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En 1970, dans le grand amphithéâtre du Musée polytechnique de Moscou, une des principales villes des États-Unis socialistes d'Europe, a lieu un cours d'histoire sur la révolution russe qui a ouvert la route de la victoire du socialisme en Europe. Le professeur-ajusteur vient de rappeler les conditions difficiles de la lutte au cours des premières années de l'État soviétique, les obstacles créés par le caractère rural et l'arriération du pays, son isolement initial. Il explique :

« Si la révolution en Occident s'était trop fait attendre, cette situation eût pu entraîner la Russie dans une guerre socialiste d'agression contre l'Occident avec le soutien du prolétariat européen. Cette éventualité ne se produisit pas, du fait qu'à cette époque la révolution prolétarienne, selon les lois de son propre développement interne, frappait déjà à la porte. »[1]

Après une longue période de dualité de pouvoirs, particulièrement en Allemagne, la prise du pouvoir par les conseils ouvriers dans plusieurs centres industriels donne le signal d'une guerre civile acharnée dont les ouvriers allemands sortent vainqueurs. Mais cette victoire déclenche une attaque des gouvernements capitalistes de France et de Pologne. L'armée rouge de l'Union soviétique riposte, tandis que les régiments impérialistes, minés de l'intérieur par la propagande révolutionnaire, fondent au brasier de la révolution allemande. Les ouvriers français et polonais se soulèvent à leur tour. La révolution européenne triomphe, et les États-Unis Socialistes d'Europe sont constitués. Le conférencier conclut :

« La nouvelle Europe soviétique a ouvert un nouveau chapitre dans l'évolution économique. La technique industrielle de l'Allemagne s'associait à l'agriculture russe ; sur l'étendue de l'Europe, un système économique nouveau commençait à se développer rapidement et à s'affermir, révélant d'énormes possibilités et donnant un élan puissant au développement des forces productives. La Russie soviétique, qui avait auparavant dépassé l'Europe dans le domaine politique, tenait désormais la place modeste d'un pays économiquement arriéré par rapport aux pays industriels d'avant-garde de la dictature prolétarienne. »[2]

C'est ainsi qu'en 1922 le jeune dirigeant communiste Préobrajensky imaginait comment, un demi-siècle plus tard, on enseignerait aux jeunes générations le déroulement de la lutte finale dont ses contemporains étaient en train de vivre les premiers épisodes. Il ne s'agissait encore que d'une anticipation présentée sous la forme d'une fiction littéraire. Pourtant, une année plus tard, l'un des principaux dirigeants de la Russie soviétique, le président de l'Internationale communiste, Grigori Zinoviev, écrivait dans la Pravda, organe central du parti communiste russe, une série d'articles sur la révolution allemande qui venait :

« Les événements d'Allemagne se déroulent avec l'inexorabilité du destin. Le chemin qui a demandé à la révolution russe douze années, de 1906 à 1917, aura été parcouru par la révolution allemande en cinq ans, de 1918 à 1923. Au cours des derniers jours, les événements se sont particulièrement précipités. D'abord, la « coalition », puis la « grande coalition », ensuite la « korniloviade », le ministère des spécialistes, des personnalités, et maintenant, de nouveau quelque chose comme une « grande coalition », - en un mot, incessant tourbillon ministériel. Ceci, « en haut ». Mais, « en bas » dans les masses, bouillonne l'effervescence, débute le combat qui, à court terme , va décider du destin de l'Allemagne. La révolution prolétarienne frappe à la porte de l'Allemagne ; il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Les événements prochains auront une signification historique mondiale. Encore un moment et chacun verra que cet automne de l'année 1923 marque un tournant, non seulement pour l'histoire de l'Allemagne, mais pour celle de l'humanité tout entière. De ses mains frémissantes, le prolétariat tourne la page capitale de l'histoire de la lutte mondiale du prolétariat. Un nouveau chapitre s'ouvre de l'histoire de la révolution prolétarienne mondiale »[3].

Le président de l'Internationale ajoutait :

« Le fait capital est que la révolution allemande se produira sur la base d'une industrie puissante. (...) En ce sens, le mot de Lénine reste juste : « En Europe occidentale, disait-il, et surtout dans les pays comme l'Allemagne, il sera beaucoup plus difficile qu'en Russie de commencer la révolution prolétarienne. Mais il sera beaucoup plus facile de la poursuivre et de l'achever. (...) Le prolétariat allemand ne risque plus de prendre le pouvoir prématurément. Les conditions de la victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne sont mûres depuis longtemps. (...) La révolution allemande bénéficiera de toute l'aide de l'expérience russe et ne répétera pas les fautes de la révolution russe. (...) Quant à la merveilleuse énergie que les vingt millions de prolétaires allemands trempés, cultivés et organisés, pourront déployer dans la lutte finale pour le socialisme, nous ne pouvons encore nous en faire la moindre idée »[4]

Lénine et ses compagnons du parti bolchevique ont dirigé en Russie une révolution qui n'était à leurs yeux qu'un combat d'avant-garde. Mais la grande bataille n'a pas eu lieu, l'avant-garde russe est restée isolée. La révolution allemande - l'étape décisive pour tous les révolutionnaires de ce temps - a finalement échoué, après cinq années de hauts et de bas.

Bien des commentateurs en ont, depuis, tiré des conclusions conformes aux besoins de leur idéologie ou de leur politique, les uns sur les aptitudes révolutionnaires supérieures du peuple russe, nouveau messie, les autres sur le profond sens démocratique ou, au contraire, la caporalisation congénitale - du peuple allemand, et tous sur les illusions des utopistes qui avaient cru pouvoir transplanter dans un pays occidental, au sein d'une société avancée, l'expérience révolutionnaire de l'Octobre russe.

Ecrivant à la veille de la seconde guerre mondiale, un éminent germaniste estimait que la révolution allemande avortée n'avait constitué « qu'un intermède trouble dont la cause devait être recherchée dans la crise passagère de déséquilibre nerveux engendrée par les privations physiques de la guerre et l'écroulement physique consécutif à la défaite et à l'écroulement du Reich »[5]. D'autres avaient ainsi tenté d'expliquer la Commune de Paris par ce qu'ils appelaient une « fièvre obsidionale ». Mais notre auteur, apparemment attaché à l'idéal démocratique, donnait de l'échec de la révolution une explication plus proprement politique :

« Très vite, le travailleur allemand organisé a compris la différence fondamentale qui séparait l'Allemagne de la Russie, et pressenti la catastrophe irréparable qu'eût entraîné, pour l'Allemagne, pays de la haute industrie scientifiquement organisée, la réalisation soudaine du communisme intégral tel qu'il s'était réalisé en Russie. »[6]

Le propos nous a semblé digne d'être retenu, dans la mesure où la révolution fut en fait supplantée en Allemagne par une contre-révolution qui devait, quelques années plus tard, sous le nom d'hitlérisme, déclencher sur le monde un assaut de barbarie dont on peut se demander à quelle autre « catastrophe » il pourrait être comparé, même par un « travailleur organisé » ! On rencontrera les hommes de cette contre-révolution au fil de nos pages : Faupel, cet officier d'état-major qui berne les délégués des conseils de soldats et qui, vingt ans plus tard, commandera en Espagne la légion Condor, Canaris, cet officier de marine complice de l'évasion d'un des assassins de Rosa Luxemburg qui, vingt ans plus tard, commandera l'Abwehr, cet officier politique, éminence grise de généraux plus connus, le major Kurt von Schleicher, chancelier éphémère en 1932, mais aussi Adolf Hitler et Hermann Goering, Krupp, Thyssen et l'I.G. Farben. La bataille qui a été livrée en Allemagne entre 1918 et 1923 a façonné notre passé et pèse sans doute sur notre présent.

Elle concerne aussi notre avenir. De 1918 à 1923, dans l'Allemagne des révolutions, la lutte n'est pas tous les jours combat de rues, assaut de barricades, ne se mène pas seulement à la mitrailleuse, au mortier et au lance-flamme. Elle est aussi et surtout le combat obscur dans les usines, les mines, les maisons du peuple, dans les syndicats et dans les partis, dans les meetings publics et les réunions de comités, dans les grèves, politiques et économiques, dans les manifestations de rue, la polémique, les débats théoriques. Elle est un combat de classe, et d'abord un combat au sein de la classe ouvrière, dont l'enjeu est la construction en Allemagne, et dans le monde, d'un parti révolutionnaire bien décidé à transformer le monde. La route qui conduit à cet objectif n'est ni rectiligne, ni facile, ni même aisément discernable. Entre « gauchisme » et « opportunisme », « sectarisme » et « révisionnisme », « activisme » et « passivité », les révolutionnaires allemands auront beaucoup peiné, en vain, pour tracer leur voie vers l'avenir, pour découvrir, tant au travers de leurs propres expériences, négatives, que dans l'exemple victorieux de leurs camarades russes, les moyens d'assurer la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans leur pays.

Il nous a manqué pour éclairer cette tentative bien des documents capitaux : des impératifs politiques les condamnent pour le moment à dormir dans des archives dont l'accès nous a été refusé. Car le moindre des problèmes posé ici n'est pas le rôle joué, dans cette histoire de la naissance avortée d'un parti communiste « de masse », par l'Internationale communiste et, à l'intérieur de cette Internationale, par le parti bolchevique au pouvoir en Russie.

I. Le champ de bataille[modifier le wikicode]

Analysant, au début des années 1890, les perspectives du mouvement ouvrier allemand, Friedrich Engels écrivait :

« Aujourd'hui nous comptons un soldat sur cinq ; dans quelques années, nous en aurons un sur trois, et, vers 1900, l'armée, toujours l'élément prussien par excellence, sera socialiste dans sa majorité. Ce développement se réalisera irrésistiblement, comme un diktat du destin. Le gouvernement de Berlin le voit approcher aussi bien que nous, mais il est impuissant. »

En fait, sur la route de la victoire du socialisme, le compagnon de Marx n'envisageait plus que l'éventualité d'un obstacle de taille : la guerre.

« Une guerre changerait tout. ( ... ) Si la guerre éclate ( ... ), une seule chose est certaine : cette guerre où quinze à vingt millions d'hommes armés s'entr'égorgeraient en dévastant l'Europe entière comme jamais auparavant, cette guerre doit, ou bien provoquer, à l'instant même, la victoire du socialisme, ou bien bouleverser à tel point l'ancien ordre des choses et laisser derrière elle un tel amoncellement de ruines que l'ancienne société capitaliste paraîtra alors plus absurde que jamais. Dans ce cas, la révolution socialiste serait peut-être retardée de dix ou quinze ans, mais seulement pour triompher d'une victoire d'autant plus rapide et plus radicale. »[7]

Dans les perspectives du fondateur, avec Marx, du socialisme scientifique, l'Allemagne était donc au centre du champ de bataille sur lequel bourgeoisie et prolétariat devaient s'affronter dans la lutte finale.

Un pays capitaliste avancé[modifier le wikicode]

C'est en effet du développement, au sein du système capitaliste, des forces de production, de l'augmentation numérique et de la concentration du prolétariat, du développement de la conscience de classe et de son organisation, que Marx et Engels attendaient les conditions de la victoire du socialisme dans le monde. L'Allemagne du début du XX° siècle est un de ces pays avancés où les perspectives de victoire révolutionnaire sont à la fois les plus proches et les plus réalistes, selon cette analyse.

Dans les dernières années du XIX° et le début du XX° siècles, l'Allemagne a connu une profonde transformation économique. Ses ressources naturelles en charbon, la base de l'économie industrielle de l'époque, le développement démographique extrêmement rapide qui la porte, en 1913, à une population totale de 67 800 000 habitants[8], l'ancienneté de son développement commercial qui a accumulé les capitaux nécessaires à la révolution industrielle, l'ont en quelques décennies portée dans le groupe des pays capitalistes les plus avancés. Avec une production de 190 millions de tonnes en 1913, l'Allemagne est le deuxième producteur mondial de houille[9]. Avec une production - insuffisante - de 27 millions de tonnes de fer, elle est le premier producteur européen de fonte et de fer[10]. Ses mines de charbon et ses réserves de potasse - 10 millions de tonnes extraites en 1913 - lui ont permis d'accéder au premier rang dans la production de l'industrie chimique[11]. A partir de 1890, elle est le premier État européen à s'engager sur une échelle industrielle dans l'exploitation des sources d'énergie nouvelles, le courant électrique comme le moteur à combustion[12]. Elle est, à la veille de 1914, à la tête de la production d'appareillage électrique en Europe. Non seulement sa prépondérance industrielle s'y affirme avec une netteté qui ne permet de la comparer sur ce terrain qu'aux seuls États-Unis, mais elle manifeste une remarquable capacité d'adaptation aux techniques et procédés nouveaux[13]. Aucun pays n'a mis sur pied un système de recherche scientifique aussi étroitement lié aux applications industrielles : par ses laboratoires de recherche comme par ses établissements d'enseignement technique, elle est à l'avant-garde du progrès et de l'organisation scientifique de la production[14].

L'économie allemande, au même titre que l'économie britannique ou l'économie américaine, peut servir à l'étude de la phase impérialiste du capitalisme, quoique le caractère tardif de son développement l'ait privée d'un empire colonial semblable à celui de la France ou de la Grande-Bretagne. En 1913, le volume de son commerce extérieur est de 22 500 000 marks, double de celui de la France, 85 % de celui de la Grande-Bretagne[15].

Elle est en relations commerciales avec le monde entier, et c'est dans le monde entier qu'elle recherche les débouchés pour une production que son marché intérieur ne peut plus désormais absorber.

Une révolution bourgeoise inachevée[modifier le wikicode]

L'État allemand est une création très récente. Longtemps il n'a été question que « des » Allemagnes. Le mouvement des nationalités qui a bouleversé l'Europe au XIX° siècle a semblé en 1848entraîner l'Allemagne dans la voie de la réalisation révolutionnaire de son unité nationale. Mais la bourgeoisie allemande n'avait ni l'audace ni la confiance en ses propres forces de la bourgeoisie française de 1789. Menacée par le mouvement prolétarien qui s'esquisse à l'extrême-gauche du mouvement démocratique, elle préfère sa sécurité derrière le rempart de l'État monarchique à l'aventure populaire et démocratique. Entre le libéralisme politique et les profits que lui assure l'unification du pays sous la poigne prussienne, elle fait son choix. L'unité allemande, on l'a dit, s'est édifiée dans les années 1852-1857 « sur le charbon et sur le fer », et « Saint-Manchester a été le parrain au baptême du nouveau Reich », mais c'est l'armée prussienne dirigée par Bismarck qui l'a inscrite dans la réalité des frontières et du droit. La Prusse a ainsi marqué l'Allemagne unifiée de l'empreinte de son double visage, celui de la bourgeoisie triomphante, plus absorbée par la recherche des profits que par les « jeux stériles » de la politique, et celui des hobereaux de l'Est, les junkers casqués et bottés dont l'arrogance et la force militaire font trembler l'Europe depuis les années soixante.

Ce double visage est inscrit dans la complexité de la Constitution impériale. Le Reich n'est pas un État unitaire, mais un État fédéral, formé de vingt-cinq États - de la Prusse qui a plus de la moitié de la population, les neuf dixièmes des ressources minières et de la métallurgie, à de petites principautés de 50 000 habitants, en passant par la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg qui ont quelques millions d'habitants, et les trois « villes libres » de Hambourg, Brême et Lübeck[16]. Chacun de ces États a conservé sa Constitution. La Prusse a son roi, qui est aussi l'empereur d'Allemagne. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg ont leurs rois, le pays de Bade et la Hesse leurs grands-ducs, les villes libres leur Sénat. Chacun a ses assemblées législatives, chambre haute, désignée, chambre basse, élue. Le système électoral varie d'un État à l'autre : le Wurtemberg a adopté le suffrage universel, le pays de Bade donne le droit de vote à qui est en règle avec le fisc. En Bavière et en Hesse, on vote quand on paie un impôt. Le Landtag de Prusse est élu par le système compliqué des « classes » groupant les électeurs suivant leur fortune[17] : il donne, en 1908, à Cologne, autant de pouvoir électoral à 370 électeurs riches de première classe qu'aux 22 324 électeurs de la troisième - ou encore à ce M. Heffte, fabricant de saucisses et unique électeur de première classe dans la 58° section de Berlin en 1903, le droit de constituer une classe à lui seul[18].

Le gouvernement impérial est compétent dans les affaires communes : affaires étrangères, armée et marine, postes et télégraphe, commerce, douanes, communications. L'empereur, qui détient des pouvoirs très étendus dans le domaine de l'exécutif, délègue ces pouvoirs à un chancelier d'empire, responsable devant lui. Le pouvoir législatif est partagé entre le Bundesrat, formé de délégués des États, et le Reichstag, assemblée nationale élue au suffrage universel[19]. En fait, le découpage des circonscriptions électorales qui favorise les électeurs ruraux, l'usage qui place le scrutin en semaine et en écarte nombre d'électeurs salariés, la pratique de la candidature officielle, l'absence d'indemnité parlementaire, restreignent la portée du principe électoral. Les pouvoirs du Reichstag sont limités : il n'a pas l'initiative des lois, ne peut en voter une sans l'accord du Bundesrat et ne peut renverser un chancelier, même en le mettant en minorité[20].

Ce régime, qui n'est ni parlementaire ni démocratique, est en outre caractérisé par la domination de la Prusse dans le gouvernement impérial. Le roi de Prusse est empereur, le chancelier d'empire premier ministre prussien. Les dix-sept délégués prussiens du Bundesrat peuvent y arrêter toute mesure qui déplaît à leur gouvernement, de qui ils ont reçu mandat impératif[21]. Rien n'est possible dans le Reich sans l'accord de ce gouvernement lui-même émanation d'un Landtag élu selon le système des classes. Or la Prusse demeure le bastion d'une aristocratie guerrière de junkers. Le corps des officiers est une caste orgueilleuse de guerriers en qui se concentrent l'arrogance du féodal et la supériorité du technicien, personnellement inféodés à l'empereur, convaincus d'être les dépositaires d'une mission sacrée de défense de l'État. Les junkers y constituent l'écrasante majorité des cadres supérieurs et leur mentalité fait loi dans la hiérarchie militaire. Il en va de même pour la bureaucratie impériale. Les fonctionnaires fédéraux sont en majorité prussiens, coulés dans le même moule que les chefs militaires, dont ils ont la conception de l'autorité et la morgue. C'est à cette caste que l'empereur peut remettre une autorité sans partage en décrétant l'état de siège, qui suspend toutes les libertés et garanties constitutionnelles et institue une véritable dictature militaire.

Une société présocialiste[modifier le wikicode]

En réalité, cette structure politique est, par rapport à l'évolution sociale, un énorme anachronisme : une de ces contradictions qui dictent des révolutions. La structure sociale de l'Allemagne présente tous les traits d'une société prête au socialisme. Alors qu'en 1871 un tiers des Allemands habitaient dans des villes, les deux tiers y habitent en 1910. La population, une population ouvrière dans son écrasante majorité, s'est concentrée dans de très grandes cités. On. en compte, en 1910, vingt-trois qui ont plus de 200 000 habitants. Le Grand Berlin en a 4 200 000, Hambourg 930 000, Munich et Leipzig 600 000, Cologne 500 000, Essen et Düsseldorf entre 300 et 350 000, Brême et Chemnitz entre 250 et 300 000[22].

Il existe dans l'Allemagne moyenne et du sud de nombreuses exploitations paysannes moyennes et petites, mais il y a, sur tout le territoire, 3 300 000 ouvriers agricoles et les grandes exploitations - on en décompte 369 couvrant plus de 1000 hectares recouvrent le quart de la superficie[23]. Cette survivance médiévale crée la possibilité de l'alliance, chère aux marxistes, entre le prolétariat urbain et les paysans pauvres, le prolétariat rural.

La concentration de l'économie entre les mains de quelques magnats d'industrie semble avoir, par la dépossession de la bourgeoisie moyenne et la monopolisation des instruments de production en un petit nombre de mains, créé les conditions de sa socialisation. L'industrie minière est dominée par Kirdorf, président de la Geisenkirchen, animateur du syndicat des charbonnages de la Rhénanie-Westphalie qui en 1913 contrôle 87 % de la production houillère[24]. Le konzern de Fritz Thyssen est un modèle de concentration verticale : il possède à la fois mines de charbon et de fer, hauts fourneaux, laminoirs, usines métallurgiques. Krupp emploie plus de 70 000 ouvriers, dont plus de 41 000 dans ses seuls établissements d'Essen, une véritable ville close, avec ses rues, ses services de police, d'incendie, ses 150 kilomètres de voies ferrées intérieures[25]. Dans l'industrie chimique, la Badische Anilin emploie plus de 10 000 ouvriers à Ludwigshafen[26]; le reste de la production est contrôlé par deux sociétés dont la fusion, en 1916, va amener la naissance de l'I.G. Farben[27]. L'appareillage électrique est dominé par la firme Siemens d'une part, et l'A.E.G. de Rathenau de l'autre, qui emploie dans la région berlinoise 71 000 ouvriers dans dix usines[28]. Deux compagnies maritimes, la Hamburg Amerika Linie et la Norddeutscher Lloyd, assurent à elles seules 40 % du trafic[29]. Sauf aux États-Unis, nulle part la fusion du capital financier et du capital industriel n'a été si profonde : les banques dominent l'activité économique et 74% de l'activité bancaire est concentré dans cinq grands établissements berlinois[30].

Les magnats, les Kirdorf, Thyssen, Krupp, Hugenberg, Stinnes, von Siemens, Rathenau, Ballin, Helfferich sont le sommet d'une couche très mince, quelque 75 000 chefs de famille représentant 200 à 250 000 personnes que l'on peut avec Sombart considérer comme la bourgeoisie riche, au revenu annuel supérieur à 12 500 marks[31]. Avec la bourgeoisie moyenne, 650 000 chefs de famille, 2 millions à 2 millions et demi de personnes, ayant un revenu de 3 000 à 12 000 marks[32], ces classes supérieures, les classes dirigeantes, ne constituent pas plus de 4 à 5 % de la population. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, Sombart dénombre, en 1907, 8 640 000 ouvriers d'industrie, 1 700 000 salariés du commerce et des transports, 2 300 000 petits employés de l'industrie et du commerce, soit un total de 12 millions et demi. Il conclut que le prolétariat, au sens large du terme, y compris femmes et enfants, représente environ 67 à 68 % de la population totale[33]. Vermeil constate en conclusion de son étude sur la société allemande que « l'Allemagne de Guillaume Il était, à la veille de 1914, un pays prolétarisé aux trois quarts »[34].

L'augmentation générale du niveau de vie n'a profité, et seulement jusqu'en 1908, qu'à une couche relativement mince d'ouvriers hautement qualifiés, une « aristocratie ouvrière »[35] dont le rôle est loin d'ailleurs d'être toujours conservateur, car c'est de ses rangs que sortent nombre d'éducateurs et d'organisateurs socialistes. Cependant, le prolétariat allemand n'a rien du prolétariat encore fruste, misérable et prostré, qui emplissait les fabriques au début de la révolution industrielle. Relativement instruits, familiarisés avec la technique et les machines, ayant le sens du travail collectif et des responsabilités, le goût de l'organisation, les prolétaires allemands sont des ouvriers modernes, capables de défendre leurs intérêts immédiats, comme de se dévouer à une activité militante, et de prendre conscience, face à une société qui veut en faire de simples outils, que leur solidarité fait d'eux une force capable de transformer leur vie et celle des petits bourgeois écrasés par la concentration capitaliste et dont ils estiment, avec quelque raison, qu'ils peuvent se faire des alliés.

Guerre ou révolution[modifier le wikicode]

Par ses traits généraux de pays capitaliste avancé comme par les caractères spécifiques de son évolution et de sa structure politiques, l'Allemagne constitue un champ de bataille propice aux luttes ouvrières. Non seulement le prolétariat y constitue l'unique force capable de lutter pour l'achèvement de la révolution démocratique, la destruction de la puissance anachronique de l'aristocratie foncière, des privilèges de l'armée et de la bureaucratie d'État mais, dans le cours même de cette lutte, il est inévitablement conduit à poser sa candidature à la succession des classes dirigeantes et à réclamer pour lui le pouvoir au nom de tous les exploités. La lutte pour la démocratisation de la vie politique, pour l'extension du suffrage universel, exige que soit brisé le cadre constitutionnel : elle commande une lutte de classes qui ne peut aboutir qu'à une lutte armée et à la destruction violente du corps des officiers, rempart de l'État. L'article 68 de la Constitution en exprime, en définitive, l'essence même, puisqu'il exclut l'hypothèse d'une transformation pacifique par la voie parlementaire, au contraire de ce que suggère, au même moment, l'évolution des structures politiques anglaises. De ce point de vue, les conditions - militaires, sociales et politiques - de la réalisation de l'unité allemande, l'effort de Bismarck pour préserver simultanément la puissance des junkers et le champ d'expansion des hommes d'affaires, ont abouti à priver l'Allemagne de ces soupapes de sûreté que constituent, dans les autres pays avancés, une organisation politique reposant sur la base du suffrage universel et du parlementarisme, et l'idéologie démocratique qui est la plus efficace protection de la propriété capitaliste. Les positions internationales de l'impérialisme allemand souffrent de la même insécurité. Le développement industriel de l'Allemagne capitaliste s'est produit à une époque où les richesses du monde étaient à peu près partagées et, sur ce terrain, l'impérialisme allemand ne dispose pas de ces autres soupapes de sûreté que constituent, au tournant du siècle, les marchés réservés des empires coloniaux. Les historiens ont coutume de souligner, parmi les facteurs de la grande guerre, le rôle de la concurrence anglo-allemande. A partir de 1890, en effet, la Grande-Bretagne connaît les premiers signes du déclin de son hégémonie mondiale. États-Unis et Allemagne la dépassent du point de vue de la production dans plusieurs compartiments. Ses exportations sont de plus en plus exclusivement dirigées vers les pays industriellement arriérés et sur ce terrain elle se heurte à l'industrie allemande. L'Allemagne, deuxième État industriel du monde, est à peu près sûre de l'emporter dans les conditions d'une concurrence libre, mais une grande partie du monde est fermée à son expansion directe, cependant que lui est interdite, hors d'un conflit, la formation de l'empire colonial qui lui serait nécessaire. C'est de ce point de vue qu'il faut considérer la rivalité anglo-allemande dans le domaine des armements maritimes, comme l'opposition systématique de la diplomatie britannique à l'établissement d'une hégémonie allemande en Europe : l'enjeu de la lutte est à l'échelle d'un monde trop petit pour les besoins des protagonistes. Elle est inscrite dans les besoins d'expansion du capitalisme lui-même, et la guerre est inévitable dans la mesure où le partage du monde est terminé et où la poussée du dernier venu, l'impérialisme allemand, exige sa remise en question. Depuis le début du siècle, l'alternative est entre la guerre civile et la révolution mondiale ou la guerre impérialiste, qui, ainsi que l'a entrevu Engels, pourrait à son tour se transformer en révolution et en guerre civile.

Nationalisme ou socialisme[modifier le wikicode]

C'est dans ce sens en tout cas que le congrès de l'Internationale socialiste en 1912 a défini de nouveau, à Bâle, l'attitude des partis socialistes en cas de guerre :

« En cas de déclaration de guerre, les classes laborieuses des pays intéressés ainsi que leurs représentants parlementaires seront tenus de mobiliser toutes leurs forces pour empêcher le déclenchement des hostilités, avec le soutien de l'activité de coordination du Bureau international, par l'application des moyens qui leur paraîtront les plus efficaces, moyens qui varieront de toute évidence, selon le tour plus ou moins aggravé de la lutte de classes et en fonction de la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait en dépit de leurs efforts, elles seront tenues de militer pour une fin rapide des hostilités et de tenter de toutes leurs forces d'exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre afin de soulever le peuple et d'accélérer ainsi l'abolition de la domination de la classe capitaliste. »[36]

Face à une telle position socialiste, internationaliste, prolétarienne, dans un pays tous les jours plus mécanisé, uniformisé, prolétarisé et où le prolétariat industriel tient une place aussi importante, les classes dirigeantes sont tenues, sous peine de mort, de tenter, suivant l'expression de Vermeil, de « réconcilier le prolétariat avec le Reich »[37] en le persuadant qu'il est partie intégrante de la communauté nationale. C'est là le sens des efforts déployés par les apôtres du « christianisme social », de Mgr Ketteler comme du pasteur Stöcker, du « socialisme national » de Friedrich Naumann ou de la « politique sociale » de Guillaume II[38]. C'est là le rôle de l'idéologie nationaliste, fondée sur le sentiment national exalté et inquiet d'un peuple qui a dû lutter pour son unité avant de se la voir octroyer, sur la fierté de ses gigantesques réalisations économiques, de sa culture supérieure de « peuple élu », sur un sentiment de frustration de puissance arrivée trop tard au partage du monde. Éducation, presse, propagande s'en feront les véhicules.

Edmond Vermeil a montré comment le national-socialisme et l'antisémitisme hitlériens plongeaient leurs racines dans les efforts des classes dirigeantes pour arracher la masse des prolétaires à l'idéologie révolutionnaire internationaliste. Dès le début du XX° siècle, l'antisémitisme, le « socialisme des imbéciles », comme disait Bebel, avait été pour elles le moyen de détourner les colères d'une petite bourgeoisie écrasée par le développement du grand capitalisme et menacée de prolétarisation. Les classes dirigeantes allemandes n'ont pas d'autre moyen de survivre que de marcher à la conquête du monde, pas d'autre moyen de se concilier le prolétariat que de l'y entraîner, comme l'écrit Vermeil, « dans l'ambiance du nationalisme exalté »[39].

Du point de vue des militants marxistes, la lutte pour la révolution socialiste en Allemagne passait donc d'abord par la lutte pour la conscience de classe du prolétariat, son organisation de classe en parti socialiste au sein d'une Internationale. Or il est incontestable que l'optimisme d'Engels pouvait trouver sa justification dans les succès remportés sur cette voie, et d'abord la construction du grandiose édifice ouvrier qu'était la social-démocratie allemande avant 1914.

II. La social-démocratie avant 1914[modifier le wikicode]

La scission entre social-démocrates et communistes, en germe à partir d'août 1914, réalisée à partir de 1919, a projeté sur l'histoire de l'Internationale un éclairage déformant. Bien des auteurs, politiques ou historiens, attachés à découvrir dans le passé les racines d'une scission à la portée immense, la traitent comme un phénomène prévisible. En fait, inscrite avant la guerre dans les événements et le comportement des hommes, elle était loin encore de l'être dans leur conscience. La fraction bolchevique russe, noyau du futur mouvement communiste mondial, ne se voulait que fraction russe, construisant un parti ouvrier social-démocrate - c'est-à-dire « révolutionnaire » marxiste dans le langage de l'époque - dans les conditions historiques données de l'empire des tsars. Polémiquant en 1905 contre Pierre Strouvé, Lénine s'indignait des interprétations scissionnistes données à sa politique :

« Où et quand ai-je appelé « opportunisme » le révolutionnisme de Bebel et de Kautsky ? Où et quand a-t-on vu surgir des divergences de vue entre moi, d'une part, Bebel et Kautsky de l'autre, je parle de divergences de vues se rapprochant tant soit peu par leur sérieux de celles qui, par exemple, surgirent entre Bebel et Kautsky ? »[40].

Indignation légitime que celle du dirigeant bolchevique en 1905. Malgré bien des discussions et bien des divergences, il maintient fondamentalement cette attitude jusqu'en 1914 et ne laisse passer aucune occasion de rendre hommage à la social-démocratie allemande, modèle de cette « social-démocratie révolutionnaire » qu'il veut construire en Russie, contre ceux qu'il considère contre des opportunistes, mais qu'il ne veut exclure du parti que parce qu'ils en nient la nécessité et s'en font les « liquidateurs ».

Un modèle de social-démocratie révolutionnaire[modifier le wikicode]

Pour Lénine, jusqu'au congrès de Stuttgart en 1907, c'est « la social-démocratie allemande qui a toujours soutenu le point de vue révolutionnaire dans le marxisme »[41] ; et si, sous cet angle, il critique l'attitude, qu'il juge opportuniste, des délégués allemands à ce congrès, c'est pour s'aligner entièrement sur la critique qui en a été faite par Kautsky. Il maintient cette analyse jusqu'à la veille de la guerre. Le 6 août 1913, il conclut l'article de la Pravda consacré à la vie et à l'œuvre d'August Bebel par ces lignes :

« Personne n'a incarné les traits particuliers ni les tâches de cette période de façon aussi vivante qu'August Bebel. Ouvrier lui-même, il était parvenu à se frayer un chemin vers de fermes convictions socialistes, à devenir un dirigeant ouvrier modèle, représentant et participant de la lutte de la masse des esclaves salariés pour un système meilleur de société humaine. »[42]

Le 4 avril 1914, critiquant sévèrement les positions opportunistes défendues au cours de son voyage aux États-Unis par le dirigeant syndical Legien, il célèbre encore « les très grands mérites » de la social-démocratie allemande, sa « théorie marxiste forgée dans une lutte inlassable », son « organisation de masses, ses journaux, ses syndicats, ses associations politiques »[43].

Parmi les hommes qui constitueront le noyau dirigeant et fondateur de l'Internationale communiste, seul peut-être Trotsky semble avoir entrevu le destin ultérieur de la social-démocratie allemande puisqu'il écrit, dans Bilan et perspectives, au lendemain de la révolution de 1905 :

« La fonction des partis ouvriers était et est de révolutionner la conscience de la classe ouvrière, de même que le développement du capitalisme a révolutionné les rapports sociaux. Mais le travail d'agitation et d'organisation dans les rangs du prolétariat a son inertie interne. Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d'entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d'autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et plus disciplinées. Par suite, la social-démocratie allemande, organisation qui embrasse l'expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise . »[44]

En fait, les critiques à l'égard de la social-démocratîe allemande venant de l'intérieur de la II° Internationale émanent, non de social-démocrates révolutionnaires, mais de social-démocrates opportunistes comme les socialistes français. Les dirigeants allemands ont été les élèves de Marx et d'Engels, leurs successeurs directs à la tête du mouvement socialiste mondial, et personne ne peut contester les « droits à la succession » d'hommes comme Bebel et Kautsky. Bebel[45] incarne l'organisation de la classe ouvrière allemande dans la période de l'essor du capitalisme : cet ouvrier, tourneur dans la métallurgie, député au Reichstag en 1871, a lancé le mot d'ordre de « Guerre aux palais » au moment où les troupes de Bismarck aidaient les soldats de Thiers à écraser les combattants de la Commune de Paris. Deux fois emprisonné et deux fois condamné, il a été, dans le dernier tiers du XIX° siècle, le bâtisseur patient, l'âme de la résistance aux lois antisocialistes, le militant aux larges épaules qui, inlassablement, recrute, encadre, rédige, convainc par son argumentation solide et sa confiance de lutteur tranquille les foules ouvrières qu'elles doivent prendre en mains leur destin. De quatorze ans plus jeune, né en 1854, l'Autrichien Karl Kautsky[46] incarne l'ambition intellectuelle du socialisme scientifique : aux côtés du praticien Bebel, il est le théoricien, le savant, qui déblaie et éclaire la route sur laquelle s'engagent le parti et les masses. Il a rédigé en Suisse le Sozialdemokrat, que les militants diffusaient clandestinement en Allemagne au temps des lois d'exception antisocialistes de Bismarck. Ami et disciple d'Engels, il a poursuivi dans les colonnes de la revue théorique Die Neue Zeit l'œuvre des fondateurs du socialisme scientifique. Ses adversaires disent qu'il est le pape de la social-démocratie et qu'il prétend à l'infaillibilité. C'est que son autorité est immense et son prestige considérable. Il semble le cerveau agile d'un bras solide.

Un univers nouveau[modifier le wikicode]

En quarante ans, malgré les persécutions et les poursuites, les sociaux-démocrates allemands sont parvenus à organiser la classe ouvrière dans tous les domaines, en vue de l'action politique sous toutes ses formes, mais aussi sur le plan de ses revendications immédiates, de l'organisation de ses loisirs, de son éducation et de sa culture. Ce sont des hommes qui agissent au nom du parti social-démocrate qui constituent les véritables cadres organisateurs de la classe : hommes de confiance (Vertrauensmänner) du parti dans les localités ou les entreprises, délégués syndicaux, responsables de syndicats, de coopératives, d'organisations de masse, élus à des titres divers. Dans l'État et contre lui, les disciples de Marx et Engels ont construit un parti si puissant qu'il constitue un véritable État dans l'État.

Le parti social-démocrate allemand compte, en 1914, 1 085 905 adhérents. Ses candidats aux élections législatives de 1912 ont rassemblé plus de 4 250 000 voix. Les syndicats qu'il a créés et qu'il encadre comptent plus de deux millions de membres, disposent d'un revenu annuel de 88 millions de marks. Autour de lui, ses militants ont su tisser un large réseau d'organisations parallèles encadrant, à un niveau ou à un autre, la presque totalité des salariés, et s'étendant à tous les domaines de la vie sociale : association de femmes socialistes, mouvement de jeunes, universités populaires, bibliothèques et sociétés de lecture, organisations de loisirs et mouvements de plein air, maisons d'édition, journaux, revues, magazines. L'édifice repose sur la solide armature d'un appareil administratif et technique compétent et efficace, rompu aux méthodes modernes de gestion et de propagande. Dans ses quatre-vingt-dix quotidiens, le parti emploie 267 journalistes permanents, 3 000 ouvriers et employés, gérants, directeurs commerciaux, représentants. La majorité des dirigeants - notamment les membres de sa direction, le Parteivorstand - et des bureaux centraux, la totalité des responsables dans les différents États, la majorité des secrétaires des organisations locales sont des fonctionnaires permanents du parti, professionnels appointés par lui, lui consacrant tout leur temps, de même que la majorité de ses élus, ses 110 députés au Reichstag, les 220 députés qu'il compte dans les différents Landtag, ses 2 886 élus municipaux. Les dirigeants des fédérations syndicales, des syndicats de métier ou des cartels locaux, eux-mêmes depuis des années professionnalisés, sont dans leur quasi-totalité membres du parti.

Un mouvement d'une pareille envergure, organisé sur une base de classe dans l'Allemagne impériale capitaliste, ne saurait être assimilé à une simple machine politique de type traditionnel, ni même au modèle d'un « parti ouvrier » dans une démocratie parlementaire. Ruth Fischer a écrit :

« Les socialux-démocrates allemands furent capables de réaliser un type d'organisation qui était infiniment plus qu'une association plus ou moins bien soudée d'individus se réunissant temporairement pour des objectifs temporaires, infiniment plus qu'un parti de défense des intérêts ouvriers. Le parti social-démocrate allemand devint une manière de vivre. Il fut beaucoup plus qu'une machine politique, il donna à l'ouvrier allemand dignité et statut dans un monde à lui. L'ouvrier en tant qu'individu vivait dans son parti, le parti pénétrait les habitudes quotidiennes de l'ouvrier. Ses idées, ses réactions, ses attitudes résultaient de l'intégration de sa personne dans cette collectivité. »[47]

Univers ou contre-société, la social-démocratie allemande avec ses traditions, ses usages, ses rites et ses cérémonies, parfois alignées sur leurs homologues religieux, fournit plus qu'une attitude politique ou un mode de pensée : un cadre, une façon de vivre et de sentir. Ainsi s'explique que des tendances aussi fondamentalement divergentes que celles qui ont été incarnées par Bernstein et par Rosa Luxemburg aient pu coexister au sein d'une organisation dans laquelle elles plongeaient toutes deux leurs racines. Ainsi s'explique que, polémiquant contre la conception du parti développé par Lénine dans Que faire ?, la représentante de l'aile révolutionnaire de la social-démocratie allemande ait pu écrire :

« Le parti social-démocrate n'est pas lié aux organisations de la classe ouvrière, il est lui-même le mouvement de la classe ouvrière. »[48]

Réformes ou révolution[modifier le wikicode]

De fait, les grands courants de pensée autour desquels s'organise le mouvement ouvrier se sont inscrits à toutes les étapes de l'histoire de la social-démocratie allemande sous forme de discussions sur la théorie et la stratégie, sans jamais affecter son unité d'organisation. Tandis que les autres mouvements socialistes d'Europe s'émiettaient en des querelles parfois byzantines d'apparence, la social-démocratie allemande donnait le spectacle de la cohésion d'un parti où cohabitaient des tendances dont les équivalents, ailleurs, avaient pris la forme de partis rivaux. Depuis la fusion réalisée en 1875, au congrès de Gotha du parti ouvrier social-démocrate, marxiste, de Bebel et de Liebknecht, et de l'Association générale des travailleurs allemands, fondée par Ferdinand Lassalle, n'ont jamais cessé de s'exprimer au sein du parti des courants dans lesquels un spécialiste du mouvement ouvrier français n'aurait pas de peine à distinguer des homologues allemands des « possibilistes », des « guesdistes », des « blanquistes » ou des « allemanistes ». Mais ils demeurent dans le même parti, baignent et respirent dans le même univers, ce qui suffit à donner à leurs désaccords une coloration particulière, car les débats réglés par des compromis en vue de l'action ont une autre portée que les dialogues de sourds.

Marx s'était inquiété des importantes concessions faites par ses disciples à ceux de Lassalle dans le programme de Gotha[49]. Lorsque Bismarck, en 1878, tente d'écraser le jeune parti sous les coups de sa loi d'exception, un courant s'y affirme en faveur d'une acceptation, qualifiée de « réaliste », du cadre ainsi imposé. Mais les disciples de Höchberg sont rapidement vaincus par les marxistes[50] : sans renoncer non plus aux possibilités légales d'expression, si limitées soient-elles, comme le suggèrent des éléments impatients[51], ancêtres des gauchistes, les social-démocrates vont mener de front un travail illégal de propagande, d'agitation et d'organisation qui permet au parti de continuer à progresser malgré la répression. En 1891, la loi d'exception n'est pas renouvelée, et les socialistes font le point sur la situation nouvelle ainsi créée. Contre les « jeunes »[52] qui réclament le boycottage des élections et une politique permanente d'offensive, et aussi contre l'aile droitière de Vollmar qui voudrait engager le parti dans la voie du possibilisme[53] et d'une lutte exclusivement électoraliste, les dirigeants font triompher, dans le programme adopté au congrès d'Erfurt[54], la conception développée par Kautsky selon laquelle, sans pour autant renoncer à son programme maximum, la révolution socialiste, rendue lointaine par l'expansion capitaliste, le parti peut et doit lutter pour les revendications d'un programme minimum, des objectifs partiels, des réformes, politiques, économiques, sociales, travailler à consolider la puissance politique et économique du mouvement ouvrier, tout en élevant la conscience des travailleurs. Ainsi se crée la dichotomie qui distingue le programme maximum - révolution et socialisme - du programme minimum de réformes réalisables dans le cadre du régime capitaliste existant : séparation qui dominera théorie et pratique de la social-démocratie pendant des décennies.

Après 1898, c'est du noyau même du parti, d'un ami d'Engels, organisateur de la presse illégale du temps des persécutions, que vient la première attaque sérieuse sur le plan théorique contre les bases marxistes du programme d'Erfurt : le « révisionnisme » d'Eduard Bernstein. S'appuyant sur les vingt années écoulées de développement pacifique du capitalisme, Bernstein remet en question les perspectives de Marx sur l'aggravation des contradictions capitalistes et, du même coup, ses bases philosophiques, le matérialisme dialectique. Le socialisme cesse à ses yeux d'être la conséquence dialectique de ces contradictions, imposée par la lutte consciente de la classe ouvrière, pour devenir le résultat du libre choix d'hommes dégagés de leur conditionnement économique et social, une option morale au lieu d'une nécessité sociale. A ce qu'il considère comme la phraséologie révolutionnaire démodée, Bernstein oppose la recherche réaliste de réformes pour lesquelles la classe ouvrière aurait à se fondre, avec des secteurs importants de la bourgeoisie, au sein d'un large mouvement démocratique[55].

Le débat ainsi ouvert, la « bernsteiniade », est à la fois très violente et très riche. Aux côtés de Kautsky, dont l'effort porte sur la réfutation des arguments de Bernstein empruntés à l'économie[56], le groupe des « radicaux » défenseurs du marxisme trouve un porte-parole de qualité en la personne de Rosa Luxemburg, qui ranime le souffle révolutionnaire en proposant sa propre interprétation de la synthèse d'Erfurt : le dilemme « réformes ou révolution » est dénué de sens, la lutte pour les réformes ne pouvant aboutir qu'à des objectifs révolutionnaires et ne pouvant être conduites par des social-démocrates que dans cette perspective[57]. Le congrès de Dresde, en 1903, clôt, au moins formellement, le débat, en condamnant la tentative des révisionnistes de « remplacer la politique de conquête du pouvoir au moyen de la victoire par une politique qui s'accommoderait de l'ordre existant »[58].

Le débat pourtant va se poursuivre au cours des années suivantes. La révolution russe de 1905 constitue pour les social-démocrates allemands une véritable décharge électrique : Kautsky écrit qu'elle est « l'événement que nombre d'entre nous avaient fini par croire impossible après l'avoir si longtemps attendu en vain »[59]. Elle coïncide avec une agitation spontanée au sein de la classe ouvrière qui culmine la même année avec la grande grève sauvage des mineurs de la Ruhr[60]. Un nouveau conflit se dessine entre les cadres syndicaux qui, par crainte de l'aventure, freinent les mouvements revendicatifs et s'abstiennent de les politiser, et les éléments radicaux qui pensent avec Rosa Luxemburg que la « grève générale politique » constitue l'un des moyens par lesquels peut progresser la conscience politique des masses demeurées jusque-là les plus arriérées, et par conséquent l'une des armes essentielles du mouvement socialiste. Au congrès d'Iéna, en septembre 1905, la résolution présentée par Bebel sur la grève générale politique est votée[61]. Il semble que les radicaux l'aient emporté sur les nouveaux révisionnistes, retranchés désormais dans les syndicats derrière Legien, qui a proclamé de son côté que la grève générale était « l'absurdité générale ».

En réalité, pendant ces quelques années, le champ de bataille s'est déplacé et les débats de congrès n'en sont plus qu'un reflet infidèle. La vraie bataille se déroule de façon feutrée dans l'appareil du parti et des syndicats. Au congrès de Mannheim, en 1906, les dirigeants des syndicats obtiennent l'appui de Bebel pour une résolution qui place sur pied d'égalité syndicats et parti, puisqu'elle prévoit une consultation obligatoire entre les deux organisations sur les affaires communes[62] : le vote d'Iéna est par là même annulé. L'un des organes radicaux, la Leipziger Volkszeitung peut écrire :

« Le révisionnisme que nous avons tué dans le parti ressuscite plus vigoureux que jamais dans les syndicats. »[63]

Rosa Luxemburg résume les nouvelles relations à l'intérieur du couple syndicats-parti par la phrase attribuée à un paysan (identifié au syndicat) qui dit à sa femme (le parti) :

« Quand nous sommes d'accord, c'est toi qui décides ; quand nous ne sommes pas d'accord, c'est moi. »[64]

Le révisionniste Eduard David pavoise :

« La brève floraison du révolutionnarisme est fort heureusement passée. ( ... ) Le parti va pouvoir se consacrer ( ... ) à l'exploitation positive et à l'expansion de son pouvoir parlementaire. »[65]

En concluant avec les dirigeants syndicaux le compromis d'Iéna, la direction du parti social-démocrate a définitivement tourné le dos au radicalisme, en d'autres termes à son ancienne orientation révolutionnaire. Au cours des débats ultérieurs, ce n'est qu'épisodiquement qu'elle relèvera le drapeau de la révolution : désormais, elle est le « centre », à égale distance du nouveau révisionnisme, nourri des succès de l'impérialisme et soucieux d'adapter le parti à ce qu'il appelle l'économie « moderne », et du radicalisme, que nourrissent, à partir de 1910, les difficultés économiques croissantes et le mouvement de grèves des travailleurs ainsi menacés. En outre, à partir de 1907, où le parti subit une sérieuse défaite aux élections générales, les dirigeants se persuadent qu'il faut, avant de songer à des succès importants et durables, conquérir les électeurs de la petite bourgeoisie, qu'ils craignent d'effrayer par une phraséologie par trop révolutionnaire. Kautsky est le théoricien de la direction centriste. Mais les discussions sur la question nationale et l'antimilitarisme, le débat sur l'impérialisme à propos de l'affaire du Maroc, celui sur les moyens d'action en faveur de la réforme électorale et de l'obtention du suffrage universel en Prusse, cristallisent une alliance toujours plus étroite entre la droite et le centre et, par contre-coup, la solidification d'une gauche qui met de plus en plus l'accent sur les problèmes du fonctionnement interne et prête même le flanc, comme en 1912, à l'accusation d'activités « fractionnelles ».

L'Allemagne, comme les autres pays d'Europe, est à cette date sortie de la période d'expansion et elle affronte la période de crise et d'aggravation des antagonismes aussi bien entre les différentes bourgeoisies nationales qu'entre les classes. Sceptique sur les chances d'une révolution, inquiet de tout ce qui pourrait menacer l'unité du parti au moment où la pratique réformiste n'obtient plus ces réformes qui la justifient, le centre s'efforce de contenir les tendances centrifuges en maintenant, comme à l'époque du congrès d'Erfurt, mais dans un contexte bien différent, la pratique quotidienne légaliste et l'attachement aux principes et à la perspective révolutionnaires.

La bureaucratie du parti[modifier le wikicode]

Les analyses des sociologues comme Max Weber et Robert Michels[66] et les furieuses attaques des socialistes français comme Charles Andler ont contribué à brosser de la social-démocratie allemande un tableau quelque peu schématique, visant à expliquer le triomphe du révisionnisme dans ses rangs, celui d'une organisation sclérosée et bureaucratique, foncièrement conservatrice, étroitement soumise à un appareil de fonctionnaires bornés, et, par là, finalement, intégrée à la société allemande qu'elle prétendait à l'origine combattre et transformer. Ces accusations ont une base réelle. L'exécutif, le Parteivorstand, renforcé sur la demande des radicaux à l'époque de la lutte contre le révisionnisme, est dominé par des permanents pratiquement incontrôlés. C'est lui qui désigne et rétribue les secrétaires locaux et régionaux, la hiérarchie des cadres qui enserrent toute l'activité des organisations de base d'un filet aux mailles serrées. La discipline est stricte, et les élus du parti ou ses représentants dans les organisations de masse y sont soumis à un étroit contrôle dans le cadre des « fractions sociales-démocrates » que dirigent des membres permanents de l'appareil. C'est également l'exécutif qui désigne les candidats aux élections, fait les carrières des professionnels, déplaçant fonctionnaires et techniciens, instructeurs et journalistes, et dirige comme manœuvres militaires les campagnes électorales, lesquelles sont sa grande affaire.

Cette organisation, la centralisation à outrance de l'appareil, le règne d'une stricte discipline expliquent pour Michels le triomphe du conservatisme dans l'idéologie du parti après 1906. Ce sont pourtant ces mêmes traits qui incitent Lénine à faire de la social-démocratie allemande le modèle de la social-démocratie révolutionnaire. Bebel et les militants de sa génération ont à ses yeux réalisé l'objectif proclamé mais non atteint encore par les bolcheviks : un parti de masses, discipliné, centralisé, encadrant une armée de travailleurs fermement dirigée par un état-major professionnel ; de ce point de vue, la social-démocratie allemande fait l'objet d'une admiration quelque peu envieuse de la part des rares émigrés russes qui ont eu la chance de se familiariser avec son fonctionnement.

La contradiction n'existe qu'en apparence. Discutant le point de vue des sociologues et celui de Robert Michels en particulier, Carl Schorske fait cette remarque :

« Les objectifs pour lesquels - et les circonstances dans lesquelles - la bureaucratie fut construite représentaient des forces beaucoup plus considérables dans le sens du conservatisme que le simple fait que ces fonctionnaires étaient salariés. »[67]

Les révolutionnaires professionnels qui avaient bâti la fraction bolchevique et lutté pour introduire conscience et organisation social-démocrate dans la classe ouvrière russe l'avaient fait dans des conditions d'illégalité et de répression qui ne leur donnaient guère la possibilité ni même la tentation de s'adapter ou de s'intégrer à la société tsariste. Ils avaient maintenu l'objectif révolutionnaire - apparemment plus lointain encore qu'en Allemagne - au premier plan de leur propagande générale, tout en centralisant fortement leur organisation, et rien de conservateur ne perçait dans leur pratique quotidienne. Au contraire, l'appareil de la social-démocratie allemande, qui ne reniait pas, lui non plus, en principe, son objectif révolutionnaire à long terme, a été bâti tout entier entre 1906 et 1909 dans la recherche de l'efficacité électorale et de l'augmentation du nombre des suffrages et des élus, pendant une période de calme social relatif et de reflux ouvrier, avec la préoccupation d'éviter que les conflits internes n'émoussent l'impact électoral du parti et que la phraséologie révolutionnaire de son aile radicale ou les revendications des ouvriers les moins favorisés n'effraient l'électorat, supposé modéré, de la petite bourgeoisie démocrate et des couches ouvrières les plus conservatrices. Le révisionnisme de Bernstein et le réformisme des dirigeants syndicalistes avaient plongé leurs racines dans une conjoncture économique qui nourrissait une idéologie optimiste de progrès continu et pacifique.

C'est ce que Zinoviev s'efforcera de démontrer à travers une étude des statistiques publiées pour l'organisation du Grand Berlin en 1907, afin d'expliquer a posteriori le changement de nature du parti et la « trahison » de ses chefs en 1914[68]. Il souligne qu'à cette date on peut estimer à 9,8 % du nombre total des adhérents le pourcentage des non-salariés définis comme « travailleurs indépendants », parmi lesquels les tenanciers d'auberges ou tavernes, les coiffeurs, artisans, commerçants et même les petits industriels[69] : le poids de ces éléments petits-bourgeois est d'autant plus important que c'est dans leur direction que le parti oriente son effort électoral en adaptant son langage à celui de cette clientèle à gagner. A l'opposé, le contrepoids est mince : 14,9 % seulement des militants du parti figurent dans les statistiques avec la simple étiquette de « travailleurs », ce qui indique qu'ils sont en réalité des travailleurs non qualifiés[70] - ceux qui constituent dans les faits la masse ouvrière.

Le cœur des adhérents du parti est donc constitué en définitive de travailleurs qualifiés, ouvriers privilégiés par la possession d' un métier et dans lesquels Zinoviev désigne l'« aristocratie ouvrière »[71]. C'est dans ses rangs que se recrute le personnel permanent, l'appareil des quelques milliers de fonctionnaires privilégiés[72], cumulant fonctions et indemnités, disposant des promotions dans l'appareil et des instruments de sa puissance, presse, caisses, organisations de masse, bref ce que Zinoviev caractérise comme « la bureaucratie ouvrière », qu'il définit comme une caste cherchant à dissimuler son existence mais ayant ses intérêts propres et clairement définis[73]. Elle aspire « à l'ordre et à la paix », au statu quo social, et c'est cette aspiration qui donne à la politique du parti son caractère de plus en plus conservateur : il en conclut que les membres de cette caste constituent en réalité les émissaires de la bourgeoisie dans les rangs du prolétariat[74].

Carl Schorske aboutit à une analyse et à des conclusions très semblables, quoique différemment formulées, dans son étude du mécanisme de la sécrétion du conservatisme. Il écrit :

« Ce que le fonctionnaire du parti désirait avant tout, c'était la paix et l'unité dans l'organisation ( ... ), ce qui (en) faisait l'adversaire naturel de la critique et du changement. Et, comme la pression pour le changement venait toujours plus vigoureusement de la gauche, le fonctionnaire s'identifiait lui-même toujours plus à la droite. »[75]

Le phénomène est particulièrement sensible, il l'a souligné, dans le fonctionnement même du parti et notamment dans la préparation de ses congrès. Les ouvriers, généralement radicaux, des grandes villes, sont noyés par les représentants des organisations moins nettement prolétariennes et révolutionnaires. Au congrès du Land du Wurtemberg en 1911, les 8 659 membres, surtout ouvriers, de l'organisation de Stuttgart, sont représentés par 43 délégués, tandis que 723 membres d'organisations du parti de petites localités ou de villages ont pour leur part 49 délégués[76]. En 1912, dans le même Land, les 17 000 militants de Stuttgart et de Cannstadt ont 90 délégués, tandis que 5 000 autres, issus de centres non prolétariens, en comptent 224[77]. Les exécutifs des États s'appuient ainsi sur des majorités de délégués d'organisations semi-rurales subissant plus fortement la pression de l'État et des classes dirigeantes, et tiennent du coup tête aux organisations locales des centres ouvriers, dans un cadre qui est très exactement calqué, non plus sur le lieu du travail, mais sur les circonscriptions électorales. Konrad Haenisch, à l'époque rédacteur radical à la Dortmunder Arbeiterzeitung dans un fief de mineurs très radicaux, écrit en 1910 à l'un de ses amis que, « malgré les votes de confiance unanimes et répétés des organisations de mineurs », ses conditions de travail sont devenues si intolérables sous la férule de ceux qu'il appelle les « superbonzes » (Oberbonzen), qu'il va abandonner : élu à un poste responsable par une conférence du parti, il en est écarté par l'exécutif régional sur l'intervention directe des responsables syndicaux[78]. L'étude de la composition de l'organe suprême du parti, son congrès national, fait apparaître le même phénomène. En 1911, 52 % des militants, ceux des districts comptant plus de 8 000 membres - en principe, les centres ouvriers -, ne sont représentés que par 27 % des délégués. Le rapport général de représentation varie de un délégué pour 57 membres dans les petites organisations du parti à un pour 5 700 dans celles des grandes cités industrielles[79] : le prolétariat industriel est sous-représenté dans les organismes de décision et ce n'est pas là la moindre des causes des échecs répétés des radicaux dans les congrès après 1905, situation voulue et systématiquement exploitée par les hommes qui détiennent dans l'appareil les leviers de commande, souvent anciens prolétaires dont la montée à des fonctions professionnelles a constitué une véritable promotion sociale.

Pour l'histoire, la bureaucratie social-démocrate s'incarne dans la personne de Friedrich Ebert[80], devenu secrétaire en 1906, à trente-six ans, et président du parti en 1913, après la mort de Bebel. Cet ancien ouvrier sellier, très tôt militant, s'est distingué par ses talents d'organisation : d'abord manœuvre sur des chantiers de Brême, il a géré un café-cantine du parti qui était un centre de propagande social-démocrate. En 1900, il est permanent, membre du secrétariat du parti à Brême, chargé des questions ouvrières. Il y acquiert la réputation d'un homme efficace. Dès son élection au secrétariat central, il se fait le champion des méthodes modernes d'organisation, introduit dans les locaux poussiéreux le téléphone, les sténos et les dactylos, multiplie rapports et questionnaires, fichiers et circulaires. Schorske écrit de lui :

« Incolore, froid, déterminé, industrieux et intensément pratique, Ebert avait toutes les qualités qui allaient faire de lui, mutatis mutandis, le Staline de la social-démocratie. »[81]

C'est lui qui a construit l'appareil. C'est en lui que les révisionnistes placent finalement leur confiance : en 1911, il est soutenu par Legien et les dirigeants syndicaux, contre Haase - soutenu par Bebel - pour la succession, à la présidence, du vétéran radical Singer[82]. Battu[83], il succédera, sans difficulté cette fois, à Bebel lui-même deux ans après[84]. Ses lieutenants, les autres patrons de l'appareil, semblent moins ternes au premier abord. Otto Braun, d'origine ouvrière, a appartenu dans sa jeunesse au groupe d'opposition gauchiste qui a combattu le programme d'Erfurt ; journaliste à Koenigsberg, il s'est ensuite tenu à l'écart des grands débats théoriques[85]. L'ancien typographe Philip Scheidemann est devenu journaliste en Hesse : agitateur de talent, il passe pour un radical lors de son élection à l'exécutif, mais s'est lui aussi tenu à l'écart des grands débats, ne prenant la parole à aucun des congrès auxquels il participe - trois seulement entre 1906 et 1911 - et il est devenu au Reichstag l'expert de la fraction en matière d'élevage[86].

On est au premier abord surpris de l'importance du rôle joué dans un mouvement de l'ampleur et de la signification de la social-démocratie par des personnalités aussi falotes. C'est qu'Ebert, Braun, Scheidemann et les autres se sont trouvés placés dans une position en quelque sorte privilégiée, à la charnière de forces de classes opposées. La transformation économique de l'Allemagne, la relative paix sociale en Europe - interrompue seulement par la flambée révolutionnaire de 1905 dans l'empire russe -, les progrès de la législation sociale, ces conquêtes de la social-démocratie et des syndicats, les perspectives d'ascension sociale, de réussite individuelle qu'offrent aux prolétaires capables les organisations ouvrières et leur univers clos, ont nourri des tendances révisionnistes, fondamentalement opposées à celles de Marx, notamment celle d'un mouvement socialiste national où le sort matériel de l'ouvrier paraît lié à la prospérité des affaires de « ses » capitalistes, où le niveau de vie de la classe ouvrière allemande semble conditionné par conséquent par l'ouverture de nouveaux marchés, c'est-à-dire en définitive par l'expansion impérialiste allemande. Après Bernstein, mais avec beaucoup plus de brutalité et de cynisme, sans l'idéalisme et les préoccupations morales qui l'animaient, des perspectives similaires sont désormais développées et appliquées par les représentants du courant que Charles Andler baptise « néo-lassallien », des « socialistes » pour qui les classes ouvrières sont solidaires du capitalisme, de sa politique coloniale, de sa politique d'armements, défensive en principe, mais offensive au besoin ; si l'empire allemand était entraîné dans une guerre, offensive ou défensive, les ouvriers allemands ne pourraient en aucun cas souhaiter sa défaite. Gustav Noske, un ancien bûcheron devenu fonctionnaire du parti, puis député, exprime le plus clairement ce renversement des données mêmes de l'analyse traditionnelle de l'« internationalisme prolétarien » quand il proclame au Reichstag que les socialistes ne sont pas des « vagabonds sans patrie » et invite les députés des partis bourgeois à œuvrer afin de donner aux prolétaires allemands de véritables raisons d'être les soldats de l'Allemagne[87]. Les forces qui sont à l'ouvrage derrière des hommes comme Noske ne se dissimulent pas. Saisissant l'occasion offerte par ce discours, le junker von Einem, ministre de la guerre de Prusse, somme Bebel de désavouer les écrits antimilitaristes de son camarade de parti Karl Liebknecht[88]. C'est donc en définitive par l'intermédiaire de Noske et du ministre prussien von Einem que le parti social-démocrate va être amené à engager le débat sur la question nationale, et notamment le problème de la défense nationale : la Haute Cour impériale y dira son mot en condamnant Karl Liebknecht à dix-huit mois de prison[89].

III. Les gauches dans la social-démocratie allemande[modifier le wikicode]

Avant 1914, personne, dans la social-démocratie, n'oserait soutenir, quelles que soient ses éventuelles critiques à l'égard de la direction, que celle-ci a abandonné ses positions de classe et les perspectives de son programme maximum. Il est pourtant indéniable que se constitue, sur la gauche, un bloc radical, encore confus mais qui exprime la réalité d'un malaise généralisé.

Les critiques sur ce plan sont particulièrement nombreuses et vives au cours du congrès de 1913. Un délégué est venu à la tribune affirmer que beaucoup d'ouvriers pensaient, dans les usines, que les dirigeants « étaient devenus trop proches des idéaux bourgeois »[90]. Un autre y a affirmé :

« A travers la consolidation de l'organisation, la centralisation ( ... ), les camarades pris individuellement n'ont plus de vues d'ensemble, et de plus en plus, c'est le permanent, le secrétaire, qui est le seul à pouvoir contrôler l'ensemble du mécanisme. »[91]

Au cours des dernières années qui précèdent la guerre, se multiplient d'ailleurs les signes de la division profonde entre dirigeants et « dirigés », et de la détérioration constante de leurs rapports. En 1910, en pleine discussion sur la réforme électorale en Prusse, Vorwärts et Die Neue Zeit ont refusé de publier des articles de Rosa Luxemburg en faveur de la grève de masses, créant ainsi un précédent de taille dans la voie de l'établissement d'une censure aux mains de la direction[92]. En 1912, à l'occasion d'une réorganisation de la rédaction de Die Neue Zeit, Kautsky a réussi à enlever au vieux radical Franz Mehring la rédaction de l'éditorial de la revue théorique[93]. En 1913 enfin, c'est avec de très médiocres arguments, et surtout par une application rétroactive sans précédent dans la pratique de la social-démocratie allemande, que l'exécutif a fait exclure Karl Radek, l'un de ses critiques les plus virulents[94].

Dans le même temps d'ailleurs, l'opposition de ceux que l'on appelle alors les « radicaux de gauche » (Linksradikalen) tend à abandonner les formes loyales dans lesquelles elle s'était jusque-là confinée. Lors du débat sur la réforme des institutions du parti, en 1912, Ledebour et ses amis radicaux députés ont organisé une véritable fraction de gauche ; ce n'est pas sans raison que l'exécutif les accuse d'avoir violé la discipline[95]. A la veille de la guerre, on assiste également à un véritable regroupement des éléments radicaux de gauche au sein des organisations qu'ils tiennent pour leurs bastions, et le patron radical de Stuttgart, Westmeyer, fait venir le radical Artur Crispien pour lui confier la direction de la Schwäbische Tageblatt[96]. Enfin, au mois de décembre 1913, paraît le premier numéro d'un bulletin évidemment destiné à regrouper les éléments résolument opposants de la gauche, la Sozialdemokratische Korrespondenz qu'éditent Julian Marchlewski, Franz Mehring et Rosa Luxemburg.

Des personnalités brillantes, mais marginales[modifier le wikicode]

L'histoire a essentiellement retenu deux noms, ceux de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, que leur combat commun pendant la guerre et leur mort tragique au cours de la même nuit de janvier 1919 allaient lier pour l'éternité. Mais ils sont en réalité seulement deux des plus importantes figures d'un courant qui s'est peu à peu détaché de l'entourage de journalistes et théoriciens groupés autour de Kautsky, au cours de la «bernsteiniade », dans la bataille contre le révisionnisme.

Karl Liebknecht[97], dont certains feront plus tard l'incarnation du bolchevisme allemand, est un enfant du sérail, le fils de Wilhelm Liebknecht, qui fut l'un des fondateurs du parti. Avocat, militant organisateur des Jeunesses, il s'identifie à la lutte antimilitariste dont il s'est fait le champion, notamment lors du congrès d'Iéna en 1905, et dont il a développé la nécessité et les principes dans son célèbre rapport sur Militarisme et anti-militarisme présenté au premier congrès des jeunesses, à Mannheim en 1906[98]. Les poursuites que lui ont values sa publication, sa condamnation à dix-huit mois de prison, ont fait de lui le symbole du combat des socialistes contre l'armée et la bête noire des nationalistes. Dans le parti, il a défendu, contre l'exécutif, l'indépendance des organisations de jeunesse et, de façon générale, l'appel à la jeunesse pour la lutte révolutionnaire. Il est également le protecteur et le défenseur de tous les émigrés socialistes d'Europe de l'Est réfugiés en Allemagne. Trotsky, qui l'a connu pendant ces années, écrit de lui :

« Nature impulsive, passionnée, pleine d'abnégation, il possédait l'initiative politique, le sens des masses et des situations, une hardiesse incomparable dans l'initiative. »[99]

Mais ces qualités-là n'ont guère de prestige dans la social-démocratie d'avant guerre. Porte-drapeau plus que dirigeant, agitateur plus que théoricien, Liebknecht n'a pas encore connu de situation à la dimension de son envergure, et il n'est pas un homme d'appareil. Les fonctionnaires et les parlementaires - ceux qui, désormais, façonnent ce qu'on peut appeler « l'opinion publique » du parti - le traitent avec la condescendance que mérite à leurs yeux son comportement d'enfant terrible au nom vénéré[100].

Franz Mehring[101], dans les années 1910, est au centre des premières rencontres hebdomadaires des gauches de Berlin[102]. Né en 1846, cet historien de la littérature, critique de grande réputation, a d'abord été démocrate, et n'est devenu social-démocrate qu'au temps des lois d'exception. Longtemps rédacteur en chef du Leipziger Volkszeitung et éditorialiste de Die Neue Zeit, il a rompu avec Kautsky à partir de 1910 pour se rapprocher de Rosa Luxemburg. Sans doute le plus lucide de tous les critiques de gauche[103], son âge et sa formation intellectuelle lui interdisent pourtant d'être un véritable dirigeant de tendance ou de fraction.

C'est un itinéraire semblable qu'a suivi une autre figure de proue de la social-démocratie et de son aile radicale, elle aussi devenue social-démocrate au temps des persécutions. Clara Zetkin[104], née en 1857, a vécu plusieurs années dans l'émigration en France, où elle a connu la plupart des dirigeants socialistes européens. Elle dirige l'organisation des femmes socialistes dont elle édite l'organe, Die Gleichheit. Liée à Rosa Luxemburg par une profonde amitié, elle est, comme Mehring, une de ces figures prestigieuses qui restent fidèles à la tradition radicale et révolutionnaire.

Pourtant, ces personnalités, généralement estimées, et dont le nom au moins est largement connu dans les masses en dehors des milieux du parti proprement dit, ne peuvent constituer les pôles de regroupement d'une opposition. Celle-ci va se rassembler en fait essentiellement autour de militants d'origine étrangère.

Un astronome hollandais de réputation mondiale, Anton Pannekoek, joue un rôle important dans le parti social-démocrate allemand. Appelé en 1906 à enseigner à l'école centrale du parti à Berlin, il a dû y renoncer sous la menace d'une expulsion, mais s'est fixé dans le pays, notamment à Brême, pendant plusieurs années, et a contribué à y former une génération de militants révolutionnaires[105]. En 1909, il a écrit Les Divergences tactiques au sein du mouvement ouvrier, dans lesquelles il souligne l'hétérogénéité du prolétariat, l'influence de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier et socialiste : il est l'un des premiers à appliquer à l'Allemagne et à la social-démocratie allemande l'analyse, jusqu'alors réservée par les marxistes au mouvement ouvrier anglo-saxon, suivant laquelle l'existence d'une couche ouvrière privilégiée constituerait la source principale de l'opportunisme[106]. En 1912, il polémique avec Kautsky, notamment dans son article « Action de masses et révolution », critique la pratique de la direction du parti, la justification théorique qu'en donne Kautsky dans ses écrits, et souligne, contre lui, la nécessité de la destruction de l'État bourgeois par des actions de masse prolétariennes[107]. Il insiste sur la nécessité d'une action antimilitariste de la social-démocratie, souligne le fait que l'époque impérialiste est celle de nécessaires luttes de la classe ouvrière pour le pouvoir. Théoricien et éducateur dans le parti allemand, il conserve d'étroits contacts avec ses camarades hollandais, membres du groupe « tribuniste », qui ont, en 1909, rompu avec la social-démocratie officielle pour constituer un groupuscule dissident au programme révolutionnaire, le S.D.P.[108]. Seuls dans le mouvement international, les bolcheviks apportent leur appui au groupe tribuniste, où figurent, aux côtés d'Anton Pannekoek, le poète Hermann Gorter et l'écrivain Henriette Roland-Holst. Bien des commentateurs ont, depuis, souligné les liens étroits entre les analyses et les perspectives tracées par Lénine et Pannekoek, qui permettent de les considérer comme deux des théoriciens les plus représentatifs de l'aile gauche internationale dont les éléments se constituent au sein du mouvement social-démocrate[109].

Compagnon d'un autre émigré célèbre, Helphand, dit Parvus, brillant théoricien passé peu avant la guerre dans le camp des affairistes[110], Julian Karski - de son vrai nom Marchlewski a joué un rôle important, comme journaliste, à Dresde d'abord, puis au Leipziger Volkszeitung, comme vulgarisateur de la pensée et de la méthode marxiste, et, auprès des dirigeants du parti, comme spécialiste du mouvement social-démocrate en Europe de l'Est. Dans les années 1910, lui aussi s'en prend au tournant opportuniste de la politique de Kautsky, à ses justifications théoriques, son analyse de l'impérialisme, ses mots d'ordre pacifistes et gradualistes de conquête parlementaire de l'État[111]. En 1913, il écrit en son nom et en ceux de Rosa Luxemburg et Mehring ces lignes qui sonnent comme un verdict :

« Voici ce dont il s'agit : nous trois, et particulièrement moi - ce que je tiens à souligner -, nous sommes d'avis que le parti est en train de traverser une crise interne infiniment plus grave que celle qu'il a connue lors de la première apparition du révisionnisme. Ces mots peuvent sembler excessifs, mais c'est ma conviction que le parti risque de sombrer dans un complet marasme s'il continue dans cette voie. Face à une telle situation, il n'existe qu'un seul mot d'ordre pour un parti révolutionnaire : l'autocritique la plus vigoureuse et la plus impitoyable. »[112]

Rosa Luxemburg[modifier le wikicode]

Aucun de ces hommes n'inspire pourtant à la direction du parti et des syndicats autant de respect et parfois de crainte et de haine que la frêle infirme d'origine étrangère qui apparaît, avec Kautsky, comme l'un des deux théoriciens de la socia-démocratie-allemande au début de ce siècle.

Rosa Luxemburg[113] est née en 1870 en Pologne, d'une famille juive appauvrie. Gagnée très jeune au socialisme, elle a dû émigrer en Suisse dès 1888 : c'est là qu'elle s'est liée à un autre militant polonais émigré, Leo Jogiches, dit Tyszko. Ensemble, ils ont fondé dans l'émigration, puis dirigé, le parti social-démocrate polonais et joué un rôle important dans la révolution russe de 1905-1906, à Varsovie, qui leur a valu de longs mois de prison.

Pourtant, à partir de 1898 et sauf pour la période « polonaise » de la révolution de 1905-1906, c'est avant tout par son action au sein de la social-démocratie allemande et sa participation aux grands débats théoriques que Rosa Luxemburg - naturalisée allemande par le biais d'un mariage blanc - a gagné ses galons, sa réputation, des amitiés et de solides inimitiés. Son nom est inséparable de l'histoire de la « bernsteiniade » et du combat théorique, contre le révisionnisme et pour la « défense du marxisme » ; elle a publié à cette occasion son célèbre pamphlet Réforme ou révolution[114]. C'est elle également, en particulier à travers son ouvrage sur Grève générale, parti et syndicat[115], qui a ouvert le débat sur la « grève de masses » dans le parti allemand, et sur les conclusions et leçons de la première révolution russe. A partir de 1910, comme Pannekoek, comme Mehring et Karski, elle rompt avec Kautsky une collaboration qui avait été aussi une solide amitié personnelle, et oppose à ses analyses et à ses perspectives de plus en plus révisionnistes sa propre analyse de l'impérialisme et de l'action de masses. Poursuivie en 1913 pour une déclaration antimilitariste faite au cours d'un discours dans un meeting du parti à Bockenheim[116], elle se trouve portée dans les premiers mois de 1914 en pleine lumière en tant que victime de la répression et oratrice des grands meetings de masse organisés dans le cadre de la campagne de protestation et de défense du parti[117]. Entre-temps, elle a pendant plusieurs années enseigné à l'école centrale du parti à Berlin, marquant profondément ses élèves, même lorsqu'ils ne partagent pas ses points de vue[118].

Personnage important de tous les congrès de l'Internationale, où elle dispose en général des mandats de la social-démocratie polonaise en émigration, membre du bureau socialiste international, Rosa Luxemburg n'a réussi cependant à s'assurer, au sein de la social-démocratie allemande, ni une tribune durable par le biais d'un journal ou d'une revue, ni une audience stable plus large que la poignée d'amis et de disciples qui l'entourent. Mais elle a su s'imposer dans ce milieu a priori hostile, difficilement accessible à une femme d'origine étrangère : elle entretient d'excellents rapports aussi bien avec Bebel qu'avec Wilhelm Liebknecht, a été très liée avec les Kautsky ; de tous, elle s'est fait respecter tant par la puissance de son intelligence que par ses talents de polémiste et d'orateur. Cette femme sensible, au tempérament d'artiste, a l'audace des plus grands penseurs, et Lénine, plus tard, saluera en elle « un aigle »[119]. Ils ont été ensemble les auteurs d'un important amendement à la résolution de Bebel sur la guerre présentée au congrès de Stuttgart en 1907, et l'on peut, a posteriori, conclure qu'ils étaient avant-guerre les deux figures de proue de la gauche social-démocrate internationale.

Pourtant, ces deux personnalités indépendantes se sont opposées nettement sur un certain nombre de questions théoriques et pratiques capitales. Au lendemain de la publication de Que faire ? dont elle juge les thèses empreintes d'une néfaste tendance à la centralisation, qu'elle qualifie de « blanquiste » et de « jacobine », Rosa Luxemburg a, écrit, contre Lénine :

« Les conditions de l'activité de la social-démocratie sont radicalement différentes. Elle se développe historiquement à partir de la lutte de classes élémentaire, soumise à la contradiction dialectique que l'armée prolétarienne peut seulement recruter ses troupes dans le cours de la lutte, et qu'elle réalise seulement dans la lutte la nature réelle de son objectif final. Organisation, éducation et lutte ne constituent donc pas des éléments mécaniquement séparés, ni des phases distinctes, comme dans un mouvement blanquiste, mais, au contraire, les aspects divers d'un même processus. D'une part indépendamment des principes généraux de la lutte, il n'existe pas de tactique de combat complètement élaborée dans tous ses détails que le comité central aurait à faire appliquer par les membres d'une organisation social-démocrate, et d'autre part les péripéties même de la lutte qui crée l'organisation déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d'influence du parti social-démocrate. Il en résulte que le centralisme social-démocrate ne saurait reposer sur l'obéissance aveugle, ni sur une subordination mécanique des militants à l'égard du centre du parti. ( ... ) Le centralisme social-démocrate ( ... ) ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l'avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C'est, pour ainsi dire, un autocentralisme de la couche dirigeante du prolétariat, le règne de la majorité à l'intérieur de son propre parti »[120].

Elle s'est élevée très fermement contre la conception du centralisme défendue par Lénine :

« Ce qui importe, pour la social-démocratie, ce n'est d'ailleurs pas de prévoir et de construire à l'avance une recette toute prête de tactique future, mais de maintenir vivante dans le parti l'appréciation politique correcte des formes de la lutte correspondant à chaque circonstance, le sens de la relativité de chaque phase de la lutte, de l'inéluctabilité de l'aggravation des tensions révolutionnaires sous l'angle du but final de la lutte des classes. Mais, en accordant à l'organisme directeur du parti des pouvoirs aussi absolus de caractère négatif que le souhaite Lénine, on ne fait que renforcer très dangereusement le conservatisme naturel inhérent à un tel organisme. Le centralisme extrême défendu par Lénine nous semble imprégné non point d'un esprit positif et créateur, mais de l'esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l'activité du parti et non à la féconder, à rétrécir le mouvement plutôt qu'à le développer, à le juguler, non à l'unifier. »[121]

Sa conclusion, célèbre, a parfois - bien abusivement - servi de résumé à ses divergences avec le bolchevisme :

« Les erreurs commises par un mouvement ouvrier véritablement révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central. »[122]

Bien que cette polémique, vite dépassée, n'ait pas l'importance majeure que lui ont attribuée depuis de nombreux historiens ou commentateurs[123], elle permet de mesurer la distance qui sépare des bolcheviks et de leur conception du parti la pensée de Rosa Luxemburg. Il importe cependant de rappeler en même temps l'attachement de Rosa Luxemburg au parti social-démocrate en tant que tel et à son unité, tant sur le plan national qu'international. Elle ne cesse en effet de penser ce qu'elle a écrit en 1908 à sa vieille amie Henriette Roland-Holst :

« Une scission entre marxistes - à ne pas confondre avec les divergences d'opinions - est fatale. Maintenant que vous voulez quitter le parti, je veux de toutes mes forces vous en empêcher. ( ... ) Votre démission du S.D.A.P. signifierait tout simplement votre démission du mouvement social-démocrate. Cela, vous ne devez pas le faire, et aucun d'entre nous ne le doit ! Nous ne pouvons pas être à l'extérieur de l'organisation, en dehors du contact avec les masses. Il vaut mieux le pire des partis ouvriers que pas du tout ! »[124]

Le conflit entre eux au sujet de la centralisation et du rôle du parti n'empêche pas Rosa Luxemburg et Lénine de mener ensemble la bataille politique contre l'opportunisme au congrès de Stuttgart ni d'entretenir ultérieurement des relations personnelles. Quand Rosa Luxemburg, cependant, rompt avec Kautsky à partir de 1910 et l'accuse d'ouvrir la voie à un nouveau révisionnisme, elle n'est suivie sur ce point par aucun des social-démocrates russes et notamment pas par Lénine, qui trouve ses accusations exagérées[125]. Lorsqu'en 1913 elle publie le fruit de ses réflexions de professeur d'économie politique, son ouvrage sur L'Accumulation du capital, elle est vivement critiquée, non seulement par Anton Pannekoek, mais par Lénine, qui juge « fondamentalement erronée » sa thèse selon laquelle la reproduction capitaliste élargie serait impossible dans le cadre d'une économie close et nécessiterait le pillage d'économies pré-capitalistes[126]. Alors que Rosa Luxemburg pense avoir démontré à la fois la nécessité de l'impérialisme et sa fragilité face à l'action des masses qu'il suscite nécessairement, Lénine lui reproche de faire de l'action révolutionnaire un phénomène objectif et de passer sous silence le rôle de la social-démocratie comme direction révolutionnaire. Quand en 1914, enfin, le bureau socialiste international se saisit de la question du parti russe, voulue et organisée par Lénine depuis 1912 contre ceux des mencheviks qu'il appelle les « liquidateurs », Rosa Luxemburg, de même d'ailleurs que Kautsky, condamne la politique « scissionniste » de Lénine et se prononce pour la réunification de la social-démocratie russe[127]. Le « congrès manqué » de 1914 - que l'éclatement de la guerre a empêché de se tenir - aurait sans doute vu se produire sur la question russe une discussion au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Lénine se seraient une nouvelle fois opposés.

Division des gauches : l'affaire Radek[modifier le wikicode]

La division des gauches en Allemagne, liée aux divisions de la gauche social-démocrate internationale, apparaît clairement dans ce qu'il est convenu d'appeler « l'affaire Radek ». Ce dernier, de son vrai nom Carol Sobelsohn[128] - c'est à partir de l' « affaire » qu'on l'appellera Radek -, né en Galicie autrichienne, est au sein du parti allemand un franc-tireur ou, pour mieux dire, un outsider. Militant à l'origine dans le P.P.S. polonais, il a rejoint en 1904 les rangs du parti social-démocrate polonais de Rosa Luxemburg et Leo Jogiches. Il a participé à la révolution de 1905, à Varsovie, où il a dirigé le journal du parti, Czerwony Sztandar, puis, après avoir été arrêté et s'être évadé, il s'est réfugié en Allemagne, à Leipzig, où il collabore au Leipziger Volkszeitung, à partir de 1908, puis à Brême en 1911, où il collabore au Bremer-Bürgerzeitung et se fait remarquer par une plume acérée. Il polémique notamment, non seulement contre les tendances nationalistes au sein de la social-démocratie, mais contre les illusions pacifistes du centre : ce tout jeune homme est l'un de ceux qui s'en prennent à Kautsky et à son analyse de l'impérialisme, dans les colonnes même de Die Neue Zeit en mai 1912[129].

L'affaire éclate en 1912 : à l'appel de Thalheimer, avec qui il est lié, Radek se rend à Göppingen pour le remplacer temporairement à la tête du journal radical local Freie Volkszeitung, de longue date aux prises avec des difficultés financières dues en particulier à l'hostilité à son égard des dirigeants révisionnistes du Wurtemberg. Là, il va susciter un scandale d'ampleur nationale en accusant l'exécutif d'être complice des révisionnistes dans leur tentative d'étrangler le journal. Au même moment, il est mis au ban du parti social-démocrate polonais de Luxemburg et Jogiches, contre lequel il a soutenu la dissidence du comité du parti de Varsovie : il est exclu en 1912, sous l'accusation d'avoir autrefois volé argent, livres et vêtements, à des camarades de parti[130]. Le congrès allemand de 1912 avait posé sans le régler le problème de l'appartenance de Radek au parti, contestée par l'exécutif. Celui de 1913 prend acte de son exclusion par le parti frère polonais et, après avoir décidé en principe qu'aucun exclu d'un parti ne pouvait adhérer à un autre parti de l'Internationale, décide d'appliquer rétroactivement cette règle à Radek. Rosa Luxemburg a été l'intermédiaire du parti polonais auprès de l'exécutif allemand et l'auxiliaire des procureurs contre Radek, à l'égard duquel elle manifeste beaucoup d'hostilité et même de répugnance. Marchlewski est avec elle. Mais Pannekoek et ses amis de Brême soutiennent inconditionnellement Radek, et Karl Liebknecht, au nom des principes, soutient aussi celui qu'il considère comme victime « pour l'exemple » d'un exécutif poursuivant des représailles politiques contre ceux qui critiquent son opportunisme. Sur le plan de l'Internationale, aussi bien Lénine que Trotsky se rallient pour leur part à la défense de Radek, qui a fait appel au congrès[131]. La guerre laissera l'affaire en suspens, mais non sans suites...

Il était significatif que les figures de proue des gauches allemandes se soient ainsi divisées à l'occasion de la première épreuve de force menée à l'intérieur du parti sous la forme d'une entreprise de répression contre un opposant de gauche et, mieux, que certaines d'entre elles aient pu servir de couverture à cette répression. Il n'existait aucun sentiment qui ressemblât à une quelconque solidarité de « tendance » face à l'appareil bureaucratique, et l'on peut affirmer qu'aux yeux des militants il n'y avait pas de gauche allemande constituant un groupe à la fois cohérent et permanent.

Des éléments cependant existent[modifier le wikicode]

Il serait tentant d'en conclure que les « gauches » se composent essentiellement d'intellectuels, journalistes du parti, écrivains, enseignants, les Paul Lensch, Konrad Haenisch, August Thalheimer, Frölich, Heinrich Ströbel, Ernst Meyer, qui ont été les collaborateurs de Rosa Luxemburg, de Mehring ou de Marchlewski dans la presse, ou les élèves de Rosa à l'école centrale du parti. Mais ce serait là une vue exagérément restrictive. Car Wilhelm Pieck, passé de Brême à Berlin où il a été secrétaire à l'école, car Friedrich Westmeyer, à Stuttgart, W. Koenen à Halle, sont ce que l'on appelle des « travailleurs du parti », des organisateurs permanents, professionnalisés et membres de l'apareil. Car ce sont des militants ouvriers, dirigeants et cadres des syndicats et militants du parti qui mènent la vie dure aux dirigeants syndicalistes dans ces premiers mois de 1914 comme ils l'ont déjà fait à telle ou telle occasion au cours des congrès ou à l'occasion des grèves « sauvages »[132], qui se multiplient et tendent à se généraliser en 1913 et dans les premiers mois de 1914. Ainsi en est-il de Heinrich Teuber, mineur de Bochum, de Fritz Heckert, le dirigeant des maçons de Chemnitz, des métallos Robert Dissmann, de Stuttgart, Josef Ernst, de Hagen, dans la Ruhr ou encore d'Otto Brass, de Remscheid, ou du tourneur berlinois Richard Müller.

A la veille de la guerre, ces militants radicaux, de gauche, détiennent des positions solides : dans certains centres industriels, non seulement une majorité parmi les militants mais l'appareil local, et, partout, des tribunes de presse, une large audience dans le parti comme dans la classe et un grand prestige, comme le montre le succès de la tournée entreprise par Rosa Luxemburg en 1914 après les poursuites intentées contre elle[133]. Ils ont aussi, et peut-être surtout une grande influence dans les groupes de jeunes socialistes dépendant ou non formellement du parti, dont l'appareil unit ses efforts à ceux du gouvernement pour empêcher le développement autonome. Dans cette lutte, entamée par Liebknecht et enflammée par les sentiments antimilitaristes qu 'il s'efforce d'animer, se sont formés de jeunes hommes dont beaucoup ont été également les élèves de Rosa Luxemburg à l'école de Berlin : Willi Münzenberg, pour le moment émigré en Suisse, Walter Stoecker, Edwin Hoernle, Jakob Walcher, Wilhelin Koenen, Paul Frölich, Georg Schumann et bien d'autres.

En 1914, ces militants se sont rapprochés les uns des autres, sans pour autant se souder, dans la propagande en faveur de la grève de masse, dans la dénonciation de l'impérialisme et de la course aux armements, dans la critique du mot d'ordre pacifiste de désarmement lancé désormais par Kautsky. Ils sont au premier rang dans le déferlement des grèves économiques, dans les meetings et manifestations ouvrières contre la guerre, pour la défense de Rosa Luxemburg et contre la répression. Mais, ce qui constitue en définitive le fondement commun de leur lutte de militants socialistes, c'est leur croyance profonde que la révolution socialiste constitue l'unique solution opposée à l'impérialisme et à la guerre, et que l'action spontanée des masses constitue en politique la seule force décisive, surtout, comme l'écrit Rosa Luxemburg, dans « un parti véritablement démocratique » comme l'est à ses yeux le parti social-démocrate allemand[134].

Aux prises depuis des années avec l'organisation autoritaire de leur propre parti, les radicaux de gauche allemands ont en effet fini - contrairement à Lénine - par voir dans la centralisation le principal obstacle à la « radicalisation des masses » et par conséquent au développement d'une action révolutionnaire. Conscients des progrès du révisionnisme dans les rangs du parti et en particulier à sa tête, conscients du poids acquis dans les organismes dirigeants par les bureaucrates syndicaux à l'état d'esprit conservateur, mais convaincus du caractère révolutionnaire de la période impérialiste, critiques infatigables de l'opportunisme des dirigeants et de l'autoritarisme de leurs méthodes, ils pensent, comme Rosa Luxemburg, qu'il n'existe aucune recette en matière d'organisation :

« il est impossible de se prémunir à l'avance contre l'éventualité de flottements opportunistes ; seul le mouvement lui-même peut les surmonter, en utilisant sans doute les armes de la doctrine marxiste, et seulement dès que l'opportunisme a pris une forme tangible dans la pratique. »[135]

Cette conception fondamentale de l'action, l'identification qu'ils font entre le parti et le mouvement de la classe, leur profond attachement à l'organisation dans laquelle - malgré ses excroissances bureaucratiques - ils voient toujours l'expression du mouvement ouvrier social-démocrate, révolutionnaire, les conduisent à refuser d'envisager de s'organiser en fraction. Ils écartent l'éventualité de la formation, même de façon informelle ou sur des frontières approximatives, d'une tendance révolutionnaire de la social-démocratie allemande ou internationale qui les associerait aux bolcheviks, et a fortiori toute scission au sein de l'univers socialiste, parti ou Internationale.

C'est précisément cette question - jusque-là écartée par tous, même comme hypothèse de travail et seulement, à la rigueur, indiquée du doigt, soit par des militants anarchistes comme Landauer, soit par un journaliste comme Franz Pfemfert, tous à l'écart du mouvement ouvrier[136] - que vont mettre à l'ordre du jour d'abord l'éclatement de la première guerre mondiale, puis l'adhésion des dirigeants du parti social-démocrate allemand et des autres grands partis de l'Internationale à la défense nationale dans leurs pays respectifs. Kautsky n'avait pas tort qui écrivait, le 8 octobre 1913, à son vieux compère Victor Adler :

« Il y a ici un certain malaise, une recherche hésitante de nouvelles voies, quelque chose doit se produire ( ... ) ; même les partisans de Rosa ne peuvent pas répondre à la question de savoir quoi. »[137]

  1. E. Préobrajensky, De la Nep au socialisme, p. 106.
  2. Ibidem, p. 123.
  3. G. Sinowjew (G. Zinoviev), Probleme der Deutschen Revolution, pp. 1, 2.
  4. Ibidem, p. 7-11.
  5. H. Lichtenberger, L'Allemagne nouvelle (1936), p. 12.
  6. Ibidem, p. 11-12.
  7. F. Engels, « Sozialismus in Deutschland », Die Neue Zeit, 1891-1892, t. 1, pp. 586, 587.
  8. P. Renouvin, L'Empire allemand de 1890 à1918, 1, p. 15.
  9. Ibidem, p. 11.
  10. Ibidem, p. 12.
  11. Ibidem, p. 16.
  12. Ibidem, pp. 23, 24.
  13. Ibidem, p. 24.
  14. Ibidem, pp. 24, 25.
  15. Ibidem, p. 17.
  16. Ibidem, II, p. 104.
  17. Ibidem, II, pp. 105, 106.
  18. Exemple classique, emprunté à Moysset, L'Esprit public en Allemagne vingt ans après Bismarck.
  19. Renouvin, op. cit., I, p. 107.
  20. Ibidem, II, p. 107.
  21. Ibidem, II, p. 109.
  22. Renouvin, op. cit., I, pp. 69, 70.
  23. Ibidem, p. 71.
  24. Ibidem, p. 31.
  25. Raphaël, Krupp et Thyssen, p. 211.
  26. Renouvin, Op. cit., p. 27.
  27. Bettelheim, L'Economie allemande sous le nazisme, p. 67, n 2.
  28. Renouvin, op. cit., I, p. 28.
  29. Ibidem, p. 65.
  30. Renouvin, op. cit., I, p. 32, 33.
  31. Cité par Vermeil, L'Allemagne contemporaine, sociale, politique, culturelle (1890-1950), 1, p. 92.
  32. Ibidem, pp. 92, 93.
  33. Ibidem, pp. 93.
  34. Ibidem, pp. 92, 93.
  35. M. Burgelin (La Société allemande, 1871-1968), p. 91, écrit qu' « il est possible que certaines catégories de travailleurs, notamment les ouvriers non spécialisés, n'aient pas vu leur niveau de vie réel augmenter ». Aucune étude n'a depuis 1934 renouvelé le travail de J. Kuczynski, Die Entwicklung der Lage der Arbeiterschaft.
  36. Texte de l'amendement présenté par Lénine congrès de Stuttgart (Texte reproduit d'après Braunthal, Geschichte der Internationale, I, pp. 370, 372).
  37. Vermeil, op. cit., p. 114.
  38. Vermeil, op. cit., pp. 101, 104.
  39. Vermeil, op. cit., p. 114.
  40. Œuvres, t. IX, p. 61.
  41. Ibidem, t. XIII, p. 85.
  42. Ibidem, t. XIX, p. 319.
  43. Ibidem, t. XX, p. 267.
  44. Trotsky, « Bilan et perspectives », 1905, tr. fr., Paris, 1969, pp. 462, 463. Il écrira plus tard : « A cette époque je ne prévoyais pas moi-même à quel point cette hypothèse toute théorique devait être justifiée par les faits » (Ma Vie, p. 241).
  45. On n'a pas encore écrit une biographie d'August Bebel digne de son rôle historique. Voir ses « Mémoires », Aus meinem Leben (3 vol. Berlin, 1910-1914).
  46. Voir Karl Renner, Karl Kautsky. Skizze zur Geschichte der geistigen und politischen Entwicklung der deutschen Arbeiterklasse, Berlin, 1929.
  47. R. Fischer, Stalin and German Communism, p. 4.
  48. « Organisatorische Fragen der russischen Sozial-demokratie », Die Neue Zeit, 1903, 4, vol. Il, pp. 484-92 et 529-35, citéd'après sa traduction anglaise Leninism or Marxism ?, p. 89.
  49. La Critique du programme de Gotha, rédigée en 1875, devait être publiée pour la première fois par Engels en 1891. Voir F. Mehring, Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, II, pp. 48-51.
  50. Ibidem, pp. 577, 579-581.
  51. Ibidem, p. 556.
  52. Ibidem, pp. 676-678.
  53. Ibidem, pp. 563-564.
  54. Ibidem, pp. 681-683.
  55. Schorske, German Social-Democracy 1905-1917, pp. 16-20. Voir E. Bernstein, Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie (1906).
  56. Schorske, op. cit., pp. 19-20 et Kautsky, Bernstein und das sozialdemokratische Programm, Eine Antikritik (1899).
  57. Schorske, op. cit., pp. 21-22, et R. Luxemburg, Sozialreform und Revolution (1900).
  58. Cité par Schorske, op cit., pp. 23-24.
  59. Kautsky, Massenstreik, p. 109.
  60. Schorske, op. cit., pp. 35-37.
  61. Ibidem, pp. 42-44.
  62. Protokoll.. S.P.D. 1905, pp. 131-132.
  63. Leipziger Volkszeitung, n. d. cité par Schorske, op. cit., p. 52.
  64. Protokoll... S.P.D. 1906, p. 315.
  65. Sozialistiche Monatshefte, X (XII), II, 914, cité par Schorske, op. cit., p. 53.
  66. Zur Soziologie des Parteiwesens in den modernen Demokratie, Leipzig, 1911, et « Die deutsche Sozialdemokratie. Parteimitgliedschaft und soziale Zusammensetzung », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, XXIII, pp. 471-556 (1906).
  67. Schorske, op. cit., p. 127.
  68. G. Sinowjew (Zinoviev) Der Krieg und die Krise des Sozialismus, dont la première édition a paru à Petrograd en 1917.
  69. Ibidem, éd. all. de 1924, p. 548.
  70. Ibidem, p. 549.
  71. Ibidem.
  72. Zinoviev évalue leur nombre à 4000 environ. (Ibidem, p. 510.)
  73. Ibidem, p. 507.
  74. Ibidem, p. 532.
  75. Schorske, op. cit., p. 127.
  76. Ibidem, p. 130.
  77. Ibidem, p. 131.
  78. Ibidem, p. 134.
  79. Ibidem, p. 138-139.
  80. G. Kotowski, Friedrich Ebert. Eine politische Biographie, 1963.
  81. Ibidem, p. 124.
  82. Ibidem, pp. 211-212.
  83. Kenneth R. Collins, « The Election of Hugo Haase to the Co-Chairmanship of the Pre-War German Social-Democracy », International Review ot Social History, 1968, n° 2, pp. 174-188.
  84. Schorske, op. cit., p. 280.
  85. Ibidem, pp. 206-207.
  86. Ibidem, pp. 207-208.
  87. Cité par Schorske, op. cit., p. 77.
  88. Ibidem,. p. 78.
  89. W. Bartel, Die Linken in der deutschen Sozialdemokratie im Kampt gegen Militarismus und Krieg, pp. 75-77.
  90. Protokoll... S.P.D. 1913, p. 287.
  91. Ibidem, pp. 246-247.
  92. Schorske, op. cit., p. 182.
  93. Ibidem, p. 253.
  94. Ibidem, p. 253-256.
  95. Ibidem, p. 217-219
  96. Keil, Erlebnisse eines Sozialdemokraten, I, p. 262.
  97. Karl W. Meyer, Karl Liebknecht : Man without a Country, Washington, 1957.
  98. Militarismus und Antimilitarismus, dont des extraits viennent de paraître en trad. fr. (pp. 79-93), dans K. Liebknecht, Militarisme, guerre, révolution, 1970.
  99. Trotsky, Ma Vie, p. 253.
  100. Ibidem, pp. 242 et 254.
  101. T. Höhle, Franz Mehring. Sein Weg zum Marxismus 1869-1891 (1958) ; Joseph Schleifstein, Franz Mehring. Sein marxistisches Schaffen 1891-1919 (1959).
  102. Ces rencontres avaient lieu le vendredi au restaurant Rheingold (Trotsky, Ma Vie, p. 249).
  103. Mehring refusait de considérer qu'il existait au sein du mouvement socialiste international d'autres « révolutionnaires » que les Russes (Ibidem).
  104. Luise Dornemann, Clara Zetkin - Ein Lebensbild, 1957.
  105. S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, pp. 45-46.
  106. Die taktischen Differenzen in der Arbeiterbewegung, Hambourg, 1909 ; extraits dans Bricianer, op. cit., pp. 52-98.
  107. A. Pannekoek, « Massenaktion und Revolution », Die Neue Zeit, XXX, 2, pp. 541-550, 585-593, 609-619 ; extraits dans Bricianer, op. cit., pp. 106-112.
  108. Ibidem, pp. 42-43.
  109. Voir notamment Heinz Schurer, « Anton Pannekoek and the Origins of Leninism », The Slavonic and East European Review, XLI, 97, juin 1963, pp. 327-344.
  110. Zeman, Z.A.B. et Scharlau, The Merchant of Revolution. The Life of Alexander I. Helphand (Parvus) 1867-1924.
  111. Horst Schumacher, Sie nannten ibn Karski, Berlin, 1964.
  112. Lettre à Hans Block, 16 décembre 1913, dans E. Meyer, « Zut Loslösung vom Zentrum in der Vorkriegszeit », Die Internationale, 1927, n° 5, pp. 153-158.
  113. Principales biographies : P. Frölich. Rosa Luxemburg, 1939, trad. française, 1966, et J.P. Nettl, Rosa Luxemburg, 2 vol., 1966 et édition abrégée 1968, tous deux en langue anglaise ; par un dirigeant du S.E.D., Fred Œlssner Rosa Luxemburg. Eine Kritische biographische Skizze, Berlin, 1952.
  114. Sozialreform oder Revolution (Leipzig, 1899), publié d'abord dans Leipziger Volkszeitung, 4-8 avril 1899. Gesammelte Werke, III, pp. 35-100.
  115. Massenstreik, Partei und Gewerkschaften (Hambourg, 1906) Gesammelte Werke, IV, pp. 410 sq.
  116. Nettl, op. cit., p. 481.
  117. Ibidem, pp. 482-484.
  118. Ibidem, pp. 390-396.
  119. Œuvres, t. XXXIII, p. 212.
  120. Organisatorische Fragen, trad. angl., Leninism or Marxism, pp. 87-88.
  121. Ibidem, pp. 93-94.
  122. Ibidem, p. 108.
  123. Voir notamment ce qu'écrit Lénine lui-même sur Que faire ? dans la préface de Douze années (Que faire ? présenté et annoté par J.-J. Marie, 1966, pp. 43-52).
  124. Reproduit dans Henriette Roland-Holst Van der Schalk, Rosa Luxemburg. Ihr Leben und Wirken, p. 221.
  125. Nettl, op. cit., I, p. 433.
  126. Résumé dans Nettl, op. cit., Il, pp. 532-534.
  127. Ibidem, II, pp. 592-595.
  128. H. Schurer, « Radek and the German Revolution », Survey, n' 53, octobre 1964.
  129. « Unser Kampf gegen der Imperialismus », reproduit dans In der Reihen der deutschen Revolution, pp. 156-176.
  130. Un récit détaillé de l'affaire Radek dans le parti polonais est fait par J.P. Nettl, op. cit., II, pp. 574-577.
  131. Schorske, op. cit., pp. 255-256 ; R. Fischer, op. cit., pp. 201-203 ; H. Schürer, op. cit passim ; le point de vue de Radek, exposé dans Meine Abrechnung (Brême, 1913), est bien présenté par Rudolf Franz, « Der Fall Radek von 1913 », Das Forum, IV, n° 5, février 1920, pp. 389-393.
  132. Nettl , op cit., II, p. 478.
  133. Voir Rosa Luxemburg gegen de, deutschen Militarismus, Berlin-Est, 1960.
  134. Nettl, op. cit., II, p. 479.
  135. « Organisatorische Fragen », trad. citée, p. 15.
  136. L'écrivain Franz Pfemfert, qui publie à partir de 1911 l'hebdomadaire Die Aktion, soutient les éléments de gauche autour de Rosa Luxemburg, mais se prononce pour un « nouveau parti ouvrier » (Bock, Syndikalismus und Linkskommunismus von 1918-1923, p. 47).
  137. Cité dans Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, p. 582.