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Special pages :
31. La conférence d'Etat à Moscou
- Tome 1 - Février
- Préface
- 1. Particularités du développement de la Russie
- 2. La Russie tsariste et la guerre
- 3. Le Prolétariat et les paysans
- 4. Le tsar et la tsarine
- 5. L'idée d'une révolution de palais
- 6. L'agonie de la monarchie
- 7. Cinq journées : du 23 au 27 février 1917
- 8. Qui dirigea l’insurrection de Février?
- 9. Le paradoxe de la Révolution de Février
- 10. Le nouveau pouvoir
- 11. La dualité de pouvoirs
- 12. Le Comité exécutif
- 13. L’armée et la guerre
- 14. Les dirigeants et la guerre
- 15. Les bolcheviks et Lénine
- 16. Le réarmement du parti
- 17. Les "Journées d'Avril"
- 18. La première coalition
- 19. L'offensive
- 20. La paysannerie
- 21. Regroupements dans les masses
- 22. Le Congrès des soviets et la manifestation de Juin
- 23. La Révolution de Février : conclusion
- Tome 2 - Octobre
- 24. Préface
- 25. Les "Journées de Juillet", la préparation et le début
- 26. Les "Journées de Juillet" : le point culminant et l'écrasement
- 27. Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet?
- 28. Le mois de la grande calomnie
- 29. La contre-révolution relève la tête
- 30. Kerenski et Kornilov
- 31. La conférence d'Etat à Moscou
- 32. Le complot de Kerenski
- 33. Le soulèvement de Kornilov
- 34. La bourgeoisie se mesure avec la démocratie
- 35. Les masses exposées aux coups
- 36. Marée montante
- 37. Les bolcheviks et les soviets
- 38. La dernière coalition
- 39. La paysannerie devant Octobre
- 40. La question nationale
- 41. Sortie du préparlement et lutte pour le congrès des soviets
- 42. Le comité militaire révolutionnaire
- 43. Lénine appelle à l'insurrection
- 44. L'art de l'insurrection
- 45. La prise de la capitale
- 46. La prise du palais d’Hiver
- 47. L'insurrection d'octobre
- 48. Le congrès de la dictature soviétique
- 49. Conclusion
- 50. Appendices
Si un symbole est une image condensée, la révolution est la plus grande créatrice de symboles, car elle présente tous les phénomènes et les rapports sous un aspect concentré. Il faut seulement observer que le symbolisme d'une révolution est trop grandiose et rentre mal dans les cadres de la création individuelle. De là résulte une si pauvre reproduction artistique des drames les plus massifs de l'humanité.
La conférence d'Etat de Moscou s'acheva par un échec qui était sûr d'avance. Elle ne créa rien, ne résolut rien. En revanche, elle laissa à l'histoire un cliché inestimable, quoique négatif, de la révolution, où la lumière apparaît comme une ombre, où la faiblesse parade comme une force, la cupidité comme du désintéressement, la félonie comme la plus haute vertu. Le plus puissant parti de la révolution, qui déjà dans dix semaines devait arriver au pouvoir, se trouva relégué au seuil de la conférence comme une quantité négligeable. En revanche, on prenait au sérieux " le parti du socialisme d'évolution " que personne ne connaissait. Kerensky se présentait comme l'incarnation de la force et de la volonté. Sur la coalition, qui s'était totalement vidée de contenu dans le passé, l'on parlait comme d'un moyen de salut pour l'avenir. Kornilov, que des millions de soldats haïssaient, était salué comme le chef bien-aimé de l'armée et du peuple. Les monarchistes et les Cent-Noirs signaient des déclarations d'amour pour l'assemblée constituante. Tous ceux qui devaient bientôt disparaître de l'arène politique semblaient avoir convenu de jouer pour la dernière fois leurs meilleurs rôles sur l'estrade. Ils s'évertuaient de toutes leurs forces à dire : voici ce que nous voudrions être, voici ce que nous pourrions être si l'on ne nous gênait pas.
Mais on les gênait : les ouvriers, les soldats, les paysans, les nationalités opprimées. Des dizaines de millions d'" esclaves révoltés " les empêchaient de manifester leur fidélité à la révolution. A Moscou, où ils avaient cherché un refuge, ils étaient talonnés par la grève. Persécutées par " l'inintelligence ", " l'ignorance ", " la démagogie ", les deux mille cinq cents personnes qui remplissaient le théâtre s'engagèrent tacitement entre elles à ne pas dissiper l'illusion scénique. Il ne fut pas question de la grève. On prit soin de ne pas désigner les bolcheviks par leur nom. Plekhanov mentionna seulement, en passant, " le Lenine de triste mémoire ", comme s'il s'agissait d'un adversaire définitivement liquidé. Les caractéristiques du négatif étaient ainsi maintenues jusqu'au bout : dans un royaume d'ombres à demi sépulcrales, qui se donnaient pour " les forces vives du pays ", le véritable leader populaire ne pouvait figurer autrement qu'en qualité de défunt politique.
" La brillante salle de spectacle - écrit Soukhanov - se partageait assez nettement en deux moitiés : à droite la bourgeoisie et, à gauche, la démocratie. A droite, à l'orchestre et dans les loges, on voyait un bon nombre d'uniformes de généraux, mais, à gauche, c'étaient des sous-lieutenants, des sous-officiers, des soldats. En face de la scène, dans l'ancienne loge impériale, s'étaient installés les hauts représentants diplomatiques des puissances alliées et amies... Notre groupe, l'extrême-gauche, occupait un petit coin de l'orchestre." L'extrême-gauche, en l'absence des bolcheviks, fut constituée par des partisans de Martov.
Entre trois et quatre heures, le rideau levé, apparut Kerensky accompagné de deux jeunes officiers, l'un de l'armée, l'autre de la marine. Figurant la puissance du pouvoir révolutionnaire, ils se tinrent tout le temps, comme cloués sur place, derrière le dos du président. Pour ne pas agacer les hommes de droite en nommant la république - c'était convenu d'avance - Kerensky salua " les représentants de la terre russe " au nom du gouvernement de " l'Etat russe ". " Le ton général du discours - écrit un historien libéral - au lieu d'être celui de la dignité et de la certitude, sous l'influence des dernières journées trahissait une peur mal dissimulée que l'orateur semblait vouloir étouffer en lui-même en prenant les hautes notes de la menace. " Sans désigner directement les bolcheviks, Kerensky commença cependant par essayer de les intimider : de nouvelles tentatives contre le pouvoir " seront nettement réprimées par le fer et dans le sang ". En une tempête d'applaudissements fusionnèrent les deux ailes de la conférence. Une menace ajoutée à l'adresse de Kornilov qui n'était pas encore arrivé. " Quelque soient les ultimatums qui me viendraient de quiconque, je saurai soumettre cet homme à la volonté du pouvoir suprême et à moi qui en suis le chef " - provoqua bien des applaudissements enthousiastes, mais déjà seulement dans la moitié gauche de la conférence. Kerensky en revient sans cesse et sans cesse à lui-même, " chef suprême " : il a besoin de ces rappels. " Vous qui êtes venus ici du front, je vous le dis, moi, votre ministre de la Guerre et votre chef suprême… il n'y a point de volonté et de pouvoir dans l'armée au-dessus de la volonté et du pouvoir du gouvernement provisoire. " La démocratie est dans l'enthousiasme de ces menaces tirées à blanc, car elle s'imagine que, de cette manière, on esquivera la nécessité de recourir au plomb.
" Toutes les meilleures forces du peuple et de l'armée, assure le chef du gouvernement, ont attaché le triomphe de la révolution russe à la cause de notre victoire sur le front. Mais nos espérances ont été foulées aux pieds et on a craché sur notre foi. " Telle est la conclusion lyrique de l'offensive de juin. Lui, Kérensky, se dispose en tout cas à guerroyer jusqu'à la victoire. Au sujet du danger d'une paix aux frais de la Russie - cette voie était indiquée par la proposition de paix du pape, en date du 4 août - Kerensky fait l'éloge de la noble fidélité des Alliés. " Et moi, au nom du grand peuple russe, je ne dirai qu'une chose : nous ne nous attendions et ne pouvions nous attendre à rien d'autre. " Une ovation dirigée vers la loge des diplomates alliés met tout le monde debout, à l'exception de quelques internationalistes et des rares bolcheviks présents en tant que délégués de syndicats. D'une loge occupée par des officiers, un cri : " Martov, debout! " Martov, il faut le dire à son honneur, eut assez de fermeté pour ne pas se mettre à genoux devant le désintéressement de l'Entente.
A l'adresse des nationalités opprimées de la Russie qui cherchaient à refaire leurs destinées, Kerensky formulait des leçons de morale mêlées de menaces. " Torturés et exterminés dans les chaînes de l'autocratie tsariste - disait-il, se vantant d'avoir porté les chaînes d'autrui - nous n'avons pas ménagé notre sang au nom du bonheur de tous les peuples. " Dans un sentiment de gratitude envers les nationalités opprimées, il leur recommandait de patienter sous un régime qui déniait leurs droits.
Où est l'issue? " ... Sentez-vous en vous cette grande ardeur...sentez-vous en vous la force et la volonté d'ordre, de sacrifices et de travail ?... Donnerez-vous ici le spectacle d'une grande force nationale solidement soudée ?... " Ces paroles étaient prononcées le jour de la grève de protestation à Moscou, et en des heures où la cavalerie de Kornilov procédait à des déplacements mystérieux, " Nous y perdrons la vie, mais nous sauverons l'Etat. " C'est tout ce que pouvait déclarer au peuple le gouvernement de la révolution.
" Bien des provinciaux - écrit Milioukov - voyaient, dans cette salle, Kerensky pour la première fois, et en sortirent partiellement déçus, partiellement indignés. Devant eux se dressait un jeune homme au visage tourmenté, blême, dans une pose apprise d'acteur... Cet homme semblait vouloir faire peur à quelqu'un et produire sur tous une impression de force et de pouvoir dans l'ancien style. En réalité, il n'éveillait que de la pitié. "
Les déclarations des autres membres du gouvernement ne manifestèrent pas tellement leur incapacité personnelle que la faillite du système de conciliation. La grande idée que le ministre de l'Intérieur, Avksentiev proposa au jugement du pays fut celle d'une institution de commissaires-inspecteurs en tournée. Le ministre de l'Industrie exhortait les entrepreneurs à se contenter de modestes bénéfices. Le ministre des Finances promettait d'abaisser les impôts directs des classes possédantes en relevant les contributions indirectes, L'aile droite eut l'imprudence de couvrir ses paroles d'une tempête d'applaudissements dans laquelle Tseretelli, non sans quelque gêne, discerna trop peu d'empressement à faire des sacrifices. Le ministre de l'Agriculture, Tchernov, avait l'ordre de se taire tout à fait pour ne pas taquiner les alliés de droite en agitant devant eux la menace d'une expropriation des terres. Dans l'intérêt de l'union nationale il avait été décidé de feindre que la question agraire n'existait pas. Les conciliateurs n'étaient que des gêneurs. La véritable voix du moujik ne retentit pas à la tribune. Or, justement en ces semaines d'août, le mouvement agraire se déclenchait dans tout le pays pour se transformer, en automne, en une irrésistible guerre paysanne.
Après une suspension d'un jour employée à effectuer des reconnaissances et à mobiliser des forces des deux côtés, la séance du14 s'ouvrit dans une atmosphère d'extrême tension. A l'apparition de Kornilov dans une loge, la droite de la Conférence lui fait un tumultueux accueil. La moitié de l'assemblée, la gauche, reste presque tout entière assise. Les cris : " Debout! " s'accompagnent de grossières injures venues d'une loge occupée par des officiers. Lorsque se présente le gouvernement, la gauche fait à Kerensky une longue ovation à laquelle, comme en témoigne Milioukov, " cette fois-ci, tout aussi démonstrativement, ne participa point la droite, qui resta assise ". Dans ces flots contraires d'applaudissements s'entendaient les prochaines collisions de la guerre civile. Cependant, sur l'estrade, sous le nom de gouvernement, continuaient à siéger les représentants des deux moitiés d'une salle scindée, et le président, qui prenait en catimini des mesures militaires contre le généralissime, n'oubliait pas une minute d'incarner en son personnage " l'unité du peuple russe ", Dans ce rôle stylisé, Kerensky s'écria : " Je propose à tous de saluer en la personne du généralissime ici présent l'armée qui périt valeureusement pour la liberté et la patrie. " A l'adresse de cette même armée, il avait été dit pendant la première séance : " Nos espoirs ont été foulés aux pieds et l'on a craché sur notre foi. " Mais qu'importe! La phrase salutaire est trouvée : l'auditoire se lève et applaudit tumultueusement Kornilov et Kerensky. L'unité de la nation est encore une fois sauvée !
Prises à la gorge par l'irrémissible fatalité de l'histoire, les classes dirigeantes avaient résolu de recourir aux moyens d'une mascarade historique. Il leur semblait évidemment que si elles se présentaient encore une fois au peuple dans toutes leurs métamorphoses, elles en deviendraient plus considérables et plus fortes. En qualité d'experts de la conscience nationale, on amena en scène des représentants de toutes les quatre Doumas d'Empire. Les dissensions intérieures, si graves naguère, disparurent, tous les partis de la bourgeoisie s'unirent sans peine sur " le programme en marge des partis et des classes " d'hommes publics qui avaient, quelques jours auparavant, expédié un télégramme de félicitations à Kornilov. Au nom de la I° Douma - celle de1906! - le cadet Nabokov repoussait " l'hypothèse même de la possibilité d'une paix séparée ". Cela n'empêcha point le politicien libéral de raconter dans ses Mémoires que lui et, avec lui de nombreux leaders cadets avaient vu dans une paix séparée l'unique voie de salut. Exactement de même, les représentants des autres Doumas tsaristes réclamaient aussi, avant tout, de la révolution, le tribut du sang.
" La parole est à vous, général! " La séance approche du moment critique. Que dira le généralissime que Kerensky a instamment mais vainement exhorté à se contenter de faire un exposé de la situation militaire ? Milioukov écrit en témoin oculaire : " Un personnage de basse taille, courtaud, mais solide, aux traits de kalmouk, au regard incisif, pénétrant, dont les petits yeux noirs s'allumaient parfois de méchantes étincelles, parut sur l'estrade. La salle trépide d'applaudissements. Tout le monde est debout, à l'exception… des soldats. " A l'adresse des délégués qui ne se sont pas levés, la droite pousse des cris d'indignation, mêlés d'invectives, " Goujats !... Debout ! " Des bancs d'où l'on ne se lève pas, part une clameur : " Larbins! " Le vacarme devient une tempête. Kerensky propose d'écouter calmement " le premier soldat du gouvernement provisoire ". Roidement, par saccades, autoritairement, comme il convient à un général qui se dispose à sauver le pays Kornilov lut une note écrite pour lui par l'aventurier Zavoïko sous la dictée de l'aventurier Filonenko. Par le programme exposé, la note était cependant beaucoup plus modérée que le dessein dont elle était le préambule.
Kornilov ne se gêna pas pour dépeindre l'état de l'armée et la situation du front sous les couleurs les plus sombres, dans l'évidente intention d'inspirer la peur. Le passage essentiel du discours fut un pronostic d'ordre militaire : " …L'ennemi frappe déjà aux portes de Riga et, si seulement l'instabilité de notre armée ne nous donne pas la possibilité de nous maintenir sur le rivage du golfe de Riga, la route de Pétrograd sera ouverte. " Kornilov assène ici un coup dur au gouvernement : " Par toute une série de mesures législatives appliquées après l'insurrection par des gens étrangers à l'esprit et à la compréhension de l'armée, celle-ci a été transformée en une horde démente qui n'a de cher exclusivement que sa vie. " C'est clair : pour Riga, il n'est point de salut, et le généralissime le déclare ouvertement, d'un ton provocant, à la face du monde entier, comme s'il invitait les Allemands à occuper la ville non défendue. Mais Petrograd ? Voici la pensée de Kornilov : si j'obtiens la possibilité de remplir mon programme, Petrograd sera peut-être encore sauvé; mais dépêchez-vous! Le journal moscovite des bolcheviks écrivait : " Qu'est-ce là ? un avertissement ou une menace ? La défaite de Tamopol a fait de... Kornilov un généralissime. La reddition de Riga peut le faire dictateur. " Cette idée correspondait beaucoup plus complètement aux visées des conspirateurs que ne le pouvait imaginer le plus soupçonneux des bolcheviks.
Le concile ecclésiastique, qui avait participé à la pompeuse réception de Kornilov, dépêcha alors pour appuyer le généralissime un de ses membres les plus réactionnaires, l'archevêque Platon. " Vous venez de voir à l'instant le navrant tableau de l'armée, dit ce représentant des " forces vives ". Et je suis monté ici pour dire, de cette place, à la Russie : ne te trouble point, bien chère, ne crains point, notre affectionnée. S'il faut un miracle pour le salut de la Russie, Dieu, grâce aux prières de l'Eglise, accomplira ce miracle... " Pour la protection des domaines du clergé, les hauts dignitaires orthodoxes préféraient des contingents de cosaques. Le point fort de la harangue n'était pourtant pas là. L’archevêque se plaignait de n'avoir pas entendu, dans les rapports des membres du gouvernement, " nommer une seule fois Dieu, même incidemment ". De même que Kornilov imputait au gouvernement de la révolution la décomposition de l'armée, Platon accusait " ceux qui sont présentement à la tête de notre peuple religieux avec ferveur " d'être de criminels incrédules. Des cléricaux qui s'étaient roulés dans la poussière devant Raspoutine s'enhardissaient à présent jusqu'à confesser publiquement le gouvernement de la révolution.
Au nom de vingt et un contingents de cosaques, une déclaration fut lue par le général Kaledine, dont le nom était répété avec insistance, en cette période, comme celui d'un des plus fermes dans le parti militaire, " Ne désirant pas, ne sachant pas flatter la foule, Kaledine - d'après les termes d'un de ses panégyristes - se sépara sur ce terrain, du général Broussilov et, comme incompatible avec l'esprit de l'époque, fut destitué de son commandement d'armée. " Rentré au commencement de mai dans la province du Don, le général cosaque fut bientôt élu ataman des troupes de la région. C'est lui, placé à la tète de la plus ancienne et de la plus forte des troupes cosaques, qui fut chargé de présenter le programme des hautes sphères privilégiées de la cosaquerie. Repoussant tous soupçons d'esprit contre-révolutionnaire, sa déclaration rappelait impertinemment aux ministres socialistes comment, au moment du danger, ils avaient sollicité l'aide des cosaques contre les bolcheviks. Le morose général conquit soudainement les cœurs des démocrates en proférant fortement un mot que Kerensky n'osait pas dire tout haut : la république. La majorité de l'auditoire, et le ministre Tchernov avec un empressement particulier, applaudit le général cosaque qui réclamait tout à fait sérieusement de la république ce que l'autocratie n'avait plus été en mesure de donner.
Napoléon avait autrefois prédit que l'Europe deviendrait cosaque ou républicaine. Kaledine consentait à voir la Russie républicaine, à condition qu'elle ne cessât point d'être cosaque. Ayant lu ces mots : " Les défaitistes ne doivent point avoir place dans le gouvernement ", l'ingrat général se tourna insolemment vers l'infortuné Tchernov. Un compte rendu d'un journal libéral note ceci : " Tous les regards se tournent vers Tchernov, qui baisse bien bas la tête sur la table. " N'étant pas lié par une situation officielle, Kaledine développa jusqu'au bout le programme de la réaction : supprimer les comités, rétablir l'autorité des chefs, ramener au même niveau l'arrière et le front, réviser les droits des soldats, autrement dit les réduire à néant. Les applaudissements de droite se mêlent aux protestations et même aux sifflets de gauche. L'assemblée constituante, " dans l'intérêt d'un travail calme et méthodique ", doit être convoquée à Moscou !
Ce discours élaboré avant la Conférence fut lu par Kaledine au lendemain de la grève générale, et la phrase sur " un travail calme " à Moscou avait un accent de dérision. La harangue du cosaque républicain porta finalement la température de la salle jusqu'à l'ébullition et amena Kerensky à faire montre d'autorité : " Il ne convient à qui que ce soit, dans la présente assemblée, d'intimer des ordres au gouvernement. " Mais, dans ce cas, pourquoi avait-on convoqué la conférence? Pourichkevitch, réactionnaire en vogue, criait de sa place : " Nous jouons le rôle de figurants du gouvernement ! " Deux mois auparavant, ce fauteur de pogromes n'osait pas encore s'exhiber.
La déclaration officielle de la démocratie, document interminable où l'on tentait de donner des réponses à toutes les questions sans en résoudre une seule, fut lue par le président du comité exécutif central, Tchkeidze, accueilli par les chaleureuses félicitations des gauches. Des acclamations comme " Vive le chef de la révolution russe ! " durent troubler ce modeste caucasien qui se sentait moins que tout un chef. Sur un ton de plaidoyer, la démocratie déclarait qu'elle " ne tendait pas au pouvoir, ne désirait pas un monopole à elle ". Elle est prête à soutenir tout pouvoir capable de sauvegarder les intérêts du pays et de la révolution. Mais on ne peut abolir les soviets : seuls ils ont sauvé le pays de l'anarchie. On ne peut supprimer les comités d'armée : seuls ils sont capables d'assurer la continuation de la guerre. Les classes privilégiées doivent faire quelques concessions dans l'intérêt de l'ensemble. Cependant, les intérêts des propriétaires de terres doivent être protégés contre les expropriations. La solution des questions nationales doit être différée jusqu'à l'assemblée constituante. Il faut pourtant procéder aux réformes les plus urgentes. Au sujet d'une active politique de paix, la déclaration ne disait mot. En somme, ce document était comme spécialement étudié pour ne pas donner satisfaction à la bourgeoisie tout en provoquant l'indignation des masses.
Dans un discours évasif et incolore, le représentant du comité exécutif paysan rappela le mot d'ordre " La Terre et la Liberté ", sous lequel " ont péri nos meilleurs militants ". Un compte rendu d'un journal de Moscou note un épisode élagué du sténogramme officiel : " Tout l'auditoire se lève et fait une tumultueuse ovation aux anciens prisonniers de la forteresse de Schlusselbourg, qui sont assis dans une loge. " Etonnante grimace de la révolution ! " Tout l'auditoire " fête les anciens bagnards politiques que la monarchie d'Alexeïev, de Kornilov, de Kaledine, de l'évêque Platon, de Rodzianko, de Goutchkov et, au fond, aussi de Milioukov, n'a pas eu le temps d'étouffer complètement dans ses prisons. Les bourreaux ou leurs complices veulent se parer de l'auréole du martyre de leurs propres victimes.
Quinze ans auparavant, les leaders de la moitié droite de la salle célébraient le deuxième centenaire de la prise de la forteresse de Schlusselbourg par Pierre I°. L'Iskra (L'Etincelle), journal de l'aile révolutionnaire de la social-démocratie, écrivait en ces jours-là : " Comme on est soulevé d'indignation devant cette cérémonie patriotique sur l'île maudite qui fut le lieu d'exécution de Minakov, de Mychkine, de Rogatchev, de Stromberg, d'Oulianov, de Gueneralov, d'Ossipanov, d'Andriouchkine et de Chevyrev; devant ces sacs de pierre, où Klitnenko s'étrangla avec une corde, où Gratchevsky s'arrosa de pétrole et s'incendia, où Sophie Ginsbourg se meurtrit à coups de ciseaux; sous des murailles dans lesquelles Chtchedrine, Iouvatchev, Konachevitch, Pokhitonov, Ignatti, Ivanov, Arontchik et Tikhonovitch ont sombré sans retour dans les ténèbres de la démence, tandis que des dizaines d'autres ont péri d'épuisement, de scorbut et de phtisie. Livrez-vous donc à vos bacchanales patriotiques, car aujourd'hui, vous êtes encore les traîtres à Schlusselbourg ! " En épigraphe, L'Iskra portait ces trois extraits d'une lettre adressée par les décembristes bagnards à Pouchkine : De l'étincelle jaillira la flamme. Elle a jailli. Elle a réduit en cendres la monarchie et son bagne de Schlusselbourg. Et voici qu'aujourd'hui, dans la salle de la conférence d'Etat, les geôliers de la veille ovationnaient les victimes arrachées à leurs griffes par la révolution. Mais le plus paradoxal fut pourtant que les anciens geôliers et les anciens détenus fusionnèrent effectivement dans une commune haine à l'égard des bolcheviks, de Lenine qui avait été l'inspirateur de L'Iskra, de Trotsky, auteur des lignes citées ci-dessus, des ouvriers révoltés, des soldats insubordonnés qui remplissaient les prisons de la république.
Le nationalo-libéral Goutchkov, président de la III° Douma, qui n'avait pas admis, en son temps des députés de gauche dans la commission de la défense nationale et qui, pour ce mérite avait été nommé par les conciliateurs le premier des ministres de la Guerre de la révolution, prononça le plus intéressant discours, où cependant l'ironie combattait vainement le désespoir : " Mais pourquoi donc… pourquoi - disait-il faisant allusion aux paroles de Kerensky - les représentants du pouvoir sont-ils venus à nous " dans une angoisse mortelle ", " dans une mortelle épouvante ", poussant des cris maladifs, je dirais même hystériques, de désespoir, et pourquoi cette angoisse, cette épouvante, ces cris, trouvent-ils dans nos âmes la douleur poignante des affres de l'agonie? " Au noir de ceux qui, précédemment, avaient été les souverains traîtres, avaient commandé, gracié et puni, le solide marchand moscovite confessait publiquement ses sensations " d'affres d'agonie ". "Ce pouvoir - disait-il - est une ombre de pouvoir. " Goutchkov avait raison. Mais lui aussi, ancien partenaire de Stolypine, n'était plus que l'ombre de lui-même,
Le jour même de l'ouverture de la conférence parut dans le journal de Gorki une information montrant comment Rodzianko réalisait des bénéfices en fournissant des leviers de culasses de fusils inutilisables. Cette révélation inopportune, faite par Karakhan, futur diplomate des soviets, alors encore inconnu de tous, n'empêcha pas le chambellan de parler avec dignité à la conférence au profit du programme patriotique des fournisseurs de l'armée. Tous les malheurs venaient de ceci que le gouvernement provisoire n'avait pas marché la main dans la main avec la Douma d'Etat, " la seule représentation intégralement légale de tout le peuple de Russie ". Cela sembla déjà trop. Sur les bancs de la gauche l'on se mit à rire. Des cris retentirent : " Le 3 juin ! ". Jadis, cette date, le 3 juin 1907 - jour où la constitution octroyée avait été foulée aux pieds - avait été comme marquée au fer sur le front de la monarchie et des partis qui la soutenaient. Maintenant, ce n'était plus qu'un pâle souvenir. Mais Rodzianko lui-même, qui tonitruait d'une voix de basse, énorme et imposant, semblait être à la tribune plutôt un vivant vestige du passé qu'une figure politique.
Aux attaques de l'intérieur, le gouvernement oppose les encouragements qui lui sont venus si à propos de l'extérieur, Kerensky donne lecture d'un télégramme de félicitations du président Wilson, promettant " tout appui matériel et moral au gouvernement russe pour le succès de la cause commune aux deux peuples, et dans laquelle ils ne poursuivent aucun but égoïste ".De nouveaux applaudissements devant la loge diplomatique ne peuvent étouffer l'anxiété provoquée dans la moitié de droite par la dépêche de Washington : l'éloge du désintéressement signifiait trop nettement pour les impérialistes russes l'ordonnance de se mettre à la diète.
Au nom de la démocratie conciliatrice, son leader reconnu, Tseretelli, défendait les soviets et les comités d'armée comme on défend pour l'honneur une cause perdue d'avance. " On ne peut encore enlever ces échafaudages, l'édifice de la libre Russie révolutionnaire n'étant pas entièrement construit. " Après l'insurrection, " les masses populaires, à proprement parler, n'avaient foi en personne qu'en elles-mêmes " : seuls les efforts des soviets conciliateurs donnèrent aux classes possédantes la possibilité de se maintenir au sommet, du moins dans les premiers temps, sans le confort habituel. Tseretelli faisait un particulier mérite aux soviets " d'avoir remis au gouvernement de coalition toutes les fonctions d'Etat " : ce sacrifice "avait-il été arraché à la démocratie par la force? " L'orateur ressemblait à un commandant de forteresse qui se vante publiquement d'avoir rendu sans combat la place à lui confiée... Et, pendant les journées de juillet, " qui donc avait dressé la poitrine pour défendre le pays contre l'anarchie ? " De la droite retentit une voix : " les cosaques et les junkers ! " Comme un coup de cravache, ces deux mots cinglèrent le flot des lieux communs démocratiques. L'aile bourgeoise de la conférence comprenait parfaitement l’effet salutaire des services rendus par les conciliateurs. Mais la gratitude n'est point un sentiment politique. La bourgeoisie se hâtait de tirer ses conclusions des bons offices qu'elle devait à la démocratie : le chapitre des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks était en voie d'achèvement; à l'ordre du jour se plaçait le chapitre des cosaques et des junkers.
C'est avec une particulière prudence que Tseretelli aborda le problème du pouvoir. Dans les derniers mois avaient eu lieu des élections aux doumas municipales et, partiellement, aux zemstvos, sur la base du droit de suffrage universel. Et qu'en résultait-il ? Les délégations des municipalités démocratiques se trouvèrent, à la conférence d'Etat, dans le groupe de gauche, avec les soviets, sous la direction des mêmes partis, socialistes-révolutionnaires et mencheviks. Si les cadets ont l'intention d'insister sur leur revendication : en finir avec toute dépendance du gouvernement, vis-à-vis de la démocratie, à quoi bon alors une assemblée constituante ? Tseretelli indiqua seulement les contours de cette argumentation; car, poussé jusqu'au bout, elle eût condamné la politique de la coalition avec les cadets comme contraire même à la démocratie formelle. On accuse la révolution d'abuser de discours sur la paix ? Mais les classes possédantes ne comprennent-elles pas que le mot d'ordre de la paix est actuellement le seul moyen de continuer la guerre? La bourgeoisie le comprenait : elle voulût seulement, avec le pouvoir, prendre aussi ce moyen en ses propres mains. Tseretelli termina par un hymne en l'honneur de la coalition. Dans l'assemblée scindée qui n'apercevait pas d'issue, les lieux communs des conciliateurs tintèrent pour la dernière fois avec une nuance d'espoir. Mais Tseretelli aussi n'était déjà plus en somme que le spectre de lui-même.
Au nom de la moitié droite de la salle, Milioukov, représentant irrémédiablement rassis des classes auxquelles l'histoire a coupé les voies d'une politique rassise, répliqua à la démocratie. Dans son Histoire, le leader du libéralisme rapporte d'une façon suffisamment expressive son propre discours à la conférence d'Etat. " Milioukov fit... un relevé succinct, basé sur des faits, des erreurs commises par " la démocratie révolutionnaire " et en tira des conclusions : capitulation dans la question de " la démocratisation de l'armée ", accompagnée du départ de Goutchkov; capitulation sur la question de la politique extérieure "zimmerwaldienne ", accompagnée du départ du ministre des Affaires étrangères (Milioukov); capitulation devant les revendications utopiques de la classe ouvrière, accompagnée du départ de Konovalov (ministre du Commerce et de l'Industrie); capitulation devant les excessives exigences des nationalités, accompagnée du départ des cadets restants. La cinquième capitulation devant les tendances spoliatrices des masses, dans la question agraire...provoqua le départ du prince Lvov, premier président du gouvernement provisoire. "
L'histoire de la maladie n'était pas mal écrite. Quant au traitement, Milioukov n'alla pas au-delà des mesures policières : il faut étouffer les bolcheviks. " En présence de faits évidents reprochait-il aux conciliateurs - ces groupes plus modérés ont été forcés d'admettre que, parmi les bolcheviks, il y a des criminels et des traîtres. Mais ils n'admettent pas jusqu'à présent que l'idée même, l'idée fondamentale qui unit ces partisans des actes combatifs de l'anarcho-syndicalisme, est criminelle. " (Applaudissements.)
Le très humble Tchernov semblait être encore l'anneau de jonction entre la coalition et la révolution. Presque tous les orateurs de l'aile droite : Kaledine, les cadets Maklakov et Astrov, portaient des coups à Tchernov qui avait reçu l'ordre de se taire et que nul ne prenait sous sa défense; Milioukov, de son côté, rappela que le ministre de l'Agriculture " avait été en personne à Zirnmerwald et à Kienthal et y avait présenté les motions les plus dolentes ". C'était un coup direct, à la tète : avant de devenir ministre de la guerre impérialiste, Tchernov avait effectivement signé certains documents de la gauche de Zimmerwald, c'est-à-dire de la fraction de Lenine.
Milioukov ne cacha pas à la conférence que, dès le début, il avait été adversaire de la coalition, estimant qu'elle " serait non plus forte, mais plus faible que le gouvernement issu de la révolution ", savoir : le gouvernement Goutchkov-Milioukov. Et, présentement, il " craint fort que la composition actuelle du pouvoir exécutif… ne garantisse pas la sécurité des personnes et de la propriété ". Quoi qu'il en soit, Milioukov promet au gouvernement son appui " de bon cœur et sans contestations ". La félonie incluse dans cette promesse magnanime éclatera quinze jours plus tard. Le discours, au moment où il fut prononcé, n'éveilla aucun enthousiasme, mais ne donna pas non plus motif à de véhémentes protestations. L'orateur fut accueilli et reconduit par de maigres applaudissements.
Le second discours de Tseretelli consistait en assurances, en serments, en lamentations : pourtant tout cela est bien pour vous ; les soviets, les comités, les programmes démocratiques, les mots d'ordre du pacifisme, tout cela vous protège : " A qui sera-t-il plus facile de faire marcher les troupes de l'Etat russe révolutionnaire, au ministre de la Guerre Goutchkov ou au ministre de la Guerre Kerensky? " Tseretelli répétait presque mot pour mot Lenine, mais seulement le leader des conciliateurs voyait un mérite là où le leader de la révolution stigmatisait la trahison. L'orateur se justifie plus loin d'avoir trop ménagé les bolcheviks :" Je vous le dis, la révolution était inexpérimentée dans la lutte contre l'anarchie venue de gauche " (Tempête d'applaudissements à droite.) Mais, depuis que " les premières leçons ont été données ", la révolution a corrigé son erreur : " On a déjà mis en application une loi d'exception. " En ces mêmes heures, Moscou était clandestinement gouvernée par un comité comptant six membres- deux mencheviks, deux socialistes-révolutionnaires, deux bolcheviks - protégeant la ville contre le danger d'un coup d'Etat de la part de ceux devant lesquels les conciliateurs s'engageaient à écraser les bolcheviks.
Le clou de la dernière journée fut la harangue du général Alexeïev dont l'autorité incarnait le manque de talent des vieux bureaucrates militaires. Sous les vivats effrénés de la droite, l'ancien chef d'état-major de Nicolas II, organisateur aussi des débâcles de l'armée russe, parla de ces destructeurs " dans les poches desquels tintaient mélodieusement les marks allemands ". Pour reconstituer l'armée, il faut une discipline; pour la discipline, il faut que les chefs aient de l'autorité; ce pour quoi il faut encore de la discipline. " Parlez d'une discipline de fer, ou appelez-la consciente, ou dites-la véritable… les bases de ces disciplines sont les mêmes. " L'histoire se délimitait pour Alexeïev dans les statuts du service intérieur. " Est-il donc, messieurs, si difficile de sacrifier une prérogative illusoire, l'existence des organisations (rires à gauche) pour un certain temps? " (tapage et cris à gauche.) Le général suggérait qu'on lui remît en tutelle la révolution désarmée, non pour toujours, non, Dieu merci! mais seulement " pour un certain temps " : la guerre finie, il promettait de restituer l'objet en bonne conservation. Mais il termina par un aphorisme assez bien venu : " Il faut des mesures et non des demi-mesures. " Ces mots atteignaient et la déclaration de Tchkheidze, et le gouvernement provisoire, et la coalition, et tout le régime de février. Des mesures et non des demi-mesures! Là-dessus, les bolcheviks étaient aussi d'accord.
Au général Alexeïev furent aussitôt opposés des officiers de gauche, délégués de Petrograd et de Moscou, qui soutenaient " notre chef suprême, le ministre de la Guerre ". Après eux le lieutenant Koutchine, vieux menchevik, orateur du " groupe du front à la conférence d'Etat ", parla au nom de millions de soldats qui, cependant, ne devaient guère se reconnaître dans le miroir de la conciliation. " Nous avons tous lu l'interview du général Loukomsky, dans tous les journaux, où il est dit : si les Alliés ne nous aident pas, Riga sera livrée... " Pourquoi donc le haut commandement, qui dissimulait toujours les insuccès et les revers, avait-il senti le besoin de pousser au noir les couleurs? Les cris : " C'est une honte ", partant de gauche, s'adressaient à Kornilov qui, la veille, avait développé la même pensée en pleine conférence.
Koutchine touchait au point le plus sensible des classes possédantes : les sommets de la bourgeoisie, le commandement, toute la moitié droite de l'auditoire étaient profondément imprégnés de tendances défaitistes dans les domaines économique, politique et militaire. La devise de ces patriotes solides et équilibrés était dès lors; " Plus ça va mal, mieux ça va! " Mais l'orateur conciliateur se hâta d'esquiver un thème qui était pour lui-même un terrain glissant." Sauverons-nous l'armée ? Nous ne savons, mais si nous ne la sauvons pas, ce n'est point le commandement qui la sauvera... " " Il la sauvera ! " s'écria-t-on sur les bancs des officiers. Koutchine : " Non, il ne la sauvera pas! " Des applaudissements éclatent à gauche. Ainsi s'interpellaient hostilement les commandants et les comités sur la solidarité imaginaire desquels était édifié le programme d'un assainissement de l'armée. Ainsi s'interpellaient les deux moitiés de la conférence qui constituaient la base d'une " honnête coalition ". Ces conflits n'étaient que le faible écho, étouffé, parlementarisé, des antagonismes qui secouaient le pays.
Conformément à la mise en scène bonapartiste, les orateurs de droite et de gauche alternaient, s'équilibrant entre eux autant que possible. Si les primats du concile orthodoxe soutenaient Kornilov, les moniteurs des chrétiens évangéliques se rangeaient du côté du gouvernement provisoire. Les délégués des zemstvos et des municipalités sortaient deux par deux : l'un, pour la majorité, se joignait à la déclaration de Tchkheidze; l'autre, pour la minorité, à la déclaration de la Douma d'Etat.
Les représentants des nationalités opprimées, l'un après l'autre, assuraient le gouvernement de leur patriotisme, mais les suppliaient de ne pas les duper davantage : dans leurs régions, mêmes fonctionnaires, mêmes lois, même oppression. " On ne peut différer. Aucun peuple ne peut vivre seulement de promesses. " La Russie révolutionnaire doit montrer qu'elle est " la mère et non point la marâtre de tous les peuples". Les timides reproches et les adjurations résignées ne trouvaient presque aucun écho de sympathie même dans la moitié gauche de l'auditoire. L'esprit de la guerre impérialiste est moins que tout compatible avec une honnête politique dans la question nationale.
" Jusqu'à présent, les nationalités de la Transcaucasie n'ont fait aucune manifestation séparatiste - déclara, au nom des Géorgiens, le menchévik Tchkenkeli - et elles n'en feront pas ultérieurement. " Cet engagement, couvert d'applaudissements, se trouvera bientôt caduc : à partir de l'insurrection d'octobre, Tchkenkeli sera un des leaders du séparatisme. Il n'y a pourtant point là de contradiction : le patriotisme de la démocratie ne dépasse point les cadres du régime bourgeois,
Entre-temps, de nouveaux spectres du passé, les plus tragiques, surgissent sur la scène. Les mutilés de guerre font entendre leur voix. Eux non plus ne sont pas unanimes. Les manchots, les amputés de la jambe, les aveugles ont leur aristocratie et leur plèbe. Au nom " de l'immense et puissante association des chevaliers de Saint-Georges, de ses cent vingt-huit sections disséminées dans toute la Russie ", un officier, offensé dans son patriotisme, soutient Kornilov (approbation de la droite). L'Union panrusse des mutilés de guerre se joint par l'intermédiaire de son délégué, à la déclaration de Tchkheidze (approbation de la gauche).
Le comité exécutif de l'Union des cheminots qui venait de s'organiser et qui devait, sous la dénomination abrégée de Vikjel, jouer dans les prochains mois un rôle considérable, joignit sa voix à la déclaration des conciliateurs. Le président du Vikjel, démocrate modéré et extrême patriote, traça un vif tableau des manigances contre-révolutionnaires sur le réseau : perfides offensives contre les ouvriers, licenciements en masse, dérogations arbitraires à la journée de huit heures, inculpations devant les tribunaux. Des forces clandestines, dirigées par des centres cachés mais influents, tentent évidemment de provoquer à la bataille les cheminots allumés. L'ennemi est insaisissable. " Le contre-espionnage s'est assoupi, la surveillance du ministère public est endormie. " Et ce modéré entre tous les modérés termina par une menace : " Si l'hydre de la contre-révolution lève la tête, nous marcherons pour l'étouffer de nos propres mains. "
Immédiatement se présente, apportant des accusations contraires, un des as des cheminots : " La pure source de la révolution s'est trouvée empoisonnée. Pourquoi? Parce que les buts idéalistes de la révolution ont été remplacés par des buts matériels (applaudissements de droite). " Dans le même esprit, Roditchev, cadet et propriétaire de domaines, accuse les ouvriers de s'être assimilé l'ignominieux mot d'ordre reçu de France : " Enrichissez-vous! " Les bolcheviks assureront bientôt à la formule de Roditchev un succès exceptionnel, quoique non celui sur lequel comptait l'orateur. Le professeur Ozerov, homme de science pure et délégué des banques agraires, s'écrie : " Le soldat dans la tranchée doit penser à la guerre et non au partage de la terre. " Ce n'est pas étonnant : la confiscation des propriétés terriennes individuelles signifierait la confiscation des capitaux bancaires : au 1° janvier 1915, l'endettement de la propriété privée sur les terres se chiffrait à plus de trois milliards cinq cents millions de roubles!
De droite l'on parlait au nom de hauts états-majors, d'unions industrielles, de chambres de commerce et de banques, de la société des haras et d'autres organisations qui groupaient des centaines de personnages réputés. De gauche, l'on parlait au nom des soviets, des comités d'armée, des syndicats, des municipalités démocratiques, des coopératives, derrière lesquels s'entrevoyaient, sur un fond lointain, des millions et des dizaines de millions d'anonymes. En temps normal, la prépondérance portait invariablement sur le segment court du levier. " On ne peut nier - moralisait Tseretelli - surtout en un pareil moment, la densité et l'importance de ceux qui sont forts de leur poids de possédants. " Mais toute l'affaire est en ceci que cette pesanteur devenait de plus en plus impondérable. De même que le poids n'est pas une qualité interne à tels ou tels objets, mais seulement un rapport réciproque entre eux, la densité sociale n'est point une qualité innée d'un individu, mais seulement la valeur de classe que sont forcées de lui reconnaître les autres classes. La révolution, cependant, arrivait tout près de la limite même où l'on commence à ne plus reconnaître les " qualités " les plus essentielles des classes dominantes. De là devint si incommode la situation de la minorité renommée sur le segment court du levier.
Les conciliateurs faisaient tous leurs efforts pour maintenu l'équilibre. Mais ils n'étaient plus en force : les masses pressaient trop irrésistiblement sur l'autre bras, le plus long. Combien prudemment les gros agrariens, les banquiers, les industriels défendaient leurs intérêts! Et puis les défendaient-ils en général? Presque pas. Ils défendaient les droits de l'idéalisme, les intérêts de la culture, les prérogatives de la future assemblée constituante. Un maître de l'industrie lourde, Von Ditmar, termina même par un hymne en l'honneur de " liberté, égalité, fraternité ". Où s'étaient fourrés les barytons métalliques du profit, les basses rauques de la rente foncière? De la scène se déversaient seulement les plus doucereux ténors du désintéressement. Mais une minute d'attention : combien de bile et de vinaigre sur la mélasse! De quelle façon inattendue, les roulades lyriques se brisent en un fausset coléreux. Le représentant de la chambre de l'agriculture panrusse, Kapatsinsky, qui tient de toute son âme pour la prochaine réforme agraire, n'oublie pas de remercier " notre pur Tseretelli " pour sa circulaire défendant le droit contre l'anarchie. " Mais les comités agraires? Car enfin ils remettent directement le pouvoir au moujik! Lui, " être obscur, presque illettré, fou de bonheur à l'idée qu'enfin… on lui donne la terre, cet homme est chargé d'instituer le droit dans le pays ". Si, dans la lutte contre l'obscur moujik, les propriétaires de domaines défendent la propriété, ce n'est pas pour eux, non, mais seulement pour la sacrifier ensuite sur l'autel de la liberté.
La symbolique sociale semblerait presque épuisée. Mais ici Kerensky est illuminé d'une heureuse inspiration. Il propose de donner la parole à un groupe encore - " un groupe historique en Russie, celui de Brechkovskaïa, de Kropotkine et de Plekhanov ". Le populisme russe, l'anarchisme russe et la social-démocratie russe apparaissent personnifiés par la génération aînée; l'anarchisme et le marxisme par leurs plus éminents fondateurs.
Kropotkine demande qu'on joigne sa voix " à celles oui ont invité tout le peuple russe à rompre une fois pour toutes avec le zimmerwaldisme ". L'apôtre négateur de l'autorité se rattache du coup à l'aile droite de la conférence. La défaite menace de comporter non seulement la perte de grands territoires et des contributions : " Sachez, camarades, qu'il y a quelque chose de pire que tout cela : c'est la psychologie d'un pays vaincu. " Le vieil internationaliste préfère la psychologie d'un pays vaincu… située de l'autre côté de la frontière. Se rappelant comment la France vaincue s'était humiliée devant les tsars de la Russie - il n'avait pas prévu comment la France victorieuse s'humilierait devant les banquiers américains - Kropotkine s'écrie : " Se peut-il que nous en passions par là ? Pour rien au monde! " Des applaudissements de toute la salle lui répondent.
En revanche, quelles radieuses perspectives ouvre la guerre! " Tous commencent à comprendre qu'il faut édifier une vie nouvelle sur de nouveaux principes socialistes... Lloyd George prononce des discours pénétrés d'esprit socialiste... En Angleterre, en France et en Italie, se forme une nouvelle intelligence de la vie, pénétrée de socialisme, malheureusement étatiste. " Si Lloyd George et Poincaré n'avaient pas encore renoncé, " malheureusement ", au principe étatiste, Kropotkine s'en approchait assez ouvertement. " Je pense, dit-il, que nous n'empiéterons en rien sur les droits de l'assemblée constituante - reconnaissant parfaitement qu'elle doit avoir une décision souveraine en pareille question- si nous, Assemblée de la terre russe, exprimons hautement notre désir que la Russie soit proclamée république. " Kropotkine insiste sur une république fédérative : " Nous avons besoin d'une fédération telle que nous en voyons une aux Etats-Unis. " Voilà à quoi aboutissait la " fédération des communes libres " de Bakounine ! " Promettons-nous donc enfin entre nous - termine Kropotkine, adjurant l'assemblée - que nous ne nous diviserons plus en parties droite et gauche de ce théâtre... Car enfin nous avons tous une seule et même patrie, et, pour elle, nous devons tenir ou tomber au besoin, nous tous, ceux de droite et ceux de gauche. " Propriétaires de terres, industriels, généraux, chevaliers de Saint-Georges - qui tous se refusaient à reconnaître Zimmerwald - firent à l'apôtre de l'anarchie une ovation méritée.
Les principes du libéralisme vivent en réalité non autrement qu'en combinaison avec l'activité policière. L'anarchisme est une tentative pour épurer le libéralisme de l'influence policière. Mais, de même que l'oxygène à l'état pur est irrespirable, les principes du libéralisme débarrassés de l'élément policier signifient la mort de la société. Comme ombre caricaturale du libéralisme, l'anarchisme, dans l'ensemble, partage le sort de ce dernier. Ayant tué le libéralisme, le développement des antagonismes de classes tue aussi l'anarchie. Comme toute secte qui fonde sa doctrine non sur le développement réel de la société humaine, mais sur l'exagération jusqu'à l'absurde d'un des traits de cette société, l'anarchisme éclate comme une bulle de savon au moment où les antagonismes sociaux aboutissent à une guerre ou à une révolution. L'anarchie représentée par Kropotkine se trouva peut-être le plus fantomatique de tous les spectres de la conférence d'Etat.
En Espagne, pays classique du bakouninisme, les anarcho-syndicalistes et ceux qu'on appelle anarchistes " spécifiques " ou purs, se refusant à la politique, renouvellent en réalité la politique des mencheviks russes. Les emphatiques négateurs de l'Etat s'inclinent respectueusement devant lui dès qu'il mue un peu. Mettant en garde le prolétariat contre les séductions du pouvoir, ils soutiennent avec abnégation le pouvoir de la bourgeoisie de " gauche ". Maudissant la gangrène du parlementarisme, ils passent, sous le manteau, à leurs partisans, le bulletin de vote de vulgaires républicains. Quelle que soit la solution de la révolution espagnole, elle en finira en tout cas pour toujours avec l'anarchisme.
Par la bouche de Plekhanov, accueilli de tumultueux applaudissements de tout l'auditoire - les gauches fêtaient le vieux maître, les droites le nouvel allié - parla le marxisme russe du premier cru, dont la perspective s'était arrêtée pendant des dizaines d'années à la liberté politique. Là où la révolution commençait seulement pour les bolcheviks, elle était achevée pour Plekhanov. Conseillant aux industriels de " chercher un rapprochement avec la classe ouvrière ", Plekhanov chapitrait ainsi les démocrates : " il vous est sans conteste indispensable de vous entendre avec les représentants de la classe des commerçants et industriels. " A titre d'exemple comminatoire, Plekhanov cita le " Lenine de triste mémoire " qui était tombé au point d'appeler le prolétariat " à se saisir immédiatement du pouvoir politique". Précisément en vue de prévenir la lutte pour la conquête du pouvoir, la conférence avait besoin de Plekhanov, qui déposa les restes de son armure de révolutionnaire sur le seuil de la révolution.
Le soir du jour même où se prononçaient les délégués " historiques " de la Russie, Kerensky donna la parole au représentant de la chambre de l'agriculture et de l'union des propriétaires de haras, autre Kropotkine, également membre de l'antique famille princière qui, si l'on en croit les généalogies, avait plus droit au trône de Russie que les Romanov. " Je ne suis pas socialiste – déclara l'aristocrate féodal - mais je respecte le vrai Socialisme. Pourtant quand je vois les spoliations, les pillages, les violences, je dois dire que... le gouvernement a le devoir de contraindre les hommes qui se sont immiscés dans le socialisme à abandonner l’œuvre d'édification du pays. " Ce deuxième Kropotkine, qui tirait évidemment sa flèche contre Tchernov, n'objectait rien à des socialistes genre Lloyd George ou Poincaré. Concurremment avec son familial antipode, l'anarchiste, le Kropotkine monarchiste condamnait Zimmerwald, la lutte de classes, les expropriations de terres : hélas ! il était habitué à appeler cela de " l'anarchie ", et il exigeait également l'unité et la victoire. Les procès-verbaux ne constatent malheureusement pas si les deux Kropotkine se sont applaudis réciproquement
En cette conférence rongée de haine, l'on parlait tellement d'unité que celle-ci ne pouvait, du moins pour un instant, que se matérialiser dans un inévitable serrement de mains symbolique. Cet événement fut raconté en termes inspirés par le journal des mencheviks : " Au moment où Boublikov prend la parole, il se produit un incident dont l'effet est profond sur tous les membres de la conférence... " Si, hier – déclarait Boublikov - le noble leader de la révolution, Tseretelli, a tendu la main au monde industriel, qu'il sache que cette main ne restera pas suspendue! " Quand Boublikov termine, Tseretelli s'approche de lui et lui serre la main. Tempête d'ovations. "
Que d'ovations ! Trop d'ovations ! Huit jours avant la scène ici décrite, le même Boublikov, considérable personnage dans les chemins de fer, hurlait, au congrès des industriels, à l'adresse des leaders des soviets : " Loin de nous les malhonnêtes, les ignorants, tous ceux qui… ont poussé à la perdition! " - et ses paroles n'avaient pas encore d'écho dans l'ambiance de Moscou. Le vieux marxiste Riazanov, qui assistait à la conférence, faisant partie de la délégation des syndicats, rappela fort à propos les baisers Lamourette, les baisers de l'évêque de Lyon : " le baiser qu'échangèrent deux parties de l'assemblée législative - non les ouvriers et la bourgeoisie, mais deux parties de la bourgeoisie, et vous savez que jamais la lutte ne fut plus ardente et furieuse qu'après ce baiser. " Avec une franchise inhabituelle, Milioukov lui aussi reconnaît que l'union, de la part des industriels était " insincère, mais pratiquement indispensable pour la classe qui avait trop à perdre. C'est justement par cette résignation sur d'arrière-pensées que devint fameuse la poignée de main de Boublikov ".
La majorité des participants croyait-elle à la force des poignées de main et des embrassades politiques? Ces gens croyaient-ils en eux-mêmes? Leurs sentiments étaient contraires comme leurs plans. Vraiment, dans certains discours, surtout venus de la périphérie, on saisissait encore le frémissement des premiers enthousiasmes, espoirs, illusions. Mais dans une assemblée où la moitié de gauche était déçue et démoralisée, la droite irritée, les échos des journées de mars avaient le ton d'une correspondance de fiancés lue à une instance en divorce. Se retirant dans le royaume des fantômes, les politiciens cherchaient, par des moyens fantomatiques, à sauver un régime spectral. Le petit froid mortel du désespoir soufflait sur l'assemblée des " forces vives ", sur la revue des condamnés.
Peu avant la fin de la conférence se produisit un incident qui manifesta une profonde scission même dans le groupe considéré comme un modèle d'unité et d'esprit étatiste : celui des cosaques. Nagaïev, jeune officier de ce corps, membre d'une délégation soviétique, déclara que les travailleurs cosaques ne suivaient pas Kaledine : les hommes du front n'avaient point confiance en leur commandement supérieur. C'était vrai et le coup portait sur le point le plus douloureux. Un compte rendu de presse décrit ensuite la plus tumultueuse de toutes les scènes de la conférence. La gauche applaudit Nagaïev avec transports. Des cris éclatent : " Gloire à la cosaquerie révolutionnaire! " Protestations indignées de la droite : " Vous en répondrez! " Une voix de la loge des officiers : " Les marks allemands! " Bien qu'inévitables comme dernier argument patriotique, ces mots produisent l'effet d'une bombe. C'est dans la salle un vacarme infernal. Les délégués des soviets bondissent de leurs places, menacent du poing la loge des officiers. On crie : " Provocateurs! "... La sonnette présidentielle tinte sans arrêt. " On dirait que, faute de peu, une bagarre va commencer. "
Après tout ce qui s'était dit, Kerensky, dans son discours de clôture, donnait cette assurance : " Je crois et je sais même...que nous sommes arrivés à nous comprendre parfaitement entre nous, que nous en sommes venus à une grande estime réciproque... Jamais encore la duplicité du régime de février ne s'était élevée à ce degré de fausseté abominable et vaine. Ne réussissant pas à se maintenir sur le même ton, l'orateur, dans ses dernières périodes, éclate brusquement en un cri de désespoir et de menace." D'une voix saccadée qui tombait de la criaillerie hystérique au chuchotement tragique, Kerensky menaçait - selon la description de Milioukov - un adversaire imaginaire, le cherchant insidieusement dans l'auditoire, d'un regard enflammé… " En réalité, Milioukov savait mieux que personne que l'adversaire n'était pas du tout imaginaire. " Aujourd'hui, citoyens de la terre russe, je ne me livrerai plus à des rêveries... Que le cœur se pétrifie... - s'exclamait dans ses divagations Kerensky - que se dessèchent toutes ces fleurs et songeries sur la nature humaine (voix féminine d'en haut : " Il ne faut pas ! ") qu'aujourd'hui, du haut de cette tribune, l'on a foulées aux pieds. Eh bien, je les écraserai moi-même! Il n'y en aura plus ! (Voix féminine d'en haut : " Vous ne pouvez pas faire ça, votre cœur ne vous le permettra pas. ") Je jetterai loin de moi les clefs d'un cœur qui aime l'humanité, je penserai seulement à l'Etat. "
Dans la salle, les gens étaient interloqués et, cette fois, ceux de droite comme ceux de gauche. La symbolique sociale de la conférence d'Etat s'achevait sur un intolérable monologue de mélodrame. La voix féminine qui s'était élevée pour la défense des fleurs du cœur retentit comme un appel au secours, comme un S. O. S. de la pacifique, solaire, non sanglante révolution de février. Et enfin sur le théâtre de la conférence d'Etat le rideau tomba.