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Pour caractériser le romantisme économique
Auteur·e(s) | Lénine |
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Écriture | 1897 |
L’économiste suisse Sismondi (J.-Ch.-L. Simon de de Sismondi), qui écrivit au début de ce siècle, présente un intérêt tout particulier pour la solution des questions économiques générales qui se posent actuellement avec insistance en Russie. Si l’on considère en outre que, dans l’histoire de l’économie politique Sismondi tient une place à part, en dehors des principaux courants, qu’il est un partisan chaleureux de la petite production et s’élève (tout comme les populistes russes d’aujourd’hui) contre les défenseurs et les idéologues des grandes entreprises, le lecteur comprendra pourquoi nous avons voulu donner un aperçu de la doctrine de Sismondi, dans ses traits principaux et dans ses rapports avec les autres courants — contemporains et postérieurs — de la science économique. Etudier Sismondi offre d’autant plus d’intérêt à l’heure actuelle que la revue Rousskoïé Bogatstvo a publié l’an dernier un article également consacré à l’exposé de sa doctrine (B. Efroussi : « Les idées économiques et sociales de Simonde de Sismondi. » Rousskoïé Bogatstvo, 1896, n°s7 et 8). [Efroussi est mort en 1897. Un article nécrologique lui a été consacré dans le numéro de mars 1897 du Rousskoïé Bogatstvo. (Note de Lénine.).]
Le collaborateur du Rousskoïé Bogatstvo affirme, d’emblée, qu’aucun auteur n’a été « l’objet d’une appréciation aussi erronée » que Sismondi ; celui-ci aurait été «injustement» présenté tantôt comme un réactionnaire, tantôt comme un utopiste. Or, c’est tout le contraire. Cette appréciation portée sur Sismondi est parfaitement justifiée. Quant à l’article du Rousskoïé Bogatstvo, qui est un exposé fidèle et minutieux de la théorie de Sismondi, il donne de cette dernière une définition tout à fait inexacte [Il est parfaitement exact que Sismondi n’est pas un socialiste, comme l’indique Efroussi au début de son article, après Lippert. (Voir Handwörterbuch der Staatswissenschaften, V. Band, Artikel « Sismondi » von Lippert, Seite 678.) (Note de Lénine.)] ; il idéalise son auteur précisément sur les points de sa doctrine où il se rapproche le plus des populistes ; il méconnaît et présente sous un jour erroné la place qu’il occupe par rapport aux courants postérieurs de la science économique. Aussi notre exposé et notre analyse de la doctrine de Sismondi seront-ils en même temps une critique de l’article d’Efroussi.
Chapitre I — Les théories économiques du romantisme[modifier le wikicode]
Ce qui caractérise la théorie de Sismondi, c’est sa doctrine concernant le revenu, le rapport de celui-ci avec la production et la population. L’ouvrage principal de Sismondi est d’ailleurs intitulé : Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population (Seconde édition. Paris, 1827, 2 vol. La première édition date de 1819). Thème à peu près identique à celui que développe la littérature populiste russe sous le nom de « question du marché intérieur pour le capitalisme ».
Sismondi affirmait que l’extension des grandes entreprises et du salariat dans l’industrie et l’agriculture fait que la production gagne nécessairement de vitesse la consommation et se voit placée devant un problème insoluble : trouver des consommateurs ; elle ne peut, selon lui, en trouver à l’intérieur du pays, car elle transforme la masse de la population en journaliers, en simples ouvriers, et crée une population sans emploi ; or, trouver un marché extérieur devient de plus en plus difficile du fait que de nouveaux pays capitalistes font leur apparition dans l’arène mondiale. Le lecteur constatera qu’il s’agit là de questions absolument identiques à celles qui préoccupent les économistes populistes, à commencer par MM. V. V. et N.-on. [V. V. (pseudonyme de V. Vorontsov) et N.-on, ou Nikolaïon (pseudonyme de N. Danielson), théoriciens du populisme libéral dans les années 80-90 du XIXe siècle.] Examinons maintenant de plus près les différents éléments et la valeur scientifique de l’argumentation de Sismondi.
I. Le marché intérieur se resserre-t-il par suite de la ruine des petits producteurs ?[modifier le wikicode]
Contrairement aux économistes classiques qui, lorsqu’ils édifiaient leurs systèmes, considéraient le régime capitaliste déjà constitué, et pour qui l’existence de la classe ouvrière était une donnée, un fait allant de soi, Sismondi s’intéresse tout particulièrement au processus de la ruine du petit producteur qui a conduit à la formation de cette classe. Il a le mérite incontestable d’avoir signalé cette contradiction du régime capitaliste ; mais, comme économiste, il n’a pas su comprendre ce phénomène, et il a dissimulé par des « vœux pieux » son incapacité de procéder à une analyse conséquente. La ruine du petit producteur prouve, selon Sismondi, que le marché intérieur se resserre.
« Il (le fabricant) vendra plus, s’il vend meilleur marché, dit Sismondi au chapitre intitulé « Comment le vendeur étend son débit » (ch. III, livre IV, t. I, pp. 342 et suiv.) [Toutes les citations qui vont suivre sont empruntées sauf indication contraire, à l’édition mentionnée plus haut des Nouveaux principes. (Note de Lénine.).] parce que les autres vendront moins : l’attention du fabricant est donc sans cesse dirigée à faire la découverte de quelque économie dans le travail, ou dans l’emploi des matériaux, qui le mette en état de vendre meilleur marché que ses confrères. Comme les matériaux, à leur tour, sont le produit d’un travail précédent, son économie réduit toujours, en dernière analyse, à employer moins de travail pour un même produit. » « Le but cependant du fabricant n’a pas été de renvoyer une partie de ses ouvriers, mais d’en conserver le même nombre et de produire davantage. Supposons qu’il l’atteigne : il enlèvera leurs pratiques à ses confrères ; il vendra plus, eux vendront moins ; la marchandise baissera un peu de prix... voyons quel en sera le « résultat national ». « Les autres fabricants imiteront, s’ils le peuvent, les procédés du premier ; alors il faudra bien que les uns ou les autres renvoient leurs ouvriers, et qu’ils le fassent dans la proportion de tout ce que la machine nouvelle ajoute au pouvoir productif du travail. Si la consommation est invariable, et si le même travail est fait avec dix fois moins de bras, les neuf dixièmes des revenus de cette partie de la classe ouvrière lui seront retranchés, et sa consommation en tout genre sera diminuée d’autant... Le résultat de la découverte, si la nation est sans commerce étranger, et si sa consommation est invariable, sera donc une perte pour tous, une diminution du revenu national, qui rendra la consommation générale de l’année suivante plus faible » (t. I, p. 344). « Et cela devait être ; car le travail lui-même faisant une partie importante du revenu (Sismondi veut parler ici du salaire), on n’a pu diminuer le travail demandé sans rendre la nation plus pauvre. Aussi le bénéfice qu’on attend de la découverte d’un procédé économique se rapporte-t-il presque toujours au commerce étranger » (t. I, p.345).
Le lecteur se rend compte que ces quelques lignes contiennent à elles seules toute la « théorie » bien connue dénonçant le « resserrement du marché intérieur » provoqué par le développement du capitalisme, et concluant à la nécessité d’un marché extérieur. Sismondi revient très souvent sur cette idée, à laquelle il rattache et sa théorie des crises et sa « théorie » de la population ; c’est, dans sa doctrine, un élément capital, tout comme dans la doctrine des populistes russes.
Sismondi n’oubliait pas, bien entendu, qu’avec les nouveaux rapports sociaux, la ruine et le chômage s’accompagnent d’un accroissement de la « richesse commerciale », et que la question à considérer ici est celle du développement de la grande production, du capitalisme. Cela, il le comprenait fort bien, et il affirmait précisément que les progrès du capitalisme entraînent une réduction du marché intérieur : « De même qu’il n’est pas indifférent, pour le bonheur des citoyens, que la part d’aisance et de jouissance de tous se rapproche de l’égalité, ou qu’un petit nombre ait tout le superflu, tandis qu’un grand nombre est réduit juste au nécessaire, ces deux distributions du revenu ne sont point indifférentes non plus aux progrès de la richesse commerciale. [Ici comme ailleurs, sauf indication contraire, c’est nous qui soulignons. (Note de Lénine.).] L’égalité des jouissances doit avoir pour résultat de donner toujours plus d’étendue au marché des producteurs ; leur inégalité, de le resserrer toujours davantage » (t. I, p. 357). Ainsi donc, Sismondi affirme que le marché intérieur se resserre par suite de l’inégalité de distribution propre au capitalisme, et que le marché doit être créé par une distribution égale. Mais comment cela peut-il se produire dans les conditions de la richesse commerciale, à laquelle Sismondi en est insensiblement venu (et à laquelle il devait forcément en venir pour pouvoir parler du marché) ? Cette question, il la laisse de côté. Quelle preuve donne-t-il de la possibilité de maintenir l’égalité entre producteurs dans les conditions de la richesse commerciale, c’est-à-dire de la concurrence entre les différents producteurs ? Absolument aucune. Il décrète tout simplement que cela doit être. Au lieu de poursuivre l’analyse de la contradiction qu’il a très justement signalée, il entreprend d’expliquer que, d’une façon générale, les contradictions ne sont pas souhaitables.
« Lorsque la grande culture a succédé à la petite, plus de capitaux ont peut-être été absorbés par les terres et reproduits par elles, plus de richesses qu’auparavant ont pu se trouver réparties entre la masse entière des agriculteurs »...
(Autrement dit : le marché intérieur, déterminé précisément par la quantité absolue de la richesse commerciale, s’est « peut-être » agrandi ? S’est agrandi en même temps que se développait le capitalisme ?)...
« Mais la consommation d’une famille de riches fermiers, unie à celle de cinquante familles de journaliers misérables, ne vaut pas pour la nation celle de cinquante familles de paysans, dont aucune n’était riche, et aucune n’était privée d’une honnête aisance » (t. I, p. 358).
En d’autres termes : c’est peut-être l’accroissement du nombre des fermiers qui crée un marché intérieur pour le capitalisme. Sismondi était un économiste trop averti et trop consciencieux pour nier ce fait, mais... mais, arrivé là, il abandonne son analyse, et substitue purement et simplement à la « nation » de la richesse commerciale une « nation » de paysan. Afin d’écarter un fait déplaisant qui réfute son point de vue petit-bourgeois, il oublie même ce qu’il vient de dire, à savoir que les « fermiers » sont précisément issus des « paysans », et qu’ils sont apparus grâce aux progrès de la richesse commerciale.
« Les premiers fermiers, dit Sismondi, furent de simples laboureurs... ils n’ont pas cessé d’être paysans... Ils n’emploient presque jamais, pour travailler avec eux, des ouvriers pris à la journée, mais seulement des domestiques, choisis toujours parmi leurs égaux, traités avec égalité, mangeant à la même table... les fermiers ne forment avec leurs domestiques qu’une classe de paysans » (t. I, p:221).
En définitive, tout se ramène donc à ceci que ces bons fermiers patriarcaux et leurs domestiques patriarcaux sont beaucoup plus sympathiques à l’auteur, et qu’il ferme tout simplement les yeux sur les changements que les progrès de la « richesse commerciale » ont entraînés dans ces rapports patriarcaux.
Mais cela, Sismondi n’est nullement disposé à en convenir. Il persiste à croire qu’il étudie les lois de la richesse commerciale et, oubliant ses réserves, il déclare tout net :
« Ainsi donc, par la concentration des fortunes entre un petit nombre de propriétaires, le marché intérieur se resserre toujours plus (!), et l’industrie est toujours plus réduite à chercher ses débouchés dans les marchés étrangers, où de plus grandes révolutions la menacent » (t. I, p. 361). « Ainsi, le marché intérieur ne pouvait s’étendre que par la prospérité nationale » (t. I, p. 362).
Sismondi a en vue la prospérité de toute la population, puisqu’il a reconnu un peu plus haut que la prospérité « nationale » est possible avec le système des grandes fermes.
Comme le voit le lecteur, nos économistes populistes disent la même chose, mot pour mot.
Sismondi revient sur cette question à la fin de son ouvrage, au livre VII « De la population », chapitre VII : « De la population rendue superflue par l’invention des machines. »
« Dans les campagnes, l’introduction du système des grandes fermes a fait disparaître de la GrandeBretagne la classe des fermiers paysans, qui travaillaient eux-mêmes, et qui jouissaient cependant d’une honnête aisance ; la population a été considérablement diminuée ; mais sa consommation a été encore plus réduite que son nombre. Les journaliers qui font tous les travaux des champs, limités au plus strict nécessaire, ne donnent pas à beaucoup près le même encouragement à l’industrie des villes que les riches paysans lui donnaient autrefois » (t. II, p. 327).
« Un changement analogue a eu lieu dans la population des villes... Les petits marchands, les petits manufacturiers disparaissent, et un grand entrepreneur en remplace des centaines, qui tous ensemble peut-être n’étaient pas si riches que lui. Tous ensemble néanmoins étaient de meilleurs consommateurs que lui. Son luxe dispendieux donne un bien moindre encouragement à l’industrie que l’honnête aisance de cent ménages qu’il a remplacés » (ibid.)
A quoi se ramène, se demandera-t-on, cette théorie, formulée par Sismondi, du resserrement du marché intérieur à mesure que se développe le capitalisme ? A ceci que son auteur, ayant à peine essayé de regarder les choses en face, élude l’analyse des conditions propres au capitalisme (« la richesse commerciale » jointe aux grandes entreprises dans l’industrie et l’agriculture, car Sismondi ignore le mot « capitalisme ». L’identité des notions justifie pleinement l’emploi du terme, et à l’avenir nous dirons simplement : « le capitalisme »), et y substitue son point de vue petit-bourgeois, son utopie petite-bourgeoise.
Le développement de la richesse commerciale et, par suite, de la concurrence, doit laisser intacte la paysannerie moyenne, bien homogène, avec son « honnête aisance » et son attitude patriarcale envers les domestiques.
On conçoit que ce vœu innocent soit resté l’apanage exclusif de Sismondi et des autres « intellectuels » romantiques, et se soit heurté chaque jour davantage à la réalité, qui aggravait les contradictions dont Sismondi n’avait pas encore su reconnaître la profondeur.
On conçoit que l’économie politique théorique, s’étant au cours de son évolution ultérieure [Il s’agit du marxisme. (Note de Lénine à l’édition de 1908.).] ralliée aux classiques, ait établi avec précision justement ce que Sismondi voulait nier, à savoir que le développement du capitalisme en général, et du système des grandes fermes en particulier, ne resserre pas, mais crée le marché intérieur. Le développement du capitalisme va de pair avec le développement de l’économie marchande ; et, à mesure que la production à domicile fait place à la production pour la vente, et que l’artisan fait place à la fabrique, il se forme un marché pour le capital. Les « journaliers », évincés de l’agriculture par la transformation des « paysans » en « fermiers », fournissent la main-d’œuvre au capital, et les fermiers sont les acheteurs des produits de l’industrie, — acheteurs non seulement d’objets de consommation (qui étaient produits précédemment chez eux par les paysans, ou par les artisans ruraux), mais encore d’instruments de production qui ne pouvaient plus être les mêmes avec la substitution de la grande exploitation agricole à la petite. [Ainsi se créent simultanément les éléments du capital variable (l’ouvrier « libre ») et du capital constant ; ce dernier comprend les moyens de production dont est dépouillé le petit producteur. (Note de Lénine.).] Cette dernière circonstance vaut d’être soulignée, car c’est elle surtout que méconnaît Sismondi quand il parle, dans le passage cité par nous, de la « consommation » des paysans et des fermiers comme s’il n’y avait que la consommation personnelle (consommation de pain, de vêtements, etc.), comme si l’achat de machines, d’outils, etc., la construction de bâtiments, d’entrepôts, de fabriques, etc., n’étaient pas aussi de la consommation, d’un autre genre, il est vrai : une consommation productive, ne ressortissant pas aux individus, mais au capital. Là encore, nous devons noter que c’est précisément cette erreur, empruntée, comme nous allons le voir, par Sismondi à Adam Smith, que nos économistes populistes ont reprise intégralement à leur compte. [Efroussi ne dit rien de cette partie de la doctrine de Sismondi relative au resserrement du marché intérieur par suite du développement du capitalisme. Nous verrons encore à maintes reprises qu’il a omis précisément ce qui caractérise avec le plus de relief le point de vue de Sismondi et la position du populisme à l’égard de sa doctrine. (Note de Lénine.).]
II. Les conceptions de sismondi relatives au revenu national et au capital[modifier le wikicode]
L’argumentation développée par Sismondi pour nier la possibilité du capitalisme et de son développement ne se limite pas à ce qui vient d’être exposé. Il a tiré les mêmes conclusions de sa théorie du revenu. Il faut dire que Sismondi a entièrement repris la théorie d’Adam Smith sur la valeurtravail et les trois sortes de revenus : rente, profit et salaire. Il tente même çà et là d’identifier les deux premières sortes de revenus et de les opposer à la troisième : ainsi, il les réunit parfois en les opposant au salaire (t. I, pp. 104-105) ; il emploie même quelquefois, pour les désigner, le mot : « mieux-value » (plus-value) (t. I, p. 103). II ne faudrait pas toutefois exagérer l’importance de ce terme, comme semble le faire Efroussi quand il dit que « la théorie de Sismondi se rapproche de la théorie de la plus-value » (Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 41). A vrai dire, Sismondi n’a pas fait un seul pas en avant par rapport à Adam Smith qui disait, lui aussi, que la rente et le profit étaient « un prélèvement sur le travail », une part de la valeur que le travailleur ajoute au produit (voir : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduit en russe par Bibikov, t. I, chapitre VIII :
« Du salaire », et chap. VI : « Des éléments qui composent le prix des marchandises »). Sismondi n’est pas allé plus loin. Mais il a tenté de rattacher cette division du produit nouvellement créé en mieux-value et en salaire à la théorie du revenu social, du marché intérieur et de la réalisation du produit dans la société capitaliste. Ces tentatives sont d’une importance capitale pour qui veut établir la valeur scientifique de l’œuvre de Sismondi et comprendre le rapport qui existe entre sa doctrine et celle des populistes russes. Aussi vaut-il la peine de les examiner plus en détail.
Mettant partout au premier plan la question du revenu, et de son rapport avec la production, la consommation et la population, Sismondi devait tout naturellement être amené à analyser aussi les fondements théoriques de la notion de « revenu ».
Et nous trouvons chez lui, tout au début de son ouvrage, trois chapitres consacrés à cette question (1. II, ch. IV-VI). Le chapitre IV : « Comment le revenu naît du capital » traite de la distinction à faire entre capital et revenu. Sismondi situe tout d’abord son sujet par rapport à l’ensemble de la société.
« Depuis que chacun travailla pour tous, dit-il, la production de tous dut être consommée par tous... La distinction entre le capital et le revenu... devint donc essentielle dans la société » (t. I, p. 83). Mais Sismondi sent bien que, cette distinction « essentielle » dans la société, n’est pas aussi simple que lorsqu’il s’agit d’un entrepreneur particulier. Et il fait cette réserve :
« Nous abordons ici la question la plus abstraite et la plus difficile de l’économie politique. La nature du capital et celle du revenu se confondent sans cesse dans notre imagination ; nous voyons ce qui est revenu pour l’un devenir capital pour l’autre, et le même objet, en passant de mains en mains, recevoir successivement différentes dénominations » (t. I, p. 84), c’est-à-dire tantôt la dénomination de « capital », tantôt celle de « revenu ».
« Et cependant leur confusion, affirme Sismondi, est ruineuse » (p. 477). «Autant il est difficile de distinguer le capital d’avec le revenu de la société, autant cette distinction est importante » (t. I, p. 84). Le lecteur a sans doute compris où est la difficulté dont parle Sismondi : si, pour un entrepreneur, le revenu est son profit qu’il dépense pour acheter tel ou tel objet de consommation [Plus exactement : la partie du profit qui n’est pas destinée à l’accumulation. (Note de Lénine.).] ; si, pour un ouvrier, le revenu est son salaire, peut-on additionner ces revenus pour obtenir « le revenu de la société » ?
Que devra-t-on dire alors des capitalistes et des ouvriers qui produisent des machines, par exemple ? Ce qu’ils produisent revêt une forme telle qu’il ne peut servir à la consommation (c’est-à-dire à la consommation personnelle). On ne peut l’additionner avec les objets de consommation. Ces produits sont destinés à servir de capital. Donc, de revenu qu’ils sont pour leurs producteurs (dans la partie qui représente le profit et le salaire), ils se transforment en capital pour les acheteurs. Comment se retrouver dans cette confusion qui empêche de définir la notion de revenu social ? Sismondi, nous l’avons vu, n’a fait qu’aborder la question pour l’éluder aussitôt, après s’être borné à en souligner la « difficulté ». Il déclare nettement qu’« il est cependant d’usage de reconnaître trois sortes de revenus, sous les noms de rente, profit et salaire » (t. I, p. 85), et passe à l’exposé de la doctrine d’Adam Smith sur chacune d’elles. La question posée — celle de la distinction entre le capital et le revenu de la société — est restée sans réponse. Désormais, l’exposé ne fait plus de distinction stricte entre le revenu social et le revenu individuel. Cependant, Sismondi revient encore une fois à la question qu’il avait laissée de côté. Il dit que, de même qu’il existe diverses sortes de revenus, il existe « différentes espèces de richesses » (t. L p. 93), à savoir : le capital fixe — machines, outils, etc. ; le capital circulant qui, contrairement au premier, se consomme rapidement et change de forme (semences, matières premières, salaires), et, enfin, le revenu du capital, consommé sans reproduction. Peu nous importe ici que Sismondi reprenne toutes les erreurs de la théorie de Smith relative au capital fixe et au capital circulant, confondant ces catégories qui se rapportent au processus de la circulation avec les catégories qui découlent du processus de production (capital constant et capital variable). Ce qui nous intéresse, c’est la théorie de Sismondi sur le revenu. Traitant de cette question, et partant de la distinction qui vient d’être faite entre les trois espèces de richesses, il en déduit ce qui suit :
« Il est bien essentiel de remarquer que ces trois espèces de richesses marchent de même à leur consommation ; car tout ce qui a été créé n’a de valeur pour l’homme qu’en s’appliquant à ses besoins, et ses besoins ne sont satisfaits que par la consommation. Mais le capital fixe ne s’y applique que d’une manière indirecte ; il se consomme lentement pour aider à reproduire ce que l’homme consacre à son usage » (t. I, pp. 94-95), alors que le capital circulant (Sismondi l’identifie déjà avec le capital variable) « passe au fonds de consommation de l’ouvrier » (t. I, p. 95).
Il s’ensuit donc que la consommation sociale est, contrairement à la consommation individuelle, de deux espèces, qui diffèrent essentiellement l’une de l’autre.
Non pas, évidemment, parce que le capital fixe se consomme lentement, mais parce qu’il se consomme sans constituer un revenu (fonds de consommation) pour aucune des classes de la société, parce qu’il ne se consomme pas individuellement, mais d’une manière productive.
Mais Sismondi ne voit pas cela et, sentant qu’il s’est de nouveau fourvoyé [En effet : Sismondi vient de distinguer le capital du revenu. Le premier va à la production, le second à la consommation. Mais il s’agit, en l’occurrence, de la société. Or, la société « consomme » aussi le capital fixe. La distinction signalée disparaît, et le processus économique et social, qui transforme « le capital pour l’un » en « revenu pour l’autre », reste inexpliqué. (Note de Lénine.).] en cherchant à établir la distinction entre le capital social et le revenu, il déclare piteusement :
« Ce mouvement de la richesse est tellement abstrait, et il demande une si grande force d’attention pour le bien saisir, que nous croyons utile de le suivre dans la plus simple de toutes les opérations » (t. I, p.95).
L’exemple choisi est en effet « des plus simples » : un fermier solitaire a récolté 100 sacs de blé ; il en a consommé une partie lui-même, une autre partie a servi à l’ensemencement, une autre encore a été consommée par les ouvriers embauchés. L’année suivante, la récolte s’élève à 200 sacs. Qui les consommera ? La famille du fermier ne peut s’accroître aussi rapidement. Après avoir montré à l’aide de cet exemple (des plus mal choisis) la différence entre le capital fixe (les semences), le capital circulant (les salaires) et le fonds de consommation du fermier, Sismondi poursuit :
« Nous avons distingué trois espèces de richesses dans une famille privée ; reprenons-les en considérant chaque espèce par rapport à la nation entière, et voyons comment le revenu national peut naître de ce partage » (t. I, p. 97).
Mais, par la suite, il se borne à indiquer que, dans la société également, il est nécessaire de reproduire ces trois espèces de richesses : le capital fixe (Sismondi souligne qu’il sera nécessaire de dépenser pour celui-ci une certaine somme de travail, mais il n’explique pas de quelle façon le capital fixe sera échangé contre les objets de consommation nécessaires aux capitalistes et aux ouvriers occupés dans cette branche de production) ; puis les matières premières (Sismondi les met ici à part) ; ensuite, l’entretien des ouvriers et le profit des capitalistes. C’est là tout ce que nous trouvons au chapitre IV. Il est évident que la question du revenu national est restée ouverte et que Sismondi n’a analysé ni la répartition de revenu ni même la notion de revenu. Il oublie, sitôt formulée, sa remarque, extrêmement importante au point de vue théorique, sur la nécessité de reproduire également le capital fixe de la société ; et, au chapitre suivant, lorsqu’il traite du « partage du revenu national entre les diverses classes de citoyens » (ch. V), il parle délibérément de trois sortes de revenus et, groupant la rente et le profit, déclare que le revenu national se compose de deux parties : le profit qui résulte de la richesse (c’est-à-dire la rente et le profit proprement dit) et la subsistance des ouvriers (t. I, pp. 104-105). Bien plus, il déclare : « De même la production annuelle, ou le résultat de tous les travaux faits dans l’année par la nation, se compose de deux parties : l’une est... le profit qui résulte de la richesse ; l’autre est la puissance de travailler, qui est supposée égale à la portion de richesse contre laquelle elle se donne en échange, ou à la subsistance de ceux qui travaillent. » « Ainsi, le revenu national et la production annuelle se balancent mutuellement et paraissent des quantités égales. Toute la production annuelle est consommée annuellement, mais en partie par des ouvriers qui, donnant en échange leur travail, la convertissent en capital, et la reproduisent ; en partie par des capitalistes qui, donnant en échange leur revenu, l’anéantissent. » (t. I, p. 105).
Ainsi, cette question de la distinction entre le capital national et le revenu, dont il a lui-même si nettement reconnu l’importance et la complexité extrêmes, Sismondi l’abandonne purement et simplement, oubliant tout à fait ce qu’il a dit quelques pages plus haut. Et il ne remarque pas qu’en laissant cette question de côté, il aboutit à une thèse parfaitement absurde : comment la production annuelle pourrait-elle être entièrement consommée par les ouvriers et les capitalistes sous forme de revenu, alors que, pour produire, il faut du capital ou, pour être plus exact, des moyens et des instruments de production ? Ceux-ci doivent être produits, et on les produit chaque année (Sismondi vient de le reconnaître lui-même). Et voilà que tous les instruments de production, les matières premières, etc., sont tout à coup jetés par-dessus bord, et la question si « difficile » de la distinction à faire entre le capital et le revenu est résolue par cette affirmation, qui ne correspond à rien, que la production annuelle est égale au revenu national.
Cette théorie selon laquelle toute la production de la société capitaliste se compose de deux parties, celle des ouvriers (salaires ou capital variable, d’après la terminologie moderne) et celle des capitalistes (plus-value), n’est pas particulière à Sismondi. Elle n’est pas son apanage. Il l’a entièrement empruntée à Adam Smith, faisant même un pas en arrière par rapport à ce dernier. Tous les économistes qui ont suivi (Ricardo, Mill, Proudhon, Rodbertus) ont répété cette erreur, que seul l’auteur du Capital a mis en évidence dans le livre II, 3e section, de son ouvrage. Nous dirons plus loin sur quoi il fonde ses conceptions. Notons pour l’instant que nos économistes populistes répètent eux aussi cette erreur. Un parallèle entre eux et Sismondi acquiert un intérêt tout particulier, car de cette théorie erronée ils tirent précisément les conclusions qu’en a directement tirées Sismondi [Et dont se sont prudemment abstenus les autres économistes qui ont répété l’erreur d’Adam Smith. (Note de Lénine.).] : impossibilité de réaliser la plus-value dans la société capitaliste, impossibilité d’un développement de la richesse sociale, nécessité de recourir au marché extérieur du fait que la plusvalue ne peut être réalisée à l’intérieur du pays ; enfin, ils concluent que les crises seraient provoquées 8 précisément par cette impossibilité de réaliser le produit dans la consommation des ouvriers et des capitalistes.
III. Conclusions tirées par sismondi de la théorie erronée des deux parties de la production annuelle dans la société capitaliste[modifier le wikicode]
Pour que le lecteur puisse se faire une idée d’ensemble de la doctrine de Sismondi, nous commencerons par exposer les principales conclusions qu’il tire de cette théorie, et nous indiquerons ensuite comment Marx a rectifié son erreur fondamentale dans le Capital.
Tout d’abord, Sismondi déduit de la théorie erronée d’Adam Smith que la production doit correspondre à la consommation, que la production est déterminée par le revenu. Il ressasse cette « vérité » (qui traduit une incompréhension totale du caractère de la production capitaliste) dans tout le chapitre suivant, le chapitre VI intitulé : « Détermination réciproque de la production par la consommation, et de la dépense par le revenu. » Sismondi applique mécaniquement à la société capitaliste la morale du paysan économe, et croit sérieusement avoir ainsi rectifié la doctrine d’Adam Smith. Parlant de ce dernier dans l’introduction de son ouvrage (livre I, « Objet de l’économie politique et origine de cette science »), il déclare « compléter » Smith par cette thèse que « la jouissance est le seul but de l’accumulation » (t. I, p. 51). « La consommation, dit-il, détermine une reproduction » (t. I, pp. 119-120) ; « le revenu national doit régler la dépense nationale » (t. I, p. 113). Tout l’ouvrage est émaillé de thèses de ce genre. Deux autres traits caractéristiques de la doctrine de Sismondi sont en rapport direct avec ce qui vient d’être dit : premièrement, il ne croit pas au développement du capitalisme ; il ne comprend pas comment celui-ci accroît sans cesse les forces productives ; il nie la possibilité de cet accroissement, — tout comme les romantiques russes « enseignent » que le capitalisme entraîne un gaspillage de travail, etc.
Sismondi dénonce « l’erreur de ceux qui excitent à une production illimitée » (t. I, p. 121).
Une production excédentaire par rapport au revenu engendre la surproduction (t. I, p. 106). Le progrès de la richesse ne répond au bien-être universel que « lorsqu’il est gradué, lorsqu’il est proportionnel avec lui-même, lorsqu’ aucune de ses parties ne suit une marche précipitée » (t. I, p. 409).
Le bon Sismondi pense (comme nos populistes) qu’un développement « non proportionnel » n’est pas un développement ; que ce manque de proportion n’est pas la loi du régime considéré d’économie sociale et de son évolution, mais une « erreur » du législateur, etc. ; que c’est là, de la part des gouvernements européens, une imitation artificielle de l’Angleterre, ce pays qui a fait fausse route. [Voir, par exemple, tome II, pp. 456-457, et bien d’autres passages. Nous en citerons par la suite quelques-uns, et le lecteur constatera que même la façon de s’exprimer de nos romantiques, tel M.N.-on, ne se distingue en rien de celle de Sismondi. (Note de Lénine.).] Sismondi nie absolument le principe énoncé par les classiques et que la théorie de Marx a entièrement fait sien, à savoir que le capitalisme développe les forces productives. Plus encore : totalement incapable d’expliquer le processus de l’accumulation, il en arrive à considérer que toute accumulation n’est réalisable que « peu à peu ». C’est là le second trait, au plus haut point caractéristique, de ses conceptions. Il raisonne sur l’accumulation d’une manière on ne peut plus amusante :
« On ne fait jamais, après tout, qu’échanger la totalité de la production de l’année contre la totalité de la production de l’année précédente » (t. I, p. 121).
C’est déjà la négation complète de l’accumulation : il s’ensuit que l’accroissement de la richesse sociale est impossible en régime capitaliste. Cette thèse n’étonnera guère le lecteur russe, car il a déjà entendu dire la même chose par MM. V. V. et N.-on. Mais Sismondi était malgré tout un disciple de Smith. Il sent bien que ce qu’il dit ne tient pas debout, et il veut rectifier :
« Or, si la production croît graduellement, continue-t-il, l’échange de chaque année doit causer une petite perte, en même temps qu’elle bonifie la condition future. Si cette perte est légère et bien répartie, chacun la supporte sans se plaindre... Mais s’il y a une grande disproportion entre la production nouvelle et l’antécédente, les capitaux sont entamés, il y a souffrance, et la nation recule au lieu d’avancer » (t. I, p.121).
Il serait difficile d’exprimer avec plus de relief et de netteté la thèse fondamentale du romantisme et de la conception petite-bourgeoise du capitalisme. Plus vite augmente l’accumulation, c’est-à-dire l’excédent de la production sur la consommation, et mieux cela vaut, enseignaient les classiques qui, s’ils n’ont pas su comprendre le processus de la production sociale du capital ni se défaire de l’erreur de Smith selon lequel le produit social se composerait de deux parties, ont cependant formulé cette thèse parfaitement juste que la production se crée à elle-même un marché, détermine elle-même la consommation. Et nous savons que la théorie de Marx a repris aux classiques cette conception de l’accumulation en reconnaissant que, plus vite s’accroît la richesse, et plus les forces productives du travail et sa socialisation se développent pleinement, plus la condition de l’ouvrier s’améliore, pour autant qu’elle puisse s’améliorer dans le système considéré d’économie sociale. Les romantiques affirment juste le contraire et fondent tous leurs espoirs, précisément, sur un faible développement du capitalisme, qu’ils appellent encore à entraver.
Ne comprenant pas que la production se crée un marché, on en arrive à la théorie de l’impossibilité de réaliser la plus-value.
« De la reproduction naît le revenu ; mais ci n’est pas la production elle-même qui est le revenu ; elle ne prend ce nom (ce nom ! la différence entre la production, c’est-à-dire le produit, et le revenu ne serait donc qu’une question de mots !), elle n’opère comme telle qu’après qu’elle a été réalisée, qu’après que chaque chose produite a trouvé le consommateur qui en avait le besoin ou le désir» (t. I, p. 121).
Ainsi, l’identification du revenu avec la « production » (c’est-à-dire avec tout ce qui est produit) conduit à identifier la réalisation avec la consommation personnelle. Sismondi, qui était pourtant arrivé au seuil de la question, a déjà oublié que la réalisation de produits tels que le fer, le charbon, les machines, etc., et en général de tous les moyens de production, s’effectue différemment. En identifiant la réalisation avec la consommation personnelle, on aboutit tout naturellement à la théorie selon laquelle les capitalistes ne peuvent réaliser la plus-value, car les ouvriers réalisent le salaire, une des deux parties du produit social, par leur consommation. Et Sismondi est effectivement arrivé à cette conclusion (développée ensuite plus en détail par Proudhon et sans cesse reprise par nos populistes). Dans sa polémique avec MacCulloch, Sismondi prétend que ce dernier (exposant la théorie de Ricardo) n’explique pas la réalisation du profit. MacCulloch disait qu’avec la division du travail social, toute production est un marché pour une autre : les producteurs de blé réalisent leurs marchandises dans le produit des fabricants de vêtements, et réciproquement. [Voir les « Eclaircissements relatifs à la balance des consommations avec les productions », appendice aux Nouveaux principes, 2e édition, t. II où Sismondi traduit et discute un article publié par un disciple de Ricardo (MacCulloch) dans l’Edinburgh Review sous le titre : « Examen de cette question : le pouvoir de consommer s’accroît-il toujours dans la société avec le pouvoir de produire. » (Note de Lénine.).]
« L’auteur suppose, dit Sismondi, un travail sans bénéfice, une reproduction qui ne fait que remplacer tout juste la consommation des ouvriers » (t. II, p. 384, souligné par Sismondi)... « il ne laisse rien pour la part des maîtres »... « nous cherchons ce que devient le surplus de la production des ouvriers sur leur consommation » (ibid)
Ainsi, chez ce premier en date des romantiques, nous trouvons déjà nettement formulée cette affirmation que les capitalistes ne peuvent réaliser la plus-value. De cette thèse, Sismondi tire la conclusion, toujours comme les populistes, qu’étant donné les conditions mêmes de la réalisation, il faut au capitalisme un marché extérieur.
« Le travail lui-même faisant une partie importante du revenu, on n’a pu diminuer le travail demandé sans rendre la nation plus pauvre. Aussi le bénéfice qu’on attend de la découverte d’un procédé économique se rapporte-t-il presque toujours au commerce étranger. » (t. I, p. 345).
« Une nation, qui se trouve avoir l’initiative des découvertes, réussit pendant longtemps â étendre son marché en proportion du nombre de mains que chaque invention nouvelle laisse libres. Elle les emploie aussitôt à une augmentation de production que sa découverte lui permet de fournir à meilleur prix. Mais il vient enfin une époque où le monde civilisé tout entier ne forme plus qu’un marché, et où l’on ne peut plus acquérir dans une nouvelle nation de nouveaux chalands. La demande du marché universel est alors une quantité précise que se disputent les diverses nations industrieuses. Si l’une fournit davantage, c’est au détriment de l’autre. La vente totale ne peut être augmentée que par les progrès de l’aisance universelle, ou parce que les commodités autrefois réservées aux riches sont mises à la portée des pauvres» (t. II, p. 316).
Le lecteur constatera que Sismondi se fait très exactement l’interprète de la doctrine que se sont si bien assimilée nos romantiques, d’après laquelle le marché extérieur offrirait une issue à la difficulté de réaliser le produit en général, et la plus-value en particulier.
Enfin, c’est de cette même doctrine, qui identifie le revenu national avec la production nationale, que découle la théorie des crises de Sismondi. Après tout ce qui vient d’être dit, il n’est guère besoin de citer les nombreux passages de l’ouvrage de Sismondi consacrés à cette question. Sa doctrine, selon laquelle la production doit nécessairement être proportionnée au revenu, l’a tout naturellement conduit à estimer que la crise résulte de la rupture de cette proportion, du fait que la production excède la consommation. La citation que nous venons de faire montre clairement que c’est ce défaut de proportion entre la production et la consommation que Sismondi considérait comme la cause fondamentale des crises ; et il mettait au premier plan la consommation insuffisante de la masse du peuple, des ouvriers. Aussi la théorie des crises de Sismondi (reprise également par Rodbertus) est-elle connue, dans la science économique, comme un spécimen des théories qui attribuent les crises à la sous-consommation (Unterkonsumption).
IV. Où est l’erreur des théories d’Adam Smith et de Sismondi sur le revenu national ?[modifier le wikicode]
En quoi consiste donc l’erreur fondamentale de Sismondi, qui l’a conduit à toutes ces conclusions ?
Sa théorie sur le revenu national et la division de celui-ci en deux parties (celle des ouvriers et celle des capitalistes), Sismondi l’a entièrement empruntée à Adam Smith. Loin de rien ajouter aux thèses de ce dernier, il a même reculé d’un pas en négligeant la tentative (manquée, il est vrai) faite par Adam Smith pour démontrer théoriquement cette conception. Sismondi ne semble pas s’apercevoir qu’il y a contradiction entre cette théorie et celle de la production en général. En effet, selon la théorie qui déduit la valeur du travail, la valeur d’un produit se compose de trois parties : celle qui compense les matières premières et les instruments de travail (capital constant), celle qui compense le salaire ou l’entretien des ouvriers (capital variable) et la « plus-value » (appelée mieux-value par Sismondi). Telle est d’après Adam Smith, l’analyse du produit isolé, considéré quant à sa valeur, et Sismondi la reprend à son compte. Une question se pose : comment le produit social, cette somme des produits isolés, peut-il se composer uniquement des deux dernières parties ? Qu’est-il advenu de la première partie, du capital constant ? Sismondi, nous l’avons vu, n’a fait que tourner autour de la question, mais Adam Smith y a répondu. Il affirmait que cette partie n’existe indépendamment que dans le produit isolé, et que si l’on considère le produit social dans son ensemble, on s’apercevra que cette partie se décompose à son tour en salaire et en plus-value, pour les capitalistes qui produisent ce capital constant.
En donnant cette réponse, Adam Smith n’a cependant pas expliqué pourquoi, lorsqu’il décompose la valeur du capital constant — des machines, par exemple — il continue à laisser de côté le capital constant, c’est-à-dire, dans notre exemple, le fer dont sont faits les machines, l’outillage employé, etc. Si la valeur de chaque produit comporte une partie qui compense le capital constant (ce qu’admettent tous les économistes), il est tout à fait arbitraire d’exclure cette partie d’un domaine quelconque de la production sociale.
« Adam Smith déclare que les prix de tous ces moyens de production se décomposent eux aussi... en v + pl (salaire et plus-value) (dit l’auteur du Capital) ; Adam Smith omet simplement d’ajouter : ils comprennent en outre le prix des moyens de production consommés pour les produire. Il renvoie d’une branche de production à une autre, et de celle-ci à une troisième encore » [Voir Karl MARX : Le Capital, livre II, t. II, Editions sociales, Paris, 1968, p. 29.], sans voir que cela ne change absolument rien à la question. Cette réponse de Smith (adoptée ensuite par toute l’économie politique antérieure à Marx) ne fait qu’éluder le problème, esquiver la difficulté. Car la difficulté existe bel et bien : à savoir qu’il est impossible de transférer mécaniquement du produit individuel au produit social les notions de capital et de revenu. Les économistes le reconnaissent en disant que, du point de vue social, « ce qui est capital pour l’un devient revenu pour l’autre » (voir plus haut Sismondi).
Mais cette phrase ne fait que formuler la difficulté, sans pour autant la résoudre. [Nous n’indiquons ici que l’essentiel de la nouvelle théorie qui a fourni cette solution, nous réservant de l’exposer ailleurs plus en détail. Voir Das Kapital, II. Band. III. Abschnitt [Le Capital, livre II, t. II, pp. 7-167]. (Pour plus de détail voir Le développement du capitalisme, chap. I.) (Note de Lénine.).]
La solution, la voici : quand on envisage cette question du point de vue social, on ne peut plus parler de produits en général, sans égard à leur forme matérielle. Il s’agit en effet du revenu social, c’est-àdire des produits destinés à la consommation. Or, tous les produits ne peuvent pas être consommés, si l’on entend par là la consommation personnelle : les machines, le charbon, le fer et autres produits semblables ne servent pas à la consommation personnelle, mais à la consommation productive. Pour l’entrepreneur isolé, cette distinction était superflue : quand nous disions que les ouvriers consommeraient le capital variable, nous admettions qu’ils acquerraient sur le marché des objets de consommation contre l’argent que les capitalistes avaient reçu pour les machines produites par les ouvriers, et qu’ils avaient versé à ces derniers. En l’occurrence, cet échange de machines contre du pain ne nous intéresse pas. Mais, du point de vue social, on ne peut plus supposer un tel échange : on ne saurait dire que toute la classe des capitalistes qui produisent les machines, le fer, etc., les vend et, de ce fait, les réalise. La question, ici, est justement de savoir comment s’opère la réalisation, c’est-à-dire la compensation de tous les éléments du produit social. Aussi, tout raisonnement sur le capital social et le revenu social — ou, ce qui revient au même, sur la réalisation du produit dans la société capitaliste — doit commencer par distinguer ces deux formes totalement différentes du produit social : les moyens de production et les objets de consommation. Les premiers ne peuvent être consommés que productivement ; les seconds ne peuvent l’être qu’individuellement. Les premiers ne peuvent servir que de capital ; les seconds doivent devenir revenu, c’est-à-dire disparaître après qu’ils auront été consommés par les ouvriers et les capitalistes. Les premiers reviennent entièrement aux capitalistes, les seconds se répartissent entre les ouvriers et les capitalistes.
Une fois établie cette distinction et rectifiée l’erreur d’Adam Smith, qui éliminait du produit social sa partie constante (c’est-à-dire celle qui compense le capital constant), la question de la réalisation du produit dans la société capitaliste devient claire. On ne peut évidemment parler d’une réalisation du salaire par la consommation des ouvriers et d’une réalisation de la plus-value par la consommation des capitalistes, et s’en tenir là. [Or, c’est ainsi que raisonnent nos économistes populistes, MM.V.V. et N.-on. Plus haut, nous avons insisté à dessein sur les errements de Sismondi dans la question de la consommation productive et de la consommation personnelle, des objets de consommation et des moyens de production (Adam Smith avait été plus près que Sismondi de faire cette distinction). Nous voulions montrer au lecteur que les représentants classiques de cette théorie erronée en avaient senti l’insuffisance, qu’ils avaient vu la contradiction et cherché à en sortir. Quant à nos théoriciens « du terroir », non seulement ils ne voient et ne sentent rien, mais ils ignorent même la théorie et l’historique de la question sur laquelle ils dissertent avec tant d’ardeur. (Note de Lénine.).] Les ouvriers ne peuvent consommer le salaire, et les capitalistes, la plus-value, que lorsque le produit consiste en objets de consommation, c’est-à-dire uniquement dans une des sections de la production sociale. Ils ne peuvent « consommer » un produit qui consiste en moyens de production : ils doivent l’échanger contre des objets de consommation. Mais contre quelle partie (en valeur) des objets de consommation peuvent-ils échanger leur produit ? De toute évidence, uniquement contre la partie constante (capital constant), puisque les deux autres parties constituent le fonds de consommation des ouvriers et des capitalistes produisant les objets de consommation. Cet échange, en réalisant la plusvalue et le salaire dans les industries produisant les moyens de production, réalise par là même le capital constant dans les industries produisant les objets de consommation. En effet, chez le capitaliste produisant du sucre, par exemple, la partie du produit qui doit compenser le capital constant (matières premières, matériaux auxiliaires, machines, bâtiments, etc.) existe sous forme de sucre.
Pour réaliser cette partie, il faut se procurer à la place de cet objet de consommation les moyens de production correspondants. La réalisation de cette partie se fera donc par l’échange d’un objet de consommation contre des produits servant de moyens de production. Ce qui reste maintenant inexpliqué, c’est la réalisation d’une partie seulement du produit social, à savoir le capital constant, dans la section qui fournit les moyens de production. Elle se réalise, pour une part, du fait qu’une partie du produit, sous sa forme naturelle, participe derechef à la production (ainsi, une partie du charbon extrait par une entreprise houillère sert à son tour à extraire du charbon ; le grain récolté par les fermiers est de 12 nouveau ensemencé, etc.) ; et, pour une autre part, du fait des échanges entre les différents capitalistes de cette même section : ainsi, la houille est nécessaire à la production du fer et le fer à la production de la houille. Les capitalistes qui produisent l’une ou l’autre réalisent, par voie d’échanges réciproques, la partie de ces produits qui compense leur capital constant.
Cette analyse (dont nous ne donnons, répétons-le, qu’un exposé des plus succincts, pour la raison indiquée plus haut) a résolu la difficulté dont tous les économistes avaient conscience et qu’ils formulaient ainsi : « Ce qui est capital pour l’un devient revenu pour l’autre. » Elle a montré combien il était erroné de ramener toute la production sociale à la consommation personnelle.
Nous pouvons maintenant passer à l’examen des conclusions tirées par Sismondi (et les autres romantiques) de sa théorie erronée. Mais citons d’abord le jugement que l’auteur de cette analyse a porté sur Sismondi après avoir étudié de la façon la plus minutieuse et la plus complète la théorie d’Adam Smith, à laquelle Sismondi n’a absolument rien ajouté (il s’est simplement borné à négliger la tentative faite par Smith pour justifier sa contradiction) :
« Sismondi, qui s’est surtout occupé du rapport du capital et du revenu et qui, effectivement, fait de sa conception particulière de ce rapport, la différence spécifique de ses Nouveaux Principes, n’a pas dit un seul (souligné par l’auteur) mot scientifiquement fondé, il n’a pas contribué d’un iota à la solution du problème » (Das Kapital, II, S. 385, 1teAuflage). [Karl MARX : Le Capital, livre II, t. II, p. 45.]
V. L’accumulation dans la société capitaliste[modifier le wikicode]
La première conclusion erronée de cette théorie erronée a trait à l’accumulation. Sismondi n’a absolument rien compris à l’accumulation capitaliste et, dans la vive polémique qu’il avait engagée sur cette question avec Ricardo, c’est ce dernier qui a eu raison, quant au fond. Ricardo affirmait que la production crée elle-même son marché, alors que Sismondi le niait et fondait sur cette négation sa théorie des crises. Il est vrai que Ricardo n’a pas su, lui non plus, rectifier l’erreur fondamentale de Smith, dont il a déjà été parlé ; il n’a pas su, par suite, résoudre le problème du rapport entre le capital social et le revenu ni celui de la réalisation du produit (problèmes que Ricardo ne se posait d’ailleurs pas), mais il a, d’instinct, caractérisé l’essence même du mode bourgeois de production en signalant ce fait absolument indiscutable que l’accumulation est un excédent de la production sur le revenu. L’analyse moderne lui donne entièrement raison. Effectivement, la production crée elle-même son marché : elle a besoin de moyens de production, et ceux-ci constituent une branche distincte de la production sociale, qui occupe une partie des ouvriers, fournit un produit distinct, réalisé partiellement au sein même de cette branche, partiellement par l’échange avec l’autre branche : celle qui produit les objets de consommation. Effectivement, l’accumulation est un excédent de la production sur le revenu (les objets de consommation). Pour élargir la production (« accumuler » au sens absolu du mot), il est nécessaire de produire d’abord des moyens de production [Rappelons au lecteur comment Sismondi a abordé la question : il mettait nettement à part ces moyens de production pour chaque famille et tentait d’opérer la même distinction pour la société. A vrai dire, c’est Smith qui a « abordé » la question, et non Sismondi, lequel n’a fait que la paraphraser. (Note de Lénine.).] ; il faut donc, pour cela, élargir la section de la production sociale qui fournit les moyens de production, il faut y affecter des ouvriers qui, dès lors, sont aussi acquéreurs d’objets de consommation. Donc, la « consommation » se développe à la suite de l’« accumulation » ou à la suite de la « production », si étrange que cela paraisse, et il ne saurait en être autrement dans la société capitaliste. Il n’y a donc pas nécessairement égalité dans le développement de ces deux sections de la production capitaliste ; au contraire, il y a forcément inégalité. Telle est, on le sait, la loi du développement du capital : le capital constant s’accroît plus vite que le capital variable ; autrement dit, une partie de plus en plus grande des capitaux nouvellement formés va à la section de l’économie sociale qui fournit les moyens de production. Donc, cette section s’accroît nécessairement plus vite que celle qui fournit les objets de consommation, c’està-dire qu’il se produit précisément ce que Sismondi déclarait « impossible », « dangereux », etc. Donc, les biens de consommation personnelle tiennent une place de plus en plus restreinte dans l’ensemble de la production capitaliste. Et cela s’accorde pleinement avec la « mission » historique du capitalisme et sa structure sociale spécifique ; la première consiste précisément à développer les forces productives de la société (production pour la production) ; la seconde exclut leur utilisation par la masse de la population.
Nous sommes maintenant parfaitement en mesure de porter un jugement sur le point de vue de Sismondi relatif à l’accumulation. Ses assertions selon lesquelles une accumulation rapide conduit à des calamités sont entièrement fausses et prouvent simplement qu’il ne comprend rien à l’accumulation ; il en est de même lorsqu’il demande à maintes reprises que la production ne dépasse pas la consommation, car c’est la consommation qui détermine la production. En fait, c’est l’inverse qui se produit ; Sismondi tourne purement et simplement le dos à la réalité sous sa forme particulière, historiquement déterminée, et substitue à l’analyse une morale petite-bourgeoise. Les tentatives qu’il fait pour affubler cette morale d’une formule « scientifique » sont singulièrement amusantes.
« MM. Say et Ricardo, dit-il dans son avertissement de la seconde édition des Nouveaux Principes, sont arrivés à croire que la consommation... n’avait point d’autres bornes que celles de la production, tandis qu’elle est bornée par le revenu... Ils auraient dû avertir les producteurs qu’ils ne devaient compter que sur les consommateurs ayant un revenu » (t. I, p. XIII).
[On sait que dans cette question (la production crée-t-elle elle-même son marché?) la théorie moderne s’est totalement ralliée aux classiques, qui y ont répondu par l’affirmative en se prononçant contre le romantisme, lequel y répondait par la négative. « La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même» (Das Kapital, III, I, 231). (Note de Lénine.) [Le Capital, livre III, t. 1, Editions sociales, Paris, 1971, p. 263.]
Aujourd’hui, pareille naïveté fait sourire. Mais les écrits de nos romantiques modernes de l’espèce de MM. VV. et N.-on n’abondent-ils pas en assertions analogues ?
« Que les patrons des banques réfléchissent bien »...
Trouveront-ils un marché pour leurs marchandises ? (t. II, pp. 101-102).
« Quand on prend l’accroissement de la richesse pour le but de la société, on arrive sans cesse à sacrifier la fin aux moyens » (t. II, p. 140). « Si au lieu d’attendre l’impulsion qui doit venir de la demande du travail (c’est-à-dire l’impulsion que doit donner à la production la demande de produits par les ouvriers), on pense la donner par la production anticipée, on fait à peu près ce qu’on ferait dans une montre si, au lieu de remonter la roue qui porte la chaînette, on en faisait reculer une autre ; on casserait alors, on arrêterait toute la machine » (t. II, p. 454).
C’est Sismondi qui parle. Ecoutez maintenant M. N.-on.
« Nous avons omis de nous demander aux dépens de quoi ce développement (c’est-à-dire le développement du capitalisme) s’accomplit ; nous avons également oublié le but de toute production quelle qu’elle soit... erreur des plus funestes... » (N.-on : Essais sur notre économie sociale après l’abolition du servage, p. 298).
Ces deux auteurs parlent du capitalisme, des pays capitalistes ; tous deux font preuve d’une incompréhension totale de la nature de l’accumulation capitaliste. Mais croirait-on jamais que le second écrive soixante-dix ans après le premier ?
Un exemple donné par Sismondi au chapitre VIII : « Résultats de la lutte pour produire à meilleur marché » (livre IV : « De la richesse commerciale »), montre bien comment l’incompréhension de la nature réelle de l’accumulation capitaliste se rattache à l’erreur qui ramène toute la production à celle des objets de consommation.
Supposons, dit Sismondi, qu’un propriétaire de manufacture dispose d’un capital circulant de 100 000 francs qui lui en rapporte 15 000, dont 6 000 représentent les intérêts du capital et sont remis au capitaliste, et 9 000 le bénéfice du fabricant, propriétaire de l’entreprise. Admettons qu’il emploie le travail de 100 ouvriers dont le salaire total s’élève à 30 000 francs. Supposons ensuite qu’il y ait augmentation du capital et élargissement de la production (« accumulation »). Au lieu d’un capital de 100 000 francs, nous aurons un capital fixe de 200 000 francs et un capital circulant de 200 000 francs, soit en tout 400 000 francs ; le bénéfice et les intérêts seront de 32 000+16 000 francs, le taux de l’intérêt étant tombé de 6% à 4%. Le nombre des ouvriers aura doublé, mais le salaire aura diminué de 300 à 200 francs : il sera donc en tout de 40 000 francs. Ainsi, la production aura quadruplé. [« Le premier effet de la concurrence, dit Sismondi, a été de faire baisser les salaires et de faire croître en même temps le nombre des ouvriers » (t. I, p. 403). Nous ne nous arrêterons pas ici sur les erreurs de calcul de Sismondi : il estime, par exemple, que le bénéfice sera de 8% sur le capital fixe et de 8% sur 14 le capital circulant, que le nombre d’ouvriers augmentera proportionnellement à l’accroissement du capital circulant (qu’il ne sait pas très bien distinguer du capital variable), que le capital fixe entre intégralement dans le prix du produit. Dans le cas présent, tout cela importe peu, car la déduction est juste : la part du capital variable dans l’ensemble du capital diminue, et c’est là le résultat nécessaire de l’accumulation. (Note de Lénine.).] Et Sismondi fait le point : le « revenu » ou la « consommation » était d’abord de 45 000 francs (30 000 francs de salaires + 6 000 francs d’intérêts + 9 000 francs de bénéfice) ; il s’élève maintenant à 88 000 francs (40 000 francs de salaires + 16 000 francs d’intérêts + 32 000 francs de bénéfice).
« La production aura quadruplé, dit Sismondi, et la consommation n’aura pas même doublé. Il ne faut point faire entrer en ligne de compte la consommation des ouvriers qui auront fait les machines. Elle est couverte par les 200 000 francs qui y ont été consacrés, et elle fait partie du compte d’une autre manufacture, où les mêmes faits pourront se représenter » (t. I, pp. 405-406).
Le calcul de Sismondi montre que l’accroissement de la production s’accompagne d’une diminution du revenu. C’est là un fait indiscutable. Mais Sismondi ne remarque pas que son exemple bat en brèche sa théorie de la réalisation du produit dans la société capitaliste. Sa remarque est curieuse, qu’« il ne faut point faire entrer en ligne de compte » la consommation des ouvriers qui ont produit les machines. Et pourquoi donc ? Premièrement, parce qu’elle est couverte par les 200 000 francs. Donc, le capital est transféré dans le secteur qui fournit les moyens de production : cela, Sismondi ne le remarque pas. Donc, le « marché intérieur », dont notre auteur annonçait le « resserrement », ne se limite pas aux objets de consommation, mais englobe aussi les moyens de production. Or, ces moyens de production constituent un produit spécial, qui n’est pas « réalisé » par la consommation personnelle ; et plus l’accumulation est rapide, plus se développe, en conséquence, le secteur de la production capitaliste qui fournit des produits destinés non pas à la consommation personnelle, mais à la consommation productive. Deuxièmement, répond Sismondi, parce qu’il s’agit d’ouvriers d’une autre manufacture où les mêmes faits pourront se représenter. Comme vous le voyez, c’est toujours le procédé de Smith, qui consiste à renvoyer le lecteur « d’une branche de production à une autre ». Mais cette « autre manufacture » emploie aussi un capital constant, dont la production assure également un marché à la section de la production capitaliste qui fournit des moyens de production ! Nous aurons beau déplacer la question d’un capitaliste à un autre et de cet autre à un troisième, le secteur dont il s’agit ne disparaîtra pas pour autant, et le « marché intérieur » ne se réduira pas aux seuls objets de consommation. Aussi, lorsque Sismondi déclare que « ce calcul contredit... un des axiomes sur lesquels on a le plus insisté en économie politique : c’est que la plus libre concurrence détermine la marche la plus avantageuse de l’industrie » (t. I, p. 407), il ne remarque pas que « ce calcul » le contredit lui aussi. Incontestablement, l’introduction des machines, en évinçant des ouvriers, aggrave leur situation ; incontestablement, Sismondi a le mérite d’avoir été l’un des premiers à le signaler. Mais cela n’empêche pas que sa théorie de l’accumulation et du marché intérieur soit fausse d’un bout à l’autre. Son calcul prouve précisément ce qu’il a nié et dont il a même tiré argument contre le capitalisme quand il affirmait que l’accumulation et la production doivent correspondre à la consommation, sous peine de déclencher une crise. Son calcul montre précisément que l’accumulation et la production gagnent de vitesse la consommation, et qu’il ne saurait en être autrement, car l’accumulation s’opère principalement dans la section des moyens de production, qui n’entrent pas dans la « consommation ». Ce qui, dans la doctrine de Ricardo, apparaissait à Sismondi comme une simple erreur et une contradiction, — à savoir que l’accumulation est un excédent de la production sur le revenu, — est, au contraire, entièrement conforme à la réalité et traduit une contradiction propre au capitalisme. Cet excédent est nécessaire dans toute accumulation, qui ouvre un nouveau débouché aux moyens de production sans qu’il y ait accroissement correspondant du marché pour les objets de consommation, et même s’il y a resserrement de ce marché. [Il découle tout naturellement de l’analyse précédente que ce cas peut lui aussi se présenter. Gela dépend du pourcentage du capital constant et du capital variable dans le nouveau capital, et de la proportion dans laquelle la diminution de la part du capital variable affecte les anciennes productions. (Note de Lénine.).] Enfin, rejetant la théorie des bienfaits de la libre concurrence, Sismondi ne voit pas qu’il jette par-dessus bord, en même temps qu’un optimisme creux, une vérité indubitable, à savoir que la libre concurrence développe les forces productives de la société, comme il ressort, cette fois encore, de son propre calcul. (Ce n’est là, au fond, qu’une autre conséquence de l’apparition d’une section spéciale de l’industrie, — fournissant les moyens de production, — et de son développement particulièrement rapide.) Cet essor des forces productives de la société sans un développement correspondant de la consommation est évidemment une contradiction, mais une contradiction qui s’observe dans la réalité, qui découle de la nature même du capitalisme, et qu’on ne saurait éluder par des phrases sentimentales.
Or, c’est précisément ce que font les romantiques. Et pour que le lecteur n’aille pas nous soupçonner de lancer, à propos d’erreurs commises par un auteur aussi « vieilli » que Sismondi, des accusations gratuites contre des économistes contemporains, citons, à titre d’exemple, un passage d’un écrivain « moderne », M. N.-on. A la page 242 de ses Essais, il traite du développement du capitalisme dans la meunerie russe. Signalant l’apparition de grandes minoteries à vapeur dotées d’un outillage perfectionné (depuis 1870, près de 100 millions de roubles ont été dépensés pour le rééquipement des minoteries) et dont le rendement a plus que doublé, l’auteur caractérise ce phénomène de la façon suivante : « La meunerie ne s’est pas développée ; elle s’est seulement concentrée dans les grandes entreprises » ; puis il étend cette caractéristique à toutes les branches de l’industrie (p. 243) et conclut que « dans tous les cas sans exception, une foule de travailleurs sont congédiés, ne trouvent pas d’emploi » (p.
243), et que « la production capitaliste s’est développée aux dépens de la consommation populaire » (p. 241). Nous demandons au lecteur si ce raisonnement diffère en quoi que se soit de celui de Sismondi que nous venons de citer. Cet écrivain « moderne » constate deux faits, les mêmes que dans l’exemple de Sismondi, et il s’en débarrasse, lui aussi, par une phrase sentimentale. Premièrement, son exemple montre que le développement du capitalisme s’effectue précisément grâce au développement des moyens de production. C’est dire que le capitalisme développe les forces productives de la société. Deuxièmement, il montre que ce développement suit la voie spécifique des contradictions propre au capitalisme : la production se développe (dépense de 100 millions de roubles — marché intérieur pour les produits réalisés par la consommation non personnelle) sans qu’il y ait développement correspondant de la consommation (la consommation populaire baisse) ; autrement dit, il s’agit très précisément d’une production pour la production. Et M. N.-on pense, lui aussi, pouvoir faire disparaître cette contradiction dans la mesure où, avec une naïveté digne du vieux Sismondi, il l’aura présentée uniquement comme une contradiction de doctrine, comme une « erreur funeste » : « nous avons oublié le but de la production » !! Quoi de plus caractéristique que cette phrase : « La meunerie ne s’est pas développée ; elle s’est seulement concentrée » ? M. N.-on connaît sans doute un capitalisme dont le développement a pu se faire autrement que par voie de concentration. Quel dommage qu’il ne nous ait pas fait connaître ce capitalisme « original », ignoré de tous les économistes qui l’ont précédé !
VI. Le marché extérieur « résout la difficulté » de réaliser la plusvalue[modifier le wikicode]
L’erreur suivante de Sismondi, qui découle de sa théorie erronée du revenu social et du produit social dans la société capitaliste, c’est de prétendre qu’il est impossible de réaliser le produit en général, et la plus-value en particulier, et qu’en conséquence un marché extérieur est nécessaire. En ce qui concerne la réalisation du produit en général, l’analyse antérieure montre que cette « impossibilité » vient uniquement de l’erreur qu’il commet en faisant abstraction du capital constant et des moyens de production. Sitôt l’erreur corrigée, l’« impossibilité » disparaît. Même raisonnement pour le cas particulier de la plus-value, dont cette analyse explique également la réalisation. Il n’y a absolument aucune raison valable de séparer la plus-value de l’ensemble du produit quant à sa réalisation. Lorsque Sismondi (tout comme nos populistes) affirme le contraire, c’est tout simplement qu’il ne comprend pas les lois fondamentales de la réalisation en général, qu’il ne sait pas distinguer dans le produit trois (et non deux) parties quant à la valeur, et deux sortes de produits quant à la forme matérielle (moyens de production et objets de consommation). La thèse selon laquelle les capitalistes ne peuvent pas consommer la plus-value n’est qu’une répétition banale des doutes de Smith au sujet de la réalisation en général. Seule une partie de la plus-value se compose d’objets de consommation ; l’autre se compose de moyens de production (par exemple, la plus-value d’un maître de forges). La « consommation » de cette dernière plus-value s’accomplit par son utilisation dans la production ; quant 16 aux capitalistes qui fabriquent comme produit des moyens de production, ils consomment non pas la plus-value, mais le capital constant qu’ils ont obtenu d’autres capitalistes par voie d’échange. Aussi les populistes, qui parlent de l’impossibilité de réaliser la plus-value, devraient-ils eux aussi en arriver logiquement à reconnaître l’impossibilité de réaliser également le capital constant ; ce faisant, ils en reviendraient tout bonnement à Adam... Il va sans dire que ce retour au « père de l’économie politique » constituerait un immense progrès pour les écrivains qui nous présentent de vieilles erreurs comme des vérités auxquelles ils seraient « arrivés par eux-mêmes »...
Et le marché extérieur ? Ne nions-nous pas la nécessité d’un marché extérieur pour le capitalisme ? Bien sûr que non. Seulement, la question du marché extérieur n’a absolument rien à voir avec celle de la réalisation, et la tentative de les rattacher l’une à l’autre et de les considérer comme un tout, ne fait que traduire un désir tout romantique de « retarder » le capitalisme et une impuissance non moins romantique à raisonner logiquement. La théorie qui a élucidé le problème de la réalisation l’a bien prouvé. Le romantique dit : les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value et doivent par conséquent l’écouler à l’étranger. On se demande si les capitalistes ne donnent pas gratuitement leurs produits aux étrangers, ou s’ils ne les jettent pas à la mer. Ils les vendent, donc ils reçoivent un équivalent ; ils exportent certains produits, donc ils en importent d’autres. Quand nous parlons de la réalisation du produit social, nous éliminons par là même la circulation monétaire et supposons seulement l’échange de produits contre d’autres produits, car la question de la réalisation se ramène précisément à l’analyse de la compensation de toutes les parties du produit social quant à la valeur et à la forme matérielle. C’est pourquoi commencer par traiter de la réalisation pour finir en déclarant que le « produit sera écoulé contre de l’argent » est aussi ridicule que de prétendre résoudre le problème de la réalisation du capital constant en objets de consommation par la formule : « On vendra». C’est là, tout simplement, une grave entorse à la logique : au lieu de discuter de la réalisation de tout le produit social, on se place au point de vue de l’entrepreneur isolé que rien n’intéresse hormis la « vente à l’étranger ».
Mêler le commerce extérieur, l’exportation, au problème de la réalisation, c’est éluder la question en la reportant sur un terrain plus vaste, mais sans l’élucider en aucune façon. [C’est tellement évident que Sismondi lui-même, admettait la nécessité de faire abstraction du commerce extérieur dans l’analyse de la réalisation. « Pour suivre ces calculs avec plus de sûreté, dit-il à propos de la correspondance entre la production et la consommation, et simplifier ces questions, nous faisons, jusqu’à présent, complètement abstraction du commerce étranger, et nous supposons une nation isolée : la société humaine est elle-même cette nation isolée, et tout ce qui serait vrai d’une nation sans commerce est également vrai du genre humain » (t. I, p. 115). (Note de Lénine.).] La question de la réalisation n’avance pas d’un iota si au lieu de considérer le marché d’un pays, nous prenons le marché d’un ensemble de pays. Lorsque les populistes prétendent que le marché extérieur est une « issue à la difficulté » [N.-on, p. 205. (Note de Lénine.).] que le capitalisme se crée à luimême en ce qui concerne la réalisation du produit, ils ne font que masquer par ces mots le fait pénible que, pour eux, le «marché extérieur » est une « issue à la difficulté » qu’ils rencontrent pour n’avoir pas compris la théorie... Nous dirons plus : une théorie qui rattache le marché extérieur au problème de la réalisation de l’ensemble du produit social atteste non seulement une incompréhension de cette réalisation, mais encore une compréhension très superficielle des contradictions propres à cette réalisation... « Les ouvriers consommeront le salaire, alors que les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value. » Réfléchissez à cette « théorie » du point de vue du marché extérieur. Comment pouvons-nous savoir que « les ouvriers consommeront le salaire » ?
Qu’est-ce qui peut nous faire penser que les produits destinés par toute la classe des capitalistes d’un pays à la consommation de tous les ouvriers de ce pays seront réellement égaux en valeur à leur salaire et le compenseront, que pour ces produits un marché extérieur ne sera pas nécessaire ? Nous n’avons absolument aucune raison de le penser et la réalité prouve tout le contraire. Non seulement les produits (ou des parties des produits) compensant là plus-value, mais aussi les produits compensant le capital variable ; non seulement les produits compensant le capital variable, mais aussi les produits compensant le capital constant (auquel ne songent pas nos « économistes » qui ont oublié leur parenté... avec Adam) ; non seulement les produits existant sous la forme d’objets de consommation, mais encore les produits existant sous la forme de moyens de production, — tous ne se réalisent qu’avec « difficulté », au milieu de fluctuations incessantes qui s’accentuent à mesure que se développe le capitalisme, dans les conditions d’une concurrence forcenée qui oblige chaque entrepreneur à mettre tout en œuvre pour élargir indéfiniment sa production, en sortant du cadre d’un Etat déterminé et en cherchant de nouveaux débouchés dans les pays, qui sont encore en dehors de la circulation capitaliste des marchandises.
Nous en arrivons maintenant à cette question : pourquoi un pays capitaliste a-t-il besoin d’un marché extérieur ? Parce que, d’une façon générale, le produit ne peut être réalisé en régime capitaliste ? Nullement. C’est là une absurdité. Un marché extérieur est nécessaire parce que la production capitaliste a ceci de propre qu’elle tend à l’extension infinie, contrairement à tous les anciens modes de production confinés aux limites de la commune, du fief, de la tribu, de la circonscription territoriale ou de l’Etat. Alors que, dans tous les régimes économiques anciens, la production se renouvelait chaque fois sous la même forme et dans les mêmes proportions, ce renouvellement sous la même forme devient impossible en régime capitaliste où l’extension illimitée, la progression continuelle, devient la loi de la production. [Cf. SIEBER : David Ricardo, etc., StPétersbourg, 1885, p. 466, note. (Note de Lénine.).] Ainsi, une compréhension différente de la réalisation (plus exactement sa compréhension, d’une part, et son incompréhension absolue par les romantiques, d’autre part), conduit à deux conceptions diamétralement opposées du rôle du marché extérieur. Pour les uns (les romantiques), le marché extérieur est l’indice de là « difficulté » que le capitalisme dresse devant le développement social. Pour les autres, au contraire, le marché extérieur montre comment le capitalisme éliminé les difficultés que l’histoire a dressées devant le développement social sous forme de cloisons de toutes sortes — celles de la commune, de la tribu, du territoire, de la nation. [Cf. plus loin : Rede über die Frage des Freihandels. [Karl MARX : Discours sur la question du libre échange.) (Note de Lénine.).]
Comme vous le voyez, la différence est uniquement dans le « point de vue »... Oui, « uniquement » !
La différence entre les juges romantiques du capitalisme et les autres est en somme « uniquement » dans le « point de vue », « uniquement » en ceci que les uns sont tournés vers le passé et les autres vers l’avenir, que les uns se placent au point de vue du régime que le capitalisme détruit, et les autres au point de vue du régime que le capitalisme est en train de créer. [Je parle ici de l’appréciation portée sur le capitalisme, et non de la façon de le comprendre. Nous avons vu que, sous ce dernier rapport, les romantiques ne vont pas au-delà des classiques. (Note de Lénine.).]
La compréhension erronée du marché extérieur s’allie habituellement, chez les romantiques, à des indications sur les « particularités » de la situation internationale du capitalisme dans un pays donné, sur l’impossibilité de trouver un marché, etc., — autant d’arguments qui tendent à « détourner» les capitalistes de la recherche d’un marché extérieur. D’ailleurs, nous avons tort de parler d’« indications », car le romantique ne se livre pas à une analyse concrète du commerce extérieur de ce pays donné, de ses progrès dans la recherche de nouveaux marchés, de son activité colonisatrice, etc. L’étude et la mise en évidence du processus réel ne l’intéressent nullement : ce qu’il lui faut, c’est uniquement une morale condamnant ce processus. Pour que le lecteur puisse se convaincre de la complète identité de cette morale chez les romantiques russes modernes et le romantique français, citons quelques exemples des raisonnements de ce dernier. Nous avons déjà vu Sismondi agiter devant les capitalistes la menace d’une absence de débouchés. Mais il ne s’en tenait pas là. Il affirmait encore que « le marché de l’Univers s’est trouvé suffisamment pourvu » (t. II, p. 328), voulant démontrer ainsi l’impossibilité de suivre la voie du capitalisme et la nécessité de choisir une autre voie... Il assurait aux entrepreneurs anglais que le capitalisme ne pourrait procurer un emploi à tous les ouvriers devenus disponibles par suite du développement des grandes exploitations agricoles (t. I, pp. 255-256).
« Ceux auxquels on sacrifierait ainsi les agriculteurs y trouveraient-ils eux-mêmes ensuite aucun avantage ? Les mêmes agriculteurs sont les consommateurs les plus rapprochés et les plus sûrs des manufactures anglaises. La cessation de leur consommation porterait à l’industrie un échec plus funeste que la clôture d’un des plus grands marchés étrangers » (t. I, p. 256).
Il affirmait aux fermiers anglais qu’ils ne pourraient supporter la concurrence du paysan pauvre de Pologne, à qui le blé ne coûte presque rien (t. II, p. 257), et qu’ils étaient menacés de la concurrence, plus redoutable encore, du blé russe en provenance des ports de la mer Noire.
« Les Américains, s’exclamait-il, se sont attachés au principe nouveau, de travailler à produire sans calculer le marché et à produire toujours plus », et ainsi « le trait caractéristique du commerce des Etats-Unis, d’une extrémité du pays jusqu’à l’autre, c’est la surabondance des marchandises de tout genre sur les besoins de la consommation... des faillites journalières sont la conséquence de cette surabondance de capitaux mercantiles qu’on ne peut échanger contre un revenu » (t. I, pp. 455-456).
Ce bon Sismondi ! Que dirait-il de l’Amérique d’aujourd’hui, de l’Amérique qui s’est développée d’une manière aussi prodigieuse grâce à ce même « marché intérieur » qui, selon la théorie des romantiques, devait « se resserrer » !
VII. La crise[modifier le wikicode]
La troisième conclusion erronée que Sismondi a empruntée à la doctrine inexacte d’Adam Smith est sa théorie des crises. La conception de Sismondi selon laquelle l’accumulation (l’accroissement de la production en général) est déterminée par la consommation, et son explication erronée relative à la réalisation de l’ensemble du produit social (réduit à la part des ouvriers et à celle des capitalistes dans le revenu) conduisait tout naturellement et nécessairement à la théorie qui explique les crises par la disproportion entre la production et la consommation. Cette théorie, Sismondi l’avait entièrement faite sienne. Rodbertus la reprit à son tour, en la formulant d’une manière un peu différente : il expliquait les crises par le fait que la part des ouvriers dans le produit diminue lorsque la production s’accroît ; et, il divisait à tort, comme Adam Smith, l’ensemble du produit social en salaire et « rente » (dans sa terminologie, la « rente » est la plus-value, c’est-à-dire le profit et la rente foncière pris ensemble). L’analyse scientifique de l’accumulation dans la société capitaliste [La théorie d’après laquelle le produit total, dans l’économie capitaliste, se compose de deux parties, a conduit Adam Smith et les économistes venus après lui à une conception erronée de l’« accumulation du capital individuel ». Ils ont enseigné notamment que la partie accumulée de profit est entièrement dépensée en salaires, alors qu’en réalité elle est dépensée : 1° en capital constant et 2° en salaires. Sismondi reprend lui aussi cette erreur des classiques. (Note de Lénine.).] et de la réalisation du produit a ébranlé les fondements de cette théorie, tout en montrant que c’est justement dans les périodes qui précèdent les crises que les ouvriers consomment davantage, et que la sous-consommation (qui expliquerait prétendument les crises) a existé dans les régimes économiques les plus divers, alors que les crises sont le trait distinctif d’un seul régime, le régime capitaliste. Cette théorie explique les crises par une autre contradiction, celle qui existe entre le caractère social de la production (socialisée par le capitalisme) et le mode privé, individuel, d’appropriation. La différence profonde existant entre ces deux théories semble évidente, mais nous devons nous y arrêter plus en détail, car les disciples russes de Sismondi cherchent précisément à effacer cette différence et à embrouiller les choses. Les deux théories dont nous parlons donnent des crises deux explications tout à fait différentes. La première les fait découler de l’a contradiction entre la production et la consommation de la classe ouvrière ; la seconde en fait une conséquence de la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation. Par conséquent, la première voit l’origine de ce phénomène en dehors de la production (d’où, par exemple, chez Sismondi, les reproches généraux qu’il adresse aux classiques en les accusant de négliger la consommation et de ne s’occuper que de la production) ; la seconde la voit dans les conditions mêmes de la production. En bref, la première explique les crises par la sous-consommation (Unterkonsumption) ; la seconde, par l’anarchie de la production. Ainsi, tout en expliquant les crises par une contradiction dans la structure même de l’économie, ces deux théories divergent complètement sur la nature de cette contradiction. La seconde théorie nie-t-elle l’existence d’une contradiction entre la production et la consommation, l’existence d’une sous-consommation ? Non, assurément. Elle la situe seulement à sa place en la considérant comme un fait d’importance secondaire, ne concernant qu’une section de la production capitaliste. Elle enseigne que ce fait ne saurait expliquer les crises qui sont dues à une autre contradiction, plus profonde, la contradiction fondamentale du système économique actuel, qui oppose le caractère social de la production au caractère privé de l’appropriation. Que dire, par conséquent, de ceux qui, professant au fond la première théorie, invoquent pour leur défense que les représentants de la seconde constatent l’existence d’une contradiction entre la production et la consommation ? De toute évidence, ils n’ont pas réfléchi à ce qui distingue essentiellement ces deux théories, et n’ont pas bien compris la seconde. C’est le cas, par exemple, de M. N.-on (sans parler de M. V. V.). Dans notre littérature économique, M. TouganBaranovski a déjà reconnu en eux des disciples de Sismondi (Les Crises industrielles, p. 477, avec, pour M. N.-on, cette étrange réserve : « apparemment »). Pourtant, M. N.-on, traitant du « resserrement du marché intérieur » et de l’« abaissement de la capacité de consommation du peuple »
19 (les points centraux de ses conceptions), se réfère aux représentants de la seconde théorie, qui constatent l’existence d’une contradiction entre la production et la consommation, l’existence d’une sous-consommation. Il est clair que de telles références ne font que souligner la propension, d’ailleurs fort caractéristique, de cet auteur aux citations incongrues, et rien de plus. Ainsi, tous les lecteurs de ses Essais se rappellent sans doute la « citation » suivante :
« Les ouvriers, en tant qu’acheteurs de marchandises, sont importants pour le marché. Mais, à les considérer comme vendeurs de leur marchandise — la force de travail — la société capitaliste tend à les réduire au minimum du prix » (Essais, p. 178) ; ils se rappellent aussi que M. N.-on veut en déduire le « resserrement du marché intérieur » (ibid., pp. 203 et suiv.) et les crises (pp. 298 et suiv.). Mais, en citant ce passage (qui ne prouve rien, comme nous l’avons déjà montré), notre auteur se permet en outre d’omettre la fin de la note à laquelle il est emprunté. Il s’agit d’une note ajoutée au manuscrit de la deuxième section du livre II du Capital. Elle avait été ajoutée « pour être développée plus tard », et l’éditeur du manuscrit l’a fait figurer en bas de page. Il est dit, dans cette note, après les mots cités : « Mais ceci trouvera sa place dans la section suivante » [Das Kapital, II Band, S. 304. [Le Capital, livre II, t. I, Editions sociales, Paris, 1969, p. 294.] Trad. russe, p. 232. Souligné par nous. (Note de Lénine.).], c’est-à-dire dans la troisième. Qu’estce donc que cette troisième section ? Précisément celle qui contient la critique de la théorie d’Adam Smith sur les deux parties dont, à l’en croire, se composerait l’ensemble du produit social (en même temps que le jugement déjà mentionné porté sur Sismondi) et l’analyse « de la reproduction et de la circulation de l’ensemble du capital social », c’est-à-dire de la réalisation du produit. Ainsi, à l’appui de ses conceptions, qui répètent celles de Sismondi, notre auteur cite une note ne concernant « que la section » où est réfuté Sismondi : « que la section » où il est montré que les capitalistes peuvent réaliser la plus-value et qu’il est absurde de mêler le commerce extérieur à l’analyse de la réalisation... On trouve dans l’article d’Efroussi une autre tentative d’effacer la différence qui existe entre les deux théories et de défendre le vieux fatras romantique en se référant aux doctrines modernes. Exposant la théorie des crises de Sismondi, il là signale comme erronée (Rousskoïé Bogatstvo, n°7, p. 162). Mais ses indications sont extrêmement vagues et contradictoires. D’une part, il reprend les arguments de la théorie opposée, en disant que la demande nationale ne se limite pas aux objets de consommation immédiate. D’autre part, il affirme que l’explication des crises donnée par Sismondi « ne signale qu’un seul des nombreux facteurs qui entravent la répartition de la production nationale conformément à la demande de la population et à son pouvoir d’achat ».
Le lecteur est donc invité à croire que c’est dans la « répartition » qu’il faut chercher l’explication des crises, et que l’erreur de Sismondi est uniquement d’avoir omis d’indiquer toutes les causes qui entravent cette répartition ! Mais l’essentiel n’est pas là...
« Sismondi, dit Efroussi, ne s’en tient pas à cette explication. Dans la première édition des Nouv. princ., nous trouvons déjà un chapitre des plus instructifs intitulé « De la connaissance du marché ». Dans ce chapitre, Sismondi nous révèle les principales causes de la rupture de l’équilibre entre la production et la consommation (retenez bien cela !) avec une clarté que nous ne rencontrons, sur cette question, que chez peu d’économistes » (ibid.).
Et, après avoir cité des passages où il est dit que le fabricant ne peut connaître le marché, Efroussi déclare :
« Engels dit presque la même chose » (p. 163).
Suit une citation où il est dit que le fabricant ne peut connaître la demande. Après avoir encore rapporté quelques passages relatifs aux « autres obstacles à l’établissement d’un équilibre entre la production et la consommation » (p. 164), Efroussi prétend qu’« on trouve cette explication des crises qui a de plus en plus tendance à prévaloir » ! Mieux : il estime qu’ « en ce qui concerne les causes des crises économiques, nous pouvons à juste titre considérer Sismondi comme le père des conceptions qui ont été développées par la suite avec plus de méthode et de clarté » (p.168).
Mais, ce disant, Efroussi montre qu’il ne comprend rien du tout à la question ! Qu’est-ce que les crises ? C’est la surproduction, la production de marchandises qui ne peuvent être réalisées, qui ne peuvent trouver preneur. Si les marchandises ne peuvent trouver preneur, c’est que le fabricant ignorait, au moment où il les produisait, l’état de la demande. Une question se pose à présent : est-ce expliquer les crises que d’indiquer cette condition de leur possibilité ? Se peut-il qu’Efroussi n’ait pas compris la différence qu’il y a entre indiquer la possibilité d’un phénomène et en expliquer la nécessité ? Sismondi déclare : les crises sont possibles, car le fabricant ignore la demande ; elles sont inévitables, car dans la production capitaliste il ne saurait y avoir équilibre entre la production et la consommation (autrement dit, le produit ne peut être réalisé). Engels dit : les crises sont possibles, car le fabricant ignore la demande ; elles sont inévitables mais non point parce que le produit ne peut être réalisé. Cela est faux : le produit peut être réalisé. Les crises sont inévitables parce que le caractère collectif de la production entre en contradiction avec le caractère individuel de l’appropriation. Et voilà qu’il se trouve un économiste pour affirmer qu’Engels dit « presque la même chose » ; que Sismondi donne « la même explication des crises » !
« C’est pourquoi je m’étonne, continue Efroussi, que M. Tougan-Baranovski... ait perdu de vue ce que la doctrine de Sismondi contient de plus important et de plus précieux » (p. 168).
Or, M. Tougan-Baranovski n’a rien perdu de vue. [J’ai déjà noté dans Le développement du capitalisme (pp. 16 et 19) [Œuvres, Paris-Moscou, t. 3, pp. 45, 49] les inexactitudes et les erreurs qui ont amené par la suite M. Tougan-Baranovski à passer entièrement dans le camp des économistes bourgeois. (Note de Lénine à l’édition de 1908.).]
Au contraire, il a indiqué avec une précision parfaite la contradiction fondamentale à laquelle aboutit la nouvelle théorie (p. 455 et suiv.), et a mis en lumière l’importance de Sismondi, lequel avait signalé antérieurement la contradiction qui se manifeste dans les crises, mais sans parvenir à en donner une explication juste (p. 457 : Sismondi a indiqué avant Engels que les crises proviennent de l’organisation économique actuelle ; p. 491 : Sismondi a exposé les conditions qui rendent les crises possibles, mais « toute possibilité ne se réalise pas nécessairement »). Quant à Efroussi, il n’y a absolument rien compris et, après avoir tout mis dans le même sac, il « s’étonne » de ne plus s’y retrouver.
« Il est vrai, dit l’économiste du Rousskoïé Bogatstvo, que nous ne trouvons pas chez Sismondi des expressions qui ont aujourd’hui acquis partout droit de cité, telles que « anarchie de la production », « absence de plan (Planlösigkeit) dans la production » ; mais il a indiqué d’une façon parfaitement claire ce qui se cache sous ces expressions » (p. 168).
Avec quelle légèreté le romantique moderne remet en selle le romantique des temps révolus ! Pour lui, tout se ramène à une différence de mots ! En réalité, tout se ramène au fait qu’Efroussi ne comprend pas les mots qu’il répète. « Anarchie de la production », « absence de plan dans la production », que veulent dire ces expressions ? Elles évoquent la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère individuel de l’appropriation. Et nous demandons à quiconque a lu les économistes dont nous avons parlé : Sismondi ou Rodbertus reconnaissaient-ils cette contradiction ? En faisaient-ils découler les crises ? Non, ils ne pouvaient d’ailleurs le faire, car ni l’un ni l’autre ne comprenaient absolument rien à cette contradiction. L’idée même que la critique du capitalisme ne saurait être fondée sur des phrases relatives au bonheur national [Cf. SISMONDI, ouvrage cité, t. I, p. 8. (Note de Lénine.).] ou à l’anomalie de la « circulation livrée à elle-même » [Rodbertus. Notons à ce propos que Bernstein, restaurant d’une manière générale les préjugés de l’économie bourgeoise, a introduit la confusion également à propos de cette question en affirmant que la théorie des crises de Marx ne diffère pas sensiblement de celle de Rodbertus {E. Bernstein : Die Voraussetzungen, etc., Stuttgart, 1899, S. 67). [E. BERNSTEIN : Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, 1900], et que Marx s’est lui-même contredit en reconnaissant que ces limites posées à la consommation des masses étaient la cause dernière des crises. (Note de Lénine à l’édition de 1908.).], mais sur le caractère de l’évolution des rapports de production, leur était absolument étrangère.
Nous comprenons fort bien pourquoi nos romantiques russes s’attachent ainsi à effacer la différence existant entre ces deux théories des crises. C’est qu’à ces théories se rattachent de la façon la plus directe, la plus étroite, deux conceptions du capitalisme différentes dans leur principe. En effet, si nous expliquons les crises par l’impossibilité de réaliser les produits, par une contradiction entre la production et la consommation, nous arrivons par là même à nier la réalité, le bien-fondé de la voie que suit le capitalisme ; nous déclarons que cette voie est « fausse » et nous nous mettons à la recherche d’« autres voies ». Si nous faisons découler les crises de cette contradiction, nous sommes amenés à penser que plus elle s’accentue, et plus il est difficile de lui trouver une issue. Et nous avons vu Sismondi émettre cette opinion on ne peut plus ingénument en disant que si le capital s’accumule lentement, passe encore ; mais que s’il s’accumule rapidement, cela devient intolérable. En revanche, si nous expliquons les crises par une contradiction entre le caractère social de la production et le caractère individuel de l’appropriation, nous reconnaissons par là même la réalité et le caractère progressiste de la voie capitaliste, et répudions comme un romantisme absurde la recherche d’« autres voies ». Nous reconnaissons par là même que plus cette contradiction s’accentue, et plus il est facile de lui trouver une issue ; et que cette issue, c’est précisément le développement du régime en question. Le lecteur voit qu’ici encore, il y a une différence de « point de vue »...
Il est tout naturel que nos romantiques cherchent des confirmations théoriques à l’appui de leurs conceptions. Il est tout naturel que ces recherches les ramènent au vieux fatras que l’Europe occidentale a depuis très longtemps jeté par-dessus bord. Il est tout naturel que, s’en rendant compte, ils tentent de restaurer ce fatras, soit en enjolivant délibérément les romantiques d’Europe occidentale, soit en introduisant le romantisme en contrebande sous le pavillon de citations déplacées et dénaturées. Mais ils se trompent fort s’ils croient qu’une telle fraude ne sera pas découverte.
En terminant ici notre exposé de la doctrine théorique fondamentale de Sismondi et des principales conclusions théoriques qu’il en a tirées, nous devons ajouter un petit complément concernant, cette fois encore, Efroussi. Dans un autre article sur Sismondi (qui fait suite au premier) il déclare :
« Plus intéressantes encore (que la théorie du revenu sur le capital) sont les idées de Sismondi touchant les différentes espèces de revenus» (Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 42).
Sismondi, dit-il, divise comme Rodbertus le revenu national en deux parties :
« L’une revient aux possesseurs de la terre et des instruments de production, l’autre aux représentants du travail » (ibid.).
Suivent des citations où Sismondi établit cette division non seulement pour le revenu national, mais aussi pour le produit total :
« De même la production annuelle, ou le résultat de tous les travaux faits dans l’année par la nation, se compose de deux parties », etc. (N. princ., t. I, p. 105, cit. dans Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 43). «Les passages cités, conclut notre économiste, montrent clairement que Sismondi s’est parfaitement assimilé (!) l’analyse du revenu national qui joue un rôle si important chez les économistes modernes, et qui divise le revenu national en revenu fondé sur le travail et en revenu ne provenant pas du travail — arbeitsloses Einkommen. Bien qu’en général les vues de Sismondi sur le revenu ne soient pas toujours claires et précises, elles laissent cependant entrevoir qu’il se rend compte de la différence qui existe entre le revenu privé et le revenu national » (p. 43).
Le passage cité, répliquerons-nous, prouve clairement qu’Efroussi s’est parfaitement assimilé la sagesse des manuels allemands, mais que malgré cela (ou peut-être à cause de cela), il a complètement perdu de vue la difficulté théorique que présente la question du revenu national par opposition au revenu individuel. Efroussi s’exprime d’une manière très imprudente. Nous avons vu que, dans la première moitié de son article, il appelait « économistes modernes » les théoriciens d’une certaine école. Le lecteur est donc fondé à croire qu’il s’agit, cette fois encore, des mêmes théoriciens. En réalité, l’auteur entend ici tout autre chose. Ce sont les socialistes allemands de la chaire [Représentants dé l’économie politique bourgeoise des années 70 et 80 du XIXe siècle, qui donnaient pour du socialisme le réformisme libéral bourgeois qu’ils diffusaient du haut de la chaire des universités. Selon ses promoteurs (A. Wagner, G. Schmoller, L. Brentano, W. Sombart, etc.), l’Etat bourgeois est placé au-dessus des classes, il est capable de réconcilier les classes opposées et d’introduire graduellement le « socialisme » sans léser les intérêts des capitalistes et compte tenu, dans la mesure du possible, des besoins des travailleurs. En Russie, le « socialisme de la chaire » était propagé par les « marxistes légaux ».] qui font figure maintenant d’économistes modernes. Pour défendre Sismondi, l’auteur rapproche la théorie de ce dernier de leur doctrine. Et que dit la doctrine de ces autorités « modernes » d’Efroussi ? Que le revenu national se divise en deux parties.
Mais c’est là la doctrine d’Adam Smith, et non point celle des « économistes modernes » ! Divisant le revenu en salaires, profit et rente (La Richesse des Nations, livre. I, chap. VI ; livre II, chap. II), Adam Smith opposait les deux derniers au premier, en tant que revenus ne provenant pas du travail ; il les considérait tous les deux comme un prélèvement sur le travail (livre I, chap. VIII) et contestait l’opinion suivant laquelle le profit n’est qu’un salaire constituant la rémunération d’un travail d’un genre particulier (livre I, chap. VI). Sismondi, Rodbertus et les auteurs « modernes » des manuels allemands ne font que reprendre cette doctrine d’Adam Smith. Une seule chose les distingue : Adam Smith avait conscience de ne pas réussir entièrement à dégager le revenu national du produit national et d’aboutir à une contradiction en retranchant de ce dernier le capital constant (pour employer la terminologie moderne) qu’il incluait cependant dans le produit individuel. Alors que les économistes « modernes », qui répètent l’erreur d’Adam Smith, n’ont fait que revêtir sa doctrine d’une forme plus pompeuse (« analyse du revenu national ») et n’ont plus conscience de la contradiction devant laquelle s’était arrêté Adam Smith. Ces procédés sont peut-être savants, mais sûrement pas scientifiques.
VIII. La rente capitaliste et la surpopulation capitaliste[modifier le wikicode]
Poursuivons l’examen des conceptions théoriques de Sismondi. Nous avons déjà analysé les principales, celles qui le distinguent des autres économistes. Celles qui vont suivre jouent un rôle moins important dans l’ensemble de sa doctrine, ou bien ne sont qu’un corollaire des précédentes. Notons que Sismondi, de même que Rodbertus, n’admettait pas la théorie de Ricardo sur la rente. Sans formuler de théorie personnelle, il s’est efforcé d’ébranler celle de Ricardo par des considérations plus que faibles. Se révélant ici un pur idéologue du petit paysan, il s’occupe moins de réfuter Ricardo que de condamner en général la méthode qui consiste à appliquer à l’agriculture les catégories de l’économie marchande et du capitalisme. Sous ces deux rapports, son point de vue est éminemment romantique. Le chapitre XIII du livre III [A lui seul, le système d’exposition est hautement caractéristique : le livre III traite de « la richesse territoriale » ou foncière, c’est-à-dire de l’agriculture. Le livre suivant (IV), « de la richesse commerciale », c’est-à-dire de l’industrie et du commerce. Comme si, sous la domination du capitalisme, le produit de la terre et la terre elle-même ne se transformaient pas aussi en marchandises ! C’est pourquoi il n’y a pas concordance entre ces deux livres. L’industrie n’est envisagée que sous sa forme capitaliste, contemporaine de Sismondi. Quant à sa description de l’agriculture, c’est une nomenclature hétérogène de multiples systèmes d’exploitation du sol : exploitation patriarcale, esclavage, métayage, corvées, redevances, fermage, bail emphytéotique (bail à perpétuité). Il en résulte la confusion la plus complète : l’auteur ne donne ni l’histoire de l’agriculture — tous ces « systèmes » n’étant pas liés entre eux —, ni une analyse de l’agriculture dans l’économie capitaliste, bien que cette dernière soit le véritable objet de son ouvrage et que, parlant de l’industrie, il ne considère celle-ci que sous sa forme capitaliste. (Note de Lénine.).] est consacré à la « théorie de M. Ricardo sur la rente des terres ». Après avoir déclaré d’emblée que sa propre théorie est en contradiction totale avec celle de Ricardo, Sismondi présente les objections que voici : le taux général du profit (qui est à la base de la théorie de Ricardo) ne s’établit jamais ; le libre déplacement des capitaux n’existe pas dans l’agriculture. Ce qu’il importe de considérer dans l’agriculture, c’est la valeur intrinsèque du produit, laquelle ne dépend pas des fluctuations du marché et fournit au propriétaire le « produit net », le « travail de la nature » (t. I, p. 306).
« Le travail de la nature... est donc l’origine du produit net des terres considéré intrinsèquement » (t. I, p. 310). « Nous regardons le fermage, ou plutôt le produit net, comme naissant immédiatement de la terre, au profit du propriétaire ; il n’ôte rien ni au fermier ni au consommateur » (t. I, p. 312).
Et cette réédition des vieux préjugés physiocratiques se termine encore par une sentence morale :
« On doit en général se défier en économie politique des propositions absolues, tout comme des abstractions » (t. I, p. 312) !
Il n’y a rien à tirer d’une pareille « théorie », dont une seule petite remarque critique de Ricardo à propos du « travail de la nature » suffit amplement à démontrer l’inconsistance. [« La nature ne faitelle donc rien pour l’homme dans les manufactures ? N’est-ce rien que la puissance du vent et de l’eau qui font aller nos machines, et qui aident à la navigation ? La pression de l’atmosphère et l’élasticité de la vapeur de l’eau, au moyen desquelles nous donnons le mouvement aux machines les plus étonnantes, ne sont-elles pas des dons de la nature ? Pour ne rien dire des effets du calorique qui ramollit et fond les métaux, ni de la décomposition de l’air dans les procédés de la teinture et de la fermentation, il n’existe pas une seule espèce de manufacture dans laquelle la nature ne prête son aide à l’homme, et elle le fait toujours avec libéralité et gratuitement. » (D. RICARDO : Des principes de l’économie politique et de l’impôt ; t. I, pp. 79-80, Paris, Aillaud, 2e édition, 1835.) (Note de Lénine.).]
Elle n’a rien à voir avec une analyse et constitue un énorme pas en arrière par rapport à Ricardo. Là encore se manifeste pleinement le romantisme de Sismondi, qui s’empresse de condamner le processus en question pour ne pas avoir à l’analyser. Il ne nie pas, notons-le bien, que l’agriculture se développe en Angleterre selon le mode capitaliste, que les paysans sont remplacés par des fermiers et des journaliers, que l’évolution s’opère dans le même sens sur le continent. Il se détourne tout simplement de ces faits (qu’il était tenu d’examiner puisqu’il traitait de l’économie capitaliste), préférant se livrer à des dissertations sentimentales sur les avantages du système patriarcal d’exploitation de la terre. Nos populistes font exactement de même : aucun d’entre eux n’a tenté de nier que l’économie marchande pénètre dans l’agriculture et qu’elle ne peut manquer d’en modifier radicalement le caractère social. Mais, en même temps, aucun d’entre eux, traitant de l’économie capitaliste, ne pose la question du développement de l’agriculture marchande : ils préfèrent s’en tenir à des considérations sur « la production populaire ». Comme nous nous bornons pour l’instant à analyser la doctrine économique de Sismondi, nous remettons à plus tard une étude plus approfondie de cette « exploitation patriarcale ». Le second point de théorie sur lequel repose l’exposé de Sismondi est le problème de la population. Notons l’attitude de Sismondi à l’égard de la théorie de Malthus et de la surpopulation créée par le capitalisme.
Efroussi affirme que Sismondi n’est d’accord avec Malthus que sur un point, à savoir que la population peut s’accroître avec une rapidité extraordinaire et être ainsi une source de souffrances extrêmes.
« Pour tout le reste, ils sont aux antipodes. Sismondi situe entièrement la question de la population sur le terrain historique et social » (Rousskoïé Bogatstvo, n° 7, p. 148).
Là encore, Efroussi estompe complètement le point de vue caractéristique (petit-bourgeois) de Sismondi et son romantisme.
Que signifie « situer la question de la population sur le terrain historique et social » ? C’est étudier la loi de la population de chaque système historique d’économie pris à part, ainsi que le lien et le rapport de cette loi avec le système envisagé. Quel système Sismondi a-t-il étudié ? Le système capitaliste. Il a donc, selon le collaborateur du Rousskoïé Bogatstvo, étudié la loi capitaliste de la population. Cette assertion renferme une part de vérité, mais une part seulement. Et comme Efroussi n’a même pas songé à rechercher les lacunes que présentent les raisonnements de Sismondi sur la population, et qu’il prétend que « Sismondi se montre ici le précurseur des économistes modernes les plus éminents » (p. 148) [A propos, notons-le en passant, nous ne pouvons savoir au juste à qui pense Efroussi lorsqu’il parle de l’« économiste moderne le plus éminent » : est-ce un représentant de l’école que l’on sait et qui est absolument étrangère au romantisme, ou bien l’auteur du plus épais Handbuch [manuel] ?
(Note de Lénine.).], il idéalise le romantique petit-bourgeois comme il l’a déjà fait à propos des crises et du revenu national. En quoi la doctrine de Sismondi se rapproche-t-elle de la théorie nouvelle sur cette question ? En ceci que Sismondi a signalé les contradictions inhérentes à l’accumulation capitaliste. Cette similitude, Efroussi l’a notée. En quoi la doctrine de Sismondi diffère-t-elle de la théorie nouvelle ? En ceci que 1° son auteur n’a pas fait progresser d’un iota l’analyse scientifique de ces contradictions et a même, à certains égards, fait un pas en arrière par rapport aux classiques ; 2° il a dissimulé son incapacité (et en partie son refus) de procéder à une analyse en s’abritant derrière des réflexions de moraliste petit-bourgeois sur la nécessité de proportionner le revenu national à la dépense, la production à la consommation, etc. Cette différence, Efroussi ne l’a relevée pour aucun des points signalés, et il a ainsi présenté sous un jour absolument faux l’importance réelle de Sismondi et la place qu’il occupe par rapport à la théorie moderne. Il en va exactement de même dans la question qui nous préoccupe. Là aussi, la similitude de la doctrine de Sismondi avec la théorie moderne se borne au fait qu’elle signale une contradiction. Et là aussi elle s’en distingue par l’absence d’une analyse scientifique, qu’elle remplace par des réflexions de moraliste petit-bourgeois. Expliquons-nous.
Le développement de l’industrie mécanique capitaliste a entraîné, depuis la fin du siècle dernier, la formation d’un excédent de population, et l’économie politique s’est vue dans l’obligation d’expliquer 24 ce phénomène. On sait que Malthus a tenté de le rattacher à des causes tirées de l’histoire naturelle ; il niait absolument que ce fait soit imputable à un certain régime d’économie sociale historiquement déterminé, et fermait complètement les yeux sur les contradictions qu’il révélait. Sismondi, lui, a signalé ces contradictions et l’éviction de la population par les machines. C’est là un mérite qu’on ne saurait lui contester, car, à l’époque où il écrivait, cette remarque était une nouveauté. Mais voyons comment il a interprété ce fait.
Au chapitre VII du livre VII (« De la population »), il est spécialement question « de la population rendue superflue par l’invention des machines ». Sismondi y constate que « les machines remplacent les hommes » (t. II, ch. VII, p. 315) et il pose aussitôt cette question : l’invention des machines est-elle un bienfait pour la nation ou une calamité ? Il va de soi que la « solution » de cette question pour tous les pays et pour tous les temps, et non pour un pays capitaliste, se réduit à la plus plate banalité : c’est un bienfait « toutes les fois que la demande pour la consommation surpasse les moyens de produire de la population» (t. II, p. 317), et une calamité « toutes les fois... que la production suffit pleinement à la consommation ».
En d’autres termes : constater la contradiction n’est chez Sismondi qu’un prétexte pour disserter sur on ne sait quelle société abstraite, exempte de toutes contradictions, et à laquelle s’appliquerait la morale du paysan économe ! Sismondi n’essaie même pas d’analyser cette contradiction, d’établir comment elle apparaît, où elle mène, etc., dans la société capitaliste actuelle. Non, elle n’est pour lui que l’occasion de faire éclater son indignation morale. La suite du chapitre n’ajoute absolument rien de nouveau à l’aspect théorique de la question traitée, car on n’y trouve que lamentations, doléances et vœux innocents. Les ouvriers évincés étaient des consommateurs... le marché intérieur se resserre... quant au marché extérieur, le monde est déjà suffisamment pourvu... l’honnête aisance des paysans aurait mieux garanti l’écoulement des produits... aucun spectacle n’est plus saisissant, plus affreux que celui de l’Angleterre dont les Etats du continent suivent l’exemple. Telles sont les considérations que nous sert Sismondi au lieu d’analyser le phénomène ! Il traite son sujet exactement comme le font nos populistes. Ceux-ci se bornent aussi à constater qu’il y a excédent de population, et ce fait n’est pour eux qu’une occasion de formuler plaintes et doléances contre le capitalisme (voyez N.-on, V.V. et les autres). Pas plus que Sismondi, les populistes n’ont tenté d’analyser le rapport qui existe entre cet excédent de population et les exigences de la production capitaliste.
L’analyse scientifique de cette contradiction a montré qu’une telle façon de procéder est absolument erronée. Elle a établi que la surpopulation, qui a incontestablement le caractère d’une contradiction (de même que la surproduction et la surconsommation) et est une conséquence nécessaire de l’accumulation capitaliste, représente en même temps un élément nécessaire du mécanisme capitaliste. [Pour autant qu’on le sache, cette façon d’envisager la surpopulation a été exposée pour la première fois par Engels dans Die Lage der arbeitenden Klasse in England (1845). Après avoir décrit le cycle habituel de l’industrie anglaise, l’auteur ajoute : « Il en ressort qu’à toutes les époques, sauf dans les courtes périodes de plus grande prospérité, l’industrie anglaise a besoin d’une réserve de travailleurs sans emploi, afin de pouvoir produire les masses de marchandises que le marché réclame précisément pendant les mois où il est le plus animé. Cette réserve est plus ou moins importante selon que l’état du marché permet ou non d’en occuper une partie.
Et, bien que les régions agricoles... et les secteurs moins intéressés par l’essor, puissent du moins pour un temps — lorsque la prospérité du marché est à son apogée — fournir un certain nombre d’ouvriers, ceux-ci constituent d’une part une minorité et par ailleurs font partie eux aussi de la réserve, avec cette seule différence que c’est seulement chaque fois la période d’essor économique qui prouve qu’ils en font partie. » (Friedrich ENGELS : La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions sociales, Paris, 1961, p. 128.) Il importe de noter dans ces derniers mots que la population rurale provisoirement occupée dans l’industrie est considérée comme faisant partie de l’armée de réserve. C’est ce qu’une théorie plus moderne a appelé la forme latente de la surpopulation (voir Le Capital de Marx). (Note de Lénine.) [Voir Karl MARX : Le Capital, livre I, t. III, Editions sociales, Paris, 1968, p. 85.].] Plus la grande industrie se développe, et plus la demande de main-d’œuvre subit de fluctuations, en fonction des crises ou des périodes de prospérité dans l’ensemble de la production nationale ou dans chacune de ses branches.
Ces fluctuations sont une loi de la production capitaliste, laquelle ne pourrait exister sans un excédent de population (c’est-à-dire une population dépassant la demande moyenne de main-d’œuvre présentée par le capitalisme), susceptible de fournir à chaque instant de la main-d’œuvre à n’importe quelle industrie ou entreprise. L’analyse a montré qu’il y a surpopulation dans toutes les branches d’industrie où pénètre le capitalisme — et dans l’agriculture exactement comme dans l’industrie —, et que cette surpopulation existe sous différentes formes. Les principales de ces formes sont au nombre de trois [Cf. SIEBER : David Ricardo, etc., pp. 552-553, St-Pétersbourg, 1885. (Note de Lénine.).] : 1. Surpopulation flottante. A cette catégorie appartiennent les ouvriers non occupés dans l’industrie. Leur nombre augmente nécessairement avec le développement de cette dernière. 2. Surpopulation latente. A cette catégorie appartient la population rurale expropriée à mesure que le capitalisme se développe, et qui ne trouve pas à s’employer en dehors de l’agriculture.
Cette population est toujours prête à fournir de la main-d’œuvre à n’importe quelle entreprise. 3. Surpopulation stagnante. Elle n’est occupée « qu’à des intervalles très irréguliers » [Voir Karl MARX : Le Capital, livre I, t. III, p. 85.] ; sa condition est audessous de la normale. Ce sont principalement les habitants des campagnes et des villes qui travaillent à domicile pour les fabricants et les magasins. L’ensemble de ces différentes catégories de la population constitue la surpopulation relative, ou armée de réserve. Ce dernier terme montre clairement de quelle sorte de population il s’agit. Ce sont des ouvriers indispensables au capitalisme pour le cas d’un agrandissement éventuel des entreprises, mais qui ne peuvent jamais être employés de façon permanente.
Ainsi, dans cette question également, la théorie aboutit à une conclusion diamétralement opposée à celle des romantiques. Pour ces derniers, la surpopulation signifie que le capitalisme est une impossibilité ou une « erreur ». En réalité, c’est tout le contraire : la surpopulation, complément nécessaire de la surproduction, est un élément nécessaire de l’économie capitaliste, sans lequel celle-ci ne pourrait ni exister ni se développer. Là encore, Efroussi a présenté les choses sous un jour complètement faux, en passant sous silence cette thèse de la théorie moderne.
Il suffit de confronter ces deux points de vue pour savoir de quel côté se rangent nos populistes. Le chapitre de Sismondi que nous venons de résumer pourrait de plein droit figurer dans les Essais sur notre économie sociale après l’abolition du servage de M. N.-on.
Constatant la formation d’un excédent de population en Russie après l’abolition du servage, les populistes n’ont jamais soulevé la question du besoin qu’a le capitalisme d’une armée ouvrière de réserve. Les chemins de fer auraient-ils pu être construits sans un excédent permanent de population ? On sait, en effet, que la demande de main-d’œuvre pour ce genre de travaux varie beaucoup d’une année à l’autre. Et l’industrie, aurait-elle pu se développer sans cette condition ? (Dans les périodes de boom, elle réclame une foule d’ouvriers du bâtiment pour la construction de fabriques, d’immeubles, d’entrepôts, etc., ainsi que pour toutes sortes de travaux accessoires à la journée, exécutés la plupart du temps par les agriculteurs à titre de métier d’appoint.) Sans cette condition, l’agriculture capitaliste de nos régions périphériques aurait-elle pu se constituer, elle qui requiert des centaines de milliers, des millions de journaliers, la demande de main-d’œuvre y étant, comme on le sait, sujette à des fluctuations considérables ?
Sans un excédent de population, les marchands de bois auraient-ils pu abattre tant de forêts avec une rapidité aussi phénoménale pour satisfaire les besoins des fabriques ? (Les travaux forestiers sont aussi parmi les plus mal payés et les plus pénibles, comme d’ailleurs les autres travaux que les habitants des campagnes exécutent pour les entrepreneurs.) Le système du travail à domicile pour les marchands, les fabricants et les magasins, pratiqué à la ville et à la campagne et qui a reçu une si grande extension dans les métiers dits artisanaux, aurait-il pu se développer sans cette condition ? Dans toutes ces branches de travail (qui se sont surtout développées après l’abolition du servage), les fluctuations de la demande de main-d’oeuvre sont très fortes. Or, l’amplitude de ces fluctuations détermine le chiffre de la population excédentaire dont a besoin le capitalisme. Nulle part les économistes populistes n’ont montré qu’ils connaissaient cette loi.
Nous n’avons certes pas l’intention d’analyser ici ces questions quant au fond. [C’est pourquoi nous ne dirons rien d’une particularité des plus curieuses et qui est la suivante : le fait que les très nombreux ouvriers de cette catégorie ne sont pas enregistrés est considéré par les économistes populistes comme une raison suffisante pour ne pas en tenir compte. (Note de Lénine.).] Cela sortirait du cadre que nous nous sommes fixé. Notre article a pour objet l’étude du romantisme en Europe occidentale et de ses rapports avec le populisme russe. Ces rapports sont, en l’occurrence, les mêmes que ceux que nous avons déjà vus : dans la question de la surpopulation, les populistes adoptent entièrement le point de vue du romantisme, diamétralement opposé à celui de la théorie moderne. Le capitalisme ne donne pas de travail aux ouvriers qui perdent leur emploi, déclarent-ils. Il est donc une impossibilité, une « erreur », et ainsi de suite. Eh bien non, pas tout ! Contradiction ne signifie pas impossibilité (Widerspruch n’est pas synonyme de Widersinn). L’accumulation capitaliste, cette véritable production pour la production, est aussi une contradiction. Mais cela ne l’empêche pas d’exister et d’être la loi d’un système déterminé d’économie. Il en est de même pour toutes les autres contradictions du capitalisme. Le raisonnement populiste que nous venons de rapporter signifie seulement que les intellectuels russes sont affligés d’un défaut profondément enraciné, qui consiste à éluder par des phrases toutes ces contradictions.
Sismondi n’a donc absolument rien apporté en ce qui concerne l’analyse théorique de la surpopulation. Mais quelles étaient ses idées à ce sujet ? Son point de vue est une combinaison originale de sympathies petites-bourgeoises et de malthusianisme.
« Le grand vice dans l’organisation sociale actuelle, dit Sismondi, c’est que le pauvre ne puisse jamais savoir sur quelle demande de travail il peut compter » (t. II, p. 261), et il regrette les jours où le « cordonnier de village » et le petit paysan connaissaient exactement leurs revenus.
« Plus le pauvre est privé de toute propriété, plus il est en danger de se méprendre sur son revenu, et de contribuer à accroître une population qui, ne correspondant point à la demande du travail, ne trouvera point de subsistance » (t. II, pp. 263-264).
Nous voyons que cette idéologie de la petite bourgeoisie ne se contente pas de vouloir enrayer le développement social afin de conserver les rapports patriarcaux d’une population semi-barbare. Il est prêt à prescrire n’importe quelle mutilation de la nature humaine, pourvu qu’elle permette à la petite bourgeoisie de subsister. Voici encore quelques passages qui ne laissent aucun doute sur ce dernier point :
La paie hebdomadaire, dans les fabriques, a accoutumé l’ouvrier misérable à ne point connaître d’avenir plus éloigné que le samedi : « on a ainsi émoussé en lui les qualités morales et le sentiment de sympathie » (t. II, p. 266), qui consistent, comme nous le verrons bientôt, dans la « sagesse conjugale » !...
« Sa famille deviendra d’autant plus nombreuse qu’elle sera plus à charge à la société ; et la nation gémira sous le poids d’une population disproportionnée avec les moyens de la maintenir » (t. II, p. 267).
La conservation de la petite propriété coûte que coûte, fût-ce au prix d’un avilissement du niveau de vie et d’une mutilation de la nature humaine : tel est le mot d’ordre de Sismondi ! Et, après avoir ainsi discouru avec la gravité d’un homme d’Etat sur les cas où un accroissement de la population est « désirable », il consacre tout un chapitre à des attaques contre la religion, coupable de n’avoir pas condamné les mariages « imprudemment contractés ». Dès que son idéal — petit-bourgeois — est en jeu, Sismondi se révèle plus malthusien que Malthus lui-même.
« Les enfants qui ne naissent que pour la misère, dit Sismondi pour en remontrer à la religion, ne naissent aussi que pour le vice... L’ignorance de l’ordre social, qui leur a fait rayer (à eux, c’est-à-dire aux représentants de la religion) la chasteté du nombre des vertus propres au mariage, a été l’une des causes sans cesse agissantes pour détruire la proportion qui se serait naturellement établie entre la population et ses moyens d’exister » (t. II, p. 294). « La morale religieuse doit donc enseigner aux hommes que... lorsqu’ils ont renouvelé leur famille... ils ne sont guère moins obligés de vivre chastement avec leurs femmes que les célibataires avec celles qui ne sont point à eux » (t. II, p. 298).
Et Sismondi, qui prétend non seulement au titre de théoricien de l’économie politique, mais aussi à celui de sage administrateur, se livre sur-le-champ à un calcul montrant que, pour « renouveler la famille», «en général, il faut au moins trois naissances », et conseille au gouvernement de « ne jamais les tromper /les citoyens/ par l’espérance d’un sort indépendant pour élever leur famille, lorsque cet établissement illusoire les laissera exposés à la souffrance, la misère et la mortalité» (t. II, p.299). « Lorsque l’organisation sociale n’a point séparé la classe qui travaille de celle qui possède quelque propriété... l’opinion seule suffit pour contenir le fléau de la mendicité. Il y a toujours quelque honte attachée pour le laboureur à avoir vendu l’héritage de ses pères, pour l’artisan à avoir dissipé son petit capital... Mais dans l’état où se trouve aujourd’hui l’Europe... des geins condamnés à ne posséder jamais rien... ne peuvent sentir aucune honte d’être tombés dans la mendicité » (t. II, pp. 306-307).
Il est difficile d’exprimer avec plus de relief la stupidité et la dureté du petit propriétaire ! De théoricien, Sismondi se transforme ici en donneur de conseils pratiques : il prêche la morale qui, comme on le sait, est appliquée avec tant de succès par le paysan français. C’est un Malthus, mais un Malthus taillé tout exprès à la mesure du petit bourgeois. En lisant ces chapitres de Sismondi, on ne peut s’empêcher de songer aux philippiques passionnées de Proudhon, qui voyait dans le malthusianisme un conseil aux époux de s’adonner à... un certain vice contre nature. [Voir, en appendice à la traduction russe de l’Essai sur le principe de population de MALTHUS (trad. par
Bibikov, St-Pétersbourg, 1868), un extrait de l’ouvrage de PROUDHON De la justice. (Note de Lénine.).]
IX. Les machines dans la société capitaliste[modifier le wikicode]
La question de la surpopulation est liée à celle du rôle des machines en général. Efroussi disserte avec un beau zèle sur les « brillantes remarques » de Sismondi au sujet des machines ; il déclare qu’il est « injuste de le considérer comme un adversaire des perfectionnements techniques » (n° 7, p. 155) ; que
« Sismondi n’était l’ennemi ni des machines ni des inventions » (p. 156). « Sismondi a maintes fois souligné cette idée que ni les machines ni les inventions ne sont par elles-mêmes préjudiciables à la classe ouvrière, et que si elles le deviennent, c’est uniquement en raison du système économique actuel, où un rendement accru du travail n’entraîne ni un accroissement de la consommation de la classe ouvrière ni une réduction de la journée de travail » (p. 155).
Tout cela est parfaitement juste. Et, une fois de plus, ce jugement porté sur Sismondi montre bien que le populiste n’a pas du tout su comprendre le romantique, comprendre le point de vue romantique sur le capitalisme, ni ce qui le distingue foncièrement du point de vue de la théorie scientifique. Le populiste ne pouvait d’ailleurs le comprendre, puisque le populisme lui-même n’est pas allé au-delà du romantisme. Mais si ce que Sismondi disait du caractère contradictoire de l’emploi des machines par le capitalisme constituait un grand progrès en 1820, il est aujourd’hui tout à fait impardonnable de se borner à une critique aussi primitive et de ne pas en comprendre l’étroitesse petite-bourgeoise.
A cet égard (c’est-à-dire dans la question des différences qui existent entre la doctrine de Sismondi et la théorie moderne) [Nous avons déjà vu à plusieurs reprises qu’Efroussi s’est partout appliqué à tracer ce parallèle entre la doctrine de Sismondi et la théorie moderne. (Note de Lénine.).], Efroussi reste fidèle à lui-même. Il ne sait pas même poser la question. Il signale que Sismondi a vu la contradiction et il s’en tient là, comme si l’histoire ne nous révélait pas qu’on a recouru aux moyens et aux procédés les plus divers pour critiquer les contradictions du capitalisme. Efroussi dit que Sismondi estimait les machines nuisibles non par elles-mêmes, mais par radian qu’elles exercent dans le régime social actuel ; et il ne remarque même pas tout ce qu’a de primitif, de sentimental et de superficiel le point de vue qui perce dans le seul fait de tenir un pareil raisonnement. Sismondi se demandait en effet : les machines sont-elles ou non nuisibles ? Et il « tranchait » la question ainsi elles sont utiles uniquement lorsque la production correspond à la consommation (cf. citations dans le Rousskoïé Bogatstvo, n° 7, p. 156).
Après tout ce qui vient d’être dit, point n’est besoin de démontrer ici que « trancher » ainsi la question, c’est substituer l’utopie petite-bourgeoise à l’analyse scientifique du capitalisme. On ne saurait faire grief à Sismondi de n’avoir pas procédé à cette analyse. On juge des mérites historiques des grands hommes non pas d’après ce qu’ils n’ont pas donné par rapport aux exigences de notre époque, mais d’après ce qu’ils ont donné dé nouveau par rapport à leurs devanciers. En l’occurrence, ce n’est pas sur Sismondi ni sur son point de vue primitif et sentimental que nous portons un jugement : c’est sur l’économiste du Rousskoïé Bogatstvo, qui n’est pas encore arrivé à comprendre en quoi ce point de vue diffère du point de vue moderne. Il ne comprend pas [Dans les Éditions de 1898 et 1908 le passage : « ... en quoi ce point de vue diffère du point de vue moderne. Il ne comprend pas... » est absent.] que, pour définir cette différence, il fallait se demander, non pas si Sismondi était ou non l’ennemi des machines, mais s’il avait saisi l’importance des machines dans le régime capitaliste, leur rôle dans ce régime comme facteur de progrès.
L’économiste du Rousskoïé Bogatstvo aurait alors pu constater que Sismondi, étant donné son point de vue utopique, petitebourgeois, ne pouvait même pas poser cette question, et que ce qui distingue la nouvelle théorie, c’est précisément qu’elle l’a posée et résolue. Efroussi aurait alors pu comprendre qu’en substituant la question des « avantages » et de l’« utilité » des machines en général à celle du rôle historique des machines dans la société capitaliste actuelle, Sismondi devait tout naturellement être amené à formuler sa théorie des « dangers » du capitalisme et de l’emploi capitaliste des machines, à parler de la nécessité d’ «enrayer », de « modérer », de « réglementer » les progrès du capitalisme, et à devenir, de ce fait, un réactionnaire. Son incompréhension du rôle historique des machines comme facteur de progrès est précisément l’une des raisons pour lesquelles la théorie moderne considère sa doctrine comme réactionnaire.
Il va de soi que nous n’allons pas exposer ici la théorie moderne (c’est-à-dire la théorie de Marx) du machinisme. Nous renvoyons le lecteur, notamment, à l’étude déjà mentionnée de N. Sieber, chap. X :
« Les machines et la grande industrie », et surtout chap. XI : « Analyse de la théorie du machinisme ». [«A vrai dire, écrit Sieber au début de ce chapitre, la théorie des machines et de la grande industrie que nous exposons ici est une source tellement inépuisable de -pensées nouvelles et de recherches originales que quiconque voudrait en apprécier pleinement les mérites devrait consacrer tout un livre, ou presque, rien qu’à ce sujet » (p. 473). (Note de Lénine.).]
Bornons-nous à en indiquer brièvement les traits essentiels. Elle se ramène à deux points : 1° à une analyse historique qui a établi la place du machinisme dans la succession des stades de développement du capitalisme et ses rapports avec les stades qui l’ont précédé (la coopération capitaliste simple et la manufacture capitaliste) ; 2° à une analyse du rôle des machines dans l’économie capitaliste, et en particulier de la transformation que l’industrie mécanique apporte dans toutes les conditions de vie de la population. En ce qui concerne le premier point, cette théorie établit que l’industrie mécanique ne représente qu’un stade (le stade supérieur) de la production capitaliste, et montre qu’elle est issue de la manufacture.
Pour ce qui est du second point, elle établit que l’industrie mécanique constitue un progrès gigantesque dans la société capitaliste, non seulement parce qu’elle accroît dans d’énormes proportions les forces productives et socialise le travail dans toute la société [Comparant la « division du travail », d’une part dans la communauté paysanne et d’autre part dans la société capitaliste, avec son industrie mécanique, Sieber note très justement :
« Entre les « facteurs » de la communauté et les « facteurs » de la société caractérisée par le machinisme, il existe à peu près la même différence, par exemple, qu’entre l’unité dizaine et l’unité centaine » (p. 495). (Note de Lénine.).], mais aussi parce qu’elle détruit la division du travail propre à la manufacture, oblige les ouvriers à passer d’un travail à un autre, abolit définitivement les rapports patriarcaux arriérés, notamment à la campagne [SIEBER : ouvrage cité, p. 467. (Note de Lénine.).], et donne au mouvement progressif de la société une vigoureuse impulsion, tant pour les raisons déjà indiquées que par suite de la concentration de la population industrielle. Ce progrès, comme d’ailleurs tous les autres progrès du capitalisme, s’accompagne aussi d’un « progrès » des contradictions, c’est-à-dire de leur aggravation et de leur extension.
Le lecteur se demandera peut-être quel intérêt peuvent présenter une analyse des idées de Sismondi sur une question si universellement connue et cet énoncé sommaire de la théorie nouvelle que tout le monde « connaît », avec laquelle tout le monde est « d’accord » ?
Eh bien, pour voir ce qu’il en est en réalité de cet « accord », nous nous adresserons maintenant à l’économiste populiste le plus en vue, à M. N.-on, qui prétend appliquer rigoureusement la théorie moderne. On sait que, dans ses Essais, M. N.-on s’est proposé d’étudier plus spécialement le développement du capitalisme dans l’industrie textile russe, où l’emploi des machines est le plus répandu.
On se demandera quel est le point de vue de M. N.-on sur cette question : celui de Sismondi (dont il partage, nous l’avons vu, les idées sur bien des aspects du capitalisme), ou celui de la théorie moderne ? Se montre-t-il, dans cette question si importante, romantique ou... réaliste ? [Le mot «réaliste» est ici employé au lieu du mot marxiste uniquement pour dérouter la censure. Pour la même raison, les renvois au Capital ont été remplacés par des renvois au livre de Sieber à qui l’on doit un exposé du Capital de Marx. (Note de Lénine à l’édition de 1908.).]
Nous avons vu que ce qui distingue tout d’abord la théorie moderne, c’est qu’elle donne une analyse historique de la genèse de l’industrie mécanique à partir de la manufacture capitaliste. M. N.-on a-t-il posé la question de la genèse de l’industrie mécanique russe ? Non. Il a noté, il est vrai, qu’elle a été précédée par le travail à domicile pour le capitaliste et par la « fabrique » [p. 108. Citation empruntée au Recueil de statistiques pour la province de Moscou, t. VII, fasc. III, p. 32 (les statisticiens y résument le livre de Korsak Des formes de l’industrie) : « L’organisation même des métiers a complètement changé depuis 1822 : autrefois producteurs indépendants, les paysans se bornent désormais à exécuter certaines opérations de la grande production en fabrique et doivent se contenter d’un salaire à la tâche. » (Note de Lénine.).] manuelle ; mais loin d’éclairer la question des rapports entre l’industrie mécanique et le stade qui l’a précédée, il n’a même pas « remarqué» que, scientifiquement parlant, on ne pouvait appeler fabrique le stade précédent (travail manuel à domicile ou dans l’atelier du capitaliste), lequel doit incontestablement être défini comme celui de la manufacture capitaliste. [Sieber indique très justement qu’on ne saurait user de la terminologie habituelle (fabrique, usine, etc.) dans une étude scientifique, et qu’il faut distinguer l’industrie mécanique de la manufacture capitaliste (p. 474). (Note de Lénine.).]
Que le lecteur n’aille pas s’imaginer que c’est là une « lacune » sans importance. Elle a au contraire une importance énorme. Premièrement, M. N.-on identifie ainsi le capitalisme avec l’industrie mécanique. C’est une erreur grossière. Le mérite de la théorie scientifique est précisément d’avoir remis à sa vraie place l’industrie mécanique comme l’un des stades du capitalisme. Si M. N.-on avait fait sien le point de vue de cette théorie, aurait-il pu présenter les progrès et la victoire de l’industrie mécanique comme « la lutte de deux formes économiques », l’une étant on ne sait quelle « forme fondée sur la possession des moyens de production par la paysannerie » [N.-on, p. 322. En quoi cela diffère-t-il de l’idéalisation de l’économie paysanne patriarcale chez Sismondi ? (Note de Lénine.).], et l’autre le « capitalisme » (pp. 2, 3, 66, 198, etc.), alors qu’en réalité nous assistons à une lutte, entre l’industrie mécanique et la manufacture capitaliste ?
De cette lutte, M. N.-on n’a pas soufflé mot, bien que cette substitution d’une forme du capitalisme à une autre, faussement présentée par M. N.-on comme une substitution du « capitalisme » à la « production populaire », se soit produite, ainsi qu’il le dit lui-même, précisément dans l’industrie textile qu’il a spécialement choisie pour objet de son étude (p. 79). N’est-il pas évident qu’au fond, le développement réel de l’industrie mécanique ne l’intéressait pas le moins du monde, et que sous les mots « production populaire » se dissimule une utopie qui est bien dans le goût de Sismondi ?
Deuxièmement, si M. N.-on avait posé la question du développement historique de l’industrie mécanique russe, aurait-il pu parler de l’« implantation du capitalisme » (pp. 331, 283, 323 et autres) en se basant sur des faits tels que l’aide et l’appui du gouvernement, faits qui se sont également produits en Europe ? On se demande s’il emboîte le pas à Sismondi, qui parlait lui aussi et dans les mêmes termes d’« implantation », ou bien au représentant de la théorie moderne, qui a étudié la façon dont l’industrie mécanique s’est substituée à la manufacture. Troisièmement, si M. N.-on avait posé la question du développement historique des formes du capitalisme en Russie (dans l’industrie textile), aurait-il pu ignorer l’existence de la manufacture capitaliste dans les « industries artisanales » russes ? [Nous supposons qu’il n’est pas nécessaire de fournir des preuves à l’appui de ce fait connu de tous. Il n’est que de se rappeler les serrureries de Pavlovo, les tanneries de Bogorodsk, les cordonneries de Kimry, les chapelleries du district de Molvitine, l’industrie des samovars et des accordéons de Toula, la joaillerie de Krasnoïé Sélo et de Rybnaïa Sloboda, l’industrie des cuillers de Séménov, des objets en corne dans l’« Oustianchtchina », du feutre dans le district de Séménov (province de Nijni-Novgorod), etc. Nous citons de mémoire. On pourrait allonger cette liste à l’infini en prenant le premier ouvrage venu traitant de l’industrie artisanale. (Note de Lénine.).]
Et s’il avait vraiment suivi la théorie et avait voulu le moins du monde soumettre à une analyse scientifique ne fûtce qu’un tout petit coin de cette fameuse « production populaire », que serait-il resté du tableau simpliste qu’il a brossé de l’économie sociale russe et qui nous montre on ne sait quelle nébuleuse « production populaire » avec un « capitalisme » détaché de cette dernière et n’englobant qu’une « poignée » d’ouvriers (p. 326, etc.) ?
Résumons-nous : en ce qui concerne le premier point, qui fait le départ entre la théorie moderne et la théorie romantique de l’industrie mécanique, M. N.-on ne peut d’aucune manière être considéré comme un partisan de la première, car il ne comprend même pas la nécessité de poser la question de la genèse de l’industrie mécanique considérée comme un stade particulier du capitalisme, et passe sous silence l’existence de la manufacture capitaliste, ce stade du capitalisme qui précède le machinisme. Au lieu d’une analyse historique, il nous sert subrepticement l’utopie de la « production populaire ».
Le deuxième point a trait à cette partie de la théorie moderne où il est question de la transformation apportée dans les rapports sociaux par l’industrie mécanique. M. N.-on n’a même pas tenté d’analyser ce problème. Il s’est beaucoup plaint du capitalisme, il a déploré l’apparition de la fabrique (tout comme Sismondi), mais il n’a pas même essayé d’étudier la transformation que la fabrique [N’oubliez pas que la signification scientifique de ce terme diffère de celle qu’il a ordinairement.
La science l’applique exclusivement à la grande industrie mécanique. (Note de Lénine.).] a apportée dans les conditions sociales. Car il aurait fallu, pour cela, comparer l’industrie mécanique aux stades qui l’ont précédée et dont M. N.-on n’a rien dit. De même, le point de vue de la théorie moderne, qui voit dans les machines un facteur de progrès de la société capitaliste actuelle, lui est totalement étranger. Cette fois encore, il n’a même pas posé la question [Comme l’a fait, par exemple, A. VOLGUINE : La justification du populisme dans les écrits de M. Vorontsov (V. V.), St-Pétersbourg, 1896. (Note de Lénine.).], et d’ailleurs il ne pouvait pas la poser, car elle ne saurait découler que de l’étude historique de la substitution d’une forme du capitalisme à une autre, alors que chez M. N.-on le « capitalisme » tout court [En français dans le texte.] vient remplacer... la « production populaire ».
Si, après avoir lu l’« étude » de M. N.-on sur l’extension du capitalisme dans l’industrie textile en Russie, nous nous demandions ce qu’il pense des machines, nous n’obtiendrions d’autre réponse que celle que nous avons déjà trouvée chez Sismondi. M. N.-on reconnaît que les machines augmentent la productivité du travail (il ne manquerait plus qu’il le niât !), — comme le reconnaissait Sismondi. M. N.-on déclare que ce ne sont pas les machines qui sont nuisibles, mais l’usage qu’en font les capitalistes, — ce que disait déjà Sismondi. M. N.-on estime qu’en introduisant les machines, « nous » avons perdu de vue le principe suivant selon lequel la production doit être proportionnée à la « capacité de consommation du peuple », — toujours comme Sismondi.
Et c’est tout. M. N.-on s’en tient là. Il ne veut rien savoir des questions que la théorie moderne a posées et résolues, car il n’a même pas voulu se donner la peine d’analyser la succession historique des différentes formes de la production capitaliste en Russie (ne serait-ce que dans l’industrie textile qu’il a choisie comme exemple), ni le rôle des machines comme facteur de progrès dans le régime capitaliste existant.
Ainsi, dans la question des machines, ce point d’économie politique si important sous le rapport théorique, M. N.-on partage également l’opinion de Sismondi. Il raisonne tout à fait comme un romantique, ce qui, bien entendu, ne l’empêche nullement de citer à tour de bras.
Cela est vrai non seulement des considérations de M. N.-on sur l’industrie textile, mais aussi de tous ses raisonnements. Rappelez-vous ne serait-ce que l’exemple déjà cité de l’industrie meunière. Ce qu’il dit de l’introduction des machines n’est pour M. N.-on qu’un prétexte à des jérémiades sentimentales sur le décalage entre l’augmentation de la productivité du travail et la « capacité de consommation du peuple ». Il n’a pas même songé à analyser les transformations que l’industrie mécanique apporte d’une façon générale au régime social (et qu’elle y a effectivement apportées en Russie).
Ces machines sont-elles un progrès dans la société capitaliste actuelle ? M. N.-on ne conçoit même pas qu’on puisse poser la question. [On trouve déjà esquissée ici, sur la base de la théorie de Marx, la critique des conceptions de M. N.-on, tâche dont je me suis acquitté par la suite dans Le développement du capitalisme. (Note de Lénine à l’édition de 1908.).]
Ce qui vient d’être dit de M. N.-on s’applique a fortiori aux autres économistes populistes : dans la question des machines, le populisme continue aujourd’hui à partager le point de vue du romantisme petit-bourgeois, en substituant à l’analyse économique des vœux sentimentaux.
X. Le protectionnisme[modifier le wikicode]
La dernière question théorique qui nous intéresse dans le système des conceptions de Sismondi est celle du protectionnisme. Une place assez importante lui est réservée dans les Nouveaux principes, mais elle y est traitée d’un point de vue plutôt pratique — à propos du mouvement contre les lois sur les blés en Angleterre. Nous analyserons cette dernière question un peu plus loin, car elle en coiffe d’autres, plus vastes encore. Ce qui nous intéresse pour l’instant, c’est uniquement le point de vue de Sismondi sur le protectionnisme. L’intérêt de cette question ne réside pas dans une nouvelle conception économique de Sismondi, que n’aurait pas encore abordée notre exposé, mais dans son interprétation du rapport qui existe entre l’« économique » et la « superstructure ». Efroussi assure aux lecteurs du Rousskoïé Bogatstvo que Sismondi « est l’un des premiers en date, et l’un des plus doués, parmi les précurseurs de l’école historique contemporaine », et qu’il s’élève « contre la tendance à isoler les faits économiques de tous les autres facteurs sociaux ». « Les ouvrages de Sismondi développent cette idée que les faits économiques ne doivent pas être isolés des autres facteurs sociaux, qu’ils doivent être étudiés en liaison avec les faits d’ordre social et politique » (Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, pp. 38-39). Voyons donc, dans l’exemple choisi, comment Sismondi concevait les rapports entre les faits économiques et les faits d’ordre politique et social.
« Les prohibitions à l’entrée, dit Sismondi dans le chapitre « Des douanes » (livre IV, ch. XI), sont aussi imprudentes et aussi ruineuses que les prohibitions à la sortie : elles ont été inventées pour donner à une nation une manufacture qu’elle n’avait pas encore, et on ne saurait nier qu’elles équivalent, pour une industrie commençante, à la plus forte prime d’encouragement. Cette manufacture produit peut-être à peine la centième partie de ce que la nation consomme de marchandises analogues ; mais les cent acheteurs devront rivaliser l’un avec l’autre pour obtenir la préférence du seul vendeur, et les quatre-vingtdix-neuf qu’il aura refusés seront obligés de se pourvoir de marchandises entrées en contrebande. Dans ce cas, la perte sera pour la nation comme cent, et le bénéfice comme un ; quelque avantage que l’on puisse trouver à donner à une nation une manufacture nouvelle, il en est peu, sans doute, qui méritent de si grands sacrifices, et l’on pourrait trouver toujours des moyens moins dispendieux de la mettre en activité » (t. I, pp. 440-441).
Voyez avec quelle simplicité Sismondi résout la question : le protectionnisme est « imprudent », car la « nation » y perd ! De quelle « nation » parle notre économiste ? Quels sont les rapports économiques qu’il met en regard avec le fait politique et social dont il s’agit ici ? Il ne considère pas des rapports déterminés, il parle en général d’une nation telle qu’elle devrait être selon ses idées sur la façon dont elle doit être conçue. Or, cette conception repose, nous le savons, sur le rejet du capitalisme et la prédominance de la petite production indépendante. Mais n’est-ce pas la pire des absurdités que d’établir un rapport entre un facteur politique et social appartenant à un régime économique déterminé — et rien qu’à ce régime — et un autre régime purement imaginaire ? Le protectionnisme est un « facteur politique et social » du capitalisme ; or, Sismondi le met en regard non avec le capitalisme, mais avec une nation en général (ou avec une nation de petits producteurs indépendants). Il aurait pu tout aussi bien le confronter avec la communauté rurale indienne, par exemple, et obtenir quelque chose d’encore plus « imprudent » et « ruineux », mais répétons-le, cette « imprudence » aurait été imputable à sa façon d’opérer, et non au protectionnisme. Voulant démontrer que le protectionnisme n’est avantageux que pour une très petite catégorie de personnes, aux dépens de la masse, Sismondi se livre à un calcul enfantin. Mais il n’était nullement nécessaire de le démontrer, car cela découle de la notion même de protectionnisme (qu’il s’agisse d’une prime directe ou de l’éviction de concurrents étrangers). Que le protectionnisme traduise une contradiction sociale, voilà que ne fait aucun doute. Mais la vie économique du régime qui a créé le protectionnisme est-elle exempte de contradictions ?
Au contraire, elle en est pleine, et Sismondi lui-même les a notées tout au long de son exposé. Au lieu de déduire cette contradiction de celles qu’il a constatées lui-même dans le régime économique, il veut ignorer les contradictions économiques, de sorte que son raisonnement n’est plus qu’un « vœu pieux » d’une parfaite inconsistance. Au lieu de rapprocher cette institution, qu’il dit n’être avantageuse que pour un petit groupe, des intérêts de ce dernier et de la situation qu’il occupe dans toute l’économie du pays, Sismondi l’oppose à sa conception abstraite du « bien général ». Nous voyons donc que, contrairement à l’assertion d’Efroussi, Sismondi isole les faits économiques des autres faits (puisqu’il considère le protectionnisme hors de toute liaison avec le régime économique), et qu’il ne se rend pas du tout compte de la relation qui existe entre les faits économiques et les faits d’ordre politique et social. La tirade que nous avons reproduite contient tout ce qu’il peut donner, en tant que théoricien, au sujet du protectionnisme : le reste n’en est que la paraphrase.
« On peut douter qu’ils (c’est-à-dire les gouvernements) aient bien connu le prix auquel ils achetaient cet avantage (le développement de la manufacture), et les sacrifices prodigieux qu’ils imposaient aux consommateurs » (t. I, pp. 442-443). « Les gouvernements de l’Europe ont voulu faire violence à la nature. »
A quelle nature ? Le protectionnisme « ferait-il violence » à la nature du capitalisme ?
« On la contraint ainsi (la nation), en quelque sorte, à une fausse activité », (t. I, p. 448). « Quelques gouvernements sont allés jusqu’à payer leurs marchands pour les mettre en état de vendre meilleur marché ; plus ce sacrifice était étrange et contraire aux calculs les plus simples, plus on l’a attribué à une haute politique... Le gouvernement paie ses marchands aux dépens de ses sujets» (t. I, p. 421), etc., et ainsi de suite. Tels sont les raisonnements que nous sert Sismondi ! Ailleurs, tirant en quelque sorte la déduction de ces raisonnements, il appelle le capitalisme un régime « artificiel», une «opulence factice» (t. I, p. 379), une sorte de plante mise « en serre chaude » (t. II, p. 456), etc.
Ayant commencé par substituer de pieux souhaits à l’analyse des contradictions existantes, il en vient à altérer purement et simplement la réalité pour qu’elle réponde à ces souhaits. A l’en croire, l’industrie capitaliste « encouragée » avec tant de zèle est débile, sans point d’appui, etc. ; elle ne joue pas dans l’économie du pays un rôle prépondérant et, par conséquent, celui-ci appartient à la petite production, etc. Le fait indubitable, incontestable, que le protectionnisme doit son apparition uniquement à un régime économique déterminé et à des contradictions déterminées propres à ce régime ; qu’il traduit les intérêts réels d’une classe réelle, qui joue un rôle prépondérant dans l’économie nationale, — ce fait est réduit à néant, et même transformé en son contraire au moyen de quelques phrases sentimentales !
En voici encore un échantillon (il s’agit du protectionnisme agricole : t. I, p. 265, chapitre relatif aux lois sur le commerce des blés) :
« Les Anglais nous représentent leurs grandes fermes comme le seul moyen de perfectionner l’agriculture, c’est-à-dire de se procurer une plus grande abondance de produits ruraux à meilleur marché, et voici que tout au contraire ils les produisent plus chèrement.... »
Cet extrait est caractéristique au plus haut point ; il met bien en relief les procédés de raisonnement des romantiques, que les populistes russes ont entièrement faits leurs ! Le développement des grandes fermes et le progrès technique qui en est inséparable sont dépeints comme un système institué de propos délibéré : les Anglais (c’est-à-dire les économistes anglais) présentent ce système de perfectionnement de l’agriculture comme le seul possible. Sismondi veut dire qu’« on pourrait trouver », pour arriver à cette fin, d’autres moyens que les grandes fermes ; c’est-à-dire qu’« on pourrait en trouver », encore une fois, dans on ne sait quelle société abstraite, et non dans la société réelle d’une période historique déterminée, « société » fondée sur l’économie marchande, dont parlent les économistes anglais et dont Sismondi aurait dû parler lui aussi.
« Perfectionner l’agriculture, c’est-à-dire se procurer (procurer à la nation ?) une plus grande abondance de produits. » Pas d’accord du tout avec ce « c’est-à-dire » !
Perfectionner l’agriculture et améliorer le régime d’alimentation de la masse, ce n’est pas du tout la même chose ; il n’est pas seulement possible, il est même nécessaire que ces deux choses ne coïncident pas dans le régime économique dont Sismondi s’obstine à ne pas parler. Par exemple, l’augmentation des surfaces plantées en pommes de terre peut signifier une élévation de la productivité du travail agricole (culture des plantes à racines) et une augmentation de la plus-value, en même temps qu’un régime d’alimentation de plus en plus mauvais pour les ouvriers. On retrouve cette manière qu’a le populiste... pardon, le romantique, d’escamoter sous des phrases les contradictions de la vie réelle. En réalité, continue Sismondi, « ces fermiers si riches, si intelligents, si bien secondés par tous les progrès des sciences, dont les attelages sont si beaux, les haies si bien closes, les champs si nets de mauvaise herbe, ne peuvent soutenir la concurrence du misérable paysan polonais, ignorant, abruti par l’esclavage, ne trouvant de refuge que dans l’ivrognerie, et dont l’agriculture est encore dans l’enfance de l’art. Les blés recueillis dans le centre de la Pologne, après avoir payé les frais d’un transport de plusieurs centaines de lieues, par les rivières, par terre et par mer, après avoir acquitté des droits d’entrée de trente et quarante pour cent sur leur valeur, sont encore à meilleur marché que ceux des plus riches comtés de l’Angleterre » (t. I, p.265). « Ce contraste confond les économistes anglais » (ibid). Ils en rendent responsable le poids des impôts, etc. Mais la vraie cause est ailleurs. « C’est le système d’exploitation qui est mauvais, qui repose sur une base dangereuse...
C’est ce système même qui a été présenté récemment à notre admiration par tous les écrivains, et qu’il nous importe au contraire de bien connaître pour nous garder de l’imiter » (t. I, p.266). Est-il naïf, ce romantique qui présente le capitalisme anglais (et ses fermes) comme un système erroné imaginé par les économistes, et qui se figure que la «confusion» des économistes fermant les yeux sur 33 les contradictions du système des grandes fermes est un argument suffisant contre les fermiers.
Combien superficielle est son intelligence des faits, qui cherche l’explication des processus économiques non dans les intérêts des différents groupes, mais dans les erreurs des économistes, des écrivains, des gouvernements ! Le bon Sismondi en appelle à la conscience des fermiers anglais, il leur fait honte, en même temps qu’à ceux du continent qu’il incite à ne pas « imiter » ces « mauvais » systèmes !
Mais n’oubliez pas que cela fut écrit il y a soixante-dix ans, et que Sismondi n’avait observé qu’à leur début ces faits encore absolument nouveaux à l’époque. Sa naïveté à lui est encore excusable, car les économistes classiques (ses contemporains) voyaient eux aussi, avec non moins de naïveté, dans ces faits nouveaux la manifestation de propriétés naturelles et éternelles de la nature humaine. Mais nos populistes ont-ils, dans leurs « objections » contre le capitalisme qui se développe en Russie, ajouté quoi que ce soit d’original aux arguments de Sismondi ?
Ainsi, les raisonnements de Sismondi sur le protectionnisme montrent que le point de vue historique lui est absolument étranger. Au contraire, il raisonne tout à fait dans l’abstrait, comme les philosophes et les économistes du XVIIIe siècle ; le seul trait qui le distingue d’eux, c’est qu’il proclame normale et naturelle, non pas la société bourgeoise, mais celle des petits producteurs indépendants. C’est pourquoi il ne comprend pas du tout que le protectionnisme est lié à un régime économique déterminé, et escamote cette contradiction dans le domaine politique et social sous des phrases sentimentales où reviennent les mots « faux », « dangereux », erroné, imprudent, etc., comme il l’avait fait pour les contradictions de la vie économique. C’est pourquoi il est si superficiel quand il présente le protectionnisme et le libre-échange comme deux voies possibles, l’une « fausse » et l’autre « juste » (c’est-à-dire pour reprendre sa terminologie, comme s’il s’agissait de choisir entre le capitalisme et une voie non capitaliste).
La théorie moderne a complètement réfuté ces erreurs en montrant que le protectionnisme est lié à un régime historique déterminé de l’économie sociale, aux intérêts de la classe qui domine dans ce régime et bénéficie de l’appui des gouvernements. Elle a montré que la question du protectionnisme et du libre-échange se décide entre les entrepreneurs (parfois entre les entrepreneurs de pays différents parfois entre diverses fractions des entrepreneurs d’un même pays).
Si nous comparons à ces deux points de vue sur le protectionnisme l’attitude des économistes populistes, nous constatons qu’ici encore ils partagent entièrement le point de vue des romantiques considérant le protectionnisme en rapport non avec un pays capitaliste, mais avec on ne sait quel pays abstrait, avec des « consommateurs» tout court [En français dans le texte.], déclarant qu’il s’agit là d’un appui « erroné » et « imprudent » accordé à un capitalisme « de serre », etc. Ainsi, dans la question de la suppression des droits sur les machines agricoles importées, qui met aux prises entrepreneurs industriels et agricoles, les populistes prennent fait et cause, cela va sans dire, pour... les entrepreneurs ruraux. Nous ne voulons pas dire qu’ils ont tort. Mais c’est là une question de fait, une question de moment historique ; il s’agit de savoir quelle est la fraction d’entrepreneurs qui traduit le mieux les intérêts généraux du développement du capitalisme.
Même si les populistes ont raison, ce n’est certes pas parce que l’établissement de droits de douane signifie un « soutien artificiel accordé au capitalisme », et que leur suppression représente un appui donné à l’industrie populaire « traditionnelle » ; c’est tout simplement parce qu’en accélérant la disparition des rapports moyenâgeux à la campagne et la création d’un marché intérieur pour l’industrie, le développement du capitalisme agricole (qui a besoin de machines) signifie un développement plus large, plus libre et plus rapide du capitalisme en général.
Nous prévoyons une objection pour avoir, sur ce point, rangé les populistes parmi les romantiques. On dira peut-être qu’il aurait fallu faire une exception pour M. N.-on. Ne dit-il pas expressément que la question du libre-échange et du protectionnisme est une question propre au capitalisme ; ne l’a-t-il pas répété plus d’une fois, et même avec des «citations » à l’appui ?... Eh oui, parfaitement, M. N.-on va jusqu’à s’appuyer sur des citations ! Mais si l’on nous montrait ce passage de ses Essais, nous en montrerions d’autres où il déclare que soutenir le capitalisme, c’est l’« implanter » (et cela dans ses Bilans et conclusions /pp. 331, 323, et aussi 283) ; où il voit dans les encouragements donnés au capitalisme une « funeste aberration » qui s’explique par le fait que « nous avons perdu de vue » et « 34 oublié » tel ou tel principe, que « notre conscience a été obnubilée », etc. (p. 298. Comparez avec Sismondi !).
Cela s’accorde-t-il avec cette affirmation que l’appui donné au capitalisme (par des primes à l’exportation) est « une des contradictions dont fourmille notre vie économique » [Tout comme les Essais « fourmillent » d’appels à « nous autres », ainsi que d’exclamations et de phrases du même genre, montrant que leur auteur entend ignorer ces contradictions. (Note de Lénine.).] ; et que « comme toutes les autres, elle doit son existence à la forme qu’a revêtue l’ensemble de la production ». Notez bien ceci : l’ensemble de la production! Nous demandons à tout homme impartial quel est donc le point de vue de cet auteur pour qui le soutien accordé « à la forme qu’a revêtue l’ensemble de la production » est une «aberration» ? Celui de Sismondi ou celui de la théorie scientifique ? Les « citations » de M. N.-on ne sont ici (comme dans les questions déjà débattues) que des ajouts maladroits, étrangers au texte, d’où il ne ressort nullement que l’auteur les croit vraiment applicables à la réalité russe. Quand M, N.-on « cite », il use de la théorie moderne comme d’une enseigne qui ne sert qu’à tromper le lecteur. Ce vêtement de « réaliste » est fort mal ajusté et ne fait que dissimuler un pur romantique. [Un soupçon nous vient : M. N.-on ne voit-il pas dans ces « citations » un talisman qui le mettrait à l’abri de toute critique ? Il est difficile de s’expliquer autrement qu’il ait pu, tout en sachant par MM. Strouvé et Tougan-Baranovski qu’on a rapproché ses conceptions de la doctrine de Sismondi, « citer » dans un de ses articles du Rousskoïé Bogatstvo (1894, n°6, p. 88) l’opinion d’un représentant de la théorie nouvelle qui range Sismondi parmi les réactionnaires et les utopistes petitsbourgeois. Sans doute est-il profondément convaincu d’avoir, par cette « citation », « infirmé » le parallèle qu’on avait tracé entre sa propre personne et Sismondi. (Note de Lénine.).]
XI. Le role de sismondi dans l’histoire de l’économie politique[modifier le wikicode]
Nous connaissons à présent les principales thèses de Sismondi concernant l’économie théorique.
En résumé, nous voyons qu’il reste partout absolument fidèle à lui-même, que sa façon de voir ne change pas. Sur tous les points, il se distingue des auteurs classiques en signalant les contradictions du capitalisme. Cela, d’une part. D’autre part, sur aucun point il ne peut (ni ne veut, d’ailleurs) pousser plus loin l’analyse entreprise par les classiques, et c’est pourquoi il se contente d’une critique sentimentale du capitalisme, faite d’un point de vue petit-bourgeois. Cette substitution de doléances et de lamentations sentimentales à l’analyse scientifique rend sa conception des plus superficielles. Après avoir fait siennes ses indications sur les contradictions du capitalisme, la théorie moderne les a soumises, elles aussi, à une analyse scientifique et est arrivée, sur tous les points, à des conclusions absolument contraires à celles de Sismondi, et qui conduisent par conséquent à envisager le capitalisme d’un point de vue diamétralement opposé au sien.
La Critique de quelques thèses de l’économie politique (Zur Kritik, trad. russe, M., 1896) [Lénine cite ici le livre de Karl MARX Zur Kritik der politischen Okonomie, (Voir Karl MARX : Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1969, p. 37.).] définit comme suit le rôle de Sismondi dans l’histoire de la science :
« Sismondi s’est libéré de la conception de Boisguillebert suivant laquelle le travail créateur de valeur d’échange serait falsifié par l’argent, mais, comme Boisguillebert dénonçait l’argent, il dénonce, lui, le grand capital industriel » (p. 36).
L’auteur veut dire par là : de même que Boisguillebert voyait très superficiellement dans l’échange des marchandises un état de choses naturel et incriminait l’argent, « élément usurpateur » (ibid., p. 30),
Sismondi voyait dans la petite production un état de choses naturel et incriminait le grand capital considéré par lui comme un élément étranger. Boisguillebert ne comprenait pas qu’il existe entre l’argent et l’échange des marchandises une relation indissoluble et naturelle ; il ne comprenait pas qu’il opposait l’une à l’autre, comme des éléments étrangers, deux formes du « travail bourgeois » (ibid., pp. 30-31).
Sismondi ne comprenait pas qu’il existe entre le grand capital et la petite production indépendante une relation indissoluble et naturelle ; il ne comprenait pas que ce sont là deux formes de l’économie marchande. Boisguillebert
« s’emporte contre le travail bourgeois sous l’une de ses formes tout en l’exaltant, en utopiste, sous l’autre » (ibid.).
Sismondi s’emportait contre le grand capital, c’est-à-dire contre l’économie marchande sous l’une de ses formes, sa forme la plus développée, tout en exaltant en utopiste le petit producteur (surtout la paysannerie), c’est-à-dire l’économie marchande sous son autre forme, sa forme embryonnaire.
« Si, avec Ricardo, poursuit l’auteur de la Critique, l’économie politique tire sans ménagements sa dernière conséquence et trouve ainsi sa conclusion, cette conclusion est complétée par Sismondi chez qui on la voit douter d’elle-même » (p. 36).
Ainsi, pour l’auteur de la Critique, le rôle de Sismondi se réduit au fait qu’il a soulevé la question des contradictions du capitalisme et posé de la sorte à l’analyse un nouveau problème à résoudre. L’auteur que je viens de citer considère toutes les conceptions propres à Sismondi, lequel voulait aussi répondre à cette question, comme non scientifiques, superficielles et exprimant un point de vue petit-bourgeois réactionnaire (voir les appréciations reproduites ci-dessus et celle donnée ci-après à propos d’une « citation » d’Efroussi).
Si nous établissons une comparaison entre la doctrine de Sismondi et le populisme, nous constatons sur presque tous les points (sauf pour la négation de la théorie de la rente de Ricardo et les préceptes malthusiens à l’usage des paysans) une identité frappante, qui va parfois jusqu’à l’emploi des mêmes expressions. Les économistes populistes partagent entièrement le point de vue de Sismondi. Nous nous en convaincrons mieux encore un peu plus loin, quand, de la théorie, nous passerons aux conceptions de Sismondi sur les questions pratiques.
Enfin, pour revenir à Efroussi, il n’a porté sur aucun point une appréciation juste en ce qui concerne Sismondi. Tout en indiquant que celui-ci avait souligné et condamné les contradictions du capitalisme, Efroussi n’a pas du tout compris que sa théorie diffère radicalement de celle du matérialisme scientifique ni que les conceptions romantique et scientifique du capitalisme sont diamétralement opposées. Les sympathies du populiste pour le romantique, leur touchante unanimité, ont empêché l’auteur des articles du Rousskoïé Bogatstvo de porter un jugement exact sur ce représentant classique du romantisme dans la science économique.
Nous venons de citer une appréciation portée sur Sismondi et disant que, chez lui, on voit l’économie classique « douter d’elle-même ».
Mais Sismondi ne songeait pas à se contenter de ce rôle (qui lui assure une place honorable parmi les économistes). Il cherchait, nous l’avons vu, à lever ces doutes, et il s’y prenait fort mal. Mieux encore : il reprochait aux auteurs classiques et à leur science, non pas d’avoir reculé devant l’analyse des contradictions, mais d’user, selon lui, de méthodes erronées. « La science ancienne ne nous enseigne ni à comprendre ni à prévenir» les nouvelles calamités (t. I, p. XV), déclare-t-il dans la préface à la deuxième édition de son livre. Et il n’expliquait pas ce fait en disant que l’analyse donnée par cette science était incomplète et inconséquente, mais en prétendant qu’elle s’était « jetée dans des abstractions » (t. I, p. 55 : les nouveaux disciples d’Adam Smith en Angleterre se sont jetés dans des abstractions qui nous font absolument perdre de vue l’« homme ») et suivait «désormais une fausse route» (t. II, p. 448). Quelles sont donc les accusations portées par Sismondi contre les auteurs classiques qui l’autorisent à tirer pareille conclusion ?
Les économistes les plus célèbres ont « accordé trop peu d’attention à la consommation ou au débit » (t. I, p. 124).
Depuis, cette accusation a été répétée un nombre incalculable de fois. On a prétendu qu’il fallait distinguer la « consommation » de la « production » en tant que branche particulière de la science ; que la production obéit à des lois naturelles, alors que la consommation est réglée par la répartition qui dépend elle-même de la volonté des hommes, etc., et ainsi de suite. On sait que nos populistes partagent ces idées et mettent au premier plan la répartition. [Il va de soi qu’ici encore, Efroussi n’a pas manqué de prodiguer ses éloges à Sismondi. « Ce qui importe dans la doctrine de Sismondi, lisons-nous dans le Rousskoïé Bogatstvo, n°8, p. 56, c’est moins les mesures spéciales préconisées par lui que l’esprit général dont tout son système est imprégné. Contrairement à l’école classique, il insiste sur la répartition plus que sur la production. » Bien qu’il multiplie les « références » aux économistes 36 « modernes », Efroussi n’a absolument rien compris à leur théorie et continue à ressasser les absurdités sentimentales qui caractérisent la critique primitive du capitalisme. Notre populiste veut, ici encore, se tirer d’affaire en traçant un parallèle entre Sismondi et de « nombreux représentants éminents de l’école historique », qu’il aurait, paraît-il, « dépassés » (ibid.). Efroussi n’en demande pas davantage ! Sismondi « a dépassé » les professeurs allemands : que vous faut-il encore ? De même que tous les populistes. Efroussi essaie de mettre l’accent sur le fait que Sismondi a critiqué le capitalisme. Mais il y a critique et critique, et on peut critiquer le capitalisme aussi bien d’un point de vue sentimental que d’un point de vue scientifique, ce dont l’économiste du Rousskoïé Bogatstvo ne semble pas se douter le moins du monde. (Note de Lénine.).]
Quel est donc le sens de cette accusation ? Elle repose uniquement sur une conception tout à fait antiscientifique de l’économie politique, qui n’a pas du tout pour objet, comme on le dit souvent, la « production des valeurs matérielles » (c’est l’objet de la technologie), mais les rapports sociaux engendrés entre les hommes par la production. C’est seulement en concevant la « production » dans le premier sens que l’on peut en dissocier la « répartition » ; dans ce cas, au lieu des catégories de formes historiquement déterminées de l’économie sociale, on voit figurer dans la « rubrique » production des catégories se rapportant au processus du travail en général : d’ordinaire, les plates banalités de ce genre ne servent qu’à estomper par la suite la réalité historique et sociale. (Exemple : la notion de capital.) Mais si, en bonne logique, nous entendons par « production » les rapports sociaux engendrés par elle, ni la « répartition » ni la « consommation », ne jouent plus de rôle autonome. Quand on tire au clair les rapports créés dans le processus de la production, on détermine du même coup la part du produit qui revient à chacune des classes et, partant, la « répartition » et la « consommation ». Par contre, si les rapports de production n’ont pas été élucidés (au cas, par exemple, où l’on n’aurait pas compris le processus de production de l’ensemble du capital social), tous les raisonnements sur la consommation et là répartition ne sont plus que des banalités ou de pieux souhaits romantiques. Sismondi a été le premier à tenir des propos de ce genre. Rodbertus a, lui aussi, beaucoup parlé de la «répartition du produit national » ; les autorités « modernes » d’Efroussi ont même fondé des « écoles » particulières dont l’un des principes était d’accorder une attention spéciale à la répartition. [Ingram rapproche très justement Sismondi des « socialistes de la chaire » (Histoire de l’économie politique, p. 212, Moscou, 1891), et déclare avec candeur : « Nous admettons déjà (!!) la conception de Sismondi pour qui l’Etat est une force dont la mission... est de répandre les bienfaits de la communauté sociale et du progrès moderne autant que possible sur toutes les classes de la communauté » (p. 215). Nous avons déjà vu, par l’exemple du protectionnisme, toute la profondeur, de ces « conceptions » de Sismondi. (Note de Lénine.).] Et aucun de ces théoriciens de la «répartition» et de la «consommation» n’a su même résoudre le problème essentiel qui est de distinguer le capital social du revenu social ; ils ont tous continué à se débattre dans les contradictions devant lesquelles s’était arrêté Adam Smith. [Voir, par exemple, l’article de R. Meyer « Revenu », dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften (trad. en russe dans le recueil L’Industrie), qui montre le piteux imbroglio des raisonnements des professeurs allemands « modernes » à ce sujet. Chose curieuse, R. Meyer, qui s’appuie expressément sur Adam
Smith et cite précisément dans sa bibliographie les chapitres du livre II du Capital où l’on trouve une réfutation complète de Smith, n’en dit rien dans le texte lui-même. (Note de Lénine.).] La tâche n’a été menée à bien que par un économiste qui n’a jamais fait de la répartition une question à part, et qui a protesté de la façon la plus énergique contre les raisonnements « vulgaires » relatifs à la « répartition » (voir les remarques de Marx sur le programme de Gotha, citées par P. Strouvé dans ses Notes critiques, p. 129, épigraphe au chap. IV). [Karl MARX : Critique du programme de Gotha in MARX et ENGELS : Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions sociales, Paris, 1972, pp. 31-83.]
Bien mieux : c’est dans l’analyse de la reproduction du capital social que résidait la solution. L’auteur n’a fait ni de la consommation ni de la répartition une question à part ; mais l’analyse de la production ayant été poussée jusqu’au bout, l’une et l’autre se sont trouvées du coup entièrement élucidées.
« L’analyse scientifique du mode capitaliste de production montre que... les rapports de distribution sont identiques, pour l’essentiel, avec ces rapports de production, qu’ils en constituent l’autre face, de sorte que tous deux partagent le même caractère historique transitoire. » « Le salaire suppose le travail salarié, le profit suppose le capital. Ces formes déterminées de la distribution supposent donc que les conditions de production aient des caractères (Charaktere) sociaux déterminés et qu’il existe certains rapports sociaux entre les agents de production. En somme le rapport déterminé de là répartition ne fait que traduire le 37 rapport de production, historiquement défini. » «... Chaque forme de distribution disparaît avec le mode déterminé de production dont elle est issue et auquel elle correspond.»
« L’opinion qui veut que seuls les rapports de distribution soient historiques, à l’exclusion des rapports de production, émane de la jeune critique, encore hésitante (embarrassée, befangen) de l’économie politique bourgeoise. Mais par ailleurs elle repose sur la confusion qui identifie le procès social de production au simple procès de travail tel que celui qu’aurait à accomplir même un homme, placé dans un isolement anormal, ne recevant aucune aide de la société. Tant que le procès de travail n’est qu’un procès entre l’homme et la nature, ses éléments simples restent communs à toutes les formes sociales ultérieures de ce procès. Mais toute forme historique définie de ce procès continue à développer les bases matérielles et les formes sociales de celui-ci. » (Le Capital, t. III, 2, pp. 415, 419, 420 de l’original allemand). [Karl MARX : Le Capital, livre III, t. III, pp. 253, 256-258.]
Sismondi n’a pas été plus heureux dans ses attaques d’un autre genre contre les auteurs classiques, lesquelles occupent plus de place encore dans ses, Nouveaux principes,
« Ses nouveaux disciples (d’Adam Smith), en Angleterre, se sont bien davantage jetés dans des abstractions qui nous font absolument perdre de vue l’homme »... (t. I, p. 55).
Pour Ricardo « la richesse est tout, les hommes ne sont absolument rien » (t. .II p. 331).
Les partisans du libre-échange « ont souvent Sacrifié les hommes et les intérêts réels à une théorie abstraite» (t. II, p. 457), et ainsi de suite.
Que ces attaques sont vieilles et neuves à la fois ! Je songe ici aux populistes qui les ont reprises sous une forme nouvelle et se sont élevés avec tant de violence contre la théorie reconnaissant ouvertement que le développement capitaliste de la Russie est un développement réel, effectif et inévitable. Ne répétaient-ils pas la même chose en vitupérant sur tous les tons l’« apologie du pouvoir de l’argent», l’« esprit social-bourgeois », etc. ? [Il s’agit d’ouvrages polémiques des populistes contre les marxistes, notamment de l’article de N. Danielson « L’apologie du pouvoir de l’argent en tant que signe des temps » et de l’article de V. Vorontsov « Le social-démocratisme allemand et le bourgeoisisme russe
».] C’est donc à eux, bien plus encore qu’à Sismondi, que s’applique cette remarque à l’adresse de la critique sentimentale du capitalisme en général : Man schreie nicht zu sehr über den Zynismus ! Der Zynismus liegt in der Sache, nicht in den Worten, welche die Sache bezeichnen ! [Voir Karl MARX : Misère de la philosophie, Editions sociales, Paris, 1972, p. 62.] Ne criez pas tant au cynisme ! Le cynisme est dans les choses, et non dans les mots qui expriment les choses !
Nous avons dit : « bien plus encore ». Car les romantiques d’Occident n’avaient pas sous les yeux l’analyse scientifique des contradictions du capitalisme ; ils étaient les premiers à signaler ces contradictions et foudroyaient (piètres foudres, d’ailleurs) ceux qui ne les voyaient pas.
Sismondi s’en est pris à Ricardo parce que celui-ci, avec une franchise impitoyable, a tiré toutes les conclusions des faits qu’il avait observés et étudiés dans la société bourgeoise : il a signalé expressément et l’existence de la production pour la production, et la transformation de la force de travail en marchandise, considérée comme toute autre marchandise, et le fait que le revenu net, c’est-àdire le montant du profit, importe seul à la « société ». [Efroussi, par exemple, répète gravement les phrases sentimentales de Sismondi déclarant que l’augmentation du revenu net de l’entrepreneur ne constitue pas un gain pour l’économie nationale, etc. ; il ne lui reproche qu’une chose : c’est de ne pas en avoir pris « nettement conscience » (n° 8, p. 43). Comparons à cela, si vous le voulez bien, les résultats de l’analyse scientifique du capitalisme. Le revenu brut (Roheinkommen) de la société comprend le salaire + le profit + la rente. Le revenu net (Reineinkommen) est la plus-value. « A considérer le revenu de la société tout entière, le revenu national se compose de salaire, plus profit, plus rente, c’est-à-dire du revenu brut. Néanmoins, ceci est encore une abstraction, étant donné que toute la société basée sur la production capitaliste se place à un point de vue capitaliste ; elle considère par conséquent que seul le revenu se résolvant en profit et en rente est du revenu net » (III, 2, pp. 375-376). [Le Capital, livre III, t. III, p. 218.] L’auteur se rallie donc entièrement à la définition donnée par Ricardo du « revenu net » de la « société », à cette définition qui a suscité la « fameuse 38 objection » de Sismondi (Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 44) : « Quoi donc ? La richesse est tout, les hommes ne sont absolument rien ? » (t. II, p.331). Dans la société actuelle, oui, assurément. (Note de Lénine.).] Mais Ricardo disait la pure vérité : c’est bien ainsi que tout se passe dans la réalité. Et si cette vérité semblait « basse » à Sismondi, il aurait dû chercher les causes de cette bassesse ailleurs que dans la théorie de Ricardo, et s’en prendre à tout autre chose qu’à des « abstractions » ; les exclamations qu’il pousse à l’adresse de Ricardo sont entièrement du domaine des « fictions qui nous élèvent ».
Et nos romantiques contemporains ? Nieraient-ils la réalité du « pouvoir de l’argent » ? Nieraient-ils la toute-puissance de ce pouvoir, non seulement parmi la population industrielle, mais aussi parmi la population agricole de n’importe quelle « communauté rurale», de n’importe quel village si perdu qu’il soit? Nieraient-ils le lien qui rattache nécessairement ce fait à l’économie marchande ? Non, ils n’ont pas même tenté de mettre tout cela en doute. Ils s’efforcent tout simplement de ne pas en parler. Ils craignent d’appeler les choses par leur nom.
Et nous comprenons parfaitement leur crainte : reconnaître franchement ce qui est, ce serait priver de tout fondement la critique sentimentale (populiste) du capitalisme. Qui d’étonnant si les populistes se jettent avec tant de fougue dans la mêlée sans même avoir pris le temps de fourbir l’arme rouillée du romantisme ? Quoi d’étonnant si tous les moyens leur sont bons et s’ils s’attachent à présenter l’hostilité à la critique sentimentale comme de l’hostilité à l’égard de la critique tout court. Ne luttent-ils pas pour leur droit à l’existence ?
Sismondi a même tenté d’ériger sa critique sentimentale en méthode particulière de la science sociale. Nous avons déjà vu qu’il reprochait à Ricardo non pas de s’être arrêté, dans son analyse objective, devant les contradictions du capitalisme (le reproche eût été fondé), mais précisément d’avoir été objectif dans son analyse. Sismondi disait que Ricardo « nous fait perdre de vue l’homme ». Dans la préface à la seconde édition des Nouveaux principes, nous lisons cette tirade :
« Je crois devoir réclamer contre la manière, si souvent légère, si souvent fausse ; dont un ouvrage sur les sciences sociales est jugé dans le monde. Le problème qu’elles présentent à résoudre est bien autrement compliqué que tous ceux qui naissent des sciences naturelles ; et en même temps, il s’adresse au cœur aussi bien qu’à la raison » (t. I, p. XVI).
Qu’elle est familière au lecteur russe, cette opposition des sciences naturelles aux sciences sociales qui s’adressent « au cœur » ! [« Aussi l’économie politique n’est-elle pas une science de calcul, mais une science morale... Elle ne mène au but que quand on apprécie les sentiments, les besoins et les passions des hommes » (t. I, p. 313). Ces phrases sentimentales, où Sismondi voit une conception nouvelle de la science sociale — de même que les sociologues russes de l’école subjectiviste dans des déclamations tout à fait analogues —, montrent bien que la critique de la bourgeoisie était encore dans l’enfance. Tout en conservant son caractère de « calcul » rigoureusement objectif, l’analyse scientifique des contradictions ne fournit-elle pas une base solide pour l’intelligence « des sentiments, des besoins et des passions », non point des passions des « hommes » en général, — notion abstraite que le romantique et le populiste remplissent d’un contenu spécifiquement petit-bourgeois, — mais d’hommes appartenant à des classes déterminées ?
La vérité, c’est que Sismondi ne pouvait pas réfuter théoriquement les économistes ; aussi se payait-il de phrases sentimentales. « Contraint par son dilettantisme de faire des concessions théoriques à tout avocat plus ou moins docte du système bourgeois, pour apaiser le sentiment de son impuissance l’utopiste se cherche une consolation en taxant ses adversaires d’objectivité : soit, vous avez plus de savoir, mais moi j’ai plus de cœur. » (Beltov, p. 43) [G. PLEKHANOV : Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire].
(Note de Lénine.).]
Sismondi énonce ici des idées qui, quelques dizaines d’années plus tard, allaient être « redécouvertes » à l’extrémité orientale de l’Europe par l’« école sociologique russe » et érigées en méthode spéciale : la « méthode subjective en sociologie »...
Bien entendu, Sismondi fait appel, tout comme les sociologues de chez nous, « au cœur aussi bien qu’à la raison ». [Comme si les « problèmes » qui découlent des sciences naturelles ne s’adressaient pas « au cœur », eux aussi ! (Note de Lénine.).] Mais nous avons déjà vu que, dans tous les problèmes les plus importants, le « cœur » du petit bourgeois triomphait de la « raison » de l’économiste-théoricien.
Post-Scriptum [Ecrit pour l’édition de 1908][modifier le wikicode]
Le bien-fondé du jugement porté ici sur le sentimental Sismondi en raison de son attitude à l’égard du scientifiquement « objectif » Ricardo se trouve entièrement confirmé par une appréciation de Marx, dans le second tome des Théories de la plus-value, paru en 1905 (Theorien über den Mehrwert, II, B.,I. T., S. 304 u. ff. « Bemerkungen über die Geschichte der Entdeckung des sogenannten Ricardoschen Gesetzes »). [Théories de la plus-value, t. II, Ire partie, pp. 504 et suivantes. « Remarques sur l’histoire, de la découverte de la loi dite de Ricardo. ».] Opposant Ricardo, homme de science, à Malthus, misérable plagiaire, avocat vénal des possédants et fourbe sans vergogne, Marx déclare :
« A juste titre, du moins pour son époque, Ricardo considère le mode de production capitaliste comme le plus avantageux pour la production en général, pour la production de la richesse. Il veut la production pour la production, et en cela il a raison. Objecter, comme certains adversaires sentimentaux de Ricardo, que la production comme telle ne peut être un but, c’est oublier que la formule « production pour la production » signifie simplement : développement des forces productives de l’humanité, donc développement de la richesse de la nature humaine, posé comme but. Opposer à ce but le bien-être de l’individu, comme l’a fait Sismondi, c’est prétendre que le développement de l’espèce humaine doit être arrêté pour assurer le bien-être de l’individu, que par exemple il ne faut jamais faire la guerre, parce que des individus y seraient tués. Sismondi n’a raison que contre les économistes qui masquent ou nient cet antagonisme » (p. 309).
De son point de vue, Ricardo a parfaitement le droit d’assimiler les prolétaires aux machines, aux marchandises dans la production capitaliste.
« Es ist dieses stoisch, objektiv, wissenschaftlich », « voilà qui est stoïque, objectif, scientifique » (p.313).
Il va de soi que ce jugement n’est valable que pour une époque déterminée : les premières années du XIXe siècle.
Chapitre II — Caractère de la critique du capitalisme chez les romantiques[modifier le wikicode]
Nous nous sommes suffisamment occupés de la « raison » de Sismondi. Voyons maintenant son « cœur » d’un peu plus près. Essayons de coordonner tout ce que nous savons de son point de vue (que nous avons étudié jusqu’ici uniquement en tant qu’élément ayant trait aux questions théoriques), de son attitude vis-à-vis du capitalisme, de ses sympathies sociales, de son intelligence des problèmes « politiques et sociaux » de l’époque où il vivait.
I. Critique sentimentale du capitalisme[modifier le wikicode]
Le développement rapide de l’échange (de l’économie monétaire, pour employer la terminologie actuelle), dont les effets se sont fait tout particulièrement sentir après la destruction des vestiges de la féodalité par la Révolution française : tel était le trait caractéristique de l’époque où écrivait Sismondi. Celui-ci condamnait sans ambages ce développement et ces progrès de l’échange ; il s’en prenait à la « concurrence funeste », disait que « le gouvernement doit protéger la population contre les effets de la concurrence » (ch. VIII, I.VII), etc. « Les échanges rapides » ont l’inconvénient « d’altérer la bonne foi d’un peuple. On ne cherche pas longtemps à bien vendre sans chercher à surfaire et à tromper ; et plus celui qui fait de continuels marchés a de peine à trouver sa subsistance, plus il est exposé à la séduction d’employer la tromperie » (t. I, p. 169).
Il fallait cette dose de naïveté pour dénoncer l’économie monétaire comme le font nos populistes !
«... La richesse commerciale n’est que la seconde en importance dans l’ordre économique, et... la richesse territoriale, qui fournit la subsistance, doit s’accroître la première. Toute cette classe nombreuse qui vit du commerce ne doit être appelée à participer aux fruits de la terre qu’autant que ces fruits existent ; elle ne doit s’accroître qu’autant que ces fruits s’accroissent aussi » (t. I, pp. 322-323).
M. N.-on, qui remplit de ses doléances des pages entières où il se plaint que les progrès du commerce et de l’industrie gagnent de vitesse ceux de l’agriculture, a-t-il fait un seul pas en avant par rapport à ce romantique patriarcal ? Ces doléances d’un romantique et d’un populiste n’attestent que leur incompréhension absolue de l’économie capitaliste. Peut-il exister un capitalisme où le développement du commerce et de l’industrie ne gagnerait pas de vitesse celui de l’agriculture ? Le développement du capitalisme, n’est-ce pas le développement de l’économie marchande, c’est-à-dire de la division sociale du travail, qui détache l’une après l’autre de l’agriculture les différentes phases du traitement de la matière première, alors qu’à l’origine l’obtention de la matière première, son traitement et la consommation formaient une seule et même économie naturelle ?
Aussi le capitalisme signifie-t-il toujours et partout un développement du commerce et de l’industrie plus rapide que celui de l’agriculture, un accroissement plus rapide de la population occupée dans le commerce et l’industrie, une importance et un rôle accrus du commerce et de l’industrie dans l’ensemble du régime d’économie sociale. [Quand le capitalisme se développe, l’agriculture reste toujours et partout en arrière du commerce et de l’industrie ; elle leur est toujours subordonnée et est toujours exploitée par eux, et c’est toujours plus tard qu’ils l’entraînent dans la voie de la production capitaliste. (Note, de Lénine.).] Il ne peut en être autrement. Et M. N.-on démontre une fois de plus en ressassant ces lamentations que ses conceptions économiques ne vont pas au-delà d’un romantisme superficiel et sentimental.
« Cet esprit imprudent d’entreprise, cette surabondance de toute espèce de commerce, qui multiplie si fort les faillites dans les Etats-Unis, est due sans aucun doute à la multiplication des banques, et à la facilité avec laquelle un crédit trompeur est mis à la place d’une fortune réelle » (t. II, p. 111), etc., etc... Mais au nom de quoi Sismondi dénonçait-il l’économie monétaire (et le capitalisme) ? Que lui opposait-il ? La petite production indépendante, l’économie naturelle du paysan à la campagne, le métier à la ville. Voici ce qu’il dit de la première au chapitre « De l’exploitation patriarcale » (ch. III, I. III. Le livre III traite de la richesse « territoriale ») :
« Les premiers propriétaires de terre furent eux-mêmes cultivateurs, ils exécutèrent tout le travail de leurs champs avec leurs enfants et leurs domestiques. Aucune organisation sociale ne garantit plus de bonheur et plus de vertus à la classe la plus nombreuse de la nation, plus d’opulence à tous, plus de stabilité à l’ordre public... [Notez que Sismondi — tout comme nos populistes — transforme d’un coup de baguette l’économie indépendante du paysan en une « organisation sociale ». C’est une tricherie manifeste.
Qu’est-ce qui relie entre eux ces paysans de localités différentes ? Précisément la division du travail social et l’économie marchande, qui ont remplacé les rapports féodaux. On voit tout de suite que l’auteur a érigé en utopie un des éléments du régime de l’économie marchande, et n’a pas compris les autres. Comparez N.-on, page 322 :
« La forme d’industrie basée sur la possession des instruments de production par le paysan. » Que la possession des instruments de production par le paysan, soit — historiquement et logiquement — le point de départ de la production capitaliste, M. N.-on ne s’en doute même pas ! (Note de Lénine.).] Dans les pays où le fermier est propriétaire, et où les fruits appartiennent sans partage aux mêmes hommes qui ont fait tous les travaux, pays dont nous désignons l’exploitation par le nom de patriarcale, on voit à chaque pas les signes de l’amour que le cultivateur porte à la maison qu’il habite, à la terre qu’il soigne... Le travail même qu’il leur donne est un plaisir... Dans les heureux pays où l’exploitation est patriarcale, la nature propre de chaque champ est étudiée, et sa connaissance est transmise, des pères aux enfants... L’exploitation par grandes fermes, dirigée par des hommes plus riches, s’élèvera peut-être davantage au-dessus des préjugés et de la routine. Mais l’intelligence (c’est-à-dire les connaissances en matière d’agriculture) ne descendra pas jusqu’à celui qui travaille, et elle sera mal appliquée... L’exploitation patriarcale améliore les mœurs et le caractère de cette partie si nombreuse de la nation qui doit faire tous les travaux des champs.
La propriété donne des habitudes d’ordre et d’économie, l’abondance journalière détruit le goût de la gourmandise et de l’ivrognerie... Ne faisant d’échange presque qu’avec la nature, il (le cultivateur) a moins qu’aucun autre ouvrier industrieux l’occasion de se défier des hommes, et de rétorquer contre eux l’arme de la mauvaise foi » (t. I, pp. 165-170).
« Les premiers fermiers furent de simples laboureurs ; ils exécutèrent de leurs mains la plupart des travaux de l’agriculture ; ils proportionnèrent leurs entreprises aux forces de leurs familles... Cependant, ils n’ont pas cessé d’être paysans : ils tiennent eux-mêmes les cornes de leur charrue ; ils soignent leur bétail dans les champs, dans l’étable ; ils vivent en plein air, s’accoutumant aux fatigues habituelles et à la nourriture sobre, qui forment des citoyens robustes et de braves soldats. [Comparez, lecteur, à ces contes doucereux de grand-mère ce qu écrit le publiciste « avancé » de la fin du XIXe siècle, cité par M. Strouvé dans ses Notes critiques, p. 17. (Note de Lénine.).] Ils n’emploient presque jamais, pour travailler avec eux, des ouvriers pris à la journée, mais seulement des domestiques, choisis toujours parmi leurs égaux, traités avec égalité, mangeant à la même table, buvant le même vin et habillés des mêmes habits. Aussi les fermiers ne forment avec leurs domestiques qu’une classe de paysans, animés des mêmes sentiments, partageant les mêmes jouissances, exposés aux mêmes privations, et tenant à la patrie par les mêmes liens » (t. I, p. 221).
La voilà bien, la fameuse « production populaire » ! Et qu’on ne vienne pas nous dire que Sismondi méconnaît la nécessité d’unir les producteurs : il dit explicitement (voir ci-après) qu’il voudrait « comme eux (comme Fourier, Owen, Thompson, Muiron) qu’il y eût une association » (t. II, p. 365).
Qu’on ne nous dise pas qu’il est pour la propriété : au contraire, il met l’accent sur la petite culture (cf. t. II, p. 355) et non sur la petite propriété. Il va de soi que cette idéalisation de la petite culture revêt une forme différente dans d’autres conditions historiques et dans un autre milieu. Mais que le romantisme comme le populisme exaltent la petite culture, voilà qui est hors de doute.
Sismondi idéalise de même le métier primitif et les corps de métier.
« Le cordonnier de village, qui est en même temps petit marchand, fabricant et manouvrier, ne fera pas une paire de souliers qui ne lui soit demandée » (t. II, p. 262), alors que la manufacture capitaliste, qui ignore la demande, peut faire faillite. « Il est bien certain, et comme fait et comme théorie, que l’établissement des corps de métier empêchait et devait empêcher la naissance d’une population surabondante. Il est de même certain que cette population existe aujourd’hui, et qu’elle est le résultat nécessaire de l’ordre actuel » (t. I, p. 431).
Nous pourrions multiplier à l’infini les citations de ce genre, mais nous remettons à plus tard l’analyse des recettes pratiques de Sismondi. Ce qui vient d’être cité suffira pour l’intelligence de son point de vue. Les raisonnements que nous avons reproduits peuvent être ainsi résumés : 1° Sismondi condamne l’économie monétaire parce qu’elle détruit la prospérité des petits producteurs et met fin à leur rapprochement mutuel (qu’il s’agisse de l’artisan et du consommateur ou du cultivateur et des autres cultivateurs, ses égaux) ; 2° il porte aux nues la petite production parce qu’elle garantit l’indépendance du producteur et élimine les contradictions du capitalisme.
Notons que ces deux idées font partie de l’essentiel du patrimoine populiste, et essayons d’en pénétrer le contenu.
[Dans cette question aussi, N.-on a accumulé tant de contradictions qu’on y peut retrouver toutes les propositions que l’on voudra, sans aucun lien entre elles. Mais ce qui est certain, c’est que l’exploitation paysanne y est idéalisée par l’emploi du terme nébuleux de « production populaire ». La nébulosité favorise tous les travestissements. (Note de Lénine.).]
La critique de l’économie monétaire par les romantiques et les populistes se ramène à constater l’individualisme [Cf. N.-on, p. 321, in fine et autres. (Note de Lénine.).] et l’antagonisme (la concurrence) qu’elle engendre, ainsi que l’insécurité du producteur et l’instabilité de l’économie sociale. [Idem, p. 335, p. 184 : le capitalisme « détruit la stabilité ». Etc., etc. (Note de Lénine.).]
Parlons d’abord de l’« individualisme ». On oppose ordinairement l’union des paysans d’une même communauté, ou des artisans d’un métier, au capitalisme qui détruit cette union et la remplace par la concurrence. Ce raisonnement répète une erreur typique du romantisme qui consiste, en partant des contradictions du capitalisme, à nier qu’il représente une forme supérieure d’organisation sociale. Mais si le capitalisme détruit les liens propres à la communauté rurale, à la corporation, au corps de métier, etc., médiévaux, ne les remplace-t-il pas par d’autres liens ? L’économie marchande n’est-elle pas déjà un lien entre les producteurs, un lien établi par le marché ? [Dans le fait, société, association sont des dénominations qu’on peut donner à toutes les sociétés, à la société féodale aussi bien qu’à la société bourgeoise, qui est l’association fondée sur la concurrence. Comment donc peut-il y avoir des auteurs qui, par le seul mot d’association, croient pouvoir réfuter la concurrence ? » (Karl MARX :
Das Elend der Philosophie) (Misère de la philosophie). Critiquant avec véhémence la condamnation sentimentale de la concurrence, l’auteur fait ressortir explicitement le côté progressif de cette dernière, sa force dynamique qui donne l’impulsion au « progrès technique et au progrès social ».
(Note de Lénine.).] Le caractère antagonique, plein de fluctuations et de contradictions, de ce lien ne donne aucunement le droit d’en nier l’existence. Et nous savons que c’est le développement des contradictions qui révèle avec toujours plus de force la solidité de ce lien, qui oblige les différents éléments et classes de la société à rechercher l’union, — non plus l’union dans les limites étroites d’une communauté rurale ou d’une région, mais l’union de tous les représentants d’une même classe de toute la nation, voire de plusieurs pays. Seul un romantique peut, de son point de vue réactionnaire, nier l’existence de ces liens et leur importance accrue, fondée sur la communauté du rôle joué dans l’économie nationale, et non sur des intérêts territoriaux, professionnels, religieux et autres. Et si pareil raisonnement a valu le nom de romantique à Sismondi qui écrivait à une époque où les liens nouveaux, engendrés par le capitalisme, étaient encore à l’état embryonnaire, nos populistes méritent d’autant plus cette appellation, car, aujourd’hui, il faut être tout à fait aveugle pour nier l’importance énorme de ces liens.
Quant à l’insécurité, à l’instabilité, etc., c’est toujours ce même refrain dont nous avons déjà parlé à propos du marché extérieur. C’est dans des attaques de ce genre que se révèle le romantique, qui condamne peureusement ce que précisément la théorie scientifique apprécie le plus dans le capitalisme : sa tendance à se développer, sa tendance irrésistible à progresser, l’impossibilité où il est de s’arrêter ou de reproduire les processus économiques dans les mêmes proportions qu’auparavant. Seul un utopiste qui se plaît à échafauder des plans fantaisistes en vue d’étendre les associations moyenâgeuses (telle la communauté rurale) à l’ensemble de la société peut négliger le fait que l’« instabilité » du capitalisme, précisément, est un important facteur de progrès, qui accélère l’évolution de la société, entraîne des masses de plus en plus considérables de la population dans le tourbillon de la vie sociale, les contraint à réfléchir au régime qui règle cette vie, les oblige à être « les artisans de leur propre bonheur ».
Les phrases de M. N.-on sur l’« instabilité » de l’économie capitaliste, sur l’absence de proportionnalité dans le développement de l’échange, sur la rupture de l’équilibre entre l’industrie et l’agriculture, entre la production et la consommation, sur l’anomalie des crises, etc., prouvent de la façon la plus incontestable qu’il partage encore entièrement le point de vue du romantisme. C’est pourquoi les critiques que l’on adresse au romantisme européen sont applicables mot pour mot à sa théorie. En voici la preuve :
« Ecoutons le vieux Boisguillebert :
« Le prix des denrées, dit-il, doit toujours être proportionné, n’y ayant que cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble, pour se donner à tout moment et recevoir réciproquement la naissance les unes des autres... Comme la richesse, donc, n’est que ce mélange continuel d’homme à homme, de métier à métier, etc., c’est un aveuglement effroyable que d’aller chercher la cause de la misère ailleurs que dans la cessation d’un pareil commerce, arrivée par le dérangement des proportions dans les prix. »
Ecoutons aussi un économiste moderne [Ecrit en 1847. (Note de Lénine.).] :
« Une grande loi qu’on doit appliquer à la production, c’est la loi de la proportionnalité (the law of proportion), qui, seule, peut préserver la continuité de la valeur... L’équivalent doit être garanti... Toutes les nations ont essayé à diverses époques, au moyen de nombreux règlements et restrictions commerciales, de réaliser jusqu’à un certain point cette loi de proportionnalité ; mais l’égoïsme, inhérent à la nature de l’homme, l’a poussé à bouleverser tout ce régime réglementaire. Une production proportionnée (proportionate production), c’est la réalisation de la vérité entière de la science de l’économie sociale » (W. Atkinson : Principles of Political Economy, London, 1840, pp. 170 et 195). Fuit Troja ! Cette juste proportion entre l’offre et la demande, qui recommence à faire l’objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d’exister. Elle a fait son temps. Elle n’a pu jouer qu’aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l’échange s’effectuait dans des limites extrêmement restreintes. Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.
Ceux qui, comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.
Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C’était la demande, qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.
Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuels, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.
Ainsi, de deux choses l’une :
Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque : alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.
Ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels » (Das Elend der Philosophie, S. 46-48). [Voir Karl MARX : Misère de la philosophie, pp. 76-78.]
Ces derniers mots s’adressent à Proudhon, contre lequel est dirigée la polémique de l’auteur, qui caractérise ainsi ce qui distingue son point de vue à la fois des conceptions de Sismondi et de celles de Proudhon. Certes, M. N.-on ne peut être assimilé dans toutes ses conceptions ni à l’un ni à l’autre. [Il y aurait pourtant lieu de se demander pourquoi. Ne serait-ce pas parce que ces auteurs plaçaient les questions sur un terrain plus vaste et considéraient le régime économique existant dans son ensemble, étudiant sa place et son rôle dans le développement de toute l’humanité, sans limiter leur horizon à un seul pays, sans prétendre imaginer pour lui une théorie à part ? (Note de Lénine.).]
Mais pénétrez bien le sens de cet extrait. Quelle est la thèse fondamentale de l’auteur, l’idée fondamentale qui l’oppose irréductiblement à ses devanciers ? C’est, incontestablement, le fait qu’il place la question de l’instabilité du capitalisme (constatée par ces trois auteurs) sur le terrain historique, et qu’il voit dans cette instabilité un facteur de progrès. Autrement dit : il reconnaît, premièrement, que le développement capitaliste actuel, qui s’effectue à travers des disproportions, des crises, etc., est un développement nécessaire, puisqu’il déclare que le caractère même des moyens de production (les machines) crée une tendance à l’extension illimitée de la production, l’offre précédant toujours la demande. En second lieu, il voit dans ce développement des éléments de progrès, à savoir : le développement des forces productives, la socialisation du travail dans toute la société, l’accroissement de la mobilité et de la conscience de la population, etc.
C’est sur ces deux points seulement qu’il diffère de Sismondi et de Proudhon, qui sont d’accord avec lui pour signaler l’« instabilité » et les contradictions que celle-ci entraîne, et pour vouloir sincèrement éliminer ces contradictions. L’incompréhension du fait que cette « instabilité » est un trait nécessaire de tout capitalisme et de l’économie marchande en général les conduit à l’utopie. L’incompréhension du fait que des éléments de progrès sont inhérents à cette instabilité rend leurs théories réactionnaires. [Ce terme est employé dans un sens historico-philosophique et ne fait que caractériser l’erreur des théoriciens qui prennent les modèles de leurs systèmes dans des régimes qui ont fait leur temps. Il ne s’applique nullement aux qualités personnelles de ces théoriciens ni â leur programme. Chacun sait que ni Sismondi ni Proudhon n’ont été des réactionnaires au sens courant du mot. Nous expliquons ces vérités élémentaires parce que, comme nous le verrons plus loin, messieurs les populistes ne les ont pas encore comprises. (Note de Lénine.).]
Et maintenant, nous demandons à MM. les populistes de répondre à cette question : M. N.-on est-il d’accord avec la théorie scientifique sur les deux points indiqués ci-dessus ? Voit-il dans l’instabilité une propriété du système économique et du développement actuels ? Voit-il dans cette instabilité des éléments de progrès ? Chacun sait bien que non, que M. N.-on déclare au contraire que cette « instabilité » du capitalisme n’est qu’une simple anomalie, une déviation, et ainsi de suite, qu’il la considère comme une déchéance, une régression (voir plus haut : « détruit la stabilité »), et qu’il idéalise la stagnation économique (rappelez-vous les « structures traditionnelles », les « principes consacrés par les siècles », etc.) dont la destruction fait précisément le mérite historique du capitalisme « instable ». Il est donc clair que nous avions parfaitement raison de ranger M. N.-on parmi les romantiques, et qu’aucune de ses « citations » et de ses « références » ne changera rien à ce caractère de ses raisonnements.
Nous nous arrêterons encore une fois, un peu plus loin, sur cette « instabilité » (quand il sera question de l’hostilité du romantisme et du populisme à une réduction de la population agricole au profit de la population industrielle) ; pour le moment, nous citerons un passage de la Critique de quelques thèses de l’économie politique, consacré à l’analyse des attaques sentimentales contre l’économie monétaire : « Ces caractères sociaux déterminés (de l’acheteur et du vendeur) n’ont donc nullement leur origine dans l’individualité humaine en général, mais dans les rapports d’échange entre hommes produisant leurs produits sous la forme déterminée de la marchandise. Ce sont si peu des rapports purement individuels qui s’expriment dans le rapport de l’acheteur au vendeur, que tous deux n’entrent dans cette relation que par la négation de leur travail individuel, qui devient argent, en tant qu’il n’est pas le travail d’un individu particulier.
Autant donc il est stupide de concevoir ces caractères économiques bourgeois d’acheteur et de vendeur comme des formes sociales éternelles de l’individualité humaine, autant il est faux de les déplorer en voyant en eux l’abolition de l’individualité. L’extrait suivant des Leçons sur l’industrie et les finances (Paris, 1832) de M. Isaac Pereire montre combien même la forme toute superficielle de l’antagonisme, qui se manifeste dans l’achat et la vente, blesse de belles âmes. Le fait que sa qualité d’inventeur et de dictateur du Crédit mobilier a valu au même Isaac la triste renommée de « loup » de la Bourse de Paris montre également ce qu’il faut penser de la critique sentimentale de l’économie. M. Pereire, alors apôtre de Saint-Simon, dit : « C’est parce que tous les individus sont isolés, séparés les uns des autres, soit dans leurs travaux, soit pour leur consommation, qu’il y a échange entre eux des produits de leur industrie respective.
De la nécessité de l’échange est dérivée la nécessité de déterminer la valeur relative des objets. Les idées de valeur et d’échange sont donc intimement liées, et toutes deux, dans leur forme actuelle, elles expriment l’individualisme et l’antagonisme... Il n’y a lieu à fixer la valeur des produits que... parce qu’il y a vente et achat ; en d’autres termes, antagonisme entre les divers membres de la société... Il n’y avait lieu à s’occuper de prix, de valeur, que là où il y avait vente et achat, c’est-à-dire où chaque individu était obligé de lutter pour se procurer les objets nécessaires à l’entretien de son existence » (ouvrage cité, p. 68). [Karl MARX : Contribution à la critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1972, p.65.]
On demandera : où est en l’occurrence le sentimentalisme de Pereire ? Il ne parle que de l’individualisme, de l’antagonisme, de la lutte qui sont inhérents au capitalisme ; il dit ce que nos populistes répètent sur tous les tons et qui a toutes les apparences de la vérité, car « l’individualisme, l’antagonisme et la lutte » sont en effet des attributs obligatoires de l’échange, de l’économie marchande. Le sentimentalisme réside en ceci que ce saint-simonien, entraîné par sa critique des contradictions du capitalisme, ne voit pas derrière ces contradictions le fait que l’échange traduit aussi 45 une forme particulière de l’économie sociale et que, par conséquent, il ne fait pas que séparer (cela n’est vrai que pour les associations médiévales, détruites par le capitalisme), mais unit aussi les hommes, qu’il oblige à entrer en rapport par l’intermédiaire du marché. [En substituant aux associations locales et de caste une unité de situation sociale et d’intérêts sociaux dans le cadre d’un même pays et même dans le monde entier. (Note de Lénine.).] C’est cette vision superficielle des choses, engendrée par le désir de « démolir » le capitalisme (en se plaçant à un point de vue utopique) qui a donné à l’auteur le droit de qualifier de sentimentale la critique de Pereire.
Mais pourquoi remonter jusqu’à Pereire, cet apôtre depuis longtemps oublié d’un saint-simonisme oublié depuis non moins longtemps ? Ne vaudrait-il pas mieux s’adresser à l’« apôtre » moderne du populisme ?
« La production... a perdu son caractère populaire pour prendre un caractère individuel, capitaliste » (M.N.-on : Essais, pp. 321-322).
Voyez comment raisonne ce romantique travesti : « La production populaire est devenue individuelle.
» Et comme, par « production populaire », l’auteur entend la communauté rurale, il s’agirait donc, selon lui, d’un déclin du caractère social de la production, d’une limitation de la forme sociale de la production.
En est-il bien ainsi ? La « communauté » [Système d’exploitation de la terre en commun en Russie avec assolement obligatoire et possession commune des forêts et des pâturages. Caution solidaire, redistribution périodique de lots de terre, impossibilité de refuser le lot attribué, interdiction d’achat et de vente des terres, telles étaient les obligations qu’imposait ce système. Les grands propriétaires et le gouvernement tsariste l’utilisèrent pour renforcer l’oppression et soutirer des prestations. Les populistes voyaient dans la communauté la possibilité d’une voie particulière d’évolution de la Russie vers le socialisme. Dès les années 80 du XIXe siècle, G. Plékhanov mit en évidence l’inconsistance des illusions populistes à propos du « socialisme communautaire » et dans les années 90 Lénine démolit cette théorie.] organisait (à supposer que ce soit exact ; du reste, nous sommes prêts à faire à l’auteur toutes les concessions) la production uniquement dans le cadre de chaque communauté, laquelle était séparée de toutes les autres. Le caractère social de la production ne s’étendait qu’aux membres d’une seule communauté. [D’après la statistique des zemstvos (Recueil général de Blagovechtchenski), une communauté compte en moyenne, dans 123 districts de 22 provinces, 53 feux et 323 personnes des deux sexes. (Note de Lénine.).]
Le capitalisme, lui, confère un caractère social à la production dans l’ensemble du pays. L’« individualisme », c’est la destruction des liens sociaux ; mais ceux-ci sont détruits par le marché, qui crée à leur place des liens entre des masses d’individus que ne rattachent entre eux ni la communauté rurale, ni la caste, ni la profession, ni une industrie s’exerçant sur un territoire restreint, etc. Les liens créés par le capitalisme se manifestent sous forme de contradictions et d’antagonismes ; c’est pourquoi notre romantique ne veut pas les voir (bien que la communauté rurale, en tant qu’organisation de la production, n’ait jamais existé sans d’autres formes de contradictions et d’antagonismes propres aux anciens modes de production). Son point de vue utopique fait que sa critique du capitalisme est une critique sentimentale.
En 1906, le ministre Stolypine édicta une loi profitable aux koulaks autorisant les paysans à sortir de la communauté et à vendre leur lot de terre. Au cours des neuf ans qui suivirent, plus de 2 000 000 de paysans quittèrent leurs communautés.
II. Caractère petit-bourgeois du romantisme[modifier le wikicode]
L’idéalisation de la petite production nous révèle un autre trait spécifique de la critique romantique et populiste : son caractère petit-bourgeois. Nous avons vu que le romantique français comme le romantique russe font de la petite production une « organisation sociale », une « forme de production », qu’ils opposent au capitalisme. Nous avons vu aussi que cette opposition n’implique qu’une compréhension très superficielle, qu’elle isole artificiellement et à tort une forme de l’économie marchande (le grand capital industriel) et la condamne, tout en idéalisant utopiquement une autre forme de cette même économie marchande (la petite production). Le malheur des romantiques européens du début du XIXe siècle, comme des romantiques russes de la fin du siècle, c’est qu’ils imaginent dans l’abstrait une petite exploitation en dehors des rapports sociaux de la production, et oublient un petit détail : à savoir que la petite exploitation, celle du continent européen de la période 46
1820-1830, comme celle du paysan russe de la période 1890-1900, est placée en réalité dans les conditions de la production marchande. Le petit producteur, porté aux nues par les romantiques et les populistes, n’est donc en réalité qu’un petit bourgeois placé dans les mêmes rapports contradictoires que tout autre membre de la société capitaliste, et menant comme lui, pour assurer son existence, une lutte qui, d’une part, produit constamment une minorité de gros bourgeois et, d’autre part, rejette la majorité dans les rangs du prolétariat. En réalité, comme chacun le voit et le sait, il n’y a pas de petits producteurs qui ne soient placés entre ces deux classes opposées ; et cette position intermédiaire détermine nécessairement le caractère spécifique de la petite bourgeoisie, sa dualité, sa duplicité, sa sympathie pour la minorité qui sort victorieuse de la lutte, son hostilité à l’égard des « malchanceux », c’est-à-dire de la majorité. Plus l’économie marchande se développe, et plus ces qualités s’accentuent et s’affirment, plus il devient clair que l’idéalisation de la petite production ne traduit qu’un point de vue réactionnaire, petit-bourgeois.
Il ne faudrait pas s’abuser sur la signification de ces termes que l’auteur de la Critique de quelques thèses de l’économie politique appliquait à Sismondi. Ils ne signifient nullement que Sismondi défend les petits bourgeois arriérés. Sismondi ne les défend, nulle part : il entend se placer au point de vue des classes laborieuses tout court ; il exprime sa sympathie à tous les représentants de ces classes ; il se réjouit, par exemple, de l’institution d’une législation du travail ; il attaque le capitalisme et en montre les contradictions. En un mot, son point de vue est tout à fait celui de nos populistes.
Mais alors, pourquoi le qualifie-t-on de petit bourgeois ? Parce qu’il ne comprend pas le rapport existant entre la petite production (qu’il idéalise) et le grand capital (qu’il attaque). Parce qu’il ne voit pas que le petit producteur si cher à son cœur, le paysan, devient en fait un petit bourgeois. Il ne faut jamais oublier l’explication suivante, qui montre comment les théories des différents auteurs traduisent les intérêts et les points de vue des différentes classes en présence :
« Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée. Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers (boutiquiers) ou qu’ils s’enthousiasment pour ces derniers. Ils peuvent, par leur culture et leur situation personnelle, être séparés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les représentants de la petite bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit bourgeois ne dépasse pas luimême dans sa vie, et que, par conséquent, ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquels leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits bourgeois. Tel est, d’une façon générale, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent » (K. Marx : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Traduit par Bazarov et Stépanov, pp. 179-180). [Voir Karl MARX : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales, Paris, 1968.]
Ils sont donc vraiment comiques, ces populistes persuadés que si l’on signale le caractère petitbourgeois d’une doctrine, c’est uniquement pour lancer une pointe particulièrement venimeuse, et qu’il s’agit là simplement d’un procédé de polémique. Ils montrent par là qu’ils ne comprennent pas les idées générales de leurs adversaires et, surtout, qu’ils ne comprennent pas les principes mêmes de cette critique du capitalisme avec laquelle ils sont tous « d’accord », ni ce qui la distingue de la critique sentimentale et petite-bourgeoise. La tendance très marquée des populistes à éluder la question même de ces deux sortes de critique, de leur existence en Europe occidentale, de leur position à l’égard de la critique scientifique, montre bien, à elle seule, pourquoi ils se refusent à comprendre cette différence. [Ainsi, Efroussi a écrit deux articles pour montrer ce que Sismondi « pensait des progrès du capitalisme » (Rousskoïé Bogatstvo, n° 7, p. 139), et pourtant il n’a absolument pas compris ce en quoi consistait précisément la pensée de Sismondi. Le collaborateur du Rousskoïé Bogatstvo n’a pas remarqué le caractère petit-bourgeois du point de vue de Sismondi. Et comme, sans aucun doute, Efroussi connaît bien Sismondi, comme il connaît (nous le verrons tout à l’heure) le représentant de la théorie moderne qui a porté sur Sismondi le jugement que nous savons, comme il veut aussi « être d’accord » avec ce représentant de la nouvelle théorie, son incompréhension prend un sens très net : le populiste ne pouvait apercevoir chez le romantique ce qu’il n’aperçoit pas chez lui-même. (Note de Lénine.).]
Illustrons cela par un exemple. Dans la rubrique bibliographique de la Rousskaïa Mysl de 1896, n° 5 (pp. 229 et suivantes), nous lisons que « depuis quelque temps un groupe s’est formé qui grandit avec une rapidité étonnante » parmi les intellectuels et est absolument hostile, sur le plan des principes, au populisme. Monsieur le critique indique brièvement les causes et le caractère de cette hostilité ; et l’on doit noter avec reconnaissance qu’il expose très fidèlement l’essentiel du point de vue hostile au populisme. [Certes, il peut paraître étrange qu’on fasse l’éloge de quelqu’un parce qu’il expose fidèlement les idées d’autrui !! Mais que voulez-vous ? Chez les polémistes habituels du Rousskoïé Bogatstvo et de l’ancien Novoïé Slovo MM. Krivenko et Vorontsov, pareille polémique est en effet une très rare exception. (Note de Lénine.).] Monsieur le critique ne partage pas ce point de vue. Il ne comprend pas que les idées d’intérêts de classe, etc., nous obligeaient à rejeter les « idéaux populaires » (« populaires tout court, et non populistes » ; ibid., p. 229), qui seraient le bien-être, la liberté et la conscience de la paysannerie, c’est-à-dire de la majorité de la population.
« On nous objectera sûrement, dit monsieur le critique, comme on l’a déjà fait à tant d’autres, que les idéaux d’un auteur paysan (il s’agissait de vœux formulés par un paysan) ont un caractère petit-bourgeois et que, pour cette raison, notre littérature a été jusqu’à présent le porte-parole et le défenseur des intérêts de la petite bourgeoisie. Mais ce n’est là tout simplement qu’un épouvantail à moineaux ! Qui peut-il effrayer, hormis ceux qui ont l’horizon et le niveau intellectuels d’une marchande du quartier Zamoskvorétchié !... »
Voilà qui est énergique ! Mais écoutons la suite :
«... Le principal critère, tant des conditions de la vie sociale de l’homme que des mesures sociales conscientes, réside pourtant dans le bonheur, le bien-être matériel et moral de la majorité de la population et non dans des catégories économiques, surtout lorsqu’elles sont empruntées à des pays étrangers, où elles sont apparues dans d’autres conditions. Et si telle forme d’existence ou telles mesures destinées à la soutenir ou à la développer conduisent à ce bonheur, que vous les appeliez petites-bourgeoises ou autrement, cela n’y changera rien : cette forme d’existence et ces mesures n’en seront pas moins essentiellement progressives et constitueront de ce fait le plus haut idéal accessible à la société, dans les conditions et dans l’état où elle se trouve. » (ibid., pp. 229-230. Souligné par l’auteur).
Se peut-il que monsieur le critique ne se soit pas aperçu que, dans son ardeur polémique, il a sauté pardessus la question ? Il déclare avec la plus grande sévérité qu’accuser le populisme d’être petit-bourgeois, c’est « tout simplement » agiter « un épouvantail », mais il n’apporte aucune preuve à l’appui de cette assertion, si ce n’est la thèse stupéfiante que voici :
« Le critère... réside dans le bonheur de la majorité et non dans des catégories économiques. »
C’est comme si l’on disait : le critère du temps qu’il fait réside dans ce que ressent la majorité, et non dans les observations météorologiques ! Mais, je vous le demande, qu’est-ce que ces « catégories économiques », sinon une formulation scientifique des conditions économiques et des conditions d’existence de la population, non de la « population » en général, mais de groupes déterminés de la population, occupant une place déterminée dans le régime existant d’économie sociale ?
En opposant aux « catégories économiques » la thèse on ne peut plus abstraite du « bonheur de la majorité », monsieur le critique biffe purement et simplement toute l’évolution de la science sociale depuis la fin du siècle dernier et revient aux naïves spéculations rationalistes qui ignorent l’existence de rapports sociaux déterminés et leur développement D’un trait de plume, il biffe tout ce à quoi la pensée humaine, désireuse de comprendre les phénomènes sociaux, est parvenue au prix de siècles de recherches ! S’étant ainsi débarrassé de tout bagage scientifique, monsieur le critique estime la question résolue. En effet, il conclut sans autre forme de procès :
« Si telle forme d’existence... conduit à ce bonheur, quel que soit le nom que vous lui donniez, cela n’y changera rien. »
Par exemple ! Mais la question est justement de savoir ce qu’est cette forme d’existence ! Et l’auteur lui-même ne vient-il pas d’indiquer que ceux qui voient dans l’économie paysanne un régime particulier (appelez-le « production populaire » ou autrement) ont été pris à partie par d’autres, qui affirment qu’il ne s’agit pas là d’un régime particulier, mais d’un régime petit-bourgeois ordinaire, pareil à celui de toute petite production dans un pays d’économie marchande et de capitalisme ? En effet, s’il découle de la première conception que « ce régime » (« la production populaire ») « conduit au bonheur », il découle de la seconde que « ce régime » (le régime petit-bourgeois) conduit au capitalisme et à rien d’autre, qu’il rejette la « majorité de la population » dans les rangs du prolétariat et transforme une minorité en bourgeoisie rurale (ou industrielle). N’est-il pas évident que monsieur le critique a tiré en l’air et que, dans le fracas de la détonation, il a considéré comme démontré ce que nie la deuxième conception qu’il a si désobligeamment qualifiée d’« épouvantail » ?
S’il avait voulu analyser sérieusement la seconde conception, il aurait dû naturellement prouver de deux choses l’une : soit que la « petite bourgeoisie » ne correspond à rien en tant que catégorie scientifique et que l’on peut concevoir un capitalisme et une économie marchande sans petite bourgeoisie (comme le font MM. les populistes, qui reviennent ainsi entièrement au point de vue de Sismondi) ; soit que cette catégorie est inapplicable à la Russie, c’est-à-dire qu’il n’y a chez nous ni capitalisme ni prédominance de l’économie marchande, et que les petits producteurs ne se transforment pas en producteurs de marchandises, qu’on n’observe pas parmi eux le processus déjà indiqué qui rejette la majorité dans le prolétariat et affermit l’« indépendance » de la minorité. Mais quand nous le voyons attribuer la constatation du caractère petit-bourgeois du populisme à un futile désir de « mortifier » messieurs les populistes, et quand nous lisons ensuite la phrase où il parle d’« épouvantail », nous ne pouvons nous empêcher de songer à la fameuse réplique :
« De grâce, Kit Kitytch, qui pourrait vous offenser ? Vous seriez le premier à offenser les autres ! » [Kit Kitytch, pour Tit Titytch, riche marchand, personnage de la comédie de A. Ostrovski Tel pâtit qui n’en peut mais. Lénine désigne ici de ce nom les brasseurs d’affaires capitalistes.]
III. De l’accroissement de la population industrielle aux dépens de la population agricole[modifier le wikicode]
Revenons à Sismondi. A côté de l’idéalisation de la petite bourgeoisie, à côté de l’incompréhension romantique du fait que, dans le régime actuel d’économie sociale, la « paysannerie » se transforme en petite bourgeoisie, on trouve chez lui un point de vue très caractéristique au sujet de la diminution de la population agricole au profit de la population industrielle. On sait que ce phénomène — une des manifestations les plus frappantes du développement capitaliste d’un pays — s’observe dans tous les Etats civilisés, et aussi, notamment, en Russie. [Dans la Russie d’Europe, le pourcentage de la population urbaine s’accroît depuis l’abolition du servage. Nous nous bornerons à signaler ici cet indice, le plus connu, encore qu’il soit loin de caractériser pleinement le phénomène envisagé, puisqu’il ne rend pas compte d’importantes particularités propres à la Russie et qui la différencient de l’Europe occidentale.
Nous n’analyserons pas ici ces particularités (absence de liberté de déplacement pour les paysans, existence de villages industriels, colonisation intérieure, etc.). (Note de Lénine.).] Economiste éminent de son époque, Sismondi ne pouvait évidemment manquer de voir ce fait qu’il constate franchement, mais dont il ne comprend pas du tout la liaison nécessaire avec le développement du capitalisme (et, d’une façon plus générale, avec la division du travail social, avec le développement de l’économie marchande qui en est la conséquence). Il condamne purement et simplement ce phénomène, où il voit un défaut du « système ». Ayant signalé les immenses progrès de l’agriculture anglaise, Sismondi déclare :
« Après avoir admiré ces campagnes si soignées, il faut faire le compte de la population qui les cultive ; elle est moindre de moitié qu’elle ne serait en France sur le même espace de terrain. Aux yeux de quelques économistes, c’est un gain, aux miens c’est une perte » (t. I, p. 239).
On comprend pourquoi c’était là un gain aux yeux des idéologues de la bourgeoisie (nous verrons tout à l’heure que la critique scientifique du capitalisme partage cette opinion) : ils y voyaient l’expression des progrès de la richesse bourgeoise, du commerce et de l’industrie. Sismondi, qui se hâte de condamner ce fait, oublie de songer à ses causes.
« En France et en Italie, dit-il, où l’on calcule que les quatre cinquièmes de la nation appartiennent à la classe agricole, les quatre cinquièmes de la nation seront nourris avec des blés nationaux, quel que soit le prix des blés étrangers » (t. I, p. 264).
Fuit Troja ! pourrait-on dire à ce propos. Il n’est plus aujourd’hui de pays (même parmi les plus agricoles) qui ne soit dans la dépendance complète des prix du blé, c’est-à-dire de la production capitaliste du blé dans le monde.
« Si elle (la nation) ne peut augmenter sa population mercantile qu’en exigeant de chacun un plus grand travail pour le même salaire, elle doit craindre l’accroissement de sa population industrielle » (t. I, p. 322). Le lecteur voit que ces réflexions se bornent à des conseils bien intentionnés, totalement dénués de sens et de portée, car le concept de « nation » fait ici artificiellement abstraction des contradictions existant entre les classes qui forment cette « nation ». Comme toujours, Sismondi élude purement et simplement ces contradictions, en souhaitant avec candeur... qu’il n’y ait pas de contradictions.
« En Angleterre, l’agriculture n’occupe que 770 199 familles, le commerce et les manufactures, 959 632, les autres états de la société, 413 316. Une si grande aliquote de la population nourrie par la richesse commerciale, sur un total de 2 143 147 familles ou 10 150 615 individus, est vraiment effrayante. Heureusement, la France est bien loin d’avoir un si grand nombre d’ouvriers dont la subsistance tienne aux chances d’un marché éloigné » (t. I, p. 434).
En l’occurrence, Sismondi semble oublier que ce « bonheur » ne tient qu’au retard du développement capitaliste de la France. Décrivant les changements qu’il serait « désirable », selon lui, d’apporter au régime actuel (il en sera question plus loin), Sismondi déclare :
« Sans doute il s’ensuivrait (de l’application de réformes dans le goût romantique) que plus d’un pays qui ne vit que d’industrie verrait successivement se fermer plusieurs de ses ateliers, et que la population des villes, qui s’était accrue outre mesure, diminuerait bientôt, tandis que celle des campagnes recommencerait à s’accroître » (t. II, p. 367).
Cet exemple fait bien ressortir l’inconsistance de la critique sentimentale du capitalisme et le dépit impuissant du petit bourgeois ! Sismondi se plaint, tout simplement, que les choses se passent ainsi et pas autrement. [« Au dernier terme de son évolution, cette école (celle de la critique petite-bourgeoise dont Sismondi était le chef) est tombée dans le lâche marasme des lendemains d’ivresse. » [Karl MARX et Friedrich ENGELS : Manifeste du Parti communiste, Editions sociales, Paris, 1970, p. 77.]
(Note de Lénine.).] La tristesse qu’éprouve notre économiste à voir détruit l’Eden de la stupidité et de l’hébétude patriarcale des populations campagnardes est si grande qu’il ne cherche même pas à en démêler les causes. Aussi ne voit-il qu’il existe une liaison nécessaire, indissoluble, entre l’accroissement de la population industrielle, d’une part, et l’économie marchande et le capitalisme, d’autre part. Le développement de l’économie marchande va de pair avec celui de la division sociale du travail. Or, cette dernière réside précisément dans le fait que les diverses branches d’industrie, les différentes formes de traitement de la matière première se détachent l’une après l’autre de l’agriculture et deviennent indépendantes, créant de ce fait la population industrielle. Aussi, discuter de l’économie marchande et du capitalisme sans prendre en considération la loi de l’accroissement relatif de la population industrielle, c’est montrer qu’on n’a pas la moindre idée des caractéristiques essentielles du régime existant d’économie sociale.
« La nature du mode capitaliste de production entraîne une diminution constante de la population paysanne par rapport à la population non agricole. Dans l’industrie (au sens étroit du mot), en effet, l’accroissement du capital constant par rapport au capital variable est lié à l’accroissement absolu du capital variable malgré sa diminution relative [Le lecteur peut donc juger de la subtilité d’esprit de M. N.-on qui dans ses Essais convertit sans vergogne la diminution relative du capital variable et du nombre des ouvriers en diminution absolue et en tire une foule de conclusions plus ineptes les unes que les autres sur le « resserrement » du marché intérieur, etc. (Note de Lénine.).] ; tandis que, dans l’agriculture, le capital variable nécessaire à l’exploitation d’un terrain déterminé diminue de façon absolue ; il ne peut donc s’accroître que dans la mesure où de nouvelles terres sont cultivées [C’est précisément cette condition que nous avions en vue quand nous disions que la colonisation intérieure de la Russie venait compliquer les manifestations de la loi suivant laquelle la population industrielle est celle qui s’accroît le plus. Il n’est que de se rappeler la différence qui existe entre le centre de la Russie, peuplé depuis longtemps et où la population industrielle augmente moins dans les villes que dans les villages et les bourgs industriels, et la Nouvelle-Russie, par exemple, peuplée après l’abolition du servage, où les villes se développent avec une rapidité comparable à celle qui s’observe en Amérique. Nous comptons revenir sur cette question une autre fois et l’analyser plus en détail. (Note de Lénine.).], ce qui présuppose à son tour un accroissement plus important encore de la population non agricole » (III, 2, 177). [Karl MARX : Le Capital, livre III, t. III, pp. 28-29.]
Là aussi, le point de vue de la théorie moderne est diamétralement opposé à celui du romantisme avec ses doléances sentimentales.
Quand on a compris la nécessité d’un phénomène, on l’envisage naturellement d’une tout autre façon et on est capable d’en apprécier les différents aspects. Le phénomène qui nous préoccupe constitue une des contradictions les plus profondes et les plus générales du régime capitaliste. La séparation entre la ville et la campagne, leur opposition et l’exploitation de la campagne par la ville, qu’entraîne partout le développement du capitalisme constituent le produit nécessaire de la prépondérance de la « richesse commerciale » (pour reprendre l’expression de Sismondi) sur la « richesse territoriale » (agricole). C’est pourquoi la prépondérance de la ville sur la campagne (sous les rapports économique, politique, intellectuel et autres) est un fait général et inéluctable qui s’observe dans tous les pays où existent la production marchande et le capitalisme, la Russie y comprise : seuls des romantiques sentimentaux peuvent le déplorer. La théorie scientifique signale au contraire l’élément de progrès que le grand capital industriel apporte dans cette contradiction : « avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste... accumule la force motrice historique de la société » [Karl MARX : Le Capital, livre premier, t. II, Editions sociales, Paris, 1969, p. 180.]
(die geschichtliche Bewegungskraft der Gesellschaft). [Voir également Die Lage der arbeitenden Klasse in England, 1845 [Friedrich ENGELS : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, p. 319], où est mis en relief le rôle progressif des centres industriels dans le développement intellectuel de la population. Tout en reconnaissant ce rôle, l’auteur de La Situation de la classe laborieuse en Angleterre n’en a pas moins profondément compris la contradiction qui se manifeste dans la séparation entre la ville et la campagne, comme le prouve son ouvrage de polémique contre Dühring. (Note de Lénine) [Friedrich ENGELS : Anti-Dühring, Editions sociales, Paris, 1956, pp. 329-330.].]
Si la prépondérance de la ville est nécessaire, l’afflux de la population dans les villes peut seul paralyser (et paralyse en effet, ainsi que le montre l’histoire) le caractère unilatéral de cette prépondérance. Si la ville se place nécessairement dans une situation privilégiée, laissant la campagne dans un état de subordination, d’inculture, d’inertie, et d’abrutissement, l’afflux de la population rurale vers les villes, le mélange et la fusion des populations agricole et non agricole peuvent seuls arracher la population rurale à son inertie. C’est pourquoi, en réponse aux jérémiades réactionnaires des romantiques, la théorie moderne montre comment ce rapprochement des conditions de vie des populations agricole et non agricole crée les conditions qui permettront de mettre fin à l’opposition entre la ville et la campagne.
Mais, demandera-t-on, quel est le point de vue de nos économistes populistes sur cette question ? Le point de vue sentimental et romantique, cela ne fait aucun doute. Loin de comprendre la nécessité d’un accroissement de la population industrielle dans le régime existant d’économie sociale, ils se refusent à voir le fait lui-même, tel cet oiseau qui, devant le danger, se cache la tête sous l’aile. P. Strouvé a indiqué que, dans les raisonnements de M. N.-on sur le capitalisme, l’affirmation que le capital variable diminue d’une manière absolue constitue une erreur grossière (Notes critiques, p. 255) ; qu’il est absurde d’opposer la Russie à l’Occident en invoquant le pourcentage inférieur de la population industrielle, sans tenir compte de l’accroissement de ce pourcentage dû au développement du capitalisme [Le lecteur n’aura pas oublié que Sismondi commettait cette même erreur lorsqu’il parlait du « bonheur » de la France, avec ses 80% de population rurale, comme si c’était là une particularité propre à on ne sait quelle « production populaire », etc., et non l’indice d’un retard dans le développement du capitalisme (Note de Lénine.).] (Sozialpolitisches Centralblatt, 1893, n°1) [Feuille centrale politique et sociale : organe de l’aile droite de la social-démocratie allemande, paraissant depuis 1892.] ; et, comme il fallait s’y attendre, il n’a pas reçu de réponse. Les économistes populistes, qui parlent sans cesse des particularités de la Russie, n’ont même pas su poser la question des particularités réelles de la formation d’une population industrielle en Russie [Cf. VOLGUINE : La Justification du populisme dans les écrits de M. Vorontsov, St-Pétersbourg, 1896, pp. 215-216. (Note de Lénine.).], que nous avons brièvement signalée ci-dessus. Tel est, en théorie, le point de vue des populistes sur cette question. Mais en fait, quand ils dissertent sur la situation des paysans dans les campagnes après l’abolition du servage, les populistes, que le doute théorique ne tourmente guère, reconnaissent l’émigration des paysans évincés de l’agriculture vers les villes et les centres industriels ; et ils se bornent à déplorer le fait, tout comme le déplorait Sismondi.
[Il est juste cependant de dire que Sismondi, constatant l’accroissement de la population industrielle dans certains pays et reconnaissant le caractère général de ce phénomène, montre par moments qu’il sait y voir, non pas simplement une « anomalie », etc., mais un changement profond des conditions d’existence de la population, dont on doit dire qu’il a aussi ses bons côtés. Du moins, le raisonnement ci-après sur les méfaits de la division du travail révèle-t-il des idées beaucoup plus profondes que celles de M. Mikhaïlovski, par exemple, qui a forgé de toutes pièces une « formule générale du progrès » au lieu d’analyser les formes précises que prend la division du travail dans les différentes formes d’économie sociale, aux différentes époques de son développement. « Quoique l’uniformité des opérations auxquelles se réduit toute l’activité des ouvriers dans une fabrique semble devoir nuire à leur intelligence, il est juste de dire cependant que, d’après les observations des meilleurs juges, en Angleterre, les ouvriers des manufactures sont supérieurs en intelligence, en instruction et en morale, aux ouvriers des champs » (t. I, 397). Et Sismondi explique pourquoi : « vivant sans cesse ensemble, moins épuisés par la fatigue et pouvant se livrer davantage à la conversation, les idées ont circulé plus rapidement entre eux ». Mais, observe-t-il avec mélancolie, « aucun attachement à l’ordre établi ». (Note de Lénine.).]
Quant à la transformation profonde qui s’est opérée en Russie après l’abolition du servage dans les conditions de vie de la masse de la population, transformation qui a ébranlé pour la première fois la sédentarité du paysan à la glèbe, rendu possible son déplacement et rapproché travailleurs agricoles et non agricoles, ruraux et urbains [Cette transformation revêt, elle aussi, des formes différentes dans la zone centrale de la Russie d’Europe et à la périphérie. Ce sont surtout les ouvriers agricoles des provinces centrales à terre noire qui se rendent à la périphérie et aussi, en partie, des ouvriers non agricoles des provinces industrielles, qui apportent leur connaissance des « métiers » et « implantent » l’industrie parmi des populations purement agricoles. Les ouvriers non agricoles qui quittent la zone industrielle se rendent dans toute la Russie, mais principalement dans les capitales et les grands centres industriels ; ce courant industriel, si l’on peut s’exprimer ainsi, est si fort qu’il entraîne une pénurie d’ouvriers agricoles, car ceux-ci quittent les provinces centrales à terre noire pour aller se fixer dans les provinces industrielles (celles de Moscou, d’Iaroslavl, etc.). Cf. S. A. KOROLENKO : Le Travail salarié libre, etc. (Note de Lénine.).] — les populistes n’en ont aperçu ni la portée économique ni la portée morale et éducative (peut-être plus importante encore) ; elle n’a été qu’un prétexte à soupirs sentimentaux et romantiques.
IV. Les vœux pratiques du romantisme[modifier le wikicode]
Essayons maintenant de synthétiser les idées de Sismondi sur le capitalisme (tâche que s’était également assignée Efroussi, comme le lecteur s’en souvient) et d’examiner le programme pratique du romantisme.
Nous avons vu que Sismondi a eu le mérite d’être l’un des premiers à montrer les contradictions du capitalisme. Mais, ceci dit, loin de chercher à les analyser et à en expliquer l’origine, l’évolution et la tendance, il y voyait au contraire des déviations de la normale, antinaturelles ou erronées. Et ces « déviations », il les a naïvement combattues par des tirades et des accusations, il a conseillé de les éliminer, etc., comme si ces contradictions ne traduisaient pas les intérêts réels de groupes réels de la population, occupant une place déterminée dans l’ensemble de l’économie contemporaine. C’est là le trait le plus saillant du romantisme : prendre la contradiction des intérêts (profondément enracinée dans le régime même d’économie sociale) pour la contradiction ou l’erreur d’une doctrine, d’un système, voire de certaines mesures, etc. L’étroitesse d’horizon du Kleinbürger [Petit bourgeois.] qui reste lui-même à l’écart des contradictions déjà très prononcées et occupe une position intermédiaire, de transition, entre deux antipodes, s’allie ici à un idéalisme naïf — nous dirions presque : au bureaucratisme —, qui explique le régime social par les opinions des hommes (surtout les détenteurs du pouvoir), et non inversement. Voici quelques exemples des raisonnements de Sismondi :
« L’Angleterre, en oubliant les hommes pour les choses, n’a-t-elle pas sacrifié la fin aux moyens ? L’exemple de l’Angleterre est d’autant plus frappant que c’est une nation libre, éclairée, bien gouvernée, et que toutes ses souffrances procèdent uniquement de ce qu’elle a suivi une fausse direction économique » (t. I, p. IX).
Chez Sismondi, l’Angleterre est généralement l’exemple destiné à faire peur au continent, tout comme chez nos romantiques, qui s’imaginent apporter quelque chose de nouveau et non les pires vieilleries.
« En fixant l’attention de mes lecteurs sur l’Angleterre, je voulais montrer... l’histoire de notre propre avenir, si nous continuons à agir d’après les principes qu’elle a suivis » (t. I, p. XVI).
«... sur le continent... tous les Etats qui se croient obligés de suivre l’Angleterre dans sa carrière de manufactures... » (t. II, p. 330).
« Aucun spectacle n’est plus étonnant, plus effrayant peut-être que celui que présente l’Angleterre » (t. II, p. 332).
[Pour mieux faire ressortir la ressemblance du romantisme russe avec le romantisme européen nous citerons en note des passages empruntés à M. N-on. « Nous n’avons pas voulu profiter de la leçon que nous donnait le développement économique de l’Europe occidentale. Les progrès éclatants du capitalisme en Angleterre nous avaient à ce point frappés, et nous sommes aujourd’hui si frappés des progrès incomparablement plus rapides du capitalisme aux Etats-Unis d’Amérique... », etc. (p. S23).
— Vous voyez que même les expressions de M. N.-on ne brillent pas par la nouveauté ! Il est aujourd’hui « frappé » de ce qui « frappait » Sismondi au début du siècle. (Note de Lénine.).]
« Il ne faut point oublier que la richesse n’est que la représentation des douceurs et des commodités de la vie » (à la richesse bourgeoise est déjà substituée la richesse tout court !) « et c’est prendre le mot pour la chose que de créer une opulence factice en condamnant la nation à tout ce qui constitue réellement la souffrance et la pauvreté » (t. I, p. 379).
« Lorsque les nations n’ont fait que suivre les indications de la nature et profiter de leurs avantages de climat, de sol, d’exposition, de possession de matières premières, elles ne se sont point mises dans une position forcée ; elles n’ont point recherché une opulence apparente, qui se change pour la masse du peuple en misère réelle » (t. I, p. 411).
Rien qu’apparente, la richesse bourgeoise !!
« Il est alors bien dangereux pour une nation de fermer ses portes au commerce étranger ; on la contraint ainsi en quelque sorte à une fausse activité qui tournera à sa ruine » (t. I, p. 448).
[«... La voie que notre économie a suivie ces trente dernières années n’est pas la bonne » (p. 281)... « Nous avons trop longtemps identifié les intérêts du capitalisme avec ceux de l’économie nationale : erreur des plus funestes... Les résultats visibles de l’encouragement donné à l’industrie... nous ont à tel point aveuglés que nous avons totalement perdu de vue et la société et le peuple. Nous ne nous sommes plus rappelés aux dépens de quoi ce développement se produit ; nous avons oublié aussi le but de toute production, quelle qu’elle soit » (p. 298) — sauf de la production capitaliste ! « Le dédain pour notre propre passé... L’implantation du capitalisme »... (p. 283)... « Nous... avons employé tous les moyens pour implanter le capitalisme »... (p. 323)... « Nous avons perdu de vue »... (Ibid.) (Note de Lénine.).]
«... Il y a dans le salaire une partie nécessaire, qui doit conserver la vie, la force et la santé de ceux qui le perçoivent... Malheur au gouvernement qui touche à cette partie ; il sacrifie tout ensemble et des victimes humaines, et l’espérance de ses futures richesses... Cette distinction nous amène à comprendre combien est fausse la politique des gouvernements qui ont réduit les classes ouvrières au seul salaire nécessaire pour augmenter les revenus nets des fabricants, des commerçants et des propriétaires » (t. II, pp. 168-169).
[«... Nous n’avons pas contrecarré le développement des formes capitalistes de production, bien qu’elles reposent sur l’expropriation de la paysannerie » (p. 323). (Note de Lénine.).]
« Le moment est enfin venu de se demander où l’on veut aller » (t. II, p. 328).
« Leur séparation (celle de la classe des propriétaires et de la classe des travailleurs), leur opposition d’intérêt, est la conséquence de l’organisation artificielle que nous avons donnée à la société humaine... L’ordre naturel du progrès social ne tendait point à séparer les hommes d’avec les choses, ou la richesse d’avec le travail ; dans les champs, le propriétaire pouvait demeurer cultivateur ; dans les villes, le capitaliste pouvait demeurer artisan ; la séparation de la classe qui travaille et de celle qui se repose n’était point indispensable à l’existence de la société ni à celle de la production ; nous l’avons introduite pour le plus grand avantage de tous ; il nous appartient de la régler pour en recueillir en effet cet avantage » (t. II, pp. 347-348).
« C’est en mettant ainsi les producteurs (c’est-à-dire les patrons et les ouvriers) en opposition avec euxmêmes qu’on leur a fait suivre une route diamétralement contraire à celle de l’intérêt de la société... Dans cette lutte constante pour faire baisser les salaires, l’intérêt social, auquel chacun participe cependant, est oublié par tous » (t. II, pp. 359-360).
Et, quelques lignes auparavant, nous trouvons ce rappel des voies que l’histoire nous a léguées :
« Dans l’origine des sociétés, chaque homme possède le capital sur lequel son travail s’exerce et presque tous les artisans vivent d’un revenu qui se forme également de profit et de salaire » (t. II, p. 359). [« Au lieu de nous en tenir fermement à nos traditions séculaires, au lieu de développer le principe de la liaison intime du producteur immédiat avec les moyens de production... au lieu d’augmenter la productivité (du paysan), en concentrant entre ses mains les moyens de production... au lieu de tout cela, nous nous sommes engagés dans une voie diamétralement opposée » (pp. 322-323). « Nous avons pris le développement du capitalisme pour le développement de la production populaire... nous avons perdu de vue le fait que le développement de l’un... ne peut se faire qu’au détriment de l’autre » (p. 323). Souligné par nous. (Note de Lénine.).]
Cela suffit, croyons-nous. On peut être sûr qu’un lecteur qui ne connaîtrait ni Sismondi ni N.-on serait embarrassé de dire lequel des deux romantiques, celui qui est cité en note ou celui qui l’est dans le texte, professe le point de vue le plus primitif et le plus naïf. Les vœux pratiques de Sismondi, auxquels il a consacré tant de place dans ses Nouveaux principes, sont tout à fait à l’avenant. Ce qui nous distingue d’Adam Smith, dit Sismondi dès le premier livre de son ouvrage, c’est que « nous invoquons presque constamment cette intervention du gouvernement qu’Adam Smith repoussait » (t. I, p. 52). «... A moins... que l’Etat ne corrige la distribution des richesses... » (t. I, p. 80)... « Le législateur peut accorder encore au pauvre quelques autres garanties contre la concurrence universelle » (t. I, p. 81). « La production dut trouver sa mesure dans le revenu social, et ceux qui encouragent une production indéfinie, sans se soucier de connaître ce revenu, poussent une nation à sa ruine, en croyant lui ouvrir le chemin des richesses » (t. I, p. 82). « Lorsqu’il (le progrès de la richesse) est gradué, lorsqu’il est proportionnel avec lui-même, lorsque aucune de ses parties ne suit une marche précipitée, il répand un bien-être universel »... « Peut-être le devoir du gouvernement consisterait-il à ralentir (!!) ces mouvements pour les régulariser » (t. I, pp. 409-410).
Quant à l’énorme importance historique du développement des forces productives de la société, qui s’effectue précisément à travers ces contradictions et disproportions, Sismondi n’en a aucune idée !
« Si le gouvernement exerce sur la poursuite de la richesse une action régulatrice et modératrice, elle peut être infiniment bienfaisante » (t. I, p. 413). « Quelques-uns des règlements de commerce, aujourd’hui proscrits par l’opinion universelle, s’ils méritent leur condamnation comme aiguillon à l’industrie, peuvent être justifiés peut-être comme frein » (t. I, p. 415).
D’ores et déjà ces raisonnements révèlent chez Sismondi une absence étonnante de flair historique : il ne se doutait même pas que toute la signification historique de la période où il vivait résidait dans la suppression des règlements moyenâgeux. Il ne se rendait pas compte que ses raisonnements ne faisaient que porter de l’eau au moulin des défenseurs de l’ancien régime [En français dans le texte.], encore si puissants alors, même en France, sans parler des autres Etats d’Europe occidentale, où ils régnaient. [Efroussi a vu un certain « courage civique » dans ces regrets et ces aspirations de Sismondi (n° 7, p. 139). Il faut, en effet, du courage civique pour émettre des vœux sentimentaux !! Ouvrez n’importe quel manuel d’histoire à l’usage des collégiens et vous y lirez que, durant le premier quart du XIXe siècle, les Etats d’Europe occidentale étaient organisés d’après un type que le droit constitutionnel désigne sous le nom de Polizeistaat [Etat policier].
Vous y lirez que la mission historique de ce quart de siècle, et aussi du suivant, était précisément de combattre cet Etat. Vous comprendrez alors que le point de vue de Sismondi se ressent de l’esprit borné du petit paysan français de l’époque de la Restauration, que Sismondi offre un exemple de romantisme sentimental petit-bourgeois joint à un invraisemblable manque de maturité civique. (Note de Lénine.).]
Ainsi donc, le point de départ des vœux pratiques de Sismondi, c’est la tutelle, le contrôle, la réglementation. Cela découle naturellement et nécessairement de l’ensemble de ses idées. Il vivait justement à l’époque où la grande industrie mécanique faisait ses premiers pas sur le continent européen ; où sous l’influence des machines (notez-le bien : sous l’influence de l’industrie mécanique, et non du « capitalisme » en général) [Le capitalisme est apparu en Angleterre non à la fin du XVIIIe siècle, mais beaucoup plus tôt. (Note de Lénine.).], des transformations radicales et soudaines commençaient à se produire dans les rapports sociaux, transformations qu’on est convenu d’appeler dans la science économique industrial revolution (révolution industrielle).
Voici comment celle-ci est caractérisée par l’un des premiers économistes ayant su reconnaître toute la portée du bouleversement qui, aux sociétés patriarcales semi-médiévales, a substitué les sociétés européennes actuelles.
«... L’histoire du développement de l’industrie anglaise dans les soixante dernières années (écrit en 1844)... n’a pas d’équivalent dans les annales de l’humanité. Il y a soixante ou quatre-vingts ans, l’Angleterre était un pays comme tous les autres, avec de petites villes, une industrie peu importante et élémentaire, une population rurale clairsemée, mais relativement importante ; et c’est maintenant un pays sans pareil, avec une capitale de 2 millions et demi d’habitants, des villes industrielles colossales, une industrie qui alimente le monde entier, et qui fabrique presque tout à l’aide des machines les plus complexes, une population dense, laborieuse et intelligente, dont les deux tiers sont employés par l’industrie, et qui se compose de classes toutes différentes de celles d’autrefois, qui même constitue une tout autre nation, avec d’autres mœurs et d’autres besoins qu’autrefois. La révolution industrielle a, pour l’Angleterre, la signification qu’a pour la France la révolution politique et la révolution philosophique pour l’Allemagne, et l’écart existant entre l’Angleterre de 1760 et celle de 1844 est au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l’ancien régime [En français dans le texte.] et celle de la Révolution de Juillet. » [Engels : Die Lage der arbeitenden Klasse in England (Note de Lénine). [Friedrich ENGELS : La situation de la classe laborieuse en Angleterre, pp. 50-51.].]
C’était là « démolition » la plus complète de tous les anciens rapports, profondément enracinés, qui avaient pour base économique la petite production. On conçoit que Sismondi, avec ses conceptions petites-bourgeoises, réactionnaires, ne pouvait comprendre toute la portée de cette « démolition ». On conçoit qu’avant tout et pardessus tout, il ait désiré, prié, demandé, exigé « qu’on mît fin à cette démolition ». [Nous osons espérer que M. N.-on ne nous en voudra pas de lui avoir emprunté cette expression (p. 345), qui nous paraît heureuse et caractéristique au plus haut point. (Note de Lénine.).] « Mettre fin à cette démolition » ? Mais comment ? Avant tout, bien entendu, en favorisant la production populaire... pardon, « patriarcale», la paysannerie et la petite agriculture en général. Sismondi consacre tout un chapitre (t. II, I. VII, ch. VIII) à cette question : « Comment le gouvernement doit protéger la population contre les effets de la concurrence ».
« A l’égard de la population agricole, la tâche générale du gouvernement consiste à assurer à ceux qui travaillent une part dans la propriété, ou à favoriser l’exploitation que nous avons nommée patriarcale, de préférence à toutes les autres» (t. II, p. 340).
« Un statut d’Elisabeth, qui n’est point observé, prohibe de bâtir, en Angleterre, une cabane rustique (cottage) sans lui allouer au moins un terrain de quatre acres d’étendue. Si cette loi avait été exécutée, aucun mariage parmi les journaliers n’aurait pu se faire sans qu’ils eussent leur cottage, et aucun cottager n’aurait été réduit au dernier degré de misère. C’est quelque chose, mais ce n’est point encore assez ; dans le climat de l’Angleterre, une population de paysans vivrait dans l’indigence avec quatre acres par famille. Aujourd’hui, les cottagers en Angleterre n’ont pour la plupart qu’une acre et demie, ou deux acres de terre, pour lesquelles ils paient un fermage assez élevé... C’est un motif de plus pour que la loi... impose au seigneur, lorsqu’il partage un de ses champs entre plusieurs cottagers, l’obligation de donner à chacun assez de terrain pour qu’il puisse vivre » (t. II, pp. 342-343).
[« Nous en tenir à nos traditions séculaires (n’est-ce point là du patriotisme ?)... développer le principe de la liaison intime du producteur immédiat avec les moyens de production, principe dont nous avons hérité... » (M. N.-on, p. 322). « Nous avons quitté la route que nous suivions depuis tant de siècles ; nous abandonnons la production fondée sur la liaison intime du producteur immédiat et des moyens de production, de l’agriculture et des industries de transformation ; nous avons mis à la base de notre politique économique le principe du développement de la production capitaliste qui repose sur l’expropriation des moyens de production, dont sont dépossédés les producteurs immédiats, et qui s’accompagne de toutes sortes de calamités, dont souffre aujourd’hui l’Europe occidentale » (p. 281).
Que le lecteur compare cela au point de vue précité des « Européens occidentaux » eux-mêmes sur ces « calamités dont souffre », etc. « Le principe... allouer un terrain aux paysans ou,... procurer des instruments de travail aux producteurs directs » (p. 2)... « Les assises populaires consacrées par les siècles » (p. 75)... « Dans ces chiffres (oui, dans ces chiffres qui montrent « quel est le minimum de terre nécessaire, dans les conditions économiques actuelles, pour couvrir les besoins matériels de la population rurale »), nous avons donc un des éléments de la solution du problème économique, mais rien qu’un élément » (p. 65). Comme vous le voyez, les romantiques d’Europe occidentale n’aimaient pas moins que ceux de Russie chercher dans les « traditions séculaires » une « justification » de la production populaire. (Note de Lénine.).]
Le lecteur voit que les vœux du romantisme sont absolument identiques aux vœux et aux programmes des populistes ; comme eux, ils reposent sur la méconnaissance du développement économique réel et sur la tentative absurde de faire revivre, à l’époque de la grande industrie mécanique, d’une concurrence acharnée et de la lutte passionnée des intérêts, des conditions patriarcales qui sont celles d’une antiquité chenue.
V. Caractère réactionnaire du romantisme[modifier le wikicode]
Il va de soi que Sismondi ne pouvait ignorer la tendance réelle du développement. C’est pourquoi, tout en réclamant un « encouragement pour la petite culture » (t. II, p. 355), il déclare explicitement qu’il vaudrait mieux imprimer à l’exploitation rurale « une direction diamétralement opposée à celle que suit aujourd’hui l’Angleterre » (t. II, pp. 354-355). [Comparez au programme populiste de M.V.V. : « entraîner l’histoire dans une autre direction ». Cf. Volguine, ouvrage cité, p. 181. (Note de Lénine.).] « L’Angleterre a heureusement le moyen de faire beaucoup pour ses pauvres ruraux en partageant entre eux ses immenses communaux... Si leurs communaux étaient partagés en propriétés franches de 20 à 30 acres, ils (les Anglais) verraient renaître cette classe indépendante et fière de campagnards, cette yeomanry qu’ils s’affligent aujourd’hui de voir presque éteinte » (t. II, pp. 357-358).
Les « plans » du romantisme sont donnés pour facilement réalisables, précisément par suite de cette méconnaissance des intérêts réels qui fait le fond du romantisme. « Une telle proposition (la distribution de petits lots de terre aux journaliers, dont l’entretien serait à la charge des grands propriétaires) révoltera probablement les grands propriétaires, qui exercent seuls aujourd’hui, en Angleterre, le pouvoir législatif ; elle n’est pourtant que juste... Les grands propriétaires seuls en ont besoin (des journaliers) pour leur usage ; ils les ont faits, qu’ils les maintiennent » (t. II, p. 357).
On ne s’étonnera pas de ces naïvetés, écrites au début du siècle : la « théorie » si primitive du romantisme correspond à un état primitif du capitalisme. Entre le développement réel du capitalisme, l’intelligence théorique de ce développement et la manière d’envisager le capitalisme, il y avait encore concordance à cette époque ; et Sismondi nous apparaît, en tout état de cause, comme un auteur entièrement conséquent et fidèle à lui-même.
« Nous avons indiqué ailleurs, dit Sismondi, la protection que cette classe malheureuse (la classe des artisans) trouvait autrefois dans l’établissement des jurandes et des maîtrises... Ce n’est pas leur organisation bizarre et oppressive qu’il s’agit de rétablir... Mais ce que doit se proposer le législateur avant tout, c’est d’élever les gages du travail industriel, c’est de retirer les journaliers de la situation précaire où ils vivent, c’est, enfin, de leur faciliter l’arrivée à ce qu’ils appelleront un état... [Souligné par l’auteur. (Note de Lénine.).] Désormais les ouvriers naissent et meurent ouvriers, tandis qu’autrefois l’état d’ouvrier n’était qu’une préparation, un degré pour arriver à un état supérieur. C’est cette faculté progressive qu’il est essentiel de rétablir. Il faut donner aux maîtres un intérêt à faire passer leurs ouvriers dans un rang supérieur ; il faut que l’homme qui s’engage dans une manufacture commence, il est vrai, par travailler simplement pour un salaire, mais qu’il ait toujours devant lui l’espérance d’arriver, par sa bonne conduite, à une part dans les profits de l’entreprise » (t. II, pp. 344-345).
Il serait difficile d’exprimer de façon plus frappante le point de vue du petit bourgeois ! Les corporations, tel est l’idéal de Sismondi ; et s’il fait cette réserve qu’il ne propose pas de les rétablir, il est clair que cela signifie uniquement qu’il faut reprendre le principe, l’idée de la corporation (tout comme les populistes veulent reprendre le principe, l’idée de la communauté agraire, et non cette forme d’association fiscale qu’on désigne aujourd’hui par ce nom), et en rejeter les difformités médiévales. L’absurdité du plan de Sismondi ne venait pas de ce qu’il défendait les corporations dans leur intégrité et voulait les faire revivre intégralement : telle n’était pas son intention.
Elle tenait au fait qu’il prenait pour modèle une association née du besoin borné et tout primitif de s’unir que ressentaient les artisans d’une même localité, et qu’il voulait appliquer cette forme, ce modèle, à la société capitaliste où l’élément unificateur, socialisateur, est la grande industrie mécanique qui abat les cloisons médiévales et efface les distinctions de lieu, d’origine et de profession.
Tout en concevant la nécessité de l’association, de l’union en général, sous telle ou telle forme, le romantique prend pour modèle une association répondant à des besoins limités d’union au sein d’une société patriarcale, figée, et veut l’appliquer à une société complètement transformée, avec une population mobile, et où la socialisation du travail est réalisée, non pas dans le cadre d’une communauté ou d’une corporation, mais à l’échelle du pays entier, et même de plusieurs pays. [Les populistes commettent exactement la même erreur en ce qui concerne une autre forme d’association (la communauté agraire), qui répondait au besoin limité de s’unir que ressentaient les paysans d’une même localité, liés entre eux par la possession en commun de la terre, des pâturages, etc. (et surtout parce qu’ils se trouvaient sous le pouvoir d’un même seigneur terrien et des mêmes fonctionnaires), mais qui ne répond aucunement aux besoins de l’économie marchande et du capitalisme, lequel abat toutes les cloisons locales, toutes les cloisons entre les castes et entre les ordres, et suscite au sein de la communauté un profond antagonisme entre les différents intérêts économiques. Dans la société capitaliste, le besoin de s’associer, de s’unir, n’a pas diminué, mais s’est au contraire incomparablement accru. Toutefois, il serait absurde de prendre une vieille forme pour satisfaire ce besoin de la société nouvelle.
Celle-ci exige d’abord que l’association ne soit pas limitée au cadre d’une localité, d’une caste, d’un ordre ; ensuite, qu’elle ait pour point de départ la diversité des situations et des intérêts créée par le capitalisme et par la différenciation au sein de la paysannerie. Quant à l’association locale, à l’association de caste, qui groupe des paysans très différents par leur situation économique et leurs intérêts, elle devient désormais, en raison de son caractère obligatoire, préjudiciable aussi bien aux paysans eux-mêmes qu’au développement de la société tout entière. (Note de Lénine.).]
C’est cette erreur qui vaut au romantique d’être qualifié de réactionnaire, ce terme ne définissant évidemment pas le désir de restaurer purement et simplement les institutions du moyen âge, mais la tentative de mesurer la société nouvelle à l’aune ancienne, patriarcale, et de chercher un modèle dans les usages et traditions de l’ancien temps qui ne répondent plus du tout aux conditions économiques transformées.
C’est ce qu’Efroussi n’a pas du tout compris. Le mot réactionnaire appliqué à la théorie de Sismondi, il le prend dans son sens grossier, vulgaire. Et le voilà tout perplexe... Comment ? Un réactionnaire, Sismondi ? Mais ne dit-il pas sans équivoque qu’il n’entend nullement rétablir les corporations ? Et Efroussi conclut qu’il est injuste d’« accuser » Sismondi d’être « rétrograde » ; que, bien au contraire, Sismondi « se faisait une idée juste de l’organisation corporative » et qu’il « a su en reconnaître toute importance historique » (n° 7, p. 147), comme cela ressort, à l’en croire, des recherches historiques de tels ou tels professeurs sur les bons côtés de ladite organisation.
Les auteurs pseudo-savants fournissent maintes fois une illustration frappante du proverbe : « les arbres les empêchent de voir la forêt » ! Le point de vue de Sismondi sur les corporations est caractéristique et important du fait précisément, qu’il y rattache ses vœux pratiques. [Voir plus haut, pour nous borner à cet exemple, le titre du chapitre auquel nous avons emprunté les raisonnements relatifs aux corps de métiers (également cités par Efroussi à la page 147). (Note de Lénine.).] C’est pourquoi sa doctrine est qualifiée de réactionnaire. Or, M. Efroussi se met à disserter sans rime ni raison sur les ouvrages historiques modernes qui traitent des corporations ! Le résultat de ces raisonnements pseudo-savants et parfaitement déplacés, c’est qu’Efroussi a éludé ce qui était précisément le fond de la question : la doctrine de Sismondi mérite-t-elle, ou non d’être qualifiée de réactionnaire ? Il n’a pas su voir l’essentiel : le point de vue de Sismondi.
« On m’a représenté, dit Sismondi, comme étant, en économie politique, ennemi des progrès de la société, partisan d’institutions barbares et oppressives. Non, je ne veux point de ce qui a été, mais je veux quelque chose de mieux que ce qui est. Je ne puis juger ce qui est qu’en le comparant avec le passé, et je suis loin de vouloir relever d’anciennes ruines quand je démontre par elles les besoins éternels de la société » (t. II, p. 433).
Les intentions des romantiques (comme celles des populistes) sont excellentes. Conscients des contradictions du capitalisme, ils sont par là même au-dessus des optimistes aveugles qui nient ces contradictions. Et si l’on qualifie Sismondi de réactionnaire, ce n’est nullement parce qu’il voulait retourner au moyen âge, mais parce que, dans ses vœux pratiques, il « comparait ce qui est avec le passé » et non avec l’avenir ; parce qu’il « démontrait les besoins éternels de la société » [Le fait qu’il s’attachait à démontrer l’existence de ces besoins le place, répétons-le bien, au-dessus des économistes bourgeois bornés. (Note de Lénine.).] par les « ruines » et non par les tendances du développement moderne. C’est ce point de vue petit-bourgeois de Sismondi — lequel le distingue nettement des autres auteurs qui ont également cherché à démontrer, en même temps que lui et après lui, les « besoins éternels de la société » —, qu’Efroussi n’a pas su comprendre.
L’erreur d’Efroussi provient de cette interprétation trop étroite des mots « petite-bourgeoise » et « réactionnaire » appliqués à une doctrine, et dont nous avons déjà parlé à propos du premier de ces termes. Ils ne font nullement allusion à des aspirations égoïstes du petit boutiquier ou à un désir d’arrêter le développement social, de revenir en arrière : ils indiquent seulement que le point de vue de l’auteur en question est erroné, que son intelligence et son horizon sont bornés, ce qui lui fait choisir (pour atteindre un but fort louable) des moyens qui, pratiquement, ne peuvent être efficaces, ne peuvent satisfaire que le petit producteur ou rendre service aux défenseurs du passé. Sismondi, par exemple, n’est pas du tout un fanatique de la petite propriété. Il comprend, tout aussi bien que nos populistes actuels, la nécessité de l’union, de l’association. Il souhaite que, dans les entreprises industrielles, « une moitié des bénéfices » soit « répartie entre les ouvriers associés » (t. II, p. 346).
Il préconise explicitement un « système d’association » où « tous les progrès de l’art profitent à celui même qui l’exerce » (t. II, p. 438).
Définissant son attitude à l’égard des théories d’Owen, de Fourier, de Thompson, de Muiron, célèbres à l’époque, Sismondi déclare :
« Je voudrais comme eux qu’il y eût une association entre ceux qui coopèrent au même produit, au lieu de les mettre en opposition les uns avec les autres. Mais je ne regarde point les moyens qu’ils ont proposés pour arriver à cette fin comme pouvant jamais y conduire » (t. II, p. 365).
La différence entre Sismondi et ces auteurs réside précisément dans le point de vue. Il est donc tout naturel qu’Efroussi, qui n’a pas compris ce point de vue, ait présenté sous un jour absolument faux l’attitude de Sismondi à l’égard de ces auteurs.
« Si Sismondi n’a exercé sur ses contemporains qu’une trop faible influence, lisons-nous dans le Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 57, si les réformes sociales qu’il proposait n’ont pas été réalisées, cela s’explique surtout par le fait qu’il était très en avance sur son temps. Il écrivait à une époque où la bourgeoisie fêtait sa lune de miel... On conçoit que, dans ces conditions, demander des réformes sociales, c’était prêcher dans le désert. Mais nous savons que la postérité ne lui était guère plus favorable. Cela vient peut-être de ce que Sismondi écrivait, comme nous l’avons déjà vu, à une époque de transition, et que, tout en désirant de grands changements, il ne pouvait se défaire entièrement du passé. C’est pourquoi il semblait trop radical aux modérés et trop modéré aux représentants de tendances plus radicales. » Tout d’abord, dire que Sismondi « était en avance sur son temps » en raison des réformes qu’il proposait, c’est ne rien comprendre au fond même de la doctrine de Sismondi qui comparait — il le dit lui-même — le présent au passé. Il fallait être d’une myopie extrême (ou d’une extrême partialité en faveur du romantisme, pour ne pas saisir l’esprit et la portée générale de la théorie de Sismondi, en se laissant abuser par le seul fait qu’il se montrait favorable aux lois réglementant le travail dans les fabriques, etc. [Même dans cette question, Sismondi n’était pas « en avance » sur son temps, car il ne faisait qu’approuver ce qui était déjà en train de se réaliser en Angleterre, sans comprendre la relation qui existait, d’une part, entre ces réformes et, d’autre part, la grande industrie mécanique et son rôle historique progressif. (Note de Lénine.).]
Ensuite, pour Efroussi, ce qui distingue Sismondi des autres auteurs, c’est uniquement le caractère plus ou moins radical des réformes proposées ; eux allaient plus loin, alors que lui ne pouvait se défaire entièrement du passé.
Il s’agit de tout autre chose. La différence entre Sismondi et ces auteurs est beaucoup plus profonde ; elle ne tient pas au fait que les uns allaient plus loin et que les autres étaient timorés [Nous ne voulons pas dire que, sous ce rapport, il n’existe pas une différence entre les auteurs mentionnés ; mais elle n’explique rien et présente sous un jour faux le rôle de Sismondi par rapport aux autres : il semble en résulter qu’ils partageaient le même point de vue et ne se distinguaient que par le caractère plus ou moins radical et conséquent de leurs conclusions. Ce qui importe, ce n’est pas que Sismondi soit « allé » moins loin ; c’est qu’il soit « allé » à reculons, tandis que les autres « allaient » de l’avant. (Note de Lénine.).], mais qu’ils envisageaient le caractère des réformes à accomplir de deux points de vue diamétralement opposés. Sismondi s’attachait à démontrer les « besoins éternels de la société », et ces auteurs faisaient de même. Sismondi était un utopiste, il fondait ses vœux sur une idée abstraite, et non 58 sur des intérêts réels ; ces auteurs étaient également des utopistes, et fondaient eux aussi leurs plans sur une idée abstraite. Mais le caractère de leurs plans différait totalement parce qu’ils envisageaient le développement économique moderne, qui posait cette question des « besoins éternels », de points de vue diamétralement opposés. Les auteurs dont nous parlons anticipaient l’avenir, leur génie devinait les tendances de la « démolition » que l’ancienne industrie mécanique opérait sous leurs yeux. Ils tournaient leurs regards du côté du développement réel ; ils devançaient réellement ce développement, Sismondi, au contraire, lui tournait le dos ; son utopie n’anticipait pas l’avenir, elle restaurait le passé ; il ne regardait pas en avant, mais en arrière ; il rêvait de « mettre un terme à la démolition », à cette « démolition » qui était, pour les écrivains dont nous parlons, le point de départ de leurs utopies. [« Robert Owen, dit Marx, le père des fabriques et des boutiques coopératives, qui... était loin de partager les illusions de ses imitateurs sur la portée (Tragweite) de ces éléments de transformation isolés, n’en prit pas seulement le système de fabrique pour point de départ de ses essais ; il déclara en outre que c’était là théoriquement le point de départ de la « révolution sociale ». (Note de Lénine.) [Karl MARX : Le Capital, livre premier, t. II, p. 178, note].] Voilà pourquoi l’utopie de Sismondi est appelée, avec raison, réactionnaire. Ce qui justifie cette caractéristique c’est, répétons-le, uniquement le fait que Sismondi n’a pas compris le rôle progressif de la « démolition » des anciens rapports sociaux patriarcaux, semi-moyenâgeux, « démolition » que la grande industrie mécanique a commencé d’opérer à la fin du siècle dernier dans les pays d’Europe occidentale. Ce point de vue spécifique de Sismondi perce jusque dans ses raisonnements sur l’« association » en général.
« Je désire, dit-il, que la propriété des manufactures soit partagée entre un grand nombre de moyens capitalistes, et non réunie par un seul homme, maître de plusieurs millions... » (t. II, p. 365).
Le point de vue du petit bourgeois se manifeste avec plus de relief encore dans cette tirade :
« Ce n’est pas la classe des pauvres, c’est celle des journaliers qu’il faut faire disparaître, qu’il faut faire rentrer dans celle des propriétaires » (t. II, p. 308).
« Faire rentrer » dans la classe des propriétaires : toute la doctrine de Sismondi est là ! Sismondi ne pouvait manquer de se rendre compte que ses vœux bien intentionnés étaient irréalisables, qu’ils étaient en contradiction flagrante avec les luttes d’intérêts de l’époque.
« La tâche d’associer de nouveau les intérêts de ceux qui concourent à la même production... est difficile sans doute ; mais je ne crois point qu’elle le soit autant qu’on pourrait le supposer» (t. II, p. 450). [« Le problème que la société russe doit résoudre se complique de jour en jour. Le capitalisme s’empare de domaines de jour en jour plus vastes... » (Ibid.) (Note de Lénine.).]
La conscience que ses vœux et ses aspirations ne correspondent pas aux conditions réelles et à leur évolution engendre tout naturellement chez le romantique le désir de démontrer qu’« il n’est pas trop tard » pour « revenir en arrière », et ainsi de suite. Il cherche à s’appuyer sur le fait que les contradictions du régime actuel ne sont pas encore très développées, que le pays est encore arriéré.
« Les peuples conquirent alors le système de liberté où nous sommes entrés (il s’agit de la chute de la féodalité) ; mais au moment où ils brisèrent le joug qu’ils avaient longtemps porté, les hommes de peine ne se trouvèrent point dépouillés de toute propriété. Dans les campagnes, comme métayers, comme censitaires [Paysans se transmettant leur terre par héritage de génération en génération et payant invariablement une même redevance. Ce système était surtout pratiqué en Pologne, en Lituanie, en Biélorussie et dans les steppes longeant la mer Noire.], comme fermiers, ils se trouvèrent associés à la propriété du sol. Dans les villes, comme membres des corporations, des métiers qu’ils avaient formés pour leur défense mutuelle, ils se trouvèrent associés à la propriété de leur industrie. C’est de nos jours, c’est dans ce moment même, que le progrès de la richesse et la concurrence rompent toutes ces associations. La révolution n’est pas même à moitié accomplie » (t. II, p. 437).
« Une seule nation, il est vrai, se trouve aujourd’hui dans cette condition forcée ; une seule nation voit contraster sans cesse sa richesse apparente avec l’effroyable misère du dixième de sa population, réduit à vivre de la charité publique. Mais cette nation, si digne sous quelques rapports d’être imitée, si éblouissante même dans ses fautes, a séduit par son exemple tous les hommes d’Etat du continent. Et si ces réflexions ne peuvent plus lui être utiles à elle-même, du moins estimerai-je avoir servi l’humanité et mes compatriotes en montrant les dangers de la carrière qu’elle parcourt, et en établissant par son expérience même, que faire reposer toute l’économie politique sur le principe d’une concurrence sans bornes, c’est... sacrifier l’intérêt de l’humanité à l’action simultanée de toutes les cupidités individuelles » (t. II, p. 368). [« La société russe a une grande tâche à accomplir, une tâche extrêmement difficile, mais 59 non point impossible : elle doit développer les forces productives de la population sous une forme telle que ce soit le peuple tout entier, et non une minorité infime, qui puisse en profiter » (N.-on, p. 343). (Note de Lénine.).]
C’est ainsi que Sismondi termine ses Nouveaux principes.
Marx a défini avec précision le rôle de Sismondi et de sa théorie dans le passage suivant où l’on trouve d’abord une esquisse des conditions de la vie économique en Europe occidentale qui ont engendré cette théorie (et cela à l’époque où le capitalisme commençait seulement à y créer la grande industrie mécanique), puis un jugement sur cette théorie. [Cf. citations dans le Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 57, et n° 6, p. 94, dans l’article de M. N.-on. (Note de Lénine.).]
« Les petits bourgeois et les petits paysans du moyen âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l’industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie florissante.
Dans les pays où s’épanouit la civilisation moderne, il s’est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie ; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse ; mais par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l’heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des domestiques.
Dans les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de la moitié de la population, il est naturel que des écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime bourgeois ces critères petits-bourgeois et paysans et qu’ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Ainsi se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi est le chef de cette littérature, non seulement en France, mais en Angleterre aussi.
Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes au régime de la production moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra d’une façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat, l’anarchie dans la production, la criante disproportion dans la distribution des richesses, la guerre d’extermination industrielle des nations entre elles, la dissolution des vieilles mœurs, des vieilles relations familiales, des vieilles nationalités. [Ce passage est cité par Efroussi dans le n° 8 du Rousskoïé Bogatstvo, p. 57 (à partir du dernier alinéa). (Note de Lénine.).]
A en juger toutefois d’après son contenu positif, ou bien ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et d’échange, et, avec eux, l’ancien régime de propriété et toute l’ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens modernes de production et d’échange dans le cadre étroit de l’ancien régime de propriété qui a été brisé, et fatalement brisé, par eux. Dans l’un et l’autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique. Pour la manufacture, le régime corporatif ; pour l’agriculture, le régime patriarcal : voilà son dernier mot. » [Cf. Rousskoïé Bogatstvo, article indiqué, 1894, n° 6, p. 88. Dans la traduction de ce passage par M. N.-on, on compte deux inexactitudes et Une omission. Au lieu de « petits bourgeois et paysans », il traduit « étroitement bourgeois et étroitement paysans ». Au lieu de « pris parti pour les ouvriers » il met « pris parti pour le peuple », bien que dans l’original on lise der Arbeiter. Et il a omis les mots : « fatalement brisé » (gesprengt werden mussten). (Note de Lénine.) [Karl MARX et Friedrich ENGELS : Manifeste du Parti communiste, Editions sociales, Paris, 1970, pp. 74—77.].]
Nous nous sommes appliqués à montrer le bien-fondé de ce jugement en analysant chacun des éléments de la doctrine de Sismondi. Nous nous contenterons à présent de relever un curieux procédé utilisé ici par M. Efroussi et qui vient couronner toutes les erreurs dont fourmillent son exposé, sa critique et son appréciation du romantisme. Le lecteur se souvient que, tout au début de son article (dans le n° 7 du Rousskoïé Bogatstvo), Efroussi estime « injuste » et « erroné » de ranger Sismondi parmi les réactionnaires et les utopistes (1. c., p. 138). Et, à l’appui de cette affirmation, il a, premièrement, réalisé ce tour de force de passer complètement sous silence l’essentiel, c’est-à-dire ce qui rattache le point de vue de Sismondi à la situation et aux intérêts d’une classe particulière de la société capitaliste : celle des petits producteurs. Deuxièmement, analysant différentes thèses de la doctrine de Sismondi, Efroussi a, comme nous l’avons indiqué, ou bien montré sous un jour totalement faux la place qu’occupe son auteur par rapport à la théorie moderne, ou bien négligé tout simplement cette théorie et défendu Sismondi en se référant à des savants allemands qui « ne sont pas allés plus loin » que ce dernier. Enfin, troisièmement, Efroussi a tenu à résumer comme suit son jugement sur Sismondi : « Notre (!) opinion sur le rôle de Simonde de Sismondi peut (!!) être résumée en ces termes » empruntés à un économiste allemand (Rousskoïé Bogatstvo, n° 8, p. 57). Suit l’extrait cité plus haut, ou plutôt rien qu’un fragment du jugement porté par cet économiste, car le passage expliquant ce qui rattache la doctrine de Sismondi à une classe particulière de la société moderne, de même que celui dont la conclusion établit définitivement les tendances réactionnaires et utopiques de Sismondi, ont été omis ! Mieux encore : Efroussi ne s’est pas contenté d’arracher à ce contexte un fragment qui ne donne aucune idée de l’appréciation intégrale, et de présenter ainsi sous un faux jour l’attitude de l’économiste cité à l’égard de Sismondi. Il a tenu en outre à idéaliser Sismondi tout en se donnant l’air de rapporter simplement l’opinion de ce même économiste.
« Ajoutons, dit Efroussi, que, pour certaines théories, Sismondi est le devancier des économistes modernes les plus remarquables [Comme Adolf Wagner, par exemple ? (K. T.) (Note de Lénine.).] ; rappelons-nous ses idées relatives au revenu du capital et aux crises, son analyse du revenu national, etc.» (Ibid).
Ainsi, au lieu d’ajouter à la constatation des mérites de Sismondi, faite par l’économiste allemand, la constatation par ce même économiste du point de vue petit-bourgeois de Sismondi et du caractère réactionnaire de son utopie, Efroussi fait un mérite supplémentaire à Sismondi précisément des parties de sa doctrine (telle son « analyse du revenu national ») qui, de l’avis du même économiste, n’ont absolument rien de scientifique.
On nous dira : Efroussi peut fort bien ne pas partager l’opinion selon laquelle l’explication des doctrines économiques doit être recherchée dans la réalité économique ; il peut être profondément convaincu que la théorie de l’« analyse du revenu national » d’A. Wagner est « des plus remarquables ». Nous le croyons volontiers. Mais alors, quel droit avait-il de flirter avec la théorie avec laquelle messieurs les populistes aiment tant exprimer leur « accord », si en réalité il n’a rien compris à la position adoptée par cette théorie vis-à-vis de Sismondi, et s’il a fait tout son possible (et même l’impossible) pour présenter cette position sous un jour absolument faux ?
Nous n’aurions pas consacré tant de place à cette question s’il ne s’était agi que d’Efroussi, dont le nom paraît pour ainsi dire pour la première fois dans la presse populiste. Ce qui nous importe ici, ce n’est pas la personnalité d’Efroussi ni même ses conceptions, mais la position des populistes à l’égard de la théorie — qu’ils prétendent partager — de l’illustre économiste allemand. Efroussi n’est nullement une exception. Au contraire, son exemple est typique et, pour le prouver, nous avons constamment mis en parallèle le point de vue et la doctrine de Sismondi avec le point de vue et la doctrine de M.N.-on. [M. V. V., autre économiste populiste, est entièrement solidaire de M. N.-on dans les principales questions indiquées ci-dessus, et ne s’en distingue que par son point de vue plus primitif encore. (Note de Lénine.).] L’analogie s’est révélée complète : les conceptions théoriques, la façon d’envisager le capitalisme et le caractère des conclusions et des vœux pratiques de ces deux auteurs se sont trouvés similaires. Or, les conceptions de M. N.-on pouvant être considérées comme le dernier mot du populisme, nous avons le droit d’en conclure que la doctrine économique des populistes n’est qu’une variété russe du romantisme européen.
Il va de soi que les particularités historiques et économiques de la Russie, d’une part, et son retard beaucoup plus considérable, d’autre part, confèrent au populisme des traits distinctifs fortement accusés. Mais ces différences ne sont que d’espèce et, par conséquent, ne changent rien à la similitude du populisme et du romantisme petit-bourgeois.
Le trait distinctif le plus saillant, celui qui retient le plus l’attention, c’est peut-être la tendance qu’ont les économistes populistes à masquer leur romantisme en se déclarant « d’accord » avec la théorie moderne et en s’y référant aussi souvent que possible, encore que cette théorie soit nettement hostile au romantisme et qu’elle se soit développée dans une lutte acharnée contre toutes les doctrines petites bourgeoises. L’analyse de la théorie de Sismondi présente un intérêt tout particulier, précisément parce qu’elle permet d’analyser les procédés généraux utilisés pour les travestissements de ce genre.
Nous avons vu que le romantisme et la théorie moderne signalent les mêmes contradictions dans l’économie sociale actuelle. Et les populistes en profitent pour invoquer le fait que la théorie moderne reconnaît l’existence de contradictions qui se traduisent par des crises, par la recherche d’un marché extérieur, par les progrès de la production s’accompagnant d’une diminution de la consommation, par le protectionnisme, par les funestes effets du machinisme, etc., et ainsi de suite. Et ils ont parfaitement raison : la théorie moderne reconnaît en effet toutes ces contradictions, comme les reconnaissait le romantisme. Mais est-il un seul populiste qui se soit jamais demandé en quoi l’analyse scientifique de ces contradictions, qui les ramène aux différents intérêts engendrés par le régime économique existant, se distingue de la méthode qui ne les constate que pour formuler des vœux pieux ? Non, nous ne trouverons chez aucun populiste une étude de cette question, laquelle caractérise précisément ce qui différencie du romantisme la théorie moderne. Les populistes eux aussi ne constatent ces contradictions que pour formuler des vœux pieux.
Autre question : est-il un seul populiste qui se soit jamais demandé ce qui distingue la critique sentimentale du capitalisme de sa critique scientifique, dialectique ? Aucun d’eux n’a posé cette question, qui caractérise la seconde différence essentielle entre la théorie moderne et le romantisme. Aucun d’eux n’a jugé utile de prendre pour critère de ses théories le développement actuel des rapports économiques et sociaux (or, l’application de ce critère est justement le trait fondamental de la critique scientifique).
Une dernière question, enfin : est-il un seul populiste qui se soit jamais demandé en quoi le point de vue du romantisme, qui idéalise la petite production et déplore la « démolition » de ses assises par le « capitalisme », diffère de celui de la théorie moderne, qui prend pour point de départ de ses raisonnements la grande production capitaliste au moyen des machines et déclare progressive cette « démolition des assises » ? (Nous employons ici cette expression populiste devenue courante, car elle caractérise à merveille le processus de transformation des rapports sociaux sous l’influence de la grande industrie mécanique, processus qui s’est opéré partout, et pas seulement en Russie, avec une brusquerie et une violence qui ont frappé les auteurs s’intéressant aux problèmes sociaux.) Encore une fois, la réponse est : « non ». Pas un populiste ne s’est posé cette question. Aucun d’eux n’a tenté d’appliquer à cette « démolition » en train de s’opérer en Russie les critères qui l’ont fait considérer comme un facteur progressif en Europe occidentale. Ils déplorent tous la démolition des assises et recommandent d’y mettre un terme en assurant, les larmes aux yeux, que c’est cela, la « théorie moderne »...
Une comparaison entre leur « théorie », qu’ils présentent comme une solution nouvelle et originale du problème du capitalisme, fondée sur le dernier mot de la science et de l’expérience d’Europe occidentale, et la théorie de Sismondi, montre bien à quelle période primitive du développement du capitalisme et de la pensée sociale remonte l’apparition d’une théorie de ce genre. Mais l’important n’est pas que celle-ci soit vieille. Bien des théories, très vieilles pour l’Europe, seraient tout à fait neuves pour la Russie ! L’important, c’est qu’au moment où cette théorie a pris naissance, c’était déjà une théorie petite-bourgeoise et réactionnaire.
VI. La position du romantisme et de la théorie scientifique dans la question des droits sur les blés en Angleterre[modifier le wikicode]
Nous compléterons la comparaison entre l’idée que se font la théorie romantique et la théorie moderne des principaux aspects de l’économie contemporaine en confrontant leurs réflexions à propos d’une question pratique. L’intérêt de cette confrontation est d’autant plus grand que la question pratique dont il s’agit est l’une des plus importantes du capitalisme, qu’elle a un caractère de principe, et que nous connaissons les opinions à son sujet des deux représentants les plus en vue de ces théories adverses. Nous voulons parler des lois sur les blés en Angleterre et de leur abrogation. [Ces lois sur les blés furent promulguées en Angleterre en 1815. Elles établissaient des droits élevés sur les céréales en provenance de l’étranger et allaient même jusqu’à en interdire complètement l’importation. Ces lois renforçaient la position politique des gros propriétaires fonciers en leur donnant la possibilité de faire monter le prix du blé sur le marché intérieur et de percevoir une rente exorbitante. Une lutte acharnée, qui dura de longues années, s’engagea entre les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie ; elle se termina par l’abolition de ces lois en 1846.]
Au cours du deuxième quart de ce siècle, cette question a vivement intéressé les économistes anglais, et aussi ceux du continent : tous comprenaient que ce n’était pas là une question particulière de politique douanière, mais une question générale, celle du libre-échange, de la libre concurrence, des « destinées du capitalisme ». Il s’agissait de couronner l’édifice du capitalisme en mettant intégralement en pratique la libre concurrence ; de déblayer la voie pour que pût s’achever la « démolition » entreprise en Angleterre par la grande industrie mécanique dès la fin du siècle dernier ; d’écarter les obstacles qui gênaient cette « démolition » dans l’agriculture. Et c’est bien ainsi que les deux économistes dont nous allons parler, deux économistes du continent, ont envisagé la question.
Sismondi a ajouté à la deuxième édition de ses Nouveaux principes un chapitre spécial intitulé « Des lois sur le commerce des blés » (livre III, chap. X). Il commence par constater que la question est brûlante :
« Ces lois, dont une moitié du peuple anglais demande aujourd’hui l’abolition, avec une irritation profonde contre ceux qui les maintiennent, dont l’autre moitié demande le maintien, avec des cris d’indignation contre ceux qui veulent les abolir... » (t. I, p. 251).
Analysant la question, Sismondi signale que les intérêts des fermiers anglais exigent l’application de droits d’entrée sur les blés pour assurer un remunerating price (prix rémunérateur). Les intérêts des manufacturiers exigent, au contraire, l’abolition des lois sur les blés, car les manufactures ne peuvent exister sans les marchés extérieurs ; or, le progrès des exportations anglaises était entravé par les lois qui gênaient l’importation.
« Les chefs de manufacture ajoutaient que l’engorgement qu’ils rencontraient sur les marchés était encore le produit des mêmes lois ; que les riches du continent ne pouvaient acheter leurs marchandises, parce qu’ils ne trouvaient point à vendre leurs blés » (t. I, pp. 253-254).
[Si unilatérale que soit cette explication des fabricants anglais, qui méconnaissent les causes plus profondes des crises et leur caractère inévitable dans le cas d’une faible extension du marché, elle n’en contient pas moins cette idée absolument juste que la réalisation du produit par son écoulement à l’étranger exige, en règle générale, une importation correspondante. Nous recommandons cet argument des fabricants anglais à l’attention des économistes qui éludent la question de la réalisation du produit dans la société capitaliste par ces paroles profondes : « On exportera. » (Note de Lénine.).]
« L’ouverture du marché aux blés étrangers ruinerait probablement les propriétaires anglais, et ferait tomber à un prix infiniment bas tous les fermages. C’est un grand mal, sans doute, mais ce n’est pas une injustice » (t. I, p. 254).
Et Sismondi de démontrer avec une naïveté extrême que le revenu des propriétaires fonciers doit correspondre au service (sic !!) qu’ils rendent à la « société » (capitaliste ?), etc. Les fermiers, continue Sismondi, « retireront leur capital, en partie du moins, de l’agriculture ».
Ce raisonnement de Sismondi (qui s’en contente) révèle le vice fondamental du romantisme, lequel n’accorde pas une attention suffisante au processus du développement économique tel qu’il s’opère dans la réalité. Nous avons vu que Sismondi a lui-même signalé le développement et l’extension graduels du système des grandes fermes en Angleterre. Mais, au lieu d’étudier les causes de ce processus, il se hâte de le condamner. Cette précipitation, ce désir de Sismondi d’imposer à l’histoire ses souhaits pieux, peuvent seuls expliquer qu’il perde de vue la tendance générale au développement du capitalisme dans l’agriculture et l’inévitable accélération de ce processus en cas d’abolition des lois sur les blés, c’est-à-dire le progrès capitaliste de l’agriculture, au lieu de sa décadence que Sismondi lui prophétise.
Pourtant Sismondi reste fidèle à lui-même. Dès qu’il a buté sur la contradiction qui caractérise ce processus du capitalisme, il se met naïvement à le « réfuter », cherchant à démontrer coûte que coûte que la voie suivie par la « patrie anglaise » est erronée.
« Mais que fera le journalier ?... Le travail cessera, les champs seront changés en vaine pâture... Que deviendront les cinq cent quarante mille familles auxquelles il (l’agriculteur) refusera de l’emploi ? [Pour « prouver » que le capitalisme est mauvais, Sismondi improvise un calcul approximatif (comme ceux qu’affectionne notre romantique russe M.V.V.). 600 000 familles, dit-il, se livrent à l’agriculture. Si les champs sont remplacés par des pâturages, il ne « faudra » pas plus d’un dixième de ce nombre... Moins un auteur se montre capable de comprendre tel ou tel processus dans toute sa complexité, et plus volontiers il recourt à d’enfantins calculs « à vue de nez ». (Note de Lénine.).] A supposer qu’elles fussent propres à toute espèce d’industrie, y a-t-il une industrie aujourd’hui qui soit en état de les recevoir ?... Y at-il un gouvernement qui pût volontairement exposer la moitié de la nation qu’il gouverne à une crise semblable ?... Ceux auxquels on sacrifierait ainsi les agriculteurs y trouveraient-ils eux-mêmes ensuite aucun avantage ? Les mêmes agriculteurs sont les consommateurs les plus rapprochés et les plus sûrs des manufactures anglaises. La cessation de leur consommation porterait à l’industrie un échec plus funeste que la clôture d’un des plus grands marchés étrangers » (pp. 255-256).
Et ici entre en scène le fameux « resserrement du marché intérieur » :
« Que perdront les manufactures par la cessation de la consommation de toute cette classe des laboureurs anglais qui formait près de la moitié de la nation ? Que perdront les manufactures par la cessation de la consommation des riches, dont les revenus territoriaux seront presque anéantis » (p. 267) ?
Notre romantique s’évertue à prouver aux fabricants que les contradictions inhérentes au développement de leur production et de leurs richesses ne sont que la conséquence de leur erreur, de leur imprévoyance. Et, pour les « convaincre » des « dangers » du capitalisme, Sismondi leur dépeint avec force détails la concurrence des blés polonais et russes dont ils sont menacés (pp. 257-261). Il met en œuvre tous les arguments et essaie même de spéculer sur l’amour-propre des Anglais.
« Que deviendra l’honneur de l’Angleterre si l’empereur russe, toutes les fois qu’il voudra obtenir d’elle une concession quelconque, peut l’affamer en fermant les ports de la mer Baltique ? » (p. 268). Rappelez-vous, ami lecteur, comment Sismondi, pour montrer que l’« apologie du pouvoir de l’argent » était une erreur, invoquait cet argument que, dans les échanges, il est facile de frauder... Pour « réfuter » les théoriciens qui font l’apologie des grandes fermes, il indique que les riches fermiers ne peuvent résister à la concurrence de paysans miséreux (voir la citation ci-dessus), et il en revient en fin de compte à sa conclusion favorite, estimant de toute évidence avoir prouvé que la « patrie anglaise » suit une voie « fausse ».
« L’exemple de l’Angleterre nous montre que cette pratique (le développement de l’économie monétaire, à laquelle Sismondi oppose « l’habitude de se fournir soi-même ») n’est pas sans danger » (p. 263). « C’est le système d’exploitation (le système d’exploitation par grandes fermes) qui est mauvais, qui repose sur une base dangereuse, et qu’il faut s’efforcer de changer » (p. 266).
Une question concrète née de la collision d’intérêts déterminés dans un système économique déterminé se trouve ainsi noyée dans un flot de vœux pieux ! Mais la question avait été posée par les parties intéressées de façon si nette qu’il était vraiment impossible de s’en tenir à pareille « solution » (comme le fait le romantisme pour toutes les autres questions).
« Que faut-il faire, cependant ? demande Sismondi désespéré. Faut-il ouvrir ou fermer les ports de l’Angleterre ? Faut-il condamner à la famine et à la mortalité les manufacturiers ou les laboureurs d’Angleterre ? Certes, la question est effrayante ; la position où se trouve le ministère anglais est une des plus épineuses où des hommes d’Etat aient pu se rencontrer» (p. 260).
Et une fois de plus, il revient à sa « conclusion générale » sur le « danger » que représente l’exploitation par grandes fermes, sur « le danger de soumettre l’agriculture tout entière à un système de spéculation » (p. 260). Mais « comment pourra-t-on, en Angleterre, prendre ces mesures efficaces, mais lentes cependant, qui remettraient en honneur les petites fermes, tandis que la moitié de la nation, engagée dans les manufactures, souffre de la faim, et que les mesures qu’elle invoque menacent de la faim l’autre moitié de la nation engagée dans l’agriculture ? Je l’ignore. Je crois nécessaire de soumettre la législation du commerce des blés à de grandes modifications ; mais je recommande, à ceux qui demandent son abolition complète, d’examiner soigneusement les questions suivantes » (p. 267).
Suivent les sempiternelles doléances suscitées par la crainte d’une décadence de l’agriculture, d’un resserrement du marché intérieur, etc. Ainsi, au premier choc de la réalité, le romantisme a fait complètement fiasco. Il a été contraint de se délivrer à lui-même un testimonium paupertatis [Certificat d’indigence.] et à en accuser réception de sa propre main.
Rappelez-vous l’aisance et la simplicité avec lesquelles le romantisme « réglait » toutes les questions « en théorie » ! Le protectionnisme est imprudent ; le capitalisme est une erreur funeste ; la voie suivie par l’Angleterre est erronée et dangereuse ; la production doit marcher de pair avec la consommation, et l’industrie et le commerce, de pair avec l’agriculture ; les machines ne sont avantageuses que lorsque leur introduction entraîne l’augmentation des salaires ou la diminution de la journée de travail ; les moyens de production doivent appartenir aux producteurs ; l’échange ne doit pas gagner de vitesse la production, ni conduire à la spéculation, etc., et ainsi de suite. Le romantisme a voulu réduire au silence chaque contradiction par une phrase sentimentale ; à chaque question il a répondu par un vœu pieux, et il a appelé cet étiquetage des faits de la vie courante une « solution ». Il n’est pas étonnant que ces solutions aient été d’une simplicité et d’un aisance touchantes : elles n’oubliaient qu’un petit détail, à savoir les intérêts réels dont le conflit constituait précisément la contradiction.
Et quand le développement de cette contradiction plaça le romantique devant un de ces conflits particulièrement violents — la lutte des partis qui précéda, en Angleterre, l’abrogation des lois sur les blés — notre romantique perdit complètement la tête. Il était si bien dans l’atmosphère nébuleuse des rêveries et des vœux innocents ! Il composait avec tant d’art des tirades applicables à la « société » en général (et qui ne sauraient être appliquées à aucun régime historique déterminé de la société) ! Mais lorsque, quittant ce monde de fantaisie, il se trouva plongé dans le tourbillon de la vie réelle et de la lutte des intérêts, il ne disposait pas du moindre critère pour résoudre les problèmes concrets. Ayant contracté l’habitude des constructions et des solutions abstraites, il ramena la question à cette formule pure et simple : qui faut-il ruiner, la population agricole ou la population industrielle ? Le romantique ne pouvait, bien entendu, faire autrement que de conclure : il ne faut ruiner personne ; il faut «prendre une autre voie»... Mais les contradictions réelles le pressaient de toutes parts, si bien qu’il ne lui était plus possible de regagner la nébuleuse atmosphère des vœux innocents ; et notre romantique s’est vu contraint de donner une réponse. Sismondi en a même donné deux — la première : « je ne sais pas » ; la seconde : « d’une part, on ne peut manquer de considérer, d’autre part, on doit reconnaître... » [Expression ironique prise des œuvres de Saltykov-Chtchédrine, Le Journal d’un provincial séjournant à Pétersbourg et Les Funérailles.]
Le 9 janvier 1848, Karl Marx prononça à Bruxelles, lors d’une réunion publique, son discours sur le libre-échange. [Discours sur le libre-échange. Nous citons d’après la traduction allemande : Rede über die Frage des Freinhandels. (Note de Lénine.).] Contrairement au romantisme pour qui « l’économie politique n’est pas une science de calcul, mais une science morale », il prit pour point de départ de son exposé une analyse simple et objective des intérêts en jeu. Au lieu d’envisager la question des lois sur les blés comme une question de « système » choisi par la nation, ou comme une question de législation (ainsi que le faisait Sismondi), l’orateur commença par la présenter comme un conflit d’intérêts entre fabricants et propriétaires fonciers, et montra comment les fabricants anglais cherchaient à en faire une question nationale, à persuader les ouvriers qu’ils défendaient l’intérêt général. Contrairement au romantique, qui exposait la question sous la forme de considérations dont le législateur devait s’inspirer pour réaliser la réforme, l’orateur la ramena au conflit des intérêts réels des différentes classes de la société anglaise. Il montra qu’au fond, elle se réduisait à la nécessité d’assurer aux fabricants des matières premières à meilleur marché, et il signala la méfiance des ouvriers anglais, qui voyaient « dans les hommes de dévouement, dans un Bowring, un Bright et consorts, leurs plus grands ennemis ».
« Ils (les fabricants) construisent à grands frais des palais où la ligue (l’Anti-Corn-Law-League, ou Ligue contre la loi sur les blés) [Cette Ligue fut fondée en 1838 par Cobden et Bright, industriels du textile de Manchester. Elle luttait pour l’abolition des droits sur les céréales, défendait la nécessité du libreéchange. La lutte entre la Ligue qui représentait la bourgeoisie et l’aristocratie terrienne se termina par l’abolition en 1846 des lois sur les blés.] établissait, en quelque sorte, sa demeure officielle ; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les points de l’Angleterre, pour qu’ils prêchent la religion du libre-échange ; ils font imprimer et distribuer gratis des milliers de brochures pour éclairer l’ouvrier sur ses propres intérêts, ils dispensent des sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent une vaste administration pour diriger les mouvements libre-échangistes, et ils déploient toutes les richesses de leur éloquence dans des meetings publics. C’était dans un de ces meetings qu’un ouvrier s’écria :
— « Si les propriétaires fonciers vendaient nos os, vous autres, fabricants, vous seriez les premiers à les acheter, pour les jeter dans un moulin à vapeur et en faire de la farine. Les ouvriers anglais ont très bien compris la signification de la lutte entre les propriétaires fonciers et les capitalistes industriels. Ils savent très bien qu’on voulait rabaisser le prix du pain pour rabaisser le salaire et que le profit industriel augmenterait de ce que la rente aurait diminué. » [Karl MARX : Discours sur la question du libre échange, Misère de la philosophie, p. 202.]
Ainsi, la manière même de poser la question est tout autre que chez Sismondi. Il s’agit 1° d’expliquer la position des différentes classes de la société anglaise dans cette question du point de vue de leurs intérêts, et 2° de mettre en lumière le rôle de la réforme dans l’évolution de l’économie sociale anglaise. Sur ce dernier point, les vues de l’orateur s’accordent avec celles de Sismondi en ce sens que lui aussi y voit non une question particulière, mais une question générale : celle du développement du capitalisme dans son ensemble, celle du « libre-échange » en tant que système.
« L’abolition des lois céréales en Angleterre est le plus grand triomphe que le libre-échange ait remporté au XIXe siècle. » « Avec l’abolition des lois sur les blés, la libre concurrence, le régime actuel d’économie sociale sont poussés à l’extrême. » [Die Lage der arbeitenden Klasse in England (1845).]
[Cet ouvrage a été écrit d’un point de vue absolument identique avant l’abolition des lois sur les blés (1846), alors que le discours cité dans le texte se rapporte à la période postérieure à cette abolition. Mais peu nous importe cette différence dans le temps : il suffit de comparer les raisonnements cités plus haut de Sismondi, qui datent de 1827, à ce discours prononcé en 1848, pour se rendre compte de l’identité complète des éléments du problème chez les deux auteurs. L’idée de comparer Sismondi à l’économiste allemand venu après lui, nous l’avons empruntée au Handwörterbuch der Staatswissenschaften, B.V., Art. « Sismondi » von Lippert, Seite 679 [tome V, article « Sismondi » par Lippert, page 679). Le parallèle s’est révélé d’un intérêt si palpitant que l’exposé de M. Lippert, de sec... pardon, d’« objectif » qu’il était, est devenu du coup intéressant, animé et même passionné. (Note de Lénine.).]
« Pour ces auteurs, la question posée est donc celle-ci : doit-on désirer la continuation du développement du capitalisme, ou bien son arrêt, la recherche d’« autres voies », etc. ? Et nous savons que la réponse affirmative qu’ils ont donnée à cette question apportait en fait une solution à une question plus générale, de principe, celle des « destinées du capitalisme », et non à la question particulière des lois sur les blés en Angleterre. Car le point de vue qu’ils ont adopté à cette occasion a été appliqué beaucoup plus tard à d’autres pays également. Dans les années 40, les deux auteurs professaient la même opinion relativement à l’Allemagne et à l’Amérique [Voir dans Die Neue Zeit les articles de Marx récemment découverts dans le Westphälisches Dampfboot. [Le vapeur westphalien].
(Note de Lénine.).] et déclaraient que, pour celle-ci, la libre concurrence était un facteur de progrès ; en ce qui concerne l’Allemagne, l’un d’eux écrivait, même dans les années 60, qu’elle ne souffrait pas seulement du capitalisme, mais aussi du fait que le capitalisme y était insuffisamment développé.
Mais revenons au discours. Nous avons indiqué que le point de vue de l’orateur différait en son principe de celui de Sismondi et ramenait le problème aux intérêts des différentes classes de la société anglaise. Nous trouvons une différence tout aussi profonde dans la façon dont il a posé la question purement théorique du rôle joué par l’abrogation des lois sur les blés dans l’économie sociale. Pour lui, ce n’est pas une question abstraite, portant sur le système que doit adopter l’Angleterre et la voie qu’elle doit choisir (c’est ainsi que Sismondi, lui, pose la question, oubliant que l’Angleterre a un passé et un présent qui déterminent cette voie). Non. Il pose d’emblée le problème sur le terrain du régime social et économique existant ; il se demande quelle doit être l’étape suivante dans le développement de ce régime, après l’abrogation des lois sur les blés.
La difficulté était de déterminer la répercussion qu’aurait l’abrogation de ces lois sur l’agriculture, car ses effets sur l’industrie étaient évidents pour tous.
Afin d’en démontrer l’utilité pour l’agriculture également, l’Anti-Corn-Law-League avait assigné des prix aux trois meilleurs écrits traitant de l’influence salutaire de l’abrogation de ces lois sur l’agriculture anglaise. L’orateur commence par exposer brièvement les idées des trois lauréats, Hope, Morse et
Greg, et distingue d’emblée ce dernier qui, dans son ouvrage, applique de la façon la plus scientifique et la plus rigoureuse les principes établis par l’économie politique classique.
Greg, gros fabricant lui-même, s’adresse surtout aux grands fermiers et s’applique à démontrer que l’abrogation des lois sur les blés chassera de l’agriculture les petits fermiers, qui trouveront une ressource dans l’industrie, mais qu’elle sera avantageuse pour les gros fermiers, qui acquerront ainsi la possibilité de prendre la terre à bail à des termes très prolongés, d’engager de plus grands capitaux dans la terre, d’employer plus de machines et d’économiser sur le travail manuel qui sera à meilleur marché quand le prix du pain aura diminué. Quant aux propriétaires fonciers, ils devront se contenter d’une rente moins élevée, car les terrains ingrats, incapables de résister à la concurrence des blés importés à bon marché, cesseront d’être cultivés.
L’orateur a eu parfaitement raison de reconnaître que cette prévision et cette franche apologie du capitalisme dans l’agriculture étaient plus scientifiques. L’histoire a justifié cette prédiction.
« L’abrogation des lois sur les céréales donna à l’agriculture anglaise une nouvelle et merveilleuse impulsion... La dépopulation des campagnes a suivi pas à pas l’extension et l’intensification de la culture, l’accumulation inouïe du capital incorporé au sol et de celui consacré à son exploitation, l’augmentation des produits sans précédent dans l’histoire de l’agronomie anglaise, l’accroissement des rentes dévolues aux propriétaires fonciers et celui des profits réalisés par les fermiers capitalistes... La condition essentielle du nouveau système était un plus grand déboursé de capital, entraînant nécessairement une concentration plus rapide des fermes. » [Ecrit en 1867 [Karl MARX : Le Capital, Livre premier, t. III, pp.117-118].
[En ce qui concerne la hausse de la rente, il faut, pour l’expliquer, prendre en considération la loi établie par l’analyse moderne de la rente différentielle, à savoir que la hausse de la rente peut aller de pair avec la diminution du prix du blé. « Lorsque, en Angleterre, les droits sur le blé furent abolis en 1846, les fabricants anglais pensaient qu’ils avaient réduit l’aristocratie des propriétaires fonciers au paupérisme. Au lieu de cela, elle s’enrichit plus que jamais.
Comment cela a-t-il pu se produire ? Très simplement. D’abord on exigea désormais des fermiers, par contrat, qu’ils déboursent annuellement 12 l. st. par acre au lieu de 8 ; ensuite les propriétaires fonciers, très largement représentés même a la Chambre des Communes, s’octroyèrent une subvention gouvernementale destinée à permettre des travaux de drainage et d’autres bonifications durables de leurs terres. Comme les plus mauvais terrains ne furent pas totalement éliminés de l’agriculture et qu’ils furent tout au plus utilisés à d’autres fins (la plupart du temps encore provisoirement), les rentes montèrent proportionnellement à l’accroissement du capital investi et l’aristocratie foncière s’en trouva mieux qu’auparavant. » (Das Kapital, III, 2, 259). (Note de Lénine.) [Karl MARX : Le Capital, livre troisième, t. III, pp. 112-113].] Mais, bien entendu, l’orateur ne s’est pas contenté de reconnaître la justesse plus grande des raisonnements de Greg.
Dans la bouche de ce dernier, c’étaient des arguments de libre-échangiste dissertant sur l’agriculture anglaise en général et tendant à démontrer les avantages que l’ensemble de la nation retirerait de l’abrogation des lois sur les blés. L’exposé antérieur montre que tel n’était pas l’avis de l’orateur. Il a expliqué que la baisse du prix du pain, tant vantée par les libres-échangistes, signifiait nécessairement une diminution des salaires, la baisse du prix de la marchandise « travail » (ou plus exactement : force de travail) ; que la diminution du prix du pain ne pourrait jamais compenser pour l’ouvrier celle de son salaire, car, premièrement, si le prix du pain diminue, il sera plus difficile à l’ouvrier d’économiser sur le pain pour pouvoir acheter d’autres objets ; et, deuxièmement, les progrès de l’industrie rendent meilleur marché les articles de consommation en substituant l’eau-devie à la bière, la pomme de terre au pain, le coton à la laine et au lin, et en faisant baisser de ce fait le niveau des besoins et le niveau d’existence de l’ouvrier.
Nous voyons ainsi qu’à première vue l’orateur pose les éléments du problème comme Sismondi ; il reconnaît, lui aussi, que le libre-échange entraîne inévitablement la ruine des petits fermiers, la misère des ouvriers dans l’industrie et l’agriculture. Nos populistes, qui se distinguent, notamment, par un art inimitable de la « citation », arrêtent d’ordinaire leurs « extraits » à cet endroit et déclarent avec une entière satisfaction qu’ils sont tout à fait « d’accord ». Mais ces procédés montrent simplement, tout d’abord, qu’ils ne comprennent pas la différence énorme, que nous avons indiquée ci-dessus, dans la façon de poser le problème ; ensuite, qu’ils ne voient pas que la distinction essentielle entre la théorie moderne et le romantisme ne fait que commencer ici : le romantique se détourne des problèmes concrets du développement réel pour se plonger dans ses rêves ; le réaliste, au contraire, prend les faits établis en guise de critères qui lui serviront à trouver la solution précise de tel ou tel problème concret.
Après avoir prédit l’amélioration prochaine de la situation des ouvriers, l’orateur poursuit :
« Là-dessus, les économistes vous diront : Eh bien, nous convenons que la concurrence parmi les ouvriers, qui certes n’aura pas diminué sous le régime du libre-échange, ne tardera pas à mettre les salaires en accord avec le bas prix des marchandises. Mais d’autre part le bas prix des marchandises augmentera la consommation ; la plus grande consommation exigera une plus grande production, laquelle sera suivie d’une plus forte demande de bras, et à cette plus forte demande de bras succédera une hausse de salaires. Toute cette argumentation revient à ceci : le libre-échange augmente les forces productives. Si l’industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif, si, en un mot, le capital productif augmente la demande du travail, le prix du travail et, par conséquent, le salaire augmentent également. La meilleure condition pour l’ouvrier, c’est l’accroissement du capital. Et il faut en convenir. [Souligné par nous. (Note de Lénine.).] Si le capital reste stationnaire, l’industrie ne restera pas seulement stationnaire, mais elle déclinera, et, en ce cas, l’ouvrier en sera la première victime, il périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, c’est-à-dire, comme on l’a déjà dit, dans le cas le meilleur pour l’ouvrier, quel sera son sort ? Il périra également... »
Et l’orateur explique d’une manière détaillée, en s’appuyant sur les données des économistes anglais, comment la concentration du capital accentue la division du travail, laquelle déprécie la force de travail en substituant le travail simple au travail qualifié ; comment les machines évincent l’ouvrier ; comment le gros capital ruine les petits producteurs et les petits rentiers et conduit à l’aggravation des crises, qui augmentent encore le nombre des chômeurs. La conclusion de son analyse, c’est que le libre-échange n’est autre chose que le libre développement du capital.
Ainsi, l’orateur a su trouver le critère permettant de résoudre le problème qui, à première vue, conduisait à l’impasse devant laquelle, s’était arrêté Sismondi : le libre-échange, aussi bien que son contraire, mènent tous deux à la ruine des ouvriers. Ce critère, c’est le développement des forces productives. Cette façon de poser la question sur le terrain historique a tout de suite fait ses preuves : au lieu de comparer le capitalisme à une société abstraite, telle qu’elle doit être (c’est-à-dire, en somme, à une utopie), l’auteur l’a comparé aux stades précédents de l’économie sociale ; il a comparé entre eux les différents stades du capitalisme dans leur succession, et il a constaté que les forces productives de la société se développaient grâce au développement du capitalisme. Appliquant à l’argumentation des libres-échangistes la critique scientifique, il a su se garder de l’erreur habituelle des romantiques qui, déniant toute valeur à cette argumentation, « jettent l’enfant avec l’eau sale » ; il a su en extraire le bon grain, c’est-à-dire constater l’immense progrès technique, qui est hors de doute.
Avec la finesse d’esprit qui les caractérise, nos populistes en auraient certainement conclu que cet auteur, qui se place si ouvertement du côté du grand capital contre le petit producteur, est « un apologiste du pouvoir de l’argent », d’autant plus qu’il déclarait à la face de l’Europe continentale étendre les conclusions tirées de la vie anglaise à sa patrie également, où la grande industrie mécanique faisait alors ses premiers pas, encore timides. Or, c’est précisément grâce à cet exemple (ainsi qu’à tant d’autres exemples analogues tirés de l’histoire de l’Europe occidentale) qu’ils auraient pu étudier une chose qu’ils ne peuvent (ou peut-être ne veulent ?) pas comprendre, à savoir que reconnaître le caractère progressif du grand capital par rapport à la petite production, ce n’est pas en faire l’« apologie » tant s’en faut. Il n’est que de comparer le chapitre de Sismondi exposé plus haut au discours en question pour se rendre compte que ce dernier lui est bien supérieur et au point de vue théorique, et par son hostilité à toute « apologie ». L’orateur a défini les contradictions qui accompagnent le développement du grand capital d’une façon beaucoup plus précise, plus complète, plus directe et plus franche que ne l’ont jamais fait les romantiques. Mais pas une fois il ne s’est abaissé à des phrases sentimentales pour déplorer ce développement. Pas une fois il n’a soufflé mot d’une éventuelle possibilité de « s’écarter de la voie suivie ». Il comprenait fort bien que cette formule sert simplement à masquer le fait qu’on « s’écarte » soi-même de la question qui vous est posée par la vie, c’est-à-dire par la réalité économique, par le développement économique, par les intérêts que ce développement a suscités.
Le critère parfaitement scientifique dont nous avons parlé lui a permis de résoudre le problème, tout en demeurant un réaliste conséquent.
« Ne croyez pas, Messieurs, dit l’orateur, qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste. »
Et il indique que, dans le régime économique et social actuel, le libre-échange et le protectionnisme ont l’un et l’autre leur raison d’être ; il signale brièvement la « démolition », par le capitalisme, de l’ancienne vie économique et des vieux rapports semi-patriarcaux d’Europe occidentale en Angleterre et sur le continent ; il souligne ce fait social que, dans certaines conditions, le libre-échange hâte cette « démolition ». [Ce rôle progressif de l’abolition des lois sur les blés avait été nettement signalé, dès avant cette abolition par l’auteur de La Situation (ouvrage cité, p. 179) qui soulignait tout particulièrement l’effet de cette mesure sur la prise de conscience des producteurs. (Note de Lénine.).] « C’est seulement dans ce sens... Messieurs, conclut l’orateur, que je vote en faveur du libre-échange. » [Pour désarmer la censure, Lénine a changé (ou supprimé) quelques mots de la partie citée par lui du Discours sur la question du libre-échange de Marx. C’est ainsi que les mots « hâte la révolution sociale » ont été remplacés par « hâte cette « démolition », et le membre de phrase : « c’est seulement dans ce sens révolutionnaire » a été repris sous la forme : « c’est seulement dans ce sens ». (Voir Karl MARX : Misère de la philosophie, p. 213.).]
Ecrit au printemps 1897.
Paru pour la première fois dans la revue Novoïé Slovo, fascicules 7-10, avril-juillet 1897.
Signé : K. T-ne
Réimprimé en 1898 dans le recueil : Vladimir Iline, Etudes et articles économiques, St-Pétersbourg, Œuvres, Paris-Moscou, t. 2, pp. 129-268