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Special pages :
VII. L'année 1917
- Introduction
- I. La famille et l'école
- II. « Révolutionnaire professionnel »
- III. La première révolution
- IV. La période de réaction
- V. Nouvelle montée
- VI. Guerre et déportation
- VII. L'année 1917
- VIII. Commissaire du peuple
- IX. La guerre civile
- X. La guerre civile (suite)
- XI. De l'obscurité au triumvirat
- XII. Le chemin du pouvoir
- Suppléments
- Annexe
Première partie[modifier le wikicode]
Ce fut l'année la plus importante dans la vie du pays et surtout dans celle de cette génération de révolutionnaires professionnels à laquelle appartenait lossif Djougachvili. Comme une pierre de touche, cette année-là mit à l'épreuve les idées, les partis et les hommes.
Staline trouva à Pétersbourg, dont le nom était devenu Pétrograd, une situation qu'il n'attendait pas et n'avait pas prévue. A la veille de la guerre, le bolchévisme prédominait dans le mouvement ouvrier, surtout dans la capitale. En mars 1917, les bolchéviks formaient une infime minorité dans les soviets. Comment cela avait-il pu se faire ? Des masses importantes avaient participé au mouvement des années 1911-1914, mais elles ne représentaient malgré tout qu'une petite partie de la classe ouvrière. La révolution avait fait se dresser, non pas des centaines de milliers, mais des millions d'hommes. De plus, la composition de la classe ouvrière s'était renouvelée, par suite de la mobilisation, dans une proportion de presque 40 %. Sur le front, les ouvriers avancés avaient joué un rôle de ferment révolutionnaire, mais dans les usines leur place avait été prise par des nouveaux venus, des paysans non dégrossis, juste arrivés de leur village, des femmes, des adolescents. Ces couches nouvelles devaient, ne fût-ce qu'en abrégé, répéter l'expérience politique que l'avant-garde avait faite dans la période antérieure. L'insurrection de Février à Pétrograd fut dirigée par des ouvriers avancés, bolchéviks pour la plupart, mais non par le parti bolchéviste. La direction de l'insurrection par des bolchéviks du rang avait pu assurer la victoire de celle-ci, mais non pas la conquête du pouvoir politique. En province, la situation était encore moins favorable. La vague d'illusions exubérantes et de fraternisation générale, jointe à l'analphabétisme politique de masses éveillées pour la première fois, avait créé les conditions naturelles de la prédominance des socialistes petits-bourgeois : menchéviks et populistes. Les ouvriers et, derrière eux, les soldats, avaient élu au soviet ceux qui étaient au moins en paroles, non seulement contre la monarchie, mais aussi contre la bourgeoisie. Menchéviks et populistes, qui comprenaient dans leurs rangs à peu près toute l'intelliguentsia, disposaient d'innombrables agitateurs, qui appelaient à l'unité, à la fraternité et autres attrayantes vertus civiques. Au nom de l'armée parlaient surtout les socialistes-révolutionnaires, tuteurs professionnels de la paysannerie, fait qui ne pouvait manquer d'accroître l'autorité de ce parti aux yeux des couches nouvelles du prolétariat. En résultat, la prédominance des partis conciliateurs semblait inébranlable, au moins à leurs yeux.
Le pire était, pourtant, que le parti bolchéviste avait été pris à l'improviste par les événements. Il n'y avait pas à Pétrograd de chefs ayant de l'expérience et de l'autorité. Le bureau du Comité central se composait de deux ouvriers, Chliapnikov et Zaloutsky, et de l'étudiant Molotov (les deux premiers furent, par la suite, victimes des épurations, le dernier devînt chef du gouvernement). Dans le Manifeste publié par eux après la victoire de Février au nom du Comité central, il était dit que « les ouvriers des fabriques et des usines, ainsi que les troupes insurgées, doivent immédiatement élire leurs représentants au Gouvernement révolutionnaire provisoire ». Mais les auteurs mêmes du manifeste n'accordèrent à leur mot d'ordre aucune importance pratique. Ils ne se disposèrent nullement à déclencher une lutte indépendante pour la conquête du pouvoir, mais se préparèrent à jouer pour toute une époque le rôle d'opposition de gauche.
Dès le début même, les masses se refusèrent résolument à faire confiance à la bourgeoisie libérale, ne la séparant pas de la noblesse et de la bureaucratie. Il ne pouvait, par exemple, être question que des ouvriers ou des soldats donnassent leur voix à un cadet. Le pouvoir se trouvait entièrement dans les mains des socialistes conciliateurs, derrière qui se tenait le peuple armé. Mais, sans confiance en eux-mêmes, les conciliateurs remirent volontairement le pouvoir à la bourgeoisie haïe des masses et politiquement isolée. Tout le régime reposait sur un quiproquo. Les ouvriers, et parmi eux non pas seulement les bolchéviks, considéraient le gouvernement provisoire comme un ennemi. Aux meetings d'usines, les résolutions en faveur du pouvoir des soviets étaient adoptées presque unanimement. Le bolchévik Dingelstedt, qui prit une part active à cette agitation - il fut plus tard victime de l'épuration - en témoigne : « Il n'y avait pas une seule réunion ouvrière qui rejetât une résolution proposée par nous dans ce sens... » Mais le Comité de Pétrograd, sous la pression des conciliateurs, mit fin à cette campagne. De toutes leurs forces, les ouvriers avancés tentaient de rejeter la tutelle des sommets opportunistes, mais ne savaient comment parer les arguments savants qui invoquaient le caractère bourgeois de la révolution. Les différentes nuances à l'intérieur du bolchévisme entraient en conflit l'une avec l'autre, sans toutefois pousser leurs idées jusqu'au bout. Le parti était dans un profond désarroi. « Quels étaient les mots d'ordre des bolchéviks », rappela plus tard un bolchévik marquant de Saratov, Antonov, « personne ne le savait... Le tableau était très désagréable... »
Les vingt-deux jours qui séparèrent l'arrivée de Staline revenant de Sibérie (12 mars) de celle de Lénine, rentrant de Suisse (3 avril) présentent une importance exceptionnelle pour juger la physionomie politique de Staline. Une vaste arène s'ouvre brusquement devant lui. Ni Lénine ni Zinoviev ne sont à Pétrograd. Il y a Kaménev, connu pour ses tendances opportunistes et compromis par son attitude au procès. Il y a le jeune Sverdlov, peu connu du parti, plutôt organisateur qu'homme politique. Le tempétueux Spandarian n'est pas là : il est mort en Sibérie. Tout comme en 1912, Staline se trouve maintenant pour quelque temps, sinon la seule, du moins l'une des deux premières figures bolchévistes de Pétrograd. Le parti en désarroi attend des paroles claires; il est impossible de se taire. Staline est contraint de donner des réponses aux questions les plus brûlantes : sur les soviets, le pouvoir, la guerre, la terre. Les réponses sont imprimées et parlent d'elles-mêmes.
Dès son arrivée à Pétrograd, qui ne formait en ces jours-là qu'un seul vaste meeting, Staline se rend au quartier général bolchéviste. Les trois membres du bureau du Comité central, en collaboration avec quelques militants qui pouvaient tenir une plume, avaient déterminé la physionomie de la Pravda. Ils l'avaient fait à tâtons, mais la direction du parti était entre leurs mains. Que les autres aillent se casser la voix aux meetings d'ouvriers et de soldats, Staline se retranche au quartier général. Plus de quatre ans auparavant, après la conférence de Prague, il avait été coopté au Comité central. Beaucoup d'eau a coulé depuis lors. Mais le déporté revenu de Kouréïka sait s'appuyer sur l'appareil et continue à considérer son mandat comme encore valide. Avec l'aide de Kaménev et de Mouranov, son premier acte est d'écarter de la direction le bureau du Comité central, trop « gauche », ainsi que la rédaction de la Pravda. Il le fait assez brutalement, ne craignant aucune opposition et impatient de montrer une main ferme.
« Les camarades qui venaient d'arriver, écrivit par la suite Chliapnikov, avaient une attitude critique et négative. » Ce qu'ils considéraient comme son défaut, ce n'était pas son indécision et son manque de caractère, mais au contraire ses efforts persistants pour se délimiter des conciliateurs. Staline, tout comme Kaménev, se tenait beaucoup plus près de la majorité qui dominait dans les soviets. Dès le 15 mars, la Pravda, passée aux mains de la nouvelle rédaction, déclarait que les bolchéviks soutiendraient résolument le Gouvernement provisoire, « dans la mesure où il lutte contre la réaction ou la contre-révolution ». Le paradoxe de cette déclaration était que le seul état-major sérieux de la contre-révolution était précisément le Gouvernement provisoire lui-même. Du même genre était la réponse au problème de la guerre : tant que l'armée allemande obéit à son empereur, le soldat russe doit « se tenir ferme à son poste, répondre à la balle par une balle et à l'obus par un obus ». Comme si le problème de l'impérialisme se réduisait à un empereur ! L'article était de Kaménev, mais Staline n'y opposa aucun autre point de vue. Dans cette période-là, il ne se distinguait guère en général de Kaménev que par une attitude plus évasive. « Tout défaitisme, écrivait la Pravda, plus exactement ce que la presse malhonnête, sous le couvert de la censure tsariste, a calomnié de ce nom, est mort au moment où, dans les rues de Pétrograd, s'est montré le premier régiment révolutionnaire. » C'était se séparer carrément de Lénine, qui avait prêché le défaitisme hors de la portée de la censure tsariste, et c'était confirmer les déclarations de Kaménev au procès de la fraction bolchéviste de la Douma; cette fois-ci, c'était de la plume de Staline lui-même. Quant au « premier régiment révolutionnaire », son apparition signifiait seulement un pas de la barbarie byzantine vers la civilisation impérialiste.
« Le jour de la parution de la Pravda transformée..., raconte Chliapnikov, fut un jour de fièvre défensiste. Des hommes d'affaires du Comité de la Douma d'Empire jusqu'au cœur même de la démocratie révolutionnaire, le Comité exécutif, tout le palais de Tauride était rempli d'une seule nouvelle : la victoire des bolchéviks prudents et modérés sur les bolchéviks extrêmes. Au Comité exécutif lui-même on nous reçut avec des sourires venimeux... Quand ce numéro de la Pravda arriva dans les usines, il y provoqua une perplexité complète parmi les membres de notre parti et ceux qui sympathisaient avec nous, et une satisfaction manifeste chez nos adversaires... L'indignation fut énorme dans les quartiers ouvriers, et quand les prolétaires apprirent que la Pravda avait été accaparée par trois anciens dirigeants de la Pravda revenus de Sibérie, ils réclamèrent leur exclusion du parti. » Chliapnikov écrivit son récit à un moment où il dut déjà l'adoucir, sous la pression de Staline, Kaménev et Zinoviev, en 1925, quand ce trio dominait le parti. Mais il peint malgré tout assez clairement les premiers pas de Staline dans l'arène de la révolution ainsi que la réaction des ouvriers avancés. La vive protestation des ouvriers de Vyborg, que la Pravda dut bientôt imprimer dans ses colonnes, força la rédaction à plus de prudence dans les formules, mais non pas à changer d'orientation.
La politique des soviets était complètement imprégnée d'un esprit de convention et d'équivoque. Les masses avaient avant tout besoin que quelqu'un appelât les choses par leur nom : c'est précisément en cela que consiste la politique révolutionnaire. Mais personne ne le faisait, par crainte d'ébranler le fragile édifice du double pouvoir. Les plus grands mensonges s'amoncelaient autour de la question de la guerre. Le 14 mars, le Comité exécutif présenta au soviet un projet de manifeste adressé « Aux peuples du monde entier ». Ce document appelait les ouvriers d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie à se refuser de « servir d'instrument de conquête et de violence aux mains des rois, des propriétaires fonciers et des banquiers ». Cependant, les chefs eux-mêmes du soviet ne s'apprêtaient nullement à rompre avec les rois de Grande-Bretagne et de Belgique, avec l'empereur du Japon, avec les propriétaires fonciers et les banquiers, aussi bien les leurs que ceux de tous les pays de l'Entente. Le journal du ministre des Affaires étrangères Milioukov, écrivait avec satisfaction que « l'appel se développe sur le plan de l'idéologie que tous nos alliés et nous, avons en commun ». C'était absolument juste : c'était précisément dans cet esprit que les ministres socialistes français agissaient depuis le début de la guerre. Presque à la même heure, Lénine envoyait à Pétrograd par Stockholm une lettre indiquant que le danger qui menaçait la révolution était de couvrir la vieille politique impérialiste de nouvelles phrases révolutionnaires : « Je proposerai plutôt la scission avec n'importe qui dans notre parti que de céder au social-patriotisme... » Mais les idées de Lénine ne trouvèrent en ces jours-là aucun défenseur.
L'adoption unanime du manifeste par le soviet de Pétrograd signifiait non seulement le triomphe de l'impérialiste Milioukov sur la démocratie petite-bourgeoise, mais aussi le triomphe de Staline et de Kaménev sur les bolchéviks de gauche. Tous s'inclinèrent devant la discipline du mensonge patriotique. « Il est impossible de ne pas saluer, écrivait Staline dans la Pravda, l'appel adopté hier par le soviet... Cet appel, s'il parvient aux larges masses, tournera sans aucun doute des centaines et des milliers d'ouvriers vers le mot d'ordre oublié : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » En fait, de semblables appels n'avaient pas manqué en Occident et n'avaient fait qu'aider les classes dirigeantes à maintenir le mirage de la guerre pour la démocratie. L'article consacré au manifeste par Staline caractérise au plus haut point, non seulement sa position dans une question concrète donnée, mais aussi sa méthode de pensée en général. Son opportunisme organique, contraint par les conditions du milieu et de l'époque de chercher temporairement à se couvrir de principes révolutionnaires abstraits, les traite en fait sans cérémonie. Au début de l'article, l'auteur répète presque mot pour mot les raisonnements de Lénine selon lesquels, même après le renversement du tsarisme, la guerre de la part de la Russie garde un caractère impérialiste. Toutefois, passant aux conclusions pratiques, non seulement il salue, avec des réserves équivoques, le manifeste social-patriotique, mais encore répudie, à la suite de Kaménev, la mobilisation révolutionnaire des masses contre la guerre. « Avant tout il est indubitable, écrit-il, que le mot d'ordre pur et simple "A bas la guerre !" ne convient absolument pas comme voie pratique... » A la question : où est l'issue ? il répond : « Faire pression sur le Gouvernement provisoire en exigeant de lui qu'il décide d'ouvrir immédiatement des pourparlers de paix... » A l'aide d'une « pression » amicale sur la bourgeoisie, pour qui tout le sens de la guerre est dans des conquêtes, Staline veut obtenir une paix « sur les principes de l'auto-détermination des peuples ». C'est contre un tel utopisme philistin que Lénine avait dirigé les plus forts de ses coups dès le début de la guerre. Il est impossible, au moyen d'une « pression », de faire que la bourgeoisie cesse d'être la bourgeoisie : il faut la renverser. Mais Staline s'arrête devant cette conclusion par peur, tout comme les conciliateurs.
Non moins remarquable est l'article de Staline Sur l'abolition des oppressions nationales (Pravda, 25 mars). L'idée fondamentale de l'auteur, prise par lui dans des brochures de propagande lorsqu'il était encore au séminaire de Tiflis, est que l'oppression nationale est une survivance du Moyen Age. L'impérialisme, comme domination des grandes nations sur les faibles, est totalement ignoré. « La base sociale de l'oppression nationale, écrit-il, la force qui l'inspire, c'est l'aristocratie foncière qui se survit... En Angleterre, où l'aristocratie foncière partage le pouvoir avec la bourgeoisie... l'oppression nationale est plus douce, moins inhumaine, si, évidemment, on néglige le fait qu'au cours de la guerre et quand le pouvoir est passé aux mains des landlords, l'oppression nationale s'est considérablement renforcée (persécution des Irlandais, des Hindous). » Les affirmations extravagantes qui remplissent l'article - que dans les démocraties l'égalité nationale et raciale est assurée; qu'en Angleterre le pouvoir passa aux landlords au moment de la guerre; que la liquidation de l'aristocratie féodale signifie l'abolition de l'oppression nationale - sont entièrement imprégnées d'un esprit de démocratie vulgaire et de provincialisme borné. Pas un mot sur le fait que l'impérialisme a poussé l'oppression nationale à un point où le féodalisme, ne fût-ce que par son caractère fainéant et provincial, était absolument incapable de la pousser. L'auteur n'a pas progressé dans le domaine de la théorie depuis le début du siècle; bien plus, il a, semble-t-il, complètement oublié son propre travail sur la question nationale, écrit au début de 1913 sous la dictée de Lénine.
« En tant que la révolution russe a vaincu, conclut l'article, elle a déjà créé par là les conditions pratiques de la liberté nationale, ayant renversé le pouvoir féodal basé sur le servage... » pour notre auteur, la révolution est déjà complètement en arrière. Devant lui, c'est, tout à fait dans l'esprit de Milioukov et de Tsérételli, la « définition des droits » et « leur consolidation définitive ». Cependant, non seulement l'exploitation capitaliste, au renversement de laquelle Staline ne pensait même pas, mais la propriété foncière que lui-même déclarait être la base de l'oppression nationale, restaient encore intactes. Des landlords russes, du genre de Rodzianko ou du prince Lvov, se trouvaient au pouvoir. Telle était - c'est difficile à croire même aujourd'hui ! - la conception historique et politique de Staline dix jours avant que Lénine proclamât l'orientation vers la révolution socialiste.
Le 28 mars, en même temps que la conférence des présidents des principaux soviets de Russie, s'ouvrit à Pétrograd la conférence panrusse des bolchéviks, convoquée par le bureau du Comité central. Malgré le mois écoulé depuis l'insurrection, il régnait un complet désarroi dans le parti, désarroi que la direction des deux dernières semaines n'avait fait qu'approfondir. Aucune délimitation des tendances ne s'était encore produite. En déportation, il avait fallu pour cela l'arrivée de Spandarian, maintenant le parti devait attendre Lénine. Les patriotes extrêmes, dans le genre de Voïtinsky, Eliava et autres, continuaient à se nommer bolchéviks et ils participèrent à la conférence du parti à côté de ceux qui se considéraient internationalistes. Les patriotes se mettaient en avant avec bien plus de résolution et d'audace que les demi-patriotes, qui reculaient et se justifiaient. La majorité des délégués appartenait au marais et trouva naturellement en Staline son porte-parole. « L'attitude envers le Gouvernement provisoire est la même chez tous », dit le délégué de Saratov, Vassiliev. « Il n'y a pas de désaccords quant aux actions pratiques entre Staline et Voïtinsky », affirmait avec satisfaction Krestinsky. Le lendemain, Voïtinsky passait aux rangs des menchéviks et, sept mois plus tard, conduisait un détachement de cosaques contre les bolchéviks.
La conduite de Kaménev au procès n'était, semble-t-il, pas oubliée. Il est possible aussi qu'on ait parlé, parmi les délégués, du télégramme secret au grand-duc. Peut-être Staline rappela-t-il, à sa manière sournoise, ces erreurs de son ami. En tout cas le principal rapport politique, sur l'attitude envers le Gouvernement provisoire ne fut pas confié à Kaménev, mais à Staline, pourtant moins connu. Le procès-verbal du rapport a conservé et représente pour l'historien et le bigraphe un document inappréciable : il s'agit du problème central de la révolution, des relations entre les soviets, qui s'appuient directement sur les ouvriers armés et les soldats, et le gouvernement bourgeois, qui ne s'appuie que sur la servilité des leaders des soviets. « Le pouvoir s'est partagé entre deux organes, dit à la conférence Staline, dont aucun n'a tout le pouvoir... Le soviet a pris en fait l'initiative des transformations révolutionnaires, le soviet est le chef révolutionnaire du peuple insurgé, l'organe qui contrôle le Gouvernement provisoire. Le Gouvernement provisoire a pris en fait le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire. Le soviet mobilise les forces, contrôle. Le Gouvernement provisoire, avec des hésitations et de la confusion, prend le rôle de consolidateur des conquêtes que le peuple a en réalité déjà faites. » Cette citation vaut tout un programme !
Le rapporteur présente les relations entre les deux classes fondamentales de la société comme une division du travail entre deux « organes » : les soviets, c'est-à-dire les ouvriers et les soldats, font la révolution; le gouvernement, c'est-à-dire les capitalistes et les propriétaires fonciers libéraux, la « consolident ». Dans les années 1905-1907, Staline lui-même avait écrit plus d'une fois, répétant Lénine : « La bourgeoisie russe est antirévolutionnaire, elle ne peut être ni le moteur ni encore moins le chef de la révolution, et il faut mener une lutte opiniâtre contre elle. » Cette idée politique directrice du bolchévisme n'avait été nullement réfutée par le déroulement de la révolution de Février. Milioukov, chef de la bourgeoisie libérale, avait déclaré à une conférence de son parti, quelques jours avant l'insurrection : « Nous marchons sur un volcan... Quel que soit le pouvoir - bon ou mauvais - il faut maintenant plus que jamais un pouvoir ferme. » Après que l'insurrection, malgré l'opposition de la bourgeoisie, eut éclaté, il ne restait plus aux libéraux qu'à se placer sur le terrain préparé par sa victoire. C'était précisément Milloukov qui, après avoir déclaré la veille que même une monarchie raspoutinienne valait mieux que l'éruption volcanique, dirigeait maintenant le Gouvernement provisoire, lequel devait, selon Staline, « consolider » les conquêtes de la révolution, mais en réalité ne cherchait qu'à l'étrangler. Pour les masses insurgées, la révolution signifiait l'abolition des anciennes formes de propriété, les formes mêmes que le Gouvernement provisoire défendait. L'implacable lutte des classes, qui, malgré les efforts des conciliateurs, tendait chaque jour à se transformer en guerre civile, Staline la représentait comme une simple division du travail entre deux appareils. Le menchévik de gauche Martov n'allait même pas si loin. En fait, c'était, dans son expression la plus vulgaire, la théorie de Tsérételli, oracle des conciliateurs : dans l'arène de la démocratie agissent des forces « modérées » et des forces plus « résolues », et elles se partagent le travail : les unes conquièrent, les autres consolident. Nous avons ici, devant nous, sous sa forme achevée, le schéma de la future politique staliniste en Chine (1924-1927), en Espagne (1934-1939), ainsi que de tous les malheureux « fronts populaires » en général.
« Il ne nous convient pas de forcer maintenant les événements, continuait le rapporteur, en accélérant le procès de séparation des couches bourgeoises... Il nous faut gagner du temps, en freinant la séparation des couches de la bourgeoisie moyenne, pour nous préparer à la lutte contre le Gouvernement provisoire. » Les délégués écoutaient ces arguments avec une vague inquiétude. « Ne pas effaroucher la bourgeoisie », cela avait toujours été le mot d'ordre de Plékhanov et, au Caucase, de Jordania. Le bolchévisme avait grandi dans une lutte acharnée contre ce courant d'idées. « Freiner la séparation » de la bourgeoisie ne peut se faire qu'en freinant la lutte des classes du prolétariat; ce ne sont au fond que les deux côtés d'un seul et même procès. « Quand on parlait de ne pas effaroucher la bourgeoisie..., écrivait Staline lui-même en 1913, peu de temps avant son arrestation, on ne faisait naître qu'un sourire, car il était clair que la social-démocratie se disposait, non seulement à "effaroucher", mais encore à rejeter de ses positions cette même bourgeoisie, en la personne de ses avocats, les cadets. » Il est même difficile de comprendre comment un vieux bolchévik avait pu oublier à ce point l'histoire, longue de quatorze ans, de sa fraction pour, au moment le plus critique, recourir aux formules les plus néfastes du menchévisme. L'explication est que la pensée de Staline n'est pas sensible aux idées générales et que sa mémoire ne les retient pas. Il les utilise selon ses besoins, d'occasion en occasion, et les rejette sans regret, presque automatiquement. Dans l'article de 1913, il s'agissait des élections à la Douma. « Rejeter de ses positions » la bourgeoisie signifiait simplement enlever des mandats aux libéraux. Maintenant, il s'agissait du renversement révolutionnaire de la bourgeoisie. Cette tâche, Staline la rejetait dans un avenir lointain. Maintenant, tout comme les menchéviks, il considérait nécessaire de « ne pas effaroucher la bourgeoisie ».
Après avoir présenté la résolution du Comité central, élaborée avec sa participation, Staline déclare inopinément qu’« il n'est nullement d'accord avec elle et se joint plutôt à celle du soviet de Krasnoïarsk ». Ce qui s'était passé dans les coulisses lors de cette manœuvre n'est pas clair. Staline lui-même avait pu participer à l'élaboration de la résolution du soviet de Krasnoïarsk, par où il était passé en revenant de Sibérie. Il est possible que, ayant maintenant tâté l'état d'esprit des délégués, il essaie de se séparer légèrement de Kaménev. Cependant, la résolution de Krasnoïarsk est à un niveau encore plus bas que le document de Pétersbourg. « ... Expliquer aussi complètement que possible que la seule source du pouvoir et de l'autorité du Gouvernement provisoire est la volonté du peuple, auquel le Gouvernement provisoire est tenu d'obéir complètement, et ne soutenir le Gouvernement provisoire... que dans la mesure où il entreprend de satisfaire les revendications de la classe ouvrière et de la paysannerie révolutionnaire. » Le secret apporté de Sibérie s'avère très simple : la bourgeoisie est « tenue d'obéir complètement » au peuple et de « se mettre à satisfaire » les ouvriers et les paysans. Dans quelques semaines la formule du soutien de la bourgeoisie « dans la mesure où... » deviendra chez les bolchéviks un objet de risée générale. Pourtant, dès maintenant, quelques délégués protestent contre le fait de soutenir le gouvernement du prince Lvov : cette idée allait trop à l'encontre de toute la tradition du bolchévisme. Le lendemain, le social-démocrate Stéklov, lui-même défenseur de la formule « dans la mesure où... », mais, en tant que membre de la « commission de contact », bien informé de ce qui se passait dans les sphères de droite, peignit imprudemment à la conférence des soviets un tel tableau de l'activité du Gouvernement provisoire - opposition aux réformes sociales, lutte pour la monarchie, lutte pour les annexions - que la conférence des bolchéviks, alarmée, se détourna de la formule du soutien. « Il est clair qu'il doit être question maintenant, non pas de soutien, déclara le modéré Noguine, formulant ainsi l'état d'esprit de nombreux délégués, mais d'opposition. » La même idée fut exprimée par le délégué Skrypnik, qui appartenait à l'aile gauche : « Après le rapport fait hier par Staline bien des choses ont changé... Le Gouvernement provisoire trame un complot contre le peuple et la révolution..., et la résolution parle de soutien. » Découragé, Staline, dont la perspective n'avait pas subsisté vingt-quatre heures, propose de « charger la commission de changer le passage sur le soutien ». La conférence va plus loin : « La majorité, avec quatre voix contre, décide d'exclure de la résolution la clause sur le soutien. »
On pourrait penser que tout le schéma du rapporteur sur la division du travail entre prolétariat et bourgeoisie fut voué à l'oubli. En fait, on enleva de la résolution seulement une phrase, mais non l'idée. La peur d'« effaroucher la bourgeoisie » restait tout entière. L'essence de la résolution se réduisait à un appel à inciter le gouvernement provisoire « à la lutte la plus énergique pour la liquidation complète de l'ancien régime », alors que le Gouvernement provisoire menait « la lutte la plus énergique » pour la restauration de la monarchie. La conférence n'alla pas au-delà d'une pression amicale sur les libéraux. D'une lutte indépendante pour la conquête du pouvoir, ne fût-ce qu'au nom des tâches démocratiques, il ne fut pas question. Comme pour révéler plus clairement encore le véritable esprit des décisions prises, Kaménev déclara à la conférence des soviets, qui se tenait au même moment, que sur la question du pouvoir, il était « heureux » de joindre les voix des bolchéviks à la résolution officielle, introduite et défendue par le dirigeant des menchéviks de droite, Dan. La scission de 1903, approfondie à la conférence de Prague de 1913, devait sembler à la lumière de c'es faits un simple malentendu !
Ce n'est donc pas par hasard que, le lendemain, la conférence bolchéviste examina la proposition d'unifier les deux partis présentée par le dirigeant des menchéviks de droite, Tsérételli. Staline prit envers la proposition l'attitude la plus sympathique : « Nous devons accepter. Il faut déterminer nos propositions quant à la ligne de l'unification. L'unification est possible suivant la ligne de Zimmerwald-Kienthal. » Cette « ligne », c'était celle des deux conférences socialistes tenues en Suisse avec une prédominance de pacifistes modérés... Molotov qui, deux semaines auparavant, avait été puni pour être trop à gauche, présenta de timides objections : « Tsérételli désire unifier des éléments hétérogènes... L'unification suivant cette ligne est incorrecte... » Zaloutsky, une des futures victimes de l'épuration, proteste plus résolument : « Partir du simple désir d'unification, un rêveur peut le faire, mais non pas un social-démocrate... Il est impossible de s'unifier sur la base d'une adhésion superficielle à Zimmerwald-Kienthal... Il est nécessaire de présenter une plate-forme déterminée. » Mais Staline, traité de rêveur, resta sur ses positions : « On ne doit pas devancer ni anticiper des désaccords. Sans désaccords, il n'y a pas de vie dans un parti. A l'intérieur du parti nous réglerons les petits désaccords. » Il est difficile d'en croire ses yeux : les désaccords avec Tsérételli, inspirateur du bloc soviétique de droite, Staline les déclare être de petits désaccords qu'on peut « régler » à l'intérieur d'un même parti. Les débats eurent lieu le 1° avril. Trois jours plus tard, Lénine déclare à Tsérételli une guerre à mort. Deux mois plus tard, Tsérételli désarmera et arrêtera les bolchéviks.
La conférence de mars 1917 est extrêmement importante pour apprécier l'état d'esprit des couches supérieures du parti bolchéviste immédiatement après la révolution de Février et, en particulier, de Staline tel qu'il est rentré de Sibérie, où pendant quatre ans il avait dû penser par lui-même. Il apparaît devant nous, émergeant des pages des maigres procès-verbaux, comme un démocrate plébéien et un provincial borné que les conditions de l'époque ont forcé à prendre une coloration marxiste. Ses articles et ses discours pendant ces semaines-là jettent une lumière infaillible sur sa position au cours des années de guerre : si en Sibérie il s'était tant soit peu approché des idées de Lénine, comme le prétendent les Mémoires écrits vingt ans plus tard, il n'aurait pu, en mars 1917, s'embourber aussi désespérément dans l'opportunisme. L'absence de Lénine et l'influence de Kaménev lui permirent de révéler à l'aube de la révolution ses traits les plus organiques : manque de confiance dans les masses, manque d'imagination, courte vue, inclination à suivre la ligne de moindre résistance. Ces caractéristiques de Staline, nous les verrons plus tard dans tous les grands événements dans lesquels il sera amené à jouer un rôle dirigeant. Rien d'étonnant à ce que la conférence de mars, où le politicien Staline se révéla complètement, soit maintenant rayée de l'histoire du parti et que les procès-verbaux en soient tenus sous sept clefs. En 1923, trois copies furent secrètement préparées pour les membres de la Troïka : Staline, Zinoviev, Kaménev. C'est seulement en 1926, quand Zinoviev et Kaménev passèrent à l'opposition contre Staline, que je reçus d'eux ce document remarquable, ce qui me donna par la suite la possibilité de le publier à l'étranger.
Mais, après tout, les procès-verbaux ne se distinguent en rien d'essentiel des articles de la Pravda; ils ne font que les compléter. Il ne reste de ces journées-là aucune déclaration, proposition, protestation, où Staline ait opposé d'une façon tant soit peu articulée le point de vue bolchéviste à la politique de la démocratie petite-bourgeoise. Un des historiens de cette période, le menchévik de gauche Soukhanov, auteur du manifeste mentionné plus haut, « Aux travailleurs du monde entier », dit dans ses irremplaçables Notes sur la révolution : « Chez les bolchéviks, à ce moment-là, il y avait, outre Kaménev, Staline qui paraissait au Comité exécutif... Pendant la période de son activité modeste... (il) produisit - et non pas sur moi seulement, - l'impression d'une tâche grise, apparaissant et disparaissant d'une manière terne et sans laisser de trace. Il n'y a vraiment rien d'autre à dire de lui. » Par la suite, Soukhanov paya de sa vie ce refus d'en dire plus.
Le 3 avril, après avoir traversé l'Allemagne ennemie, arrivèrent à Pétrograd, à la gare de Finlande, Lénine, Kroupskaïa, Zinoviev et d'autres... Un groupe de bolchéviks, Kaménev en tête, partit à la rencontre de Lénine en Finlande. Staline n'était pas de leur nombre, et ce petit fait montre mieux que quoi que ce soit qu'il n'y avait rien qui pût ressembler à une intimité personnelle entre Lénine et lui. « A peine était-il entré et s'était-il assis sur un divan », raconte Raskolnikov, officier de la flotte et futur diplomate soviétique, « que Vladimir Ilitch lança aussitôt à Kaménev : « Qu'est-ce que vous imprimez donc dans la Pravda ? Nous avons vu quelques numéros et nous étions furieux contre vous... » Après des années de travail commun à l'étranger, Kaménev était assez habitué à des douches aussi glacées, et elles ne l'empêchaient pas, non seulement d'aimer Lénine, mais de l'adorer, d'adorer tout ensemble sa passion, sa profondeur, sa simplicité, ses dictons, dont il se moquait d'avance, et son écriture, qu'il imitait involontairement. Bien des années plus tard, quelqu'un se souvînt que Lénine, durant le voyage, avait demandé des nouvelles de Staline. Cette question naturelle (Lénine demanda certainement des nouvelles de tous les membres du vieil état-major bolchéviste) servit par la suite de sujet à un film soviétique.
A propos de la première intervention de Lénine à la conférence des bolchéviks, un chroniqueur attentif et consciencieux de la révolution écrit : « Je n'ai pas oublié ce discours tonitruant, qui me secoua et me stupéfia, et non pas seulement moi, hérétique venu par hasard, mais aussi tous les orthodoxes. J'affirme que personne ne s'attendait à rien de semblable. » Il ne s'agit pas de foudres oratoires, dont Lénine était avare, mais de toute la direction de sa pensée. « Il ne nous faut pas de république parlementaire, il ne nous faut pas de démocratie bourgeoise, il ne nous faut aucun autre gouvernement que les soviets des députés des ouvriers, des soldats et des paysans pauvres ! » Dans la coalition des socialistes avec la bourgeoisie libérale, c'est-à-dire dans le « front populaire » d'alors, Lénine ne voyait que trahison du peuple. Il se moquait férocement de la formule usuelle d'une « démocratie révolutionnaire » qui réunirait les ouvriers et la petite bourgeoisie, les populistes, les menchéviks et les bolchéviks. Dans les partis conciliateurs, qui prédominaient dans les soviets, il ne voyait pas des alliés, mais des adversaires irréconciliables. « Cela seul, remarqua Soukhanov, suffisait en ces temps-là à faire tourner les têtes ! »
Le parti ne fut pas moins pris à l'improviste par Lénine qu'il ne l'avait été par la révolution de Février. Les critères, les mots d'ordre, les façons de parler, qui s'étaient formés dans les cinq semaines de révolution tombèrent en poussière. « Il attaqua d'une manière résolue la tactique qu'avaient suivie, avant son arrivée, les groupes dirigeants du parti et les divers camarades », écrit Raskolnikov. Il s'agit en premier lieu de Staline et de Kaménev. « Les militants les plus responsables du parti étaient présents. Mais même pour eux le discours d'Ilitch était une constante révélation. Il creusait un fossé entre, la tactique d'hier et celle d'aujourd'hui. » Il n'y eut pas de débats. Tout le monde était trop abasourdi. Personne ne voulait s'exposer aux coups de ce chef furieux. Entre soi, dans les coins, on chuchotait qu'Ilitch était resté trop longtemps à l'étranger, qu'il s'était coupé de la Russie, qu'il ne connaissait pas la situation, pis encore, qu'il était passé à la position du trotskisme. Staline, hier rapporteur à la conférence du parti, se tut. Il comprit qu'il avait fait une gaffe formidable, bien plus sérieuse qu'autrefois au congrès de Stockholm, quand il avait défendu le partage de la terre, ou un an plus tard, quand il s'était déclaré hors de propos pour le boycott. Non, mieux valait maintenant rester dans l'ombre. Nul ne se demanda ce que Staline pensait de la question. Nul, dans ses Mémoires, ne se souvient de sa conduite dans les semaines qui suivirent.
Entre-temps, Lénine ne restait pas inactif : il examinait la situation de son regard pénétrant, assaillait ses amis de questions, tâtait le pouls des ouvriers. Dès le lendemain, il présenta au parti un bref résumé de ses vues, qui est devenu le document le plus important de la révolution sous le nom de « Thèses du 4 avril ». Lénine ne craignait pas d'effaroucher, non seulement les libéraux, mais aussi les membres du Comité central bolchéviste. Il ne jouait pas à cache-cache avec les chefs prétentieux des partis soviétiques, mais mettait à nu la logique du mouvement des classes. Après avoir écarté la formule poltronne et impuissante « dans la mesure où... », il montrait au parti quelle était sa tâche : conquérir le pouvoir. Mais avant tout il faut déterminer quel est le véritable ennemi. Les monarchistes Cent-noirs, terrés dans leurs trous, n'ont aucune importance. L'état-major de la contre-révolution bourgeoise est le Comité central du parti cadet et le Gouvernement provisoire inspiré par lui. Mais celui-ci n'existe que par la confiance que lui accordent les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, lesquels, à leur tour, se maintiennent par la crédulité des masses populaires. Dans ces conditions, il ne peut pas être question d'employer la violence révolutionnaire. Il faut d'abord conquérir les masses. Ne pas s'unifier et ne pas fraterniser avec les populistes et les menchéviks, mais les dénoncer, devant les ouvriers, les soldats et les paysans comme des agents de la bourgeoisie. « Le véritable gouvernement, c'est le soviet des députés ouvriers... Notre parti est en minorité dans le soviet... Rien à faire ! qu'à expliquer aux masses patiemment, obstinément, systématiquement, l’erreur de leur tactique. Tant que nous sommes en minorité, nous menons un travail de critique pour éclairer les masses. » Tout était simple et sûr dans ce programme et chaque clou bien enfoncé. Sous les thèses se trouvait une seule signature : Lénine. Ni le comité central ni la rédaction de la Pravda ne firent leur ce document explosif.
Ce même jour, le 4 avril, Lénine fit son apparition à cette conférence du parti à laquelle Staline avait exposé sa théorie de la division pacifique du travail entre le gouvernement provisoire et les soviets. Le contraste était cruel. Pour l'adoucir, Lénine, contrairement à son habitude, ne fit pas l'analyse des résolutions déjà adoptées, mais leur tourna tout simplement le dos. Il éleva la conférence à un niveau supérieur et la força à voir des perspectives nouvelles, dont les chefs temporaires, ne s'étaient nullement doutés. « Pourquoi n'a-t-on pas pris le pouvoir ? » demanda le nouveau rapporteur, et il énuméra les explications courantes : la révolution bourgeoise, elle ne faisait que passer par sa première étape, la guerre créait des difficultés particulières, etc. « Ce sont là des bêtises. Le fait est que le prolétariat n'est pas assez conscient et pas assez organisé. Il faut le reconnaître. La force matérielle est dans les mains du prolétariat, mais la bourgeoisie s'est montrée consciente et préparée. » De la sphère de la pseudo-objectivité, où Staline, Kaménev et les autres tentaient de se dérober aux tâches de la révolution, Lénine transportait la question dans la sphère de la conscience et de l'action. Le prolétariat n'a pas pris le pouvoir en février, non parce que cela était interdit par la sociologie, mais parce qu'il a laissé les conciliateurs le tromper dans l'intérêt de la bourgeoisie. Rien de plus ! Même nos bolchéviks, continua-t-il, ne nommant encore personne, font preuve de crédulité envers le gouvernement. On ne peut expliquer cela que par le vertige créé par la révolution. C'est la ruine du socialisme... S'il en est ainsi, nous ne suivons pas la même voie. Je préférerais rester en minorité. » Staline et Kaménev se reconnurent sans peine. Toute la conférence comprit de qui il s'agissait. Les délégués ne doutaient pas qu'en menaçant de faire scission, Lénine ne plaisantait pas. Comme tout cela était loin du « dans la mesure où... » et en général de la politique terre à terre des jours précédents !
Quant à la guerre, l'axe de la question est déplacé avec non moins de résolution. Nicolas Romanov est renversé. Le Gouvernement provisoire a, à moitié, proclamé la république. Mais la nature de la guerre en a-t-elle changé ? En France la république existe depuis longtemps, et pas pour la première fois; la guerre que mène ce pays n'en reste pas moins impérialiste. C'est la nature de la classe dirigeante qui déterminé celle de la guerre. « Quand les masses déclarent qu'elles ne veulent pas de conquêtes, je les crois. Quand Goutchkov et Lvov disent qu'ils ne veulent pas de conquêtes, ils sont des menteurs. » Ce simple critère est profondément scientifique en même temps qu'accessible à chaque soldat dans les tranchées. Ici Lénine porte un coup direct, nommant la Pravda par son nom. « Réclamer du gouvernement des capitalistes qu'il renonce aux annexions, ce sont là des fadaises, c'est une moquerie évidente... » Ces mots atteignent directement Staline. « Terminer la guerre par une paix qui ne repose pas sur la violence, c'est impossible sans renverser le capital. » Cependant, les conciliateurs soutiennent le capital et la Pravda soutient les conciliateurs. « L'appel du soviet ne contient pas un mot qui soit pénétré de conscience de classe. Ce ne sont que des phrases. » Il s'agit du même manifeste que Staline avait salué comme la voix de l'internationalisme. Les phrases pacifistes, lorsque subsistent les anciennes alliances, les anciens traités, les anciens buts de guerre, ne sont qu'un moyen de tromper les masses. « Ce qui est propre à la Russie, c'est un passage extrêmement rapide de la violence sauvage à la tromperie la plus subtile. » Trois jours plus tôt Staline s'était déclaré prêt à l'unité avec le parti de Tsérételli. « J'entends dire, déclare Lénine, qu'en Russie il y a une tendance unitaire; l'unification avec les défensistes, c'est la trahison du socialisme. Je pense qu'il vaut mieux seul, comme Liebknecht. Un contre 110 ! Il est même inadmissible de garder plus longtemps le même nom que les menchéviks, celui de social-démocratie. Je propose personnellement de changer le nom du parti, de le nommer parti communiste. » Pas un seul des participants à la conférence, pas même Zinoviev arrivé avec Lénine, ne soutint cette proposition, qui semblait une rupture sacrilège avec leur propre passé.
La Pravda, que Kaménev et Staline continuaient à diriger, déclara que les thèses de Lénine étaient son opinion personnelle, que le bureau du Comité central ne les avait pas acceptées et que la Pravda elle-même restait sur ses anciennes positions. La déclaration avait été écrite par Kaménev. Staline garda le silence. Dès lors il lui faudra se taire pendant longtemps. Les idées de Lénine lui semblent des fantaisies d'émigré. Mais il attend la réaction de l'appareil du parti. « Il faut reconnaître ouvertement, écrivit par la suite le bolchévik Angarsky, qui fit la même évolution que les autres, qu'un très grand nombre de vieux bolcheviks... dans la question du caractère de la révolution de 1917 conservaient les vieilles conceptions bolchévistes de 1905 et, qu'abandonner ces conceptions, les reconnaître dépassées, cela ne se fit pas si facilement. » Il s'agissait, en fait, non pas d’« un très grand nombre de vieux bolchéviks », mais de tous sans exception. A la conférence de mars, où s'étaient réunis les cadres du parti de tout le pays, pas une seule voix ne s'était élevée en faveur de la lutte pour le pouvoir des soviets. Tous avaient à se réarmer. Des seize membres du comité de Pétrograd deux seulement se joignirent aux thèses, et pas d'un seul coup. « Bien des camarades indiquaient, relate Tsikhone, que Lénine avait été coupé de la Russie, qu'il ne tenait pas compte du moment présent, etc.» Un bolchévik de province, Lébédev raconte comment l'agitation de Lénine fut d'abord blâmée par les bolchéviks; « elle s'avérait utopique et s'expliquait par sa longue séparation de la vie russe ». Un des inspirateurs de ces jugements était, sans aucun doute, Staline, qui avait toujours traité de haut les « étrangers ». Quelques années plus tard, Raskolnikov se souvenait de ceci. « L'arrivée de Vladimir Ilitch provoqua un revirement complet dans la tactique de notre parti. Il faut reconnaître qu'avant son arrivée, il y avait une assez grande confusion dans le parti... La tâche de la prise du pouvoir était peinte sous la forme d'un idéal lointain... On considérait suffisant de faire telles on telles réserves en soutenant le Gouvernement provisoire... Le parti ne disposait pas de dirigeant ayant de l'autorité qui pût le souder en un bloc et l'entraîner derrière lui. » En 1922, il ne pouvait venir à l'idée de Raskolnikov de voir en Staline un « dirigeant ayant de l'autorité ». « Nos dirigeants », écrit un ouvrier de l'Oural, Markov, que la révolution avait trouvé travaillant au tour, « allaient à l'aveuglette avant l'arrivée de Vladimir Ilitch..., la position de notre parti se mit à s'éclaircir avec la parution de ses thèses fameuses. » « Rappelez-vous quel fut l'accueil fait aux thèses d'Avril de Vladimir Ilitch », dit Boukharine peu de temps après la mort de Lénine, « quand une partie de notre propre organisation ne les considérait guère moins qu'une trahison de l'idéologie marxiste couramment acceptée ». Cette « partie de notre propre organisation » - cela avait été toute sa couche dirigeante, sans exception aucune. « Avec l'arrivée de Lénine en Russie en 1917, écrivit Molotov en 1924, notre parti sentit un terrain sous ses pieds... Avant ce moment-là le parti n'avait fait que chercher sa voie à tâtons, avec faiblesse et indécision... Le parti manquait de la clarté et de la résolution exigées par les circonstances révolutionnaires... » C'est Loudmila Stahl qui, la première, décrivit le plus précisément et le plus clairement le changement qui eut lieu alors : « Avant l'arrivée de Lénine, tous les camarades erraient dans les ténèbres », dit-elle le 14 avril 1917, au moment le plus grave de la crise du parti. « Voyant l'initiative créatrice du peuple, nous ne savions en tenir compte... Nos camarades se bornaient simplement à la préparation de l'Assemblée constituante par des méthodes parlementaires et n'avaient nullement étudié les possibilités d'aller plus loin. Maintenant, après, avoir accepté le mot d'ordre de Lénine, nous allons faire ce que la vie même nous dicte. »
Pour Staline, personnellement, le réarmement du parti en avril eut un caractère extrêmement humiliant. Il était arrivé de Sibérie avec l'autorité d'un vieux bolchévik, le titre de membre du Comité central, le soutien de Kaménev et de Mouranov. Lui aussi, il avait commencé par un « réarmement » de son cru, après avoir rejeté la politique des dirigeants locaux comme trop radicale et s'être engagé personnellement par une série d'articles dans la Pravda, un rapport à la conférence et la résolution du soviet de Krasnoïarsk. Dans le feu même de cette activité qui, par son caractère était celle d'un chef, Lénine parut. Il vint à la conférence tout comme un inspecteur arrive dans une classe et, après avoir saisi au vol quelques phrases, tourne le dos au maître et d'un coup d'éponge efface du tableau tous les gribouillages futiles de celui-ci. Chez les délégués, les sentiments de stupeur et d'indignation se changèrent en admiration. Chez Staline, il n'y eut pas d'admiration, mais un cruel affront, un sentiment d'impuissance et de l'envie. Il avait été humilié devant tout le parti bien plus durement que devant la conférence restreinte de Cracovie, après son infortunée période de direction de la Pravda. Lutter aurait été inutile : lui aussi voyait maintenant de nouveaux horizons qu'il ne soupçonnait pas hier. Il ne lui restait qu'à serrer les dents et se taire. Le souvenir du bouleversement opéré par Lénine en avril 1917 pénétra pour toujours sa conscience comme une cuisante écharde. Il s'empara plus tard des procès-verbaux de la conférence de mars et tenta de les cacher au parti et à l'histoire. Mais cela ne résolvait pas tout. Dans les bibliothèques, il restait des collections de la Pravda de 1917. Le journal fut même bientôt réimprimé sous forme de recueil : les articles de Staline parlaient d'eux-mêmes. De nombreux Souvenirs de la crise d'avril remplirent, dans les premières années de la révolution, les revues historiques et les numéros anniversaires des journaux. Il fallut peu à peu retirer tout cela de la circulation, falsifier, remplacer. Le mot même de « réarmement » du parti, utilisé par moi en passant en 1922, devint, par la suite, l'objet d'attaques de plus en plus féroces de la part de Staline et de ses historiens.
Certes, en 1924, Staline lui-même jugeait encore plus prudent de reconnaître, avec toute l'indulgence qu'il croyait pouvoir s'accorder, l'erreur de sa position au début de la révolution. « Le parti..., écrit-il, avait accepté la politique selon laquelle les soviets devaient faire pression sur le Gouvernement provisoire dans la question de la paix et il ne se décida pas d'un seul coup à faire un pas en avant... jusqu'au nouveau mot d'ordre du pouvoir des soviets... C'était une position profondément erronée, car elle semait des illusions pacifistes, apportait de l'eau au moulin du défensisme et entravait l'éducation révolutionnaire des masses. Cette position erronée, je la partageais alors avec d'autres camarades du parti et je ne m'en séparai complètement qu'à la mi-avril, lorsque J'acceptai les thèses de Lénine. » Cet aveu public, nécessaire pour couvrir ses arrières dans la lutte qui commençait alors contre le trotskisme, était déjà devenu embarrassant deux ans plus tard. En 1926, Staline nia catégoriquement le caractère opportuniste de sa politique de mars 1917 : « Ce n'est pas vrai, camarades, ce sont des commérages », et il admit seulement qu'il avait eu « certaines hésitations »... « Mais qui d'entre nous n'a jamais eu d'hésitations passagères ? » Quatre ans plus tard, Iaroslavsky, qui, en tant qu'historien, avait mentionné le fait que Staline avait occupé au début de la révolution une « position erronée », fut soumis de tous côtés à une persécution féroce. Il était déjà impossible de souffler mot des « hésitations passagères ». L'idole du prestige est un monstre dévorant l Enfin, dans l'Histoire du parti publiée par lui-même, Staline s'attribue la position de Lénine et ses propres conceptions deviennent le, lot de ses ennemis. « Kaménev et quelques militants de l'organisation de Moscou, par exemple Rykov, Boubnov, Noguine », dit cette Histoire peu ordinaire, « se trouvaient sur la position semi-menchéviste du soutien du Gouvernement provisoire et de la politique des défensistes. Staline, qui venait de rentrer de déportation, Molotov et d'autres, avec la majorité du parti, défendirent la politique qui consistait à ne pas faire confiance au Gouvernement provisoire, intervinrent contre le défensisme », etc. Ainsi, par transitions successives des faits à la fiction, le noir fut changé en blanc. Cette méthode, que Kaménev nomma le « dosage du mensonge », se rencontre à travers toute la vie de Staline et trouve son expression suprême, mais aussi son effondrement, dans les procès de Moscou.
Deuxième partie[modifier le wikicode]
Analysant les conceptions des deux fractions de la social-démocratie en 1909, l'auteur de ce livre écrivait : « les aspects antirévolutionnaires du menchévisme se révèlent dans toute leur force dès maintenant; les traits révolutionnaires du bolchévisme menacent de devenir un énorme danger seulement en cas de victoire révolutionnaire. » En mars 1917, après le renversement du tsarisme, les vieux cadres du parti donnèrent à ces traits anti-révolutionnaires du bolchévisme leur expression extrême : même la ligne de démarcation entre bolchévisme et menchévisme semblait effacée. Il fallait un réarmement radical du parti, que Lénine - lui seul était à la hauteur de cette tâche - accomplit en avril. Staline, semble-t-il, n'intervint pas une seule fois publiquement contre Lénine, mais pas davantage en faveur. Il s'écarta sans bruit de Kaménev, tout comme dix ans plus tôt il s'était séparé des boycottistes, tout comme à la conférence de Cracovie il avait silencieusement laissé les conciliateurs à leur propre sort. Il n'était pas dans ses habitudes de défendre une idée si elle ne promettait pas de succès immédiat. Du 14 au 22 avril, se tint la conférence de l'organisation de Pétrograd. L'influence de Lénine y était déjà dominante; pourtant les débats eurent encore par moments un caractère assez vif. Parmi les participants, nous rencontrons Zinoviev, Kaménev, Tomsky, Molotov et autres bolchéviks connus. Staline ne se montra pas du tout. Il voulait, semble-t-il, qu'on l'oubliât pour quelque temps.
Le 24 avril s'ouvrit à Pétrograd la conférence panrusse du parti bolchéviste, qui devait définitivement liquider l'héritage de la conférence de mars. Cent cinquante délégués environ représentaient 79 000 membres du parti; de ceux-ci 15 000 étaient dans la capitale. Pour un parti antipatriotique, sorti à peine de la clandestinité, ce n'était certainement pas mal. La victoire de Lénine se manifesta dès l'élection du bureau de cinq membres, parmi lesquels ne furent inclus ni Kaménev, ni Staline, responsables de la politique opportuniste de mars. Kaménev trouva en lui assez de courage pour demander à faire un corapport à la conférence. « Reconnaissant que, formellement et en fait, le vestige classique du féodalisme, la grande propriété foncière, n'a pas encore été liquidé,... il est prématuré de dire que la démocratie bourgeoise a épuisé toutes ses possibilités. » Telle était l'idée fondamentale de Kaménev et de ses compagnons d'idées : Rykov, Noguine, Dzerjinsky, Angarsky et autres : « L'impulsion vers la révolution sociale, dit Rykov, doit venir de l'Occident. » La révolution bourgeoise n'est pas achevée, insistaient, à la suite de Kaménev, les orateurs de l'opposition. C'était exact. Cependant la mission du Gouvernement provisoire n'était nullement de l'achever, mais de la rejeter en arrière. C'est précisément pourquoi il n'était possible d'achever la révolution démocratique que par la domination de la classe ouvrière. Les débats prirent un caractère animé, mais restèrent modérés, car, au fond, la question était décidée et Lénine fit tout son possible pour faciliter la retraite à ses adversaires.
Staline intervint dans ces débats en donnant une brève réplique à son allié de la veille. Si nous n'appelons pas au renversement immédiat du Gouvernement provisoire, avait dit Kaménev dans son corapport, nous devons en revendiquer le contrôle; autrement, les masses ne nous comprendraient pas. Lénine rétorqua que le « contrôle » du prolétariat sur un gouvernement bourgeois, surtout dans des circonstances révolutionnaires, a un caractère fictif ou bien se réduit à la collaboration avec lui. Staline jugea opportun de déclarer son désaccord avec Kaménev. Pour donner une apparence d'explication à son changement de position, il se servit d'une note publiée le 19 avril par le ministre des Affaires étrangères, Milloukov, qui, par l'excessive franchise de son impérialisme, fit sortir les soldats dans la rue et créa une crise gouvernementale. La conception léniniste de la révolution ne procédait pas de quelque note diplomatique isolée, se distinguant fort peu des autres actes du gouvernement, mais des relations entre les classes. Quant à Staline, aucune conception générale ne l'intéressait, il lui fallait quelque occasion extérieure pour changer de position avec le moins de dommage possible pour son amour-propre. Il « dosa » sa retraite. Dans la première période de la révolution, selon ses termes, « le soviet traça le programme, mais maintenant c'est le Gouvernement provisoire qui le trace ». Après la note de Milioukov « le gouvernement passe à l'offensive contre le soviet, le soviet recule. Parler dès lors de contrôle, c'est parler en l'air ». Tout cela avait un ton artificiel et faux. Mais le but immédiat était atteint : Staline réussit à se délimiter à temps de l'opposition, qui lors des votes ne réunit pas plus de sept voix.
Dans le rapport qu'il présenta sur la question nationale, il fit son possible pour jeter un pont entre son rapport de mars, qui voyait la source de l'oppression nationale exclusivement dans l'aristocratie foncière, et nouvelle position que le parti avait maintenant faite sienne. « L'oppression nationale, dit-il, forcé qu'il était de polémiquer contre lui-même, ne se maintient pas seulement par l'aristocratie foncière. A côté de celle-ci, il existe une autre force, les groupes impérialistes, qui transplantent à l'intérieur de leur propre pays les méthodes d'asservissement de nationalités qu'ils ont faites leurs dans les colonies... » De plus, la grande bourgeoisie entraîne derrière elle « la petite bourgeoisie, une partie de l'intelliguentsia, une partie des sommets de la classe ouvrière, qui jouissent aussi des fruits du pillage ». C'est là le thème que Lénine avait développé avec insistance dans les années de guerre. « Ainsi, continue le rapporteur, se forme tout un chœur de forces sociales qui soutiennent l'oppression nationale. » Pour en finir avec l'oppression, il faut « éliminer ce chœur de la scène politique ». Ayant placé au pouvoir la bourgeoisie impérialiste, la révolution de Février n'avait encore nullement créé les conditions de la liberté nationale. C'est ainsi que le Gouvernement provisoire s'opposait de toutes ses forces à la simple extension de l'autonomie de la Finlande. « De quel côté devons-nous nous mettre ? Evidemment, du côté du peuple finlandais... » L'Ukrainien Piatakov et le Polonais Dzerjinsky.htm intervinrent contre le programme d'autodétermination nationale, le déclarant utopique et réactionnaire. « Il ne nous faut pas mettre en avant la question nationale, dit naïvement Dzerjinsky, car cela recule le moment de la révolution sociale. C'est pourquoi je proposerai de retirer de la résolution la question de l'indépendance de la Pologne. » « La social-démocratie, lui répliqua le rapporteur, en tant qu'elle maintient son orientation vers la révolution socialiste, doit soutenir le mouvement révolutionnaire des peuples dirigé contre l'impérialisme.» Pour la première fois de sa vie, Staline mentionna ici « l'orientation vers la révolution socialiste ». Le feuillet du calendrier Julien portait la date du 29 avril 1917.
S'étant attribué les pouvoirs d'un congrès, la conférence élut un nouveau Comité central, dans lequel entrèrent Lénine, Zinoviev, Kaménev, Milloutine, Noguine, Sverdlov, Smilga, Staline, Fédorov et, comme suppléants, Téodorovitch, Boubnov, Glébov-Avilov et Pravdine. Des 133 délégués avec voix délibérative, seuls 109 pour une raison ou une autre, prirent part au vote secret; peut-être un certain nombre d'entre eux étaient partis. Lénine reçut 104 voix (Staline fut-il du nombre des cinq délégués qui se refusèrent à voter pour Lénine ? ), Zinoviev 101, Staline 97, Kaménev 95. Pour la première fois Staline était élu au Comité central par une assise normale du parti. Il allait avoir 38 ans. Rykov, Zinoviev et Kaménev avaient 23 ou 24 ans quand ils avaient été élus pour la première fois à l'état-major bolchéviste.
A la conférence, une tentative fut faite de laisser Sverdlov hors du Comité central. Lénine raconta l'incident après la mort du premier président de la République soviétique, disant, que ç'avait été une erreur criante de sa part : « Heureusement, ajouta-t-il, on nous corrigea d'en bas. » Lénine lui-même n'avait pas de raison de s'opposer à la candidature de Sverdlov, qu'il connaissait par correspondance comme un révolutionnaire professionnel infatigable. Le plus vraisemblable est que l'opposition vint de Staline, qui n'avait pas oublié comment Sverdlov était venu rétablir l'ordre après lui à Pétersbourg en réorganisant la Pravda; la vie commune à Kouréika n'avait fait que renforcer en lui le sentiment d'hostilité envers Sverdlov. Staline ne pardonnait rien. A la conférence, il tenta, semble-t-il, prendre sa revanche et sut s'assurer le soutien de Lénine par des moyens sur lesquels nous ne pouvons que faire des hypothèses. Pourtant, sa tentative ne réussit pas. Si, en 1912, Lénine se heurta à l'opposition des délégués quand il tenta de faire entrer Staline dans le Comité central, il rencontra maintenant une résistance non moins grande à la tentative de laisser Sverdlov dehors. Des membres du Comité central élus à la conférence d'avril, Sverdlov et Lénine réussirent à mourir à temps. Tous les autres - à l'exception, bien entendu, de Staline lui-même - ainsi que les quatre suppléants tombèrent en disgrâce par la suite et furent officiellement fusillés ou disparurent mystérieusement de l'horizon.
Sans Lénine, nul n'était capable de se retrouver dans une situation nouvelle, tous restaient prisonniers des vieilles formules. Cependant, se borner au mot d'ordre de la dictature démocratique signifiait maintenant comme l'écrivait Lénine « passer en fait à la petite bourgeoisie ». Ce par quoi Staline l'emportait sur les autres, c'était sans doute, qu'il ne s'effrayait pas de ce passage et qu'il s'orientait vers un rapprochement avec les conciliateurs et la fusion avec les menchéviks. Il n'était nullement guidé par le respect des vieilles formules. Le fétichisme des idées lui était étranger : c'est ainsi qu'il renonça sans peine à l'idée courante du rôle contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe. Comme toujours, il agissait empiriquement, sous l'influence de son opportunisme organique qui le poussait toujours à rechercher la ligne de moindre résistance. Mais il ne se trouvait pas seul; pendant trois semaines, il exprima les tendances secrètes de toute la couche des « vieux bolchéviks ».
On ne peut oublier que dans l'appareil du parti bolchéviste prédominait l'intelliguentsia, petite bourgeoise par son origine et ses conditions de vie, marxiste par ses idées et ses liaisons avec le prolétariat. Les ouvriers qui devenaient révolutionnaires professionnels entraient avec empressement dans ce milieu et ne s'en distinguaient bientôt plus. La composition sociale particulière de l'appareil et son autorité sur le prolétariat (l'une et l'autre n'étaient pas le produit du hasard, mais d'une nécessité historique de fer) furent plus d'une fois la cause de vacillations dans le parti et devinrent en fin de compte la source de sa dégénérescence. La doctrine marxiste sur laquelle s'appuyait le parti exprimait les intérêts historiques du prolétariat dans son ensemble; mais les hommes de l'appareil ne s'en appropriaient que des morceaux selon leur expérience personnelle, toujours relativement limitée. Bien souvent, comme s'en plaignait Lénine, ils se bornaient à faire leurs des formules toutes faites et fermaient les yeux sur le changement de la situation. Il leur manquait, dans la majorité des cas, aussi bien la compréhension du procès historique que la liaison quotidienne immédiate avec les masses ouvrières. Aussi restaient-ils sujets à l'influence des autres classes. Pendant la guerre, les sommets du parti furent en grande mesure saisis par l'atmosphère de réconciliation qui venait des milieux bourgeois, à la différence des ouvriers bolchévistes du rang, qui se trouvèrent bien plus stables en face de la vague patriotique.
Ayant ouvert un vaste champ d'action à la démocratie, la révolution donna aux « révolutionnaires professionnels » de tous les partis infiniment plus de satisfaction qu'aux soldats dans les tranchées, aux paysans dans les villages et aux ouvriers dans les usines de guerre. Les militants clandestins d'hier se trouvèrent tout à coup jouer un grand rôle. Les soviets remplaçaient pour eux les parlements, ils pouvaient y débattre librement et y prendre des décisions. Dans leur conscience les contradictions fondamentales entre les classes, qui avaient engendré la révolution, commençaient, pour ainsi dire, à fondre aux rayons du soleil démocratique. Le résultat était que bolchéviks et menchéviks s'unissaient presque partout dans le pays et que là où ils restaient divisés, comme à Pétersbourg, une tendance à l'unité s'exprimait fortement dans les deux organisations. Cependant, dans les tranchées, dans les villages et dans les usines, les antagonismes invétérés prenaient un caractère de plus en plus aigu et féroce, présageant, non pas l'unité, mais la guerre civile. Le mouvement des classes et les intérêts des appareils des partis entraient, comme bien souvent, en contradiction acerbe. Même les cadres du parti bolchéviste, qui avaient acquis une trempe révolutionnaire exceptionnelle, révélèrent au lendemain du renversement de la monarchie une tendance évidente à se séparer des masses et à prendre leurs propres intérêts pour ceux de la classe ouvrière. Que sera-ce donc quand ces cadres deviendront la toute puissante bureaucratie de l'Etat ? Staline ne se préoccupait guère de tout cela. Il était chair de la chair de l'appareil et le plus solide de ses os.
Par quel miracle, pourtant, Lénine réussit-il en quelques semaines à mettre le parti dans une nouvelle voie ? Il faut chercher le mot de l'énigme dans deux directions en même temps : dans les qualités personnelles de Lénine et dans la situation objective. Lénine était fort, non seulement parce qu'il comprenait les lois de la lutte des classes, mais aussi parce qu'il savait prêter l'oreille aux masses vivantes. Il ne représentait pas l'appareil, mais l'avant-garde du prolétariat. Il était convaincu d'avance que dans la couche de la classe ouvrière qui avait prêté son appui au parti illégal, il se trouverait des milliers d'ouvriers qui le soutiendraient, lui, Lénine. Les masses étaient maintenant plus révolutionnaires que le parti; le parti, plus révolutionnaire que l'appareil. Déjà, en mars, les véritables sentiments et points de vue des ouvriers et des soldats avaient réussi en de nombreuses occasions à percer impétueusement et à apparaître au grand jour, en désaccord criant avec les instructions des partis, y compris le parti bolchéviste. L'autorité de Lénine n'était pas absolue, mais elle était grande, car elle s'appuyait sur toute l'expérience du passé. D'autre part, l'autorité de l'appareil, comme aussi son conservatisme, ne venait que de se former. La violente attaque de Lénine n'était pas un acte individuel de son tempérament; il exprimait la pression de la classe sur le parti, du parti sur l'appareil. Celui qui dans ces conditions tentait de s'opposer sentait rapidement le sol se dérober sous ses pieds. Les hésitants s'alignaient sur les plus avancés, les plus prudents sur la majorité. Ainsi, Lénine réussit, au prix de pertes relativement faibles, à changer à temps l'orientation du parti et à le préparer pour une nouvelle révolution.
Mais ici surgit une autre difficulté. Laissée à elle-même, sans Lénine, la direction bolchéviste fait chaque fois des erreurs, la plupart du temps à droite. Lénine apparaît, comme un deus ex machina, pour montrer la voie juste. Est-ce à dire que dans le parti bolchéviste, Lénine est tout, les autres rien ? Ce point de vue, assez largement répandu dans les milieux démocratiques, est extrêmement unilatéral, donc faux. On pourrait en dire autant de la science : la mécanique sans Newton, la biologie sans Darwin n'étaient rien pendant de nombreuses années. C'est vrai et c'est faux. Il fallut le travail de milliers de savants du rang pour rassembler les faits, les grouper, poser les problèmes et préparer le terrain à la réponse synthétique de Newton ou de Darwin. Cette réponse à son tour, imprima sa marque indélébile sur de nouveaux milliers d'investigateurs du rang. Les génies ne créent pas la science d'eux-mêmes; ils ne font qu'accélérer le mouvement de la pensée collective. Le parti bolchéviste avait un chef génial. Ce n'était pas par hasard. Un révolutionnaire de la trempe et de l'envergure de Lénine ne pouvait être le chef que du parti le plus intrépide, d'un parti qui poussât ses pensées et ses actions jusqu'au bout. Cependant, le génie lui-même est une exception des plus rares. Le chef génial s'oriente plus rapidement, pénètre la situation plus profondément, voit plus loin. Entre le chef génial et ses proches collaborateurs existait inévitablement une grande brèche. On peut même admettre que par la puissance de sa pensée Lénine freinait jusqu'à un certain point le développement indépendant de ses collaborateurs. Cela ne signifie pourtant pas que Lénine fût « tout » et que sans Lénine le parti ne fût rien. Sans le parti, Lénine aurait été impuissant, tout comme Newton et Darwin sans activité scientifique collective. Par conséquent, il ne s'agit pas de vices propres au bolchévisme, produits prétend-on, par la centralisation, la discipline, etc., mais du problème du génie dans le procès historique. Les écrivains qui essaient de dénigrer le bolchévisme parce que le parti bolchéviste eut la chance d'avoir un chef génial ne font que révéler leur vulgarité intellectuelle.
Sans Lénine la direction bolchéviste n'aurait trouvé la voie juste que peu à peu, au prix de dissensions et de luttes internes. Les conflits entre les classes auraient poursuivi leur œuvre, discréditant et écartant les mots d'ordre inconsistants des « vieux bolchéviks ». Staline, Kaménev et autres figures de second ordre auraient dû soit donner une expression articulée aux tendances de l'avant-garde prolétarienne, soit tout simplement passer de l'autre côté de la barricade... N'oublions pas que Chliapnikov, Zaloutsky, Molotov avaient tenté au début même de prendre une orientation plus à gauche.
Cela ne signifie pourtant pas que la voie juste eût été trouvée de toute façon. Le facteur temps joue en politique, surtout pendant une révolution, un rôle décisif. Le déroulement de la lutte des classes n'offre nullement à une direction politique un délai illimité pour trouver l'orientation juste. L'importance d'un chef génial est précisément qu'en abrégeant les leçons données par l'expérience elle-même il offre au parti la possibilité d'intervenir dans les événements au moment voulu. Si Lénine n'avait pu arriver au début d'avril, le parti aurait certainement trouvé en tâtonnant la voie que Lénine indiqua dans ses « thèses ». D'autres chefs auraient-ils su, pourtant, remplacer Lénine au point de pouvoir préparer à temps le parti au dénouement d'Octobre ? A cette question il est impossible de donner une réponse catégorique. Il est une chose qu'on peut dire avec certitude : dans ce travail, qui réclamait la hardiesse d'opposer les idées et les masses vivantes à l'appareil ossifié, Staline n'aurait pu manifester d'initiative créatrice et aurait été plutôt un frein qu'un moteur. Sa force commence au moment où l'on peut maîtriser les masses à l'aide de l'appareil.
Au cours des deux mois ultérieurs, il est difficile de suivre l'activité de Staline. Il se trouva tout à coup rejeté au troisième plan. C'est Lénine qui dirige maintenant la rédaction de la Pravda, non pas de loin, comme avant la guerre, mais directement, au jour le jour. Et c'est la Pravda qui donne le ton au parti. Dans le domaine de l'agitation, c'est Zinoviev qui prédomine. Pas plus qu'avant, Staline ne paraît aux meetings. Kaménev, à demi réconcilié avec la nouvelle politique, représente le parti au Comité exécutif central et au Soviet. Staline disparaît presque complètement de l'arène soviétique et se montre peu à Smolny. La direction du travail d'organisation est concentrée dans les mains de Sverdlov : il assigne leur place aux militants, reçoit ceux qui viennent de province, arrange les conflits. A part son travail de routine à la Pravda et la participation aux séances du Comité central, Staline ne reçoit que des tâches épisodiques de caractère tantôt administratif, tantôt technique, tantôt diplomatique. Elles ne sont pas nombreuses. Par nature Staline est paresseux. Il n'est capable de travailler assidûment que lorsque ses intérêts personnels sont directement en cause. Autrement, il préfère fumer la pipe et attendre que la situation change. Il traversait à ce moment-là une période d'extrême malaise. Des hommes plus importants ou du plus grand talent l'avaient évincé de partout. Mars et avril avaient laissé un souvenir cuisant pour son amour-propre. Se faisant violence, il reconstruisait lentement ses pensées, mais en fin de compte ne réussissait a changer leurs cours qu'à moitié.
Pendant les tumultueuses « journées d'Avril », lorsque les soldats sortirent dans les rues pour protester contre la note impérialiste de Milioukov, les conciliateurs s’occupèrent, comme toujours, d'adresser des supplications au gouvernement et des exhortations aux masses, Le 21, le Comité exécutif central envoya un de ses télégrammes-sermons, signé de Tchkhéïdzé, à Cronstadt et aux autres garnisons : oui, la note belliqueuse de Milioukov ne mérite pas d'être approuvée; mais « entre le Comité exécutif et le Gouvernement provisoire ont commencé des pourparlers, qui ne sont pas encore terminés » (ces pourparlers, de par leur nature même, ne se terminèrent jamais); « reconnaissant le tort fait par toutes ces manifestations éparses et désorganisées, le Comité exécutif vous demande de vous abstenir », etc. Par les procès-verbaux officiels nous voyons, non sans surprise, que le texte du télégramme fut rédigé par une commission composée de deux conciliateurs et d'un bolchévik et que ce bolchévik, c'était Staline. L'épisode est bien menu (nous ne trouvons en général pas d'épisodes importants dans cette période), mais caractéristique. Le télégramme d'exhortation représentait le modèle classique de ce « contrôle » qui formait un élément nécessaire du mécanisme du double pouvoir. Lénine flétrissait avec une vigueur toute particulière la moindre participation des bolchéviks à cette politique d'impuissance. Si la manifestation des marins de Cronstadt était inopportune, il fallait le leur dire au nom du parti, en parlant le langage de celui-ci, mais ne prendre sur soi aucune responsabilité pour les « pourparlers » entre Tchkhéïdzé et le prince Lvov. Les conciliateurs inclurent Staline dans la commission parce que seuls les bolchéviks jouissaient de quelque autorité à Cronstadt. D'autant plus fallait-il refuser. Mais Staline ne refusa pas. Trois jours après le télégramme d'exhortation, il intervint à la conférence du parti contre Kaménev et choisit précisément le conflit au sujet de la note de Milioukov comme une preuve particulièrement claire de l'absurdité du « contrôle ». Les contradictions logiques ne déconcertaient jamais cet empirique.
A la conférence de l'organisation militaire bolchéviste, en juin, après les discours sur la politique générale de Lénine et Zinoviev, Staline fit un rapport sur le « mouvement national et les régiments nationaux ». Sous l'influence de l'éveil des nationalités opprimées, les unités de l'armée active avaient spontanément commencé à se regrouper selon leur nationalité : il était apparu des régiments ukrainiens, musulmans, polonais, etc. Le Gouvernement provisoire avait ouvert la lutte contre la « désorganisation de l'armée »; dans ce domaine aussi les bolchéviks prenaient la défense des nationalités opprimées. Le discours de Staline n'a pas été conservé. Il est d'ailleurs douteux qu'il ait contenu quoi que ce soit de nouveau.
Le premier congrès panrusse des Soviets s'ouvrit le 3 juin et dura presque trois semaines. Quelques dizaines de délégués bolchévistes venus de province, noyés dans la masse des conciliateurs, formaient un groupe assez hétérogène, encore bien loin d'être affranchi de l'état d'esprit qui régnait en mars. Il n'était pas facile de les diriger. C'est précisément à ce moment-là que se rapporte une remarque intéressante d'un populiste déjà connu de nous, qui avait jadis observé Koba à la prison de Bakou. « Je voulus à tout prix comprendre le rôle de Staline et de Sverdlov dans le parti bolchéviste », écrivit Véréchtchak en 1928. « Alors que Kaménev, Zinoviev, Noguine et Krylenko étaient assis à la table du bureau du congrès et que Lénine, Zinoviev et Kaménev intervenaient comme orateurs, Sverdlov et Staline dirigeaient silencieusement la fraction bolchéviste. C'était une force tactique. C'est là que je sentis pour la première fois toute l'importance de ces hommes. »Véréchtchak ne s'est pas trompé. Staline était très précieux dans le travail de coulisses pour la préparation de la fraction aux votes. Il ne recourait pas toujours à des arguments de principe, mais il savait être persuasif auprès des dirigeants moyens, ceux venus de province. Cependant, même dans ce travail, la première place appartenait à Sverdlov, président permanent de la fraction bolchéviste au congrès.
Entre temps, la préparation « morale » de l'offensive se menait dans l'armée, préparation qui énervait les masses, aussi bien à l'arrière qu'au front. La fraction bolchéviste protesta résolument contre l'aventure militaire, prédisant une catastrophe. La majorité du congrès soutenait Kérensky. Les bolchéviks tentèrent d'y répondre par une manifestation de rue. Lorsque la question fut discutée, des désaccords apparurent. Volodarsky, principale force du comité de Pétrograd, n'était pas convaincu que les ouvriers sortiraient dans la rue. Les présidents de l'organisation militaire affirmaient que les soldats ne sortiraient pas sans armes. Staline pensait que « la fermentation parmi les soldats est un fait; parmi les ouvriers, il n'y a pas d'état d'esprit aussi marqué », mais croyait malgré tout qu'il était nécessaire d'offrir une résistance au gouvernement. En fin de compte la manifestation fut fixée au dimanche 10 juin. Les conciliateurs s'alarmèrent et, au nom du congrès, interdirent la manifestation. Les bolchéviks se soumirent. Mais, effrayé de l'impression produite sur les masses par cette interdiction, le congrès lui-même décida une manifestation générale pour le 18 juin. Le résultat fut inattendu : toutes les usines et tous les régiments parurent avec des pancartes bolchévistes. Un coup irréparable fut porté à l'autorité du congrès. Les ouvriers et les soldats de la capitale sentirent leur force. Deux semaines plus tard, ils tentèrent de l'éprouver. Ainsi surgirent les « journées de Juillet », la ligne de démarcation la plus importante entre les deux révolutions.
Le 4 mai, Staline avait écrit dans la Pravda : « La révolution croît en étendue et en profondeur... La province marche en tête du mouvement. Si dans les premiers jours de la révolution Pétrograd était en avant, maintenant, il commence à se laisser dépasser. » Exactement deux mois plus tard, les « journées de Juillet » révélèrent que la province était extrêmement en arrière de Pétrograd. Dans son appréciation, Staline n'avait pas en vue les masses, mais les organisations. « Les soviets de la capitale, remarquait déjà Lénine à la conférence, d'avril, se trouvent politiquement dans une plus grande dépendance envers le pouvoir central bourgeois que ceux de province. » Alors que le Comité exécutif central tâchait de toutes ses forces de concentrer le pouvoir dans les mains du gouvernement, en province les soviets, menchévistes ou socialistes-révolutionnaires par leur composition, s'étaient assez souvent emparés du pouvoir, pour ainsi dire, malgré eux et tentaient même de régler la vie économique. Mais le « retard » des institutions soviétiques dans la capitale venait précisément du fait que le prolétariat de Pétrograd était déjà fort en avant et avait effrayé la démocratie petite-bourgeoise par le radicalisme de ses revendications. Lorsque la question de la manifestation de juillet fut discutée au Comité central, Staline pensait que les ouvriers n'avaient guère envie de se battre. Les journées de Juillet réfutèrent également cette affirmation : en dépit de l'interdiction des conciliateurs et même malgré les avertissements du parti bolchéviste, le prolétariat fit irruption dans la rue, la main dans la main avec la garnison. Les deux erreurs de Staline sont bien de lui : il ne respirait pas l'atmosphère des réunions ouvrières, n'était pas lié aux masses et n'avait pas confiance en elles. Les informations dont il disposait lui venaient à travers l'appareil. Cependant, les masses étaient incomparablement plus révolutionnaires que le parti, lequel, à son tour, était plus révolutionnaire que les membres de ses comités. Comme en d'autres circonstances, Staline exprimait la tendance conservatrice de l'appareil, non la force dynamique des masses.
Au début de juillet, Pétrograd était déjà complètement du côté des bolchéviks. Pour familiariser le nouvel ambassadeur français avec la situation dans la capitale, le journaliste Claude Anet lui montrait, de l'autre côté de la Néva, le quartier de Vyborg, où étaient concentrées les plus grandes usines : « Là, Lénine et Trotsky règnent en maîtres. » Les régiments de la garnison étaient bolchévistes ou penchaient vers les bolchéviks. « Si Lénine et Trotsky veulent prendre Pétrograd, qui les en empêchera ? » Cette manière de caractériser la situation était exacte. Mais il était encore impossible de prendre le pouvoir, car, en dépit de ce que Staline avait écrit en mai, la province était considérablement en arrière de la capitale.
Le 2 juillet, à la conférence des bolchéviks de Pétrograd, où Staline représentait le Comité central, deux mitrailleurs excités parurent avec une déclaration disant que leur régiment avait décidé de sortir immédiatement dans la rue l'arme à la main. La conférence recommande de renoncer à la manifestation. Au nom du Comité central, Staline confirme la décision de la conférence. Pestkovsky, un des collaborateurs de Staline, oppositionnel repenti, évoqua le souvenir de cette conférence treize ans plus tard : « C'est là que je vis Staline pour la première fois. La pièce dans laquelle se tenait la conférence ne pouvait contenir tous les assistants : une partie du public suivait le déroulement des débats dans un corridor, par une porte ouverte. C'est dans cette partie du public que j'étais et c'est pourquoi j'entendis mal les rapports... Staline intervint au nom du Comité central. Comme il ne parlait pas fort, du corridor je ne comprenais pas grand-chose. Je ne fis attention qu'à un seul point : chaque phrase de Staline était tranchante et bien marquée, les affirmations se distinguaient par la clarté des formules... » Les membres de la conférence se dispersèrent dans les régiments et les usines pour retenir les masses de manifester. « A cinq heures, rapporta Staline après les évènements, à la séance du Comité exécutif central, je déclarai officiellement, au nom du Comité central et de la conférence, que nous avions décidé de ne pas manifester. » Néanmoins, à six heures, la manifestation se développait. « Le parti avait-il le droit de se laver les mains... et de rester à l'écart ? ... En tant que parti du prolétariat, nous devions participer à sa manifestation et lui donner un caractère pacifique et organisé, sans avoir pour but la prise armée du pouvoir. » Quelque temps plus tard, Staline déclara au congrès du parti à propos des journées de juillet : « Le parti ne voulait pas de manifestation, le parti voulait attendre que la politique de l'offensive au front se fût discréditée. Néanmoins, une manifestation spontanée eut lieu, provoquée par le désarroi du pays, les ordres de Kérensky, l'envoi d'unités du front. » Le Comité central décida de donner à la manifestation un caractère pacifique. « A la question, posée par les soldats, de savoir s'il était impossible de sortir armés, le Comité central répondit qu'il ne fallait pas sortir avec les armes. Les soldats, pourtant, dirent qu'il était impossible de sortir sans armes..., qu'ils ne prendraient les armes avec eux que pour se défendre. » Ici, cependant, nous rencontrons le témoignage énigmatique de Démian Biédny. Sur un ton très prudent, le poète lauréat racontait en 1929, comment, au local de la Pravda, Staline fut appelé de Cronstadt par téléphone et comment, en réponse à la question qui lui fut posée de savoir s'il fallait sortir avec ou sans armes, Staline répondit : « Les fusils ? ... Vous le savez mieux que nous, camarades... Nous autres, écrivains, nous trimbalons toujours nos armes, les crayons, avec nous... Et pour ce qui est de vos armes vous devez le savoir mieux que nous !... » Le récit semble-t-il, a été stylisé. Mais on y sent un grain de vérité. Staline était, en général, enclin à sous-estimer la disposition des ouvriers et des soldats à la lutte, il était toujours méfiant à l'égard des masses. Mais, là où la lutte s'engageait, que ce fût sur une place de Tîflis, dans la prison de Bakou ou dans les rues de Pétrograd, il s'efforçait toujours de lui donner le caractère le plus vif. La décision du Comité central ? On pouvait toujours la tourner prudemment avec une histoire de crayons. Il ne faut cependant pas exagérer l'importance de cet épisode : la question venait, semble-t-il, du Comité du parti à Cronstadt : quant aux marins, ils seraient de toute façon sortis avec leurs armes. Sans aller jusqu'à l'insurrection, les journées de Juillet dépassèrent les cadres d'une manifestation. Il y eut des coups de feu tirés par des provocateurs, de fenêtres ou de toits, il y eut des conflits armés, sans plan ni but bien clair, mais avec de nombreux tués et blessés, il y eut la prise épisodique de la forteresse Pierre-et-Paul par les marins de Cronstadt, il y eut le siège du palais de Tauride. Les bolchéviks se trouvaient les maîtres absolus dans la rue, mais ils se détournèrent consciemment de l'insurrection comme d'une aventure. « Nous pouvions prendre le pouvoir les 3 et 4 juillet, dit Staline à la conférence de Pétrograd, ... mais le front, la province, les soviets se seraient dressés contre. nous. Un pouvoir qui ne se serait pas appuyé sur la province se serait trouvé sans mains ni pieds. » Dépourvu de tout but immédiat, le mouvement se mit à reculer. Les ouvriers retournaient aux usines, les soldats aux casernes. Restait la question de la forteresse Pierre-et-Paul, où les marins de Cronstadt étaient toujours installés. « Le Comité central me délégua à la forteresse Pierre-et-Paul, raconta Staline, où je réussis à convaincre les marins présents de ne pas accepter le combat... En tant que représentant du Comité exécutif central, j'allai avec [le menchévik] Bogdanov voir [le commandant des troupes] Kozmine. Il avait tout préparé pour le combat... Nous le convainquîmes de ne pas recourir à la force armée... Il était évident pour moi que l'aile droite voulait du sang, pour donner une "leçon" aux ouvriers, aux soldats et aux marins. Nous les empêchâmes de réaliser leur désir. Le succès de la mission, si délicate, remplie par Staline ne fut possible que parce qu'il n'était pas une figure haïe des conciliateurs : leur haine se tournait contre d'autres personnes. Il sait en outre mieux que nul autre, c'est incontestable, prendre dans ces pourparlers le ton d'un bolchévik mûr et modéré, évitant les excès et enclin à la conciliation. En tout cas, il ne mentionna pas ses conseils aux marins avec l'histoire des « crayons ».
Contre toute évidence, les conciliateurs déclarèrent que la manifestation de Juillet avait été une insurrection armée et accusèrent les bolchéviks de conspiration. Le mouvement déjà terminé, des troupes réactionnaires arrivèrent du front. La presse publia une information qui, invoquant des « documents » du ministre de la Justice, Péréverzev, disait que Lénine et ses collaborateurs étaient des agents avérés de l'état-major allemand. Vinrent des jours de calomnie, de persécution et de confusion. Les bureaux de la Pravda furent mis à sac. Les autorités lancèrent des mandats d'arrêt contre Lénine, Zinoviev et autres bolchéviks coupables d’« insurrection ». La bourgeoisie et la presse conciliatrice réclamaient sur un ton menaçant, que les coupables se livrassent aux mains de la justice. Il y eut des conférences au Comité central bolchéviste : Lénine devait-il se présenter aux autorités, afin de livrer un combat public à la calomnie, où se cacher ? Les vacillations inévitables lors d'un changement de situation aussi brusque, ne manquèrent pas. La question litigieuse et de savoir si l'affaire irait jusqu'à une instruction judiciaire publique. Dans la littérature soviétique, la question de savoir qui « sauva » alors Lénine et qui voulut le « perdre » n'occupe pas peu de place. Démian Biédny raconta autrefois comment il se hâta d'aller voir Lénine en automobile et l'exhorta à ne pas imiter le Christ, qui « s'était livré lui-même aux mains de ses ennemis ». Bontch-Brouiévitch, ancien haut fonctionnaire des Affaires étrangères, réfuta directement ses ami, en racontant dans la presse que Démian Biédny passa les heures critiques chez lui, dans sa villa de Finlande. L'indication hautement significative que l'honneur d'avoir convaincu Lénine « revenait à d'autres camarades » montrait clairement que Bontch était obligé de contrarier son proche ami pour donner satisfaction à quelqu'un de plus influent. Dans ses Mémoires, Kroupskaïa raconte ce qui suit : « Le 7, j'allai voir Ilitch dans l'appartement des Allilouïev avec Maria Ilinitchna [la sœur de Lénine]. C'était précisément le moment où Lénine hésitait. Il donnait des arguments en faveur de la nécessité de comparaître devant un tribunal. Marta Ilinitchna lui répliquait avec chaleur. . "Grégory [Zinoviev] et moi, nous avons décidé de comparaître, va et dis-jl à Kaménev", me dit Ilitch. Je me dépêchai. "Disons-nous adieu" dit Vladimir Ilitch en m'arrêtant, "peut-être ne nous reverrons-nous plus". Nous nous embrassâmes. J'allai chez Kaménev et lui fis la commission de Vladimir Ilitch. Le soir, Staline et d'autres convainquirent Ilitch de ne pas comparaître devant le tribunal et sauvèrent ainsi sa vie. » Avant Kroupskaïa, Ordjonikidzé avait décrit avec plus de détails ces heures fébriles : « Une persécution enragée de nos chefs commença... Quelques-uns de nos camarades considéraient que Lénine ne pouvait se cacher, qu'il devait comparaître... C'était l'opinion de nombreux bolchéviks en vue. Je me rencontrai avec Staline au palais de Tauride. Nous allâmes ensemble voir Lénine... » La première chose qui saute aux yeux, c'est qu'aux heures de la « persécution enragée de nos chefs », Ordjonikidzé et Staline se rencontrent tranquillement au palais de Tauride, quartier général de l'ennemi et le quittent sans être inquiétés. A l'appartement d'Allilouïev la même discussion reprend : se livrer ou se cacher ? Lénine supposait qu'il n'y aurait pas de procès public. Celui qui s'exprimait le plus catégoriquement de tous contre l'idée que Lénine se constituât prisonnier, c'était Staline : « Les junkers[1] ne vous laisseraient pas aller jusqu'à la prison, ils vous tueraient en route... » A ce moment-là paraît Stassova, qui apporte la nouvelle rumeur que Lénine, selon des documents du département de la police, est un provocateur. « Ces mots produisirent sur Ilitch une impression incroyablement forte. Un tressaillement nerveux traversa son visage et il déclara avec la plus grande résolution qu'il lui fallait aller en prison. » Ordjonikidzé et Noguine sont envoyés au palais de Tauride pour obtenir des partis dirigeants des garanties « qu’Ilitch ne sera pas lynché ... par les junkers ». Mais les menchéviks effrayés cherchaient des garanties pour eux-mêmes. Staline déclara dans un rapport à la conférence de Pétrograd : « Je posai personnellement la question à Lieber et à Anissimov [menchéviks, membres du Comité exécutif central] et ils me répondirent qu'ils ne pouvaient donner de garanties. » Après cette reconnaissance dans le camp ennemi, il fut décidé que Lénine partirait de Pétrograd et se cacherait dans une profonde clandestinité. « Staline se chargea d'organiser le départ de Lénine. »
Il fut révélé, par la suite, combien les adversaires de la soumission volontaire de Lénine aux autorités avaient raison, et cela par le récit du commandant des troupe le général Polovtsev. « L'officier qui partait pour Térioki [Finlande] avec l'espoir d'attraper Lénine me demanda si je désirais avoir ce monsieur entier ou en morceaux... Je lui répondis avec un sourire que les personnes arrêtées essaient parfois de s'enfuir. » Pour les organisateurs de la farce judiciaire, il ne s'agissait pas de rendre « justice », mais d'attraper et de tuer Lénine, comme furent tués, deux ans plus tard, Allemagne, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. L'idée de l'inévitabilité d'une exécution sommaire s'installa dans la tête de Staline plus solidement que dans celle des autres : un tel dénouement correspondait entièrement à son propre caractère. Il était, en outre, fort peu enclin à se préoccuper de ce que dirait l'« opinion publique ». D'autres, y compris Lénine et Zinoviev, hésitaient. Au cours de la journée, Noguine et Lounatcharsky devinrent, de partisans qu'ils en avaient été, des adversaires de la soumission volontaire. Staline fut le plus ferme et se trouva avoir raison.
Considérons maintenant ce que l'historiographie soviétique moderne a fait de cet épisode dramatique. « Les menchéviks, les socialistes-révolutionnaires et Trotsky, qui devint par la suite un bandit fasciste », écrit une publication officielle de 1938, « réclamaient la comparution volontaire de Lénine devant le tribunal. Les mercenaires fascistes Kaménev et Rykov, aujourd'hui démasqués comme ennemis du peuple, étaient pour la soumission volontaire de Lénine. Staline leur offrit une vive résistance », etc. En réalité, je ne pris personnellement aucune part aux conférences, car j'étais moi-même obligé de me cacher en ces heures-là. Le 10 juillet, j'adressai au gouvernement des menchéviks et socialistes-révolutionnaires une déclaration écrite de complète solidarité avec Lénine, Zinoviev et Kaménev, et je fus arrêté le 22 juillet. Dans une lettre à la conférence de Pétrograd, Lénine jugea nécessaire de noter particulièrement que Trotsky « s'est trouvé à la hauteur de sa tâche dans les difficiles journées de Juillet ». Staline ne fut pas arrêté et ne fut même pas formellement impliqué dans l'affaire pour la bonne raison qu'il n'existait politiquement ni pour les autorités ni pour l'opinion publique. Dans la campagne engagée contre Lénine, Zinoviev, Kaménev, Trotsky et autres, Staline est à peine nommé dans la presse, quoiqu'il fût rédacteur en chef de la Pravda et signât ses articles de son nom. Nul n'avait remarqué ces articles ni ne s'était intéressé à leur auteur.
Lénine se cacha d'abord dans l'appartement d'Allilouïev, puis partit pour Sestroretsk, chez l'ouvrier Emélianov, en qui il avait une confiance absolue et à qui, sans le nommer, il fait une allusion pleine de respect dans un de ses articles. « Lors du départ de Vladimir Ilitch pour Sestroretsk - c'était le 11 juillet au soir - le camarade Staline et moi, raconte Allilouïev, accompagnâmes Ilitch à la gare de Sestroretsk. Pendant son séjour dans une baraque à Razliv et ensuite en Finlande, Vladimir Ilitch envoya de temps en temps par mon intermédiaire des notes à Staline; on me les apportait à mon appartement et, comme il fallait y répondre immédiatement, en août Staline vint habiter chez moi... et s'installa dans la chambre où Vladimir Ilitch s'était caché pendant les journées de Juillet. » C'est là, semble-t-il, qu'il fit la connaissance de sa future femme, la fille d'Allilouïev, Nadejda, alors encore une toute jeune fille. Un autre ouvrier bolchéviste de l'appareil, Rakhia, Finnois russifié, a raconté dans la presse comment Lénine le chargea une fois d’« amener Staline le lendemain soir. Je devais trouver Staline à la rédaction de la Pravda... Ils eurent une conversation fort longue, Vladimir Ilitch demandait des détails sur tout; Staline fut, dans cette période, avec Kroupskaïa, un chaînon important entre le Comité central et Lénine, qui avait en lui une confiance absolue en tant que conspirateur prudent. D'ailleurs toutes les circonstances conduisaient naturellement Staline à jouer ce rôle. Zinoviev se cachait, Kaménev et Trotsky étaient en prison, Sverdlov se tenait au centre du travail d'organisation, Staline était plus libre et moins observé par la police. Dans la période de réaction qui suivit les journées de Juillet, le rôle de Staline en général, s'accroît considérablement. Pestkovsky, déjà connu de nous, écrit dans ses Souvenirs apologétiques à propos de l'activité de Staline en été 1917 : « Les larges masses ouvrières de Pétrograd connaissaient alors peu Staline. Il ne recherchait pas la popularité. Sans talent oratoire, il évitait d'apparaître aux meetings. Mais aucune conférence du parti, aucune importante assemblée consacrée aux questions d'organisation ne se tenait sans une intervention politique de sa part. Aussi les militants du parti le connaissaient-ils bien. Quand se posa la question des candidats bolchévistes de Pétrograd à l'Assemblée constituante, la candidature de Staline fut mise à l'une des premières places sur l'initiative des militants du parti. » Le nom de Staline se trouvait au sixième rang sur la liste de Pétrograd... En 1930, on jugeait encore necessaire d'expliquer le manque de popularité de Staline par l'absence chez lui de « talent oratoire ». Aujourd'hui une telle phrase serait absolument impossible : Staline est proclamé l'idole des ouvriers de Pétrograd et un classique de l'art oratoire. Mais il est vrai que, sans paraître devant les masses, Staline, accomplit avec Sverdlov, en juillet et août, un travail extrêmement lourd de responsabilité dans l'appareil : dans les assemblées, les conférences, dans les relations avec le comité de Pétrograd, etc.
Sur la direction du parti en cette période, Lounatcharsky écrivit en 1923 : « Avant les journées de Juillet, Sverdlov constituait, pour ainsi dire, l'état-major des bolchéviks, dirigeant tous les événements avec Lénine, Zinoviev et Staline. Dans les journées de Juillet, il passa au premier plan. » C'était exact. Au milieu des ravages cruels qui s'abattirent sur le parti, ce petit homme brun à pince-nez se conduisit comme si rien de spécial ne se passait : il assignait comme toujours leurs tâches aux militants, encourageait ceux qui avaient besoin d'encouragement, donnait des conseils et, s'il le fallait, des ordres. Il fut le véritable « secrétaire général » dans l'année de la révolution, quoiqu'il ne portât pas ce titre. Mais il était le secrétaire d'un parti dont le dirigeant politique incontesté, Lénine, se trouvait dans la clandestinité. De Finlande, celui-ci envoyait des articles, des lettres, des projets de résolution sur toutes les questions fondamentales de la politique. Quoique la distance lui fit plus d'une fois commettre des erreurs de tactique, elle lui permit de déterminer d'autant plus sûrement la stratégie du parti. La direction quotidienne reposait sur Sverdlov et Staline, qui étaient les membres les plus influents du Comité central restés en liberté. Entre temps, le mouvement des masses s'était extrêmement affaibli. Le parti se trouvait à demi dans l'illégalité. Le poids spécifique de l'appareil s'était accru à l'avenant. A l'intérieur de l'appareil, le rôle de Staline avait automatiquement grandi. Cette loi s'observe invariablement à travers toute sa biographie politique, dont elle constitue, pour ainsi dire, le principal ressort.
La défaite de Juillet était directement celle des ouvriers et des soldats de Pétrograd, dont le soulèvement s'était heurté, en fin de compte, au retard relatif de la province. C'est pourquoi le découragement des masses fut plus profond dans la capitale qu'ailleurs; mais il ne dura que quelques semaines. L'agitation publique reprit dès le 20 juillet, quand trois révolutionnaires courageux parurent à de modestes meetings dans différents quartiers de la ville : Sloutsky, plus tard tué par les Blancs en Crimée, Volodarsky, tué par le socialistes-révolutionnaires à Pétrograd, et Ievdokimov, tué par Staline en 1936. Après avoir perdu quelques compagnons de route occasionnels, à la fin du mois le parti fit de nouvelles recrues.
Les 21 et 22 juillet se tint à Pétrograd une conférence d'une importance exceptionnelle qui resta ignorée de autorités et de la presse. Après l'échec tragique de l'aventure qu'avait été l'offensive militaire, des délégués du front se mirent à arriver de plus en plus souvent dans la capitale, apportant des protestations contre l'étouffement des libertés dans l'armée et contre la continuation de la guerre. On ne les recevait pas au Comité exécutif car les conciliateurs n'avaient rien à leur dire. Le nouveaux arrivés du front liaient connaissance l'un avec l'autre dans les couloirs et les salles des pas perdus et prononçaient de vigoureux mots de soldats sur les grands seigneurs du Comité exécutif central. Les bolchéviks, qui savaient pénétrer partout, conseillaient aux délégués, déconcertés et irrités, de procéder à un échange d'idées avec les ouvriers, les soldats et les marins de la capitale. A la conférence qui surgit ainsi participèrent les représentants de vingt-neuf régiments du front, de quatre-vingt-dix usines de Pétrograd, des marins de Cronstadt et des garnisons des alentours. Ceux du front parlaient de l'offensive absurde, du carnage et de la collaboration des commissaires conciliateurs avec les officiers réactionnaires, qui, de nouveau, redressaient la tête. Bien que la majorité de ceux du front continuassent, semblait-il, à se considérer socialistes-révolutionnaires, la résolution bolchéviste, pourtant acerbe, fut adoptée unanimement. De Pétrograd, les délégués retournèrent dans les tranchées, devenus des agitateurs irremplaçables de la révolution ouvrière et paysanne. A l'organisation de cette conférence remarquable, Sverdlov et Staline jouèrent, semble-t-il, le rôle dirigeant.
La conférence de Pétrograd, qui avait tenté en vain de retenir les masses de manifester, traîna, après une longue interruption, jusqu'à la nuit du 20 juillet. Le déroulement de ses travaux est très instructif pour comprendre le rôle de Staline et sa place dans le parti. Les questions d'organisation étaient dirigées au nom du Comité central par Sverdlov, mais dans le domaine de la théorie et des grands problèmes de la politique il cédait la place à d'autres, sans prétention excessive comme sans fausse modestie. Le thème principal de la conférence fut l'estimation de la situation politique telle qu'elle s'était formée après la défaite de Juillet. Volodarsky, membre dirigeant du Comité de Pétrograd, déclara dès le début même : « Au moment présent, seul Zinoviev peut être rapporteur... On voudrait bien entendre Lénine... » Personne ne mentionna le nom de Staline. Mais là conférence, interrompue par le mouvement des masses, ne reprit que le 16 juillet. Zinoviev et Lénine se cachaient, et le principal rapport politique échut à Staline, qui parla en tant que rapporteur suppléant. « Il est clair pour moi, dit-il, qu'au moment présent la contre-révolution nous a vaincus, isolés, nous sommes trahis par les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, calomniés... » La victoire de la contre-révolution bourgeoise formait le point de départ du rapporteur. Pourtant, cette victoire était instable; tant que le désarroi économique ne sera pas surmonté, tant que les paysans n'auront pas reçu la terre, « il se produira inévitablement des crises, les masses sortiront plus d'une fois dans la rue, il se produira des combats de plus en plus décisifs. La période pacifique de la révolution est terminée... ». Aussi le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » avait-il désormais perdu tout contenu réel. Les soviets aux mains des conciliateurs aidaient la contre-révolution militaire bourgeoise à écraser les bolchévik, à désarmer les ouvriers et les soldats et ainsi se privaient eux-mêmes de tout pouvoir réel. La veille encore ils pouvaient écarter le Gouvernement provisoire par un simple décret, à l'intérieur des soviets les bolchéviks pouvaient obtenir la prédominance par de simples réélections. Aujourd'hui, c'est déjà impossible. Avec l'aide des conciliateurs la contre-révolution s'est armée. Les soviets eux-mêmes sont devenus une simple couverture de la contre-révolution... Il était ridicule de réclamer le pouvoir pour ces soviets-là ! « Il ne s'agit pas des institutions elles-mêmes, mais de la classe dont ces institutions font la politique. » Il ne peut plus être question de conquête pacifique du pouvoir. Il ne reste rien d'autre qu'à se préparer à l'insurrection année, laquelle deviendra possible quand les couches inférieures du village et, avec elles, le front, passeront du côté des ouvriers. A cette perspective stratégique audacieuse correspondaient des directives tactiques très prudentes pour la période immédiate. « Notre tâche est de rassembler des forces, de consolider les organisations existantes et d'empêcher les masses de passer à une offensive prématurée... C'est là la ligne tactique générale du Comité central. »
Sous une forme bien rudimentaire le rapport donnait une appréciation sagace d'une situation qui avait changé en quelques jours. Les débats ajoutèrent relativement peu à ce que le rapporteur avait dit. Ceux qui préparèrent, en 1927, les procès-verbaux pour la publication notèrent : « Les propositions fondamentales de ce rapport avaient été adoptées en accord avec Lénine, elles se conformaient à l'article de Lénine "Trois crises", qui n'avait pas encore pu être publié. » Les délégués savaient en outre, selon toute vraisemblance par Kroupskaïa, que Lénine avait écrit des thèses spéciales pour le rapporteur. « Un groupe de participants à la conférence, dit le procès-verbal, demande que les thèses de Lénine soient communiquées à la conférence. Staline déclare qu'il ne les a pas sur lui... » La demande des délégués était trop facile à comprendre : le changement d’orientation était si radical qu'ils voulaient entendre la voix même de Lénine. Mais, par contre, la réponse de Staline est incompréhensible : s'il avait simplement oublié les thèses chez lui, on pouvait les avoir à la séance suivante. Cependant les thèses ne furent pas apportées. On a l'impression qu'elles furent cachées à la conférence. Encore plus étonnant est le fait que les « thèses de Juillet », à la différence de tous les documents écrits par Lénine dans l'illégalité, ne sont pas parvenues jusqu'à nous. Comme Staline avait le seul exemplaire, il reste à supposer qu'il l'a perdu. Pourtant, lui-même ne parle pas de perte. Ceux qui rédigèrent les procès-verbaux expriment la supposition que les thèses furent écrites par Lénine dans l'esprit de ses articles « Trois crises » et « Sur les mots d'ordre », écrits avant la conférence, mais publiés après celle-ci à Cronstadt, où s'était maintenue la liberté de presse. En fait, la comparaison des textes montre que le rapport de Staline n'était qu'un simple exposé de ces deux articles, sans un seul mot original introduit par lui. Staline n'avait pas lu les articles eux-mêmes et ne soupçonnait évidemment pas leur existence, mais il s'appuyait sur les thèses, lesquelles étaient identiques aux articles quant au développement des idées. Et cette circonstance explique assez bien pourquoi le rapporteur « oublia » d'apporter à la conférence les thèses de Lénine et pourquoi ce document ne fut pas conservé. Le caractère de Staline ne rend pas seulement cette hypothèse admissible, mais l'impose directement. A la commission de la conférence, où eut lieu, semble-t-il, une lutte fort vive, Volodarsky, qui se refusait à reconnaître que la contre-révolution avait remporté une victoire complète en juillet, eut la majorité. La résolution sortie de la commission ne fut pas défendue devant la conférence par Staline, mais par Volodarsky. Staline ne demanda pas de présenter un co-rapport et ne participa pas aux débats. La confusion régnait parmi les délégués. La résolution de Volodarsky fut finalement approuvée par vingt-huit délégués contre trois, avec vingt-huit abstentions. Le groupe des délégués de Vyborg motiva son abstention en déclarant que « les thèses de Lénine n'ont pas été rendues publiques, et le rapporteur n'a pas défendu la résolution ». L'allusion à la dissimulation abusive des thèses était trop claire. Staline se tut. Il subit une double défaite, car il provoqua le mécontentement en cachant les thèses et ne sut pas rassembler une majorité en leur faveur.
Quant à Volodarsky, il continuait au fond à défendre le schéma bolchéviste de la révolution de 1905 : d'abord la dictature démocratique, puis l'inévitable rupture avec la paysannerie et, en cas de victoire du prolétariat, en Occident, la lutte pour la dictature socialiste. Staline, avec l'appui de Molotov et de quelques autres, défendit la nouvelle conception de Lénine : seule la dictature du prolétariat, s'appuyant sur les paysans les plus pauvres, assurera l'accomplissement des tâches de la révolution démocratique et ouvrira en même temps l'ère des transformations socialistes. Staline avait raison contre Volodarsky, mais ne savait comment le montrer. D'autre part, en se refusant à reconnaître que la contre-révolution bourgeoise avait remporté une victoire complète, Volodarsky se trouvait avoir raison contre Staline et contre Lénine. Nous rencontrerons à nouveau cette dispute au congrès du parti quelques jours plus tard. La conférence se termina par l'adoption d'un appel écrit par Staline « A tous les travailleurs ! », où il était dit entre autres : « ... Les mercenaires vendus et les lâches calomniateurs osent accuser ouvertement les chefs de notre parti de "trahison"... Jamais les noms de nos chefs n'ont été aussi chers à la classe ouvrière que maintenant, au moment où l'insolente canaille bourgeoise les couvre de boue ! » Outre Lénine, les principales victimes de la calomnie et de la persécution étaient Zinoviev, Kaménev et Trotsky. Leur nom était particulièrement cher à Staline quand la « canaille bourgeoise » les couvrait de boue.
La conférence de Pétrograd avait été, pour ainsi dire, la répétition générale du congrès du parti, lequel s'ouvrit le 26 juillet. A ce moment-là presque tous les soviets de quartier de Pétrograd étaient déjà dans les mains des bolchéviks. Dans les comités d'usine ainsi que dans les directions des syndicats l'influence des bolchéviks était devenue prédominante. La préparation pour ce qui était des questions d'organisation était concentrée les mains de Sverdlov. Mais c'est Lénine qui conduisait la préparation politique de son poste clandestin. Dans des lettres au Comité central et dans la presse bolchéviste, qui avait commencé à reparaître, il éclairait les différents aspects de la situation politique. C'est lui qui écrivit les projets de toutes les principales résolutions pour le congrès et, de plus, les arguments à employer furent soigneusement pesés dans des rencontres secrètes avec les futurs rapporteurs.
Le congrès fut convoqué sous le nom de congrès d'« unification », car il devait s'y réaliser l'entrée dans de l'organisation inter-districts de Pétrograd, à laquelle appartenaient Trotsky, loffé, Ouritsky, Riazanov, Lounatcharsky, Pokrovsky, Manouilsky, lourénev, Karakhan et d'autres révolutionnaires qui ont tous leur place dans l'histoire de la révolution soviétique. « Dans les années de guerre », dit une note aux Œuvres complètes de Lénine, « les interrayonnistes étaient proches du comité bolchéviste de Pétrograd », L'organisation comptait au moment du congrès quatre mille ouvriers environ. Des informations sur le congrès, qui se tenait semi-légalement dans deux quartiers ouvriers, filtrèrent dans la presse; dans les sphères gouvernementales, on parla de disperser le congrès, mais finalement Kérensky jugea plus prudent de ne pas fourrer son nez dans le quartier de Vyborg. Pour l'opinion publique en général, le congrès était dirigé par des anonymes. Parmi les bolchéviks, participèrent au congrès Sverdlov, Boukharine, Staline, Molotov, Vorochilov, Ordjonikidzé, lourénev, Manouilsky... Au bureau étaient Sverdlov, Olminsky, Lomov, Iourénev et Staline. Même là où les figures les plus en vue du bolchévisme sont absentes, le nom de Staline se trouve à la dernière place. Le congrès décida d'envoyer un salut à « Lénine, Trotsky, Zinoviev, Lounatcharsky, Kaménev, Kollontaï et à tous les autres camarades arrêtés et persécutés ». Ils sont élus à un bureau d'honneur. L'édition de 1938 ne mentionne que l'élection de Lénine.
C'est Sverdlov qui fit le rapport sur le travail d'organisation du Comité central. Depuis la conférence d'Avril, le parti avait grandi de 80 000 à 240 000 membres, c'est-à-dire avait triplé. La croissance sous les coups de Juillet était saine. Le tirage de toute la presse bolchéviste étonne par son insignifiance : 320 000 exemplaires pour un pays immense ! Mais le milieu révolutionnaire est bon conducteur : les idées du bolchévisme se fraient la voie dans la conscience de millions d'hommes.
Staline répéta ses deux rapports, sur l'activité politique du Comité central et sur la situation dans le pays. A propos des élections municipales, auxquelles les bolchéviks avaient obtenu 20 % des voix dans la capitale, Staline déclara : « Le Comité central... rassembla toutes ses forces pour combattre aussi bien le cadets, principale force de la contre-révolution, que le menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, qui, bon gré mal gré les suivent. » Beaucoup d'eau avait coulé depuis la conférence de mars, lorsque Staline comptait les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires dans la « démocratie révolutionnaire » et confiait aux cadets la mission de « consolider » les conquêtes de la révolution.
La question de la guerre, du social-patriotisme, de l'effondrement de la Deuxième Internationale et des tendances dans le socialisme mondial fut, malgré la tradition, enlevée du rapport politique et confiée à Boukharine, car dans le domaine international Staline était tout simplement perdu. Boukharine montra que la campagne pour la paix au moyen d'une « pression » sur le gouvernement provisoire et les autres gouvernements de l'Entente avait complètement fait faillite et que seul le renversement du Gouvernement provisoire pouvait rendre plus proche la liquidation démocratique de la guerre. Immédiatement après Boukharine, Staline fit le rapport sur les tâches du parti. Les débats se déroulèrent en même temps sur les deux rapports, quoiqu'il s'avérât qu'il n'y avait pas accord complet entre les deux rapporteurs.
« Quelques camarades, déclara Staline, disent qu'il est utopique de poser la question de la révolution socialiste, le capitalisme est faiblement développé chez nous. Ils auraient raison s'il n'y avait pas la guerre, s'il n'y avait pas la désorganisation, si les bases de l'économie nationale n'étaient pas ébranlées. Mais ces questions d'intervention dans la sphère économique se posent dans tous les Etats comme des questions inévitables... Au surplus, le prolétariat n'a eu nulle part des organisations aussi larges que les soviets... Tout cela a exclu la possibilité que les masses ouvrières n'intervinssent pas dans la vie économique. C'est là qu'est la véritable base qui permet de poser la question de la révolution socialiste chez nous en Russie. » L'argument principal étonne par son ineptie manifeste : si le faible développement du capitalisme rend utopique le programme de la révolution socialiste, la destruction, provoquée par la guerre, des forces productives ne doit pas rapprocher, mais au contraire éloigner encore plus l'ère du socialisme. En fait, la tendance à la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste ne résidait pas dans la destruction des forces productives par la guerre, mais dans la structure sociale du capitalisme russe. Cette tendance pouvait être découverte - et elle le fut - avant la guerre et indépendamment d'elle. La guerre rendit, certes, le développement révolutionnaire des masses infiniment plus rapide, mais ne changea nullement le contenu social de la révolution. Il faut dire, d'ailleurs, que Staline avait emprunté son argument à quelques remarques isolées et non développées de Lénine dont le but avait été de faire accepter par les vieux cadres la nécessité de réarmer le parti.
Dans les débats, Boukharine tenta de défendre en partie le vieux schéma du bolchévisme : dans la première révolution le prolétariat russe marche la main dans la main avec la paysannerie au nom de la démocratie, dans le seconde révolution la main dans la main avec le prolétariat européen au nom du socialisme. « En quoi consiste la perspective de Boukharine, répliqua Staline. A son avis, dans la première étape nous allons à la révolution paysanne. Mais elle ne peut manquer de... coïncider avec la révolution ouvrière. Il est impossible que la classe ouvrière, qui forme l'avant-garde de la révolution, ne lutte pas en même temps pour ses propres revendications. C'est pourquoi je considère le schéma de Boukharine irréfléchi. » C'était tout à fait juste. La révolution paysanne ne pouvait vaincre qu'en portant le prolétariat au pouvoir. Le prolétariat ne pouvait se maintenir au pouvoir sans commencer la révolution socialiste. Staline répéta contre Boukharine des considérations qui avaient été exposées pour la première fois au début de 1905 et qui, jusqu'en avril 1917, avaient été traitées d’« utopisme ». Quelques années plus tard, Staline oubliera, pourtant, les arguments répétés par lui au sixième congrès et ressuscitera, avec Boukharine, la formule de la « dictature démocratique », qui occupera une grande place dans le programme de l'Internationale communiste et jouera un rôle fatal dans le mouvement révolutionnaire de la Chine et d'autres pays.
La principale tâche du congrès fut de remplacer le mot d'ordre du passage pacifique du pouvoir aux soviets par celui de la préparation de l'insurrection armée. Pour cela il fallait comprendre avant tout le changement qui venait de se produire dans le rapport des forces. La direction générale de ce mouvement était évidente : du peuple vers la bourgeoisie. Mais il était bien plus difficile d'en fixer l'importance : seul un nouveau confit armé entre les classes pouvait mesurer le nouveau rapport des forces. Une telle vérification fut apportée à la fin d'août par la révolte du général Kornilov, qui révéla d'un seul coup que la bourgeoisie n'avait toujours pas d'appui dans le peuple, ni dans l'armée. Le changement survenu en juillet avait, par conséquent, un caractère superficiel et épisodique; mais il n'en restait pas moins tout à fait réel : il était dès lors absurde de parler de transmission pacifique du pouvoir aux soviets. Ce qui préoccupait avant tout Lénine, lorsqu'il formulait la nouvelle orientation, c'était que le parti fît face aussi résolument que possible au nouveau rapport des forces. En un certain sens, il recourait à une exagération délibérée : sous-estimer la force de l'ennemi est plus dangereux que la surestimer. Mais l'appréciation exagérée provoqua une réaction au congrès, comme auparavant à la conférence de Pétrograd - d'autant plus que Staline donna aux idées de Lénine une expression simplifiée.
« La situation est claire, dit Staline, maintenant personne ne parle de double pouvoir. Si, auparavant, les soviets représentaient une force réelle, maintenant ils ne sont plus que des organes de ralliement des masses, mais sans aucun pouvoir. » Quelques délégués eurent tout à fait raison de répliquer qu'en juillet la réaction avait temporairement triomphé, mais que la contre-révolution n'avait pas vaincu et que le double pouvoir n'avait pas encore été liquidé en faveur de la bourgeoisie. A ces arguments, Staline répondit, comme à la conférence par une phrase axiomatique : « En temps de révolution, la réaction n'existe pas. » En fait, l'orbite de toute révolution se compose de segments de courbes montantes et descendantes. La réaction vient de contre-coups dus à l'ennemi ou au retard de la masse elle-même, contre-coups qui rapprochent le régime des besoins de la classe contre-révolutionnaire, mais ne changent pas encore l'axe du pouvoir. Tout autre chose est la victoire de la contre-révolution : elle est inconcevable sans le transfert du pouvoir aux mains d'une autre classe. En Juillet, un transfert aussi décisif ne s'était pas encore produit. Historiens et commentateurs soviétiques continuent encore aujourd'hui à recopier de livre en livre les formules de Staline sans penser un instant à se poser cette question : si en juillet le pouvoir passa aux mains de la bourgeoisie, pourquoi celle-ci dut-elle, en août, recourir à l'insurrection ? Avant les événements de juillet, on appelait double pouvoir le régime dans lequel le Gouvernement provisoire n'était plus qu'un fantôme, alors que la force réelle se concentrait dans les soviets. Après les événements de Juillet, une partie du pouvoir réel passa des soviets à la bourgeoisie, mais une partie seulement : le double pouvoir ne disparut pas. C'est précisément cela qui détermina par la suite le caractère de l'insurrection d'Octobre.
« Si les contre-révolutionnaires réussissent à se maintenir un mois ou deux, dit Staline un peu plus loin, c'est uniquement parce que le principe de la coalition n'a pas disparu. Mais, comme les forces de la révolution se développent, des explosions se produiront et un moment viendra où les ouvriers se soulèveront et réuniront autour d'eux les couches pauvres de la paysannerie, brandiront le drapeau de la révolution ouvrière et ouvriront l'ère de la révolution socialiste en Occident. » Notons-le : la mission du prolétariat russe est d'ouvrir « l'ère de la révolution socialiste en Occident ». Ce sera la formule du parti dans les années qui suivent. Au fond, le rapport de Staline donne une estimation correcte de la situation et un pronostic correct : ce sont ceux de Lénine. Pourtant, il est impossible de ne pas noter que dans le rapport de Staline manque, comme toujours, l'enchaînement des idées. L'orateur affirme, proclame, mais ne prouve pas. Ses estimations sont faites à vue de nez ou empruntées toutes faites; elles n'ont pas passé par le laboratoire de la pensée analytique et il ne s'est pas établi entre elles ce lien organique qui, de lui-même, engendre les arguments, les analogies et les illustrations nécessaires. La polémique de Staline consiste à répéter des idées déjà exprimées, parfois sous la forme d'un aphorisme qui suppose prouvé précisément ce qui doit l'être. Souvent les arguments sont corsés de quelque grossièreté, surtout dans la conclusion, quand il n'y a plus de raison de craindre la réplique de l'adversaire.
Dans une publication de 1928, consacrée au sixième congrès, nous lisons : « Lénine, Staline, Sverdlov, Dzerjinsky et autres furent élus membres du Comité central. » A côté de Staline, seuls trois défunts sont nommés. Cependant, les procès-verbaux du congrès nous informent qu'au Comité central furent élus vingt et un membres et dix suppléants. Vu la situation semi-légale du parti les noms des personnes élues à un vote secret furent pas rendus publics au congrès, à l'exception des quatre qui avaient reçu le plus de voix : Lénine avec 133 voix sur 134, Zinoviev 132, Kaménev 131, Trotsky 131. A côté d'eux furent élus : Noguine, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Ouritsky, Milioutine, Berzine, Boubnov, Dzerjinsky, Krestinsky, Mouranov, Smilga, Sokolnikov, Chaoumian. Les noms sont rangés selon le nombre des voix reçues. Parmi les suppléants, les noms de huit ont pu être établis : Lomov, loffé, Stassova, lakovléva, Djaparidzé, Kissélev, Préobrajensky, Skrypnik. Des vingt-neuf membres et suppléants quatre seulement, Lénine, Sverdlov, Dzerjinsky et Noguine, moururent de mort naturelle, Noguine étant d'ailleurs mis au rang d'ennemi du peuple après sa mort; treize furent officiellement condamnés à mort ou disparurent sans laisser de traces, deux, loffé et Skrypnik, furent poussés au suicide par les persécutions; trois, Ouritsky, Chaoumian et Djaparidzé, ne furent pas fusillés par Staline uniquement parce qu'ils avaient déjà été tués par les ennemis de classe, un, Artem, fut victime d'un accident, le sort de quatre nous est inconnu. Au total, le Comité central qui était appelé à diriger l'insurrection d'Octobre se composait presque aux deux tiers de « traîtres », si même on laisse ouverte la question de savoir comment auraient fini Lénine, Sverdlov et Dzerjinsky.
Le congrès prit fin le 3 août. Le lendemain, Kaménev sortit de prison. Non seulement il se montra dès lors systématiquement dans les institutions soviétiques, mais il exerça aussi une influence indubitable sur la politique générale du parti et sur Staline personnellement. Tous deux, quoique à des degrés différents, s'étaient adaptés à l'orientation nouvelle. Mais il n'était pas si facile pour eux de s'affranchir de leurs habitudes de pensée. Là où il le peut, Kaménev arrondit les angles de la politique de Lénine. Staline n'a rien contre, seulement, il ne veut pas se mettre en avant. Un conflit ouvert surgit au sujet de la conférence socialiste de Stockholm, dont l'initiative venait des sociaux-démocrates allemands. Les patriotes conciliateurs russes, toujours prêts à saisir un fétu de paille, considéraient cette conférence comme un important moyen de « lutte pour la paix ». Au contraire, Lénine, accusé de liaison avec l'état-major allemand, se dressa résolument contre toute participation à une entreprise derrière laquelle se trouvait, comme on le savait, le gouvernement allemand. A la séance du Comité exécutif central du 6 août, Kaménev intervint nettement en faveur de la participation à la conférence. Staline ne pensa même pas à défendre la position du parti dans Prolétarii [Le Prolétaire] (c'est ainsi que se nommait alors la Pravda). Au contraire, un violent article de Lénine contre Kaménev se heurta à l'opposition de Staline et ne parut dans la presse que dix jours plus tard, à la suite des réclamations persistantes de l'auteur et de son appel à d'autres membres du Comité central. Malgré tout, Staline n'appuya pas ouvertement Kaménev.
Immédiatement après la mise en liberté de Kaménev, une rumeur fut lancée dans la presse par le ministère démocratique de la Justice, selon laquelle il aurait eu des relations avec la police secrète tsariste. Kaménev réclama une enquête. Le Comité central chargea Staline de « parler avec Gotz [un des chefs socialistes-révolutionnaires] au sujet d'une commission sur l'affaire Kaménev ». Nous avons déjà observé des missions de ce genre : « parler » avec le menchévik Bogdanov à propos des marins de Cronstadt, « parler » avec le menchévik Anissimov au sujet des garanties pour Lénine. Restant dans les coulisses, Staline convenait mieux que d'autres pour ce genre de missions délicates. De plus, le Comité central avait toujours la certitude que, dans des pourparlers avec des adversaires, Staline ne se laisserait pas tromper.
« Le sifflement reptilien de la contre-révolution, écrit Staline, le 13 août, à propos des calomnies contre Kaménev, se fait de nouveau entendre plus fort. De son coin l'hydre hideuse de la réaction lance son dard empoisonné. Elle piquera et se cachera de nouveau dans son antre obscur », etc. C'est dans le style des « caméléons » de Tiflis. Mais l'article n'est pas seulement intéressant par son style. « La hideuse persécution, la bacchanale de mensonges et de calomnies, la tromperie impudente, la basse fraude et la falsification, continue l'auteur, prennent des proportions jusqu'ici inconnues dans l'histoire... D'abord on essaya de faire passer des militants éprouvés de la révolution pour des espions allemands; quand cela eut échoué, on voulut faire d'eux des espions tsaristes. Ainsi, des hommes qui ont consacré toute leur vie consciente à la cause de la lutte révolutionnaire contre le régime tsariste, on essaie maintenant de les faire passer pour... des valets du tsar... Le sens politique de tout cela est évident : les maîtres de la contre-révolution doivent à tout prix éliminer et ruiner Kaménev comme l'un des chefs reconnus du prolétariat révolutionnaire. » Malheureusement, cet article n'a pas figuré dans les pièces du procureur Vychinsky lors du procès de Kaménev en 1936.
Le 30 août, Staline publie, sans aucun avertissement de la rédaction, un article non signé de Zinoviev, intitulé « Ce qu'il ne faut pas faire », manifestement dirigé contre la préparation de l'insurrection. « Il faut regarder la vérité en face : il existe maintenant à Pétrograd bien des conditions qui favorisent l'apparition d'une insurrection dans le genre de la Commune de Paris de 1871. » Sans nommer Zinoviev, Lénine écrit, le 3 septembre : « L'allusion à la Commune est très superficielle et même stupide... La Commune ne pouvait offrir d'un seul coup au peuple ce que les bolchéviks peuvent lui offrir s'ils prennent le pouvoir, à savoir la terre aux paysans, des propositions immédiates de paix. » Le coup contre Zinoviev atteignait par ricochet le rédacteur du journal. Mais Staline se tut. Il est prêt à soutenir anonymement une attaque contre Lénine venant de la droite. Mais il se garde bien d'intervenir lui-même. Au premier signe de danger, il se met à l'écart.
Il n'y a presque rien à dire de l'activité journalistique de Staline lui-même dans cette période. Il était rédacteur en chef de l'organe central, non parce qu'écrivain doué, mais parce qu'il n'était pas orateur et était en général incapable d'intervenir dans l'arène publique. Il n'écrivit pas un seul article qui attirât l'attention sur lui; il ne présenta pas un seul problème nouveau pour la discussion; il ne mit en circulation aucun mot d'ordre. Il commentait les événements en une langue impersonnelle dans le cadre des conceptions établies par le parti. Il était plutôt un fonctionnaire responsable du parti dans les bureaux du journal qu'un publiciste révolutionnaire.
La montée du mouvement des masses et la reprise de l'activité des membres du Comité central qui avaient été temporairement immobilisés écartèrent naturellement Staline de la position en vue qu'il avait occupée durant la période du congrès de juillet. Son activité se mène en vase clos, ignorée des masses, inaperçue des ennemis. En 1924, la Commission d'histoire du parti publia, en plusieurs volumes, une copieuse chronique de la révolution. Dans les 422 pages du volume IV, consacré à août et septembre, sont enregistrés tous les évènements, épisodes, conflits, résolutions, discours, articles qui méritent de retenir l'attention. Sverdlov, alors encore peu connu, est nommé trois fois dans ce volume, Kaménev 46 fois, Trotsky, qui passa août et le début de septembre en prison, 31 fois, Lénine, qui se trouvait dans l'illégalité, 16 fois, Zinoviev, qui partageait le sort de Lénine, 6 fois. Staline n'est pas mentionné une seule fois. Dans l'index, qui contient environ cinq cents noms, celui de Staline ne se trouve pas. Cela signifie que la presse n'a pas noté pendant ces deux mois un seul de ses actes, un seul de ses discours, et que nul de ceux qui jouèrent dans les événements un rôle plus en vue ne l'a nommé une seule fois.
Heureusement, par les procès-verbaux du Comité central conservés, certes pas entièrement, pendant sept mois (août 1917-février 1918), on peut suivre d'assez près le rôle de Staline dans la vie du parti, plus exactement, celle de son état-major. A des conférences et des congrès de toutes sortes sont délégués, vu l'absence de chefs politiques, Milioutine, Smilga, Glébov, figures peu influentes mais plus propres à intervenir publiquement. Le nom de Staline ne se rencontre pas souvent dans les décisions. Ouritsky, Sokolnikov et Staline sont chargés d'organiser une commission pour les élections à l'Assemblée constituante. Les mêmes sont aussi chargés de rédiger une résolution sur la conférence de Stockholm. Staline est chargé de mener des pourparlers avec une imprimerie pour le rétablissement de l'organe central. Encore une commission pour rédiger une résolution, etc. Après le congrès de juillet, on avait adopté la proposition de Staline d'organiser le travail du Comité central selon les principes d'une « stricte répartition des fonctions ». Pourtant, c'est plus facile à écrire qu'à faire : la marche des événements confondra encore longtemps les fonctions et renversera les décisions. Le 2 septembre, le Comité central nomme les comités de rédaction des revues hebdomadaires et mensuelle, tous deux avec la participation de Staline. Le 6 septembre, après la mise en liberté de Trotsky, Staline et Riazanov sont remplacés à la rédaction de la revue théorique par Trotsky et Kaménev. Mais même cette décision reste seulement dans les procès-verbaux. En fait, les deux revues ne parurent qu'une seule fois, et, de plus, les comités de rédaction réels ne coïncidèrent nullement avec ceux qui avaient été nommés.
Le 5 octobre, le Comité central crée une commission qui doit préparer pour le futur congrès un projet de programme du parti. La commission se compose de Lénine, Boukharine, Trotsky, Kaménev, Sokolnikov, Kollontaï. Staline n'en est pas membre. Non pas qu'il y eut quelque opposition à sa candidature, mais tout simplement parce que son nom ne vint à l'idée de personne quand il fut question d'élaborer le plus important document théorique du parti. Pourtant, la commission pour le programme ne se réunit pas une seule fois : à l'ordre du jour se trouvaient de tout autres tâches. Le parti mena l'insurrection et prit le pouvoir sans avoir de programme achevé. Ainsi, même dans les affaires purement intérieures du parti, les événements ne disposaient pas toujours des hommes conformément aux vues et aux plans de la hiérarchie du parti. Le Comité central crée des rédactions, des commissions, des comités de trois, de cinq, de sept, qui ne réussit pas à se réunir, alors que de nouveaux événements surgissent, et tout le monde oublie les décisions de la veille. De plus, les procès-verbaux, pour des considérations de conspiration, sont soigneusement cachés et nul ne les consulte.
Les absences relativement fréquentes de Staline retiennent l'attention. De vingt-quatre séances du Comité central en août, septembre et dans la première semaine d'octobre, il fut absent six fois; pour les six autres séances la liste des présents manque. Cette irrégularité est d'autant moins explicable que Staline ne prenait aucune part au travail du soviet et du Comité exécutif central et n'allait pas aux meetings. Evidemment, lui-même n'attribuait nullement à sa participation aux séances du Comité central l'importance qu'il lui donne maintenant. Dans un certain nombre d'occasions son absence s'explique indubitablement par quelque affront reçu et l'irritation qu'il en a : quand il ne peut imposer sa volonté, il préfère ne pas se montrer et rêver mélancoliquement de revanche.
L'ordre dans lequel les membres du Comité central présents sont inscrits dans les procès-verbaux ne manque pas d'intérêt. Le 13 septembre : Trotsky, Kaménev, Staline, Sverdlov et autres. Le 15 septembre : Trotsky, Kaménev, Rykov, Noguine, Staline, Sverdlov et autres. Le 20 septembre : Trotsky, Ouritsky, Boubnov, Boukharine et autres (Staline et Kaménev sont absents). Le 21 septembre : Trotsky, Kaménev, Staline, Sokolnikov et autres., Le 23 septembre : Trotsky, Kaménev, Zinoviev, etc. (Staline est absent.) L'ordre des noms n'était évidemment pas réglementé et était parfois bouleversé. Mais, malgré tout, il n'était pas fortuit, surtout si l'on tient compte du fait que dans la période précédente, lorsque Trotsky, Kaménev et Zinoviev étaient absents, le nom de Staline se rencontre en première place dans quelques procès-verbaux. Ce sont là, évidemment, des détails, mais nous ne trouvons rien de plus important et, de plus, la vie quotidienne du Comité central aussi bien que la place que Staline y occupe se reflètent impartialement dans ces détails.
Plus l'envergure du mouvement est grande, moindre est cette place de Staline et plus il lui est difficile de se détacher parmi les membres ordinaires du Comité central. En octobre, mois décisif d'une année décisive, Staline est moins remarqué que jamais. Le Comité central tronqué, seule base d'appui de Staline, manque lui-même d'assurance en ces mois-là. Ses décisions sont trop souvent renversées par une initiative surgie hors de ses rangs. L'appareil du parti en général ne se sent pas le pied ferme dans la tourmente révolutionnaire. Plus l'influence des mots d'ordre bolchévistes s'étend et s'approfondit, plus il devient difficile aux membres des comités de maîtriser le mouvement. Plus les soviets tombent sous l'influence du parti, moins l'appareil de celui-ci y trouve de place. Tel est l'un des paradoxes de la révolution.
Reportant à l'année 1917 des conditions qui ne se formèrent que bien plus tard, lorsque les eaux furent rentrées dans leur lit, de nombreux historiens, même des plus consciencieux, présentent les choses comme si le Comité central avait dirigé directement la politique du soviet de Pétrograd, qui depuis le début de septembre était devenu bolchéviste. En fait il n'en était rien. Les procès-verbaux montrent sans l'ombre d'un doute qu'à l'exception de quelques séances plénières, auxquelles participèrent Lénine, Trotsky et Zinoviev, le Comité central ne joua pas de rôle politique. Il ne prit l'initiative dans aucune question d'importance. De nombreuses décisions du Comité central dans cette période restèrent en l'air, car elles se heurtaient à des décisions du soviet. Les plus importantes décisions du soviet furent mises en application avant que le Comité central ait pu les examiner. C'est seulement après la conquête du pouvoir, la fin de la guerre civile et l'établissement d'un régime régulier que le Comité central concentre peu à peu dans ses mains la direction de l'activité soviétique. C'est alors que vient le tour de Staline.
Troisième partie[modifier le wikicode]
Le 8 août, le Comité central ouvre une campagne contre la Conférence d'Etat convoquée à Moscou par Kérensky et grossièrement truquée en faveur de la bourgeoisie. La conférence s'ouvrit le 12 août sous le coup d'une grève générale de protestation de la part des ouvriers de Moscou. La force des bolchéviks, à qui l'entrée de la conférence avait été refusée, avait trouvé une expression plus réelle. La bourgeoisie était effrayée et furieuse. Après avoir abandonné, le 21, Riga aux Allemands, le commandant en chef Kornilov déclenche, le 25, sa marche sur Pétrograd, avec l'intention d'établir sa dictature personnelle. Kérensky, qui s'était trompé dans ses calculs sur Kornilov, déclare le commandant en chef « traître à la patrie ». Même à ce moment décisif, le 27 août, Staline ne paraît pas au Comité exécutif central. C'est Sokolnikov qui intervient au nom des bolchéviks. Il annonce que les bolchéviks sont prêts à s'entendre sur les mesures militaires à prendre avec les organes de la majorité soviétique. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires acceptent la proposition avec gratitude et grincements de dents, car les soldats et les ouvriers sont avec les bolchéviks. La liquidation rapide et sans effusion de sang de la rébellion de Kornilov rend complètement aux soviets le pouvoir qu'ils avaient partiellement perdu en juillet. Les bolchéviks reprennent le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ! » Dans la presse, Lénine propose un compromis aux conciliateurs : que les soviets prennent le pouvoir et assurent une pleine liberté de propagande, et les bolchéviks resteront entièrement sur le terrain de la légalité soviétique. Les conciliateurs rejettent avec hauteur le compromis offert à gauche, ils cherchent avant tout des alliés à droite.
Le refus hautain des conciliateurs ne fait que renforcer les bolchéviks. Tout comme en 1905, la prépondérance que la première vague de la révolution avait accordée aux menchéviks disparaît rapidement dans une atmosphère de lutte des classes qui s'exacerbe. Mais à la différence de la première révolution, la croissance du bolchévisme coïncide, non pas avec le déclin du mouvement des masses, mais avec son essor. Au village, un procès qui est au fond le même prend une autre forme : du parti qui prédomine parmi la paysannerie, celui des socialistes-révolutionnaires, se détache une aile gauche qui essaie de se mettre au pas sur les bolchéviks. Les garnisons des grandes villes sont presque entièrement avec les ouvriers. « Oui, les bolchéviks ont travaillé assidûment et inlassablement », témoigne Soukhanov, menchévik de gauche. « Ils étaient avec les masses, à l'usine, quotidiennement, constamment... Les masses vivaient et respiraient avec les bolchéviks. Elles étaient dans les mains du parti de Lénine et de Trotsky. » Dans les mains du parti, mais non pas dans celles de son appareil.
Le 31 août, le soviet de Pétrograd adopta pour la première fois une résolution politique des bolchéviks. Refusant de s'avouer vaincus, les conciliateurs décidèrent de mesurer les forces une nouvelle fois. Le 9 septembre, le conflit fut nettement placé devant le soviet. Il y eut 414 voix pour l'ancien bureau et la politique de la coalition, 519 contre et 67 abstentions. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires récoltèrent le fruit de leur politique de conciliation avec la bourgeoisie. Le soviet salua le nouveau gouvernement de coalition avec une résolution présentée par le nouveau président, Trotsky. : « Le nouveau gouvernement... entrera dans l'histoire de la révolution comme un gouvernement de guerre civile... Le congrès panrusse des soviets créera un pouvoir véritablement révolutionnaire. » C'était une déclaration de guerre ouverte aux conciliateurs, qui avaient rejeté le « compromis ».
Le 14 septembre s'ouvrit à Pétrograd ce qu'on appela la Conférence démocratique, créée par le Comité exécutif central apparemment pour contrebalancer la Conférence d'Etat, mais en fait toujours pour sanctionner la même coalition, désormais en pleine décomposition. Les conciliateurs deviennent furieux. Quelques jours plus tôt Kroupskaïa était allée secrètement voir Lénine en Finlande. Dans le wagon rempli de soldats on ne parlait pas de coalition mais d'insurrection. « Quand je rapportai à Ilitch ces propos de soldats, son visage devint pensif et plus tard, bien qu'il parlât de tout autre chose, cet air pensif n'avait pas disparu de son visage. Il était clair qu'il parlait d'une chose, mais pensait à une autre, il pensait à l'insurrection, à la meilleure manière de la préparer. »
Le jour de l'ouverture de la Conférence démocratique - le plus vide de tous les pseudo-parlements de la démocratie - Lénine envoie au Comité central ses fameuses lettres : « Les bolchéviks doivent prendre le pouvoir » et « Marxisme et insurrection ». Cette fois-ci il réclame des actes immédiats : le soulèvement des régiments et des usines, l'arrestation du gouvernement et de la Conférence démocratique, la prise du pouvoir. Le plan est encore manifestement irréalisable, mais il donne une nouvelle direction à la pensée et à l'activité du Comité central. Kaménev demande au Comité de rejeter catégoriquement la proposition de Lénine, comme désastreuse. Craignant que les lettres ne parviennent au parti par-dessus la tête du Comité central, Kaménev rassemble six voix pour la destruction de tous les exemplaires, sauf un seul destiné aux archives. Staline propose d’« envoyer les lettres aux organisations les plus importantes et de leur suggérer de les discuter ». Un commentaire écrit bien plus tard déclare que la proposition de Staline « avait pour but d'organiser l'influence des comités locaux du parti sur le Comité central et de l'inciter à suivre les directives de Lénine ». S'il en avait été ainsi, Staline se serait levé pour défendre les propositions de Lénine et aurait opposé à la résolution de Kaménev la sienne propre. Mais il était loin de cette pensée. En province, les comités locaux étaient, en majorité, plus à droite que le Comité central. Leur envoyer les lettres de Lénine sans que le Comité central les eût approuvées signifiait se prononcer contre elles. Par sa proposition, Staline voulait tout simplement gagner du temps et avoir la possibilité, en cas de conflit, d'alléguer la résistance des comités. Les hésitations paralysaient le Comité central. Il fut décidé de renvoyer la question des lettres de Lénine à la séance suivante. Lénine attendait la réponse avec une impatience extrême. Cependant, à la séance suivante, qui ne se tint que cinq jours plus tard, Staline ne parut pas du tout et la question des lettres ne fut même pas mise à l'ordre du jour. Plus l'atmosphère est brûlante, plus Staline manœuvre froidement.
La Conférence démocratique avait décidé de mettre sur pied, d'accord avec la bourgeoisie, quelque semblant d'institution représentative, à laquelle Kérensky avait promis d'accorder des droits consultatifs. L'attitude à prendre envers le Conseil de la République, ou Préparlement, devint immédiatement pour les bolchéviks un problème tactique épineux : fallait-il y participer ou le laisser de côté tout en marchant à l'insurrection ? En tant que rapporteur du Comité central à la fraction bolchéviste de la Conférence démocratique, Trotsky mit en avant l'idée du boycott. Le Comité central, à peu près également divisé sur cette question litigieuse (9 voix pour le boycott, 8 contre), remit à la fraction le soin de régler la discussion. Pour présenter les points de vue opposés « deux rapports furent proposés : l'un de Trotsky, l'autre de Rykov ». « En fait, insistait Staline en 1925, il y eut quatre rapporteurs : deux pour le boycott du Préparlement (Trotsky et Staline) et deux pour la participation (Kaménev et Noguine). » C'est presque vrai : quand la fraction décida de mettre fin aux débats, elle laissa encore parler un seul représentant de chaque position : Staline pour les boycottistes et Kaménev (et non Noguine) pour les partisans de la participation. Rykov et Kaménev réunirent 77 voix; Trotsky et Staline, 50. La défaite de la tactique du boycott fut l’œuvre de la province qui, en bien des endroits, ne s'était que récemment séparée des menchéviks.
Superficiellement, il pouvait sembler que les désaccords avaient un caractère secondaire. En fait, la question était de savoir si le parti se disposait à jouer le rôle d'opposition sur le terrain de la république bourgeoise ou s'il se poserait pour tâche la prise du pouvoir. Vu l'importance que cet épisode a pris dans l'historiographie officielle, Staline présenta les choses comme s'il avait été rapporteur. Un rédacteur obligeant ajouta de lui-même que Trotsky s'était prononcé pour « une position intermédiaire ». Dans les éditions ultérieures, le nom de Trotsky disparut complètement. La nouvelle Histoire déclare : « Staline intervint résolument contre la participation au Préparlement. » Cependant, outre le témoignage des procès-verbaux, celui de Lénine s'est aussi conservé : « Il faut boycotter le Préparlement », écrivait-il le 23 septembre. « Il faut aller... aux masses. Il faut leur donner un mot d'ordre juste et clair : chasser la bande bonapartiste de Kérensky avec son faux Préparlement. » Puis une note : « Trotsky est pour le boycott. Bravo, camarade Trotsky ! » Bien entendu, le Kremlin a officiellement ordonné d'éliminer de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Lénine toute incartade de ce genre.
Le 7 octobre, la fraction bolchéviste quitta démonstrativement le Préparlement. « Nous nous adressons au peuple. Tout le pouvoir aux soviets ! » Cela équivalait à un appel à l'insurrection. Le même jour il fut décidé, à la séance du Comité central, de créer un « bureau d'information pour la lutte contre la contre-révolution ». Ce nom, nébuleux à dessein, recouvrait une tâche bien concrète : étudier et préparer l'insurrection. L'organisation de ce bureau fut confiée à Trotsky, Sverdlov et Boubnov. Vu le laconisme du procès-verbal et l'absence d'autres documents, l'auteur est ici contraint de faire appel à sa propre mémoire. Staline déclina de faire partie du bureau, proposant à sa place Boubnov, de peu d'autorité. Son attitude était réservée, sinon sceptique sur l'idée même du bureau. Il était pour l'insurrection mais il ne croyait pas que les ouvriers et les soldat fussent prêts à l'action. Il vivait à l'écart, non seulement des masses, mais aussi de leurs représentants au soviets, se contentant d'impressions réfractées à travers l'appareil du parti. L'expérience de Juillet n'était pas passée sans laisser de traces dans les masses. Ce n'était plus vraiment une pression aveugle, la circonspection était apparue. D'autre part, la confiance dans le bolchéviks s'était colorée d'une certaine inquiétude sauraient-ils faire ce qu'ils promettent ? Les agitateurs bolchévistes se plaignaient parfois de se heurter à une indifférence des masses. En réalité, elles étaient fatiguées de l'attente, de l'indécision, des mots. Mais dans l'appareil cette fatigue était assez souvent interprétée comme une « absence de volonté de lutte ». De là un vernis de scepticisme chez de nombreux membres des comités bolchévistes. De plus, même les hommes les plus courageux sentent un certain froid au creux de l'estomac avant une insurrection, comme avant tout combat. Ils ne le reconnaissent pas toujours, mais cela n'en existe pas moins. L'état d'esprit de Staline lui-même se distinguait par son ambiguïté. Il n'avait pas oublié Avril, quand sa sagesse de « praticien » avait été si cruellement bafouée. D'autre part, il avait incomparablement plus de confiance dans l'appareil que dans les masses. Dans tous les cas importants il s'assurait contre toute éventualité en votant avec Lénine. Mais il ne manifestait aucune initiative dans le sens des décisions prises, déclinait de prendre une part directe aux actions décidées, défendait les ponts qui auraient permis une retraite, avait sur les autres une influence réfrigérante et, en fin de compte, il passa à côté de l'insurrection d'Octobre.
Rien ne sortit, certes, du Bureau pour la lutte contre la contre-révolution, mais nullement par la faute des masses. Le 9, un nouveau conflit, très vif, surgit entre Smolny et le gouvernement, qui avait décidé de retirer les troupes révolutionnaires de la capitale pour les envoyer au front. La garnison se rallia plus étroitement à son défenseur, le soviet. La préparation de l'insurrection eut immédiatement une base concrète. Celui qui la veille avait pris l'initiative de former le « Bureau » tourna toute son attention vers la création d'un état-major militaire auprès du soviet même. Le premier pas se fit le jour même, le 9 octobre. « Pour résister aux tentatives de l'état-major de retirer les troupes révolutionnaires de Pétrograd », le Comité exécutif décida de créer un Comité militaire révolutionnaire. C'est ainsi que, par la logique des choses, sans aucune discussion dans le Comité central, presque inopinément, l'insurrection commença à se préparer dans l'arène du soviet et se mit à bâtir son propre état-major, bien plus réel que le « Bureau » du 7 octobre.
La séance suivante du Comité central, à laquelle Lénine participa coiffé d'une perruque, se tint le 10 octobre et prit une importance historique. Au centre de la discussion se trouvait la résolution de Lénine qui proposait l'insurrection armée comme tâche pratique immédiate. Le plus difficile, même pour les partisans les plus convaincus de l'insurrection, était, pourtant, la question des délais. Sous la pression des bolchéviks, le Comité exécutif central, aux mains des conciliateurs, avait convoqué, aux jours de l'Assemblée démocratique, le congrès des soviets pour le 20 octobre. Il était absolument sûr maintenant que le congrès donnerait la majorité aux bolchéviks. L'insurrection, au moins à Pétrograd, devait à tout prix s'accomplir avant le 20, sinon le congrès, non seulement ne pourrait pas prendre en mains le pouvoir, mais risquait d'être dispersé. A la séance du Comité central, on décida, sans le mettre sur le papier, de commencer l'insurrection à Pétrograd vers le 15. Il restait ainsi à peu près cinq jours pour la préparation. Tous sentaient que c'était peu. Mais le parti se trouvait prisonnier de la date que lui-même, en d'autres circonstances, avait imposée aux conciliateurs. L'information apportée par Trotsky que le Comité exécutif avait décidé de créer son propre état-major militaire ne fit pas grande impression, car il s'agissait plutôt d'un projet que d'un fait. Toute l'attention se concentrait sur la polémique avec Zinoviev et Kaménev qui étaient résolument contre l'insurrection. Staline, semble-t-il, n'intervint pas du tout à cette séance ou se borna à une brève réplique, en tout cas, il n'est pas resté de trace de son discours dans les procès-verbaux. La résolution fut adoptée par dix voix contre deux. Mais des doutes au sujet de la date causaient de l'inquiétude chez tous les participants.
Vers la fin même de la séance, qui dura bien au delà de minuit, il fut décidé, sur l'initiative plutôt fortuite de Dzerjinsky, ce qui suit : « Former pour la direction politique de l'insurrection un bureau composé de Lénine, Zinoviev, Kaménev, Trotsky, Staline, Sokolnikov et Boubnov. » Pourtant, cette décision importante n'eut pas de suites : Lénine et Zinoviev continuaient à se cacher, Zinoviev et Kaménev étaient implacablement opposés à la décision du 10 octobre. Le « Bureau pour direction politique de l'insurrection » ne se réunit pas une seule fois. Seul son nom s'est conservé dans une note écrite à la plume, ajoutée au procès-verbal bien fragmentaire, écrit au crayon. Sous le nom abrégé des « Sept », ce Bureau fantôme est entré dans l'histoire officielle.
Le travail pour la création du Comité militaire révolutionnaire auprès du soviet suivait son cours. Pourtant, le mécanisme pesant de la démocratie soviétique n'admettait pas de bond trop brusque. Et il restait peu de temps avant le congrès. Ce n'est pas sans raison que Lénine craignait des retards. Sur sa demande, une nouvelle séance du Comité central se tint le 16 octobre, avec la participation des militants les plus responsables de Pétrograd. Zinoviev et Kaménev étaient toujours dans l'opposition. D'un point de vue formel leur position s'était même renforcée : six jours étaient passés, et l'insurrection n'avait pas commencé. Zinoviev demanda que la décision fût différée jusqu'au congrès des soviets, afin que l'on pût « s'entendre » avec les délégués de province : au fond, il comptait sur leur appui. Les débats prirent un caractère passionné. Staline y participa pour la première fois. « Le jour de l'insurrection, dit-il, doit être celui qu'imposent les circonstances. C'est là le seul sens de la résolution... Ce que Kaménev et Zinoviev proposent, cela conduit objectivement à donner à la contre-révolution la possibilité de s'organiser; nous allons céder sans fin et perdre toute la révolution. Pourquoi ne pas nous laisser la possibilité de choisir le jour et les circonstances, afin de ne pas donner à la contre-révolution la possibilité de s'organiser ? » Un orateur défendait le droit abstrait du parti de choisir le moment de frapper, alors qu'il s'agissait de fixer un terme précis. Le congrès bolchéviste des soviets, s'il s'était avéré incapable de prendre immédiatement le pouvoir, n'aurait fait que discréditer le mot d'ordre « Le pouvoir aux soviets ! », en en faisant une phrase creuse. Zinoviev insista : « Nous devons nous dire carrément que dans les cinq jours qui viennent nous ne tenterons pas d'insurrection. » Kaménev frappa sur le même clou. Staline ne donna à tout cela aucune réponse directe, mais termina par ces mots inattendus : « Le soviet de Pétrograd est déjà entré dans la voie de l'insurrection en se refusant à sanctionner le retrait des troupes. » Il répétait simplement ici, hors de toute liaison avec le discours abstrait qu'il avait tenu, la formule que les dirigeants du Comité militaire révolutionnaire avaient utilisée dans leur propagande au cours des journées précédentes. Mais que voulait dire « entrer dans la voie de l'insurrection » ? S'agissait-il de jours ou de semaines ? Staline s'abstint prudemment de préciser. La situation était loin d'être claire pour lui.
Au cours des débats, le président du Comité de Pétrograd, Daletsky, futur chef de l'agence télégraphique soviétique, disparu plus tard dans une des épurations, donna contre le passage immédiat à l'offensive l'argument suivant : « Nous n'avons même pas de centre. Nous allons, mi-consciemment, à la défaite. » Daletsky ne connaissait pas encore, semble-t-il, la formation du « centre » soviétique ou ne lui accordait pas assez d'importance. En tout cas sa remarque servit d'impulsion à une nouvelle improvisation. Après s'être retiré dans un coin avec d'autres membres du Comité central, Lénine écrivit, le papier sur son genou, la résolution suivante : « Le Comité central organise un centre militaire révolutionnaire composé de Sverdlov, Staline, Boubnov, Ouritsky et Dzerjinsky. Ce centre sera incorporé au comité révolutionnaire du soviet. » C'est certainement Sverdlov qui se souvint du Comité militaire révolutionnaire. Mais personne ne connaissait encore au juste le nom de l'état-major soviétique. Trotsky était en ces heures-là à la séance du soviet où le Comité militaire révolutionnaire se trouvait définitivement mis sur rails.
La résolution du 10 octobre avait été adoptée à une majorité de vingt voix contre deux et trois abstentions. Pourtant, nul n'avait répondu à la question suivante : la décision que l'insurrection devait se faire à Pétrograd avant le 20 septembre était-elle toujours valide ? Il était certes, difficile de trouver une réponse. Politiquement, la décision de passer à l'insurrection avant le congrès était la seule juste. Mais il restait trop peu de temps pour la réaliser. Aussi la séance du 16 octobre ne sortit-elle pas de cette contradiction. Mais c'est ici que les conciliateurs vinrent à l'aide : le lendemain, ils décidèrent, pour des considérations à eux, de différer l'ouverture du congrès, que d'avance ils détestaient, jusqu'au 25 octobre. Les bolchéviks accueillirent ce sursis inattendu avec une protestation publique et une gratitude secrète. Cinq jours supplémentaires tiraient complètement le Comité militaire révolutionnaire de l'embarras.
Les procès-verbaux du Comité central et les numéros de la Pravda dans les semaines qui précèdent le 25 octobre dessinent assez nettement la physionomie politique de Staline sur le fond de l'insurrection. De même qu'avant la guerre il était en apparence avec Lénine, tout en recherchant le soutien des conciliateurs contre l'émigré qui « demandait la lune », de même se trouvait-il maintenant dans la majorité officielle du Comité central, tout en soutenant l'opposition de droite. Comme toujours, il agissait prudemment, pourtant, l'envergure des événements et l'acuité des conflits le forcèrent assez souvent à aller plus loin qu'il ne l'aurait voulu..
Le 11 octobre, Zinoviev et Kaménev imprimèrent dans le journal de Maxime Gorki une lettre contre l'insurrection. La situation dans les sommets du parti prit immédiatement un caractère extrêmement aigu. Lénine tempêta et ragea dans sa retraite clandestine. Afin d'avoir les mains libres pour mener l'agitation contre l'insurrection, Kaménev donna sa démission du Comité central. La question fut discutée à la séance du 20 octobre. Sverdlov communiqua une lettre de Lénine qui flétrissait Zinoviev et Kaménev comme des briseurs de grève et réclamait leur exclusion du parti. La crise s'était soudainement compliquée du fait que, le matin même, la Pravda avait publié une déclaration de la rédaction défendant Zinoviev et Kaménev : « L'âpreté du ton de l'article du camarade Lénine ne change pas le fait qu'au fond nous avons, les uns et les autres, les mêmes idées. » L'organe central avait jugé nécessaire de condamner, non pas l'intervention publique des deux membres du Comité central contre la décision du parti sur l'insurrection, mais l'« âpreté » de la protestation de Lénine; bien plus encore, il se solidarisait avec Zinoviev et Kaménev quant « au fond ». Comme si, à ce moment-là, il y avait une question plus fondamentale que celle de l'insurrection ! Les membres du Comité central se frottèrent les yeux de stupéfaction.
Outre Staline, il y avait à la rédaction Sokolnikov, futur diplomate soviétique et future victime d'une épuration. Mais Sokolnikov déclara qu'il n'avait pris aucune part à l'élaboration de l'attaque de la rédaction contre Lénine et qu'il la considérait erronée. Il s'avéra donc que Staline seul, contre le Comité central et son propre collègue de la rédaction, avait soutenu Kaménev et Zinoviev quatre jours avant l'insurrection. Le Comité central ne contint son indignation que par crainte d'étendre la crise.
Continuant à louvoyer entre les partisans et les adversaires de l'insurrection, Staline se prononça contre l'acceptation de la démission de Kaménev, indiquant que « toute notre situation est contradictoire ». Par cinq voix contre trois, celle de Staline et deux autres, la démission de Kaménev fut acceptée. Par six voix, de nouveau contre celle de Staline, la décision fut prise d'interdire à Kaménev et à Zinoviev de mener la lutte contre le Comité central. Le procès-verbal dit : « Staline déclare qu'il se retire de la rédaction. » Cela signifiait, pour lui, l'abandon du seul poste qu'il fût capable d'occuper en période révolutionnaire. Mais le Comité central rejeta la démission de Staline, et cette nouvelle fêlure n'alla pas plus loin.
La conduite de Staline peut sembler inexplicable à la lumière de la légende créée autour de lui, en fait, elle correspond entièrement à sa tournure d'esprit. Le manque de confiance dans les masses et la prudence soupçonneuse le forcent au moment de décisions historiques à rentrer dans l'ombre, attendre et, si possible, s'assurer des deux côtés contre toute éventualité. Ce n'était nullement pour des considérations sentimentales qu'il défendait Zinoviev et Kaménev. En avril, Staline avait changé sa position officielle, mais non la tournure de sa pensée. Si, lors des votes, il était du côté de Lénine, par son état d'esprit il se trouvait plus près de Kaménev. De plus, le mécontentement que son rôle lui causait le poussait naturellement vers les autres mécontents, quoiqu'il ne fût pas en plein accord politique avec eux.
Pendant toute la semaine qui précéda l'insurrection, Staline manœuvra entre Lénine, Trotsky et Sverdlov, d'une part, et Kaménev et Zinoviev, de l'autre. A la séance du Comité central du 21 octobre, il rétablit l'équilibre rompu la veille, en proposant de confier à Lénine la préparation des thèses pour le congrès des soviets qui approchait et de charger Trotsky de faire le rapport politique. Les deux propositions furent adoptées à l'unanimité. Si, notons-le en passant, il y avait eu à ce moment-là entre Trotsky et le Comité central les désaccords qui furent inventés quelques années plus tard, comment ce Comité central, sur l'initiative de Staline, aurait-il pu confier à Trotsky le rapport le plus important au moment le plus critique ? S'étant ainsi assuré contre toute éventualité venant de gauche, Staline rentra de nouveau dans l'ombre et attendit.
Sur la participation de Staline à l'insurrection d'Octobre, le biographe, avec la meilleure volonté, n'a pas grand-chose à dire. Son nom n'est jamais mentionné par personne : ni dans les documents, ni par les nombreux auteurs de Mémoires. Afin de combler quelque peu ce trou béant, l'historiographie officielle relie le rôle de Staline dans l'insurrection au mystérieux « centre » du parti nommé pour préparer cette insurrection. Nul, pourtant, ne nous dit rien de l'activité de ce centre, du lieu et des dates de ses sessions, des moyens qu'il employa pour diriger l'insurrection. Et ce n'est pas étonnant : ce « centre » n'a jamais existé. L'histoire de cette légende mérite de retenir l'attention.
Au cours d'une conférence du Comité central à laquelle avaient participé un certain nombre de militants en vue de Pétrograd, le 16 octobre, il avait été décidé, comme nous le savons déjà, d'organiser un « centre militaire révolutionnaire », formé de cinq membres du Comité central. « Ce centre », dit une résolution hâtivement écrite par Lénine dans un coin de la salle, « s'incorporera au comité révolutionnaire soviétique ». Ainsi, selon le sens direct de la décision, le « centre » n'était pas destiné à diriger indépendamment l'insurrection, mais à compléter l'état-major soviétique. Mais, tout comme bien d'autres improvisations de ces journées fébriles, ce projet ne devait pas se réaliser. Aux heures mêmes où le Comité central, en l'absence de Trotsky, créait sur un bout de papier le nouveau « centre », le soviet de Pétrograd, sous la présidence de Trotsky, formait définitivement le Comité militaire révolutionnaire, qui, dès son apparition, concentra dans ses mains tout le travail de préparation. Sverdlov, dont le nom se trouve à la première place sur la liste des membres du « centre » (et non pas celui de Staline, comme le disent faussement les nouvelles publications soviétiques), travailla avant et après la décision du 16 octobre en liaison étroite avec le président du Comité militaire révolutionnaire. Trois autres membres du « centre », Ouritsky, Dzerjinsky et Boubnov, ne furent mêlés au travail du Comité que le 24 octobre et chacun à titre individuel, comme si la décision du 16 octobre n'avait jamais été prise. Quant à Staline, conformément toute sa ligne de conduite dans cette période-là, il refusa obstinément d'entrer aussi bien dans le Comité exécutif du soviet de Pétrograd que dans le Comité militaire révolutionnaire et ne se montra pas une seule à leurs séances. Tous ces faits sont établis très facilement sur la base de procès-verbaux officiellement publiés.
A la séance du Comité central du 20 octobre, le « centre », créé quatre jours plus tôt, aurait dû, semble-t-il, faire un rapport sur son activité ou au moins mentionner qu'il avait commencé à agir : il ne restait que cinq jours jusqu'au congrès des soviets et l'insurrection devait précéder l'ouverture du congrès. Certes, Staline avait autre chose à faire : après avoir défendu Zinoviev et Kaménev, il présenta à cette séance sa démission de la rédaction de la Pravda. Mais parmi les autres membres du « centre » qui assistaient à la séance, ni Sverdlov, ni Dzerjinsky, ni Ouritsky ne soufflèrent mot de ce « centre ». Le procès-verbal du 16 octobre avait été, semble-t-il, soigneusement caché pour dissimuler les traces de la participation « illégale » de Lénine à la séance et, durant les quatre jours dramatiques qui avaient suivi cette séance, le « centre » avait été d'autant mieux oublié que l'activité intense du Comité militaire révolutionnaire excluait tout besoin d'une institution supplémentaire.
A la séance suivante, le 21 octobre, à laquelle participèrent Staline, Sverdlov et Dzerjinsky, encore une fois nul ne fait de rapport sur le « centre » et nul ne le mentionne. Le Comité central mène son travail comme si aucune décision sur le « centre » n'avait jamais été prise. A cette séance, il fut décidé, entre autres, de faire entrer dans le Comité exécutif du soviet de Pétrograd, pour améliorer son travail, dix bolchéviks en vue, parmi lesquels Staline. Mais même cette décision-là reste sur le papier.
La préparation de l'insurrection s'activait, mais par une voie différente. Le maître réel de la garnison de la capitale, le Comité militaire révolutionnaire, cherchait une excuse pour rompre avec le gouvernement. Le 22 octobre, le commandant des troupes du district la lui donna en refusant de soumettre son état-major au contrôle des commissaires du Comité. Il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud. Le bureau du Comité militaire révolutionnaire, avec la participation de Trotsky et de Sverdlov, prit la décision suivante : reconnaître la rupture avec l'état-major comme un fait accompli et passer à l'offensive. Staline n'était pas à cette conférence. Il ne vint à l'idée de personne de l'appeler. Quand arriva le moment de brûler tous les ponts, nul ne se souvint de l'existence du prétendu « centre ».
Le 24 octobre au matin, à Smolny transformé en forteresse, se tint la séance du Comité central qui déclencha l'insurrection. Dès le début, une résolution de Kaménev, qui était rentré dans le Comité central, fut adoptée : « Aujourd'hui nul membre du Comité central ne peut sortir de Smolny sans décision spéciale. » Il y avait à l'ordre du jour un rapport du Comité militaire révolutionnaire. Au moment même du début de l'insurrection, pas un mot du prétendu « centre ». Le procès-verbal déclare : « Trotsky propose de mettre à la disposition du Comité deux membres du Comité central pour faire la liaison avec les employés des postes et de télégraphes et des chemins de fer, et un troisième membre pour observer ce que fait le Gouvernement provisoire. » Il fut décidé de déléguer Dzerjinsky aux postes et télégraphes, Boubnov aux chemins de fer. Sverdlov fut chargé d'observer le Gouvernement provisoire. « Trotsky propose, lisons-nous plus loin, d'établir un état-major de réserve à la forteresse Pierre-et-Paul et d'y assigner un membre du Comité central. » Il fut décidé de « charger Sverdlov de maintenir une liaison constante avec la forteresse ». Ainsi, trois membres du « centre » se trouvaient ici, pour la première fois, mis à la disposition immédiate du Comité militaire révolutionnaire. Cela n'aurait pas été nécessaire, bien entendu, si le centre avait existé, et s'était occupé de préparer l'insurrection. Les procès-verbaux notent qu'Ouritsky, le quatrième membre du « centre », fît quelques suggestions pratiques. Mais où était donc le cinquième membre, Staline ?
La chose la plus étonnante est qu'il n'assista pas à cette séance décisive. Les membres du Comité central étaient tenus de ne pas sortir de Smolny. Mais il ne s'y trouvait même pas. Les procès-verbaux publiés en 1929 en font preuve sans conteste. Staline n'a même pas expliqué son absence, ni verbalement ni par écrit. Nul ne lui posa la question, évidemment pour ne pas provoquer une nouvelle crise. Toutes les décisions les plus importantes concernant la conduite de l'insurrection furent prises en son absence, sans qu'il y prît aucune part, Lors de la distribution des rôles, nul ne le nomma et nul ne proposa de lui attribuer aucune tâche. Il s'était tout simplement mis hors jeu. Pourtant, peut-être dirigea-t-il le « centre » de quelque endroit modeste ? Mais tous les membres de ce « centre », sauf lui, se trouvèrent continuellement à Smolny.
Dans les heures où l'insurrection avait déjà ouverte avait déjà commencé, Lénine, brûlant d'impatience dans son isolement, lança un appel aux dirigeants de rayons : « Camarades ! J'écris ces lignes le 24 au soir... Je vous assure de toutes mes forces, camarades, que maintenant tout dépend d'un fil, que nous avons devant nous des questions qui ne sont décidées ni par des assemblées, ni par des congrès (fùt-ce des congrès de soviets), mais exclusivement par la lutte des masses armées... » Il ressortait avec évidence de la lettre qu'avant le 24 octobre au soir Lénine ne savait pas que le Comité militaire révolutionnaire était passé à l'insurrection. La liaison avec Lénine était surtout maintenue par l'intermédiaire de Staline, qui était l'homme auquel la police s'intéressait le moins. La conclusion s'impose d'elle-même que Staline, étant absent de la séance du matin du Comité central et ayant évité de se montrer à Smolny, ne sut pas jusqu'au soir que l'insurrection battait déjà son plein. On ne peut parler de lâcheté personnelle - il n'y a pas de raison de l'en accuser - mais de duplicité politique. Le machinateur prudent préférait au moment décisif rester à l'écart. Il louvoyait et attendait l'issue de l'insurrection pour définir sa position. En cas d'échec, il était prêt à dire à Lénine, Trotsky et leurs compagnons : « C'est votre faute ! » Il faut se représenter clairement l'atmosphère brûlante de ces journées-là pour apprécier comme elle le mérite cette froide réserve ou, si l'on veut, cette perfidie.
Non, Staline ne dirigea pas l'insurrection, ni personnellement, ni par l'intermédiaire du « centre ». Dans les procès-verbaux, les Mémoires, les innombrables documents, les recueils, les livres d'histoire, publiés du vivant de Lénine et même plus tard, le fameux « centre » n'est pas mentionné une seule fois et Staline, le dirigeant du « centre », est nulle part nommé par personne, ne fût-ce que comme un participant à l'insurrection. La mémoire du parti l'avait oublié. C'est seulement en 1924 que la Commission d'histoire du parti, qui s'occupait de rassembler des matériaux, trouva le procès-verbal soigneusement dissimulé de la séance du 16 octobre avec le texte de la décision de créer le « centre ». La lutte qui se déroulait à ce moment-là contre l'« opposition de gauche » et contre moi personnellement exigeait une nouvelle version de l'histoire du parti et de la révolution. Je me souviens que Sérébriakov, qui avait des amis et des relations partout, m'apprit un jour qu'il y avait une grande jubilation dans le secrétariat de Staline à l'occasion de la découverte du « centre ». Quelle importance cela peut-il bien avoir ? lui demandai-je avec étonnement. « Ils s'apprêtent à enrouler quelque chose sur cette bobine-là », répondit Sérébriakov. Et malgré tout, à ce moment-là, l'affaire n'alla pas plus loin qu'une publication répétée du procès-verbal et de vagues allusions au « centre ». Les événements de 1917 étaient encore trop frais dans les mémoires, les participants à l'insurrection n'avaient pas encore été exterminés, Dzerjinsky et Boubnov, qui étaient sur la liste du « centre », étaient encore vivants. Dans son fanatisme fractionnel, Dzerjinsky pouvait bien consentir à attribuer à Staline des mérites que celui-ci n'avait pas, mais il ne pouvait s'attribuer de tels mérites à lui-même : c'était au-dessus de ses forces. Dzerjinsky mourut à temps. Une des causes de la chute et de la fin de Boubnov fut certainement son refus de donner un faux témoignage. Personne ne pouvait rien se rappeler à propos du « centre ». Sorti du procès-verbal, le fantôme continua à mener une existence de procès-verbal : sans os ni chair, sans oreilles et sans yeux.
Cela ne l'a pas empêché, pourtant, de servir de pivot à une nouvelle version de l'insurrection d'Octobre. « Il est étonnant, dit Staline en 1925, que l'"inspirateur", la "principale figure", le "seul dirigeant" de l'insurrection, le camarade Trotsky, n'ait pas fait partie du centre appelé à diriger l'insurrection. Comment concilier cela avec l'opinion courante sur un rôle particulier du camarade Trotsky ? » L'argument ne tenait manifestement pas debout : le « centre », selon le sens exact de la décision, devait entrer dans le même Comité militaire révolutionnaire, dont Trotsky était président. Mais cela ne faisait rien : Staline avait clairement révélé son intention d’« embobiner » une nouvelle version de la révolution autour du procès-verbal. Seulement, il n'expliquait pas d'où venait l'« opinion courante d'un rôle particulier de Trotsky ». La question ne manquait pourtant pas d'importance.
Dans les notes à la première édition des Œuvres complètes de Lénine, il est dit, sous le nom de Trotsky : « Après que le soviet de Pétersbourg eut passé aux mains des bolchéviks, en fut élu président et, comme tel, organisa et dirigea l'insurrection du 25 octobre. » La « légende » trouva sa place dans les Œuvres complètes de Lénine du vivant de l'auteur. Personne n'eut l'idée de la mettre en doute avant 1925. Mais il y a plus : Staline lui-même apporta en son temps un tribut qui était loin d'être de mince importance à l'« opinion courante ». Dans un article anniversaire, en 1918, il écrivit : « Toute l'activité concernant l'organisation pratique de l'insurrection se mena sous la direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, le camarade Trotsky. On peut affirmer avec certitude que le rapide passage de la garnison aux côtés du soviet et l'exécution hardie du travail du Comité militaire révolutionnaire, le parti les doit avant tout et surtout au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoïsky furent les principaux aides du camarade Trotsky. » Ces mots ressemblent maintenant à un panégyrique. En fait, l'arrière-pensée de l'auteur avait été de rappeler au parti que dans les journées de l'insurrection, outre Trotsky, il y avait eu aussi le Comité central, dont Staline faisait partie. Mais contraint de donner à son article une apparence d'objectivité, en 1918, Staline ne pouvait pas ne pas dire ce qu'il dit. En tout cas, lors du premier anniversaire du pouvoir soviétique, il attribuait l'« organisation pratique de l'insurrection » à Trotsky. En quoi consistait donc, en ce cas, le rôle du mystérieux « centre » ? Staline ne le mentionnait même pas, c'est seulement après que six années se furent écoulées qu'on découvrit le procès-verbal du 16 octobre.
En 1920, Staline, déjà, sans nommer Trotsky, oppose le Comité central à Lénine, qui, selon lui, aurait été l'auteur d'un plan d'insurrection erroné. En 1922, il fait de même, remplaçant, pourtant, Lénine par « une partie des camarades » et laissant prudemment entendre que, si l'insurrection n'eût pas à suivre le plan erroné, c'est un peu grâce à lui, Staline. Deux ans plus tard, il s'avère déjà que le plan erroné de Lénine avait été l'invention perfide de Trotsky, Trotsky avait aussi proposé lui-même un plan erroné, heureusement rejeté par le Comité central. Enfin, l'Histoire du parti parue en 1938 représente Trotsky comme l'adversaire déclaré de l'insurrection d'Octobre, laquelle fut dirigée par Staline. Il s'effectua parallèlement une mobilisation de toutes les formes d'art : poésie, peinture, théâtre, cinéma furent appelés à insuffler la vie dans le « centre » mythique, dont les historiens les plus zélés n'avaient pu découvrir les traces, la loupe à la main. Staline est maintenant montré sur tous les écrans du monde, sans même parler des publications du Komintern, comme le chef de l'insurrection d'Octobre.
Une révision de l'histoire du même genre, quoique peut-être pas aussi claire, s'effectua en ce qui concernait tous les vieux bolchéviks, pas d'un seul coup certes, mais selon les changements des combinaisons politiques. En 1917, Staline prit la défense de Zinoviev et de Kaménev, s'efforçant de les utiliser contre Lénine et moi et préparant ainsi le futur « triumvirat ». En 1924, lorsque le « triumvirat » tenait déjà l'appareil entre ses mains, Staline démontra dans la presse que les désaccords avec Zinoviev et Kaménev, à la veille d'Octobre, avaient eu un caractère éphémère et secondaire. « Les désaccords durèrent tout au plus quelques jours parce que et uniquement parce que nous avions en Kaménev et Zinoviev des léninistes, des bolchéviks. » Après la décomposition du « triumvirat », la conduite de Zinoviev et Kaménev en 1917, devint, pendant plusieurs, années, le principal grief contre eux, faisant d'eux des « agents de la bourgeoisie », pour finalement entrer dans l'acte d'accusation qui les conduisit tous deux sous le canon du mauser.
Il est impossible de ne pas s'arrêter avec stupéfaction devant cette obstination froide, patiente et en même temps féroce, tendue vers un seul but, lequel est invariablement personnel. Tout comme autrefois à Batoum le jeune Koba avait mené un travail de sape contre les membres du comité de Tiflis qui se trouvaient au-dessus de lui, tout comme en prison et en déportation il incitait des simples contre ses adversaires maintenant, à Pétrograd, il échafaudait inlassablement des combinaisons avec les personnes et les circonstance pour évincer, rabaisser, noircir quiconque, d'un manière ou de l'autre, l'éclipsait et l'empêchait de se mettre en avant.
L'insurrection d'Octobre, source du nouveau régime prit naturellement une place centrale dans l'idéologie de la nouvelle couche dirigeante. Comment tout cela s'était-il passé ? Qui avait dirigé au centre et à la périphérie ? Il fallut à Staline à peu près vingt ans pour imposer au pays un panorama historique dans lequel il s'était mis à la place des véritables organisateurs de l'insurrection et avait attribué à ces derniers le rôle de traîtres à la révolution. Il serait erroné de penser que dès le début, il avait le dessein bien achevé de lutter pour établir sa domination personnelle. Il fallut des circonstances historiques exceptionnelles pour donner à son ambition une envergure à laquelle lui-même ne s'attendait pas. Mais, sur un point, il resta invariablement fidèle à lui-même : écartant toutes autres considérations, il profita de chaque situation pour affermir sa position au détriment des autres. Pas à pas, pierre par pierre, patiemment, sans emballement, mais aussi sans pitié ! C'est dans ce tissu ininterrompu d'intrigues, ce dosage prudent de mensonge et de vérité, ce rythme régulier des falsifications que Staline se révèle le mieux, aussi bien comme personnalité humaine que comme chef de la nouvelle couche privilégiée qui, tout entière, eut à se créer une nouvelle biographie.
Ayant fait un mauvais début en mars, discrédité en avril, Staline passa toute l'année de la révolution dans les coulisses de l'appareil. Il ne savait pas créer de relations directes avec les masses et ne se sentit pas une seule fois responsable du sort de la révolution. A certains moments, il fut chef d'état-major, jamais commandant en chef. Préférant se taire, il attendait les initiatives des autres, notait leurs fautes et leurs points faibles, et restait en retard sur les événements. Pour réussir, il lui fallait une certaine stabilité des circonstances et la liberté de disposer de son temps. La révolution lui refusait l'une et l'autre.
N'étant pas contraint de réfléchir aux tâches de la révolution avec cette tension de pensée que crée seul le sens de la responsabilité immédiate, Staline ne saisit jamais complètement la logique interne de l'insurrection d'octobre. C'est pourquoi ses souvenirs sont si empiriques, décousus et discordants, ses jugements ultérieurs sur la stratégie de l'insurrection si contradictoires, ses erreurs dans une série de révolutions ultérieures (Allemagne, Chine, Espagne) si monstrueuses. En vérité, la révolution n'est pas l'élément de cet ancien « révolutionnaire professionnel ».
Et, néanmoins, 1917 fut une étape très importante dans la formation du futur dictateur. Il déclara lui-même plus tard qu'à Tiflis il avait été un apprenti, qu'à Bakou il était devenu compagnon et qu'à Pétrograd il était passé « maître ». Après quatre ans d'hibernation politique et intellectuelle en Sibérie, où il s'était rabaissé au niveau des menchéviks de « gauche », l'année de la révolution, sous la direction immédiate de Lénine, avec un entourage de camarades hautement qualifiés, fut d'une immense importance pour son développement politique. Il eut, pour la première fois, la possibilité de se familiariser avec bien des choses qui, jusqu'alors, étaient complètement restées hors du cercle de ses observations. Il écoutait et regardait avec malveillance, mais aussi avec attention et pénétration. Au centre de la vie politique se trouvait le problème du pouvoir. Le Gouvernement provisoire, auquel participaient menchéviks et populistes, hier encore compagnons d'illégalité, de prison et de déportation, lui permettait de regarder de près dans ce laboratoire mystérieux, où comme chacun sait, ce ne sont pas des dieux qui tournent les pots[2]. La distance immense qui, sous le tsarisme séparait le révolutionnaire clandestin du gouvernement, disparut soudain. Le pouvoir était devenu une notion proche, familière. Koba s'affranchit en très grande mesure de son provincialisme, sinon dans ses habitudes et ses mœurs, du moins dans l'envergure de sa pensée politique. Il sentait, et c'était pour lui un vif affront, qu'il lui manquait quelque chose personnellement, mais, en même temps, il avait mesuré la force d'un groupe étroitement soudé de révolutionnaires doués et expérimentés, prêts à aller jusqu'au bout. Il était devenu un membre reconnu de l'état-major du parti que les masses portaient au pouvoir. Il avait cessé d'être Koba, il était définitivement devenu Staline.