VIII. Commissaire du peuple

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Première partie[modifier le wikicode]

Les bolchéviks avaient si complètement réalisé la tâche préalable essentielle de gagner les forces armées du pays que leur victoire finale, le 7 novembre, fut achevée pratiquement sans lutte. L'insurrection d'Octobre fut, pour reprendre les propres paroles de Lénine, « plus aisée que de soulever une plume ». L'Occident démocratique, entrant alors dans sa quatrième année de guerre, refusait de croire à ce qui était un fait accompli, et Kérensky affirmait devant le monde surpris que le bolchévisme « en temps que force organisée... n'existe plus, même à Pétrograd ».

Immédiatement après l'insurrection, sur l'insistance de l'aile droite bolchéviste - Zinoviev, Kaménev, Rykov, Lounatcharsky et d'autres, - des négociations furent entamées avec les menchéviks et les populistes pour la formation d'un gouvernement de coalition. Parmi leurs conditions, les partis renversés par le soulèvement demandaient une majorité pour eux-mêmes, et par-dessus tout et avant tout, l'élimination du gouvernement de Lénine et de Trotsky, considérés comme responsables de l'« aventure » d'Octobre. Les droitiers du Comité central étaient disposés à accepter cette exigence. La question fut débattue devant le Comité central dans sa séance du 1° (14) novembre. Voici ce qu'en dit le procès-verbal : « Sur la demande d'expulser Lénine et Trotsky, c'est là une proposition de décapiter notre parti, nous ne l'acceptons pas. » L'attitude des droitiers, allant jusqu'à un véritable abandon du pouvoir, fut condamnée par le Comité central comme une « peur de la majorité du Soviet d'utiliser sa propre majorité ». Les bolchéviks ne refusaient pas de partager le pouvoir avec les autres partis, mais ils ne consentaient à le partager que sur la base des rapports de force dans les soviets.

La motion que je déposai d'en finir avec les négociations fut adoptée. Staline ne prit aucune part à la discussion, mais il vota avec la majorité. Pour protester contre cette décision, les représentants de l'aile droite démissionnèrent du Comité central et du gouvernement. La majorité du Comité central signifia à la minorité qu'elle devait se soumettre inconditionnellement à la décision du parti. L'ultimatum portait la signature de dix membres, titulaires ou suppléants, du Comité central : Lénine, Trotsky, Staline, Sverdlov, etc. Au sujet de l'origine de ce document, un des membres du Comité central, Boubnov, déclare : « Après l'avoir écrit, il [Lénine] appela individuellement chacun des membres à son bureau, leur soumit le texte, demandant de le signer. » L'histoire est intéressante pour autant qu'elle nous permet d'évaluer correctement la signification de l'ordre des signatures. D'abord, Lénine me communiqua le texte qu'il venait de rédiger et, ayant obtenu ma signature, appela les autres, commençant par Staline. Il en était toujours ainsi ou presque toujours. S'il ne s'était agi d'un document dirigé contre Zinoviev et Kaménev, leur signature aurait probablement précédé celle de Staline.

Pestkovsky rapporte que, durant les journées d'octobre, « il fut nécessaire de choisir, parmi les membres du Comité central, ceux qui dirigeraient l'insurrection. Furent désignés - Lénine, Staline et Trotsky ». En assignant la direction à ces trois hommes, notons, en passant que le collaborateur de Staline enterre définitivement le « centre » pratique, dont ni Lénine ni moi n'avions été membres. Dans le témoignage de Pestkovky il y a un fond de vérité. Non dans les journées du soulèvement, mais après sa victoire dans les principaux centres, et avant l'établissement d'un quelconque régime stable, il était nécessaire de créer une solide équipe dirigeante du Parti capable de faire appliquer localement toutes les décisions importantes. Ainsi que le procès-verbal le relate, le 29 novembre (12 décembre) 1917, le Comité central désigna, pour le règlement des questions urgentes, un bureau de quatre membres : Staline, Lénine, Trotsky et Sverdlov. « Ce bureau aurait droit de décision pour toutes les affaires extraordinaires, mais à condition de s'adjoindre en chaque occasion les autres membres du Comité central alors présents à Smolny. » Zinoviev, Kaménev et Rykov, à cause de leur profond désaccord avec la majorité, avaient démissionné du Comité central. C'est ce qui explique la composition de ce bureau. Sverdlov, absorbé par le secrétariat du parti, les meetings, l'arbitrage des conflits était rarement à Smolny. En fait, les « quatre » se trouvaient le plus souvent réduits à trois.

Dans la nuit du 19-20 février 1918, la coalition bolchéviks-socialistes-révolutionnaires du Conseil des commissaires du peuple élut un Comité exécutif, composé de Lénine, Trotsky, Staline, Prophian et Karéline, dont la tâche était d'assurer le travail courant dans l'intervalle des séances du Conseil. Ce Comité exécutif du gouvernement était donc composé de trois bolchéviks et de deux socialistes-révolutionnaires. Il serait cependant tout à fait erroné d'imaginer que les trois bolchéviks constituaient un « triumvirat ». Le Comité central se réunissait fréquemment et c'est lui qui se prononçait sur toutes les questions importantes, surtout quand elles donnaient lieu à des débats, mais le « trio » était nécessaire pour les décision pratiques qu'il fallait prendre sur l'heure : au sujet du développement du soulèvement dans les provinces, des tentatives de Kérensky pour entrer dans Pétrograd, du ravitaillement de la capitale, etc. Il resta en fonctions, au moins, nominalement, jusqu'au transfert du gouvernement à Moscou.

Dans ses virulentes attaques contre la politique des bolchéviks après 1917, Irémachvili écrit : « Le triumvirat, en proie à un inapaisable esprit de vengeance, commença par exterminer, avec une cruauté inhumaine toute chose, vivants et morts », et ainsi de suite, sur le même ton. Dans le triumvirat, Irémachvili inclut Lénine, Trotsky et Staline. On peut affirmer en toute assurance que cette conception d'un triumvirat n'entra dans la tête d'Irémachvili que beaucoup plus tard, après que Staline fut devenu un personnage de premier plan. Il y a cependant une part de vérité - ou, en tout cas, un semblant de vérité - dans ces mots.

En liaison avec les négociations de Brest-litovsk, la phrase de Lénine : « Je vais consulter Staline et vous donnerai une réponse », est constamment répétée. Le fait est qu'un tel « trio » exista réellement à certains moments, bien que pas toujours avec la participation de Staline. Dmitrievsky parle lui aussi de ce « trio », quoique sur un ton quelque peu différent. Il écrit : « A cette époque, Lénine avait tellement besoin de Staline que lorsque des communications venaient de Trotsky, alors à Brest, et qu'une décision immédiate devait être prise, si Staline n'était pas à Moscou, Lénine télégraphiait à Trotsky : « Je voudrais d'abord consulter Staline avant de répondre à vos questions. » Et seulement trois jours plus tard, Lénine télégraphiait : « Staline vient d'arriver. Je vais examiner la question avec lui et nous vous enverrons aussitôt notre réponse commune. »

Les décisions les plus importantes de cette période furent assez souvent prises par Lénine en accord avec moi. Mais quand un tel accord faisait défaut, l'intervention d'un troisième membre était nécessaire. Zinoviev était à Pétrograd. Kaménev n'était pas toujours là ou car, comme les autres membres du Bureau politique et du Comité central, il consacrait une grande partie de son temps à l'agitation. Staline avait plus de loisirs que les autres membres du Bureau politique; c'est pourquoi, avant son départ pour Tsaritsyne, il remplissait habituellement les devoirs du « troisième ». Lénine tenait beaucoup à l'observation des formes, et il était tout naturel qu'il ne voulût prendre sur lui de répondre en son seul nom. Dans les récents écrits, les fréquentes remarques sur la façon dont Lénine dirigeait, commandait, etc., sont uniquement inspirées par une analogie avec le régime stalinien. En fait, un semblable état de choses n'existait absolument pas. Des instructions étaient données, des décisions signifiées, mais seulement par le Bureau politique et, si ses membres n'étaient pas tous présents, par un « trio » qui constituait le quorum. Quand Staline était absent, Lénine consultait Krestinsky, alors secrétaire du Comité central, avec le même scrupule et on trouverait dans les archives du Parti de nombreuses références à de telles consultations.

Mais en fait, à cette époque, on parlait beaucoup plus d'un « duumvirat ». Durant la guerre civile, le « poète-lauréat » soviétique, Démian Biédny, lui consacra plusieurs de ses poèmes que publiaient les journaux. Personne alors ne parlait d'un triumvirat. En tout cas, quiconque eût employé ce terme aurait choisi, comme troisième, non Staline, mais Sverdlov qui était le très populaire président du Comité exécutif central des soviets et, comme tel, signait les décrets les plus importants. Je me souviens lui avoir signalé, à diverses reprises, l'autorité insuffisante de certaines de nos instructions dans les provinces. Dans une de ces conversations, il me répondit : « Localement, on accepte seulement trois signatures : celle de Lénine, la vôtre, et aussi, dans une certaine mesure, la mienne. » [Sverdlov avait une prodigieuse capacité de travail.] « Nul n'était capable au même degré de mener de front le travail politique et les tâches d'organisation, déclarait Lénine au congrès du Parti, en 1920, et pour essayer de le remplacer il nous fallut créer un bureau de plusieurs personnes. »

Quand j'arrivai à Pétrograd, au début de mai, je me rappelais à peine le nom de Staline. Je le vis probablement dans les journaux, au bas d'articles qui ne retenaient guère mon attention. Mes premiers contacts furent avec Kaménev, Lénine, Zinoviev. Ensemble, nous menâmes les pourparlers pour la fusion. Je ne rencontrai Staline ni aux séances des soviets, ni au Comité exécutif central, ni aux nombreux meetings qui prenaient une bonne part de mon temps. Dès mon arrivée, à cause de mon travail au Comité exécutif central, je fus en rapports avec tous les dirigeants, mais je ne remarquai pas Staline, même parmi les hommes de second plan tels que Boubnov, Milioutine, Noguine. [Après la fusion avec les bolchéviks, Staline restait toujours un personnage obscur.] D'après les procès-verbaux du Comité central du parti, « Trotsky et Kaménev représentèrent les bolchéviks au bureau du Préparlement ». Quand vint le moment de désigner les candidats à l'Assemblée constituante, Staline fut chargé de les présenter. On trouve dans les comptes-rendus ces paroles de Staline : « Camarades, je propose comme candidats à l'Assemblée constituante les camarades Lénine, Zinoviev, Kollontaï, Trotsky et Lounatcharsky. » C'étaient là les cinq candidats présentés par le Parti tout entier. Rappelons que [selon l'historiographie officielle] deux semaines seulement plus tôt j'aurais exigé, d'accord avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, que Lénine comparût devant un tribunal.

Dans la liste complète des délégués bolchévistes à la Constituante, Lénine en tête, Staline occupe la huitième place. Les vingt-cinq bolchéviks désignés étaient les candidats officiels du Comité central. La liste avait été préparée par une commission sous la direction de trois membres du Comité central : Ouritsky, Sokolnikov et Staline. Lénine critiqua âprement sa composition : trop d'intellectuels douteux et trop peu d'ouvriers sûrs. « Il est indispensable, dit-il, de la réviser et de la corriger... il est évident que, parmi les nouveaux membres qui viennent des organisations "inter-districts", personne ne songerait à contester, par exemple, telle candidature comme celle de L. D. Trotsky, car, d'abord, la position de Trotsky dès son arrivée a été celle des internationalistes; ensuite, il a bataillé pour la fusion, enfin durant les difficiles journées de juillet, il s'est montré égal aux tâches que les circonstances exigeaient, se comportant comme un loyal dirigeant du parti du prolétariat révolutionnaire. Il est clair qu'on ne peut en dire autant de beaucoup d'adhérents d'hier dont le nom figure sur la liste. »

Après la conquête du pouvoir, Staline se sentit plus sûr de lui-même, restant cependant une figure de second plan. Je remarquai bientôt que Lénine le « poussait », appréciant en lui la fermeté, son cran, son opiniâtreté et, dans une certaine mesure, la ruse, comme des attributs nécessaires pour la lutte. Il n'attendait jamais de lui des idées originales, de l'initiative politique ou de l'imagination créatrice. Staline agissait lentement et prudemment; chaque fois que c'était possible, il se tenait tranquille. Les victoires des bolchéviks à Pétrograd et plus tard à Moscou l'affermirent. Il commença à s'accoutumer au pouvoir. « Après Octobre, écrit Allilouïev, Staline s'installa à Smolny dans deux petites pièces du rez-de-chaussée. » [Il était commissaire pour les nationalités.] La première séance du gouvernement bolchéviste eut lieu à Smolny, dans le bureau de Lénine; les secrétaires étaient isolés par une cloison de bois. Staline et moi nous étions arrivés les premiers. Venant de derrière la cloison, nous entendîmes la grosse voix de Dybenko. Il parlait par téléphone avec la Finlande, et la conversation avait un caractère plutôt tendre. Le marin de vingt-neuf ans, jovial géant barbu, était devenu récemment l'intime d'Alexandra Kollontaï, dans certains cercles du Parti on ne manquait pas d'en bavarder. Staline, avec lequel je n'avais pas eu jusqu'alors de conversation personnelle, s'approcha de moi, l'air enjoué et, avançant son coude vers la cloison, dit en minaudant : « C'est lui avec Kollontaï ! avec Kollontaï ! » Son attitude et son rire tellement inattendus me parurent déplacés et insupportablement vulgaires, particulièrement en cette occasion et en ce lieu. Je ne me souviens pas si je me contentai de détourner la tête, ou répondis sèchement : « C'est leur affaire. » Mais Staline sentit qu'il avait gaffé. L'expression de son visage changea soudain, et dans ses yeux jaunes apparut ce même éclair méchant que j'avais déjà remarqué à Vienne.

En fin de janvier 1918, Staline participa comme représentant du Parti à une conférence de délégués de plusieurs partis socialistes de gauche étrangers, qui décida, en conclusion de ses travaux, qu'« un congrès socialiste international... devra être convoqué sous les conditions suivantes : d'abord que les partis et organisations s'engagent à mener une lutte révolutionnaire contre "leur propre gouvernement" pour la paix immédiate; ensuite qu'ils soutiennent de toutes leurs forces la Révolution d'Octobre et le gouvernement soviétique ».

A l'époque des négociations de Brest-litovsk, l'Assemblée constituante avait été dissoute. L'initiative venait de Lénine. Dans ce même temps fut publiée « la Déclaration des droits des travailleurs et des peuples exploités ». Dans le texte de ce document historique, des corrections furent introduites par Boukharine et Staline, « la plupart de ces corrections ne portaient que sur des points secondaires », d'après une note insérée dans les Œuvres de Lénine.

Les postes que Staline occupa durant les premières années de la Révolution et les tâches qui lui furent assignées étaient extrêmement variés. Mais c'était le lot des dirigeants du Parti en ce temps. Directement ou indirectement, chacun d'eux était pris par la guerre civile, le travail de bureau étant confié aux collaborateurs les plus proches. Staline était, nominalement, membre du comité de direction de l'organe central du Parti, mais en réalité il n'avait rien à faire avec la Pravda; son travail le plus systématique était au commissariat des nationalités. L'Etat soviétique était alors en voie de formation et il n'était pas facile de déterminer les relations réciproques des diverses nationalités. Lénine avait créé ce département, dont la direction générale était entièrement entre ses mains. Après la question agraire, rien ne lui avait paru, en tout temps, plus important que le problème des nationalités. L'agenda de son secrétariat montre qu'il recevait fréquemment toutes sortes de délégations nationales, restant en rapport avec elles, envoyant enquêtes et instructions concernant telle ou telle question nationale. Les mesures principales devaient passer par le Bureau politique; au commissariat des nationalités revenait simplement la tâche technique d'appliquer les décisions prises.

On peut trouver des renseignements sur le travail de ce commissariat dans les Mémoires de Pestkovsky, publiés en 1922 et en 1930. Il fut le collaborateur le plus proche de Staline durant les vingt premiers mois du régime soviétique. Vieux révolutionnaire polonais, il avait été condamné aux travaux forcés en Sibérie; il participa à l'insurrection d'Octobre, occupa divers postes après la victoire, notamment celui de ministre soviétique à Mexico en 1924-1926. Il appartint longtemps à l'un des groupes d'opposition, mais manœuvra pour se repentir à temps. La marque d'un récent repentir apparaît dans la seconde édition de ses Mémoires, mais ne les prive néanmoins ni de leur fraîcheur ni de leur intérêt.

L'initiative de cette collaboration revient à Pestkovsky. Il avait frappé à diverses portes, cherchant vainement un emploi où il pût utiliser ses modestes talents. Il raconte ainsi son succès auprès de Staline :

« Camarade Staline, dis-je, êtes-vous le commissaire du peuple pour les affaires des nationalités ?

- Oui.

- Mais avez-vous un commissariat ?

- Non.

- Eh bien, je vous en constituerai un.

- Très bien, mais que vous faudra-t-il pour cela ?

- Pour le présent, simplement un mandat.

Là-dessus, Staline qui avait horreur des paroles inutiles, va au bureau du conseil des commissaires du peuple et, quelques minutes plus tard, revient avec un mandat. »

Dans une des pièces de Smolny, Pestkovsky trouva une table inutilisée, il l'appliqua contre le mur, fixa au-dessus une feuille de papier portant l'inscription : Commissariat du peuple pour les affaires des nationalités, et compléta l'aménagement par deux chaises. Le récit se poursuit ainsi :

« - Camarade Staline, dis-je, nous n'avons pas un sou à notre nom. (Le nouveau gouvernement n'avait pas encore pris possession de la banque d'Etat.)

- Vous faut-il beaucoup ? demanda Staline.

- Pour commencer, un millier de roubles suffira.

- Revenez dans une heure.

A mon retour, une heure plus tard, Staline me chargea d'emprunter 3000 roubles à Trotsky. Il a de l'argent, me dit-il; il en a trouvé au ministère des « Affaires étrangères ». J'allai voir Trotsky et lui signai un reçu pour 3000 roubles. Autant que je sache, le Commissariat des nationalités n'a pas encore retourné cette somme au camarade Trotsky. »

Staline était avec Lénine le 9 (22) novembre 1917, de deux heures à quatre heures et demie du matin, quand Lénine, menant les négociations avec le commandant en chef, général Doukhonnine, par fil direct, donna l'ordre d'entamer des négociations avec toutes les nations en guerre. Sur le refus de Doukhonnine, il écrivit, séance tenante, l'ordre de révocation et la nomination de N.V. Krylenko comme commandant en chef. [A propos d'incidents de ce genre] Pestkovsky affirme que Staline devint « l'adjoint de Lénine dans la direction des batailles révolutionnaires. Il devait surveiller les opérations militaires engagées sur le Don, en Ukraine, et dans d'autres parties de la Russie ». Le mot « adjoint » n'est pas celui qui convient; il serait plus correct de dire « assistant technique ». Comme les instructions devaient transmises par fil spécial, Staline s'en trouvait chargé du fait que son commissariat lui laissait plus de loisirs que n'en avaient les autres membres du Comité central.

Ces communications télégraphiques de Staline étaient essentiellement de caractère semi-technique, semi-politique; il transmettait des instructions. Extrêmement intéressante est l'une de ces conversations du début, le 17 (30) novembre 1917 avec le représentant de la Rada ukrainienne, Porche. La Rada ukrainienne ressemblait beaucoup au gouvernement de Kérensky. Elle s'appuyait sur les couches supérieures de la petite bourgeoisie, bien entendu, elle avait également le soutien de la grande bourgeoisie et des Alliés contre les bolchéviks. Même temps, les soviets ukrainiens tombaient sous l'influence croissante des bolcheviks et se trouvaient ainsi en opposition directe avec la Rada. Un conflit entre la Rada et les soviets était inévitable, particulièrement après les succès de l'insurrection à Pétrograd et à Moscou. Porche, au nom de la Rada, demandait quelle était l'attitude du gouvernement de Pétrograd sur la question nationale en général, et sur le sort de l'Ukraine quant à son propre régime, en particulier. Staline répondit par des généralités : « En Ukraine comme dans les autres régions, dit-il, le pouvoir devrait appartenir à l'ensemble des délégués des ouvriers, des paysans et de soldats, y compris également l'organisation de la Rada. Dans ce domaine, il existe une large base d'accord entre la Rada et le Conseil des commissaires du peuple. C'était là précisément la combinaison que menchéviks et socialistes-révolutionnaires avaient voulu imposer après la Révolution d'Octobre, et c'était sur cette question que les négociations, conduites par Kaménev, avaient échoué.

A l'autre extrémité du fil, à Kiev, à côté du ministre ukrainien Porche, se trouvait un bolchévik, Sergei Babinsky, qui posait lui aussi des questions, ils se contrôlaient l'un l'autre, Babinsky représentant les soviets. Il déclarait que la Rada centrale n'estimait pas possible de transférer le pouvoir, localement, au soviets. Staline lui répondit que, si la Rada centrale refusait de convoquer un congrès avec les bolchéviks alors « convoquez-le sans la Rada. De plus, le gouvernement dés soviets doit être accepté par chaque région. C'est là un commandement révolutionnaire que nous ne pouvons répudier et nous ne pouvons comprendre que la Rada centrale ukrainienne puisse s'élever contre un axiome fondamental ».

Un quart d'heure plus tôt, Staline avait déclaré possible de combiner les soviets avec les organisations démocratiques de la Rada, il affirmait maintenant que le gouvernement des soviets, sans combinaison d'aucune sorte, était un axiome. Comment expliquer cette contradiction ? Bien que nous n'ayons aucun document à notre disposition, il est aisé néanmoins d'imaginer ce qui se passa derrière cette conversation. Staline transmit un rapport à Lénine sur son entretien avec Porche; dès que Lénine en eut pris connaissance, il répondit par une impitoyable critique. Alors Staline ne discute pas et, dans le second temps de la conversation, il donne des instructions opposées à celles qu'il venait de communiquer.

Comme membre du Bureau politique, Staline fit partie de la délégation du Parti communiste russe au congrès du Parti socialiste finlandais. Sa participation était purement nominale, car il ne prit aucune part aux débats. « Quand, à la fin de décembre 1917, le congrès du Parti socialiste finlandais se réunit, écrit Pestkovsky, la question dominante était de savoir dans quelle voie allait s'engager la classe ouvrière de Finlande. Le Comité central des bolchéviks envoya à ce congrès son représentant, Staline. » Ni Lénine, ni Sverdlov, ni moi ne pouvions quitter Pétrograd, d'autre part, Zinoviev et Kaménev n'étaient pas indiqués à cette époque pour la tâche de déclencher un mouvement insurrectionnel en Finlande. Restait Staline comme seul candidat possible. C'est à ce congrès qu'il rencontra pour la première fois Tanner, avec lequel, vingt­-deux ans plus tard, il devait mener des pourparlers à la veille de la guerre russo-finlandaise.

Le même Pestkovsky insiste sur la collaboration étroite entre Lénine et Staline : « Lénine ne pouvait se passer de Staline même pour un seul jour. C'est probablement pour cette raison que notre bureau, à Smolny, était "sous l'aile" de Lénine. Dans le cours d'une journée, Lénine mandait fréquemment Staline, et parfois il venait le chercher lui­-même. Staline passait une grande partie de la journée avec Lénine, dans son bureau. Ce qu'ils y faisaient, je l'ignore, mais une fois, entrant dans ce bureau, j'eus sous les yeux un tableau intéressant. Une grande carte de la Russie était déployée sur le mur, et, devant la carte, deux chaises sur lesquelles étaient assis Lénine et Staline, leurs doigts se déplaçaient dans la direction du nord, à travers la Finlande sans doute. »

« Le soir, quand l'agitation habituelle s'était un peu calmée, Staline s'installait au téléphone et y passait des heures. De là, il conduisait d'importantes négociation, avec nos chefs militaires (Antonov, Pavlounovsky, Mouraviov et autres) ou avec nos ennemis, avec le ministre de la Guerre de la Rada ukrainienne, Porche. Parfois quand une tâche urgente l'appelait ailleurs, il me demandait de le remplacer au téléphone. » Les faits sont ici rapportés plus ou moins correctement; l'interprétation est partiale. Il est certain que dans cette période Lénine avait grand besoin de Staline. Zinoviev et Kaménev venaient de s'opposer à lui sur des questions fondamentales, mon temps était pris par des meetings et par les négociations de Brest-litovsk, Sverdlov avait la charge écrasante du travail d'organisation de tout le Parti. Staline, lui, n'avait pas de tâches précises et le commissariat des nationalités, surtout au début, ne demandait que peu de temps. C'est ainsi qu'il remplissait le rôle de chef d'état-major, ou de chargé de mission, sous la direction de Lénine. Les conversations par téléphone étaient essentiellement techniques, bien que naturellement très importantes, et Lénine ne pouvait les confier qu'à un homme d'expérience et au courant de toutes les questions débattues à Smolny.

Même après le transfert du gouvernement de Pétrograd à Moscou, Lénine suivit rigoureusement ce qui était à ses yeux une règle essentielle : ne jamais donner d'ordres personnels. Trois ans plus tard, le 24 septembre 1920, Ordjonikidzé demandait, de Bakou, par dépêche, l'autorisation d'envoyer un torpilleur à Enzeli (Perse). Lénine écrivit en marge de la dépêche : « Je vais consulter Trotsky et Krestinsky. » En fait, il y a une quantité innombrable d'inscriptions semblables en marge de télégrammes, lettres et rapports. Lénine, ne décidait jamais seul; il en référait toujours au Bureau politique. Deux ou trois de ses membres, parfois deux seulement, étaient habituellement à Moscou. De ces centaines de notations au sujet de la consultation d'autres membres du Bureau politique, on a extrait seulement celles disant : « Je consulterai Staline », pour essayer de montrer que Lénine ne décidait rien sans Staline.

Au sujet des négociations de Brest-litovsk, les historiographes de Staline ont perdu toute retenue. [Ils disposaient de documents authentiques, des archives du commissariat des Affaires étrangères, présidé alors par Trotsky. Or, en 1935, un certain Zorine écrit : ]

Dans une lettre à Lénine, de Brest, Trotsky proposait un plan dangereusement fantaisiste : ne pas signer une paix annexioniste, mais ne pas poursuivre la guerre, tandis qu'on démobiliserait l'armée. Le 15 (2) janvier, dans une conversation, par téléphone, avec Trotsky qui demandait une réponse immédiate, Vladimir Ilitch caractérisa le plan de Trotsky comme « discutable » et renvoya sa réponse jusqu'à l'arrivée de Staline, qui n'était pas alors à Pétrograd et que Lénine voulait consulter. Nous citons le texte intégral de ces conversations :

15 (2) janvier. - La conversation suivante a eu lieu par téléphone entre Trotsky et Lénine : Trotsky demande à Lénine s'il a reçu la lettre qu'il lui a fait porter par un soldat letton. Trotsky doit avoir une réponse immédiate à cette lettre. La réponse devrait s'exprimer en termes d'accord ou de désaccord.

Lénine à l'appareil : « Je viens de recevoir votre lettre spéciale. Staline n'est pas ici et je n'ai pas encore pu la lui montrer. Votre plan me semble discutable. N'est-­il pas possible de renvoyer la décision finale jusqu'à une séance spéciale du Comité exécutif central ? Aussitôt que Staline sera revenu, je lui communiquerai votre lettre. - LÉNINE. »

« Nous essaierons d'ajourner la décision aussi temps que possible, attendant votre communication. Mais il conviendrait de se hâter. La délégation de la Rada poursuit une politique de trahison. La discussion de ma proposition devant le Comité central me paraît dangereuse, car elle pourrait provoquer une réaction avant que le plan soit mis à exécution. - TROTSKY. »

Réponse à Trotsky : « Je voudrais d'abord consulter Staline avant de répondre à votre question. Aujourd'hui, une délégation du Comité exécutif central ukrainien de Kharkov, qui affirme que la Rada de Kiev est à bout de souffle, vient de partir pour aller vous voir. - LÉNINE. »

Quand les négociations du 18 (5) janvier entrèrent dans une phase critique, L. D. Trotsky demanda que des instructions soient données par téléphone et reçut successivement les deux notes suivantes :

« A Trotsky : Staline vient d'arriver. Je vais examiner la question avec lui et vous donnerai notre réponse commune. - LÉNINE.

Informer Trotsky qu'il doit prendre un congé et venir à Pétrograd. - LÉNINE, STALINE. »

[L'Histoire officielle du Parti bolchéviste, publiée en 1939, dédaigne complètement ces faits. Elle déclare : ]

Le 10 février 1918, les négociations de paix de Brest-litovsk furent interrompues. Bien que Lénine et Staline, au nom du Comité central du Parti, aient demandé avec insistance que la paix fût signée, Trotsky, qui était le président de la délégation soviétique à Brest, violait traîtreusement les directives explicites du Parti. Il déclarait que la République des Soviets refusait de signer la paix sur la base des conditions proposées par l'Allemagne, et en même temps informait les Allemands que la République des Soviets ne poursuivrait pas la guerre et continuerait à démobiliser l'armée.

C'était monstrueux. Les impérialistes allemands ne pouvaient pas demander davantage à ce traître aux intérêts de la Patrie soviétique.

[Nous reportant aux pages 207 et 208 du même livre, nous trouvons le récit suivant : ]

Lénine qualifia cette déclaration d'« étrange et monstrueuse ».

A cette époque, le Parti ne voyait pas encore clairement quelle était la vraie raison de l'attitude anti-parti de Trotsky et des « communistes de gauche ». Mais, comme il a été récemment établi par le procès du « bloc antisoviétique des droitiers et des trotskistes » (début de 1938), Boukharine et le groupe des communistes de gauche, dirigé par lui, conjointement avec Trotsky et les socialistes-révolutionnaires de gauche, étaient déjà alors engagés dans une conspiration secrète contre le gouvernement soviétique. Boukharine, Trotsky et les autres conspirateurs avaient formé le dessein, comme il a été prouvé, de dénoncer le traité de Brest, d'arrêter V.I. Lénine, J.V. Staline, Ia.M. Sverdlov, de les assassiner et de former un nouveau gouvernement de boukharinistes, de trotskistes et de socialistes-révolutionnaires de gauche.

[Examinons maintenant les procès-verbaux. Soixante-trois bolchéviks étaient présents à la conférence du 21 (8) janvier 1918, dont la majorité absolue (trente-deux) votèrent en faveur d'une guerre révolutionnaire. La position de Trotsky - ni guerre ni paix - recueillit seize votes; celle de Lénine - paix avec l'Allemagne impériale - quinze votes. La question revint en discussion trois jours plus tard devant le Comité central du Parti. Le procès-verbal de la séance du 24 (11) janvier 1918 mentionne : ]

« Le camarade Trotsky propose que la formule suivante soit mise aux voix : "Nous terminons la guerre, nous ne signons pas la paix, nous démobilisons l'armée." » Le vote donne le résultat suivant : pour, 9, contre, 7.

La proposition de Lénine fut alors mise aux voix : « Nous retardons la signature de la paix par tous les moyens » (pour, 12; contre, 1). L. D. Trotsky pose la question : « Proposons-nous de lancer un appel pour une guerre révolutionnaire ? » (pour, 2 ; contre, 11; abstention, 1), et « nous cessons la guerre, ne signons pas la paix, démobilisons l'armée » (pour, 9; contre, 7).

A cette séance, Staline basa la nécessité de signer une paix séparée sur cet argument : « Il n'y a pas de mouvement révolutionnaire en Occident, pas de faits, mais seulement des potentialités, et nous ne pouvons pas faire entrer des potentialités en ligne de compte. » - « Pas les faire entrer en ligne de compte ? » Lénine répudia aussitôt l'appui que prétendait lui apporter Staline; il est vrai que la révolution n'a pas encore commencé à l'Ouest; « cependant si nous modifions notre tactique à cause de cela, nous serions des traîtres au socialisme international ».

Le jour suivant, le 25 (12) janvier, la question de la paix fut discutée à une séance commune des Comités centraux des bolchéviks et des socialistes­-révolutionnaires de gauche. A la majorité des voix, il fut décidé de soumettre au congrès des Soviets la formule : « Ne pas continuer la guerre, ne pas signer la paix. »

Quelle fut l'attitude de Staline à l'égard de cette formule ? Voici ce que Staline déclara, une semaine après la séance au cours de laquelle la formule avait été acceptée par neuf voix contre sept : « Séance du 1° février (19 janvier) 1918 : Camarade Staline : "Le moyen de sortir de cette situation difficile fut fourni par le point de vue médian - la position de Trotsky." »

Cette déclaration de Staline prend son plein sens si on tient compte du fait que, durant toute cette période critique, la majorité des organisations du parti et des Soviets était en faveur d'une guerre révolutionnaire et que, par suite, le point de vue de Lénine n'aurait pu l'emporter que par une révolution dans le Parti et dans l'Etat (ce qui naturellement était hors de question). Ainsi, loin de se tromper, Staline reconnaissait un fait indiscutable quand il disait que ma position à cette époque était pour le Parti la seule issue à la situation. Le 10 février la délégation soviétique à la conférence de la paix à Brest-litovsk rendit publique la déclaration officielle du refus du gouvernement soviétique de signer la paix annexionniste et de mettre fin à la guerre avec les puissances de la quadruple alliance. Deux jours plus tard fut publié l'ordre du commandant en chef, N.V. Krylenko, de cessation de l'activité militaire contre les mêmes puissances, et pour la démobilisation de l'armée russe.

[Au sujet de ces événements, Lénine écrivait une année plus tard : ]

« Comment fut-il possible que pas une seule tendance, pas une seule direction, pas une seule organisation de notre Parti ne s'opposa à cette démobilisation ? De quoi s'agissait-il pour nous ? Avions-nous complètement perdu la tête ? Pas le moins du monde. Les officiers, et non pas les bolchéviks, disaient même avant Octobre que l'armée ne pouvait pas se battre, qu'elle ne pourrait plus être maintenue au front que pendant quelques semaines. Après Octobre, cela devint évident, tout à fait évident pour ceux qui voulaient regarder les faits en face, qui voulaient voir la désagréable et amère réalité, et ne pas fermer les yeux ou se satisfaire de phrases creuses. Il n'y avait pas d'armée, impossible de s'appuyer sur elle. Le mieux qu'on pouvait faire était de démobiliser ce qui en restait aussi vite que possible.

C'était le point sensible de la structure de l'Etat russe, qui ne pouvait porter plus longtemps le fardeau de la guerre. Plus vite nous démobiliserions, plus vite les vestiges de l'armée s'incorporeraient aux parties encore saines, plus tôt le pays serait prêt pour ses nouvelles et difficiles tâches. C'est ce que nous sentions quand, unanimement, sans la moindre protestation, nous votâmes la résolution de démobiliser - décision qui, d'un point de vue superficiel, semblait absurde. C'était exactement ce qu'il fallait faire. Maintenir l'armée eût été une illusion frivole. Plus tôt nous la démobiliserions, plus tôt commencerait la convalescence de l'organisme social dans son ensemble. C'est pourquoi les phrases révolutionnaires telles que : "Les Allemands ne pourront pas avancer", d'où découlait celle-ci : "Nous ne pouvons pas déclarer l'état de guerre terminé, ni guerre ni signature de la paix", étaient une profonde erreur, un surestimation des événements. Mais supposons que les Allemands avancent ? "Non, ils seront incapable, d'avancer." »

En fait, l'avance des troupes allemandes dura quatorze jours, du 18 février au 3 mars. La journée entière du 18 février fut consacrée par le Comité central à la question : comment répondre à l'avance allemande qui venait de commencer ?

Après la rupture des négociations, à Brest, le 10 février, et la publication, par la déclaration spécifiant qu'elle considérait la guerre comme terminée mais refusait de signer la paix avec l'Allemagne, le « parti militaire » - le parti des annexionnistes forcenés - l'avait finalement emporté. À une conférence qui eut lieu à Hambourg, le 13 février, sous la présidence de l'empereur Guillaume, la déclaration suivante proposée par lui fut acceptée : « Le refus de Trotsky de signer le traité de paix met fin, automatiquement, à l'armistice. » Le 16 février, le haut commandement militaire allemand informait le gouvernement soviétique que l'armistice prendrait fin le 18 février à midi, violant ainsi l'accord stipulant qu'avis de la fin de l'armistice devait être donné sept jours avant le déclenchement de l'action militaire.

La question de notre riposte à l'avance allemande fut examinée d'abord à la séance du Comité central du Parti, dans la soirée du 17 février. Une proposition d'entamer de nouvelles négociations avec l'Allemagne pour la signature de la paix fut rejetée par six voix, contre cinq. D'autre part, personne ne vota « pour une guerre révolutionnaire » tandis que N.I. Boukharine, G.I. Lomov et A.A. Ioffé « refusaient de voter sur une question ainsi posée ». Une résolution fut adoptée à la majorité « d'ajourner la reprise des négociations de paix, jusqu'au moment où l'avance aura pris un développement suffisant, et jusqu'à ce que son effet sur le mouvement ouvrier soit devenu évident ». Sauf trois abstentions, la décision suivante fut prise unanimement : « Si au moment où l'avance allemande se développe, aucun mouvement révolutionnaire ne se manifeste en Allemagne et en Autriche, alors nous signerons la paix. »

Le 18 février, l'avance allemande ayant été déclenchée, le Comité central du Parti siégea toute la journée, sauf de brèves interruptions. A la première séance, après les discours de Lénine et de Zinoviev en faveur de la signature de la paix, et par moi et N.I. Boukharine contre, la motion : « Soumettre immédiatement une proposition de renouveler des négociations de paix » fut repoussée par sept voix contre six. A la seconde séance, dans la soirée, après les discours de Lénine, Staline, Sverdlov et Krestinsky en faveur de la reprise des négociations de paix, Ouritsky et Boukharine parlant contre, et un discours de moi proposant que nous ne reprenions pas les négociations mais demandions aux Allemands de formuler leurs propositions, la question suivante fut mise aux voix : « Faut-il envoyer au gouvernement allemand une proposition de conclure la paix immédiatement ? » Sept voix se prononcèrent pour l'affirmative (Lénine, Smilga, Staline, Sverdlov, Sokolnikov, Trotsky, Zinoviev), cinq contre (Ouritsky, Lomov, Boukharine, Ioffé, Krestinsky) et une abstention (Stassova). Il fut alors aussitôt décidé de rédiger un texte précis de la décision prise et de le faire parvenir au gouvernement allemand. La proposition de Lénine concernant le contenu du télégramme fut soumise à un nouveau vote. Tous les membres sauf deux votèrent pour prendre acte du caractère de violence des conditions de paix; et pour l'acceptation de signer la paix aux conditions déjà présentées, avec l'indication qu'on ne refuserait pas de consentir à des conditions pires : pour, 7; contre, 4; abstentions, 2. La tâche de rédiger le texte fut confiée à Lénine et à moi. Le radiogramme fut alors écrit séance tenante par Lénine et, après corrections que j'y apportai, approuvé à la séance commune des Comités centraux des bolchéviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche, puis, revêtu des signatures du Conseil des commissaires du peuple, envoyé à Berlin le 19 février.

A la réunion des commissaires du peuple du 20 février, les représentants des socialistes-révolutionnaires de gauche votèrent contre l'utilisation d'une aide possible de l'Entente pour contrecarrer l'avance allemande. Des négociations avec les Alliés au sujet d'une aide militaire et technique avaient commencé sitôt après la Révolution d'Octobre. Elles étaient menées par Lénine et par moi avec les généraux Lavergne et Niessel et le capitaine Jacques Sadoul, représentant les Français, et avec le colonel Raymond Robbins, représentant les Américains. Le 21 février, en rapport avec l'avance continue des Allemands, l'ambassadeur français Noulens me télégraphia : « Dans votre résistance à l'Allemagne, vous pouvez compter sur la coopération militaire et financière de la France. » La différence que nous faisions entre le militarisme allemand et le militarisme français n'était naturellement pas pour nous une question de principe. C'était uniquement un moyen d'assurer la neutralisation nécessaire de certaines forces hostiles afin de sauver le gouvernement soviétique. [Mais le gouvernement français ne tint pas sa parole.] Clemenceau proclama la guerre sainte contre les bolchéviks. Nous fûmes alors contraints de signer le traité de Brest-litovsk.

La réponse au radiogramme soviétique indiquant les conditions allemandes de paix fut reçue à Pétrograd, à dix heures et demie du matin, le 23 février. Comparées aux conditions présentées le 10 février, celles-ci étaient sensiblement plus dures. La Livonie et l'Estonie devaient être évacuées immédiatement par l'Armée rouge tandis que la police allemande les occuperait; la Russie s'engageait à conclure la paix avec les gouvernements bourgeois d'Ukraine et de Finlande; et autres dispositions draconiennes. La question de l'acceptation de ces nouvelles conditions fut discutée le jour même, d'abord à la séance du Comité central du Parti bolchéviste, puis à la session commune de notre Comité central et du Comité central des socialistes-révolutionnaires de gauche, et finalement à la séance plénière du Comité exécutif central panrusse lui-même.

A la séance du Comité central du Parti bolchéviste, Lénine, Zinoviev, Sverdlov et Sokolnikov parlèrent en faveur de l'acceptation de ces conditions. Boukharine, Dzerjinsky, Ouritsky et Lomov parlèrent contre. Je déclarai que « si nous étions unanimes, nous pourrions prendre sur nous la tâche d'organiser la défense. Nous aurions pu le faire... mais cela exigeait le maximum d'unité. Puisque cet élément indispensable manquait, je ne voulais pas prendre sur moi la responsabilité de voter pour la guerre ». Le Comité central décida par sept voix contre quatre, quatre s'abstenant, d'accepter immédiatement la proposition allemande, de se préparer pour une guerre révolutionnaire et (à l'unanimité moins trois abstentions) de porter la question devant les électeurs des Soviets de Pétrograd et de Moscou, afin de connaître exactement l'attitude des masses à l'égard de la conclusion de la paix.

A cette séance du Comité central du 23 février, Staline déclara : « Nous n'avons pas besoin de signer, mais nous devons entamer des négociations de paix. » A quoi Lénine répliqua : « Staline a tort de dire que nous n'avons pas besoin de signer. Ces conditions doivent être signées. Si nous ne les signons pas, alors nous signerons la sentence de mort du gouvernement soviétique dans trois semaines. » Et le procès-verbal ajoute : « Le camarade Ouritsky fit remarquer à Staline que les conditions devaient être acceptées ou repoussées, mais qu'il n'était plus possible de négocier. »

Pour tous ceux qui étaient familiers avec la situation, il apparaissait clairement que la résistance était sans espoir. La déclaration de Staline révélait une complète incompréhension. L'armée allemande avait pris Dvinsk dès le 18 février. Son avance se développait à une allure extrêmement rapide. Les efforts pour la contenir étaient complètement épuisés. Cependant Staline proposait cinq jours plus tard, le 23 février, de ne pas signer la paix, mais... d'entamer des négociations.

Staline fit une seconde intervention à la séance du 23 février, cette fois en faveur de la nécessité de signer le traité de paix. Il profita de l'occasion pour corriger sa précédente déclaration sur la question de la révolution internationale : « Nous aussi, dit-il, nous misons sur la révolution, mais vous comptez en semaines tandis que nous comptons en mois. » C'était l'état d'esprit général en ces jours qu'exprimaient aussi ces paroles de Serguéiev (Artem) à la séance du 24 janvier 1918 : que tous les membres du Comité central étaient d'accord sur un point : que sans la victoire de la révolution internationale dans le temps le plus rapproché (selon Staline durant les quelques mois prochains), la République soviétique périrait. Ainsi, à cette époque, le « trotskisme » prévalait unanimement au Comité central du Parti.

Dans la période difficile des négociations de Brest, Staline n'eut, en réalité, aucune position personnelle; il hésitait, prenait son temps, tenait sa bouche close - et manœuvrait. « Le Vieux compte toujours sur la paix, me dit-il, faisant un signe de tête dans la direction de Lénine, mais il n'aura de paix d'aucune sorte. » Puis, très probablement, il allait à Lénine et faisait le même genre de remarques sur moi. Staline ne s'engagea jamais franchement. Il est vrai que personne ne s'intéressait particulièrement soit à ses vues, soit à ses contradictions. Je suis persuadé que mon but principal, qui était de rendre notre attitude sur la question de la paix aussi compréhensible que possible au prolétariat mondial, était pour Staline une considération secondaire. Il intéressait à « la paix dans un seul pays », exactement comme plus tard il devait s'intéresser au « socialisme dans un seul pays ». Dans les votes décisifs, il suivit Lénine. C'est seulement plusieurs années plus tard, dans sa lutte contre le trotskisme, qu'il prit la peine d'établir pour lui-même un semblant de « point de vue » au sujet des événements de Brest. [Comparons son attitude à celle de Lénine qui, parlant au septième congrès du Parti, le 8 mars immédiatement après l'âpre bataille des fractions, déclara : ]

« Je dois dire quelques mots sur la position du camarade Trotsky. Il est nécessaire de distinguer deux aspects de son activité; quand il commença les négociations, à Brest, les utilisant admirablement pour l'agitation, nous étions tous d'accord avec lui... Par la suite, la tactique de Trotsky, pour autant qu'elle visait à faire traîner les choses en longueur, était correcte. Elle devint erronée quand il proposa de déclarer la guerre terminée, mais de ne pas signer la paix... Mais puisque l'histoire a rejeté cela au second plan, il ne vaut pas la peine de le rappeler. »

Il y avait évidemment une grande différence entre la politique de Lénine lors de la crise de Brest-litovsk et la politique de Staline, lequel était beaucoup plus près de Zinoviev. Il faut dire que Zinoviev seul avait le courage de demander la signature immédiate de la paix, affirmant que faire traîner les négociations n'aurait d'autre effet que d'accroître la sévérité des conditions de paix. Aucun de nous ne doutait que, du point de vue « patriotique », il aurait été plus avantageux de signer le traité sans délai, mais Lénine pensait que la prolongation des négociations de paix permettait une agitation révolutionnaire et que les tâches de la révolution internationale passaient avant les considérations patriotiques - avant les conditions territoriales et autres du traité. Pour Lénine, la question était de nous assurer une pause profitable dans la lutte pour la révolution internationale. Staline admettait que la révolution internationale était un « potentiel » dont nous devions tenir compte. Plus tard, il est vrai, il modifia ses déclarations, afin surtout de se dresser contre d'autres; mais, essentiellement, la révolution internationale à cette époque, comme longtemps après, restait pour lui une formule sans vie qu'il ne savait comment appliquer dans la politique courante.

Ce fut précisément à l'époque de cette crise qu'il devint clair que les facteurs de la politique mondiale étaient pour Staline des quantités entièrement inconnues. Il les ignorait complètement et ils ne l'intéressaient pas. Dans la classe ouvrière allemande, des débats passionnées faisaient rage parmi les éléments les plus avancés, où l'on se posait la question de savoir pourquoi les bolchéviks avaient entamé des négociations et se préparaient à signer la paix. Il n'en manquait pas parmi eux qui pensaient que les bolchéviks et le gouvernement des Hohenzollern se livraient à une comédie arrangée d'avance. La lutte pour la révolution exigeait donc que nous montrions clairement aux ouvriers que nous ne pouvions agir autrement, que les ennemis marchaient partout sur nous et que nous étions forcés de signer le traité de paix. Précisément pour cette raison, l'avance allemande était notre meilleure preuve de cette obligation de signer. Un ultimatum de l'Allemagne n'aurait pas été suffisant; on aurait pu croire que lui aussi était partie de la comédie. Il en allait tout à fait autrement avec le mouvement des troupes allemandes, la prise des grandes villes, des équipements militaires : nous perdions de grandes richesses, mais nous gagnions la confiance politique de la classe ouvrière du monde entier. Tel était le sens fondamental de la divergence.

Deuxième partie[modifier le wikicode]

D'après le texte de la Constitution, un commissariat du peuple se composait du président (le commissaire) et d'un « collège » comptant une demi-douzaine et parfois une douzaine de membres. Sa direction n'était pas tâche aisée. Selon Pestkovsky, « tous les membres du collège du commissariat des nationalités étaient en opposition à Staline sur la question nationale et il arrivait fréquemment que Staline fût en minorité ». L'auteur repenti se hâte d'ajouter : « Staline entreprit de nous rééduquer. Dans cette tâche, il déploya beaucoup de bon sens et de sagesse. » Malheureusement, Pestkovsky ne nous donne pas de détails là-dessus. Par contre, il nous renseigne bien sur la manière originale dont Staline terminait les conflits avec ses collègues. « Parfois il perdait patience, écrit Pestkovsky, mais il n'en montrait rien en séance. Dans ces occasions-là, quand, par suite de nos interminables discussions, sa patience était épuisée, il s'éclipsait soudain, avec une habileté remarquable, "juste pour un moment", et il disparaissait de la pièce, allait se cacher dans une des retraites de Smolny, et plus tard du Kremlin. Il était impossible alors de le découvrir. Au commencement, nous attendions qu'il revienne, mais, finalement, il fallait ajourner la réunion. Je restais seul dans notre bureau commun, attendant patiemment son retour, mais en vain. Il arrivait qu'en de pareils moments le téléphone appelât et que Lénine demandât Staline. Quand je répondais que Staline avait disparu, il me disait invariablement : "Trouvez-le tout de suite." Ce n'était pas facile. Je devais courir à travers les longs corridors de Smolny ou du Kremlin à la recherche de Staline. Je le trouvais dans les endroits les plus imprévus; deux fois, par exemple, dans le logement d'un marin, le camarade Vorontsov; il était dans la cuisine, allongé sur un divan, fumant sa pipe et ruminant ses thèses. »

Comme les meilleures forces du Parti avaient été absorbées par les tâches militaires ou économiques, le bureau du commissariat des nationalités se composait d'hommes de second plan. Il leur arrivait souvent néanmoins de contredire Staline et de lui poser des questions auxquelles il était incapable de répondre. Il avait le pouvoir; mais ce pouvoir était insuffisant pour contraindre, il devait convaincre. Staline n'était pas à la hauteur de la situation. Les contradictions entre sa nature tyrannique et ses ressources intellectuelles insuffisantes le mettaient dans une situation insupportable. Il n'avait pas d'autorité dans son propre département. Quand sa patience était épuisée, il allait simplement se cacher « dans les endroits les plus imprévus ». On peut douter que, dans la cuisine du commandant, il réfléchissait à ses thèses. Il est plus vraisemblable qu'il pansait sa blessure intérieure, songeant que tout irait beaucoup mieux si ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui n'osaient pas le dire. Mais à cette époque il ne pouvait pas même entrer dans sa tête qu'un jour viendrait où il n'aurait qu'à commander et que tous les autres obéiraient en silence.

Non moins pittoresque est la description par Pestkovsky de la recherche de bureaux pour le commissariat à Moscou, où le gouvernement se transporta au mois de mars. Les services se livraient une âpre lutte autour des locaux disponibles. Au début, le commissariat des nationalités n'avait absolument rien. « Mais j'insistai auprès de Staline et bientôt le commissariat fut en possession de plusieurs maisons privées. L'office central de la Russie Blanche fut logé dans la Povarskaya, les Lettons et les Estoniens dans la Nikitskaya, les Polonais dans l'Arbat, les Juifs dans la Préchistenka, tandis que les Tartares étaient quelque part sur un quai de la Moskova. En dehors de cela, Staline et moi avions des bureaux au Kremlin. Staline trouvait cette situation très incommode. "Il est tout à fait impossible d'avoir l’œil sur vous tous. Il faudrait trouver un bâtiment assez grand pour y loger tout le monde." Cette idée ne le quittait pas un seul instant. Quelques jours plus tard, il me dit : "On nous a donné le Grand Hôtel de Sibérie, mais le Conseil suprême de l'économie nationale en a déjà pris possession. Cependant nous ne reculerons pas. Dites à Allilouïéva de taper ces mots sur plusieurs feuilles de papier. Ces bureaux sont occupés par le Commissariat des nationalités. Et prenez avec vous quelques punaises. »

Allilouïéva, future femme de Staline, était dactylographe au commissariat. Munis des magiques morceaux papier et des punaises, Staline et son adjoint allèrent en auto à l'Hôtel de Sibérie. « La nuit était déjà venue. La porte principale de l'hôtel était fermée. Elle était ornée d'un morceau de papier sur lequel on lisait : "Cet immeuble est occupé par le Conseil suprême." Staline l'arracha, et nous apposâmes le nôtre à sa place." "Tout ce qu'il nous faut faire à présent, dit alors Staline, c'est pénétrer dans la place." Ce n'était pas facile. A grand-peine, nous découvrîmes une petite entrée sur le derrière. Pour une raison inexplicable, il n'y avait pas d'électricité. Nous éclairâmes notre chemin avec des allumettes; au deuxième étage, nous trébuchâmes dans un long corridor. Là, nous apposâmes nos notices sur quelques portes, au hasard. Quand vint le moment de nous retirer, nous n'avions plus d'allumettes. Descendant l'escalier dans une complète obscurité, nous arrivâmes au sous-sol après avoir failli nous rompre le cou, Enfin nous réussîmes péniblement à retrouver l'issue et notre auto. »

Il faut certainement un effort d'imagination pour se représenter un membre du gouvernement s'introduisant à la faveur de la nuit dans un immeuble occupé par un autre commissariat, arrachant des notices et en fixant d'autres. On peut dire avec certitude qu'aucun autre commissaire ou membre du Comité central n'eût été capable d'une pareille équipée. Nous reconnaissons là le Koba du temps de la prison de Bakou. Staline ne pouvait ignorer que la décision finale quant à I'attribution d'un immeuble appartenait au Conseil des commissaires ou au Bureau politique, et il eût été plus simple de s'adresser à l'un ou à l'autre. Mais Staline avait sans doute des raisons de supposer que le conflit ne serait pas tranché en sa faveur et ce qu'il voulait c'était mettre le Conseil devant un fait accompli. Sa manœuvre échoua, le bâtiment fut attribué au Conseil suprême de l'Economie, qui était un organisme beaucoup plus important que le commissariat de Staline[1]. Autre sujet de rancune contre Lénine que Staline dut réprimer.

D'après ce que rapporte Pestkovsky, la majorité du collège du commissariat des nationalités raisonnait de cette façon : « Toute oppression nationale n'est qu'une des manifestations de l'oppression de classe. La Révolution d'Octobre a détruit la base de l'oppression de classe; par conséquent, il n'est pas nécessaire d'organiser en Russie des républiques nationales et des régions autonomes. La division territoriale doit se faire exclusivement selon les frontières économiques. » L'opposition à la politique de Lénine était, si étrange que cela pût sembler à première vue, spécialement forte parmi les bolchéviks non russes (Lettons, Ukrainiens, Arméniens, juifs et autres). Les bolchéviks des régions frontières qui subissaient l'oppression luttaient conjointement avec les partis nationalistes locaux et ils étaient enclins à rejeter, non seulement le poison du chauvinisme, mais même toute mesure de caractère progressif. Le collège du commissariat des nationalités se composait de ces non-Russes russifiés, qui opposaient leur nationalisme abstrait aux besoins réels du développement des nationalités opprimées. En fait, cette politique maintenait la vieille tradition de la russification et était en elle-même un danger particulier dans les conditions de la guerre civile.

Le commissariat des nationalités avait été créé pour organiser tous les peuples de Russie que le tsarisme opprimait, au moyen de commissariats nationaux. Il avait pour tâche particulière de développer l'éducation des nationalités sur une base soviétique. Il publiait un hebdomadaire, La vie des nationalités, en russe, et plusieurs publications dans les diverses langues nationales. Mais sa tâche essentielle restait l'organisation des régions et des républiques nationales, il devait trouver les cadres nécessaires parmi les nationaux eux-mêmes, être un guide pour les entités territoriales nouvellement organisées aussi bien que pour les minorités nationales vivant en dehors de leur propre territoire. Aux yeux des nationalités arriérées, qui pour la première fois étaient appelées par la Révolution à mener une existence nationale indépendante, le commissariat des nationalités jouissait d'une autorité indiscutable. Il leur ouvrait les portes vers une indépendance dans le cadre du régime soviétique. Dans ce domaine, Staline était pour Lénine un adjoint irremplaçable. Il connaissait intimement la vie des peuples aborigènes du Caucase - comme seul le pouvait un natif. Il avait cette connaissance dans le sang. Il aimait la compagnie des simples, trouvait avec eux un commun langage, n'avait pas à craindre qu'ils lui soient supérieurs en quoi que ce soit, et par suite il entretenait avec eux des rapports amicaux et démocratiques. Lénine appréciait ces attributs de Staline, qui n'étaient pas communs dans le Parti, et, par tous les moyens, il s'efforçait de mettre en valeur l'autorité de Staline aux yeux des délégations nationales. « Parlez-en à Staline. Il connaît bien cette question. Il connaît la situation, discutez la question avec lui. » De telles recommandations étaient répétées par lui des centaines de fois. Quand Staline avait des conflits importants avec des délégués nationaux ou avec ses collègues du collège, la question était portée devant le Bureau politique, où toutes les décisions étaient invariablement en faveur de Staline. Ceci aurait dû renforcer son autorité aux yeux des cercles dirigeants des nationalités arriérées : au Caucase, sur la Volga, et en Asie. La nouvelle bureaucratie des minorités nationales devint plus tard pour lui un soutien non négligeable.

Le 27 novembre 1919, le second congrès panrusse des organisations communistes musulmanes et des peuples de l'Orient se réunit à Moscou. Le congrès fut ouvert par Staline, au nom du Comité central du Parti. On désigna quatre présidents d'honneur : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Staline. Le président du congrès, Sultan-Galiyev, proposa au congrès de saluer Staline comme « un de ces combattants qu'enflamme la haine de l'impérialisme international ». Cependant, il est tout à fait caractéristique de l'importance accordée aux dirigeants à cette époque que, même à ce congrès, le rapport de Sultan-Galiyev sur la situation politique générale se terminait par ces mots : « Vive le Parti communiste russe ! Vivent ses dirigeants, les camarades Lénine et Trotsky. » Même à ce congrès des peuples de l'Orient qui se trouvaient sous la direction personnelle de Staline, il ne semblait pas nécessaire d'inclure Staline parmi les dirigeants du Parti.

Staline fut le commissaire des nationalités du début de la Révolution jusqu'à la liquidation du commissariat en 1923, provoquée par la création de l'Union soviétique et du Conseil des nationalités du Comité exécutif central de l'U.R.S.S. On peut considérer comme bien établi que, jusqu'en mai 1919, Staline n'était pas très occupé par les affaires du commissariat. Au début, Staline n'écrivait pas les éditoriaux de La vie des nationalités, mais plus tard, quand le journal adopta un grand format, il y eut des éditoriaux de lui dans chaque numéro. Cependant la production littéraire de Staline restait très limitée, et elle alla décroissant d'année en année. En 1920-1921, nous trouvons seulement deux ou trois articles de lui; en 1922, pas un seul. A cette date, Staline devint complètement absorbé par ses machinations politiques.

En 1922, le comité de direction du journal déclarait : « Au début de la publication de La vie des nationalités, le camarade Staline, commissaire aux nationalités, y prit une part active. Il écrivit durant cette période, non seulement les éditoriaux, mais fréquemment une rubrique d'information, des notes sur la vie du Parti, etc. » Si on relit ces contributions, on y retrouve l’ancien rédacteur des publications de Tiflis et celui de la Pravda de Pétersbourg de 1913.

Il était amené assez souvent à porter son attention sur l'Orient. C'était une des idées maîtresses de Lénine; on la retrouve dans beaucoup de ses articles et discours, sans doute, l'intérêt que Staline accordait à l'Orient était dans une large mesure personnel. Il en était lui-même originaire, si, devant des représentants de l'Occident, n'étant familier ni avec la vie de l'Occident ni avec ses langues, il se sentait toujours complètement perdu, il était incomparablement plus confiant et sur un terrain plus solide avec les représentants des nations arriérées de l'Orient; il était le commissaire qui, dans une large mesure, décidait de leur sort. Mais chez Lénine les perspectives concernant l'Orient et l'Occident étaient étroitement liées. En 1918, c'étaient les problèmes de l'Occident qui étaient au premier plan; la guerre allait finir, il y avait des soulèvements dans tous les pays, des révolutions en Allemagne, en Autriche-­Hongrie, et ailleurs. L'article de Staline intitulé « N'oubliez pas l'Orient » parut dans le numéro du 24 novembre 1918, l'époque même de la révolution en Autriche-Hongrie et en Allemagne. Nous tous considérions ces révolutions comme les avant-coureurs des révolutions socialistes en Europe. Et c'est alors que Staline écrivait que « sans mouvement révolutionnaire dans l'Orient, il est vain de penser même au triomphe du socialisme » - en d'autres termes, Staline considérait le triomphe final du socialisme impossible, non seulement en Russie, mais même en Europe sans un réveil révolutionnaire de l'Orient. C'était une répétition de l'idée directrice de Lénine. Cependant, dans cette répétition d'idée il y avait, non seulement division du travail, mais d'intérêt. Staline n'avait absolument rien à dire au sujet des révolutions en Occident. Il ne connaissait pas l'Allemagne, ni sa vie, ni sa langue; il se concentrait sur l'Orient.

Le 1° décembre 1918, Staline écrivit dans La vie des nationalités un article intitulé « L'Ukraine est libérée ». C'était toujours la même rhétorique de l'ancien séminariste; on n'y trouve que des redites : « Nous ne doutons pas que le gouvernement soviétique ukrainien sera capable de résister victorieusement aux nouveaux hôtes indésirables, les esclavagistes d'Angleterre et de France. Nous ne doutons pas que le gouvernement soviétique ukrainien saura démasquer leur rôle réactionnaire », et ainsi de suite ad nauseam. Dans un article du même périodique, le 22 décembre 1918, Staline écrivait : « Avec l'aide des meilleures forces communistes, l'appareil d'Etat soviétique (en Ukraine) est rétabli. Les membres du Comité central des Soviets de l'Ukraine ont à leur tête le camarade Piatakov... Les meilleures forces communistes qui composaient le gouvernement de l'Ukraine étaient : Piatakov, Vorochilov, Serguéiev (Artem), Kviring, Zatonsky, Kotsubinsky. » De tous ceux-ci, seul Vorochilov est encore vivant et est devenu maréchal. Serguéiev (Artem) mourut dans un accident; tous les autres ont été exécutés ou ont disparu sans laisser de trace. Tel fut le destin des « meilleures forces communistes ».

Le 23 février, Staline donnait un éditorial intitulé Deux camps, dans lequel on lisait : « Le monde s'est divisé résolument et irrévocablement en deux camps - le camp de l'impérialisme et le camp du socialisme... Les vagues de la révolution socialiste montent sans cesse à l'assaut des forteresses de l'impérialisme. Leur résonance retentit dans les pays des peuples opprimés... Le sol s'enflamme sous les pieds de l'impérialisme... » Malgré les vagues, les images sont des clichés qui ne s'accordent guère entre eux, il y a dans cette prose, sous pathos bureaucratique, un accent indéniable d'insincérité. Le 9 mars 1919, un autre article intitulé Après deux ans, dont voici la conclusion : « L'expérience de la lutte du prolétariat durant ces deux années a pleinement confirmé ce que le bolchévisme avait prévu... l'inévitabilité de la révolution prolétarienne mondiale...» En ces jours, les perspectives du bolchévisme n'avaient pas été réduites au socialisme dans un seul pays... Tous les autres articles étaient du même genre, entièrement dépourvus d'originalité de pensée et d'attrait dans la forme.

Le premier congrès des communistes tchouvaches eut lieu en avril 1920, par conséquent plus de deux ans après l'instauration du gouvernement soviétique. Les présidents d'honneur étaient les mêmes que précédemment : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Staline. Décrivant l'ouverture du congrès, le journal du commissariat des nationalités indiquait que les murs étaient ornés des portraits des leaders de la révolution mondiale : Karl Marx, Lénine, Trotsky et Zinoviev. A cette époque il n'y avait pas encore de portrait de Staline; pourtant ce congrès était pleinement dans sa sphère d'activité.

Le 7 novembre - c'est-à-dire au troisième anniversaire de la Révolution d'Octobre - nous trouvons Staline à Bakou, où il prit la parole à la séance solennelle des soviets, développant un rapport intitulé « Trois années de dictature prolétarienne ». Au congrès des peuples du Daghestan, le 13 novembre, il proclamait l'autonomie du Daghestan. « Le discours du camarade Staline, écrit le journal du commissariat des nationalités, fut interrompu à plusieurs reprises par des tonnerres d'applaudissements, par l'Internationale, et finit dans une ovation délirante. » Le 17 novembre, au congrès du peuple du territoire du Térek, à Vladikavkaz, Staline « proclamait l'autonomie soviétique du peuple gouriane ». Entre le 18 et le 21 décembre 1920 eut lieu la première conférence panrusse des représentants des républiques, territoires et régions autonomes, Elle fut saluée par Kaminsky au nom de Staline, empêché par la maladie d'être présent. On vota unanimement une adresse de félicitations à Staline. Mais au congrès des peuples de l'Orient, le compte rendu relate : « Furent élus présidents d'honneur du congrès : les camarades Lénine, Zinoviev et Trotsky (tempête d'applaudissements)... Membres d'honneur du bureau... le dernier nom est celui de Djougachvili Staline. »

A Vienne, sous la direction de Lénine, Staline avait écrit un bon ouvrage sur le problème national, mais sa tentative de poursuivre seul ce travail en Sibérie eut un tel résultat que Lénine considéra même impossible de publier son article. A la conférence de mars 1917, Staline émit l'opinion que l'oppression nationale est le produit du féodalisme, perdant entièrement de vue l'impérialisme comme facteur principal de l'oppression nationale à notre époque. En 1923, il mettait sur le même plan le nationalisme grand-russien - qui avait derrière lui de longues traditions et l'oppression des petites nations - et le nationalisme défensif de ces dernières. Ces grossières erreurs, erreurs stalinistes, prises dans leur ensemble, s'expliquent, comme nous l'avons déjà montré, par le fait que leur auteur ne se hausse jamais à une conception systématique. Il utilise des propositions isolées du marxisme d'après son besoin du moment, les choisissant comme on choisit les souliers, d'après la dimension, chez un cordonnier. C'est pourquoi il se contredit si aisément chaque fois que la situation évolue brusquement. Ainsi, même sur le problème national, qui était son domaine propre, Staline ne pouvait parvenir à une correcte conception d'ensemble.

« La reconnaissance du droit de sécession ne veut pas dire qu'on recommande la séparation », écrit-il dans la Pravda du 10 octobre 1920. « La sécession des régions frontières aurait sapé la puissance révolutionnaire de la Russie centrale, laquelle stimulait le mouvement de libération à l'Ouest et à l'Est. Ces régions isolées par la sécession seraient évidemment tombées sous la coupe de l'impérialisme international. Il suffit de regarder ce qui s'est passé en Géorgie, en Arménie, en Pologne, en Finlande, etc., qui se sont séparées de la Russie pour n'avoir que l'apparence de l'indépendance tandis qu'en fait elles devenaient des vassales pures et simples de l'Entente. Il suffit de rappeler la récente histoire de l'Ukraine et de l'Azerbaïdjan, la première soumise au capitalisme allemand, le second à l'Entente, pour comprendre pleinement le caractère contre-révolutionnaire de la demande de sécession d'un pays frontière dans les conditions internationales présentes. »

« La vague révolutionnaire venant du Nord, écrivait Staline au premier anniversaire de la Révolution d'Octobre, s'est étendue sur la Russie tout entière, atteignant une frontière après l'autre. Mais là, elle se heurte à une digue sous la forme de "conseils nationaux" et de "gouvernements" territoriaux (Don, Kouban, Sibérie) qui se sont constitués même avant Octobre. Bourgeois par nature, ils ne désirent pas du tout la destruction du vieux monde bourgeois. Au contraire, ils considèrent comme leur devoir de le défendre de toutes leurs forces. Ils devinrent naturellement des foyers de réaction, rassemblant autour d'eux tout ce qui était contre-révolutionnaire en Russie. Mais la lutte des "gouvernements nationaux" (contre le centre soviétique) fut une lutte inégale. Attaqués de deux côtés à la fois, de l'extérieur par le gouvernement soviétique et à l'intérieur par leurs propres ouvriers et paysans, les "gouvernements nationaux" furent contraints de battre en retraite après la première bataille... En pleine déroute, les "gouvernements nationaux" se tournèrent vers les impérialistes de l'Ouest pour solliciter leur aide contre leurs propres ouvriers et paysans. »

Ainsi se développèrent les interventions étrangères et l'occupation des pays limitrophes, peuplés surtout par des nationalités non russes, qui ne pouvaient que haïr Koltchak, Dénikine, Wrangel et leur politique impérialiste de russification.

Après la proclamation de la République autonome des Bachkirs en novembre 1917, la sympathie pour le régime soviétique gagna les masses. Le gouvernement de ce peuple était entre les mains d'éléments nationalistes conduits par Zak-Validov, qui représentaient les intérêts de la portion bourgeoise-koulak de la population. Graduellement, ce groupe dégénéra en un avant-poste de l'activité antisoviétique et établit des contacts avec Doutov et Koltchak. Cependant, sous la pression des masses et après la liquidation de l'autonomie par Koltchak, Zak-Validov fut contraint d'entamer des négociations avec le gouvernement soviétique. En février 1919, après l'élimination de Koltchak, le gouvernement bachkir se rallia au gouvernement soviétique, et vers la fin du même mois, à Simbirsk, au quartier général du front oriental, ses délégués signèrent un accord préliminaire qui garantissait l'autonomie du peuple bachkir à condition qu'il formât un gouvernement sur la base de la constitution soviétique, préparât une action commune de détachements bachkirs avec l'Armée rouge contre les Blancs, etc.

Au début de mars 1919, Staline entame des négociations à Moscou avec la délégation bachkir pour la formation de la République soviétique bachkir. En conséquence des revers militaires que nous avions subis près d'Oufa, je fus obligé de quitter Moscou dans les premiers jours de mars, ne pouvant ainsi participer au huitième congrès du Parti. Staline resta tranquillement à Moscou, au congrès, et jusqu'au 20 mars poursuivit les négociations avec les délégués. Pourtant, le nom de Staline est à peine mentionné au sujet de cette affaire par les historiens contemporains de Bachkiria. [Les deux citations ci-dessous, la première d'Antagoulov, la seconde de Samoïlov, sont à cet égard typiques : ]

1.- La lutte entre les Russes et les Bachkirs s'aggrava : le chaos était à son comble. Dans une région, les Russes étaient arrêtés sur l'ordre du gouvernement bachkir; dans une autre, c'étaient les Bachkirs qui l'étaient sur l'ordre du gouvernement local. Le voyage du camarade Trotsky à Oufa coïncida avec ce mouvement (mars 1920). Des pourparlers eurent lieu entre les représentants bachkirs et le gouvernement soviétique en la personne du camarade Trotsky, qui aboutirent à une base d'accord.

2.- D'après une information reçue de Bachkiria, le Centre suivait attentivement la question bachkir. Au milieu du mois de mars, le camarade Trotsky, qui était arrivé à Oufa avec des pouvoirs spéciaux, convoqua une conférence. Les Bachkirs y étaient représentés par Validov, Toukhvatouline, Rakharnatouvine et Kaspransky; Doudnik, Samoïlov, Serguéiev (Artem), Préobrajensky représentaient le comité territorial et le Centre; y assistait également le président du Comité exécutif provisoire d'Oufa, Elstine.

Durant les premières années du régime soviétique, le bolchévisme en Ukraine était faible. La cause de cette faiblesse doit être recherchée dans les structures nationale et sociale de ce pays. Les villes, dont la population se composait de Grands-Russiens, de Juifs, de Polonais, et d'une faible proportion d'Ukrainiens, avaient dans une large mesure le caractère colonial. Parmi les ouvriers industriels de l'Ukraine, un pourcentage considérable était grand-russien. Entre la ville et le village, il y avait un gouffre, presque un abîme infranchissable. Ceux des intellectuels ukrainiens qui s'intéressaient avant tout au village, à la culture et au langage ukrainiens, étaient considérés avec une certaine ironie par les citadins, ce qui avait pour effet de les pousser dans la direction du chauvinisme. Les groupements socialistes non ukrainiens des villes n'avaient aucune sympathie pour les masses villageoises. Dans les villes ukrainiennes, ils représentaient la culture des Grands-Russiens, avec laquelle la plupart d'entre eux, en particulier les intellectuels juifs, n'étaient pourtant pas trop familiers; de là, pour une bonne part, le caractère exotique du bolchévisme ukrainien, son absence au moment où il aurait pu s'implanter solidement dans le sol ukrainien, sa grande indépendance, enfin les conflits multiples, querelles et luttes fractionnelles permanentes.

C'était le devoir de Staline comme commissaire aux nationalités de suivre avec soin le développement du mouvement nationaliste en Ukraine. Il était, par sa fonction, plus étroitement lié que d'autres avec le parti bolchéviste ukrainien. Cette étroite liaison remontait à 1917, dès après la Révolution d'Octobre, et se maintint durant plusieurs années. En Ukraine, Staline représentait le Comité central russe des bolchéviks. D'autre part, à certains congrès du Parti, il représentait les organisations ukrainiennes, c'était la règle à cette époque. Il prit part aux conférences du Parti communiste ukrainien comme un de ses propres dirigeants, et comme la vie de l'organisation ukrainienne se passait surtout en conflits, querelles incessantes et groupements fractionnels, Staline était là comme un poisson dans l'eau.

Sa période ukrainienne fut pleine de faillites, mais elle resta pourtant complètement ignorée. [Les Histoires stalinistes officielles, contraintes de relater l'une après l'autre ces faillites, évitent soigneusement de mentionner son nom. Elles ne disent pas que, dans le règlement final, « les erreurs sur les questions paysannes et nationales commises en Ukraine en 1919 et qui contribuèrent à la chute du gouvernement des Soviets » étaient dues à l'insuffisance totale de Staline dans la défense de la politique élaborée par le Comité central du Parti communiste russe. Stigmatisant cette insuffisance, Lénine dit : « Une très petite partie des fermes bien organisées auraient dû être transformées en fermes soviétiques, autrement il n'était pas possible de former un bloc avec la paysannerie... Une politique semblable à celle suivie à la fin de 1917 et durant une grande partie de 1918 était alors nécessaire... Nous sommes donc contraints maintenant de procéder à une répartition générale des terres dépendant d'un grand nombre de fermes soviétiques. »]

[A la quatrième conférence du Parti ukrainien, le 10 mars 1920, Staline, en tant que représentant du Comité central chargé d'y défendre la résolution du Comité sur la question ukrainienne, trouva devant lui une opposition composée de divers éléments dont les plus agressifs étaient les membres de la tendance du « centralisme démocratique » de Sapronov, qui avait été battue à la conférence du Parti panrusse, en décembre. Les arguments de cette opposition étaient donc tous connus d'avance et le commissariat des nationalités en publia la réfutation. écrite pour lui par Trotsky, à qui cette tâche avait été assignée par le Bureau politique. Staline fut néanmoins tenu en échec à la conférence ukrainienne. Le Comité central dut intervenir en prononçant la dissolution du comité ukrainien et en rappelant d'Ukraine un grand nombre de fonctionnaires contaminés par le chauvinisme grand-russien. La partie essentielle de la résolution du Comité central adoptée en décembre 1919 était ainsi conçue : ]

En considération du fait que la culture ukrainienne... a pendant des siècles été brimée par le tsarisme et les classes exploiteuses de Russie, le Comité central du Parti communiste russe fait une obligation à tous les membres du parti d'aider par tous les moyens à briser les obstacles entravant le libre développement de la culture et de la langue ukrainiennes. En conséquence de siècles d'oppression, des tendances nationalistes existent parmi les sections arriérées des masses ukrainiennes, et c'est par suite le devoir des membres du Parti de se montrer tolérants et patients à leur égard, soulignant, par une explication amicale, l'identité des intérêts des masses travailleuses d'Ukraine et de Russie. Les membres du Parti doivent imposer le droit des masses travailleuses d'étudier dans la langue ukrainienne et de l'employer dans toutes les institutions soviétiques.

C'était là une thèse extrêmement facile à défendre. Bien qu'il fût connu que Staline n'était pas un brillant orateur dans les débats, on s'explique assez mal sa défaite, étant donné le rapport des forces à la conférence. Il est bien possible que, ayant constaté que l'atmosphère de la conférence était défavorable à sa thèse, Staline décida de jouer à qui perd gagne, laissant entendre, au moyen d'intermédiaires, qu'il défendait une thèse ne répondant pas à sa conviction personnelle, seulement par discipline. Il pouvait espérer faire ainsi d'une pierre deux coups : gagner la sympathie de, délégués ukrainiens et rejeter la responsabilité de la défaite sur moi en tant qu'auteur de la thèse. Une telle intrigue était tout à fait dans le caractère de l'homme !

La social-démocratie géorgienne ne bornait pas ses ambitions à la paysannerie appauvrie de la petite Géorgie; elle aspirait aussi, et non sans un certain succès, à la direction du mouvement « de la démocratie révolutionnaire de la Russie tout entière ». Pendant les premiers mois de la Révolution, les cercles dirigeants de l'intelliguentsia géorgienne considéraient la Géorgie, non comme une patrie nationale., mais comme une Gironde, une province méridionale élue pour fournir des dirigeants à tous les pays. Mais cet état d'esprit ne put persister qu'aussi longtemps que l'espoir existait de maintenir la révolution dans le cadre d'une démocratie bourgeoise. Quand le danger d'une victoire du bolchévisme apparut clairement, la social-démocratie géorgienne brisa immédiatement ses liens avec les conciliateurs russes et s'unit aux éléments réactionnaires de la Géorgie elle-même. Quand les soviets l'emportèrent, les champions géorgiens d'une Russie une et indivisible devinrent également les ardents champions du séparatisme...

[Les documents suivants projettent une lumière nouvelle sur la soviétisation de la Géorgie : ]

Au comité révolutionnaire de guerre du front du Caucase.

Pour Ordjonikidzé.

Reçu votre lettre de récriminations. Vous avez tort de considérer mon enquête, qui est de mon devoir comme un manque de confiance. J'espère qu'avant notre rencontre vous abandonnerez votre ton injurieux inconvenant.

3 avril 1920. Lénine.

A Bakou, via Rostov.

Au membre du conseil révolutionnaire de guerre du front du Caucase, Ordjonikidzé.

Le Comité central vous ordonne de retirer toutes les unités du territoire de Géorgie, de les ramener jusqu'à la frontière et d'empêcher toute incursion en Géorgie. Après les négociations avec Tiflis, il est clair que la paix avec la Géorgie n'est pas exclue.

Envoyez immédiatement l'information la plus exacte concernant les rebelles.

5 mai 1920.

Par ordre du Bureau politique, Lénine, Staline

[Lettre dactylographiée des services du commandant en chef à toutes les forces armées de la République, datée, Moscou, 17 février 1921, portant la mention : secret, personnel, adressée au vice-président du Comité révolutionnaire de guerre de la République. Ci-dessous la partie essentielle de son texte : ]

Sur l'initiative du commandant de la seconde armée, nous sommes mis en face du fait accompli d'une incursion en Géorgie; les frontières de la Géorgie ont été franchies et l'armée rouge est déjà entrée en contact avec l'armée de Géorgie.

Le commandant en chef : S. Kaménev.

Le commissaire militaire : S. Danilov

Le chef d'état-major : P. Lebedev

Ekaterinenbourg. Secret. A Moscou. A Skliansky.

Veuillez m'envoyer un bref mémorandum sur la question des opérations militaires contre la Géorgie : quand ces opérations ont commencé, sur quel ordre, et le reste. J'ai besoin de ce mémorandum pour la séance plénière.

21 février 1921. Trotsky.

[Ecrit par Lénine; copie d'un document secret : ]

Le Comité central était disposé à permettre à la seconde armée d'appuyer activement le soulèvement en Géorgie et l'occupation de Tiflis, tout en observant les usages internationaux, et sous la condition que tous les membres du comité de guerre de la seconde armée soient, après un sérieux examen de la situation, certains du succès. Nous vous prévenons que nous sommes ici sans pain, par suite de l'absence de transport, et que par conséquent nous ne pourrons vous donner ni un train ni un seul camion. Nous sommes obligés de n'attendre du Caucase que du blé et du pétrole. Nous exigeons une réponse immédiate signée de tous les membres du Comité révolutionnaire de guerre et aussi de Smilga, Sytine, Trifonov, Froumkine. Jusqu'à notre réponse aux télégrammes de toutes ces personnes, n'entreprenez rien de caractère décisif.

Par ordre du Comité central, Krestinsky,Skliansky

Le camarade Skliansky, en notre présence, mit aussitôt ce texte en code, après avoir photographié l'original, et l'envoya à Smilga, chargé de faire personnellement le déchiffrage. Informez le commandant en chef sans lui montrer la dépêche. Staline préviendra lui-même Ordjonikidzé. Sous votre responsabilité.

14 février 1921.Lénine

(Ecrit de la main du camarade Lénine.)

La Géorgie menchéviste était incapable de tenir. Cela était clair pour chacun de nous. Cependant nous n'étions pas unanimes quant au mouvement et aux méthodes de soviétisation. J'étais partisan, pour ma part, d'une certaine période de travail préparatoire à l'intérieur du pays, afin de suivre le développement du soulèvement et de venir plus tard à son aide. J'estimai qu'après la conclusion de la paix avec la Pologne et après l'écrasement de Wrangel la Géorgie ne pouvait présenter de danger immédiat et que le dénouement pouvait être ajourné. Ordjonikidzé, appuyé par Staline insistait pour que l'Armée rouge envahît la Géorgie, présumant que le soulèvement était mûr. Lénine était enclin à partager le point de vue des deux membres géorgiens du Comité central. La question fut tranchée par le Bureau politique, le 14 février 1921, alors que j'étais dans l'Oural.

L'intervention militaire se développa avec succès et ne provoqua aucune complication internationale, si on néglige le déchaînement frénétique de la bourgeoisie et de la Seconde Internationale. Pourtant la méthode du soviétisation de la Géorgie revêtit une extrême importance pendant les années qui suivirent immédiatement. Dans les régions où les masses laborieuses étaient passées au bolchévisme déjà avant la Révolution, elles acceptaient les souffrances et les difficultés subséquentes comme liées à leur propre cause. Il n'en était pas de même dans les régions moins avancées où la soviétisation était réalisée par l'armée. Là, les masses travailleuses considéraient leurs privations comme résultant d'un régime imposé du dehors. En Géorgie, la soviétisation prématurée renforça les menchéviks pendant un certain temps et conduisit à l'importante insurrection de masse de 1924, quand, selon le propre aveu de Staline, la Géorgie dut être « labourée de nouveau ».

  1. En 1930, Staline était déjà tout-puissant, mais le culte d'Etat de sa personnalité n'en était encore qu'à ses débuts. C'est ce qui explique le fait que dans ces Mémoires, malgré leur ton général de panégyrique, on trouve une note familière, et, même qu'une trace d'ironie bon enfant est permise. Quelques années plus tard, quand les épurations et les exécutions eurent imposé le sens des distances nécessaire, des récits montrant Staline caché dans la cuisine d'un commandant ou prenant possession d'une maison dans la nuit auraient été inconvenants et auraient rendu le document tabou; son auteur aurait payé chèrement cette violation de l'étiquette.