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Special pages :
36. Marée montante
- Tome 1 - Février
- Préface
- 1. Particularités du développement de la Russie
- 2. La Russie tsariste et la guerre
- 3. Le Prolétariat et les paysans
- 4. Le tsar et la tsarine
- 5. L'idée d'une révolution de palais
- 6. L'agonie de la monarchie
- 7. Cinq journées : du 23 au 27 février 1917
- 8. Qui dirigea l’insurrection de Février?
- 9. Le paradoxe de la Révolution de Février
- 10. Le nouveau pouvoir
- 11. La dualité de pouvoirs
- 12. Le Comité exécutif
- 13. L’armée et la guerre
- 14. Les dirigeants et la guerre
- 15. Les bolcheviks et Lénine
- 16. Le réarmement du parti
- 17. Les "Journées d'Avril"
- 18. La première coalition
- 19. L'offensive
- 20. La paysannerie
- 21. Regroupements dans les masses
- 22. Le Congrès des soviets et la manifestation de Juin
- 23. La Révolution de Février : conclusion
- Tome 2 - Octobre
- 24. Préface
- 25. Les "Journées de Juillet", la préparation et le début
- 26. Les "Journées de Juillet" : le point culminant et l'écrasement
- 27. Les bolcheviks pouvaient-ils prendre le pouvoir en Juillet?
- 28. Le mois de la grande calomnie
- 29. La contre-révolution relève la tête
- 30. Kerenski et Kornilov
- 31. La conférence d'Etat à Moscou
- 32. Le complot de Kerenski
- 33. Le soulèvement de Kornilov
- 34. La bourgeoisie se mesure avec la démocratie
- 35. Les masses exposées aux coups
- 36. Marée montante
- 37. Les bolcheviks et les soviets
- 38. La dernière coalition
- 39. La paysannerie devant Octobre
- 40. La question nationale
- 41. Sortie du préparlement et lutte pour le congrès des soviets
- 42. Le comité militaire révolutionnaire
- 43. Lénine appelle à l'insurrection
- 44. L'art de l'insurrection
- 45. La prise de la capitale
- 46. La prise du palais d’Hiver
- 47. L'insurrection d'octobre
- 48. Le congrès de la dictature soviétique
- 49. Conclusion
- 50. Appendices
L'énergique moyen de la calomnie s'avéra une arme à deux tranchants. Si les bolcheviks sont des espions de l'Allemagne, pourquoi donc la nouvelle en vient-elle principalement d'hommes qui sont le plus odieux au peuple ? Pourquoi la presse cadette qui, à tout propos, attribue aux ouvriers et aux soldats les mobiles les plus bas, accuse-t-elle plus bruyamment et résolument que tous les bolcheviks? Pourquoi tel ingénieur ou tel chef d'atelier réactionnaire, qui s'était caché depuis l'insurrection, a-t-il repris maintenant courage et maudit-il ouvertement les bolcheviks ? Pourquoi, dans les régiments les officiers les plus réactionnaires se sont-ils enhardis et pourquoi, accusant Lénine et compagnie, dressaient-ils le poing jusque sous le nez des soldats, comme si les traîtres étaient précisément les soldats ?
Chaque usine avait ses bolcheviks. " Est-ce que je ressemble à un espion allemand, hein, les gars ? ", demandait le serrurier ou le tourneur dont toute la vie intime était connue des ouvriers. Fréquemment, les conciliateurs eux-mêmes, en combattant l'assaut de la contre-révolution, allaient plus loin qu'ils ne voulaient et, malgré eux, frayaient la route aux bolcheviks. Le soldat Pireïko raconte comment le médecin-major Markovitch, partisan de Plékhanov, réfuta, dans un meeting de soldats, l'accusation lancée contre Lénine, d'être un espion, pour démolir d'autant plus décisivement les idées politiques de Lénine, comme inconsistantes et périlleuses. En vain! " Du moment que Lénine est intelligent et n'est pas un espion, pas un traître et qu'il veut conclure la paix, nous le suivrons ", disaient les soldats après l'assemblée.
Temporairement arrêté dans sa croissance, le bolchevisme recommençait avec assurance à déployer ses ailes. " Le châtiment ne tarde pas, écrivait Trotsky au milieu d'août. Traqué, persécuté, calomnié, notre parti ne s'est jamais accru aussi rapidement que dans ces derniers temps. Et ce processus ne tardera point à passer des capitales à la province, des villes aux villages et à l'armée… Toutes les masses laborieuses du pays apprendront, dans de nouvelles épreuves, à lier leur sort à celui de notre parti. " Pétrograd continuait à marcher en tête. Il semblait qu'un balai tout-puissant travaillait dans les usines, expulsant de tous les coins et recoins l'influence des conciliateurs. " Les dernières forteresses de la défense nationale s'écroulent… — communiquait le journal bolchevik. Y a-t-il bien longtemps que ces messieurs de la défense nationale régnaient sans partage dans l'immense usine Oboukhovsky?… Maintenant, ils ne peuvent même pas se montrer. " Aux élections de la douma municipale de Pétrograd, le 20 août, le nombre des suffrages exprimés fut d'environ 55O 000, beaucoup moins qu'aux élections de juillet pour les doumas de quartier. Ayant perdu plus de 375 000 voix, les socialistes-révolutionnaires avaient néanmoins recueilli encore plus de 200 000 voix, soit 37 % du total. Les cadets n'obtinrent qu'un cinquième. " Notre liste mencheviste — écrit Soukhanov — n'obtint que 23 000 pauvres voix. " D'une façon inattendue pour tous, les bolcheviks eurent presque 200 000 suffrages, environ le tiers du total.
A la conférence régionale des syndicats de l'Oural qui eut lieu au milieu d'août et qui groupa l50 000 ouvriers, sur toutes les questions les décisions adoptées étaient de caractère bolchevik. A Kiev, à la conférence des comités de fabriques et d'usines, le 20 août, la résolution des bolcheviks fut adoptée par une majorité de 161 voix contre 35, avec 13 abstentions. Aux élections démocratiques pour la douma municipale d'Ivanovo-Voznessensk, juste au moment du soulèvement de Kornilov, les bolcheviks, sur 102 sièges, en obtinrent 58, les socialistes-révolutionnaires 24, les mencheviks - 4. A Cronstadt fut élu président du Soviet le bolchevik Brekman, et le bolchevik Pokrovsky devint maire. Si la progression est loin d'être partout aussi marquée, s'il y a çà et là du retard, le bolchevisme monte, dans le courant du mois d'août, sur presque toute l'étendue du pays.
Le soulèvement de Kornilov donne à la radicalisation des masses une puissante impulsion. Sloutsky rappela à ce sujet les paroles de Marx : la révolution a besoin, par moments, d'être aiguillonnée par la contre-révolution. Le danger suscitait non seulement l'énergie, mais aussi la perspicacité. La pensée collective se mit à travailler sous une haute tension. Les matériaux utiles aux déductions ne manquaient point. On avait déclaré que la coalition était indispensable pour la défense de la révolution ; or l'allié dans la coalition se trouvait être partisan de la contre-révolution. La conférence de Moscou avait été annoncée comme une démonstration de l'unité nationale. Seul le Comité central des bolcheviks avait donné cet avertissement : " La conférence… se transformera inévitablement en un organe de complot de la contre-révolution. " Les événements avaient apporté la vérification. Maintenant, Kérensky lui-même déclarait : " La conférence de Moscou… c'est le prologue du 27 août… Ici, l'on compte ses forces… Ici, pour la première fois, fut présenté à la Russie son futur dictateur, Kornilov… " Comme si ce n'était pas Kérensky lui-même qui avait été l'initiateur, l'organisateur et le président de cette conférence, et comme si ce n'était pas lui qui avait présenté Kornilov en tant que " premier soldat " de la révolution ! Comme si ce n'était pas le gouvernement provisoire qui avait armé Kornilov, lui donnant la ressource de la peine de mort contre les soldats, et comme si les avertissements des bolcheviks n'avaient pas été proclamés démagogiques! La garnison de Pétrograd se rappelait en outre, que, deux jours avant le soulèvement de Kornilov, les bolcheviks avaient exprimé, dans une séance de la section des soldats, un soupçon, demandant si les régiments d'avant-garde n'étaient pas évacués de la capitale dans des intentions contre-révolutionnaires. A cela, les représentants des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires répondaient par une exigence comminatoire : ne pas mettre en discussion les ordres de combat du général Kornilov. Dans ce sens, une résolution avait été adoptée. " On voit que les bolcheviks ne sèment pas à tout vent ! " — voilà ce que devait maintenant se dire l'ouvrier ou le soldat sans-parti.
Si les généraux conspirateurs, d'après l'accusation tardive des conciliateurs eux-mêmes, étaient coupables non seulement de la reddition de Riga, mais de la percée de Juillet, pourquoi donc traquait-on les bolcheviks et fusillait-on les soldats ? Si les provocateurs militaires avaient tenté de faire descendre dans la rue les ouvriers et les soldats, le 27 août, n'avaient-ils pas joué aussi leur rôle dans les conflits sanglants du 4 juillet ? Quelle est, par suite, la place de Kérensky dans toute cette histoire ? Contre qui appelait-il le 3e corps de cavalerie ? Pourquoi nomma-t-il Savinkov Général-gouvemeur, et Filonenko vice-gouverneur ? Et qui est ce Filonenko, candidat au directoire ? D'une façon inattendue retentit la réponse de la division des autos blindées : Filonenko qui y avait servi comme lieutenant infligeait aux soldats les pires humiliations et vexations. D'où était sorti le louche homme d'affaires Zavoïko ? Que signifie en général cette sélection d'aventuriers à l'extrême sommet ?
Les faits étaient simples, clairs, mémorables pour beaucoup, accessibles à tous, irréfragables et accablants. Les échelons de la division " sauvage ", les rails qu'on avait fait sauter, les accusations réciproques du palais d'Hiver et du Grand Quartier Général, les dépositions de Savinkov et de Kérensky, tout cela parlait de soi-même. Quel acte d'accusation irréfutable contre les conciliateurs et leur régime ! Le sens de la persécution dirigée contre les bolcheviks devint définitivement clair : il y avait là un élément indispensable dans la préparation du coup d'État.
Les ouvriers et les soldats, dont les yeux s'étaient dessillés, étaient pris d'un vif sentiment de honte pour eux-mêmes. Ainsi, Lénine se cachait uniquement parce qu'il avait été lâchement calomnié ? Ainsi, d'autres étaient incarcérés pour faire plaisir aux cadets, aux généraux, aux banquiers, aux diplomates de l'Entente ? Ainsi, les bolcheviks ne courent pas après les places et sinécures, et ils sont détestés en haut lieu précisément parce qu'ils ne veulent pas adhérer à la société par actions qui s'appelle la coalition! Voilà ce qu'avaient compris les travailleurs, les simples gens, les opprimés. Et, de ces dispositions d'esprit, avec le sentiment d'une faute commise à l'égard des bolcheviks, procédèrent un incoercible dévouement au parti et la foi en ses leaders.
Jusqu'aux dernières journées, les vieux soldats, les éléments du cadre de l'année, les artilleurs, le corps des sous-officiers tâchaient de tenir tant qu'ils pouvaient. Ils ne voulaient pas mettre une croix sur leurs travaux, leurs exploits, leurs sacrifices de combattants : était-il possible que tout cela eût été dépensé en pure perte ? Mais lorsque le dernier appui eut été détruit sous leurs pieds, ils se retournèrent brusquement — à gauche, à gauche ! — face aux bolcheviks. Maintenant ils étaient complètement entrés dans la révolution, avec leurs galons de sous-officiers, avec leur trempe de vieux soldats et en serrant les mâchoires : ils avaient perdu la partie à la guerre, mais cette fois-ci ils allaient pousser le travail jusqu'au bout.
Dans les rapports des autorités locales, militaires et civiles, le bolchevisme devient, entre-temps, le synonyme de toute action de masses en général, de revendications audacieuses, de résistance à l'exploitation, de mouvement en avant ; en un mot c'est l'autre nom de la révolution. Ainsi, c'est donc ça, le bolchevisme ? se disent les grévistes, les matelots protestataires, les femmes de soldats mécontentes, les moujiks révoltés. Les masses étaient comme contraintes d'en haut à identifier leurs pensées intimes et leurs revendications avec les mots d'ordre du bolchevisme. C'est 'ainsi que la révolution prenait à son service l'arme dirigée contre elle. Dans l'histoire, non seulement le rationnel devient absurde mais, quand cela est nécessaire pour la marche de l'évolution, l'absurde devient aussi rationnel.
La modification de l'atmosphère politique se manifesta très clairement à la séance unifiée des Comités exécutifs, le 30 août, lorsque les délégués de Cronstadt exigèrent qu'on leur fit place dans cette haute institution. Est-ce concevable? Ici, où les hommes forcenés de Cronstadt n'avaient connu que des blâmes et des excommunications, siégeront désormais leurs représentants? Mais, comment refuser? Hier encore étaient venus à la défense de Pétrograd les matelots et les soldats de Cronstadt. Les matelots de l'Aurore montent la garde au palais d'Hiver. Après s'être concertés entre eux, les leaders proposèrent aux hommes de Cronstadt quatre sièges avec voix consultative. La concession fut adoptée sèchement, sans effusions de gratitude.
" Après le soulèvement de Kornilov — raconte Tchinénov, soldat de la garnison de Moscou — tous les effectifs avaient déjà pris la couleur du bolchevisme… Tous étaient frappés de voir comment s'étaient réalisées les prévisions (des bolcheviks)… annonçant que le général Kornilov serait bientôt sous les murs de Pétrograd. " Mitrévitch, soldat de la division des autos blindées, remémore les héroïques légendes qui passaient de bouche en bouche après la victoire remportée sur les généraux rebelles : " Il n'était mot que de bravoure et de prouesses et l'on disait que, si telle était la vaillance, l'on pourrait se battre avec le monde entier. Là, les bolcheviks reprirent vie. " Relaxé de prison pendant les journées de la campagne de Kornilov, Antonov-Ovséenko partit immédiatement pour Helsingfors. " Un formidable revirement s'est accompli dans les masses. " Au Congrès régional des soviets en Finlande, les socialistes-révolutionnaires de droite se trouvèrent en quantité insignifiante, la direction venait des bolcheviks coalisés avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Comme président du Comité régional des soviets, l'on élut Smilga qui, malgré son extrême jeunesse, était membre du Comité central des bolcheviks, tirait fortement vers la gauche et avait manifesté, dès les Journées d'Avril, son inclination à secouer le gouvernement provisoire. Comme président du Soviet de Helsingfors, s'appuyant Sur la garnison et les ouvriers russes, fut élu le bolchevik Scheinmann, futur directeur de la Banque d'État des soviets, homme circonspect et de nature bureaucratique, mais qui marchait, en ce temps-là, sur le même pied que les autres dirigeants. Le gouvernement provisoire interdit aux Finlandais de convoquer le Séim (la Diète) dissous par lui. Le Comité régional invita le Séim à se réunir, se chargeant d'assurer sa protection. Quant aux ordres du gouvernement provisoire rappelant de Finlande divers contingents militaires, le Comité refusa de les exécuter. En réalité, les bolcheviks avaient établi la dictature des soviets en Finlande.
Au début de septembre, un journal bolchevik écrit : " D'un grand nombre de villes russes, nous apprenons que les organisations de notre parti, dans cette dernière période, se sont fortement accrues. Mais, ce qui est encore plus important, c'est la montée de notre influence dans les plus larges masses démocratiques d'ouvriers et de soldats. " " Même dans les entreprises où l'on ne voulait pas, au début, nous écouter - écrit Avérine, bolchévik d'Ékatérinoslav — pendant les journées komiloviennes, les ouvriers étaient de notre côté. " " Lorsque se répandit le bruit que Kalédine mobilisait les Cosaques contre Tsaritsyne et Saratov — écrit Antonov, un des dirigeants bolcheviks de Saratov — lorsque ces bruits furent confirmés et renforcés par le soulèvement du général Kornilov, la masse, en quelques jours, élimina ses anciens préjugés. "
Le journal bolchevik de Kiev communique, le 19 septembre : " Aux nouvelles élections des représentants de l'arsenal au Soviet, douze camarades ont été élus, tous bolcheviks. Tous les candidats mencheviks ont été rejetés ; la même chose se passe dans un grand nombre d'autres usines. Des informations du même genre se rencontrent dès lors quotidiennement dans les pages de la presse ouvrière ; les journaux hostiles s'efforcent vainement de passer sous silence ou de déprécier la croissance du bolchevisme. Les masses réveillées semblent s'efforcer de regagner le temps perdu par suite d'hésitations, d'achoppements et de reculs temporaires. Un flux général monte, obstiné, irrésistible.
Membre du Comité central des bolcheviks, Varvara Isakovléva, qui nous a dit, en juillet-août, l'extrême affaiblissement des bolcheviks dans toute la région de Moscou, témoigne maintenant d'un brusque revirement. " Dans la seconde quinzaine de septembre — rapporte-t-elle devant la Conférence — des militants du bureau régional ont parcouru la région… Leurs impressions ont été absolument identiques : partout, dans tous les départements, avait lieu le processus d'une bolchevisation intégrale des masses. Et tous notaient également que le village réclamait le bolchevisme… " Dans les endroits où, après les Journées de Juillet les organisations du parti se sont effondrées, elles sont revenues à la vie et s'accroissent rapidement. Dans les rayons où l'on n'admettait pas les bolcheviks, surgissent spontanément des cellules bolchevistes. Même dans les provinces arriérées de Tambov et de Riazan, dans ces citadelles des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, où les bolcheviks, au cours de leurs précédentes tournées, se montraient rarement, n'espérant rien, s'accomplit maintenant un véritable revirement : l'influence des bolcheviks s'affermit de jour en jour, les organisations des conciliateurs s'écroulent.
Les rapports des délégués à la conférence bolcheviste de la région moscovite, un mois après le soulèvement de Kornilov, un mois avant l'insurrection des bolcheviks, respirent l'assurance et l'élan. A Nijni-Novgorod, après deux mois de défaillance, le Parti se remit à vivre de sa pleine vie. Les ouvriers socialistes-révolutionnaires passent par centaines dans les rangs des bolcheviks. A Tver, une large agitation du parti ne se déclencha qu'après les journées korniloviennes. Les conciliateurs sont blackboulés, on ne les écoute plus, on les chasse. Dans le gouvernement de Vladimir, les bolcheviks se sont tellement fortifiés qu'au congrès régional des soviets l'on n'a trouvé au total que cinq mencheviks et trois socialistes-révolutionnaires. A Ivanovo-Voznessensk, le Manchester russe, les bolcheviks, en tant que maîtres pourvus de pleins pouvoirs, ont assumé tous le travail dans les soviets, la douma, et le zemstvo.
Les organisations du parti s'accroissent, mais la montée de sa force d'attraction est infiniment plus rapide. Le manque de corrélation entre les ressources techniques des bolcheviks et leur coefficient de densité politique trouve son expression dans le nombre relativement faible des membres du parti devant la montée grandiose de son influence. Les événements entraînent si rapidement et impérieusement les masses dans leur tourbillon que les ouvriers et les soldats n'ont pas le temps de s'organiser en parti. Ils n'ont même pas le temps de comprendre la nécessité d'une organisation spéciale de parti. Ils s'imprègnent des mots d'ordre du bolchevisme aussi naturellement qu'ils respirent. Que le parti soit un laboratoire compliqué où ces mots d'ordre sont élaborés par une expérience collective, cela ne leur est pas clair. Derrière les soviets tiennent plus de vingt millions d'âmes. Le parti qui, même à la veille de l'insurrection d'Octobre, ne comptait dans ses rangs, au plus, que deux cent quarante mille membres, entraîne, par l'intermédiaire des syndicats, des comités d'usines, des soviets, avec toujours plus d'assurance, des millions d'hommes.
Dans l'incommensurable pays bouleversé jusqu'au fond, avec son inépuisable diversité de conditions locales et de niveaux politiques, ont lieu, quotidiennement, des élections : aux doumas, aux zemstvos, aux soviets, aux comités d'usines, aux syndicats, aux comités militaires ou agraires. Et, par toutes ces élections, s'affirme constamment un même fait invariable : la montée des bolcheviks. Les élections aux doumas de quartier de Moscou frappèrent particulièrement le pays par le brusque revirement de l'état d'esprit des masses. Le " grand " parti des socialistes-révolutionnaires, sur 375 000 suffrages qu'il avait recueillis en juin, n'en gardait à la fin de septembre que 54 000. Les mencheviks, qui avaient eu 76 000 voix, étaient tombés jusqu'à 16 000, Les cadets avaient conservé 101 000 voix, n'en ayant perdu qu'environ 8 000. En revanche, les bolcheviks, partant de 75 000 suffrages s'étaient relevés jusqu'à 198 000. Si, en juin, les socialistes-révolutionnaires avaient rassemblé environ 58 °% des voix, en septembre les bolcheviks en groupèrent environ 52 %. La garnison vota, à 90 %, pour les bolcheviks, dans certains effectifs à plus de 95 % ; dans les ateliers de l'artillerie lourde, sur 2 347 voix, les bolcheviks en obtinrent 2 286.
Le remarquable chiffre d'abstentions des électeurs portait principalement sur les petites gens des villes qui, dans l'ivresse des premières illusions, avaient adhéré aux conciliateurs pour rentrer bientôt dans leur néant. Les mencheviks avaient absolument fondu. Les socialistes-révolutionnaires avaient réuni deux fois moins de suffrages que les cadets. Les cadets, deux fois moins que les bolcheviks. Les suffrages obtenus en septembre par les bolcheviks, avaient été conquis de haute lutte avec tous les autres partis. C'étaient de solides voix. On pouvait compter sur elles. L'érosion des groupes intermédiaires, la stabilité considérable du camp bourgeois et la croissance gigantesque du parti prolétarien le plus détesté et persécuté, tout cela présentait les symptômes infaillibles de la crise révolutionnaire, " Oui, les bolcheviks travaillaient avec zèle et infatigablement — écrit Soukhanov, qui appartint lui-même au parti battu des mencheviks — ils étaient dans les masses, devant les métiers, quotidiennement, constamment… Ils étaient devenus leurs, parce qu'ils étaient toujours là, dirigeant dans les petits détails, comme dans les choses importantes, toute la vie de l'usine et de la caserne… La masse vivait et respirait avec les bolcheviks. Elle était entre les mains du parti de Lénine et de Trotsky. "
La carte politique du front se distinguait par d'extrêmes bigarrures, Il y avait des régiments et des divisions qui n'avaient encore jamais entendu ni vu un bolchevik ; nombre de ceux-ci étaient sincèrement étonnés quand on les accusait de bolchevisme. D'autre part, il se trouvait des contingents qui prenaient leurs propres dispositions anarchiques, avec une vague nuance d'esprit Cent-Noir, pour le plus pur bolchevisme. L'état d'opinion du front se réglait dans une même direction. Mais, dans le grandiose torrent politique qui avait pour lit des tranchées, intervenaient fréquemment des courants contraires, des remous et pas mal de troubles.
En septembre, les bolcheviks brisèrent le cordon et obtinrent accès au front d'où ils avaient été relégués, et sans plaisanterie, pendant deux mois. Officiellement, l'interdiction n'était pas encore levée. Les comités conciliateurs faisaient tout leur possible pour empêcher les bolcheviks de pénétrer dans leurs détachements ; mais tous leurs efforts restaient inutiles. Les soldats avaient tellement entendu parler de leur propre bolchevisme que tous, sans exception, étaient avides de voir et d'écouter un bolchevik en chair et en os. Les obstacles de pure forme, retardements et anicroches, suscités par les membres des comités étaient balayés par la pression des soldats dès qu'ils avaient vent de l'arrivée d'un bolchevik. Une vieille révolutionnaire, Evguénia Boch, qui avait fait un gros travail en Ukraine, a laissé de vifs souvenirs sur ses audacieuses excursions dans le bled primitif des soldats. Les avertissements alarmants des amis, faux ou sincères, étaient chaque fois rejetés. Dans une division que l'on caractérisait comme furieusement hostile aux bolcheviks, l'oratrice, abordant avec beaucoup de prudence son sujet, constatait bientôt que les auditeurs étaient avec elle. " Pas un graillonnement, pas un toussotement, personne ne se mouchait — en quoi sont les premiers signes de fatigue d'un auditoire de soldats — silence complet et de l'ordre. " L'assemblée se termina par une bruyante ovation en l'honneur de l'audacieuse agitatrice. En général, toute la tournée d'Evguénia Boch à l'arrière du front fut en son genre une marche triomphale. Moins héroïquement, avec moins d'effet, mais pour le fond identiquement, l'affaire fut menée par les agitateurs d'un moindre calibre.
Idées, mots d'ordre, généralisations, nouveaux ou bien convaincants d'une façon nouvelle, faisaient irruption dans la vie stagnante des tranchées. Des millions de têtes de soldats ressassaient les événements, établissant le bilan de leur expérience politique. " … Chers camarades, ouvriers et soldats — écrit un homme du front à la rédaction du journal — ne laissez pas faire cette méchante lettre K, qui a livré le monde entier à un carnage sanglant. Il y a le premier massacreur, Kolka (Nicolas II), Kérensky, Komilov, Kalédine, les kadets, et ils ont tous la lettre K, Les Kosaques aussi, c'est des gens dangereux pour nous… (signé) : Sidor Nikolaïev. " Il ne faut point chercher ici de superstition : il n'y a seulement qu'un procédé de mnémonique politique.
Le soulèvement parti du Grand Quartier Général ne pouvait pas ne pas faire vibrer chaque fibre chez les soldats. La discipline extérieure, pour le rétablissement de laquelle l'on avait dépensé tant d'efforts et tant fait de victimes, se relâchait de nouveau sur toutes les coutures. Le commissaire militaire du front Ouest, Jdanov, communique : " L'état d'esprit est en général celui de la nervosité… de la suspicion à l'égard des officiers, de l'expectative ; le refus d'obéir aux ordres est expliqué par ce fait qu'on transmet aux soldats les ordres de Kornilov qui ne doivent pas être exécutés, " Dans le même esprit, Stankévitch, qui remplaça Filonenko au poste de haut-commissaire, écrit : " La masse des soldats… se sentit entourée de tous côtés par la trahison… Celui qui cherchait à l'en dissuader lui paraissait également traître. "
Pour les officiers de cadre, l'effondrement de l'aventure kornilovienne signifiait l'écroulement des derniers espoirs. En son for intérieur, le commandement, même avant cela, ne se sentait guère brillant. Nous observâmes, fin du mois d'août, les militaires conspirateurs à Pétrograd, ivres, fanfarons, veules. Maintenant, le corps des officiers se sentait définitivement honni et condamné. " Cette haine, cette persécution — écrit l'un d'eux — l'absolu désœuvrement et la perpétuelle attente d'une arrestation ou d'une mort ignominieuse chassaient les officiers vers les restaurants, les cabinets particuliers, les hôtels de passage… C'est dans cette ambiance d'ivresse asphyxiante que sombrèrent les officiers. " Par contre, les soldats et les matelots vivaient dans une sobriété plus grande qu'elle n'avait jamais été : ils avaient été pris d'un nouvel espoir. Les bolcheviks, d'après Stankévitch, " relevèrent la tête et se sentirent absolument maîtres dans l'armée… Les comités de la base commencèrent à se transformer en cellules bolchevistes. Toutes les élections dans l'armée donnaient un stupéfiant accroissement de suffrages bolcheviks. En outre, l'on ne peut se dispenser de noter que la meilleure armée, la plus disciplinée, non seulement sur le front Nord, mais, peut-être, sur tout le front russe, la 5ème, donna la première un comité bolchevik d'armée ". D'une façon encore plus éclatante, plus nette, plus colorée, la flotte se bolchevisait. Les marins de la Baltique hissèrent, le 8 septembre, sur tous les vaisseaux, les pavillons de combat, pour montrer qu'ils étaient prêts à lutter pour la transmission du pouvoir aux mais du prolétariat et de la paysannerie. La flotte réclamait une trêve immédiate sur tous les fronts, la remise des terres à la discrétion des comités paysans et l'établissement d'un contrôle ouvrier sur la production. Trois jours après, le Comité central de la flotte de la mer Noire, plus arriéré et modéré, soutint les hommes de la Baltique, en formulant le mot d'ordre de la remise du pouvoir aux soviets. Pour le même mot d'ordre, au milieu de septembre, élèvent la voix vingt-trois régiments d'infanterie sibériens et lettons de la 12e armée. Derrière eux se rangent constamment de nouveaux effectifs. La revendication du pouvoir pour les soviets ne disparaît plus des ordres du jour de l'armée et de la flotte.
" Les assemblées de matelots — raconte Stankévitch — se composaient pour les neuf dixièmes uniquement de bolcheviks. " Le nouveau commissaire auprès du Grand Quartier Général eut à défendre, à Reval, devant les matelots, le gouvernement provisoire. Dès les premiers mots, il sentit toute la vanité de ses tentatives. Au seul mot de " gouvernement ", l'auditoire se renfermait coléreusement en lui-même : " Des vagues d'indignation, de haine et de défiance déferlaient aussitôt sur toute la foule. C'était éclatant, c'était fort, passionné, irrésistible, et cela se fondait dans un hurlement unanime : " A bas ! " On ne peut que rendre justice au conteur qui n'oublie pas de noter la beauté de la pression de masses qui lui étaient mortellement hostiles.
La question de la paix, enterrée pour deux mois, revient maintenant à la surface avec une force décuplée. Dans une séance du Soviet de Pétrograd, un officier arrivé du front, Doubassov, déclara : " Quoi que vous disiez ici, les soldats ne combattront plus. " Il y eut des exclamations : " Les bolcheviks eux-mêmes ne disent pas cela!… " Mais l'officier, qui n'était pas bolchevik, para le coup : " Je vous transmets ce que je sais et ce que les soldats m'ont chargé de vous transmettre. " Un autre homme du front, un soldat morose, portant une capote grise imprégnée de la saleté et de la puanteur des tranchées, déclara, en ces mêmes journées de septembre, au Soviet de Pétrograd, que les soldats avaient besoin de la paix, de n'importe laquelle, " même si que ce serait une paix dégueulasse ". Ces âpres mots d'un soldat jetèrent le trouble dans le Soviet. On en était donc arrivé si loin ! Les soldats, sur le front, n'étaient pas des gamins, Ils comprenaient parfaitement que, avec " la carte de guerre " que l'on avait devant soi, la paix ne pouvait être qu'un acte de violence. Et, pour traduire cette opinion-là, le délégué des tranchées avait expressément choisi le mot le plus grossier, qui exprimait toute la violence de son aversion à l'égard de la paix du Hohenzollern. Mais c'est Précisément en dépouillant ainsi son jugement que le soldat contraignit ses auditeurs à comprendre qu'il n'y avait point d'autre voie, que la guerre avait étiolé l'armée, que la paix était immédiatement indispensable et à quelque prix que ce fût. Les paroles de l'orateur venu des tranchées furent reproduites avec des sarcasmes par la presse bourgeoise qui les attribua aux bolcheviks. La phrase sur la paix " dégueulasse " ne sortait plus désormais de l'ordre du jour, comme étant l'expression la plus extrême de la barbarie et de la dissolution du peuple !
En règle générale, les conciliateurs n'étaient nullement disposés, de même que le dilettante politique Stankévitch, à admirer la magnificence du flot montant, qui menaçait de les balayer de l'arène révolutionnaire. Avec stupéfaction et épouvante, ils constataient, chaque jour, qu'ils ne disposaient d'aucune force de résistance. En somme, sous la confiance des masses à l'égard des conciliateurs, depuis les premières heures de la révolution, se cachait un malentendu, historiquement inévitable, mais non durable : pour le déceler, il ne fallut tout au plus que quelques mois. Les conciliateurs furent forcés de causer avec les ouvriers et les soldats sur un tout autre ton que celui qu'ils avaient tenu au Comité exécutif et particulièrement au palais d'Hiver. Les leaders responsables des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, de semaine en semaine, osaient moins se montrer en place publique. Les agitateurs de deuxième et de troisième ligne s'adaptaient au radicalisme social du peuple à l'aide de formules équivoques, ou bien, sincèrement, se laissaient gagner par les états d'esprit des usines, des puits de mines et des casernes, parlaient leur langage et se détachaient de leurs propres partis.
Le matelot Khovrine montre, dans ses Mémoires, comment les marins qui déclaraient se rattacher aux socialistes-révolutionnaires luttaient en réalité pour la plate-forme bolcheviste. Même chose était observée partout et en tous lieux. Le peuple savait ce qu'il voulait, mais ne savait pas quel nom donner à cela, Le " malentendu " inhérent à la Révolution de Février affectait la masse, tout le peuple, surtout à la campagne, où il persistera plus longtemps qu'à la ville. On ne pouvait introduire de l'ordre dans le chaos que par l'expérience. Les événements, grands et petits, secouaient inlassablement les partis de masses, les amenant à se mettre en accord avec leur politique, non avec leur enseigne.
On a un remarquable exemple du quiproquo entre les conciliateurs et les masses dans le serment qui fut prêté, au début de juillet, par deux mille mineurs du Donetz, agenouillés, tète découverte, en présence d'une foule d'environ cinq mille personnes qui participaient. " Nous jurons sur les têtes de nos enfants, devant Dieu, le ciel et la terre, avec tout ce qu'il y a de sacré pour nous sur la terre, que jamais nous ne lâcherons la liberté obtenue par nous le 28 février 1917 ; croyant aux socialistes-révolutionnaires, aux mencheviks, nous jurons de ne jamais écouter les léninistes, parce que ceux-ci, bolcheviks-léninistes, conduisent par leur agitation la Russie à sa perte, alors que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ensemble comme un seul, disent : la terre au peuple, la terre sans rachat, le régime capitaliste doit s'écrouler après la guerre et, au lieu du capitalisme, il doit y avoir un régime socialiste… Nous jurons de suivre ces partis, en marchant de l'avant, sans reculer devant la mort. " Le serment des mineurs, dirigé contre les bolcheviks, menait en réalité directement vers l'insurrection bolcheviste. L'écale de Février et le noyau d'octobre apparaissent dans cette charte naïve et enflammée avec une telle évidence qu'ils épuisent à leur manière le problème de la révolution permanente.
En septembre, les mineurs du Donetz, sans manquer ni à eux-mêmes, ni à leur serment, avaient déjà tourné le dos aux conciliateurs, Il en advint de même dans les contingents les plus arriérés des mineurs de l'Oural. Un membre du Comité exécutif, le socialiste-révolutionnaire Ojégov, représentant de l'Oural, visita au début du mois d'août, son usine d'Ijevsky. " Je fus stupéfait — écrit-il dans son rapport empreint d'affliction — des brusques modifications qui s'étaient produites en mon absence : l'organisation du parti des socialistes-révolutionnaires qui, par le nombre (huit mille personnes) et par son activité, était connue dans toute la région de l'Oural… était décomposée, affaiblie et réduite à cinq cents personnes, par suite de l'intervention d'agitateurs irresponsables. "
Le rapport d'Ojégov ne présenta rien d'imprévu pour le Comité exécutif : le même tableau s'observait à Pétrograd. Si, après l'écrasement de juillet, les socialistes-révolutionnaires dans les usines, pour un temps remontèrent et même, par-ci par-là, élargirent leur influence, leur déclin n'en fut que plus irrésistible ensuite. " Il est vrai, le gouvernement de Kérensky fut alors vainqueur — écrivait plus tard le socialiste-révolutionnaire V. Zenzinov — les manifestants bolcheviks avaient été dispersés et leurs leaders arrêtés, mais c'était une victoire à la Pyrrhus. " C'est absolument juste : de même que le roi d'Épire, les conciliateurs avaient remporté la victoire en la payant de leur armée. " Si, auparavant, jusqu'aux 3-5 juillet — écrit un ouvrier de Pétrograd nommé Skorinko — les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires pouvaient se montrer en certains endroits chez les ouvriers sans risquer d'être sifflés, ils n'avaient plus maintenant cette garantie… " Des garanties, en général, il ne leur en restait déjà plus.
Le parti des socialistes-révolutionnaires non seulement perdait son influence, mais changeait aussi de composition sociale. Les ouvriers révolutionnaires ou bien avaient déjà trouvé le temps de passer aux bolcheviks, ou bien, s'écartant, passaient par une crise intime. Par contre, embusqués dans les usines pendant la guerre, les fils des boutiquiers, les koulaks et de petits fonctionnaires en étaient venus à se persuader que leur place était exactement dans le parti socialiste-révolutionnaire. Mais, en septembre, eux aussi n'osaient plus se dénommer " socialistes-révolutionnaires ", du moins à Pétrograd. Le parti étant abandonné par les ouvriers, les soldats, dans certaines provinces déjà même par les paysans ; il lui restait les fonctionnaires conservateurs et les couches de la petite bourgeoisie.
Tant que les masses éveillées par l'insurrection donnèrent leur confiance aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks, les deux partis ne se lassèrent pas de célébrer la haute conscience du peuple. Mais lorsque les masses, passant par l'école de événements, commencèrent à se tourner brusquement vers les bolcheviks, les conciliateurs attribuèrent la responsabilité de leur propre effondrement à l'ignorance du peuple. Cependant, les masses ne consentaient point à croire qu'elles étaient devenues plus ignorantes ; au contraire, il leur semblait qu'elles comprenaient main tenant ce qu'elles n'avaient pas compris auparavant.
Faisant sa mue et s'affaiblissant, le parti socialiste-révolutionnaire se déchirait d'ailleurs sur ses coutures sociales, et ses membres étaient rejetés dans des camps hostiles entre eux. Dans les régiments, dans les campagnes, subsistaient les socialistes-révolutionnaires qui, d'accord avec les bolcheviks et, ordinairement, sous leur direction, se défendaient des coups portés par les socialistes-révolutionnaires gouvemementaux. L'aggravation de la lutte des flancs opposés appela à l'existence un petit groupe intermédiaire. Sous la direction de Tchernov, ce groupe essayait de sauver l'unité entre les persécuteurs et les persécutés, s'embrouillait, tombait dans des contradictions inextricables, fréquemment ridicules et compromettait encore plus le parti. Pour s'ouvrir la possibilité de parler devant un auditoire de masses, les orateurs socialistes-révolutionnaires devaient, avec insistance, se présenter comme des " gauches ", comme des internationalistes, n'ayant rien de commun avec la clique des " socialistes-révolutionnaires de mars ".
Après les Journées de Juillet, les socialistes-révolutionnaires de gauche passèrent à une opposition déclarée, sans rompre encore formellement avec le parti, mais en empruntant tardivement les arguments et les mots d'ordre des bolcheviks. Le 21 septembre, Trotsky, non sans une idée pédagogique de derrière la tète, déclara à la séance du Soviet de Pétrograd que, pour les bolcheviks, il devenait " de plus en plus facile de s'entendre avec les socialistes-révolutionnaires de gauche ". A la fin des fins, ces derniers se détachèrent en un parti indépendant pour inscrire dans le livre de la révolution une de ses pages les plus extravagantes. Ce fut la dernière déflagration du radicalisme intellectuel indépendant, et il n'en resta, quelques mois après Octobre, qu'un petit tas de cendres.
La différenciation atteignit tout aussi profondément les mencheviks. Leur organisation de Pétrograd se trouvait en vive opposition vis-à-vis du Comité central. Le noyau principal, dirigé par Tsérételli, n'ayant pas comme les socialistes-révolutionnaires des réserves paysannes, se désagrégeait encore plus rapidement que ces derniers. Les groupes social-démocrates intermédiaires qui n'avaient pas adhéré aux deux camps principaux tentaient encore d'obtenir l'unification des bolcheviks avec les mencheviks : ils gardaient encore quelque chose des illusions de mars, quand Staline lui-même estimait souhaitable l'union avec Tsérételli et espérait qu' " à l'intérieur du parti, nous nous débarrasserions des petits dissentiments ". Vers le 20 août eut lieu la fusion des mencheviks avec les unificateurs eux-mémes. La prépondérance notable, au Congrés d'unification, fut le lot de l'aile droite, et la résolution de Tsérételli pour la guerre et pour la coalition avec la bourgeoisie fut votée par cent dix-sept voix contre soixante-dix-neuf.
La victoire de Tsérételli dans le parti hâtait la défaite de ce même parti dans la classe ouvrière. L'organisation des ouvriers mencheviks de Pétrograd, extrêmement peu nombreuse, suivait Martov, le poussant en avant, s'irritant de son indécision et se préparant à passer aux bolcheviks. Vers le milieu de septembre, l'organisation de Vassili-Ostrov passa presque tout entière au parti bolchevik, Cela accéléra la fermentation dans les autres quartiers et en province. Les leaders de différents courants du menchevisme, en des séances communes, s'accusaient rageusement l'un l'autre de l'effondrement du parti. Le journal de Gorki, rattaché au flanc gauche des mencheviks, communiquait à la lin de septembre que l'organisation du parti à Pétrograd, qui comptait récemment encore environ dix mille membres, " avait cessé d'exister en fait… La dernière conférence de la capitale n'avait pu se réunir faute du quorum. "
Plékhanov attaquait de droite les mencheviks ; " Tsérételli, et ses amis, sans le désirer et le concevoir eux-mêmes, fraient la route à Lénine. " Les dispositions politiques de Tsérételli lui-même pendant les journées de la marée montante de septembre sont vivement marquées dans les Souvenirs du cadet Nabokov : " Le trait le plus caractéristique de son état d'esprit d'alors, c'était la peur devant la puissance grandissante du bolchevisme. Je me rappelle comment, dans un entretien avec moi en tête à tête, il me disait que les bolcheviks pourraient bien s'emparer du pouvoir. " Bien sûr — disait-il — ils ne tiendront pas plus de deux ou trois semaines, mais imaginez seulement quels seront les dégâts. C'est ce qu'il faut éviter à tout prix. " Sa voix avait un ton d'anxiété panique indubitable… " Devant Octobre, Tsérételli passait par les mêmes états d'âme que Nabokov connaissait bien depuis les Journées de Février.
Le terrain où les bolcheviks agissaient coude à coude avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, bien que constamment en lutte avec eux, c'étaient les soviets. Les modifications dans les forces relatives des partis soviétiques, à vrai dire non du premier coup, avec des retards inévitables et des atermoiements artificiels, trouvaient leur expression dans la composition des soviets et dans leur fonction publique.
Bien des soviets de province étaient déjà avant les Journées de Juillet des organes du pouvoir — à Ivanovo-Voznessensk, à Lougansk, à Tsaritsyne, à Khersone, à Tomsk, à Vladivostok, — sinon formellement, du moins en fait, sinon constamment, du moins épisodiquement. Le soviet de Krasnoïarsk imposa tout à fait de son propre chef le régime des cartes de distribution pour les objets de consommation individuelle, Le soviet conciliateur de Saratov fut obligé d'intervenir dans les conflits économiques, d'opérer l'arrestation de certains entrepreneurs, de confisquer le tramway appartenant à une compagnie belge, d'établir le contrôle ouvrier et d'organiser la production dans les usines abandonnées. Dans l'Oural où, depuis 1905, prédominait l'influence politique du bolchevisme, les soviets exerçaient fréquemment la justice et la répression vis-à-vis des citoyens, créèrent dans quelques usines leur milice, prélevant pour la payer des fonds sur la caisse de l'usine, organisèrent le contrôle ouvrier qui approvisionnait les entreprises en matières premières et en combustible, veillait à l'écoulement des articles fabriqués et établissait les tarifs. Dans certaines régions, les soviets confisquèrent les terres des propriétaires nobles pour les remettre aux collectivités de cultivateurs.
Dans les entreprises minières de Simsk, les soviets organisèrent une direction usinière régionale qui se subordonna toute l'administration, la caisse, la comptabilité et la réception des commandes. Par cet acte, la nationalisation de la région minière de Simsk était ébauchée, " Dès le mois de juillet — écrit B. Eltsin, à qui nous empruntons ces données — dans les usines de l'Oural, non seulement tout était dans les mains des bolcheviks, mais ceux-ci donnaient déjà des leçons pratiques pour la solution des problèmes politiques, agraires et économiques, " Ces leçons étaient primitives, non ramenées à un système, non éclairées par une théorie, mais, en bien des points, elles prédéterminaient les voies futures. Le tournant de Juillet atteignit beaucoup plus immédiatement les soviets que le parti ou les syndicats, car, dans la lutte de ces jours-là, il s'agissait avant tout de la vie ou de la mort des soviets. Le parti et les syndicats conservent leur importance pendant les Périodes " paisibles " comme pendant une dure réaction : les tâches et les méthodes changent, mais non point les fonctions essentielles. Mais les soviets ne peuvent tenir que sur la base d'une situation révolutionnaire et disparaissent avec elle. Unifiant la majorité de la classe ouvrière, ils la placent face à face devant une tâche qui se dresse au-dessus de tous les besoins des particuliers, des groupes et des corporations, au-dessus d'un programme de rafistolages, d'amendements et de réformes en général, car c'est le problème de la conquête du pouvoir. Le mot d'ordre : " Tout le pouvoir aux soviets! " semblait cependant anéanti avec la manifestation des ouvriers et des soldats en juillet. La défaite, ayant affaibli les bolcheviks dans les soviets, avait infiniment plus affaibli les soviets dans l'État. Le " gouvernement de salut " signifiait un renouveau de l'indépendance de la bureaucratie. Les soviets refusant de prendre le pouvoir, c'eût été pour eux un abaissement devant les commissaires, une atrophie, un dépérissement.
Le déclin de l'importance du Comité exécutif central trouva sa vive expression extérieure : le gouvernement invita les conciliateurs à évacuer le palais de Tauride, qui exigeait des réparations, paraît-il, pour l'Assemblée constituante. On réserva aux soviets, dans la seconde quinzaine de juillet, l'édifice de l'Institut Smolny, où jusque-là avaient reçu leur éducation des jeunes filles de la haute noblesse. La presse bourgeoise écrivait dès lors, au sujet du transfert aux soviets de la maison des " petites oies blanches ", presque du même ton qu'auparavant elle avait parlé de la saisie du palais de Kczesinska par les bolcheviks. Diverses organisations révolutionnaires, et dans ce nombre les syndicats, qui s'étaient installés par réquisition dans des édifices subirent en même temps une attaque au sujet de l'occupation des immeubles. Il ne s'agissait pas d'autre chose que d'expulser la révolution ouvrière des logements trop vastes dont elle s'était emparée aux dépens de la société bourgeoise. La presse des cadets ne connaissait point de limites à son indignation, à vrai dire tardive, devant les intrusions d'un peuple de vandales dans les droits de la propriété particulière et étatique.
Mais, à la fin de juillet, un fait inattendu fut découvert, par l'intermédiaire des typos : les partis qui se groupent autour du fameux Comité de la Douma d'État se sont depuis longtemps, paraît-il emparés pour leurs besoins de la très riche imprimerie d'Empire, de ses services d'expédition et de ses droits à la diffusion des imprimés, Les brochures d'agitation du parti cadet étaient non seulement imprimées gratuitement, mais gratuitement expédiées, par tonnes entières, et en grande vitesse, dans tout le pays. Le Comité exécutif, se trouvant obligé de vérifier l'accusation, se trouva aussi forcé de la confirmer. Le parti cadet découvrit, il est vrai, un nouveau motif de s'indigner ; peut-on, en effet, même un instant, mettre sur le même plan la saisie des établissements de l'État dans des buts de destruction et l'utilisation du matériel de l'État pour la défense des valeurs supérieures? En un mot, si ces messieurs volaient un peu l'État, c'était dans son propre intérêt. Mais, cet argument ne semblait pas à tous convaincant. Les ouvriers du bâtiment s'obstinaient à croire qu'ils avaient plus de droits à un local pour leur syndicat que n'en avaient les cadets sur l'Imprimerie nationale. Le différend ne se produisait pas par hasard : il menait, en effet, à la seconde révolution. Les cadets durent, en tout cas, se mordre un peu la langue.
Un des instructeurs du Comité exécutif, ayant parcouru dans la seconde quinzaine d'août les soviets du Midi de la Russie, où les bolcheviks étaient considérablement plus faibles que dans le Nord, consignait ainsi ses observations peu réconfortantes ; " L'état d'esprit politique se modifie notablement… Aux sommets des masses s'accroissent des dispositions révolutionnaires provoquées par la conversion de la politique du gouvernement provisoire… Dans la masse, l'on ressent de la fatigue et de l'indifférence à l'égard de la révolution. On observe un sensible refroidissement vis-à-vis des soviets... Les fonctions des soviets sont peu à peu réduites. " Que les masses fussent fatiguées de voir les oscillations des intermédiaires démocrates, c'est absolument indiscutable, Cependant, elles se refroidissaient non point à l'égard de la révolution, mais vis-à-vis des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. La situation devenait particulièrement intolérable dans les endroits où le pouvoir, malgré tous les programmes, se concentrait entre les mains des soviets conciliateurs : liés par la capitulation définitive du Comité exécutif devant la bureaucratie, ils n'osaient plus faire usage de leur pouvoir et compromettaient seulement les soviets aux yeux des masses. Une partie considérable du travail quotidien, routinier, était d'ailleurs détournée des soviets vers les municipalités démocratiques. Une partie plus grande encore allait aux syndicats et aux comités de fabriques et d'usines. Il devenait de moins en moins clair de savoir si les soviets survivaient et ce qui les attendait pour le lendemain.
Pendant les premiers mois de leur existence, les soviets, ayant devancé de loin toutes les organisations, s'étaient chargés de l'édification des syndicats, des comités d'usines, des clubs et de la direction de leur travail. Mais les organisations ouvrières, ayant trouvé le temps de se mettre sur pied, passaient de plus en plus sous la direction des bolcheviks. " Les comités de fabriques et d'usines… — écrivait Trotsky en août — ne se créent point dans des meetings improvisés. La masse les compose de ceux qui, sur place, dans la vie quotidienne de l'entreprise, ont prouvé leur fermeté, leur diligence et leur dévouement aux intérêts des ouvriers. Et voici que ces comités d'usines… sont, pour l'écrasante majorité, composés de bolcheviks. " Il ne pouvait plus être question d'une tutelle sur les comités d'usines et les syndicats exercée par les soviets conciliateurs ; au contraire, ici s'ouvrait le champ d'une lutte acharnée. Sur les questions qui touchaient les masses au vif, les soviets se trouvaient de moins en moins capables de faire opposition aux syndicats et aux comités d'usines, C'est ainsi que les syndicats de Moscou réalisèrent la grève générale malgré la décision du Soviet, Sous une forme moins éclatante, des conflits identiques se produisaient en tous lieux, et ce n'étaient pas les soviets qui en sortaient d'ordinaire vainqueurs.
Poussés par leur propre conduite dans une impasse, les conciliateurs se trouvèrent forcés " d'imaginer " pour les soviets des occupations accessoires, de les aiguiller sur la voie des entreprises culturelles, en somme, de les distraire. En vain : les soviets étaient créés pour mener à la conquête du pouvoir ; pour les autres problèmes, il existait d'autres organisations ; mieux adaptées. " Tout le travail qui passait par le canal menchevik et socialiste-révolutionnaire — écrit un bolchevik de Saratov, Antonov — perdit son sens… Dans une séance du Comité exécutif, nous en étions à bâiller jusqu'à l'inconvenance, par ennui : elle était mesquine et vide, cette parlote de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks. " Les soviets anémiés pouvaient de moins en moins servir d'appui à leur centre de Pétrograd, La correspondance entre Smolny et les localités était en décroissance : rien à écrire, rien à proposer ; il ne restait point de perspectives ni de tâches, L'isolement vis-à-vis des masses prit une forme extrêmement sensible de crise financière. Les soviets de conciliateurs dans les localités restaient eux-mêmes sans ressources et ne pouvaient subventionner leur état-major de Smolny : les soviets de gauche refusaient d'une façon démonstrative leur aide financière au Comité exécutif, taré par sa participation au travail de la contre-révolution.
Le processus du dépérissement des soviets se croisait cependant avec des processus d'un ordre différent, partiellement contraire. De lointaines régions limitrophes, des districts arriérés, des coins perdus s'éveillaient et formaient des soviets qui, dans les premiers temps, montraient de la fraîcheur révolutionnaire, tant qu'ils n'étaient pas tombés sous l'influence corruptrice du centre ou bien sous la répression du gouvernement. Le chiffre total des soviets augmentait rapidement. Vers la fin du mois d'août, le service d'enregistrement du Comité exécutif comptait jusqu'à six cents soviets, derrière lesquels se groupaient vingt-trois millions d'électeurs. Le système soviétique officiel s'élevait au-dessus de l'océan humain qui ondulait puissamment et poussait ses vagues vers la gauche.
Le renouveau politique des soviets, coïncidant avec leur bolchevisation, commençait par en bas. A Pétrograd, les quartiers furent les premiers à élever la voix. Le 21 juillet, la délégation de la conférence interdistricts des soviets présenta au Comité exécutif une liste de revendications : dissoudre la Douma d'Empire, confirmer l'immunité des organisations d'armée par un décret du gouvernement, restituer la presse de gauche, suspendre le désarmement des ouvriers, mettre fin aux arrestations massives, juguler la presse de droite, en finir avec les dislocations de régiments et la peine de mort sur le front. L'atténuation des exigences politiques, comparativement à celles de la manifestation de Juillet, est absolument évidente ; mais ce n'était que le premier pas d'un convalescent. En restreignant les mots d'ordre, les rayons s'efforçaient d'élargir la base. Les dirigeants du Comité exécutif félicitèrent diplomatiquement les soviets de quartier de " leur tact ", mais ramenèrent le discours à ceci que tous les maux provenaient de l'insurrection de Juillet. Les partis se séparèrent courtoisement, mais froidement.
Au programme des soviets de quartier s'ouvre une campagne imposante. Les Izvestia, de jour en jour, impriment des résolutions des soviets, des syndicats, des usines, des vaisseaux de guerre, des troupes, exigeant la dissolution de la Douma d'Empire, la suspension des mesures prises contre les bolcheviks et l'élimination de ceux qui favorisent la contre-révolution. Sur ce fond essentiel s'élèvent des voix plus radicales. Le 22 juillet, le Soviet de la province de Moscou, dépassant sensiblement le Soviet de Moscou même, vota une résolution réclamant la remise du pouvoir aux soviets. Le 26 juillet, le soviet d'Ivanovo-Voznessensk " stigmatise de son mépris " le moyen de lutte employé contre le parti des bolcheviks et envoie ses salutations à Lénine, " glorieux leader du prolétariat révolutionnaire ".
Les nouvelles élections, qui eurent lieu à la fin de juillet et dans la première quinzaine d'août, en de nombreux endroits, amenèrent, en règle générale, un renforcement des fractions bolchevistes dans les soviets. Dans Cronstadt écrasée et vilipendée devant toute la Russie, le nouveau soviet comptait cent bolcheviks, soixante-quinze socialistes-révolutionnaires de gauche, douze mencheviks internationalistes, sept anarchistes, plus de quarte-vingt-dix sans-parti, dont pas un ne se décida à avouer des sympathies pour les conciliateurs. Au congrès régional des soviets de l'Oural, qui s'ouvrit le 18 août, il y eut quatre-vingt-six bolcheviks, quarante socialistes-révolutionnaires, vingt-trois mencheviks. L'objet de la haine particulière de la presse bourgeoise devient Tsaritsyne, où non seulement le soviet est devenu bolchevik, mais où l'on a élu comme maire le leader des bolcheviks de l'endroit, Minine, Contre Tsaritsyne qui était une taie sur l'œil pour l'ataman du Don, Kalédine, Kérensky envoya, sans aucun prétexte sérieux, une expédition punitive avec ce seul but : détruire le nid révolutionnaire. A Pétrograd, à Moscou, dans tous les districts industriels, les mains se lèvent de plus en plus nombreuses pour les motions bolchevistes.
La fin du mois d'août amena les soviets à une vérification. Sous le coup du danger, le regroupement intérieur se produisit très rapidement, généralement, et avec des frottements relativement peu importants, En province comme à Pétrograd, au premier plan se mirent les bolcheviks, héritiers présomptifs du système soviétique officiel. Mais, dans la composition même des partis conciliateurs, les socialistes de " Mars ", les politiciens des antichambres de ministères et de bureaux, étaient temporairement refoulés par des éléments plus combatifs, trempés dans la lutte clandestine. Pour un nouveau groupement de forces, il fallut une nouvelle forme d'organisation. Nulle part, la direction de la défense révolutionnaire ne se concentra entre les mains des comités exécutifs : tels que les trouva l'insurrection, ils étaient peu aptes à combattre. Partout se créaient des comités spéciaux de défense, des comités révolutionnaires, des états-majors. Ils s'appuyaient sur les soviets, leur rendaient des comptes, mais présentaient une nouvelle sélection d'éléments et de nouvelles méthodes d'action en corrélation avec le caractère révolutionnaire des tâches.
Le Soviet de Moscou, comme pendant les journées de la Conférence d'État, constitua un groupe de combat de six hommes qui seuls avaient le droit de disposer des forces armées et de procéder à des arrestations. S'étant ouvert à la fin d'août, le Comité régional de Kiev proposa aux soviets locaux de ne pas hésiter à destituer les représentants peu sûrs du pouvoir, aussi bien les militaires que les civils, et à prendre des mesures pour l'arrestation immédiate des contre-révolutionnaires comme pour l'armement des ouvriers. A Viatka, le comité du soviet s'attribua de pleins pouvoirs exceptionnels, y compris la disposition de la force armée. A Tsaritsyne, tout le pouvoir passa à l'état-major du soviet. A Nijni-Novgorod, le comité révolutionnaire mit ses hommes de garde à la poste et au télégraphe. Le soviet de Krasnoïarsk concentra dans ses mains le pouvoir civil et militaire.
Avec telles ou telles déviations, parfois essentielles, ce tableau se reproduisait presque partout. Et ce n'était nullement une simple imitation de Pétrograd : le caractère des soviets, représentants de masses, fixait le déterminisme extrême de leur évolution intérieure, provoquant une réaction homogène de leur part devant les grands événements. Alors que, entre les deux éléments de la coalition, passait le front de la guerre civile, les soviets réunirent effectivement autour d'eux toutes les forces vives de la nation. Se brisant contre cette muraille, l'offensive des généraux tomba en poussière. On ne pouvait demander une leçon plus démonstrative. " Malgré tous les efforts faits par le pouvoir pour écarter et priver de force les soviets — disait à ce sujet une déclaration des bolcheviks — les soviets manifestèrent toute l'invincibilité… de la puissance et de l'initiative des masses populaires dans la période de la répression exercée contre la mutinerie kornilovienne… Après cette nouvelle épreuve que rien n'effacera plus de la conscience des ouvriers, des soldats et des paysans, le cri de ralliement poussé dès le début de la révolution par notre parti — " tout le pouvoir aux soviets " — devint la voix de tout le pays révolutionnaire. "
Les doumas municipales, qui avaient tenté de rivaliser avec les soviets, s'éclipsèrent pendant les jours de danger et s'effacèrent. La Douma de Pétrograd envoyait obséquieusement une délégation au Soviet " pour élucider la situation générale et établir un contact ". Il eût semblé que les soviets, élus par une partie de la population de la ville, devaient avoir moins d'influence et de puissance que les doumas élues par la population tout entière. Mais la dialectique du processus révolutionnaire montre que, dans certaines conditions historiques, la partie est infiniment plus grande que le tout. De même que dans le gouvernement, les conciliateurs à la douma faisaient bloc avec les cadets contre les bolcheviks, et ce bloc paralysait la douma, ainsi que le gouvernement. Par contre, le Soviet s'avéra la forme naturelle d'une collaboration défensive des conciliateurs avec les bolcheviks contre l'offensive de la bourgeoisie.
Après les journées korniloviennes s'ouvrit, pour les soviets, un nouveau chapitre. Bien qu'il restât encore aux conciliateurs un bon nombre de " bourgs pourris ", surtout dans la garnison, le Soviet de Pétrograd donna de la bande si fortement dans le sens bolchevik qu'il étonna les deux camps : celui de droite et celui de gauche. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, toujours sous la présidence du même Tchkhéidzé, le Soviet vota pour le pouvoir des ouvriers et des paysans. Les membres de la base des factions conciliatrices soutinrent presque tous la résolution des bolcheviks. La motion concurrente de Tsérételli recueillit une quinzaine de voix. Le présidium conciliateur n'en croyait pas ses yeux. De droite, l'on exigea un vote nominal qui dura jusqu'à trois heures du matin. Pour ne point voter ouvertement contre leurs partis, bien des délégués sortirent. Et pourtant, malgré tous les moyens de pression, la résolution des bolcheviks obtint, après pointage, 279 voix contre 115. C'était un fait de grande importance. C'était le commencement de la fin. Le présidium, abasourdi, déclara qu'il déposait ses pouvoirs.
Le 2 septembre, à la session unifiée des organes soviétiques russes en Finlande, fut adoptée par 700 voix contre 13, avec 36 abstentions, une résolution pour le pouvoir des soviets. Le 5, le Soviet de Moscou marcha dans la voie de Pétrograd : par 355 suffrages contre 254, non seulement il exprima sa défiance à l'égard du gouvernement provisoire, considéré comme instrument de contre-révolution, mais il condamna la politique de coalition du Comité exécutif. Le présidium à la tête duquel se trouvait Khintchouk déclara qu'il donnait sa démission. Le Congrès des soviets de la Sibérie centrale qui s'ouvrit le 5 septembre à Krasnoïarsk se déroula tout entier sous le drapeau du bolchevisme.
Le 8, la résolution des bolcheviks est adoptée au soviet des députés ouvriers de Kiev par une majorité de 130 voix contre 66, bien que la fraction bolcheviste officielle ne comptât que 95 membres. Au Congrès des soviets de Finlande qui s'ouvrit le 10, 150 000 matelots, soldats et ouvriers russes étaient représentés par 65 bolcheviks, 48 socialistes-révolutionnaires de gauche et quelques sans-parti. Le Soviet des députés paysans de la province de Pétrograd élut comme délégué à la Conférence démocratique le bolchevik Serguéiev. Il fut manifeste, encore une fois, que dans les cas où le parti réussit, par l'intermédiaire des ouvriers ou des soldats, à se lier directement avec le village, la classe paysanne se place volontiers sous son drapeau.
La prépondérance du parti bolchevik dans le Soviet de Pétrograd se confirma dramatiquement dans la séance historique du 9 septembre. Toutes les fractions avaient convoqué le ban et l'arrière-ban de leurs membres : " Il s'agit du sort du Soviet. " La réunion fut d'environ un millier de députés ouvriers et soldats. Le vote du 1er septembre avait-il été un simple épisode, engendré par la composition accidentelle de l'assemblée, ou bien signifiait-il un complet changement de la politique du Soviet ? c'est ainsi qu'était posée la question. Craignant de ne pas réunir la majorité des voix contre le présidium dans lequel entraient tous les leaders conciliateurs: Tchkhéidzé, Tsérételli, Tchernov, Gotz, Dan, Skobélev, la fraction bolcheviste proposa d'élire un Présidium sur les bases proportionnelles ; cette proposition qui, jusqu'à un certain point, estompait l'acuité du conflit de principe et qui provoqua, par conséquent, un véhément blâme de Lénine, eut cet avantage tactique qu'elle garantit un appui aux éléments hésitants. Mais Tsérételli repoussa le compromis. Le présidium veut savoir si le Soviet a effectivement changé de direction : " Nous ne pouvons appliquer la tactique des bolcheviks. "
Le projet de résolution apporté par la droite disait que le vote du 1er septembre ne correspondait point à la ligne politique du Soviet qui continuait à faire confiance à son présidium. Il ne restait plus aux bolcheviks qu'à relever le défi, et ils y procédèrent en hommes tout prêts. Trotsky, qui parut au Soviet pour la première fois après sa mise en liberté, et qui fut accueilli avec ferveur par une partie considérable de l'assemblée (les deux parties pesaient, dans leur for intérieur, les applaudissements : majorité ou non-majorité ?) demanda avant le vote une explication : Kérensky faisait-il toujours partie du présidium? Après une minute d'hésitation, le présidium, ayant répondu affirmativement, lui qui était déjà bien chargé de péchés, s'attachait lui-même au pied un lourd boulet. L'adversaire n'avait besoin que de cela. " Nous étions profondément persuadés — déclara Trotsky — … que Kérensky ne pouvait faire partie du présidium. Nous nous étions trompés. Actuellement, entre Dan et Tchkhéidzé, se dresse le fantôme de Kérensky… Quand on vous invite à approuver la ligne politique du présidium, n'oubliez pas que, par là-même, l'on vous propose d'agréer la politique de Kérensky. "
La séance eut lieu dans une tension qui atteignait la limite. L'ordre se maintint grâce à l'effort de tous et de chacun pour ne pas en arriver à une explosion. Tous voulaient faire au plus vite le compte des amis et des adversaires. Tous comprenaient que l'on décidait la question du pouvoir, de la guerre, du sort de la révolution, On décida que l'on voterait en sortant par une porte. On invita à sortir ceux qui acceptaient la démission du présidium : il était plus facile de sortir à la minorité qu'à la majorité, A tous les bouts de la salle, une agitation passionnée, mais à mi-voix. Le vieux présidium ou bien un nouveau? La coalition ou bien le pouvoir soviétique? Devant les portes, beaucoup de peuple s'était amassé, beaucoup trop à l'estimation du présidium, Les leaders des bolcheviks comptaient, de leur côté, qu'il leur manquerait environ une centaine de voix pour avoir la majorité : " Et ce sera encore beau! " se disaient-ils, se consolant d'avance. Les ouvriers et les soldats, en longues files, s'alignent devant les portes. Une rumeur contenue de voix, de brefs éclats de discussion. D'un côté, un cri perce : " Korniloviens! " Et d'autre part : " Héros de Juillet! " La procédure se prolonge environ une heure. Les plateaux de l'invisible balance oscillent. Le présidium, dans une émotion à peine contenue, reste tout le temps sur l'estrade. Enfin, le scrutin a été contrôlé et est annoncé : pour le présidium et la coalition, 414 voix contre 519, et 67 abstentions! La nouvelle majorité applaudit tempétueusement, avec exaltation et fureur, Elle en a le droit : la victoire a coûté cher. Une bonne partie de la route a été parcourue.
Sans avoir pu encore se remettre du coup porté, les leaders dépossédés descendent de l'estrade, la face longue. Tsérételli ne peut se retenir de formuler une prophétie menaçante. " Nous descendons de cette tribune — crie-t-il, se retournant à demi dans sa marche — conscient d'avoir porté pendant six mois hautement et dignement le drapeau de la révolution. Maintenant, ce drapeau est passé en vos mains. Nous pouvons seulement exprimer le souhait que vous le teniez au moins pour la moitié de ce délai! " Tsérételli s'était cruellement trompé au sujet des délais comme au sujet de tout le reste.
Le Soviet de Pétrograd, ancêtre de tous les autres soviets, se trouva désormais sous la direction des bolcheviks qui étaient encore hier " une insignifiante poignée de démagogues ". Trotsky rappela, du haut de la tribune du présidium, que les bolcheviks n'avaient pas encore été lavés de l'accusation d'être au service de l'état-major allemand. " Que les Milioukov et les Goutchkov racontent jour par jour leur existence. Ils ne le feront pas, mais nous, nous sommes, pour chaque jour, prêts à rendre compte de nos actes, nous n'avons rien à cacher au peuple russe… " Le Soviet de Pétrograd adopta une résolution spéciale, stigmatisant de son mépris les auteurs, les propagateurs et les auxiliaires de la calomnie. "
Les bolcheviks entraient dans leur droits de succession, Leur héritage se trouva à la fois grandiose et extrêmement mince, Le Comité exécutif central supprima à temps voulu au Soviet de Pétrograd les deux journaux qu'il avait créés, tous les services de direction, toutes les ressources financières et techniques, y compris les machines à écrire et les encriers. De nombreuses automobiles qui, depuis les Journées de Février, avaient été mises à la disposition du Soviet, se trouvèrent sans exception livrées à l'Olympe conciliateur. Les nouveaux dirigeants n'avaient ni caisse, ni journal, ni appareils de bureaux, ni moyen de transport, ni porte-plume, ni crayons. Rien que des murs dépouillés et l'ardente confiance des ouvriers et des soldats. Cela se trouva parfaitement suffisant.
Après le revirement radical de la politique du Soviet, les rangs des conciliateurs commencèrent à fondre encore plus rapidement. Le 11 septembre, quand Dan défendait devant le Soviet de Pétrograd la coalition, alors que Trotsky se prononçait pour le pouvoir des soviets, la coalition fut repoussée par toutes les voix contre dix, avec sept abstentions! Le même jour, le Soviet de Moscou condamna à l'unanimité les mesures de répression contre les bolcheviks. Les conciliateurs se virent bientôt rejetés dans un " fort étroit secteur de droite, pareil à celui que les bolcheviks avaient occupé, au début de la révolution, sur la gauche. Mais quelle différence! Les bolcheviks avaient toujours été plus forts dans les masses que dans les soviets. Les conciliateurs, par contre, conservaient encore dans les soviets plus de place que dans les masses. Les bolcheviks, dans la période de leur faiblesse, avaient pour eux l'avenir. Aux conciliateurs il ne restait qu'un passé dont ils n'avaient pas lieu d'être fiers.
En modifiant son courant, le Soviet de Pétrograd changea aussi d'aspect. Les leaders conciliateurs disparurent tout à fait de l'horizon, se retranchant dans le Comité exécutif ; ils furent remplacés au Soviet par des étoiles de deuxième et de troisième grandeur. Avec Tsérételli, Tchernov, Avksentiev, Skobélev, cessèrent de se montrer des amis et des admirateurs des ministres démocrates, les officiers radicaux et les dames, les écrivains à demi socialistes, les personnes instruites et réputées. Le Soviet devint plus homogène, plus gris, plus sombre, plus sérieux.