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Special pages :
XXXVII. Dissenssions sur la stratégie de la guerre
- Avant-propos
- I. Ianovka
- II. Les voisins - Premières études
- III. La famille et l'école
- IV. Les livres et les premiers conflits
- V. La campagne et la ville
- VI. La brisure
- VII. Ma première organisation révolutionnaire
- VIII. Mes premières prisons
- IX. Première déportation
- X. Première évasion
- XI. Première émigration
- XII. Le congrès du parti et la scission
- XIII. Retour en Russie
- XIV. 1905
- XV. Jugement, déportation, évasion
- XVI. Deuxième émigration - Le socialisme allemand
- XVII. La préparation d'une autre révolution
- XVIII. Le commencement de la guerre
- XIX. Paris et Zimmerwald
- XX. Expulsé de France
- XXI. A travers l'Espagne
- XXII. New York
- XXIII. Dans un camp de concentration
- XXIV. A Pétrograd
- XXV. Sur des calomniateurs
- XXVI. De juillet à octobre
- XXVII. La nuit décisive
- XXVIII. Le «trotskysme» en 1917
- XXIX. Au pouvoir
- XXX. A Moscou
- XXXI. Les pourparlers de Brest-Litovsk
- XXXII. La paix
- XXXIII. Un mois à Sviiajsk
- XXXIV. Le train
- XXXV. La défense de Pétrograd
- XXXVI. L'opposition militaire
- XXXVII. Dissenssions sur la stratégie de la guerre
- XXXVIII. De la nouvelle politique économique et mes rapports avec Lénine
- XXXIX. La maladie de Lénine
- XL. Le complot des épigones
- XLI. La mort de Lénine et le déplacement du pouvoir
- XLII. La dernière période de la lutte à l'intérieur du parti
- XLIII. Déporté
- XLIV. L'exil
- XLV. La planète sans visa
Dans ces pages, je ne raconte ni l'histoire de l'Armée rouge ni l'histoire des combats qu'elle a livrés. Ces deux thèmes, qui sont inséparables de l'histoire de la révolution et qui vont bien au-delà des limites d'une autobiographie, constitueront peut-être la matière d'un autre livre. Mais je ne puis ici laisser de côté la question des dissensions de stratégie et de politique qui se produisirent au cours de la guerre civile. Le sort de la révolution dépendait de la marche des opérations militaires. Le comité central du parti était de plus en plus absorbé par les problèmes de la guerre et, notamment, par les problèmes de stratégie. Les principaux postes du commandement étaient occupés par des spécialistes militaires de la vieille école. Il leur manquait de comprendre les conditions sociales et politiques. Les hommes politiques de la révolution qui constituaient le comité central du parti n'avaient pas assez de connaissances militaires. Les conceptions stratégiques d'une plus grande envergure étaient ordinairement le résultat d'un travail collectif et, comme toujours en de tels cas, engendraient des dissensions et des conflits.
Il y eut à quatre reprises des dissentiments sur les questions de stratégie qui atteignirent le comité central; autrement dit, il y eut autant de dissentiments que de fronts principaux. Je ne puis parler ici de ces désaccords qu'en abrégé, seulement pour introduire le lecteur dans le fond des problèmes qui se posèrent pour la direction militaire et, en même temps, pour repousser, en passant, les inventions qui ont été faites plus tard à mon sujet.
La première discussion aiguë fut soulevée au comité central, pendant l'été de 1919, à l'occasion de la situation qui s'était faite sur le front de l'est. Le commandant en chef était encore Vazetis. J'ai parlé de lui dans le chapitre consacré à Sviiajsk. Je m'étais soucié de fortifier Vazetis dans son assurance en lui-même, dans ses droits, dans son autorité. Sans cela, aucun commandement n'est concevable. Vazetis estimait qu'après les premiers grands succès que nous avions remportés contre Koltchak, nous n'avions pas à pousser trop loin à l'Orient, sur l'autre versant de l'Oural. Il désirait que le front de l'est hivernât sur les hauteurs. Cela devait donner la possibilité d'emprunter à l'est quelques divisions et de les transférer au midi où Dénikine devenait de plus en plus menaçant. Je soutins ce plan. Mais il rencontra une résistance résolue du côté de Kaménev, qui commandait le front oriental, qui avait été colonel du grand état-major, et des membres du conseil de la guerre, Smilga et Lachévitch, vieux bolcheviks.
Ils déclarèrent ceci : Koltchak était tellement écrasé que, pour le poursuivre, il ne fallait pas de grandes forces; l'important était de ne pas lui laisser le temps de souffler; sinon, pendant l'hiver, il se remettrait, et, vers le printemps, nous devrions recommencer une opération du côté de l'Orient. Il ne s'agissait donc que d'apprécier justement l'état de l'armée de Koltchak et de son arrière. J'estimais déjà que le front du midi était infiniment plus sérieux et dangereux que celui de l'est. Ce qui fut totalement confirmé dans la suite. Mais, dans le jugement porté sur l'armée de Koltchak, ce fut le commandement du front de l'est qui eut raison. Le comité central adopta une résolution contre le haut commandement, et par suite contre moi, étant donné que j'avais soutenu Vazetis, partant de ce point que, dans cette équation stratégique, il y avait plusieurs inconnues, mais que le plus solide, c'était la nécessité de soutenir l'autorité encore toute nouvelle du commandant en chef. La décision du comité central était juste. Le front de l'est fournit quelques effectifs pour le midi, et, en même temps, s'avança victorieusement vers le fond de la Sibérie sur les traces de Koltchak. Ce conflit causa des destitutions dans le haut commandement. Vazetis fut mis en disponibilité et remplacé par Kaménev.
Au fond, le dissentiment avait un caractère purement pratique. Dans mes rapports avec Lénine, bien entendu, on n'en vit rien du tout. Mais, s'accrochant à de tels désaccords épisodiques, l'intrigue continuait à rouler ses fils. Le 4 juin 1919, Staline effrayait Lénine, lui annonçant, du midi, que la direction militaire était désastreuse.
«Toute la question, écrivait-il, est maintenant de savoir si le comité central aura le courage de faire les déductions qui conviennent. Le comité central aura-t-il pour cela assez de caractère, assez de persévérance ?»
Le sens de ces lignes est absolument clair. D'après leur ton, on voit que Staline avait soulevé la question plus d'une fois et que, plus d'une fois, il avait rencontré la résistance de Lénine. Je n'en savais encore rien. Mais je sentais une intrigue écoeurante. N'ayant ni le temps ni l'envie de la débrouiller, je proposai, pour couper le noeud, au comité central, ma démission.
Le 5 juillet, le comité central répondit par la décision suivante :
«Le bureau d'organisation et le bureau politique du comité central ayant examiné et discuté sous tous les rapports la déclaration du camarade Trotsky, sont arrivés unanimement à cette conclusion qu'ils ne peuvent nullement accepter la démission du camarade Trotsky et satisfaire à sa demande. Le bureau d'organisation et le bureau politique du comité central feront tout ce qui dépendra d'eux pour faciliter au camarade Trotsky et rendre le plus profitable à la république le travail fait sur le front du midi, le plus pénible, le plus dangereux et le plus important actuellement, qui a été choisi par le camarade Trotsky lui-même. En tant que commissaire du peuple à la Guerre et président du conseil de guerre révolutionnaire, le camarade Trotsky peut parfaitement agir aussi à titre de membre du comité de guerre révolutionnaire du front sud avec le comité du front qu'il a lui-même désigné et que le comité central a accepté. Le bureau d'organisation et le bureau politique du comité central laissent au camarade Trotsky l'entière possibilité de tenter d'obtenir, par tous les moyens, ce qu'il estime être un correctif à la ligne générale dans la question militaire et, s'il le désire, s'efforceront de hâter la convocation du congrès du parti. Lénine, Kaménev, Krestinsky, Kalinine, Sérébriakov, Staline, Stassova.»
On voit que cette décision porte aussi la signature de Staline. Menant son intrigue dans les coulisses et accusant Lénine de manquer de courage et de constance, Staline ne se décidait cependant pas à s'opposer ouvertement au comité central.
Nous avons déjà dit que, dans la guerre civile, c'est le front du midi qui prit la place la plus importante. Les forces de l'ennemi consistaient en deux éléments distincts: d'une part, les Cosaques, surtout ceux du Kouban, et d'autre part l'Armée blanche de volontaires recrutés dans tout le pays. Les Cosaques voulaient défendre leurs frontières contre l'invasion des ouvriers et des paysans. L'armée des volontaires voulait prendre Moscou. Ces deux lignes de conduite ne coïncidèrent que dans la mesure où les volontaires, dans le nord du Caucase, firent front commun avec les Cosaques du Kouban. Mais, pour Dénikine, c'était une tâche difficile ou, à plus exactement parler, impossible que de faire marcher les Cosaques au-delà du Kouban. Notre haut commandement aborda la solution du problème du front sud comme une tâche stratégique abstraite, dont il ignora les bases sociales. Le Kouban était la principale base des volontaires. L'état-major décida par conséquent de porter un coup décisif sur cette base en partant de la Volga. On laisserait à Dénikine la faculté de se retrancher et d'allonger le cou vers Moscou. Pendant ce temps, derrière lui, on balaierait sa base du Kouban. Dénikine resterait suspendu entre le ciel et l'eau, et nous n'aurions plus qu'à le cueillir. Tel était, dans l'ensemble, le schéma stratégique. Schéma qui aurait été juste en toute autre occasion qu'une guerre civile. Devant les réalités du front du midi, ce programme était purement académique et aida beaucoup l'ennemi. Si Dénikine ne put pousser les Cosaques à entreprendre une lointaine campagne contre le nord, nous l'aidâmes, par contre, en frappant dans les nids de la cosaquerie au midi. Dès lors, les Cosaques ne pouvaient plus se borner à se défendre seulement sur leurs propres terres. Nous avions, de nous-mêmes, lié leur sort à celui de l'armée des volontaires.
Bien que nous eussions préparé avec soin nos opérations, concentrant des forces et un matériel important, nous n'eûmes pas de succès. Sur les derrières de Dénikine, les Cosaques formaient un puissant rempart. Ils avaient pris racine dans leur territoire, ils s'y accrochaient des pieds et des mains. Notre offensive mit sur pied toute la population des Cosaques. Nous dépensâmes des forces et du temps pour arriver à faire rentrer dans l'Armée blanche tous les Cosaques qui étaient capables de porter les armes. Dénikine, pendant ce temps, se répandait sur l'Ukraine, complétait ses cadres, s'avançait vers le nord, s'emparait de Koursk, s'emparait d'Orel et menaçait Toula. La reddition de Toula eût été pour nous une catastrophe, car elle eût comporté la perte des principales usines de fabrication des fusils et des cartouches.
Le plan que je proposais dès le début était tout contraire. Je proposais de couper d'abord les communications entre les volontaires et les Cosaques, et, ensuite, laissant les Cosaques, livrés à eux-mêmes, de concentrer nos principales forces contre l'armée des volontaires. D'après ce plan, le grand coup devait être porté non pas de la Volga sur le Kouban, mais de Voronèj sur Kharkov et le bassin du Donetz. La population ouvrière et paysanne de ces régions qui séparent le Caucase septentrional de l'Ukraine était entièrement disposée en faveur de l'Armée rouge. En avançant dans cette direction, l'Armée rouge entrait comme un couteau dans du beurre. Les Cosaques seraient restés à leur place pour défendre leurs frontières contre les étrangers, mais nous ne les aurions pas touchés. La question de la cosaquerie serait restée un problème indépendant, non pas tant une question de guerre qu'un problème de politique. Mais avant tout, pour la stratégie, il fallait faire une distinction entre ce problème et la tâche que nous avions d'écraser d'abord l'armée des volontaires de Dénikine. A la fin des fins, c'est précisément ce plan qui fut adopté, mais seulement lorsque Dénikine menaça Toula dont la reddition eût été plus dangereuse que celle de Moscou. Nous avions perdu plusieurs mois, nous avions eu bien des victimes en trop et nous avions vécu plusieurs semaines d'extrême anxiété.
Je noterai en passant que nos dissentiments stratégiques sur le front du midi se rapportaient directement à la question d'une juste estimation ou d'une «sous-estimation» de la classe paysanne. J'avais édifié tout le plan en partant des rapports des paysans et des ouvriers d'une part et des Cosaques de l'autre, et c'est précisément sur cette ligne que j'opposais mon plan aux desseins abstraits et académiques du haut commandement qui avait obtenu le soutien de la majorité du comité central. Si j'avais dépensé le millième des efforts qui ont été faits pour prouver que je «sous-estimais» la classe paysanne, j'aurais pu dresser une accusation du même ordre, c'est-à-dire non moins absurde, non seulement contre Zinoviev, Staline et autres, mais même contre Lénine, mettant à la base nos dissentiments au sujet du front du midi.
Le troisième conflit d'ordre stratégique surgit à l'occasion de la campagne menée par Ioudénitch contre Pétrograd. On en a lu un récit et il est inutile d'y revenir. Je rappellerai seulement que, sous l'impression de la situation extrêmement pénible qui s'était faite dans le sud, d'où venait la principale menace, et influencé par les informations de Pétrograd où il était parlé des armements extraordinaires et des prétendus approvisionnements de Ioudénitch, Lénine en arriva à l'idée de réduire l'étendue du front en rendant Pétrograd. Ce fut probablement le seul cas où Zinoviev et Staline me soutinrent contre Lénine qui, quelques jours après, renonçait lui-même à son plan évidemment erroné.
Le dernier dissentiment, incontestablement le plus sérieux, concerna le sort du front polonais pendant l'été de 1920.
Le premier ministre de Grande-Bretagne, qui était alors Bonar Law, lut à la Chambre des Communes la lettre que j'avais adressée aux communistes français, dans le dessein de démontrer que nous nous serions préparés, pour l'automne de 1920, à écraser la Pologne. On trouve la même affirmation dans le livre de l'ancien ministre de la Guerre en Pologne Sikorski, mais avec citation du discours que j'avais fait au congrès international en juillet 1920. Tout cela, d'un bout à l'autre, n'est que pure sottise. Bien entendu, je n'ai jamais eu l'occasion d'exprimer des sympathies à la Pologne de Pilsudski, c'est-à-dire à la Pologne de l'oppression et de la persécution qui se déguise sous des phrases patriotiques et des airs d'héroïsme. Il n'est pas difficile de trouver dans mes discours bien des passages où je déclare que si Pilsudski nous force à la guerre, nous tâcherons de ne pas nous arrêter à moitié chemin. Des déclarations de ce genre étaient imposées par toute la situation. Mais en conclure que nous voulions la guerre avec la Pologne ou que nous la préparions, c'est mentir devant les faits et devant le bon sens. De toute notre énergie nous voulions éviter cette guerre. Nous n'avons négligé aucune mesure utile dans ce sens. Sikorski reconnaît que nous avons mené notre propagande pacifiste avec une extrême «habileté». Il ne comprenait pas ou faisait semblant de ne pas comprendre que le secret de cette habileté était très simple; nous tâchions par tous les moyens d'arriver à la paix, même au prix de très sérieuses concessions. Peut-être étais-je, de tous, celui qui voulait le moins cette guerre, car je voyais trop clairement combien il nous serait difficile de la mener après trois années d'incessante guerre civile. Le gouvernement polonais, comme on peut le voir encore d'après le livre de Sikorski lui-même, entreprit la guerre consciemment et avec préméditation, malgré d'inlassables efforts de notre part pour maintenir la paix, efforts qui faisaient de notre politique extérieure quelque chose comme une combinaison de patience et d'insistance pédagogique. Sincèrement nous voulions la paix. Pilsudski nous obligea à la guerre. Nous ne pûmes mener cette guerre que parce que les larges masses populaires avaient suivi, de jour en jour notre duel diplomatique avec la Pologne et savaient à coup sûr que cette guerre nous était imposée, et ne se trompaient pas d'un iota dans cette conviction.
Le pays fit encore un effort véritablement héroïque. La prise de Kiev par les Polonais qui n'avait en elle-même aucun intérêt militaire, nous rendit un grand service: le pays se secouait. Je fis une nouvelle tournée dans les armées et dans les villes, mobilisant les gens et les ressources. Nous reprîmes Kiev. Nous remportâmes alors des succès. Les Polonais battirent en retraite avec une rapidité sur laquelle je n'avais pas compté, n'ayant pu croire à un tel degré d'étourderie de la part de Pilsudski qui mena sa campagne. Mais, de notre côté, en même temps que les premiers grands succès, il fallut bien voir que nous avions surestimé les possibilités qui s'ouvraient à nous. Une opinion se forma et s'affermit d'après laquelle la guerre qui, au début, avait été purement défensive, devait se transformer en une guerre d'offensive révolutionnaire. Bien entendu, en principe, je n'avais rien à répliquer à des arguments de cette sorte. Toute la question était de savoir quels étaient les rapports des forces. Il y avait une inconnue: quel était l'état d'esprit des ouvriers et des paysans polonais? Quelques-uns de nos camarades polonais, comme le défunt J. Marchlewski, compagnon de Rosa Luxembourg, jugeaient de la question d'une façon très réservée. L'appréciation de Marchlewski fut un important élément dans la tendance que j'eus à sortir le plus vite possible de la guerre. Mais il y eut d'autres voix. Certains exprimèrent d'ardents espoirs en une insurrection des ouvriers polonais. En tout cas, Lénine avait tracé un plan très net: mener l'affaire jusqu'au bout, c'est-à-dire entrer dans Varsovie pour aider les masses ouvrières polonaises à renverser le gouvernement de Pilsudski et à s'emparer du pouvoir. La résolution esquissée dans le milieu gouvernemental gagna sans difficulté les imaginations du haut commandement et du commandement du front de l'est.
Au moment où je rentrais encore une fois à Moscou, je trouvai qu'au centre l'on était très fortement disposé à mener la guerre «jusqu'au bout». Je m'y opposai résolument. Les Polonais demandaient déjà la paix. J'estimais que nous avions atteint l'apogée de nos succès et que si, sans tenir compte de nos forces, nous allions plus loin, nous pouvions laisser de côté la victoire déjà remportée et courir à la défaite.
Après la tension colossale qui avait permis à la IVe armée de couvrir en cinq semaines six cent cinquante kilomètres, elle ne pouvait plus avancer que par la force d'inertie. Ce n'était plus qu'une affaire de tension nerveuse, et les nerfs sont chose trop fine. Cependant, il suffit d'un choc violent pour ébranler notre front et transformer un élan d'offensive absolument inouï et sans précédent (Foch lui-même a été obligé de le reconnaître) en une retraite catastrophique. J'exigeai une conclusion immédiate, aussi rapide que possible de la paix, avant que l'armée eût définitivement perdu le souffle. Je fus soutenu, comme il me souvient, par Rykov seulement. Les autres avaient été conquis par Lénine en mon absence. Il fut décidé que l'on continuerait à avancer.
Par comparaison avec l'époque de Brest, les rôles s'étaient fortement renversés j'exigeais alors qu'on ne se hâtât pas de conclure la paix et que, même au prix d'une perte de territoire, on donnât le temps au prolétariat allemand de comprendre la situation et de dire son mot. Maintenant, Lénine exigeait que nos armées continuassent à avancer et donnassent ainsi au prolétariat polonais le temps d'apprécier la situation et de se soulever.
D'autre part, la guerre de Pologne confirma ce qui avait été démontré par les hostilités de Brest: les événements d'une guerre et ceux d'un mouvement révolutionnaire de masse ont différentes mesures. Là, où les armées en action comptent par journées et semaines, le mouvement des masses populaires se calcule d'ordinaire par mois et années. Si l'on ne tient pas compte exactement de cette différence des vitesses, les roues dentées de la guerre ne peuvent que casser les roues dentées de la révolution, et non pas les mettre en mouvement. En tout cas, c'est ainsi qu'il en est advenu dans la courte guerre de Brest, c'est ainsi qu'il en est advenu dans la grande guerre de Pologne. Nous avons dépassé notre propre victoire, courant à une pénible défaite.
Il est impossible de ne pas noter qu'une des causes de l'extension extraordinaire que prit la catastrophe sous Varsovie fut la conduite du commandement du groupe du sud des armées soviétiques qui avançaient dans la direction de Lvov (Lemberg). Le principal personnage politique, dans le conseil de guerre révolutionnaire de ce groupe, était Staline. Il voulait à tout prix entrer dans Lvov au moment même où Smilga avec Toukhatchevsky entreraient dans Varsovie. Il arrive parfois que des gens aient de telles ambitions! Lorsque le danger qui menaçait les armées de Toukhatchevsky se dessina entièrement, quand le haut commandement ordonna au front sud-ouest de modifier brusquement sa direction pour atteindre au flanc les armées polonaises sous Varsovie, le commandement du sud-ouest, encouragé par Staline, continua à marcher vers l'ouest: n'était-il pas plus important de prendre soi-même Lvov que d'aider «les autres» à prendre Varsovie? C'est seulement après des ordres répétés et des menaces que le commandement du front sud-ouest changea de direction. Mais plusieurs journées de retard avaient joué un rôle fatal.
Nos armées roulèrent en arrière sur plus de quatre cents kilomètres. Après les brillantes victoires remportées la veille, personne ne voulait se résigner à un tel résultat. Quand je revins du front de Wrangel, je trouvai, à Moscou, que l'on était disposé à une deuxième guerre avec les Polonais. Maintenant, Rykov lui-même avait passé dans un autre camp :
--Du moment qu'on a commencé, disait-il, il faut finir.
Le commandement du front occidental donnait des espérances: des troupes de complément étaient arrivées à suffisance, l'artillerie avait été remontée, etc. Le désir était le père de la pensée.
--Qu'avons-nous sur le front de l'ouest ? répliquais-je. Des cadres dont le moral est détruit et dans lesquels, maintenant, on a versé une pâte humaine sans levain. Il est impossible de faire la guerre avec une pareille armée. Plus exactement, avec une pareille armée, on peut encore se défendre d'une façon ou d'une autre, en battant en retraite et en préparant à l'arrière une autre armée, mais il est absurde de penser que cette armée-ci puisse se relever dans une offensive victorieuse sur la voie qu'elle a semée de ses propres débris.
Je déclarai que la faute commise nous coûterait dix fois plus cher, que je n'accepterais pas la décision que l'on projetait et que j'en appellerais au parti. Lénine, formellement, défendait bien l'idée de continuer la guerre, mais sans l'assurance et l'insistance qu'il y avait mises la première fois. La persuasion inébranlable où j'étais de la nécessité de conclure la paix, même une paix pénible, produisit sur lui l'impression qu'il fallait. Il proposa de remettre à plus tard la décision jusqu'au jour où j'aurais visité le front de l'ouest et rapporté de là une impression directe sur l'état de nos armées après la retraite. Pour moi, cela signifiait qu'au fond, Lénine rejoignait déjà ma position.
A l'état-major du front, je trouvais que l'on était aussi disposé pour une nouvelle guerre. Mais il n'y avait aucune assurance de ces dispositions: c'était seulement un reflet des idées de Moscou. Plus je descendais les degrés de la hiérarchie --de l'armée à la division, au régiment et à la compagnie-- plus il devenait clair qu'il était impossible d'entreprendre une guerre d'offensive. J'expédiai à Lénine une lettre à ce sujet, écrite à la main, sans en prendre même une copie, et je me dirigeai moi-même vers d'autres inspections. Il me suffit de deux ou trois journées passées au front pour m'assurer tout à fait suffisamment de la justesse des conclusions avec lesquelles j'étais arrivé au front. Je rentrai à Moscou et le bureau politique, presque unanimement, vota une résolution en faveur d'une conclusion immédiate de la paix.
L'erreur du calcul stratégique dans la guerre de Pologne eut des conséquences historiques formidables. La Pologne de Pilsudski sortit de la guerre fortifiée d'une façon inattendue. Par contre, un coup terrible avait été porté au développement de la révolution polonaise. La frontière établie d'après le traité de Riga séparait la république soviétique de l'Allemagne, ce qui eut, dans la suite, une importance exceptionnelle dans la vie des deux pays... Lénine, bien entendu, comprenait mieux que personne la signification de l'erreur «varsovienne» et y revint plus d'une fois, par la pensée et par la parole.
Dans les écrits des «épigones», Lénine est figuré à peu près comme les peintres d'icônes de Souzdal représentent les saints et le Christ: au lieu d'une figure idéale on a une caricature. Quels que soient les efforts des dessinateurs de Bon Dieu pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, ils n'expriment, en fin de compte, sur la planche, que leurs propres goûts et, par suite, donnent leur propre portrait, seulement idéalisé. Etant donné que la direction des épigones est soutenue par l'interdiction de douter de son infaillibilité, Lénine, dans la littérature des épigones est représenté non pas comme un stratège révolutionnaire qui a génialement analysé les situations, mais comme un automate qui mécaniquement trouvait des décisions sans erreur. Le mot de génie a été, à l'égard de Lénine, prononcé par moi pour la première fois, lorsque d'autres ne se décidaient pas à le dire. Oui, Lénine a été génial de toute la génialité humaine. Mais il n'était pas un compteur mécanique qui ne commet pas de fautes. Il en commettait beaucoup moins que tout autre n'en aurait commis dans sa situation. Cependant, quand Lénine commettait des erreurs, elles étaient très grosses: elles étaient à l'échelle du plan colossal de tout son travail.