les masses de la nécessité de se préparer à une insurrection armée, le Congrès décidait en même temps de supprimer le mot d'ordre central de la période précédente : la remise du pouvoir aux soviets. Ceci allait avec cela. Lénine avait préparé la modification des mots d'ordre par ses articles, ses lettres et ses entretiens particuliers.
Le passage du pouvoir aux soviets aurait marqué directement le passage du pouvoir aux conciliateurs. Cela pouvait s'accomplir pacifiquement, tout simplement en mettant à la retraite le gouvernement bourgeois qui reposait sur la bonne volonté des conciliateurs et sur des restes de confiance dans les masses. La dictature des ouvriers et des soldats était un fait, à dater du 27 février, Mais les ouvriers et les soldats ne se rendaient pas compte du fait comme il convenait. Ils avaient confié le pouvoir aux conciliateurs qui, à leur tour, l'avaient transmis à la bourgeoisie. Le calcul des bolcheviks visant à un développement pacifique de la révolution reposait non sur l'espoir que la bourgeoisie remettrait de bon gré le pouvoir aux ouvriers et aux soldats, mais que les ouvriers et les soldats empêcheraient en temps voulu les conciliateurs de céder le pouvoir à la bourgeoisie.
La concentration du pouvoir dans les soviets, sous un régime de démocratie soviétique, eût ouvert aux bolcheviks l'entière possibilité de devenir une majorité dans les soviets et, par conséquent, de créer un gouvernement sur les bases de leur programme. Pour atteindre ce but, il n'était nullement besoin d'une insurrection armée. La substitution des partis au pouvoir aurait pu s'accomplir pacifiquement. Tous les efforts du parti, depuis avril jusqu'en juillet, avaient pour but d'assurer le développement pacifique de la révolution par l'intermédiaire des soviets. " Expliquer patiemment " — telle était la clé de la politique bolcheviste.
Les Journées de Juillet modifièrent radicalement la situation. Des soviets, le pouvoir passa entre les mains des cliques militaires qui étaient liées aux cadets et aux ambassades et qui n'avaient supporté que pour un certain temps Kérensky, en qualité de firme démocratique. Si le Comité exécutif avait songé maintenant à décider que le pouvoir passerait entre ses mains, le résultat eût été tout différent de ce qu'il pouvait être trois jours auparavant : au palais de Tauride serait entré, probablement, un régiment de Cosaques avec les écoles de junkers, et il aurait tenté tout simplement d'arrêter les " usurpateurs ". Le mot d'ordre " le pouvoir aux soviets " supposait désormais une insurrection armée contre le gouvernement et les cliques militaires qui se tenaient derrière son dos. Mais soulever une insurrection au nom du pouvoir de soviets qui ne voulaient pas de ce pouvoir eût été une évidente absurdité. D'autre part, il devenait dès lors douteux — certains même pensaient invraisemblable — que les bolcheviks pussent conquérir la majorité dans ces soviets sans autorité, au moyen de nouvelles élections pacifiques : liés par l'écrasement, en juillet, des ouvriers et des paysans, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires couvriront bien entendu dans la suite les violences exercées sur les bolcheviks. Restant conciliateurs, les soviets se transformeront en une seule opposition sous un pouvoir contre-révolutionnaire pour cesser bientôt d'exister.
Dans ces conditions, il ne pouvait être question d'un passage pacifique du pouvoir entre les mains du prolétariat. Pour le parti bolchevik, cela signifiait : il faut se préparer à l'insurrection année.
Sous quel mot d'ordre? Sous le mot d'ordre déclaré de la conquête du pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres, Il faut poser le problème révolutionnaire dans sa forme dénudée. Sous la forme équivoque des soviets, il faut dégager le contenu de classe, Ce n'était point renoncer aux soviets comme tels. S'étant emparé du pouvoir, le prolétariat devra organiser l'État sur le type soviétique. Mais ce seront d'autres soviets remplissant une tâche historique absolument contraire à la fonction préservatrice des soviets conciliateurs.
" Le mot d'ordre du passage du pouvoir aux soviets — écrivait Lénine dans les premiers grondements de la persécution et de la calomnie — aurait maintenant un air de don-quichottisme ou de moquerie. Ce mot d'ordre, objectivement, serait une tromperie pour le peuple, lui suggérerait des illusions comme s'il suffisait maintenant aux soviets de désirer prendre le pouvoir ou bien d'en décider ainsi pour l'avoir — comme s'il se trouvait encore dans le Soviet des partis qui ne se seraient pas encore entachés d'avoir apporté leur aide à des bourreaux, comme si l'on pouvait faire du passé ce qui n'a pas été, "
Renoncer à exiger le passage du pouvoir aux soviets ? Au premier moment, cette idée choqua le parti, plus exactement ses cadres d'agitateurs qui, pendant les trois mois précédents, avaient tellement pris le courant du mot d'ordre populaire qu'ils lui identifiaient presque tout le contenu de la révolution. Dans les cercles du parti s'ouvrit une discussion. Bien des militants en vue du parti, tels que Manouilsky, Iouréniev et d'autres, démontraient qu'en retirant le mot d'ordre " tout le pouvoir aux soviets ", l'on créait un danger d'isolement du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie. Cette objection substituait aux classes les institutions. Le fétichisme de la forme d'organisation représente, si étrange que ce soit au premier regard, une maladie très fréquente précisément dans les milieux révolutionnaires. " Dans la mesure où nous restons parties composantes de ces soviets — écrivait Trotsky — nous nous efforcerons d'obtenir que les soviets qui reflètent la journée d'hier de la révolution parviennent à s'élever à la hauteur des tâches de demain. Mais, si importante que soit la question du rôle et du sort des soviets, elle est subordonnée pour nous totalement à la question de la lutte du prolétariat et des masses à demi prolétariennes de la ville, de l'armée et du village pour le pouvoir politique, pour la dictature révolutionnaire, "
La question de savoir quelle organisation de masse devrait servir au parti pour la direction de l'insurrection n'admettait pas de solution a priori, et d'autant moins de solution catégorique. Les organes devant servir pour l'insurrection pouvaient être les comités d'usines et les syndicats qui se trouvaient déjà sous la direction des bolcheviks, de même que les soviets, dans certains cas, dans la mesure où ils échappaient au joug des conciliateurs. Lénine disait par exemple à Ordjonikidzé : " Il est indispensable pour nous de transférer le centre de gravité sur les comités de fabriques et d'usines. Les organes de l'insurrection doivent être les comités de fabriques et d'usines. "
Après que les masses se furent heurtées, en juillet, aux soviets, d'abord comme à un adversaire passif, ensuite comme à un ennemi actif, le changement de mots d'ordre trouva dans leur conscience un terrain tout à fait préparé. Là était le souci constant de Lénine : exprimer avec la dernière simplicité ce qui, d'une part, découle des conditions objectives et, d'autre part, forme l'expérience subjective des masses. Il n'appartient plus maintenant d'offrir le pouvoir aux soviets de Tsérételli — ainsi sentaient les ouvriers et les soldats avancés — il faut seulement que nous le prenions nous-mêmes en main !
La manifestation de grévistes à Moscou contre la Conférence d'État non seulement se déroula contre la volonté du Soviet, mais ne formula point la revendication du pouvoir des soviets. Les masses avaient déjà compris la leçon donnée par les événements et commentée par Lénine. En même temps, les bolcheviks de Moscou n'hésitèrent pas une minute à occuper les positions de combat, dés que le danger se manifesta d'une contre-révolution essayant d'écraser les soviets de conciliateurs. La politique bolcheviste combinait toujours l'intransigeance révolutionnaire avec la plus extrême souplesse et trouvait précisément, dans cette combinaison, sa force.
Les événements sur le théâtre de la guerre soumirent bientôt à une épreuve très grave la politique du parti du point de vue de son internationalisme. Après la chute de Riga, la question du sort de Pétrograd saisit au vif les ouvriers et les soldats. A la réunion des comités de fabriques et d'usines à Smolny, le menchevik Mazourenko, officier qui avait récemment dirigé le désarmement des ouvriers de Pétrograd, fit un rapport sur le danger qui menaçait la capitale et posa des questions pratiques de défense,. " A quel propos voulez-vous causer avec nous? — s'écria un des orateurs bolcheviks… — Nos leaders sont emprisonnés et vous nous appelez à discuter des questions qui concernent la défense de la capitale. " En tant qu'ouvriers de l'industrie et que citoyens de la république bourgeoise, les prolétaires du quartier de Vyborg ne se disposaient pas du tout à saboter la défense de la capitale révolutionnaire. Mais, en tant que bolcheviks, que membres du parti, ils ne voulaient pas une seconde partager avec les dirigeants la responsabilité de la guerre devant le peuple russe et devant les peuples des autres pays.
Craignant que l'esprit de défensive ne se transformât en une politique de défense nationale, Lénine écrivait : " Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu'après le passage du pouvoir au prolétariat… Ni la prise de Riga ni la prise de Piter (Pétrograd) ne feront de nous des partisans de la défense nationale : jusqu'à ce moment-là, nous tenons pour la révolution prolétarienne, nous sommes contre la guerre, nous ne sommes pas des partisans de la défense nationale. " " La chute de Riga — écrivait Trotsky de sa prison — est un coup dur. La chute de Pétrograd serait une calamité. Mais la chute de la politique internationale du prolétariat russe serait une catastrophe. " Doctrinarisme de fanatiques? Mais en ces mêmes journées où les chasseurs bolcheviks et les matelots tombaient sous les murs de Riga, le gouvernement prélevait des troupes pour écraser les bolcheviks, et le généralissime se préparait à faire la guerre au gouvernement. Pour cette politique sur le front comme à l'arrière, pour la défensive comme pour l'offensive, les bolcheviks ne pouvaient et ne voulaient prendre sur eux une ombre de responsabilité. S'ils s'étaient conduits autrement, ils n'eussent pas été des bolcheviks.
Kérensky et Kornilov constituaient deux variantes d'un seul et même danger ; mais ces variantes, l'insinuante et l'aiguë, se trouvèrent à la fin d'août en opposition irréductible entre elles. Il fallait avant tout repousser le danger aigu pour en finir ensuite avec le danger insinuant. Non seulement les bolcheviks entrèrent dans le comité de défense, bien qu'ils fussent condamnés à n'y occuper que la situation d'une petite minorité, mais ils déclarèrent que, dans la lutte contre Kornilov, ils étaient prêts à conclure " une alliance militairement technique " même avec un Directoire. A ce sujet, Soukhanov écrit : " Les bolcheviks montrèrent un tact extrême et de la sagesse politique… Il est vrai que, marchant vers un compromis qui n'était pas dans leur nature, ils poursuivaient certains buts particuliers imprévisibles pour leurs alliés. Mais leur sagesse n'en était que plus grande dans cette affaire. " Il n'y avait rien de non spécifique pour le bolchevisme dans cette politique : au contraire, elle répondait le mieux du monde à tout le caractère du parti. Les bolcheviks étaient des révolutionnaires d'action et non de gestes, d'essence et non de forme. Leur politique était déterminée par le groupement réel des forces et non point par les sympathies et les antipathies. Traqué par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, Lénine écrivait ; " Ce serait une très profonde erreur que de croire que le prolétariat révolutionnaire, cherchant pour ainsi dire à se " venger " des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks qui ont appuyé l'écrasement des bolcheviks, les exécutions sur le front et le désarmement des ouvriers, serait capable de refuser " de les soutenir " face à la contre-révolution. "
Accorder un soutien technique, mais non politique. Contre l'appui politique, Lénine mettait résolument en garde dans une de ses lettres au Comité central : " Nous ne devons pas soutenir, même à présent, le gouvernement de Kérensky. Ce serait manquer de principes. On demandera : ne faut-il pas se battre contre Kornilov ? Mais oui, bien sûr ! Mais ce n'est pas la même chose, il y a ici une limite ; elle est dépassée par certains bolcheviks qui tombent dans " l'esprit conciliateur ", se laissant entraîner par le torrent des événements. "
Lénine savait saisir de loin les nuances dans les mouvements d'opinion politique. Le 29 août, à la séance de la Douma municipale de Kiev, un des dirigeants bolcheviks de l'endroit, G. Piatakov, déclare : " En cette heure de péril, nous devons oublier tous les vieux comptes… nous unir avec tous les partis révolutionnaires qui tiennent pour livrer résolument une bataille à la contre-révolution. J'appelle à l'unité ", etc. C'était justement le ton politique faux contre lequel Lénine mettait en garde. " Oublier les vieux comptes ", c'était ouvrir de nouveaux crédits aux candidats à la banqueroute. " Nous ferons, nous faisons la guerre à Kornilov — écrivait Lénine — mais nous ne soutenons pas Kérensky, nous dénonçons sa faiblesse. Il y a une différence… Les phrases… sur l'appui à donner au gouvernement provisoire, etc., etc., doivent être combattues impitoyablement, précisément comme des phrases. "
Les ouvriers ne se faisaient aucune illusion sur le caractère de leur " bloc " avec le palais d'Hiver. " En luttant contre Kornilov, le prolétariat combattra non pour la dictature de Kérensky, mais pour toutes les conquêtes de la révolution " — ainsi s'exprimaient les usines, l'une après l'autre, à Pétrograd, à Moscou, en province. N'accordant point les moindres concessions politiques aux conciliateurs, ne confondant ni les organisations ni les drapeaux, les bolcheviks étaient, comme toujours, prêts à concerter leurs actes avec un adversaire et ennemi si cela donnait la possibilité de porter un coup à un autre ennemi plus dangereux dans le moment présent.
Dans la lutte contre Kornilov, les bolcheviks poursuivaient " des buts particuliers ". Soukhanov indique par là qu'ils se donnaient déjà à ce moment pour tâche de transformer le Comité de défense en un instrument pour l'insurrection prolétarienne. Que les comités révolutionnaires des journées korniloviennes soient devenus jusqu'à un certain degré la préfiguration des organes qui dirigèrent par la suite le soulèvement du prolétariat, c'est indiscutable, mais Soukhanov attribue tout de même aux bolcheviks une excessive perspicacité quand il pense qu'ils avaient prévu ce point dans l'organisation. Les " buts particuliers " consistaient à écraser la contre-révolution, à détacher si l'on y réussissait des cadets les conciliateurs, à grouper le plus possible les masses sous la direction bolcheviste, à armer le plus grand nombre possible d'ouvriers révolutionnaires. De ces desseins, les bolcheviks ne faisaient aucun mystère. Le parti persécuté venait au secours d'un gouvernement de répression et de calomnie ; mais il le sauvait d'une débâcle militaire pour le tuer d'autant plus sûrement politiquement.
Les dernières journées du mois d'août produisirent de nouveau un brusque déplacement dans les rapports des forces, cette fois-ci de la droite vers la gauche. Les masses appelées à la lutte rétablirent sans effort la situation que les soviets avaient eue avant la crise de juillet. Désormais, le sort des soviets est de nouveau en leurs propres mains. Le pouvoir peut être pris par les soviets sans combat. Pour cela, les conciliateurs n'ont besoin que de consolider ce qui s'est déjà formé dans la réalité. Toute la question est de savoir s'ils le voudront… Dans un moment d'entraînement, les conciliateurs déclarent que la coalition avec les cadets ne se peut plus concevoir. S'il en est ainsi, elle est inconcevable en général. Le désaveu de la coalition ne peut, cependant, signifier rien d'autre que le passage du pouvoir aux conciliateurs.
Lénine saisit immédiatement l'essentiel de la nouvelle situation pour en tirer les déductions indispensables. Le 3 septembre, il rédige son remarquable article Sur les compromis. Le rôle des soviets s'est de nouveau modifié, constate-t-il : au début de juillet, ils étaient des organes de lutte contre le prolétariat ; à la fin d'août, ils sont devenus des organes de lutte contre la bourgeoisie. Les soviets ont retrouvé les troupes à leur disposition. L'histoire entrouvre de nouveau la possibilité d'un développement pacifique de la révolution. C'est une possibilité exceptionnellement rare et précieuse : il faut faire une tentative pour la réaliser. Lénine raille en passant les phraseurs qui jugent inadmissibles les compromis quels qu'ils soient : le problème consiste, " à travers tous les compromis dans la mesure où ils sont inévitables ", à réaliser les propres buts et tâches. " Le compromis, de notre côté — dit-il c'est notre retour à la revendication d'avant juillet : tout le pouvoir aux soviets, un gouvernement de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks responsables devant les soviets. Maintenant, et seulement maintenant, peut-être au total pendant quelques jours, ou bien une ou deux semaines, un pareil gouvernement pourrait se constituer et se consolider tout à fait pacifiquement." La brièveté du délai fixé devait caractériser toute la gravité de la situation : les conciliateurs ont leurs jours comptés pour choisir entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Les conciliateurs se hâtèrent de repousser la proposition léniniste comme un piège perfide. En réalité, la proposition ne comportait pas ombre de malice : persuadé de ceci que son parti était appelé à prendre la tête de la nation. Lénine fit une tentative franche pour atténuer la lutte, en affaiblissant la résistance des adversaires qu'il plaçait devant l'inévitable.
Les audacieuses évolutions de Lénine qui proviennent toujours d'une modification de la situation même et conservent invariablement en elles l'unité de la conception stratégique, constituent une école inappréciable de stratégie révolutionnaire. La proposition du compromis avait le sens d'une leçon de choses, avant tout pour le parti bolchevik lui-même. Elle montrait que, malgré l'expérience faite avec Kornilov, il ne restait plus aux conciliateurs de tournant dans la voie de la révolution. Le parti des bolcheviks se sentit définitivement, après cela, l'unique parti de la révolution.
Les conciliateurs refusèrent de jouer un rôle de transmission, passant le pouvoir des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat, comme, en mars, ils avaient joué un rôle de transmission,reportant le pouvoir des mains du prolétariat à celles de la bourgeoisie. Mais, par là-même, le mot d'ordre du " pouvoir aux soviets i> restait de nouveau en suspens, non pour longtemps cependant : à peu de jours prés, les bolcheviks obtinrent la majorité dans le Soviet de Pétrograd, ensuite dans un bon nombre d'autres. Le mot d'ordre du " pouvoir aux soviets " ne fut, par conséquent, pas retiré une seconde fois de l'ordre du jour, mais prit un nouveau sens : tout le pouvoir aux soviets bolcheviks. Sous cet aspect, le mot d'ordre cessait définitivement d'être celui d'une évolution pacifique. Le parti s'engage dans la voie de l'insurrection armée, à travers les soviets et au nom des soviets.
Pour comprendre le développement ultérieur, il est indispensable de poser une question : de quelle façon les soviets conciliateurs avaient-ils récupéré au début de septembre le pouvoir qu'ils avaient perdu en juillet? A travers les résolutions du VIe Congrès s'affirme nettement cette constante idée qu'en résultat des événements de juillet, la dualité de pouvoirs se trouva liquidée, ayant été remplacée par la dictature de la bourgeoisie. Les tout derniers historiens soviétiques reproduisent d'un livre à l'autre la même pensée, n'essayant même pas d'en faire une nouvelle appréciation à la lumière des événements qui suivirent. En outre, ils ne se posent pas du tout cette question : si, en juillet, le pouvoir avait entièrement passé aux mains de la clique militaire, pourquoi donc cette même clique dut-elle en août recourir à l'insurrection ? S'engage dans la voie risquée d'une conspiration non pas celui qui possède le pouvoir, mais celui qui veut s'en emparer.
La formule du VIe Congrès était, pour le moins, inexacte. Si nous avons dénommé " dualité de pouvoirs " le régime sous lequel il y avait en somme entre les mains du gouvernement officiel une fiction de pouvoir, tandis que la force réelle était entre les mains du Soviet, il n'y a aucun motif d'affirmer que la dualité de pouvoirs est liquidée à partir du moment où une portion du pouvoir réel a passé du Soviet à la bourgeoisie. Du point de vue des tâches de combat du moment, l'on pouvait et l'on devait surestimer la concentration du pouvoir dans les mains de la contre-révolution. La politique n'est pas une mathématique. Pratiquement, il était infiniment plus dangereux de sous-estimer la signification du changement intervenu que de l'exagérer. Mais l'analyse historique n'a pas besoin des exagérations de l'agitation. Simplifiant la pensée de Lénine, Staline disait au Congrès : " La situation est claire. Maintenant, personne ne parle de la dualité de pouvoirs. Si, auparavant, les soviets représentaient une force réelle, maintenant ce sont seulement des organes de groupement des masses, ne possédant aucun pouvoir. " Certains délégués répliquaient en ce sens qu'en juillet c'était la réaction qui avait triomphé, mais non point la contre-révolution qui avait vaincu. Staline répondait à cela par un aphorisme inattendu : " En temps de révolution, il n'y a pas de réaction. " En réalité, la révolution n'emporte la victoire qu'à travers une série de réactions alternées : elle fait toujours un pas en arrière après deux pas en avant. Le rapport de la réaction à l'égard de la contre-révolution est celui d'une réforme à l'égard d'une insurrection. On peut appeler " victoires de la réaction " des modifications dans le régime qui rapprochent celui-ci des besoins de la classe contre-révolutionnaire, sans changer pourtant le détenteur du pouvoir. Mais la victoire de la contre-révolution est inconcevable sans le passage du pouvoir aux mains d'une autre classe. Ce passage décisif ne s'était pas produit en juillet.
" Si le soulèvement de juillet était une demi-insurrection — écrivit fort justement, quelques mois après, Boukharine, qui ne sut pourtant pas tirer de ses propres paroles les déductions nécessaires — la victoire de la contre-révolution fut à un certain degré une demi-victoire. " Mais une demi-victoire ne pouvait donner à la bourgeoisie le pouvoir. La dualité de pouvoirs se reconstruisit sur d'autres bases, se transforma, mais ne disparut point. Dans l'usine, comme auparavant, il n'y avait rien à faire contre la volonté des ouvriers. Les paysans conservaient le pouvoir au point de refuser aux propriétaires nobles l'usage de leurs droits de propriété. Les chefs d'armées se sentaient mal assurés devant les soldats. Mais qu'est-ce que le pouvoir, si ce n'est la possibilité matérielle de disposer de la force militaire et de la propriété ? Le 13 août, Trotsky écrivait, au sujet des mouvements qui s'étaient produits : " L'affaire n'est point seulement en ceci qu'à côté du gouvernement se tenait le Soviet qui a rempli un bon nombre de fonctions gouvernementales… L'essentiel est là que, derrière le Soviet et derrière le gouvernement, se dressaient deux régimes différents qui s'appuyaient sur des classes différentes… Implanté d'en haut, le régime de la République capitaliste et, formé d'en bas le régime de la démocratie ouvrière se paralysaient l'un l'autre. "
Il est absolument indiscutable que le Comité exécutif central avait perdu de son importance la part du lion. Mais il serait erroné de croire que la bourgeoisie avait obtenu tout ce que les sommets conciliateurs avaient perdu. Ces derniers perdaient non seulement à droite, mais à gauche, non seulement au profit des cliques militaires, mais au profit des comités d'usines et de régiments. Le pouvoir se décentralisait, s'émiettait, disparaissait partiellement sous terre comme les armes que les ouvriers avaient cachées après la défaite de juillet. La dualité de pouvoirs cessa d'être " pacifique ", de garder son contact et sa règle. Elle devint plus clandestine, décentralisée, plus polarisée et explosive. A la fin du mois d'août, la dualité de pouvoirs dissimulée se transforma de nouveau en une dualité active. Nous verrons quelle importance ce fait acquit en octobre.