XXXV. La défense de Pétrograd

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Il y avait seize armées sur les fronts révolutionnaires de la République soviétique. La Révolution française en avait eu presque autant : quatorze. Chacune de nos seize armées a eu son histoire, assez courte, mais brillante. Il suffirait de citer le numéro d'une de ces formations pour évoquer aussitôt des dizaines d'épisodes sans exemple. Chaque armée avait sa physionomie vivante, éclatante, quoique changeante.


Dans la banlieue ouest de Pétrograd se tenait la VIIe armée. Une longue inaction avait eu de lourdes conséquences pour elle. La vigilance avait faibli. On prélevait sur cette troupe les meilleurs militants et des équipes entières pour les envoyer à d'autres secteurs du front, plus animés. Pour une armée révolutionnaire qui a besoin d'une certaine charge d'enthousiasme, le piétinement sur place s'achève presque toujours par des échecs, parfois par une catastrophe. Il en fut ainsi cette fois-là.


En juin 1919, un fort important du golfe de Finlande, Krassnaïa Gorka, fut enlevé par un détachement des gardes blancs. Quelques jours après, la place était reprise par des marins de la flotte rouge. On découvrit que le chef de l'état-major de la VIIe armée, le colonel Lundquist, transmettait aux Blancs tous les renseignements de première main. D'autres conspirateurs s'entendaient avec lui. L'armée en fut ébranlée.


En juillet, c'est le général Ioudénitch qui devient commandant en chef de l'armée blanche du nord-ouest, Koltchak l'a reconnu comme son représentant. Avec l'assistance de l'Angleterre et de l'Estonie, un gouvernement russe, dit «du Nord-Ouest» fut créé en août. La flotte anglaise, dans le golfe de Finlande, avait promis son concours à Ioudénitch.


L'offensive de Ioudénitch avait été calculée pour un moment où nous nous débattions dans de terribles difficultés. Dénikine s'était emparé d'Orel et menaçait Toula, centre de l'industrie de guerre. De là, le chemin n'était pas long jusqu'à Moscou. Le midi prenait toute notre attention. Or, le premier coup violent qui fut porté du côté de l'ouest fit perdre définitivement son équilibre à la VIIe armée. Elle se laissa refouler presque sans résistance, abandonnant armes et équipages. Les dirigeants de Pétrograd, et Zinoviev le premier, informaient Lénine de la supériorité des armements de l'ennemi sous tous les rapports: armes automatiques, tanks, avions, flotte anglaise sur un des flancs, etc. Lénine en arriva à conclure que nous ne pourrions combattre avec succès l'armée d'officiers de Ioudénitch, équipée d'après les derniers modèles de la technique, qu'en découvrant et affaiblissant d'autres fronts, et avant tout celui du midi. Mais cette solution ne pouvait être envisagée. Restait, à son avis, une issue : abandonner Pétrograd et réduire l'étendue du front. Quand il eut conclu à la nécessité de cette douloureuse amputation, Lénine entreprit de gagner d'autres à son opinion. Aussitôt arrivé du sud à Moscou, je m'opposai résolument à ce plan. Ioudénitch et ses patrons ne se contenteraient pas de Pétrograd; ils voudraient joindre Dénikine à Moscou. A Pétrograd, Ioudénitch trouverait d'immenses ressources industrielles et des effectifs. En outre, il n'existe pas d'obstacles sérieux entre Piter [Pétrograd. --N.d.T.] et Moscou. J'en conclus qu'il fallait défendre à tout prix Pétrograd.

Bien entendu, mon avis fut soutenu avant tout par des camarades de cette ville. Krestinsky, qui était alors membre du bureau politique, prit mon parti. Il me semble que Staline aussi se joignit à moi. A plusieurs reprises, en vingt-quatre heures, j'attaquai Lénine sur ce point. Il finit par dire :


--Eh bien, voyons, essayons...


Le 15 octobre, le bureau politique adopta une résolution proposée par moi concernant la situation sur les fronts :

«Considérant l'existence d'un très grave danger sur les fronts de guerre, tout sera fait pour transformer effectivement la Russie soviétique en un camp retranché. Les organisations du parti et des syndicats feront un recensement des membres du parti, des travailleurs soviétiques et des syndiqués aptes au service militaire.»

Ensuite on fixait un certain nombre de mesures pratiques. Au sujet de Pétrograd, il était dit :

«Ne pas rendre la ville.»

Le même jour, je déposai au conseil de la défense un projet de décision :

«Défendre Pétrograd jusqu'à la dernière goutte de sang, sans céder un pouce de terrain et en continuant au besoin la lutte dans les rues.»

Je ne doutais pas que l'Armée blanche, comptant vingt-cinq mille combattants, même si elle avait réussi à envahir une ville de plus d'un million d'habitants, eût couru à sa perte, dans le cas où elle eût rencontré une résistance sérieuse et bien organisée.


En outre, j'estimais qu'il était indispensable, surtout au cas où l'Estonie et la Finlande se seraient mises en campagne, de préparer un plan de retraite de l'armée et des ouvriers dans la. direction du sud-est: c'était le seul moyen de sauver la fleur de la classe ouvrière de Pétrograd, menacée d'extermination.

Le 16, je partis pour Pétrograd. Le lendemain, je reçus une lettre de Lénine :

«17 octobre 1919. Camarade Trotsky. On vous a envoyé hier dans la nuit, en texte chiffré... la décision du conseil de la défense. Comme vous voyez, votre plan est adopté. Mais l'idée de la retraite des ouvriers de Piter vers le sud n'est pas repoussée, bien entendu (on dit que vous avez développé cette idée devant Krassine et Rykov); parler de cette retraite avant qu'elle soit nécessaire, ce serait détourner l'attention de la lutte jusqu'au bout. La tentative faite pour encercler Piter et le couper de ses communications demandera, cela se comprend, de nouvelles mesures appropriées que vous appliquerez sur place... Ci-joint un appel qui m'a été confié par le conseil de la défense. J'ai fait cela en hâte, c'est mal sorti, il vaut mieux que vous mettiez ma signature au-dessous de la vôtre. Salutations [Le mot russe est d'un ton plus amical. --N.d.T.]. Lénine.»

Cette lettre, je pense, montre assez clairement comment mes plus graves dissentiments occasionnels avec Lénine, dissentiments inévitables dans une entreprise d'une telle envergure, étaient surmontés en pratique, ne laissant aucune trace dans nos rapports personnels et notre travail commun.

Il me vient à l'esprit que si, en octobre 1919, ce n'était pas Lénine qui avait défendu contre moi l'idée de la reddition de Pétrograd, si c'était moi qui avais soutenu cette idée contre lui, il existerait maintenant, dans toutes les langues du monde, une abondante littérature pour dénoncer cette manifestation désastreuse de «trotskysme».


Dans le courant de 1918, l'Entente nous avait acculés à la guerre civile soi-disant pour assurer la victoire sur Guillaume. Mais nous étions maintenant en 1919. L'Allemagne était battue depuis longtemps. L'Entente n'en persistait pas moins à dépenser des centaines de millions pour semer la mort, la famine et les épidémies dans le pays de la révolution. Ioudénitch fut un des condottieri que payèrent l'Angleterre et la France. Il s'adossait à l'Estonie; son flanc gauche était couvert par la Finlande. L'Entente exigeait que ces deux pays, émancipés par la révolution, l'aidassent à égorger celle-ci. A Helsingfors comme à Reval, d'interminables pourparlers avaient lieu; les plateaux de la balance versaient tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Nous regardions avec anxiété deux petits Etats hostiles qui formaient les deux pièces d'une tenaille menaçant cette tête, Pétrograd.


Le 1er septembre, j'écrivis, en manière d'avertissement, ceci dans la Pravda :

«Au nombre des divisions que nous transférons en ce moment sur le front de Pétrograd, la cavalerie des Bachkirs ne sera pas au dernier plan et, dans le cas où les bourgeois finnois tenteraient d'assaillir Pétrograd, les Bachkirs rouges entreraient en ligne avec ce mot d'ordre : Prendre Helsingfors !»

La division de cavalerie des Bachkirs avait été formée tout récemment. Dès le début, j'avais en vue de la transférer pour quelques mois à Pétrograd afin de donner aux hommes des steppes la possibilité de vivre quelque temps dans un milieu civilisé, de faire connaissance avec les ouvriers, de fréquenter les clubs, les meetings et les théâtres. A cette idée s'ajoutait maintenant une autre considération: il s'agissait de faire peur à la bourgeoisie finlandaise en agitant devant elle le spectre d'une invasion de Bachkirs.

Cependant, nos avertissements eurent moins de poids que les rapides progrès de Ioudénitch. Le 13 octobre, il avait pris Louga; le 16, il s'emparait de Krassnoié Sélo et de Gatchina, dirigeant ses forces sur Pétrograd et cherchant à couper la voie ferrée Pétrograd-Moscou. Au dixième jour de son offensive, Ioudénitch se trouvait déjà à Tsarskoié Sélo (Dietskoié) [Tsarskoié Sélo (Bourg du Tsar) était une résidence impériale qui a été transformée depuis en colonie enfantine (Dietskoïé Selo). --N.d.T.]. Les cavaliers qu'il envoyait en reconnaissance apercevaient, d'une hauteur, la coupole dorée de la cathédrale Saint-Isaac.


Anticipant sur ce qui ne devait pas se produire, la station de radio finlandaise annonça l'occupation de Pétrograd par les troupes de Ioudénitch. Les ministres de l'Entente à Helsingfors transmirent officiellement la nouvelle à leurs gouvernements. Dans toute l'Europe, dans le monde entier, se répandit la nouvelle de la chute du rouge Pétrograd. Un journal suédois parla «d'une semaine de fièvre dans le monde au sujet de Pétrograd».


L'agitation la plus grande régnait dans les cercles dirigeants de la Finlande. Non seulement les officiers mais le gouvernement étaient partisans d'une intervention. Personne ne voulait laisser échapper le butin. La social-démocratie finlandaise promit, bien entendu, d'observer la «neutralité». «La question de l'intervention, écrit un des historiens blancs, n'était plus débattue que du point de vue financier.» Il ne restait qu'à fixer formellement la garantie: cinquante millions de francs; tel était le prix du sang de Pétrograd à la Bourse de l'Entente.


Non moins angoissante était la question de l'Estonie. Le 17 octobre, j'écrivais à Lénine :

«Si nous gardons Pétrograd, ce que j'espère, nous aurons la possibilité de liquider totalement Ioudénitch. La difficulté sera que Ioudénitch jouira du droit d'asile en Estonie. Il faudrait que ce pays fermât ses frontières à son invasion. Dans le cas contraire, nous devons garder le droit d'envahir l'Estonie sur les traces de Ioudénitch.»

Cette proposition fut adoptée lorsque nos troupes eurent mis Ioudénitch en déroute; mais elles n'y réussirent pas du premier coup.


Je trouvai Pétrograd dans le plus extrême désarroi. Tout s'en allait en glissade. Nos régiments refluaient, se disloquaient. Les commandants tournaient les yeux vers les communistes, les communistes se tournaient vers Zinoviev. Celui-ci était le centre même de la confusion générale. Sverdlov me dit une fois :


--Zinoviev, c'est la panique...


Or, Sverdlov connaissait son monde. Et en effet, dans les périodes favorables, lorsque, selon l'expression de Lénine, «on n'avait rien à craindre», Zinoviev montait très facilement au septième ciel. Mais lorsque les affaires allaient mal, Zinoviev s'étendait sur un divan, non pas au sens figuré, mais au sens propre, et soupirait. A dater de 1917, j'avais pu constater que, pour Zinoviev, il n'y avait pas de milieu: ou le septième ciel, ou le canapé. Cette fois-ci, je le trouvais sur le canapé. Autour de lui se trouvaient aussi des hommes courageux, comme Lachévitch. Mais tous avaient les bras cassés. Tout le monde le sentait et cela s'apercevait en toutes choses. De Smolny, par téléphone, je commandai une automobile au garage de l'armée. La voiture n'arriva pas à l'heure dite. D'après la voix du préposé, j'avais compris que l'apathie, le découragement, la résignation à subir la fatalité avaient gagné même les services subalternes de l'administration. Il fallait prendre des mesures exceptionnelles, car l'ennemi était déjà à nos portes. Comme toujours en pareil cas, je demandai l'appui du contingent de mon train. C'étaient des hommes sur lesquels on pouvait compter dans les circonstances les plus difficiles. Ils vérifiaient, exerçaient une pression, faisaient la liaison, remplaçaient les incapables, comblaient les brèches.


De l'appareil officiel qui ne ressemblait plus à rien, je descendis à deux ou trois étages plus bas : j'allai voir les rayons du parti, les usines, les fabriques, les casernes. Comme on s'attendait à la reddition de la ville, personne n'osait se montrer. Mais dès que la base sentit que Pétrograd ne serait pas livré et qu'au besoin il serait défendu par des combats de rues, l'état d'esprit changea. Les plus valeureux, les plus capables de sacrifice relevèrent la tête. Des détachements d'hommes et de femmes, munis d'outils de sape, partirent des usines et des fabriques. Les ouvriers de Pétrograd n'avaient pas alors bonne mine: le teint terreux parce qu'ils ne mangeaient pas à leur faim, des vêtements en loques, des bottes trouées, souvent dépareillées.


--Nous ne livrerons pas Pétrograd, camarades ?


--Nous ne le livrerons pas !


Il y avait une flamme de passion toute singulière dans les yeux des femmes. Les mères, les épouses, les filles refusaient de se séparer du nid familial, peu attrayant, mais déjà réchauffé.


--Nous ne le livrerons pas ! s'exclamaient de fortes voix de femmes, et les mains étreignaient des manches de pioches comme si c'étaient des fusils.


Un bon nombre de femmes savaient manier de vrais fusils ou prendre place à la mitrailleuse. Toute la capitale était divisée en rayons que dirigeaient des états-majors ouvriers. Les points stratégiques les plus importants furent protégés par des barbelés. Des positions furent choisies pour l'artillerie et l'on détermina d'avance les points à viser. Sur les grandes places et aux principaux carrefours, on établit environ soixante pièces bien dissimulées. On fortifia les canaux, les squares, les murailles, les palissades, les maisons. Dans la périphérie et le long de la Néva on creusa des tranchées. Toute la partie sud de la ville fut transformée en forteresse. Dans de nombreuses rues, sur de nombreuses places, on dressa des barricades. Un nouvel état d'esprit, partant des quartiers ouvriers, gagna les casernes, les milieux de l'arrière et l'armée en campagne.


Ioudénitch ne se trouvait plus qu'à dix ou quinze verstes de Pétrograd. Il était sur les hauteurs de Poulkovo que j'avais visitées deux ans auparavant, lorsque la révolution, qui venait à peine de remporter sa première victoire, défendait son existence contre les troupes de Kérensky et de Krasnov. Maintenant encore, le sort de Pétrograd ne tenait qu'à un cheveu. Il fallait briser l'inertie de nos troupes en retraite immédiatement et à quelque prix que ce fût.


Par ordre du jour du 18 octobre, j'interdis «de communiquer par écrit de fausses nouvelles, concernant de violents combats, là où il n'y avait qu'une violente panique. Tout mensonge sera châtié comme une trahison. Dans les affaires de guerre, on peut admettre des erreurs, mais non des mensonges, des tromperies; on ne peut se mentir à soi-même».


Comme toujours, aux heures difficiles, j'estimais indispensable de découvrir avant tout à l'armée et au pays la cruelle vérité.


Je fis connaître à l'opinion un mouvement de retraite absurde qui s'était produit dans la même journée:

«Une compagnie du régiment de chasseurs a pris peur au sujet d'une ligne ennemie qui apparaissait sur son flanc. Le commandant du régiment a donné l'ordre de battre en retraite. Le régiment est parti vers l'arrière au pas de course, couvrant huit ou dix verstes dans la direction d'Alexandrovka. Après vérification, il est évident que sur le flanc de ce régiment se trouvait une de nos troupes... Le régiment qui avait reculé ainsi n'était pourtant pas du tout si mauvais. Dès qu'on lui eut rendu confiance en lui-même, il revint sur ses pas et, à marche forcée, parfois au pas de course, tout en sueur malgré le temps froid, refit huit verstes en une heure, chassa l'adversaire peu nombreux et réoccupa ses positions avec peu de pertes.»

Dans ce petit épisode, j'eus à jouer pour la première et l'unique fois de toute la guerre le rôle de chef de régiment. Lorsque les fuyards tombèrent presque sur l'état-major de la division, à Alexandrovka, je montai sur le premier cheval venu et fis faire demi-tour à ces troupes. Aux premiers moments, il y eut de la confusion: les hommes ne comprenaient pas tous de quoi il s'agissait et quelques-uns continuaient à battre en retraite. Mais, sur ma monture, allant et venant, je les ramenais, l'un après l'autre. Alors seulement je vis que mon estafette, Kozlov, paysan de la banlieue de Moscou, ancien soldat, galopait à ma suite. Il était en pleine ivresse de bataille. Le nagan [Revolver de guerre. --N.d.T.] au poing, il parcourait les rangs, répétant mes appels, brandissant son arme et hurlant de toutes ses forces :


--Ayez pas peur, les enfants ! C'est le camarade Trotsky qui nous conduit !...


L'offensive fut aussi rapide que l'avait été la retraite. Pas un soldat de l'Armée rouge ne resta en arrière. A deux verstes de distance commença le doucereux et exécrable sifflement des balles, nos premiers blessés tombèrent. Le commandant du régiment était méconnaissable. Il se montrait dans les secteurs les plus exposés et, dans le temps qu'il fallut pour reprendre les positions abandonnées, il fut blessé aux deux jambes. Je rentrai à l'état-major en camion. En route, nous ramassâmes des blessés.


L'impulsion était donnée. De tout mon être je sentis que nous garderions Pétrograd.


Ici, probablement faut-il s'arrêter à une question que le lecteur s'est peut-être déjà posée deux fois: un homme qui dirige l'ensemble d'une armée a-t-il le droit de courir des dangers personnels dans des combats avec certaines unités? A cela je répondrai qu'il n'existe pas de règles absolues, ni pour la paix ni pour la guerre. Tout dépend des circonstances. Les officiers qui m'accompagnèrent dans mes tournées au front ont dit plus d'une fois qu'«en de pareils endroits, même les chefs de division, jadis, ne jetaient pas un coup d'oeil». A ce sujet, les journalistes bourgeois parlèrent d'une recherche de «réclame» traduisant dans la langue qui leur est familière ce qui dépassait leur horizon.


En réalité, les circonstances de la création de l'Armée rouge, le choix de ses unités et le caractère même de la guerre civile exigeaient précisément cette conduite et non pas une autre. Car tout était à refaire: la discipline, les habitudes du combattant et l'autorité militaire. De même que nous n'étions pas en mesure, surtout dans la première période, de fournir à l'armée, conformément au plan, tout le nécessaire venant d'un seul centre, de même ne pouvions-nous pas donner à cette armée, bâtie hâtivement sous le feu, un élan révolutionnaire au moyen de circulaires ou d'appels à demi anonymes. Au regard du soldat, il fallait conquérir dès le premier jour l'autorité qui, le lendemain, justifierait pour lui les sévères exigences du haut commandement. Là où il n'y avait pas de traditions, il fallait un clair exemple. Le risque personnel n'était qu'une dépense supplémentaire indispensable sur le chemin de la victoire...


Les effectifs du commandement s'étaient habitués à la malchance. Il fallut les secouer, les rafraîchir, les renouveler. Il y eut encore de plus grands changements dans le contingent des commissaires. Chaque élément de troupe fut renforcé par des communistes. Quelques forces nouvelles arrivèrent. Les élèves des écoles militaires furent jetés en première ligne. En deux ou trois jours, on réussit à redresser l'appareil du ravitaillement qui s'était complètement relâché. Le soldat de l'Armée rouge mangea mieux, put changer de linge, eut des chaussures neuves, entendit un discours, se réveilla, prit de l'allant et devint tout autre.


La journée du 21 octobre fut décisive. Nos troupes avaient reculé sur les hauteurs de Poulkovo. Lâcher ce point, c'était accepter la bataille dans les murs de la, capitale. Jusqu'à ce jour les Blancs avaient avancé, ne rencontrant qu'une résistance insignifiante. Le 21, notre armée se retrancha sur la ligne de Poulkovo et opposa de la résistance. L'offensive de l'ennemi s'arrêta. Le 22, l'Armée rouge prit elle-même l'offensive. Ioudénitch avait eu le temps de faire avancer ses réserves et de renforcer ses rangs. Les combats devinrent acharnés. Au soir du 23, nous nous emparions de Dietskoïé Sélo et de Pavlovsk. Pendant ce temps, la XVe armée, notre voisine, commençait à faire pression du côté sud, menaçant de plus en plus les derrières et l'aile droite des Blancs. Un revirement se produisit. Celles de nos troupes qui avaient été surprises par l'offensive et qu'une série de revers avaient rendues furieuses rivalisèrent d'abnégation et d'héroïsme. Les victimes furent nombreuses. Le haut commandement des Blancs affirma qu'elles étaient en plus grand nombre chez nous que chez eux. C'est possible: ils avaient plus d'expérience et plus d'armes. De notre côté, ce qui l'emportait, c'était l'abnégation. Les jeunes ouvriers et paysans, les élèves des cours de Moscou et de Piter ne se ménageaient pas. Ils s'élançaient contre les mitrailleuses et se jetaient contre les tanks, le revolver au poing. L'état-major des Blancs écrivit sur «la folie héroïque des Rouges».


Dans les journées qui avaient précédé, il n'y avait presque pas eu de prisonniers. On pouvait compter facilement les transfuges de l'Armée blanche. Le nombre des transfuges et des prisonniers s'accrut subitement. Tenant compte de la fureur des combats, je lançai, le 24 octobre, un ordre du jour où il était dit :

«Malheur au soldat indigne qui lèverait le couteau sur un prisonnier ou sur un transfuge !»

Nous avancions. Ni les Estoniens ni les Finnois ne pensaient plus à une intervention. Les Blancs, écrasés, furent refoulés en quinze jours jusqu'aux frontières de l'Estonie, dans une complète débâcle. Le gouvernement d'Estonie les désarma. Ni à Londres ni à Paris, personne ne pensait plus à eux. C'est dans la famine et le froid que périt ce qui avait été, la veille encore, l'armée du Nord-Ouest de l'Entente. On admit dans les baraquements-hôpitaux quatorze mille malades du typhus. C'est ainsi que s'acheva «la semaine mondiale de la fièvre de Pétrograd».


Les dirigeants de l'Armée blanche se plaignirent amèrement, dans la suite, de l'amiral anglais Cowan qui, malgré ses promesses ne les aurait pas suffisamment soutenus du côté du golfe de Finlande. Ces plaintes étaient pour le moins exagérées. Trois de nos torpilleurs avaient été détruits par des mines, dans une course de nuit, entraînant dans l'abîme cinq cent cinquante jeunes marins. Cela au moins doit être porté à l'actif de l'amiral anglais. L'ordre du jour qui annonça ce deuil à l'armée et à la flotte s'exprimait ainsi :

«Combattants rouges !


«Sur tous les fronts, vous vous heurtez aux intrigues hostiles de l'Angleterre. Les armées de la contre-révolution tirent sur vous avec des canons anglais. Dans les dépôts de Schenkursk et de l'Onéga, sur les fronts du sud et de l'ouest, vous découvrez des munitions qui proviennent d'Angleterre. Les prisonniers que vous faites portent des uniformes anglais. Des femmes et des enfants, à Arkhangel et à Astrakhan, sont massacrés ou mutilés par des aviateurs anglais avec de la dynamite anglaise. Des vaisseaux anglais bombardent nos côtes...


«Mais même actuellement, alors que nous combattons avec acharnement le mercenaire de l'Angleterre, Ioudénitch, j'exige de vous que vous n'oubliiez jamais qu'il existe deux Angleterres. A côté de l'Angleterre des profits, de la violence, de la corruption, des atrocités, il existe une Angleterre du travail, pleine de puissance spirituelle, dévouée aux grands idéaux de la solidarité internationale. Nous avons contre nous l'Angleterre des boursiers, vile et sans honneur. L'Angleterre laborieuse, le peuple, est pour nous.» (Ordre du jour à l'armée et à la flotte, du 24 octobre 1919, n°159.)


Les tâches de l'éducation socialiste étaient étroitement rattachées par nous à celles de la guerre. Les idées dont on prend conscience sous le feu sont acquises fortement et pour toujours.

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Dans les drames de Shakespeare, le tragique alterne avec le comique, parce que dans la vie, ce qui est grand se combine avec ce qui est petit et vulgaire.


Zinoviev qui, vers ce temps-là, avait eu le temps de se relever de son canapé et qui était en train de grimper vers le deuxième ou le troisième ciel, me communiqua, au nom de l'Internationale communiste, le document suivant :

«Défendre Pétrograd rouge, c'était rendre un service inappréciable au prolétariat mondial, et, par conséquent, à l'Internationale communiste. La première place dans la défense de Pétrograd vous appartient, bien entendu, cher camarade Trotsky. Au nom du comité exécutif de l'Internationale communiste, je vous transmets des drapeaux que je vous prie de remettre aux éléments les plus méritants de la glorieuse Armée rouge que vous dirigez. Le président du comité exécutif de l'Internationale communiste, G. Zinoviev.»

Je reçus des documents du même genre de la part du soviet de Pétrograd, des syndicats et d'autres organisations. Je transmis les drapeaux à différents régiments; mes secrétaires rangèrent dans les archives les documents. Ces lettres ne furent tirées de là que beaucoup plus tard, lorsque Zinoviev se mit à chanter, d'une tout autre voix; de tout autres chansons.


Il est maintenant difficile d'évoquer, et même de se rappeler l'explosion d'enthousiasme que provoqua la victoire remportée sous Pétrograd. Elle coïncidait d'ailleurs avec le début de succès décisifs sur le front du Midi. La révolution, de nouveau, relevait bien haut la tête. Aux yeux de Lénine, la victoire remportée sur Ioudénitch eut d'autant plus d'importance que vers le milieu d'octobre il la considérait comme presque impossible. Au bureau politique, il fut décidé dé me décerner l'ordre du Drapeau rouge pour la défense de Pétrograd. Cette décision me mit dans une situation très délicate. J'avais admis la création d'une décoration révolutionnaire non sans hésiter: il n'y avait pas si long temps que nous avions aboli les ordres chevaleresques de l'ancien régime. En instituant un ordre nouveau, je songeais à donner un stimulant de plus à ceux pour lesquels il ne suffit pas d'avoir conscience de leur devoir révolutionnaire. Lénine m'avait soutenu. La nouvelle décoration fut bien adoptée. Du moins, en ces années-là, la donnait-on pour de véritables services rendus dans la bataille, sous le feu. Maintenant on me l'accordait. Je ne pouvais pas la refuser sans disqualifier un insigne que j'avais tant de fois distribué moi-même. Il ne me restait qu'à accepter ce qui était conventionnel.


A cela se rattache un épisode qui ne s'est éclairé de sa vraie lumière pour moi que plus tard. A la fin d'une séance du bureau politique, Kaménev, non sans une certaine confusion, proposa de décorer de cet ordre Staline.


--Pourquoi ? demanda Kalinine d'un ton d'indignation très sincère. --Pourquoi à Staline, je ne peux pas comprendre ?


On le calma par une plaisanterie et la proposition fut approuvée.


Boukharine, pendant la suspension de séance, se jeta sur Kalinine :


--Comment n'as-tu pas compris ? C'est Ilitch qui a imaginé ça: Staline est incapable de vivre quand il ne possède pas quelque chose qu'il voit à un autre. Il ne pardonnerait pas ça.


Je comprenais parfaitement Lénine et l'approuvais à part moi.


La remise des décorations se faisait avec un cérémonial plus que solennel, au Grand Théâtre, où je lus un rapport sur la situation militaire devant la réunion générale des institutions soviétiques dirigeantes. Lorsque le président nomma en fin de compte Staline, j'essayai d'applaudir. Je fus soutenu par deux ou trois auditeurs qui n'étaient pas très sûrs d'eux-mêmes. Il y eut dans la salle un petit froid d'étonnement, particulièrement sensible après les ovations qui avaient précédé. Staline lui-même, fort raisonnablement, était absent.


Je fus beaucoup plus satisfait de voir que l'ordre du Drapeau rouge était décerné à mon train, à titre collectif.

«Dans la lutte héroïque de la VIIe armée, --disait l'ordre du jour du 4 novembre, les travailleurs de notre train ont dignement combattu, depuis le 17 octobre jusqu'au 3 novembre. Les camarades Kliger, Ivanov et Zastar sont tombés. Les camarades Prede, Draudin, Purin, Tcherniavstsev, Koupriévitch, Tesnek ont été blessés. Les camarades Adamson, Purin, Kilelis ont été contusionnés. Je ne nomme pas les autres parce qu'il faudrait les nommer tous. Dans le revirement qui s'est produit sur le front, les combattants de notre train n'occupent pas la dernière place.»

Quelques mois plus tard, Lénine m'appela un jour par téléphone :


--Avez-vous lu le livre de Kirdetsov ?


Ce nom ne me disait rien.


--C'est un Blanc, un ennemi. Il parle de l'offensive menée par Ioudénitch sur Pétrograd...


Il faut dire que Lénine, en général, suivait beaucoup plus attentivement que moi, ce qui paraissait dans la presse des Blancs.


Le surlendemain, il me demanda encore :


--L'avez-vous lu ?


--Non.

--Voulez-vous que je vous l'envoie ?

Mais je devais avoir chez moi ce livre : nous recevions, Lénine et moi, les mêmes nouveautés de la littérature par Berlin.


--Il faut absolument que vous lisiez le dernier chapitre: c'est un jugement de l'ennemi, et il y est question de vous...


Oui, mais je ne trouvai pas le temps de le lire.


Chose étrange, ce livre m'est tombé récemment sous la main à Constantinople. Je me suis rappelé avec quelle insistance Lénine m'avait invité à lire le dernier chapitre.


Voici l'appréciation de l'adversaire, d'un des ministres de Ioudénitch, qui avait tellement intéressé Lénine :

«Dès le 16 novembre, Trotsky arrivait en toute hâte sur le front de Pétrograd et le désarroi de l'état-major rouge disparut devant son énergie bouillonnante. Quelques heures avant la prise de Gatchina, il tente encore d'arrêter l'offensive des Blancs, mais, voyant que c'est impossible, il se hâte de quitter la ville pour organiser la défense de Tsarskoïé-Sélo. Le gros de ses réserves n'était pas encore arrivé, mais il concentre rapidement tous les élèves des écoles militaires de Pétrograd, mobilise toute la population masculine de Pétrograd et, à l'aide de mitrailleuses [? !] il ramène sur leurs positions toutes les troupes de l'Armée rouge; par des mesures énergiques, il met en défense tous les abords de Pétrograd... Trotsky a réussi à organiser dans Pétrograd même des détachements d'ouvriers communistes fortement inspirés et à les jeter en pleine lutte. D'après le témoignage de l'état-major de Ioudénitch, ce sont ces détachements, et non pas [?] les troupes de l'Armée rouge, ce sont aussi les bataillons de matelots et ceux des écoles militaires qui se sont battus comme des lions. Ils s'élançaient contre les tanks, la baïonnette en avant, et, tombant par rangées sous le feu exterminateur des monstres d'acier, ils continuaient à défendre persévéramment leurs positions.»

Personne n'a jamais fait marcher les soldats de l'Armée rouge en les menaçant du feu des mitrailleuses. Mais nous avons sauvegardé Pétrograd.