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Special pages :
33. Le soulèvement de Kornilov
- Tome 1 - Février
- Préface
- 1. Particularités du développement de la Russie
- 2. La Russie tsariste et la guerre
- 3. Le Prolétariat et les paysans
- 4. Le tsar et la tsarine
- 5. L'idée d'une révolution de palais
- 6. L'agonie de la monarchie
- 7. Cinq journées : du 23 au 27 février 1917
- 8. Qui dirigea l’insurrection de Février?
- 9. Le paradoxe de la Révolution de Février
- 10. Le nouveau pouvoir
- 11. La dualité de pouvoirs
- 12. Le Comité exécutif
- 13. L’armée et la guerre
- 14. Les dirigeants et la guerre
- 15. Les bolcheviks et Lénine
- 16. Le réarmement du parti
- 17. Les "Journées d'Avril"
- 18. La première coalition
- 19. L'offensive
- 20. La paysannerie
- 21. Regroupements dans les masses
- 22. Le Congrès des soviets et la manifestation de Juin
- 23. La Révolution de Février : conclusion
- Tome 2 - Octobre
- 24. Préface
- 25. Les "Journées de Juillet", la préparation et le début
- 26. Les "Journées de Juillet" : le point culminant et l'écrasement
- 27. Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet?
- 28. Le mois de la grande calomnie
- 29. La contre-révolution relève la tête
- 30. Kerenski et Kornilov
- 31. La conférence d'Etat à Moscou
- 32. Le complot de Kerenski
- 33. Le soulèvement de Kornilov
- 34. La bourgeoisie se mesure avec la démocratie
- 35. Les masses exposées aux coups
- 36. Marée montante
- 37. Les bolcheviks et les soviets
- 38. La dernière coalition
- 39. La paysannerie devant Octobre
- 40. La question nationale
- 41. Sortie du préparlement et lutte pour le congrès des soviets
- 42. Le comité militaire révolutionnaire
- 43. Lénine appelle à l'insurrection
- 44. L'art de l'insurrection
- 45. La prise de la capitale
- 46. La prise du palais d’Hiver
- 47. L'insurrection d'octobre
- 48. Le congrès de la dictature soviétique
- 49. Conclusion
- 50. Appendices
Dès le début du mois d'août, Kornilov ordonna de transférer la division " sauvage " et le 3e corps de cavalerie du front Sud-Ouest au rayon compris dans le triangle ferroviaire : Nevel-Novosokolniki-Vélikié Louki présentant une base commode pour une marche sur Pétrograd, sous l'aspect d'une réserve pour la défense de Riga. Alors même, le généralissime décidait qu'une division de Cosaques serait concentrée dans le rayon situé entre Vyborg et Biéloostrov : au point dressé sur la tête même de la capitale — de Biéloostrov à Pétrograd, il n'y a que trente kilomètres ! — l'on donnait l'apparence d'une réserve pour d'éventuelles opérations en Finlande. Ainsi, même avant la Conférence de Moscou, l'on avait mis en branle pour frapper un coup sur Pétrograd les quatre divisions de cavalerie considérées comme les plus utilisables contre les bolcheviks. Pour ce qui est de la division caucasienne, on en parlait, dans l'entourage de Kornilov, très simplement : " Les montagnards, peu leur importe qui massacrer. " Le plan stratégique était simple. Trois divisions venant du sud devaient être transportées par chemin de fer jusqu'à Tsarskoïé-Sélo, Gatchina et Krasnoïé-Sélo, d'où, " sitôt informées de désordres commencés à Pétrograd et pas plus tard que le matin du 1er septembre ", elles seraient avancées en ordre de bataille pour l'occupation de la partie sud de la capitale, sur la rive gauche de la Néva. La division cantonnée en Finlande devait, en même temps, occuper la partie nord de Pétrograd.
Par l'intermédiaire de l'Union des officiers, Kornilov entra en liaison avec les sociétés patriotiques de la capitale qui disposaient, d'après leurs propres termes, de deux mille hommes parfaitement armés ; mais, ayant besoin d'officiers expérimentés pour l'instruction, Kornilov promit de donner des chefs prélevés sur le front sous prétexte de congés. Pour contrôler l'état d'esprit des ouvriers et des soldats de Pétrograd et l'activité des révolutionnaires, un contre-espionnage secret fut institué, à la tête duquel fut placé le colonel de la division " sauvage " Heimann. L'affaire était menée dans les cadres des règlements militaires, le complot disposait de l'appareil du Grand Quartier Général.
La Conférence de Moscou n'avait que fortifié Kornilov dans ses plans. A vrai dire, Milioukov, d'après son propre récit, recommandait de différer, car Kérensky, disait-il, avait encore en province une popularité. Mais un conseil de ce genre ne pouvait avoir d'influence sur le général déchaîné : il s'agissait en fin de compte non de Kérensky, mais des Soviets ; au surplus, Milioukov n'était pas un homme d'action : un civil, et pis encore, un professeur. Les banquiers, les industriels, les généraux cosaques se faisaient pressants, les métropolites bénissaient. L'officier d'ordonnance Zavoïko se portait garant du succès. De toutes parts venaient des télégrammes de félicitations.
La diplomatie alliée participait activement à la mobilisation des forces contre-révolutionnaires. Sir George Buchanan tenait entre ses mains de nombreux fils du complot. Les attachés militaires des Alliés près le Grand Quartier Général donnaient l'assurance de leurs meilleurs sentiments. "En particulier – témoigne Dénikine – le représentant de la Grande-Bretagne le faisait en termes touchants. " Derrière les ambassades se tenaient leurs gouvernements. Par une dépêche du 23 août, le commissaire du gouvernement provisoire à l'étranger, Svatikov, communiquait de Paris qu'au cours des audiences d'adieux, le ministre des Affaires étrangères Ribot " s'intéressait avec une extrême curiosité à savoir quel était dans l'entourage de Kérensky l'homme ferme et énergique, et le président Poincaré posait de nombreuses questions sur... Kornilov ". Tout cela était connu du Grand Quartier Général. Kornilov ne voyait aucun motif de différer et d'attendre. Vers le 20, deux divisions de cavalerie furent avancées dans la direction de Pétrograd. Le jour de la chute de Riga, l'on convoqua au Grand Quartier Général quatre officiers de chaque régiment, au total environ quatre mille gradés, pour " l'étude des mortiers anglais ". On expliqua tout de suite aux officiers les plus sûrs qu'il s'agissait d'écraser pour toujours " le Pétrograd bolcheviste ". Le même jour, le Grand Quartier Général ordonna de remettre d'urgence aux divisions de cavalerie plusieurs caisses de grenades : ces projectiles étaient ce qu'il y avait de mieux pour les combats de rues. "Il fut convenu — écrit le chef d'état-major Loukomsky — que tout devait être prêt pour le 26 août. "
Dès que les troupes de Kornilov approcheront de Pétrograd, l'organisation intérieure " doit agir dans la capitale, occuper l'Institut Smolny et s'efforcer d'arrêter les leaders bolcheviks ". Il est vrai que ces leaders ne se montraient à l'Institut Smolny que pendant les séances ; en revanche, s'y tenait en permanence le Comité exécutif qui fournissait des ministres et continuait à considérer Kérensky comme son vice-président. Mais, dans une grande affaire, il n'y a ni possibilité, ni besoin de sauver les nuances. Kornilov, en tout cas, ne s'en occupait point, " Il est temps – disait-il à Loukomsky – de pendre les agents et espions de l'Allemagne, Lénine le premier, et de chasser le Soviet des députés ouvriers et soldats, mais de le chasser de telle façon qu'il ne puisse plus se réunir nulle part"
Kornilov avait fermement décidé de confier la direction de l'opération à Krymov, qui, dans ces milieux, jouissait de la réputation d'un général hardi et résolu. "Krymov était alors gai, jovial écrit de lui Dénikine – et envisageait avec foi l'avenir. " Au Grand Quartier Général l'on avait foi en Krymov. "Je suis persuadé – écrivait de lui Kornilov – qu'il n'hésitera pas, en cas de nécessité, à faire pendre tous les membres du Soviet des députés ouvriers et soldats. " Le choix d'un général " gai, jovial ", était donc des plus réussis.
En plein dans le cours de ces travaux qui distrayaient un peu du front allemand, Savinkov arriva au Grand Quartier Général pour préciser le vieil accord en y apportant des amendements d'importance secondaire. Pour frapper sur l'ennemi commun, Savinkov rappela la date même que Kornilov avait depuis longtemps choisie pour agir contre Kérensky : six mois écoulés depuis la révolution. Bien que le plan du coup d'État se fût scindé en deux courants, les parties, l'une et l'autre, essayaient d'opérer sur les éléments communs du plan : Kornilov pour un camouflage, Kérensky pour entretenir ses propres illusions. La proposition de Savinkov convenait au mieux au Grand Quartier Général : le gouvernement lui-même tendait le cou, Savinkov se préparait à serrer le nœud coulant. Les généraux du Grand Quartier Général se frottaient les mains. "Ça mord !" disaient-ils comme des pêcheurs heureux.
Kornilov accepta d'autant plus volontiers des concessions qu'elles ne lui coûtaient rien. Quelle importance y a-t-il à soustraire la garnison de Pétrograd aux ordres du Grand Quartier Général du moment que les troupes de Kornilov entrent dans la capitale ? Ayant accepté les deux autres conditions, Kornilov les viola immédiatement : la division " sauvage " fut désignée comme avant-garde et Krymov fut mis à la tête de toute l'opération. Kornilov ne jugeait pas même nécessaire de sauver les apparences.
Les bolcheviks discutaient ouvertement les conditions essentielles de leur tactique : un parti de masses ne saurait en effet agir autrement. Le gouvernement et le Grand Quartier Général ne pouvaient ignorer que les bolcheviks s'opposaient aux manifestations, loin de les provoquer. Mais, de même que le désir est parfois le père de la pensée, la nécessité politique devient aussi la mère des pronostics. Toutes les classes dirigeantes parlaient de l'insurrection imminente parce qu'elles en avaient besoin à tout prix. Tantôt on donnait comme prochaine, tantôt comme retardée de quelques jours la date de l'insurrection.
Au ministère de la Guerre, c'est-à-dire chez Savinkov – communiquait la presse – on envisageait la prochaine manifestation " très sérieusement ". La Rietch déclarait que l'initiative du mouvement était prise par la fraction bolcheviste du Soviet de Pétrograd. En qualité de politicien, Milioukov était à tel point engagé dans la question de l'imaginaire soulèvement des bolcheviks qu'il jugea de son honneur de maintenir cette version en qualité d'historien. "Dans les documents de contre-espionnage publiés plus tard – écrit-il – c'est précisément à ce moment que se rapportent de nouvelles assignations d'argent allemand pour les " entreprises de Trotsky ". Avec le contre-espionnage russe, le savant historien oublie que Trotsky, que l'état-major allemand désignait par son nom pour la commodité des patriotes russes, " précisément à ce moment " – du 23 juillet au 4 septembre se trouvait en prison. Si l'axe de la terre n'est qu'une ligne imaginaire, cela n'empêche pas, comme on sait, la terre de tourner. C'est également ainsi que le plan de l'opération Kornilovienne tournait autour d'un imaginaire mouvement des bolcheviks, pris comme axe. Cela pouvait parfaitement suffire pour la période préparatoire. Mais, pour le dénouement, il fallait tout de même quelque chose de plus matériel.
L'un des dirigeants de la conspiration militaire, l'officier Winberg, dans des notes intéressantes qui révèlent ce qui se passa dans la coulisse, confirmait complètement les indications des bolcheviks sur le travail accompli par la provocation militaire. Milioukov se trouva forcé, sous la pression des faits et des documents, de reconnaître que " les soupçons des milieux d'extrême-gauche tombaient juste ; l'agitation dans les usines faisait indubitablement partie des tâches qu'avaient à accomplir les organisations d'officiers ". Mais cela n'était pas de grand secours : les bolcheviks, comme s'en plaint le même historien, décidèrent de " ne pas se laisser faire " les masses ne se décidaient pas à marcher sans les bolcheviks. Cependant, l'on tint compte aussi, dans le plan, de cet obstacle qui fut, pour ainsi dire, paralysé d'avance. Le " Centre républicain ", comme se dénommait l'organe dirigeant des conspirateurs à Pétrograd, décida tout simplement de se substituer aux bolcheviks : le truquage du soulèvement révolutionnaire fut confié au colonel de Cosaques Doutov. En janvier 1918, Doutov, comme ses amis politiques lui demandaient " ce qui avait dû se passer, le 28 août 1917 ", répondit littéralement ceci : " Entre le 28 août et le 2 septembre, sous apparence de bolcheviks, c'était moi qui devais agir. " Tout avait été prévu. Ce n'est pas en vain que le plan avait été travaillé par les officiers de l'état-major général.
Kérensky, à son tour, lorsque Savinkov fut rentré de Mohilev, était enclin à penser que les malentendus étaient éliminés et que le Grand Quartier Général était totalement entré dans son plan. "Il y eut des moments – écrit Stankévitch – où tous les personnages non seulement crurent agir dans une seule direction, mais se représentèrent pareillement la méthode d'action. " Ces heureux moments ne durèrent pas longtemps, A l'affaire se mêla le hasard qui, comme tous les hasards historiques, ouvrit le clapet de la nécessité. Kérensky reçut la visite de Lvov, octobriste, membre du premier gouvernement provisoire, celui-là même qui, en qualité d'expansif haut-procureur du très saint synode, avait rapporté qu'en cet endroit siégeaient " des idiots et des coquins ". Le sort de Lvov était de révéler que, sous l'apparence d'un plan unique, il y avait deux plans dont l'un était dirigé contre l'autre.
En qualité de politicien chômeur mais verbeux, Lvov prenait part aux interminables palabres sur la transformation du pouvoir et le sauvetage du pays, tantôt au Grand Quartier Général, tantôt au palais d'Hiver. Cette fois il vint offrir son entremise pour un remaniement du Cabinet sur des bases nationales, intimidant avec bienveillance Kérensky en le menaçant des foudres du Grand Quartier Général mécontent. Inquiet, le ministre-président décida d'utiliser Lvov pour contrôler le Grand Quartier Général et, du même coup, apparemment, son complice Savinkov. Kérensky se déclara favorable à un courant dans le sens d'une dictature, ce qui n'était pas hypocrite, et encouragea Lvov à continuer ses démarches, mais c'était là une ruse de guerre.
Quand Lvov s'en fut revenu au Grand Quartier Général, déjà investi des pleins pouvoirs de Kérensky, les généraux considérèrent la mission comme une preuve que le gouvernement était mûr pour la capitulation. La veille encore, Kérensky, par l'intermédiaire de Savinkov, s'était vu obligé d'appliquer le programme de Kornilov sous la protection d'un corps de Cosaques ; aujourd'hui, Kérensky proposait déjà au Grand Quartier Général de reconstituer conjointement le pouvoir. Il faut pousser à la roue – décidèrent fort justement les généraux. Kornilov expliqua à Lvov que le soulèvement prévu des bolcheviks ayant pour but " le renversement de l'autorité du gouvernement provisoire et la conclusion de la paix avec l'Allemagne, à laquelle les bolcheviks livreraient la flotte de la mer Baltique ", il ne restait d'autre issue que " l'immédiate transmission du pouvoir par le gouvernement aux mains du généralissime ". Kornilov ajoutait : " Quel que soit ce généralissime. " Mais il ne se disposait pas du tout à céder sa place à quelqu'un. Son inamovibilité était d'avance garantie par le serment des chevaliers de Saint-Georges, de l'Union des officiers et du Soviet des troupes cosaques. Pour assurer la " sécurité " de Kérensky et de Savinkov vis-à-vis des bolcheviks, Kornilov priait instamment ces deux hommes de venir au Grand Quartier Général se mettre sous sa protection personnelle. L'officier d'ordonnance Zavoïko indiquait à Lvov, sans équivoque, en quoi consisterait précisément cette protection.
Rentré à Moscou, Lvov, en " ami ", persuada ardemment Kérensky d'accepter la proposition de Kornilov " pour sauver la vie des membres du gouvernement provisoire et, principalement, la sienne propre ". Kérensky ne pouvait pas ne pas comprendre, enfin, que le jeu politique avec la dictature prenait une tournure sérieuse et pouvait finir tout à fait mal pour lui. Ayant décidé d'agir, il appela avant tout Kornilov au téléphone pour vérification : Lvov avait-il bien fait la commission? Kérensky posait les questions non seulement de sa propre part, mais au nom de Lvov, bien que ce dernier fût absent de la conversation. "Pareil procédé – note Martynov – convenable à un détective, était, bien entendu, inconvenant de la part du chef du gouvernement. " Kérensky parlait, le lendemain, de son départ pour le Grand Quartier Général, en compagnie de Savinkov, comme d'une chose décidée. Tout le dialogue par fil paraît en somme invraisemblable : Le chef démocrate du gouvernement et le général " républicain " discutent de se céder l'un à l'autre le pouvoir comme s'il s'agissait d'une place dans un wagon-lit !
Milioukov a parfaitement raison quand, dans l'exigence de Kornilov demandant qu'on lui passe le pouvoir, il voit seulement " la continuation de tous ces pourparlers engagés depuis longtemps sur la dictature, la réorganisation du pouvoir, etc. " Milioukov va trop loin quand, sur cette base, il essaie de présenter l'affaire en tel sens qu'il n'y aurait pas eu, en somme, de complot du Grand Quartier Général. Kornilov, indubitablement n'aurait pu formuler ses exigences, par l'intermédiaire de Lvov, s'il n'avait été d'abord complice de Kérensky. Ce qui n'empêche pas que, sous un complot commun, Kornilov en dissimulait un autre, le sien. Au moment où Kérensky et Savinkov se disposaient à liquider les bolcheviks – et partiellement les soviets – Kornilov avait l'intention de liquider aussi le gouvernement provisoire. C'est précisément ce que ne voulait pas Kérensky.
Dans la soirée du 26, le Grand Quartier Général put effectivement penser, pendant quelques heures, que le gouvernement capitulait sans combat. Cela signifiait non point qu'il n'y avait pas eu de conspiration, mais que le complot semblait devoir bientôt triompher. Une conspiration victorieuse trouve toujours les moyens de se légaliser. "Je vis le général Kornilov après cette conversation ", témoigna le prince Troubetskoï, diplomate, qui représentait auprès du Grand Quartier Général le ministère des Affaires étrangères, " Un soupir de soulagement lui échappa et, comme je lui demandais si le gouvernement se montrait bien disposé en tout, il répondit oui. " Kornilov se trompait. Juste à partir de ce moment, le gouvernement en la personne de Kérensky, cessait de se montrer bien disposé pour lui.
Ainsi, le Grand Quartier Général a ses plans ? Ainsi, il est question non d'une dictature, en général, mais de la dictature de Kornilov ? A Kérensky, comme par moquerie, l'on propose le poste de ministre de la Justice ? Kornilov, effectivement avait été assez imprudent pour en faire allusion à Lvov. S'identifiant à la révolution, Kérensky criait au ministre des Finances Nékrassov : " Je ne leur livrerai pas la révolution ! "L'ami désintéressé, Lvov, fut aussitôt arrêté et passa une nuit d'insomnie au palais d'Hiver, avec deux sentinelles à ses pieds, écoutant, en grinçant des dents, " Kérensky triomphant qui, de l'autre côté du mur, dans une chambre contiguë, celle d'Alexandre II, étant satisfait de la bonne marche de son affaire, vocalisait sans fin des roulades d'opéras ". En ces heures-là, Kérensky se sentait un extraordinaire afflux d'énergie.
Pétrograd, en ces mêmes journées, vivait d'une double anxiété. La tension politique, exagérée à dessein par la presse, comportait une explosion. La chute de Riga rapprocha le front. La question de l'évacuation de la capitale, posée par les circonstances de la guerre longtemps avant la chute de la monarchie, prit une nouvelle acuité. Les personnes fortunées quittaient la ville. La fuite de la bourgeoisie provenait de ses appréhensions devant une nouvelle insurrection, beaucoup plus que devant une invasion de l'ennemi. Le 26 août, le Comité central du parti bolchevik revenait à la charge : " De louches personnalités… mènent une agitation provocatrice, soi-disant au nom de notre parti. " Les organes dirigeants du Soviet de Pétrograd, des syndicats, des comités de fabriques et d'usines, déclaraient le même jour : pas une organisation ouvrière, pas un parti politique n'appelle à une manifestation quelconque. Néanmoins, les bruits qui couraient sur le renversement, pour le jour suivant, du gouvernement, ne cessaient pas une heure. "Dans les cercles gouvernementaux – disait la presse – on indique la décision prise unanimement d'écraser toute tentative de manifestation. " Les mesures étaient prises même pour provoquer la manifestation avant de l'écraser.
Le matin du 27, non seulement les journaux ne communiquaient encore rien des intentions de mutinerie du Grand Quartier Général, mais, au contraire, une interview de Savinkov assurait que " le général Kornilov jouissait de la confiance absolue du gouvernement provisoire ". Le jour du semestriel anniversaire s'écoulait dans un calme rare. Les ouvriers et les soldats évitaient tout ce qui aurait pu ressembler à une manifestation. La bourgeoisie, craignant des désordres, restait enfermée chez elle. Les rues étaient désertes. Les tombes des victimes de Février sur le Champ-de-Mars semblaient oubliées.
Au matin de la journée longuement attendue qui devait apporter le salut du pays, le généralissime reçut du ministre-président un ordre télégraphique : résigner ses fonctions entre les mains du chef de l'état-major et se rendre immédiatement à Pétrograd. L'affaire prenait du coup une tournure absolument imprévue. Le général comprit, d'après ses propres termes, " qu'il y avait double jeu ". A plus juste titre, il eût pu dire que son double jeu à lui avait été découvert. Kornilov décide de ne pas céder. Les exhortations de Savinkov par fil direct ne servirent de rien. "Contraint d'agir ouvertement – disait le généralissime dans son manifeste au peuple – moi, général Kornilov, je déclare que le gouvernement provisoire, sous la pression de la majorité bolcheviste des soviets, agit en complet accord avec les plans de l'état-major général allemand, au moment même où va se produire une descente de l'ennemi sur les rivages de Riga, détruit l'armée et bouleverse à l'intérieur le pays. " Ne désirant pas céder le pouvoir aux traîtres, lui, Kornilov, " préfère mourir au champ d’honneur ". Sur l'auteur de ce manifeste, Milioukov écrivait plus tard, avec une nuance d'admiration : " Homme résolu, ne reconnaissant nulle subtilité juridique et allant droit au but dès l'instant qu'il l'avait reconnu juste. " Un généralissime qui prélève des troupes sur le front dans le dessein de renverser son propre gouvernement ne peut, effectivement, être taxé de prédilection pour " les subtilités juridiques ".
Kérensky destitua Kornilov par acte d'autorité personnelle. Le gouvernement provisoire, en ce temps, n'existait déjà plus : le soir du 26, messieurs les ministres donnèrent une démission qui, par un heureux concours de circonstances, répondait aux désirs de tous les partis. Déjà, quelques jours avant la rupture du Grand Quartier Général avec le gouvernement, le général Loukomsky avait averti Lvov par l'intermédiaire d'Aladyine : " Il ne serait pas mauvais de prévenir les cadets qu'ils aient, pour le 27 août, à quitter tous le gouvernement provisoire pour placer celui-ci dans une situation difficile et, par là-même, s'épargner des désagréments. " Les cadets ne manquèrent pas de prendre bonne note de cette recommandation. D'autre part, Kérensky lui-même déclara au gouvernement qu'il jugeait possible de combattre la mutinerie de Kornilov " seulement sous condition que le pouvoir lui fût remis à lui-même intégralement ". Les autres ministres ne semblaient attendre que cet heureux motif pour démissionner à leur tour. C'est ainsi que la coalition fut soumise à une vérification de plus. " Les ministres du parti cadet – écrit Milioukov – déclarèrent que, pour l'instant, ils démissionnaient sans préjuger de leur participation future au gouvernement provisoire. " Fidèles à leur tradition, les cadets voulaient attendre à l'écart les résultats des journées de lutte pour prendre une décision selon l'issue. Ils ne doutaient pas que les conciliateurs leur garderaient indemnes leurs places. En se déchargeant de la responsabilité, les cadets, avec tous les autres ministres démissionnaires, prirent part ensuite à plusieurs conférences gouvernementales, " de caractère privé ". Les deux camps, se préparant à la guerre civile, se groupaient, dans l'ordre " privé ", autour du chef du gouvernement, muni de tous les pleins pouvoirs imaginables, mais non d'une réelle autorité.
Sur le télégramme de Kérensky reçu au Grand Quartier Général : " Tous échelons dirigés sur Pétrograd et la banlieue doivent être arrêtés et ramenés à leurs postes antérieurs ", Kornilov nota : " Ne pas exécuter cet ordre, diriger les troupes sur Pétrograd. " L'affaire du soulèvement armé était ainsi solidement mise sur la voie. Ceci doit être compris littéralement : trois divisions de cavalerie, par convois de chemin de fer, s'avançaient vers la capitale.
La proclamation de Kérensky aux troupes de Pétrograd disait : " Le général Kornilov, après avoir déclaré son patriotisme et sa fidélité au peuple… a levé des régiments du front et… les a expédiés contre Pétrograd. " Kérensky passait sous silence, prudemment que les régiments du front n'avaient pas seulement été prélevés, de son su, mais sur son injonction directe, pour exercer la répression sur la garnison même devant laquelle il dénonçait maintenant la félonie de Kornilov.
Le généralissime mutin n'avait pas la langue dans sa poche : " ... Les traîtres ne sont pas parmi nous – disait-il dans son télégramme – mais là-bas, à Pétrograd où, pour de l'argent allemand, avec la complaisance criminelle du gouvernement, la Russie a été vendue et se vend" C'est ainsi que la calomnie lancée contre les bolcheviks se frayait sans cesse de nouvelles et nouvelles voies.
L'état d'excitation nocturne dans lequel le président du Conseil des ministres en démission chantait des airs d'opéras passa bientôt. La lutte contre Kornilov, quelque tour qu'elle prît, menaçait des plus pénibles conséquences. " Dans la première nuit du soulèvement du Grand Quartier Général – écrit Kérensky – parmi les milieux soviétiques de soldats et d'ouvriers à Pétersbourg, la rumeur commença à se répandre obstinément d'une connivence de Savinkov avec le mouvement du général Kornilov. " La rumeur désignait Kérensky immédiatement après Savinkov, et la rumeur ne se trompait pas. Il y avait à redouter pour bientôt les plus terribles révélations.
"Tard dans la nuit du 25 au 26 août " – raconte Kérensky – entra dans son cabinet, très ému, le directeur du ministère de la Guerre. – " Monsieur le ministre, me déclara Savinkov, en rectifiant la position, je vous prie de m'arrêter immédiatement comme complice du général Kornilov. Mais si vous avez confiance en moi, je vous prie de me donner la possibilité de prouver effectivement au peuple que je n'ai rien de commun avec les révoltés... " En réponse à cette déclaration, poursuit Kérensky, je nommai sur-le-champ Savinkov général-gouverneur provisoire de Pétrograd, lui attribuant les plus larges pouvoirs pour la défense de Pétrograd contre les troupes du général Kornilov" Bien plus : sur la demande de Savinkov, Kérensky lui adjoignit comme suppléant Filonenko. L'affaire de la mutinerie, de même que celle de la répression, était ainsi circonscrite dans le milieu du " directoire ".
Une si hâtive nomination de Savinkov au poste de général-gouverneur était dictée à Kérensky par sa lutte pour la sauvegarde de sa situation politique : si Kérensky avait dénoncé Savinkov aux soviets, Savinkov eût immédiatement dénoncé Kérensky. Par contre, ayant obtenu de Kérensky, non sans chantage, la possibilité de se légaliser par une ostensible participation aux manœuvres contre Kornilov, Savinkov devait faire tout le possible pour blanchir Kérensky. "Le général-gouverneur " était nécessaire non point tant pour combattre la contre-révolution que pour effacer les traces du complot. Le travail bien concerté des complices commença immédiatement en ce sens.
"A quatre heures du matin, le 28 août – témoigne Savinkov je rentrai, sur l'appel de Kérensky, au palais d'Hiver, et trouvai là le général Alexéïev et Téréchtchenko. Nous fûmes tous quatre d'accord sur ce point que l'ultimatum de Lvov n'était rien de plus qu'un malentendu. " Le rôle d'intermédiaire dans ce conciliabule d'avant l'aube appartint au nouveau général-gouverneur. Le dirigeant dans la coulisse était Milioukov : au cours de la journée, il se montra ouvertement sur la scène. Alexéïev, bien qu'il dénommât Kornilov " tête de mouton ", était avec lui dans le même camp. Les conspirateurs et leurs assistants firent une dernière tentative pour présenter comme " un malentendu " tout ce qui s'était passé, c'est-à-dire pour tromper ensemble l'opinion publique afin de sauver ce que l'on pouvait du plan commun. La division sauvage, le général Krymov, les échelons de Cosaques, Kornilov refusant de se démettre, la marche sur la capitale, tout cela n'est rien de plus que les détails d'un " malentendu "! Effaré par le sinistre enchevêtrement des circonstances, Kérensky ne criait déjà plus : " Je ne leur livrerai pas la révolution ! "Aussitôt après s'être entendu avec AIexéïev, il entra dans la salle de réception des journalistes au palais d'Hiver et leur demanda d'élaguer de tous les journaux son manifeste déclarant traître Kornilov. Lorsque, d'après les réponses des journalistes, il se révéla que cette tâche était techniquement inexécutable, Kérensky s'écria : " Je le regrette beaucoup ! " Ce mince épisode, consigné dans les journaux du lendemain, éclaire avec une vivacité inégalable le personnage du super-arbitre de la nation, définitivement empêtré. Kérensky incarnait si parfaitement et la démocratie et la bourgeoisie qu'il se trouvait maintenant, en même temps, le plus haut représentant de l'autorité de l'État et un conspirateur criminel devant elle.
Au matin du 28, la rupture entre le gouvernement et le généralissime devint un fait accompli aux yeux de tout le pays. A l'affaire se mêla immédiatement la Bourse. Si le discours prononcé à Moscou par Kornilov, menaçant de la chute de Riga, avait été marqué chez les boursiers par une baisse des valeurs russes, la nouvelle de la révolte ouverte des généraux eut pour réaction une hausse générale. Par sa cote désastreuse du Régime de Février, la Bourse donna l'expression irréprochable des états d'opinion et des espoirs des classes possédantes, qui ne doutaient pas de la victoire de Kornilov.
Le chef d'état-major Loukomsky à qui Kérensky avait ordonné la veille de prendre sur lui, provisoirement, le commandement, répondit : " Je n'estime pas possible d'assumer la fonction du général Kornilov, car il s'ensuivrait dans l'armée une explosion qui perdait la Russie. " Décompte fait du commandant en chef du Caucase, qui attesta non sans retard, sa fidélité au gouvernement provisoire, les autres grands chefs, sur des tons variés, soutenaient les exigences de Kornilov. Inspiré par les cadets, le Comité principal de l'Union des officiers expédia à tous les états-majors de l'armée et de la flotte ce télégramme : " Le gouvernement provisoire nous ayant déjà démontré plus d'une fois son impuissance d'État, a maintenant déshonoré son nom par la provocation et ne peut rester plus longtemps à la tête de la Russie... " Le président d'honneur de l'Union des officiers était le même Loukomsky ! Au général Krasnov, nommé chef du 3e corps de cavalerie, l'on déclara au Grand Quartier Général : " Personne ne prendra la défense de Kérensky. C'est seulement une promenade. Tout est préparé. "
Sur les calculs optimistes des dirigeants et des inspirateurs du complot, l'on a une idée assez juste d'après un télégramme chiffré du prince Troubetskoï au ministre des Affaires étrangères : " Jugeant mûrement de la situation – écrit-il – on doit avouer que tout le commandement, l'écrasante majorité du corps des officiers et les meilleurs effectifs combattants suivront Kornilov. De son côté se rangeront à l'arrière toute la cosaquerie, la majorité des Écoles militaires et également les meilleures troupes. A la force physique il convient d'ajouter… l'assentiment de toutes les couches de la population non socialiste et, dans les basses classes… une indifférence qui se soumettra au premier coup de cravache. Il n'est pas douteux qu'une immense quantité de socialistes de mars ne tardera pas à se ranger du côté de Kornilov, au cas où il vaincrait. " Troubetskoï représentait non seulement les espérances du Grand Quartier Général, mais aussi les dispositions des missions alliées. Dans le détachement de Kornilov qui marchait à la conquête de Pétrograd se trouvaient des autos blindées anglaises avec un personnel anglais : et c'était là, doit-on penser, l'effectif le plus sûr. Le chef de la mission militaire anglaise en Russie, le général Knox, reprochait au colonel américain Robbins de ne pas soutenir Kornilov. "Je ne m'intéresse pas au gouvernement de Kérensky disait le général britannique – il est trop faible ; il faut une dictature militaire, il faut des Cosaques, ce peuple a besoin du knout ! La dictature est exactement ce qu'il faut. "
Toutes ces voix, de diverses parts, atteignaient le palais d'Hiver et agissaient d'une façon bouleversante sur ses habitants. Le succès de Kornilov semblait inéluctable. Le ministre Nékrassov apprit à ses amis que la partie était définitivement perdue et qu'il ne restait plus qu'à mourir honnêtement. "Certains dirigeants en vue du Soviet – affirme Milioukov – pressentant le sort qui les attendait dans le cas où Kornilov serait vainqueur, se hâtaient déjà de se faire établir des passeports pour l'étranger. "
D'heure en heure arrivaient des informations, l'une plus que l'autre menaçante, sur l'approche des troupes de Kornilov. La presse bourgeoise les recueillait avidement, les exagérait, les amplifiait, créant une atmosphère de panique.
A midi et demi, le 28 août : " Un détachement envoyé par le général Kornilov s'est concentré aux approches de Louga. " A deux heures et demie : " Par la gare d'Orédej ont passé neuf nouveaux trains avec des troupes de Kornilov. Dans le train de tête se trouve un bataillon de cheminots. " A trois heures de l'après-midi : " La garnison de Louga s'est rendue aux troupes du général Kornilov et a livré toutes ses armes. La gare et tous les édifices gouvernementaux de Louga sont occupés par les troupes de Kornilov. " A six heures du soir : " Deux échelons de troupes de Kornilov ont fait une percée, venant de Narva, et se trouvent à une demi-verste de Gatchina. Deux autres échelons sont en route, marchant sur Gatchina. " A deux heures du matin, le 29 août : " A la station d'Antropchino (à trente-trois kilomètres de Pétrograd) un combat a commencé entre les troupes du gouvernement et celles de Kornilov. Des deux côtés il y a des tués et des blessés. " Dans la même nuit, l'on apprit que Kalédine menaçait de couper Pétrograd et Moscou de leurs communications avec le Sud, grenier de la Russie.
Le Grand Quartier Général, les commandants en chef des fronts, la mission britannique, le corps des officiers, les échelons, les bataillons de la voie ferrée, la cosaquerie, Kalédine, tout cela est entendu dans la salle de malachite du palais d'Hiver comme les sons des trompettes du Jugement dernier.
Avec d'inévitables atténuations, Kérensky lui-même en fait l'aveu : " La journée du 28 août fut précisément celle des plus grandes incertitudes – écrit-il – des plus grands doutes sur la force des adversaires de Kornilov, de la plus grande nervosité dans les milieux de la démocratie même" Il n'est pas difficile de se représenter ce qui se cache sous ces mots. Le chef du gouvernement se rongeait à se demander non seulement quel était des deux camps le plus fort, mais aussi quel était le plus redoutable pour lui personnellement. "Nous ne sommes pas avec vous, la droite, ni avec vous, la gauche " – de telles paroles semblaient d'un bel effet sur la scène du théâtre de Moscou. Traduites dans le langage de la guerre civile prête à éclater, elles signifiaient que le petit cercle de Kérensky pouvait s'avérer inutile tant aux droites qu'aux gauches. " Tous – écrit Stankévitch – nous étions comme étourdis de désespoir devant l'accomplissement d'un drame qui ruinait tout. Du degré de notre désarroi on peut juger par ce fait que, même après la rupture publique entre le Grand Quartier Général et le gouvernement, des tentatives étaient faites pour arriver à une réconciliation quelconque…
"L'idée d'une médiation... en ces circonstances, naissait d'elle-même ", déclare Milioukov, qui préférait agir en qualité de tierce personne. Le soir du 28, il se présenta au palais d'Hiver pour " conseiller à Kérensky de renoncer au point de vue rigoureusement formel d'une violation de la loi ". Le leader libéral, comprenant que l'on doit savoir distinguer dans une noix le fruit de la coquille, était en même temps l'homme le mieux apte à l'emploi de médiateur loyal. Le13 août, Milioukov avait appris directement de Kornilov que celui-ci fixait son soulèvement au 27. Le lendemain, le 14, Milioukov réclama, dans son discours à la Conférence, que " la prise immédiate des mesures indiquées par le généralissime ne fît pas l'objet de soupçons, de paroles comminatoires ou même de révocations ". Jusqu'au 27, Kornilov devait rester en dehors des soupçons ! En même temps, Milioukov promettait à Kérensky son appui " de bon gré et sans contestations ". Voilà quand il est à propos de se rappeler la corde de la potence qui soutient, elle aussi, " sans contestations ".
De son côté, Kérensky avoue que Milioukov, se présentant à lui avec une offre de médiation, " avait choisi un moment bien commode pour lui démontrer que la force réelle était du côté de Kornilov ". L'entretien se termina si heureusement qu'en sortant de là, Milioukov indiqua à ses amis politiques le général AIexéïev comme un successeur de Kérensky contre lequel Kornilov ne ferait pas d'objection. AIexéïev magnanime donna son consentement.
Derrière Milioukov venait celui qui était plus grand que lui. Tard dans la soirée, l'ambassadeur britannique Buchanan remit au ministre des Affaires étrangères une note par laquelle les représentants des puissances alliées proposaient unanimement leurs bons services " dans des intérêts d'humanité et dans le désir de prévenir une catastrophe irréparable ". La médiation officielle entre le gouvernement et le général mutiné n'était pas autre chose qu'un soutien et une prime d'assurance à la révolte. En réponse, Téréchtchenko exprimait, au nom du gouvernement provisoire, " un extrême étonnement" au sujet du soulèvement de Kornilov dont le programme avait été en grande partie adopté par le gouvernement.
Dans un état d'abandon et de prostration, Kérensky ne trouva rien de mieux que d'organiser encore une interminable conférence avec ses ministres démissionnaires. Juste au moment où il se livrait à cette occupation désintéressée, l'on reçut des informations particulièrement alarmantes sur l'avance des échelons ennemis. Nékrassov estimait que " dans quelques heures, les troupes de Kornilov seraient probablement déjà à Pétrograd… " Les anciens ministres se mirent à conjecturer : " Comment conviendrait-il d'édifier, en pareilles circonstances, le pouvoir gouvernemental ? " L'idée d'un directoire revint à la surface. La droite et la gauche envisagèrent avec sympathie la pensée d'inclure dans la composition du " directoire" le général AIexéïev. Le cadet Kokochkine estimait qu'AIexéïev devait être placé à la tête du gouvernement. D'après certains témoignages, l'offre de céder le pouvoir à quelqu'un d'autre fut faite par Kérensky lui-même, qui mentionna nettement son entretien avec Milioukov. Personne ne fit d'objection. La candidature d'AIexéïev réconciliait tout le monde. Le plan de Milioukov semblait tout proche de sa réalisation. Mais là, comme il convient au moment de la plus haute tension, un coup dramatique fut frappé à la porte : dans la salle voisine attendait une députation du Comité pour combattre la contre-révolution. Elle arrivait à temps : l'un des nids les plus dangereux de la contre-révolution était la conférence pitoyable, poltronne et déloyale des korniloviens, des médiateurs et des capitulards dans une salle du palais d'Hiver.
Un nouvel organe soviétique fut constitué en séance unifiée des deux Comités exécutifs, celui des ouvriers et soldats, celui des paysans, le soir du 27, et se composa de représentants spécialement délégués par les trois partis soviétiques, par les deux Comités exécutifs, par le centre des syndicats et le Soviet de Pétrograd. Par la création d'un Comité de combat ad hoc l'on reconnaissait en somme que les institutions soviétiques dirigeantes se sentaient elles-mêmes caduques et, pour les tâches révolutionnaires, avaient besoin d'une transfusion de sang frais.
Contraints de chercher l'appui des masses contre le général, les conciliateurs se hâtaient de mettre l'épaule gauche en avant. Du coup se trouvèrent oubliés les discours affirmant que toutes les questions de principe devaient être réservées jusqu'à l'Assemblée constituante. Les mencheviks déclarèrent qu'ils exigeraient du gouvernement la proclamation immédiate de la république démocratique, la dissolution de la Douma d'État et l'application des réformes agraires : c'est par cette raison que le nom de " république" apparut pour la première fois dans la déclaration du gouvernement concernant la trahison du généralissime.
Sur la question du pouvoir, les Comités exécutifs reconnurent indispensable de laisser pour l'instant le gouvernement tel qu'il était, en remplaçant les cadets sortis par des éléments démocratiques ; et, pour la solution définitive de la question, de convoquer très prochainement un Congrès de toutes les organisations qui s'étaient unies à Moscou sur la plate-forme de Tchkhéidzé. Après les pourparlers nocturnes il se trouva, cependant, que Kérensky repoussait résolument un contrôle démocratique sur le gouvernement. Sentant le sol se dérober sous lui de droite et de gauche, il s'accrocha de toutes ses forces à l'idée d'un " directoire ", dans laquelle se sont déposés pour lui les rêves non encore refroidis d'un pouvoir fort. Après de nouveaux débats, lassants et stériles, à l'Institut Smolny, il est décidé de s'adresser encore une fois à l'unique et irremplaçable Kérensky, en le priant de consentir au projet initial des Comités exécutifs. A sept heures et demie du matin, Tsérételli revient annoncer que Kérensky refuse de faire des concessions, exige " un soutien sans réserves ", mais consent à combattre avec " toutes les forces de l'État " la contre-révolution. Exténués par une nuit blanche, les Comités exécutifs se rendent enfin à l'idée inconsistante d'un " directoire ".
L'engagement solennel pris par Kérensky de lancer les " forces de l'État " dans la lutte contre Kornilov ne l'empêcha pas, comme on sait, de mener avec Milioukov, Alexéïev et les ministres démissionnaires, des pourparlers au sujet d'une capitulation pacifique devant le Grand Quartier Général qui furent interrompus, la nuit, par un toc-toc à la porte. Quelques jours plus tard, le menchevik Bogdanov, un des membres actifs du Comité de défense, exposait, en termes circonspects, mais non équivoques, au Soviet de Pétrograd, la forfaiture de Kérensky. "Lorsque le gouvernement provisoire tergiversait et qu'on ne savait trop comment se terminerait l'aventure de Kornilov, des médiateurs se présentèrent, tels que Milioukov et le général AIexéïev… " Le Comité de défense intervint et " de toute son énergie " exigea la lutte ouverte. "Sous notre influence – continuait Bogdanov – le gouvernement a cessé tous les pourparlers et a repoussé toutes propositions de Kornilov… "
Dès lors que le chef du gouvernement, hier encore conspirateur contre le camp de gauche, s'en trouva le prisonnier politique, les ministres cadets qui avaient démissionné le 26 seulement pour se donner le temps de réfléchir, déclarèrent qu'ils quittaient définitivement le gouvernement, ne désirant pas endosser la responsabilité des actes de Kérensky dans la répression d'une révolte si patriotique, si loyale, si salutaire. Les ministres démissionnèrent, les conseilleurs, les amis, quittaient l'un après l'autre le palais d'Hiver. Ce fut, d'après les termes de Kérensky lui-même, " un exode en masse d'un lieu manifestement condamné à sa perte ". Il y eut une nuit, celle du 28 au 29, où Kérensky " se promenait presque tout seul dans le palais d’Hiver ". Les airs de bravoure ne venaient plus à l'esprit. "La responsabilité qui pesait sur moi en ces journées atrocement longues était véritablement inhumaine. " C'était principalement une responsabilité pour le sort de Kérensky lui-même : tout le reste s'accomplissait déjà indépendamment de lui.