Comment Lénine étudiait les œuvres de Marx

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En Russie le mouvement ouvrier, à cause du retard de l’industrie, commença à se développer seulement vers 1890-1900 alors que, dans d’autres pays, la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière s’intensifiait, qu’il y avait déjà l’expérience de la Révolution de 1848, et celle de la Commune de Paris de 1871. C’est dans le feu de la lutte révolutionnaire que se trempèrent Marx et Engels, les chefs révolutionnaires du mouvement ouvrier international. La doctrine de Marx montrait la voie du développement social, indiquait l’inéluctabilité de la décomposition de la société capitaliste et de son remplacement par la société communiste, montrait la voie que suivait le développement de nouvelles formes sociales, la voie de la lutte de classe, celle de la révolution socialiste, dégageait le rôle du prolétariat dans cette lutte et soulignait l’inévitabilité de sa victoire.

Notre mouvement ouvrier se développait sous le drapeau du marxisme, il ne marchait pas à tâtons : le but et la voie étaient clairs.

Lénine a beaucoup fait pour éclairer la voie de la lutte du prolétariat russe. 50 ans se sont écoulés depuis la mort de Marx, mais le marxisme continue d’être pour notre parti un guide pour l’action. Le léninisme n’est que le développement du marxisme et son approfondissement. C’est pourquoi la question de savoir comment Lénine étudiait les œuvres de Marx est d’une grande importance.

Lénine connaissait Marx à la perfection. En 1893, quand il arriva à Piter, nous, les marxistes, fûmes frappés par sa connaissance profonde des œuvres de Marx et d’Engels.

Dans les années 1890-1900, alors que les cercles marxistes se formaient seulement, on étudiait surtout le premier tome du Capital. On pouvait se le procurer, bien qu’avec de grandes difficultés. Quant aux autres œuvres de Marx, c’était impossible. La plupart des membres du cercle n’avait même pas lu le Manifeste Communiste. Moi, par exemple, je l’ai lu pour la première fois en exil, en 1898, en allemand.

Les œuvres de Marx et d’Engels étaient strictement interdites. Il suffira de mentionner que dans l’article « Pour caractériser le romantisme économique » (1897), écrit pour le « Novoïé Slovo » [1], Lénine, sous peine de causer des difficultés à la revue, était contraint de ne pas employer les mots « Marx » et « marxisme » et devait parler de Marx d’une manière allégorique.

Lénine essayait de se procurer tout ce qu’il pouvait des œuvres de Marx et d’Engels, en allemand et en français. Anna Ilinitchna raconte comment il lisait avec sa sœur Olga Misère de la philosophie en français. Mais il lisait le plus souvent en allemand. Il faisait lui-même la traduction en russe de passages entiers, qui présentaient un intérêt particulier. Le premier grand ouvrage de Lénine (édité en 1894, illégalement), Ce que sont « les amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates, contient des références à des ouvrages tels que le Manifeste Communiste, Étude critique sur l’économie politique, Misère de la philosophie, l’Idéologie allemande, la lettre de Marx à Ruge en 1843, et aux livres d’Engels l’Anti-Dühring et l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État.

Le livre Ce que sont « les amis du peuple » contribua à élargir notablement l’horizon des marxistes d’alors, qui connaissaient mal les œuvres de Marx, et traitaient certaines questions d’une façon nouvelle. Ce livre eut un grand succès.

L’ouvrage suivant de Lénine « Le contenu économique du populisme et sa critique dans le livre de M. Strouvé », contient des références au 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, à La Guerre Civile en France, à la Critique du programme de Gotha, aux tomes II et III du Capital.

Plus tard, en exil, Lénine eut la possibilité de prendre connaissance de toutes les œuvres de Marx et d’Engels.

La biographie de Marx écrite par Lénine en 1914 pour le dictionnaire encyclopédique Granat est un témoignage éloquent de sa connaissance parfaite de l’œuvre de Marx. Une autre preuve nous en est fournie par les innombrables citations et les passages que Lénine retenait en lisant Marx. À l’Institut Lénine on garde des cahiers de Lénine, remplis de citations des œuvres de Marx. Lénine utilisait ces citations dans son travail, il les relisait et prenait des notes. Non seulement il connaissait Marx, mais il méditait profondément sur sa doctrine. En 1920, dans son discours au IIIe Congrès de la Fédération des Jeunesses Communistes de Russie, Lénine disait à la jeunesse : « … nous devons apprendre à faire nôtre toute la somme des connaissances humaines, et le faire de façon que le communisme ne soit pas, chez nous, quelque chose d’appris par cœur, mais quelque chose de pensé par nous-mêmes, qu’il représente les conclusions qui s’imposent, du point de vue de la science moderne. »[2]

Lénine étudiait non seulement tout ce qu’avait écrit Marx mais aussi tout ce que les ennemis du camp bourgeois écrivaient sur Marx et le marxisme. Dans sa polémique avec eux, il précise les données principales du marxisme.

Son premier grand ouvrage Ce que sont « les amis du peuple » et comment ils luttent contre les socialdémocrates (réponse aux articles du « Rousskoïé Bogatstvo » [3] , dirigés contre les marxistes) oppose le point de vue de Marx à celui des populistes (Mikhaïlovski, Krivenko, Ioujakov).

Dans l’article « Le contenu économique du populisme et sa critique » dans le livre de M. Strouvé », Lénine montre combien le point de vue de Strouvédiffère foncièrement de celui de Marx.

En étudiant la question agraire, il écrivit l’ouvrage « La question agraire et les « critiques » de Marx » (t. 5, pp. 87-202, t. 13, pp. 149-193) où il oppose au point de vue petit-bourgeois des social-démocrates allemands (David et Hertz) et des critiques russes (Tchernov et Boulgakov), le point de vue de Marx.

« De la discussion jaillit la lumière », dit le proverbe français, et Lénine aimait à le répéter. Il faisait constamment ressortir et opposait les uns aux autres les points de vue de classe, sur les problèmes fondamentaux du mouvement ouvrier.

Sa manière de le faire est caractéristique. On peut s’en rendre compte en lisant le Recueil Lénine, n° XIX, où sont rassemblés des extraits, des comptes rendus, des plans de rapports, etc., sur la question agraire, pour la période d’avant 1917.

Lénine résume très soigneusement les déclarations des « critiques », choisit et extrait les passages les plus caractéristiques et leur oppose les idées de Marx. En analysant ces « critiques », il essaie de faire la lumière sur leur contenu de classe, en mettant en relief les questions principales, les plus brûlantes.

Très souvent Lénine exacerbait exprès la question. Il pensait que l’essentiel n’est pas dans le ton : on peut parler brutalement, mais l’important c’est d’aller au fond des choses. Dans la préface des Lettres de Marx à F. Sorge, il cite Mehring « … Mehring a raison (« Der Sorgesche Briefwechsel ») de dire que Marx et Engels n’entendaient pas grand-chose au « bon ton » : s’ils ne pesaient pas longtemps tous les coups qu’ils envoyaient, ils ne pleurnichaient pas non plus au sujet de chaque coup qu’ils recevaient ». Son style mordant, Lénine l’a appris chez Marx. Il indiquait : « … Marx raconte qu’ils ont, Engels et lui, toujours combattu la « misérable » tenue de ce « Social-Démocrate » [4], et qu’ils l’ont combattue souvent avec âpreté (« wobei’s oft scharf hergeht »)[5]

Lénine ne craignait pas la brusquerie, mais il exigeait que les objections soient faites sur le fond de la question.

Il avait un mot favori « la chicane », qu’il employait souvent. Lorsque s’engageait une polémique qui ne portait pas sur le fond, mais s’accrochait aux détails, Lénine disait : « Ce n’est que de la chicane ! ».

Lénine s’élevait violemment contre la polémique dont le but était de régler de comptes mesquins entre les fractions. C’était le procédéfavori des menchéviks. En s’abritant derrière les citations de Marx et d’Engels, détachées du contexte et des circonstances historiques, ils poursuivaient des buts exclusivement fractionnistes. Dans la préface des Lettres de K. Marx et F. Sorge, Lénine écrit : « … Croire que ces conseils de Marx et d’Engels à l’intention du mouvement ouvrier anglo-américain peuvent être simplement et directement appliqués aux conditions russes, revient à mettre à contribution le marxisme non pour s’en assimiler la méthode, ni pour étudier les particularités historiques concrètes du mouvement ouvrier dans des pays déterminés, mais pour permettre aux intellectuels de régler leurs petits comptes de fractions ».[6]

Nous abordons maintenant de près la question de savoir comment Lénine étudiait les œuvres de Marx. La citation précédente montre qu’il faut comprendre la méthode de Marx, apprendre chez lui à étudier les particularités du mouvement ouvrier dans les divers pays. C’est ce que faisait Lénine. Pour lui, la doctrine de Marx était non pas un dogme, mais un guide pour l’action. Il a dit une fois : « Qui veut prendre conseil chez Marx… ». Expression très caractéristique. Lui-même il « prenait toujours conseil » chez Marx. Dans les moments les plus difficiles, aux tournants de la révolution, il relisait Marx. On arrivait chez lui ; son entourage s’agitait, Lénine, lui, lisait Marx et ne s’arrachait à cette lecture qu’avec difficulté.

Ce n’était pas pour se calmer ni pour fortifier sa foi dans les forces de la classe ouvrière et dans la victoire finale (il était lui-même plein de cette foi) que Lénine relisait Marx, mais pour prendre conseil chez Marx et trouver des réponses aux questions d’actualité du mouvement ouvrier. Dans l’article « Mehring parle de la IIe Douma », Lénine écrivait :

« Les argumentations de telles personnes se reposent sur le mauvais choix des citations : elles prennent les principes généraux de soutenir la grande bourgeoisie contre la petite bourgeoisie réactionnaire et sans jugements les appliquent aux cadets et à la Révolution russe. Mehring donne une bonne leçon à ces personnes. Qui veut prendre conseil chez Marx, concernant les tâches du prolétariat dans la révolution bourgeoise, celui-ci doit prendre les jugements de Marx justement relatifs à l’époque de la révolution bourgeoise allemande. Non sans raison, nos menchéviks évitent si craintivement ces jugements ! Dans ceux-ci nous voyons la plus complète, la plus frappante expression de cette lutte impitoyable contre la bourgeoisie opportuniste tenue par les « bolchéviks » russes dans la révolution bourgeoise. »

Étudier les écrits de Marx consacrés à l’analyse de situations analogues, les étudier profondément, les comparer avec le moment actuel, établir la ressemblance et la différence : telle était la méthode de Lénine. Cette méthode employée pendant la révolution de 1905-1907 montre parfaitement comment procédait Lénine.

Dans la brochure Que faire ? (1902) il écrivait :

« L’histoire nous assigne maintenant une tâche immédiate, la plus révolutionnaire de toutes les tâches immédiates du prolétariat de n’importe quel autre pays. L’accomplissement de cette tâche, la destruction du rempart le plus puissant, non seulement de la réaction européenne, mais aussi (nous pouvons maintenant le dire) de la réaction asiatique, ferait du prolétariat russe l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international. »[7]

Nous savons que déjà la lutte révolutionnaire de 1905 a grandi le rôle international de la classe ouvrière russe et que le renversement de la monarchie tsariste en 1917 a mis le prolétariat russe à l’avant-garde du prolétariat international révolutionnaire. La révolution eut lieu 15 ans après la parution du livre Que faire ? En 1905, quand le 9 janvier les ouvriers furent fusillés sur la place Dvortsovaïa, et que le flot révolutionnaire s’étendit toujours davantage, la question de savoir où le parti devait mener les masses, quelle tactique il devait suivre se posa dans toute son ampleur. Et alors, Lénine « prend conseil » chez Marx. Il lit avec attention les œuvres de celui-ci se rapportant à la révolution bourgeoise et démocratique française et allemande de 1848 : La lutte de classes en France en 1848-1850 et le 3e tome de l’Héritage littéraire de K. Marx et F. Engels, édité par Fr. Mehring, et concernant la révolution allemande.

En juin-juillet 1905, Lénine écrit la brochure Deux tactiques de la Social-démocratie dans la révolution démocratique, où, à la tactique des menchéviks qui prônaient une union avec la bourgeoisie libérale, il opposait la tactique des bolchéviks, qui appelaient les masses ouvrières à une lutte décisive et acharnée contre le tsarisme, allant jusqu’au soulèvement armé. « Il faut en finir avec le tsarisme », écrivait Lénine dans Deux tactiques…

« … La conférence (des néo-iskristes – N.K.) a également oublié qu’aussi longtemps que le pouvoir restera entre les mains du tsar, toutes les décisions de tous les représentants, quels qu’ils soient, se réduiront à des bavardages aussi creux et pitoyables que les « décisions » du parlement de Francfort, bien connu dans l’histoire de la révolution allemande de 1848. Porte-parole du prolétariat révolutionnaire, Marx, dans sa « Nouvelle Gazette rhénane », cinglait de sarcasmes impitoyables les libéraux, les « osvobojdentsy » francfortois, justement parce qu’ils prononçaient de belles paroles, adoptaient toute sorte de « décisions » démocratiques, « instituaient » des libertés de tout genre, mais en fait laissaient le pouvoir dans les mains du roi et n’organisaient pas la lutte armée contre la force militaire dont celui-ci disposait. Et pendant que les osvobojdentsy francfortois discouraient, le roi guettait le moment propice, augmentait ses forces militaires, si bien que la contre-révolution, s’appuyant sur une force réelle, battit à plate couture les démocrates avec toutes leurs belles « résolutions ». »[8]

Et Lénine pose la question de savoir si la bourgeoisie parviendrait à faire échouer la Révolution russe à l’aide d’un accord avec le tsarisme ou bien, comme l’avait dit Marx, à en finir « à la plébéienne » avec le tsarisme.

« Si la révolution arrive à une victoire décisive, nous ferons son compte au tsarisme, à la manière jacobine ou, si vous préférez, à la plébéienne. « La Terreur française tout entière, écrivait Marx en 1848 dans la célèbre « Nouvelle Gazette rhénane », ne fut pas autre chose qu’une façon plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, avec l’absolutisme, la féodalité et l’esprit petit-bourgeois. » (Voyez Marx, Nachlass, édité par Mehring, t. III, p. 211.) Ceux qui, à l’époque de la révolution démocratique, agitent aux yeux des ouvriers social-démocrates russes l’épouvantail du « jacobinisme », ont-ils jamais réfléchi à ces mots de Marx ? »[9]

Les menchéviks disaient que leur tactique est « de rester un parti d’opposition ultra-révolutionnaire » et que cela n’exclut pas la prise partielle, épisodique du pouvoir, la formation de communes révolutionnaires dans telle ou telle ville.

« Qu’est-ce que les « communes révolutionnaires » ? Cette idée diffère-t-elle de celle du « gouvernement révolutionnaire provisoire », et, si oui, en quoi ? Messieurs les conférents eux-mêmes l’ignorent. Leur conception révolutionnaire confuse les amène, comme il arrive souvent, à la phrase révolutionnaire. Oui, l’emploi du terme « commune révolutionnaire » dans une résolution de représentants de la socialdémocratie n’est qu’une phrase révolutionnaire, et rien de plus. Marx a maintes fois condamné ces sortes de phrases, dans lesquelles des termes « séduisants » appartenant à un passé révolu masquent les objectifs de l’avenir. La séduction d’un terme qui a joué son rôle dans l’histoire devient en pareil cas du clinquant, un hochet inutile et nuisible. Nous devons faire comprendre d’une façon claire et sans équivoque aux ouvriers et au peuple tout entier pourquoi nous voulons instaurer un gouvernement révolutionnaire provisoire, quelles sont précisément les transformations que nous réaliserons dès demain, en cas d’issue victorieuse de l’insurrection populaire qui a déjà commencé, si nous exerçons sur le pouvoir une influence décisive. Telles sont les questions qui doivent préoccuper les dirigeant politiques ».[10]

« Ces vulgarisateurs du marxisme n’ont jamais médité les paroles de Marx sur la nécessité de remplacer l’arme de la critique par la critique des armes, invoquant en vain le nom de Marx, ils rédigent en fait des résolutions tactiques absolument dans l’esprit des bavards bourgeois de Francfort, qui critiquaient librement l’absolutisme, approfondissaient la conscience démocratique, sans comprendre que le temps de la révolution est celui de l’action qui se fait à la fois d’en haut et d’en bas. »[11]

« Les révolutions sont les locomotives de l’histoire », disait Marx. C’est par cette citation de Marx que Lénine apprécie le rôle de la révolution qui éclatait.

En analysant les déclarations de K. Marx dans « La Nouvelle Gazette rhénane », Lénine élucide ce que doit être la dictature révolutionnaire et démocratique des ouvriers et des paysans. Mais en développant cette analogie, Lénine souligne ce qui distingue notre révolution démocratique bourgeoisie de la révolution allemande de 1848. Il écrit :

« Ainsi, ce n’est qu’en avril 1848, après une année environ de publication d’un journal révolutionnaire (« La Nouvelle Gazette rhénane » avait commencé à paraître le 1er juin 1848), que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation ouvrière à part ! Ils s’étaient bornés jusque-là à diriger un « organe de la démocratie » qu’aucun lien d’organisation ne rattachait à un parti ouvrier indépendant ! Ce fait, monstrueux et inconcevable de notre point de vue actuel, nous montre clairement la différence énorme entre le parti allemand de cette époque et le parti ouvrier social-démocrate russe de nos jours. Ce fait nous montre combien les traits prolétariens du mouvement, le courant prolétarien se sont fait moins sentir dans la révolution démocratique allemande (par suite de l’état arriéré de l’Allemagne en 1848, et sous le rapport économique et sous le rapport politique : morcellement de l’État). »[12]

Les articles de Lénine, qui se rapportent à 1907 et sont consacrés à la correspondance et l’activité de Marx, présentent le plus vif intérêt. Ce sont : Préface à la traduction russe des Lettres de K. Marx à L. Kügelmann (t. 12, pp. 83-91), « Fr. Mehring parle de la IIe Douma » (t. 12, pp. 343-349) et Préface à la traduction russe du livre Lettres de I. Becker, I. Dietzgène, F. Engels, K. Marx, etc., à F. Sorge et à d’autres personnes… (t. 12, pp. 319-338).

Ces articles montrent comment Lénine étudiait Marx. Le dernier de ces articles présente un intérêt particulier il fut écrit à l’époque où Lénine s’était remis à l’étude de la philosophie devant les divergences avec Bogdanov, alors que les questions du matérialisme dialectique s’imposaient particulièrement à son attention.

En étudiant simultanément aussi bien les idées énoncées par Marx sur les questions analogues à celles que posait chez nous l’écrasement de la révolution, que les questions du matérialisme dialectique et historique, Lénine apprenait auprès de Marx la façon d’appliquer la méthode du matérialisme dialectique à l’étude de l’évolution historique. Dans la « Préface à la correspondance avec F. Sorge », il écrivait :

« La comparaison des points de vue émis par Marx et Engels sur les questions du mouvement ouvrier anglo-américain et allemand est singulièrement édifiante. Si l’on tient compte que l’Allemagne, d’une part, l’Angleterre et l’Amérique, de l’autre, représentent divers stades du développement capitaliste, diverses formes de la domination de la bourgeoisie, en tant que classe, dans toute la vie politique des pays en question ; la comparaison que nous venons d’indiquer prend une importance toute particulière. Du point de vue scientifique, nous voyons ici un échantillon de la dialectique matérialiste, le don de mettre au premier plan et à faire valoir divers points, divers aspects de la question, en les adaptant aux particularités concrètes de telles ou telles conditions politiques et économiques. Du point de vue politique pratique et de la tactique du parti ouvrier, nous voyons ici un échantillon de la manière dont les créateurs du Manifeste du Parti communiste définissaient les tâches du prolétariat en lutte, en fonction des différentes étapes du mouvement ouvrier national des divers pays. »[13]

La révolution de 1905 mit à l’ordre du jour quantité de questions nouvelles ; en les résolvant Lénine approfondissait ses connaissances de l’œuvre de Marx. La méthode léniniste (véritablement marxiste) de l’étude de Marx est née dans le feu de la révolution.

Cette méthode a armé Lénine pour la lutte contre ceux qui falsifiaient le marxisme, qui répudiaient son contenu révolutionnaire. On connaît le rôle immense joué dans l’organisation de la Révolution d’Octobre et du pouvoir soviétique par le livre de Lénine l’État et la Révolution. Ce livre est entièrement basé sur une étude approfondie de la doctrine révolutionnaire de Marx sur l’État. Citons ici la première page du livre l’État et la Révolution :

« Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes oppressives les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la plus sauvage fureur, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine gloire, afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’ « accommoder » le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes au sein du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le côté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est acceptable ou paraît l’être pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui « marxistes », – ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l’extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx, « national-allemand », qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d’une guerre de rapine ! Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d’abord de reconstituer la doctrine véritable de Marx sur l’État. »[14]

Dans Les Questions du léninisme Staline écrit :

« Ce n’est que dans la période suivante, période des actions ouvertes du prolétariat, période de la révolution prolétarienne, où la question du renversement de la bourgeoisie devint une question de pratique immédiate ; où la question des réserves du prolétariat (stratégie) devint une des questions les plus vitales ; ou toutes les formes de lutte et d’organisation – parlementaires et extra-parlementaires (tactique) – se manifestèrent avec une entière netteté, – ce n’est que dans cette période que purent être élaborées une stratégie cohérente et une tactique approfondie de la lutte du prolétariat. Précisément dans cette période, Lénine ramena au grand jour les idées géniales de Marx et d’Engels sur la tactique et la stratégie, idées que les opportunistes de la IIe Internationale avaient mises sous le boisseau. Mais Lénine ne se borna pas à rétablir tels principes tactiques de Marx et d’Engels. Il les développa, il les compléta par des idées et des thèses nouvelles et réunit le tout en un système de règles et de principes directeurs pour guider la lutte de classe du prolétariat. »

Marx et Engels écrivaient que « leur doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action ». Lénine aimait à répéter ces mots. La méthode d’étude des œuvres de Marx et d’Engels, la pratique révolutionnaire, toutes les conditions de l’époque des révolutions prolétariennes ont aidé Lénine à transformer la théorie révolutionnaire de Marx en un véritable guide pour l’action.

Je m’arrêterai sur une question ayant eu une portée décisive. Récemment nous avons fêté le quinzième anniversaire de l’existence du pouvoir soviétique. À cette occasion nous avons évoqué la prise du pouvoir en octobre 1917. Cette prise du pouvoir, loin d’être spontanée, fut profondément méditée par Lénine qui s’inspira des indications directes de Marx sur la façon dont il convenait dorganiser un soulèvement.

La Révolution d’Octobre, en instaurant la dictature du prolétariat, a changé fondamentalement les conditions de lutte ; et c’est justement grâce au fait que Lénine s’inspirait du contenu révolutionnaire de la doctrine de Marx et Engels, sans s’en tenir à la lettre, qu’il sut appliquer le marxisme à l’édification du socialisme à l’époque de la dictature du prolétariat.

Je n’ai touché qu’à quelques questions. Il faudrait faire un gros travail de recherche concernant le choix de tout ce que Lénine prenait chez Marx, la façon dont il le faisait et à quelles époques, en liaison avec quelles tâches du mouvement révolutionnaire. Je n’ai pas abordé des questions importantes telles que la question nationale ou celle de l’impérialisme, etc. L’édition complète des œuvres de Lénine et celle de ses recueils facilitera ce travail. La façon dont Lénine étudiait Marx, aux différentes étapes de la lutte révolutionnaire (du début jusqu’à la fin), nous aidera à mieux comprendre, et plus profondément, non seulement Marx, mais aussi Lénine, sa méthode et l’application de la doctrine de Marx.

Il faut mentionner encore un fait. Lénine non seulement étudiait les œuvres de Marx et d’Engels, mais aussi ce qu’écrivaient les « critiques » de Marx ; il étudiait la voie que suivait Marx en développant telle ou telle idée, les œuvres qui éveillaient la pensée de Marx, l’orientait dans telle ou autre direction, étudiait, si l’on peut s’exprimer ainsi, les sources de la conception du monde marxiste, ce que Marx prélevait chez tel ou tel écrivain.

Lénine s’efforçait de pénétrer toujours plus profondément la méthode du matérialisme dialectique.

En 1922, dans l’article « Du rôle du matérialisme militant », Lénine écrivait que les collaborateurs de la revue « Sous la bannière du marxisme » [15] devaient étudier méthodiquement la dialectique de Hegel du point de vue du matérialisme. Il estimait que sans bases philosophiques sérieuses, on ne saurait triompher des idées et de la conception du monde bourgeoises.

Comment étudier la dialectique de Hegel d’après les principes du matérialisme ? Lénine l’expliquait par sa propre expérience. Lisez cet alinéa de l’article « Du rôle du matérialisme militant » :

« … Nous devons comprendre qu’à défaut d’une base philosophique solide, il n’est point de sciences naturelles ni de matérialisme qui puissent soutenir la lutte contre l’envahissement des idées bourgeoises et une renaissance de la conception bourgeoise du monde. Pour soutenir cette lutte et la mener à bonne fin le naturaliste doit être un matérialiste au sens moderne du mot, un partisan conscient du matérialisme représenté par Marx, c’est-à-dire qu’il doit être un matérialiste dialectique. Pour atteindre ce but, les collaborateurs de la revue « Sous la bannière du marxisme » doivent se livrer a l’étude systématique de la dialectique de Hegel du point de vue matérialiste, dialectique que Marx a appliquée pratiquement dans son Capital et dans ses écrits historiques et politiques… En nous inspirant de la manière dont Marx appliquait la dialectique de Hegel, comprise dans le sens matérialiste, nous pouvons et devons développer cette dialectique sous toutes les faces, reproduire dans la revue des passages tirés des principaux ouvrages de Hegel, les interpréter dans le sens matérialiste en les illustrant par des exemples d’application de la dialectique empruntés à Marx, et aussi par des exemples de dialectique dans le domaine des relations économiques, politiques, exemples que l’histoire contemporaine, et notamment la guerre impérialiste actuelle et la révolution, fournissent en surabondance. Le groupe des rédacteurs et des collaborateurs de la revue « Sous la bannière du marxisme » doit former, à mon sens, une sorte de « société des amis matérialistes de la dialectique hégélienne ». Les naturalistes modernes trouveront (s’ils savent chercher et si nous apprenons à les aider en cela) dans la dialectique de Hegel, interprétée dans le sens matérialiste, des réponses aux questions philosophiques posées par la révolution aux sciences naturelles et qui font « trébucher » dans la réaction les admirateurs « intellectuels de la mode bourgeoise. »[16]

On a édité les Recueils Lénine n° IXe et XIIe, qui montrent l’évolution de la pensée de Lénine, et la façon dont il appliquait la méthode du matérialisme dialectique en étudiant Hegel, comment il rattachait cette étude à une étude approfondie de Marx, toujours soucieux de faire du marxisme un guide pour l’action dans les conditions les plus diverses.

Lénine ne travaillait pas seulement sur les textes de Hegel. Il a lu, par exemple, la lettre de Marx à Engels du 1er février 1858, où Marx fait une critique très sévère lu livre de Lassalle Philosophie du mélancolique Héraclite d’Éphèse (t. II), en qualifiant cet ouvrage d’ouvrage de « primaire ». Lénine donne tout d’abord dans un court résumé de la critique de Marx : « Lassalle répète Hegel tout simplement, le recopie, remâche Héraclite pour la millionième fois à propos de certains passages, en affabulant son ouvrage d’un incroyable fatras d’érudition »[17]. Puis Lénine commença à étudier ce livre, fit des extraits, prit des notes, et écrivit, en conclusion à cette étude : « En fin de compte, la critique de Marx est juste. Le livre de Lassalle ne vaut pas qu’on le lise. » Cependant ce travail aida Lénine à mieux comprendre Marx, à comprendre pourquoi ce livre avait si fortement déplu à Marx.

Pour conclure, je voudrais indiquer encore une méthode de travail de Lénine, quand il étudiait Marx. C’est son travail de vulgarisation de la doctrine de Marx. Si le vulgarisateur s’applique sérieusement à son travail, se pose comme tâche d’exposer, de façon compréhensible et simple, l’essence même de telle ou telle théorie, ce travail lui sera très profitable.

Lénine accomplissait ce travail très sérieusement. « Je voudrais bien savoir écrire pour les ouvriers », écrivait-il, de son exil, à Plékhanov et Axelrod.

Il voulait rendre la doctrine de Marx accessible et proche aux masses ouvrières. Pendant les années 1890, dans les cercles, il essayait d’exposer aux ouvriers le premier tome du Capital, en illustrant les données du livre par des exemples tirés de la vie de ces mêmes ouvriers.

En 1911, à l’école du parti (à Longjumeau, près de Paris), où Lénine formait des cadres de dirigeants pour le mouvement révolutionnaire, il faisait aux ouvriers des cours d’économie politique en s’efforçant d’exposer le plus simplement possible les principes de la doctrine de Marx.

Dans ses articles pour la « Pravda » Lénine s’efforçait de populariser certains principes de la doctrine de Marx. Un bon exemple en est l’explication qu’il donna de la façon d’étudier un objet quelconque ou un phénomène, en employant la méthode dialectique (c’était au temps de la discussion sur les syndicats, en 1921). Lénine disait :

« Pour connaître effectivement l’objet, il convient d’embrasser, d’étudier tous ses aspects, ses tenants et ses aboutissants. Jamais nous n’y parviendrons complètement. C’est le premier point.

« Deuxièmement, la logique dialectique exige qu’on considère l’objet dans son développement, « son auto-développement » (comme le disait parfois Hegel) et son changement…

« Troisièmement, on doit se servir de toute l’expérience humaine comme critère de la vérité et comme déterminant de la liaison de l’objet avec tout ce dont l’homme a besoin.

« Et, quatrièmement, la logique dialectique enseigne que « la vérité abstraite n’existe pas, que la vérité est toujours concrète », comme aimait à le répéter Plékhanov, après Hegel. »[18]

Ces quelques lignes contiennent la quintessence de tout ce à quoi a abouti Lénine, après de longues années de travail sur les questions philosophiques, en appliquant la méthode du matérialisme dialectique et en prenant sans cesse « conseil » chez Marx. Ces lignes indiquent d’une façon succincte l’essentiel de ce qui doit servir de guide pour l’action dans l’étude des phénomènes.

La façon dont Lénine étudiait les œuvres de Marx doit nous servir d’exemple dans notre étude des œuvres de Lénine. Sa doctrine est étroitement liée à celle de Marx : c’est le marxisme en action, c’est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes.

  1. « Novoïé Slovo », revue qui, après avril 1897, est passée aux « marxistes légaux ».
  2. V. Lénine, Œuvres choisies en deux volumes, deuxième partie, t. 2. p. 491. Éditions en langues étrangères, Moscou 1954.
  3. « Rousskoïé Bogatstvo », quotidien qui a passé aux années 1890 aux populistes et est devenu un organe central dans leur lutte contre le marxisme.
  4. « Le Social-Démocrate », organe de l’organisation opportuniste lassallienne « L’Union générale des ouvriers allemands ». Parut à Berlin, entre 1864 et 1871.
  5. Marx-Engels-marxisme, p. 235. Éditions en langues étrangères, Moscou 1954.
  6. Marx-Engels-marxisme, p. 239.
  7. V. Lénine, Œuvres choisies en deux volumes, première partie, t. 1, p. 225. Éditions en langues étrangères, Moscou 1954.
  8. V. Lénine. Œuvres choisies en deux volumes, deuxième partie, t. 1, p. 27 Éditions en langues étrangères, Moscou 1954.
  9. Ibid., p. 56.
  10. V. Lénine, Œuvres choisies en deux volumes, deuxième partie, t. 1, pp. 81-82.
  11. Ibid., pp. 100-101.
  12. « Ainsi, ce n’est qu’en avril 1848, après une année environ de publication d’un journal révolutionnaire (« La Nouvelle Gazette rhénane » avait commencé à paraître le 1er juin 1848), que Marx et Engels se prononcèrent pour une organisation ouvrière à part ! Ils s’étaient bornés jusque-là à diriger un « organe de la démocratie » qu’aucun lien d’organisation ne rattachait à un parti ouvrier indépendant ! Ce fait, monstrueux et inconcevable de notre point de vue actuel, nous montre clairement la différence énorme entre le parti allemand de cette époque et le parti ouvrier social-démocrate russe de nos jours. Ce fait nous montre combien les traits prolétariens du mouvement, le courant prolétarien se sont fait moins sentir dans la révolution démocratique allemande (par suite de l’état arriéré de l’Allemagne en 1848, et sous le rapport économique et sous le rapport politique : morcellement de l’État). »
  13. Marx-Engels-marxisme, p. 225.
  14. V. Lénine, Œuvres choisies en deux volumes, première partie, t. 1, pp. 190-191.
  15. « Sous la bannière du marxisme » [Pod Znamenem Marxisma], revue philosophique, paraissant à Moscou de 1922 à 1944.
  16. Marx-Engels-marxisme, pp. 606-607.
  17. Recueil Lénine XIIe, p. 295. Ed. russe.
  18. V. Lénine, Œuvres, t. 32. pp. 72-73. Ed. russe