Préfaces

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Avertissement, par Emile Botigelli (1957)[modifier le wikicode]

La critique de l'économie politique, pierre angulaire du socialisme scientifique, a été pendant presque toute sa vie une des préoccupations dominantes de Karl Marx et le thème essentiel de ses recherches. Le Capital est en effet le fruit d'une longue élaboration, et cette maîtresse plonge ses racines jusque dans la jeunesse même de son auteur.

C'est en 1842, en étudiant dans la Rheinische Zeitung la législation sur les vols de bois et la situation des paysans de la Moselle, qu'il a été amené à donner toute leur importance aux relations économiques[1]. Ce n'est pas la volonté des hommes qui donne à l'État sa structure, mais l'état objectif des rapports entre eux. Ce n'est pas l'armature juridique qui explique la société bourgeoise, ainsi que le voulait Hegel; elle n'est qu'une superstructure et la société bourgeoise trouve son explication dans les rapports de propriété. Cette idée, qui prendra corps dans l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, va orienter ses recherches, et, lorsqu'il arrive à Paris en 1844, il dépouille les œuvres d'économistes célè­bres, comme Adam Smith, J.-B. Say, Ricardo ou Boisguillebert. Déjà, les Manuscrits de 1844 rendent compte de cette première élaboration critique des catégories de l'économie politique bourgeoise. L'Esquisse d'une critique de l'économie politique qu'Engels publie dans les Deutsch-Französische Jahrbücher aura sur lui une influence déterminante qu'il a reconnue lui-même dans la préface de sa Contribution à la critique de l'économie politique.

Si Marx a abordé le domaine de l'économie politique en partant d'un point de vue philo­so­phique, qui s'exprime dans les œuvres de jeunesse, ses recherches scientifiques, ses con­tacts avec les théoriciens du socialisme français, la fréquentation des clubs d'ouvriers révolu­tion­naires vont l'amener très rapidement à ses positions fondamentales. Dans les leçons qu'il fait en janvier 1848, devant l'Association des ouvriers allemands à Bruxelles, et qui sont con­nues sous le titre : Travail salarié et capital, Marx a déjà fixé les grandes lignes de sa décou­ver­te la plus importante, la théorie de la plus-value. Il avait à cette époque non seule­ment éla­bo­ré sa conception du matérialisme historique telle qu'on la trouve dans L'Idéologie allemande (1845-1846), mais aussi écrit Misère de la Philosophie, ouvrage dirigé contre Proudhon, dont il critique les doctrines économiques. Si dans ce livre, publié en 1847, s'ébau­che déjà dans ses grandes lignes la critique de l'économie politique, celle-ci n'est pas encore dévelop­pée avec cette rigueur scientifique qui apparaîtra quelques années plus tard. Bien qu'il ait parfaitement conscience de l'étroitesse de Ricardo et du caractère dépassé de ses théories, il y accepte encore sa théorie de la monnaie et de la rente. Certes, il montre déjà ce qu'il y a dans celle-ci d'illogique du point de vue de Ricardo lui-même. Mais, avant de le réfuter, il lut faut élaborer dans le détail sa propre doctrine économique, qui n'est encore fixée que dans ses rudiments.

On sait comment la révolution de 1848 arracha Marx à ses études et la place qu'il prit dans le combat pour la révolution démocratique en Allemagne. Il faudra attendre son exil et son installation à Londres en 1850 pour qu'il puisse reprendre ses recherches d'économie politique. Il y était placé à un poste d'observation idéal, au cœur même du pays qui avait élaboré le plus parfaitement cette théorie de la société bourgeoise qu'est l'économie politique classique. La riche documentation du British Museum, le nouveau stade de développement dans lequel était entrée la vie économique avec la découverte de l'or australien et californien sont pour lui autant de sources d'observation et d'étude. Dès le numéro de la revue Neue Rheinische Zeitung qui paraît à l'automne 1850, il dresse le bilan de la vie économique des dernières années, avec sa crise économique de 1847 et la prospérité retrouvée dans les années 48 et 49, et il en tire la conclusion suivante :

Dans cette prospérité générale, où les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute la luxuriance dont elles sont susceptibles dans le cadre des rapports bourgeois, il ne peut être question d'une véritable révolution. Une telle révo­lu­tion n'est possible que dans des périodes où ces deux facteurs, les forces de production modernes et les formes de production bourgeoises, entrent en conflit. Les différentes querelles auxquelles se livrent présentement les représentants des diverses fractions des partis de l'ordre sur le continent et dans lesquelles ils se compromettent récipro­que­ment, bien loin de donner l'occasion de révolutions nouvelles, ne sont au contraire possibles que parce que la base des rapports est momentanément si sûre et, ce que la réaction ne sait pas, si bourgeoise. Toutes les tentatives de réaction arrêtant le déve­lop­pe­ment bourgeois s'y briseront aussi sûrement que toute indignation morale, ou toutes les proclamations enthousiastes des démocrates. Une nouvelle révolution ne sera possi­ble qu'à la suite d'une nouvelle crise. Mais elle est aussi sûre que celle-ci[2].

Une période de calme relatif s'annonce dont Marx va profiter pour pousser ses recherches économiques. Chaque jour il travaille au British Museum. Il progresse rapidement et, le 2 avril 1851 déjà, il annonce à Engels :

J'en suis au point que dans cinq semaines j'en aurai fini de toute cette scie éco­no­mique. Et cela fait, j'élaborerai l'économie à la maison et, au Museum, je me mettrai à une autre science. Ça commence à m'ennuyer. Au fond, cette science n'a plus progressé depuis A. Smith et D. Ricardo, malgré tout ce qui a été fait dans des études isolées, souvent ultra-délicates[3].

Mais celui-ci lui répond avec prudence :

Tant que tu as encore à lire un livre tenu pour important, tu ne pourras pas te mettre à écrire[4].

En fait c'est dans une masse d'ouvrages économiques que Marx est plongé et il n'en verra pas la fin si tôt. Mais la vie qu'il mène est très dure. Ces années comptent parmi les plus difficiles qu'il connaîtra. Il est pratiquement sans ressources, et il lui faut faire face aux besoins d'une famille qui s'accroît. Pour pallier la misère, Marx accepte de se livrer, pour le New York Daily Tribune, à une besogne de correspondant qui va lui prendre une grosse partie de son temps, malgré l'aide dont Engels ne sera jamais avare. Il acceptera même d'écrire des notices pour l'encyclopédie que dirige Dana, un des éditeurs du quotidien. Sa collaboration au journal durera pratiquement à un rythme assez régulier jusqu'en 1862, et si nous lui devons toute une série d'articles précieux qui témoignent de l'attention avec laquelle Marx suivait le déroulement des événements politiques, elle n'en a pas moins retardé la maturation et la mise au point de son œuvre économique.

Cependant, en 1857, la crise qui s'est amorcée depuis deux ans et dont Marx et Engels ont soigneusement noté les signes annonciateurs dans leur correspondance, entre dans une phase critique. Les spéculations financières en France et en Allemagne, l'effondrement des cours à New York, quelques krachs industriels retentissants indiquent que le monde économique va connaître des bouleversements profonds.

Il ne sera pas si facile à la Révolution de retrouver une table rase aussi belle que cette fois-ci... Heureusement... ce n'est qu'en ayant du cœur au ventre et la détermi­nation la plus résolue qu'on pourra faire quelque chose, car on n'aura plus à craindre un reflux aussi rapide qu'en 1848,

remarque Engels dans sa lettre à Marx du 17 novembre 1856[5]. Et le 11 juillet 1857, Marx note, dans une lettre à Engels :

La révolution s'approche, ainsi que le montre la marche du Crédit Mobilier et les finances de Bonaparte en général[6].

Dans leur esprit, l'explosion révolutionnaire est donc liée à la crise et « aussi sûre que celle-ci ». Mais cette fois, pensent-ils, le capitalisme aura beaucoup plus de peine à rétablir la situation qu'il y a dix ans et, dans le camp socialiste, bien des illusions ont disparu, ce qui permettra une action plus énergique et plus claire.

Pour Marx, ces considérations ont aussi un autre sens. En étudiant l'économie classique, il est arrivé à un certain nombre de conclusions qui mettent en lumière les contradictions fondamentales du régime bourgeois et les impasses auxquelles aboutit l'œuvre de ses théoriciens. La classe ouvrière peut disposer maintenant d'une base scientifique pour fonder son action révolutionnaire. Et il est urgent d'exposer cette critique de l'économie capitaliste à laquelle Marx a travaillé depuis sept ans. N'écrira-t-il pas à Engels, le 8 décembre 1857 :

Je travaille comme un fou, toutes les nuits, à faire la synthèse de mes études économiques afin d'avoir mis au clair au moins les grandes lignes avant le déluge[7].

Les études auxquelles Marx s'est livré sont déjà assez poussées pour qu'il envisage tout de suite de passer à la rédaction de ses conclusions. Et dès le 23 août 1857 il commence à écrire une introduction à la critique de l'économie politique qui constitue le premier en date des travaux originaux, fruits de ses recherches personnelles dont l'aboutissement sera Le Capital[8]. Le plan qu'il adopte montre que déjà cette critique de l'économie politique est extrêmement claire dans son esprit. Examinant à la suite les unes des autres les grandes catégories adoptées par les savants bourgeois, il montre quelle est leur imprécision et met en lumière leurs rapports dialectiques. Par là même il définit sa propre méthode qui s'oppose aussi bien à la classification abstraite des concepts généraux de l'économie qu'à leur étude dans l'ordre où ils se sont présentés historiquement. Les phénomènes économiques apparaissent, au stade de développement qu'est le capitalisme, sous un aspect qui permet leur étude somme toute à l'état pur. Il faut partir du concept pour remonter à l'abstrait, et, une fois les concepts clairement établis, revenir vers le concret pour les enrichir de toute la complexité de leurs déterminations. C'est donc une étude de méthodologie que représente à vrai dire celle introduction; elle montre que Marx a déjà élaboré une critique assez poussée de la science bourgeoise de l'économie politique pour en déceler les vices de méthode et s'élever au point de vue philosophique. Mais, en la rédigeant, Marx sent lui-même qu'elle est plutôt une mise au point de ses réflexions personnelles qu'une véritable introduction. Aussi, à partir du point IV se contente-t-il de noter des titres de rubriques, les faisant suivre de notations destinées en fait à une rédaction dont il entrevoit déjà le cadre. Et quand ses projets auront pris forme avec la Contribution à la critique, il dira dans la préface :

Je supprime une introduction générale que j'avais ébauchée, parce que, réflexion faite, il me paraît qu'anticiper sur des résultats qu'il faut d'abord démontrer ne peut être que fâcheux, et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s'élever du singulier au général.

Marx voit s'esquisser le plan d’une œuvre d'ensemble. Aussi, dès octobre 1857, va-t-il noter sur des cahiers les résultats de ses recherches et formuler ses propres découvertes. Travaillant de nuit la plupart du temps, il va remplir sept cahiers[9] jusqu'au mois de mars où une grave crise de santé, consécutive à ce surmenage, va l'obliger à arrêter ses travaux pendant trois mois. Ces manuscrits, qui constituent un gros volume de près de 1100 pages, sont composés selon un plan qui comprend deux grandes parties : le chapitre de l'argent et le chapitre du capital.

Dans l'ensemble, le problème central, celui de la plus-value, est élucidé pour lui. Mais il s'agit maintenant d'ordonner et de clarifier les détails qui lui sont apparus au cours de ses recherches. Selon la méthode qui lui est familière, il prend pour base un auteur dont il discute les théories, exposant par là même les siennes. Ainsi, il part de la théorie proudhonienne de la monnaie et lui oppose ses propres idées. Mais, chemin faisant, il parvient à des découvertes[10], par exemple sur le rapport de la valeur et de l'argent, sur le rôle de l'argent, marchandise particulière aux aspects contradictoires de mesure des prix et de moyen d'échange. Et peu à peu il voit s'élargir son plan primitif et s'ébaucher les grandes lignes de ce qui sera Le Capital.

La lettre que Marx écrit à Lassalle le 2 février 1858[11] confirme absolument la chose. Après avoir dit que depuis quelques mois il a entrepris l'élaboration finale de ses travaux économiques, il ajoute :

Mais la chose n'avance que très lentement; dès que l'on veut en finir avec des sujets dont on a fait depuis des années l'objet principal de ses recherches, ils ne cessent d'apparaître sous de nouveaux aspects et de vous donner des scrupules...

Le travail dont il s'agit en premier est la critique des catégories économiques ou, si tu préfères, l'exposé critique du système de l'économie bourgeoise. C'est à la fois l'exposé du système et, par le biais de l'exposé, sa critique. Je n'ai pas la moindre idée du nombre de feuillets d'imprimerie qu'il faudra pour le tout. Si j'avais le temps, le loisir et les moyens de mettre au point l'ensemble avant de le soumettre au public, je le condenserais beaucoup, car j'ai toujours aimé cette méthode. Mais ainsi (cela vaut peut-être mieux pour que le public comprenne, mais cela nuit à coup sûr à la forme), imprimée sous forme d'une suite de fascicules, la chose s'étendra nécessairement un peu.

Et pour la première fois Marx expose le plan de son travail :

L'exposé, je veux dire la manière, est tout à fait scientifique, donc ne contrevient pas aux règlements de police au sens habituel. Le tout est divisé en six livres : 1. Du capi­tal (avec quelques chapitres préliminaires); 2. De la propriété foncière; 3. Du salariat; 4. De l'État; 5. Le commerce international; 6. Le marché mondial. Je ne puis natu­rel­lement m'empêcher de soumettre d'autres économistes à la critique, en particulier de polé­miquer contre Ricardo, dans la mesure où, même lui, parce que bourgeois, il est obligé de commettre des bévues, du point de vue strictement écono­mique. Mais, dans l'ensemble, la critique et l'histoire de l'économie politique et du socialisme de­vraient faire l'objet d'un autre travail. Enfin une brève esquisse historique du développement des catégories et des rapports économiques devrait faire l'objet d'un troisième.

Lassalle se met en quête d'un éditeur et, dès le 3 mars, demande à Marx des précisions sur les conditions du contrat qu'il pourrait signer. Le 26 mars, il lui annonce l'accord de l'éditeur Franz Duncker qui paiera à Marx 3 friedrichs d'or (soit 17 taler) par feuille d'impri­merie, alors que les professeurs d'université n'en reçoivent que deux. Il semble que l'avenir de l'œuvre économique de Marx soit assuré, il ne lui reste plus qu'à passer à la rédaction définitive.

Malheureusement, au moment où ces bonnes nouvelles arrivaient à Londres, Marx avait dû interrompre son travail et s'aliter. Les nuits sans sommeil, les tracas financiers, son travail de correspondant au New York Tribune avaient eu raison de sa santé et une grave crise de foie s'était déclarée. Au printemps, il est assez remis pour aller faire, du 6 au 20 mai, chez Engels, à Manchester, un séjour qui lui fera le plus grand bien. Le 31 mai, de retour à Londres, il écrit à Engels qu'il se sent « en forme » et va se remettre au travail. Mais entre temps son projet primitif s'était précisé. Le 2 avril 1858, il avait fait à Engels l'exposé de son plan[12] qui prévoit maintenant pour la première partie, le capital, ces quatre rubriques : A) le capital en général; B) la concurrence; C) le crédit; D) le capital par actions. Le premier chapitre, le capital en général, se subdivise lui-même en : 1. La valeur; 2. L'argent, a) l'argent comme mesure, b) l'argent comme moyen d'échange ou la circulation simple, c) l'argent comme monnaie; 3. Le capital. Pendant son séjour à Manchester, il avait discuté de son projet avec Engels, qui lui avait déjà apporté, lors de la rédaction des « cahiers », tout le fruit de son expérience commerciale. Bref, quand il retrouve ses notes, il juge nécessaire de faire un index de ses sept carnets[13]. Il veut y voir clair avant d'entreprendre la rédaction définitive.

L'été amène une nouvelle interruption de travail. D'abord sa situation financière est devenue de plus en plus difficile. La santé de Mme Marx exige absolument un changement d'air et Marx passe une partie de son temps en quête de créanciers susceptibles d'escompter un prêt à long terme qu'Engels lui a consenti, mais qu'il ne pourra verser que dans quelques mois. Ensuite il continue à travailler ferme pour le journal de New York et l'encyclopédie de Dana qui sont ses uniques sources de revenu. Enfin la maladie de foie, à laquelle le séjour à Manchester et la pratique de l'équitation avaient apporté quelque soulagement, reprend avec les chaleurs. Marx se sent incapable d'écrire. Ce n'est qu'en septembre qu'il pourra se remettre à son travail de rédaction. Il écrit en effet le 21 septembre à Engels, après avoir rappelé son mauvais état de santé, l'été durant :

C'est aussi pour cette raison que mon manuscrit ne partira que maintenant (dans deux semaines), mais deux fascicules d'un seul coup. Bien que je n'aie eu rien d'autre à faire que de remettre en bon style des choses déjà écrites, il m'arrive de rester des heures avant d'avoir pu mettre debout quelques phrases[14].

En réalité, l’œuvre grandit entre ses mains. En reprenant ses notes et en les mettant en /orme, Marx développe plus à fond certaines parties et il rédige en trois cahiers un nouveau texte, qui n'est pas encore d'ailleurs la Contribution à la critique. Une partie de ces manuscrits a été retrouvée, sous la forme de deux cahiers baptisés « version primitive » de la Contri­bution[15]. C'est apparemment la fin de ce travail que nous possédons. Il commence en effet par l'étude de l'argent en tant que monnaie, ce qui correspond à la troisième partie du chapitre II de la Contribution. On y trouve pour l'essentiel les mêmes rubriques que dans l’œuvre définitive. Mais Marx reste fidèle à son plan antérieur et traite ici pour la première fois de la transformation de l'argent en capital, partie qui ne sera pas reprise avant le Livre I° du Capital. De même on y trouve un chapitre sur « les manifestations de la loi d'appro­priation dans la circulation simple ». Ces cahiers sont un texte essentiel pour com­pren­dre clairement l'élaboration de la pensée économique de Marx. D'abord ils contiennent des éléments nouveaux sur l'origine du mode de production capitaliste. D'autre part, on y trouve des formulations d'une extrême importance qu'on ne retrouvera plus nulle part, ni chez Marx ni chez Engels. Enfin ces manuscrits, et ce n'est pas là leur moindre intérêt, sont encore rédigés dans un langage philosophique très proche du vocabulaire hégélien, et l'on y voit Marx se livrer à une déduction des diverses déterminations du capital en partant du concept même de capital. Ils constituent donc la véritable charnière entre la pensée philosophique de la jeunesse et l’œuvre scientifique de la maturité. Leur étude systématique sera de nature à enrichir très sensiblement notre connaissance de l'évolution de Marx et de sa méthode.

Cependant, Lassalle s'inquiète de ne pas voir arriver le manuscrit promis. Le 12 novem­bre 1858, Marx lui écrit une lettre très importante où il lui dit notamment :

Pour ce qui est du retard dans l'envoi du manuscrit, tout d'abord la maladie m'en a empêché et ensuite il m'a fallu rattraper d'autres travaux rémunérateurs en retard. Mais la véritable raison est la suivante : j'avais la matière devant moi, il ne s'agissait plus que de la forme, Or, dans tout ce que j'écrivais, je sentais à travers le style la mala­die de foie. Et j'ai deux raisons de ne pas permettre à cette œuvre d'être gâchée par des causes relevant de la médecine :

1. Elle est le résultat de quinze années d'études, donc du meilleur temps de ma vie.

2. Elle représente pour la première fois d'une façon scientifique une importante ma­nière de voir les rapports sociaux. C'est donc mon devoir à l'égard du parti que la chose ne soit pas défigurée par cette manière d'écrire maussade et raide qui est le propre d'un foie malade.

Je n'aspire pas à l'élégance de l'exposé, mais seulement à écrire à ma manière ordinaire, ce qui, pendant ces mois de souffrance, m'a été impossible, sur ce sujet du moins, puisque dans le même temps j'ai été dans l'obligation d'écrire au moins deux volu­mes d'éditoriaux en anglais de omnibus rebus et quibusdam aliis[16] et qu'en conséquence je les ai écrits. Je pense que si cet état de choses est présenté à M. Duncker même par quelqu'un de moins habile que toi, il ne pourra qu'approuver mes procédés, qui, en ce qui le concerne en tant que libraire, se ramènent tout simplement au fait que je cherche à lui donner pour son argent la meilleure marchandise possible.

J'aurai fini dans quatre semaines environ, car à proprement parler je viens seule­ment de commencer à écrire.

Autre chose, mais que tu n'auras à défendre qu'à l'arrivée du manuscrit : Il est vraisemblable que la première section : Le capital en général prendra tout de suite deux fascicules; à la mise au net, je trouve en effet qu'ici, où il s'agit d'exposer la partie la plus abstraite de l'économie politique, trop de concision rendrait la chose indigeste pour le lecteur. Mais, d'autre part, cette deuxième section doit paraître en même temps. L'enchaînement interne l'exige, et tout l'effet en dépend[17].

C'est donc vers cette date que Marx entreprend la rédaction définitive de ce qui sera la Contribution à la critique de l'économie politique. Comme la grosseur moyenne des fasci­cules était estimée, dans les premiers accords, à quatre feuillets d'imprimerie, il s'aperçoit déjà que la matière à traiter dépassera ce volume. Il explique lui-même les raisons de son retard dans sa lettre à Engels du 29 novembre 1858, et il ajoute, après avoir mentionné son mauvais état physique et ses soucis financiers :

Enfin, la première section a pris plus d'extension; en effet, les deux premiers chapitres, dont le premier, la marchandise, n'était pas du tout rédigé dans le premier brouillon, et dont le second, l'argent ou la circulation simple, n'était que très brièvement ébauché, ont été développés avec plus d'ampleur que je ne l'avais en vue à l'origine[18].

Le travail continue pendant tout le mois de décembre et le début de janvier. Enfin, le 15 janvier 1859, il peut annoncer à Engels :

Le manuscrit fait à peu près 12 feuillets d'imprimerie (3 fascicules) et - tiens-toi bien - quoi qu'il ait pour titre : Le Capital en général, ces fascicules ne comportent encore rien sur le capital, mais seulement les deux chapitres : 1. La marchandise, 2. L'argent ou la circulation simple. Tu vois donc que la partie élaborée dans le détail (en mai, lorsque je suis allé te voir) ne paraît pas encore. Mais cela est bon à deux points de vue. Si la chose marche, le troisième chapitre, Du Capital, pourra suivre rapidement. En second lieu, comme, de par la nature des choses, ces sagouins ne peuvent pas réduire leur critique, pour la partie publiée, à de simples injures tendancieuses et que le tout a l'air extrêmement sérieux et scientifique, j'oblige ces canailles à prendre ensuite plutôt au sérieux mes conceptions du capital. D'ailleurs, je pense que, mises à part les fins pratiques, le chapitre sur l'argent sera intéressant pour les spécialistes[19].

Cette fois l’œuvre touche bien à sa fin. Mais d'ultimes difficultés surgissent. Le 21 janvier 1859, Marx écrit encore à Engels :

Le malheureux manuscrit est terminé, mais ne peut être expédié, car je n'ai pas un farthing pour l'affranchir et l'assurer. C'est nécessaire, car je n'en possède aucune copie. Aussi me vois-je obligé de te prier de m'envoyer un peu d'argent d'ici lundi...

Et Marx ajoute avec une amère ironie :

Je ne crois pas qu'on ait jamais écrit sur « l'Argent » en en manquant à ce point. La plupart des auteurs qui en ont traité étaient profondément en paix avec le sujet de leurs recherches[20].

Naturellement Engels vole au secours de son ami et le manuscrit peut enfin partir le 25 janvier. Les soucis n'étaient pas cependant finis. Duncker tarde à accuser réception du colis. Et ce n'est que le 9 février que Marx est rassuré. Il peut maintenant envoyer la préface, datée de janvier 1859, ce texte admirable par sa clarté et Sa concision, qui donne, avec le rappel de la carrière de Marx, cette immortelle définition du matérialisme historique qui compte parmi les plus belles pages de la littérature marxiste.

Le livre paraîtra au début de juin - le 1er juin si nous en croyons une lettre de Lassalle - tiré à mille exemplaires. Il ne semble pas que la Contribution à la critique de l'économie politique ait eu l'écho que Marx en attendait. Si l'on excepte les deux articles qu'Engels écrivit dans Das Volk, journal qui paraissait à Londres[21], on ne relève pas dans la presse allemande de recension. La conspiration du silence est bien organisée autour de l’œuvre de Marx. Sans doute le livre était-il d'une lecture assez difficile et, dans sa lettre à Kugelmann du 28 décembre 1862, Marx le reconnaît lui-même :

Dans le premier fascicule le mode d'exposition était certes très peu populaire. Cela tenait soit à la nature abstraite du sujet, soit à la place limitée qui m'était prescrite, soit au but de l'ouvrage... Des tentatives scientifiques pour révolutionner une science ne peuvent jamais être vraiment populaires... Je me serais toutefois attendu, par contre, à ce que les spécialistes allemands, ne fut-ce que par décence, n'ignorent pas aussi totale­ment mon travail. J'ai en outre fait cette expérience, nullement réjouissante, qu'en Allemagne, des camarades de parti qui se sont depuis longtemps occupés de cette scien­ce, qui, en privé, se sont livrés dans leurs lettres à des transports d'admiration et de louan­ges excessives sur le fascicule I, n'ont pas fait le moindre geste pour écrire une critique ou même seulement insérer la table des matières dans des revues qui leur étaient accessibles[22]. Si c'est là la tactique du parti, j'avoue que son secret m'est impé­nétrable.

Si ce livre ne connut pas lors de sa publication le succès qu'il méritait, s'il n'y eut pas de réédition du vivant de Marx, nous ne pouvons plus le séparer du reste de son œuvre économique. Il n'en était pour lui que le début. Et il comptait bien, après s'être un peu reposé, en continuer la rédaction. Mais, une lois de plus, elle allait être interrompue. L'année 1860 allait amener l'affaire Vogt, et Marx va passer une partie de son temps à rassembler les documents nécessaires à la rédaction de son Herr Vogt. Puis c'est au début de 1862 que sa source de revenus essentielle, les correspondances du New York Tribune, va tarir. Il sera dans une situation financière désespérée, songeant même à entrer comme employé dans une compagnie de chemins de fer pour assurer la subsistance de sa famille. En fait ce n'est guère qu'à partir de 1863 qu'il se remettra à ses travaux économiques et Le Capital ne paraîtra qu'en 1867. Mais ce qui devait être le chapitre suivant de la Contribution à la critique de l'économie politique sera entre temps devenu le grand ouvrage que l'on connaît. Le plan a changé et la critique de l'économie politique ne figure plus que comme sous-titre dans le nouvel ouvrage. Dans la préface, Marx écrira

L'ouvrage dont je livre au publie le premier volume forme la suite d'un écrit publié en 1859 sous le titre de : Critique de l'économie politique. Ce long intervalle entre les deux publications m'a été imposé par une maladie de plusieurs années.

Afin de donner à ce livre un complément nécessaire, j'y ai fait entrer, en le résu­mant dans le premier chapitre, l'écrit qui l'avait précédé. Il est vrai que j'ai cru devoir, dans ce résumé, modifier mon premier plan d'exposition. Un grand nombre de points, d'abord simplement indiqués, sont ici développés amplement, tandis que d'autres, com­plè­te­ment développés d'abord, ne sont plus qu'indiqués ici. L'histoire de la théorie de la valeur et de la monnaie, par exemple, a été écartée; mais, par contre, le lecteur trouve­ra dans les notes du premier chapitre de nouvelles sources pour l'histoire de cette théorie[23].

Lorsque Marx parle des points « qui ne sont plus qu'indiqués » dans Le Capital, il pense évidemment au chapitre sur l'argent. Et il est de fait que nous avons dans la Contribution à la critique l'exposé le plus complet de la théorie de l'argent chez Marx. Il y traite de questions de la circulation monétaire et de la théorie de la monnaie qui ne seront plus soulevées que dans le Livre Ill du Capital, une fois qu'auront été étudiés le procès de production et le procès de circulation. Il est donc difficile de considérer cette œuvre comme un simple commence­ment et Le Capital comme sa suite. Si l'analyse de la marchandise n'y est encore qu'ébauchée et sera plus amplement développée dans le Livre I°, par contre, dans le domaine de la théorie de l'argent, l'ouvrage nous fait déjà entrevoir les contours de l’œuvre entière. C'est ce qui donne au livre sa figure originale, ce qui en fait le complément des autres études économiques de Marx. C'est une œuvre dont rien ne peut remplacer la lecture et qui sera la source de fécondes méditations.

La traduction que nous présentons de la Contribution à la critique de l'économie politique a étéflaite d'après l'édition publiée à Berlin en 1951. Ce texte, reprenant celui de 1859, est cependant amélioré par la prise en considération des corrections et notes de bas de page que comportait l'exemplaire personnel de Marx, dont les photocopies se trouvent à l'Institut du marxisme-léninisme à Moscou.

Pour l'Introduction, nous avons comparé avec le texte du manuscrit tel qu'il est publié au début des Grundrisse. Ceci nous a amené à rétablir le texte de Marx sur des points où Kautsky avait jugé bon de le modifier ou de le corriger et souvent avec peu de bonheur. Nous donnons en note la version de Kautsky.

Enfin nous publions pour la première lois en français la traduction de la version primitive, telle qu'elle est imprimée dans l'édition des Grundrisse der Kritik der politischen Œkonomie (Moscou, 1939-1941).

Il nous reste à remercier les traducteurs, MM. Husson et Badia, ainsi que toutes les personnes qui ont collaboré à la mise au point de cette édition, et; en particulier, M. Auguste Cornu.

On trouvera en fin de volume les index habituels.

E.B.

Avril 1957.

Préface de Marx (1859)[modifier le wikicode]

J'examine le système de l'économie bourgeoise dans l'ordre suivant : capital, propriété fon­cière, travail salarié, État, commerce extérieur, marché mondial. Sous les trois premières rubri­ques, j'étudie les conditions d'existence économiques des trois grandes classes en lesquelles se divise la société bourgeoise moderne; la liaison des trois autres rubriques saute aux yeux. La première section du livre premier, qui traite du capital, se compose des chapitres suivants : 1º la marchandise; 2º la monnaie ou la circulation simple; 3° le capital en général. Les deux premiers chapitres forment le contenu du présent volume. J'ai sous les yeux l'ensemble de la documentation sous forme de monographies jetées sur le papier à de longs intervalles pour mon propre éclaircissement, non pour l'impression, et dont l'élabo­ration systématique, selon le plan indiqué, dépendra des circonstances.

Je supprime une introduction générale que j'avais ébauchée[24] parce que, réflexion faite, il me paraît qu'anticiper sur des résultats qu'il faut d'abord démontrer ne peut être que fâcheux et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s'élever du singulier au général. Quelques indications, par contre, sur le cours de mes propres études d'économie politique me semblent être ici à leur place.

L'objet de mes études spécialisées était la jurisprudence à laquelle cependant je ne m'adonnais que comme à une discipline subalterne à côté de la philosophie et de l'histoire. En 1842-1843, en ma qualité de rédacteur à la Rheinische Zeitung, je me trouvai, pour la première fois, dans l'obligation embarrassante de dire mon mot sur ce qu'on appelle des intérêts matériels. Les délibérations du Landtag rhénan sur les vols de bois et le morcelle­ment de la propriété foncière, la polémique officielle que M. von Schaper, alors premier pré­si­dent de la province rhénane, engagea avec la Rheinische Zeitung sur la situation des pay­sans de la Moselle, enfin les débats sur le libre-échange et le protectionnisme, me fournirent les premières raisons de m'occuper de questions économiques. D'autre part, à cette époque, où la bonne volonté d'« aller de l'avant » remplaçait souvent la compétence, s'était fait entendre dans la Rheinische Zeitung un écho, légèrement teinté de philosophie, du socialisme et du communisme français. Je me prononçai contre ce travail d'apprenti, mais, en même temps, j'avouai carrément, dans une controverse avec l'Allgemeine Augsburger Zeitung, que les études que j'avais faites jusqu'alors ne me permettaient pas de risquer un jugement quel­con­que sur la teneur même des tendances françaises. Je préférai profiter avec empressement de l'illusion des gérants de la Rheinische Zeitung, qui croyaient pouvoir faire annuler l'arrêt de mort prononcé contre leur journal en lui donnant une attitude plus modérée, pour quitter la scène publique et me retirer dans mon cabinet d'étude.

Le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui m'assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel, travail dont l'introduction parut dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques - ainsi que les formes de l'État - ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils pren­nent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exem­ple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, comprend l'ensemble sous le nom de « société civile », et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'éco­no­mie politique. J'avais commencé l'étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où j'avais émigré à la suite d'un arrêté d'expulsion de M. Guizot. Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. Les rap­ports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de produc­tion sociale, contradictoire non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une contradiction qui naît des conditions d'existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achè­ve donc la préhistoire de la société humaine.

Friedrich Engels, avec qui, depuis la publication dans les Deutsch-Französische Jahrbücher de sa géniale esquisse d'une contribution à la critique des catégories écono­mi­ques, j'entretenais par écrit un constant échange d'idées, était arrivé par une autre voie (com­pa­rez sa Situation des classes laborieuses en Angleterre) au même résultat que moi-même, et quand, au printemps de 1845, il vint lui aussi s'établir à Bruxelles, nous résolûmes de tra­vail­ler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande; en fait, de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d'autrefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d'une critique de la philo­so­phie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis long­temps entre les mains de l'éditeur en Westphalie lorsque nous apprîmes que des circonstances nou­velles n'en permettaient plus l'impression. Nous abandonnâmes d'autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. Des travaux épars dans lesquels nous avons exposé au public à cette époque nos vues sur diverses questions, je ne mentionnerai que le Manifeste du Parti communiste, rédigé par Engels et moi en collaboration, et le Discours sur le libre-échange publié par moi. Les points décisifs de notre manière de voir ont été pour la première fois ébauchés scientifiquement, encore que sous forme polé­mique, dans mon écrit, paru en 1847, et dirigé contre Proudhon : Misère de la philosophie, etc. L'impression d'une dissertation sur le Travail salarié, écrite en allemand et rassemblant les conférences que j'avais faites sur ce sujet à l'Association des ouvriers allemands de Bruxelles, fut interrompue par la révolution de Février et par mon expulsion de Belgique qui en résulta.

La publication de la Neue Rheinische Zeitung en 1848-1849 et les événements ultérieurs interrompirent mes études économiques, que je ne pus reprendre qu'en 1850 à Londres. La prodigieuse documentation sur l'histoire de l'économie politique amoncelée au British Museum, le poste favorable qu'offre Londres pour l'observation de la société bourgeoise, et, enfin, le nouveau stade de développement où celle-ci paraissait entrer avec la découverte de l'or californien et australien, me décidèrent à recommencer par le commencement et à étudier à fond, dans un esprit critique, les nouveaux matériaux. Ces études me conduisirent partiel­le­ment d'elles-mêmes à des disciplines qui semblaient m'éloigner de mon propos et auxquelles il me fallut m'arrêter plus ou moins longtemps. Mais ce qui surtout abrégea le temps dont je disposais, ce fut l'impérieuse nécessité de faire un travail rémunérateur. Ma collaboration qui dure maintenant depuis huit ans, au New York Tribune, le premier journal anglo-américain, entraîna, comme je ne m'occupe qu'exceptionnellement de journalisme proprement dit, un éparpillement extraordinaire de mes études. Cependant, les articles sur les événements éco­no­miques marquants en Angleterre et sur le continent formaient une partie si considérable de mes contributions, que je fus contraint de me familiariser avec des détails pratiques qui ne sont pas du domaine de la science propre de l'économie politique.

Par cette esquisse du cours de mes études sur le terrain de l'économie politique, j'ai voulu montrer seulement que mes opinions, de quelque manière d'ailleurs qu'on les juge et pour si peu qu'elles concordent avec les préjugés intéressés des classes régnantes, sont le résultat de longues et consciencieuses études. Mais, au seuil de la science comme à l'entrée de l'enfer, cette obligation s'impose :

Qui si convien lasciare ogni sospetto

Ogni viltà convien che qui sia morta[25]

Londres, janvier 1859.

Karl MARX.

  1. Dans une lettre à R. Fischer du 6 avril 1893, Engels écrit : « J'ai toujours entendu dire a Marx que c'est précisément en s'occupant de la législation sur les vols de bois et de la situation des paysans de la Moselle qu'il s'est vu renvoyé de la politique pure aux relations économiques et qu'il est venu au socialisme. » (Cité par A. CORNU : Karl Marx u. Fr. Engels. tome I, 1818-1844, p. 344, Berlin, 1954.)
  2. MEHRING : Aue dem literarischen Nachlass von Karl Marx und Friedrich Engels..., tome III, pp. 467-468.
  3. MEGA III/I, p. 180. Les passages en Italique sont en français dans le texte.
  4. Ibid., p. 184.
  5. MEGA III/2, p. 166.
  6. Ibid., p. 201.
  7. MEGA III/2, p. 253.
  8. Publiée pour la première fois dans la Neue Zeit, cette introduction reste un texte essentiel qui nous éclaire à la fois sur la méthode de travail de Marx et sur le degré de maturité auquel sa théorie était déjà parvenue avant même qu'il rédige la Contribution à la critique de l'économie politique. On la trouvera dans notre édition à la page 149.
  9. Ces manuscrits, publiés en volume à Moscou en 1939 et 1441, sont connus maintenant sous le titre : Grundrisse der Kritik der politischen Œkonomie (Robentwurf).
  10. Voir à ce sujet sa lettre à Fr. Engels du 14 janvier 1868 (MEGA III/2, p. 274).
  11. Voir dans : Ferdinand LASALLE : Nachgelassene Briefe und Schriften, hrsg. von Gustav Mayer, III. Bd, pp. 116-117 (Berlin, 1922).
  12. Voir la lettre du 2 avril 1858 à Marx dans MEGA III/2, pp. 308-312.
  13. Cet index se trouve dans l'édition des Grundrisse, pp. 951-967.
  14. MEGA III/2, p. 838.
  15. Ces manuscrits ont été publiés dans l'édition des Grundrisse, pp. 871-947. Étant donné l'intérêt de ce texte pour la connaissance de la pensée de Marx, nous l'avons joint à notre édition où on le trouvera pp. 177-256.
  16. Sur toutes sortes de sujets et d'autres encore.
  17. LASALLE : Nachgelassens Schriften, tome III., p. 136.
  18. MEGA III/2, p. 849.
  19. MEGA III/2, p. 358.
  20. MEGA III/2, p. 857.
  21. Ces deux articles figurent dans , K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, Éditions Sociales, 1951, pp. 77-87.
  22. Marx pense sans doute à Lassalle qu'il avait prié directement de faire une critique dans la revue de la maison Brockhaus.
  23. Le Capital, 3. B., 1948, tome I, p. 17.
  24. Voir le texte intitulé : Introduction à la critique de l’économie politique daté de 1857. (N. R.)
  25. Qu'ici l'on bannisse tout soupçon
    Et qu'en ce lieu s'évanouisse toute crainte. [DANTE : Divine Comédie.] (N. R.)