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Special pages :
XXIII. Dans un camp de concentration
- Avant-propos
- I. Ianovka
- II. Les voisins - Premières études
- III. La famille et l'école
- IV. Les livres et les premiers conflits
- V. La campagne et la ville
- VI. La brisure
- VII. Ma première organisation révolutionnaire
- VIII. Mes premières prisons
- IX. Première déportation
- X. Première évasion
- XI. Première émigration
- XII. Le congrès du parti et la scission
- XIII. Retour en Russie
- XIV. 1905
- XV. Jugement, déportation, évasion
- XVI. Deuxième émigration - Le socialisme allemand
- XVII. La préparation d'une autre révolution
- XVIII. Le commencement de la guerre
- XIX. Paris et Zimmerwald
- XX. Expulsé de France
- XXI. A travers l'Espagne
- XXII. New York
- XXIII. Dans un camp de concentration
- XXIV. A Pétrograd
- XXV. Sur des calomniateurs
- XXVI. De juillet à octobre
- XXVII. La nuit décisive
- XXVIII. Le «trotskysme» en 1917
- XXIX. Au pouvoir
- XXX. A Moscou
- XXXI. Les pourparlers de Brest-Litovsk
- XXXII. La paix
- XXXIII. Un mois à Sviiajsk
- XXXIV. Le train
- XXXV. La défense de Pétrograd
- XXXVI. L'opposition militaire
- XXXVII. Dissenssions sur la stratégie de la guerre
- XXXVIII. De la nouvelle politique économique et mes rapports avec Lénine
- XXXIX. La maladie de Lénine
- XL. Le complot des épigones
- XLI. La mort de Lénine et le déplacement du pouvoir
- XLII. La dernière période de la lutte à l'intérieur du parti
- XLIII. Déporté
- XLIV. L'exil
- XLV. La planète sans visa
Le 25 mars, je me présentai. au consulat général de Russie, à New-York: le portrait de Nicolas II avait déjà été enlevé des bureaux, mais l'atmosphère pesante qui y régnait était encore celle d'un vieux poste de police. Après les inévitables anicroches et contestations, le consul général prescrivit de me délivrer des papiers valables pour notre rentrée en Russie.
Au consulat de Grande-Bretagne, où je remplis des feuilles d'enquête, il me fut déclaré que les autorités anglaises ne mettraient aucun obstacle à mon passage.
Tout était donc en ordre.
Le 27 mars, j'embarquai avec ma famille et plusieurs compatriotes sur le vapeur norvégien Christianiafjord. On vint nous faire des adieux, on nous apporta des fleurs, on prononça des discours. Nous nous rendions au pays de la révolution. Nous avions des passeports et les visas nécessaires. Révolution, fleurs et visas s'accordaient harmonieusement dans nos âmes de nomades.
A Halifax (Canada), le vapeur devait subir la visite des autorités de la marine militaire britannique. Les officiers de cette police examinèrent les papiers des Américains, Norvégiens, Danois et autres simplement pour la forme; mais nous, les Russes, fûmes soumis à un véritable interrogatoire: quelles étaient nos convictions?... quels étaient nos plans politiques?... etc. Je refusai d'entrer en conversation avec eux sur ce sujet. Mes pièces d'identité, voyez les, mais n'en demandez pas davantage: la politique intérieure de la Russie ne se trouve pas, pour l'instant, sous le contrôle de la police maritime britannique.
Cela n'empêcha pas les officiers mouchards Macken et Westwood, après une deuxième tentative d'interrogatoire tout aussi vaine, de prendre des renseignements sur moi parmi les autres passagers. Les détectives insistèrent sur ce point que je devais être "a dangerous socialist".
Toute l'enquête eut un caractère tellement indécent et les révolutionnaires russes se trouvèrent placés dans une situation si exceptionnelle, en comparaison de ceux des autres passagers qui n'avaient pas la malchance d'appartenir à une nation alliée des Anglais, que certains d'entre nous expédièrent immédiatement une énergique protestation aux autorités supérieures contre les agissements de leurs policemen. Je m'abstins, jugeant inutile de me plaindre du diable à Belzébuth. A ce moment, nous n'avions cependant pas prévu la tournure qu'allaient prendre les événements.
Le 3 avril, des officiers anglais, escortés de matelots, montèrent à bord du Christianafjord et, au nom de l'amiral commandant la place, nous intimèrent à moi et ma famille, ainsi qu'à cinq autres personnes, l'ordre de débarquer. Quant aux motifs de cette injonction, on nous promettait de tout "élucider" à Halifax. Nous déclarâmes illégales de telles exigences et refusâmes d'y obéir. Les matelots armés se jetèrent sur nous et, sous les huées d'un bon nombre de passagers qui leur criaient "shame, shame !" ("c'est une honte") nous emportèrent à bras, nous mirent dans une vedette de la marine de guerre, qui, convoyée par un croiseur, nous amena à Halifax. Comme une dizaine de matelots me tenaient et portaient, mon fils aîné courut à mon secours et, frappant un officier de son petit poing, me cria :
-Faut-il le battre encore, papa ?
Il avait onze ans. Il venait de prendre sa première leçon sur la démocratie britannique.
La police laissa à Halifax ma femme et mes enfants. Les autres détenus furent expédiés par chemin de fer au camp d'Amherst où l'on gardait des prisonniers allemands. Là, dans la salle d'admission, nous subîmes une fouille telle que je n'avais rien connu de pareil, même lorsque je fus incarcéré à la forteresse Pierre-et-Paul. En effet, dans la prison du tsar, si l'on vous obligeait à vous mettre nu, si des gendarmes vous tâtaient le corps, c'était fait discrètement; à Amherst, chez ces démocrates nos alliés, on nous soumit à ces outrages éhontés en présence d'une dizaine de personnes. Je me rappellerai toujours le sergent Olsen, d'espèce suédo-canadienne, une tête rousse de criminel et d'argousin, qui joua le principal rôle dans l'affaire. Les canailles qui, de loin, en avaient ainsi disposé, savaient parfaitement que nous étions d'irréprochables révolutionnaires russes qui rentraient dans leur pays délivré par la révolution.
C'est seulement le lendemain matin que le commandant du camp, le colonel Morris, en réponse à nos incessantes réclamations et protestations, nous communiqua officiellement le motif de notre arrestation.
-Vous êtes dangereux pour le gouvernement russe actuel, nous dit-il laconiquement.
Le colonel n'était pas éloquent et, de plus, sa face avait un air plutôt émoustillé dès cette heure matinale.
-Mais enfin, les représentants du gouvernement russe à New-York, nous ont délivré des documents pour le passage en Russie et, de plus, il faut laisser audit gouvernement russe le soin de se défendre lui-même...
Le colonel Morris réfléchit, mâchonna et ajouta :
-Vous êtes dangereux pour les Alliés en général...
Aucun mandat d'arrêt ne nous fut signifié. Le colonel, en son nom personnel, dit encore que, comme émigrés politiques qui, de toute évidence, avaient eu des raisons de quitter leur pays, nous n'avions pas à nous étonner de ce qui nous arrivait. La révolution russe n'existait pas pour cet homme. Nous essayâmes de lui expliquer que les ministres du tsar, qui avaient fait de nous des émigrés politiques, étaient maintenant emprisonnés eux-mêmes, sauf quelques-uns qui avaient pu émigrer à leur tour. C'était trop difficile à comprendre pour ce monsieur qui avait fait sa carrière dans les colonies anglaises et dans la guerre contre les Boers. Comme je n'avais pas mis dans l'entretien toute la déférence désirable, il grogna derrière moi:
-Ah ! si celui-là m'était tombé entre les pattes, sur la côte sud-africaine...
C'était son dicton favori.
Ma femme, légalement, n'était pas une émigrée politique puisqu'elle était partie pour l'étranger avec un passeport en règle. Néanmoins, elle se trouva arrêtée avec nos deux petits garçons, l'un de onze ans, l'autre de neuf. Je n'exagère pas en disant que les enfants furent arrêtés. Au début, les autorités canadiennes essayèrent de les séparer de leur mère et de les placer dans un asile. Bouleversée, ma femme déclara qu'elle ne permettrait jamais qu'on la séparât d'eux. C'est seulement à la suite de sa protestation qu'elle fut logée avec eux chez un agent de police anglo-russe qui, pour parer à l'expédition "illégale" de lettres ou de télégrammes, leur interdisait de sortir, même sans leur mère, autrement que sous une surveillance. C'est seulement onze jours plus tard que ma femme et mes enfants furent transférés dans un hôtel; il leur était enjoint de faire chaque jour acte de présence à la police.
Le camp militaire d'Amherst était établi dans une vielle fonderie, négligée au dernier degré, appartenant à un Allemand et mise sous séquestre. Les planches de couchage étaient disposées à trois étages et sur deux rangées en profondeur des deux côtés du local. Huit cents hommes vivaient dans ces conditions. Il n'est pas difficile d'imaginer quelle était l'atmosphère de ce dortoir pendant la nuit. Les gens s'entassaient sans rémission dans les couloirs, se bousculaient à coups de coudes, se couchaient, se levaient, jouaient aux cartes ou aux échecs. Un bon nombre bricolaient, quelques-uns faisant preuve d'un art extraordinaire.
Il me reste jusqu'à présent, à Moscou, des objets fabriqués par des prisonniers d'Amherst. Parmi les détenus, en dépit des efforts héroïques qu'ils faisaient pour garder leur santé physique et morale, il y avait cinq déments. Nous dormions et mangions avec ces fous, étant tous logés ensemble.
Sur huit cents prisonniers, en la compagnie desquels j'ai passé presque un mois, il y avait environ cinq cents matelots provenant de navires de guerre allemands coulés par les Anglais, environ deux cents ouvriers que la guerre avait surpris au Canada et une centaine d'officiers ou de civils appartenant à la bourgeoisie.
Nos rapports avec les camarades allemands devinrent de plus en plus clairs à mesure qu'ils comprirent que nous avions été arrêtés comme révolutionnaires et socialistes. Les officiers et principaux sous-officiers, qui vivaient à l'écart, séparés de nous, par une cloison de planches, nous considérèrent aussitôt comme des ennemis. Mais les hommes du rang nous entouraient de plus en plus de leurs sympathies. Ce mois de résidence dans un camp fut comme un meeting ininterrompu. Je parlais aux prisonniers de la révolution russe, de Liebknecht, de Lénine, des causes de la faillite de la vieille Internationale, de l'intervention des Etats-Unis dans la guerre. Nous fîmes des conférences; en outre, il y eut constamment des causeries de groupes. Nos amitiés se resserraient de jour en jour.
Quant à l'état d'esprit, la masse des prisonniers se divisait en deux catégories. Les uns disaient: "Non, c'est assez, il faut en finir une bonne fois." Et ils méditaient de descendre dans la rue et sur les places publiques. D'autres disaient: "Pourquoi s'occupent-ils de moi? Non, je ne me laisserai plus faire..."
-Mais comment t'en sortiras-tu ? demandaient d'autres.
L'ouvrier mineur Babinski, un haut Silésien aux yeux bleus, disait :
-J' m'établirai avec ma femme et mes enfants au fond d'une forêt, j'arrangerai tout autour de chez nous des pièges à loups, je ne sortirai pas sans mon fusil. Et qu'on n'essaie pas d'approcher!
-Et moi, tu ne me laisseras pas entrer, Babinski ?
-Pas plus toi qu'un autre. Je n'ai confiance en personne.
Les matelots faisaient tout pour m'alléger l'existence et c'est seulement par des protestations réitérées que je défendis mon droit à prendre mon rang comme tout le monde dans la queue qui se présentait à la cantine et à participer aux corvées générales de balayage, d'épluchage des pommes de terre, de lavage de vaisselle et de nettoyage des lieux d'aisances.
Les rapports entre les hommes du rang -la masse- et les officiers, dont certains, quoique prisonniers, dressaient des fiches sur la conduite de "leurs" matelots, étaient tout d'hostilité.
Finalement, les officiers portèrent plainte devant le chef du camp, le colonel Morris, lui signalant ma propagande antipatriotique. Le haut degré de l'armée anglaise prit immédiatement le parti des patriotes fidèles aux Hohenzollern et m'interdit de continuer à parler en public. Cette prohibition ne me fut signifiée d'ailleurs que vers la fin de notre séjour au camp et ne put que nous lier plus étroitement avec les matelots et les ouvriers qui répliquèrent à l'interdiction du colonel par une protestation écrite et couverte de cinq cent trente signatures. Un plébiscite de cette sorte, réalisé sous la lourde main du sergent Olsen, me donna complète satisfaction pour tous les désagréments que j'ai éprouvés dans le camp d'Amherst.
Pendant toute la durée de notre séjour en cet endroit, les autorités nous dénièrent obstinément le droit de correspondre avec le gouvernement russe. Les télégrammes que nous destinions à Pétrograd n'étaient pas expédiés. Nous essayâmes de nous plaindre de cette interdiction à Lloyd George qui était alors Premier Ministre. Mais cette dépêche ne fut pas plus transmise que les autres. Le colonel Morris avait pris dans les colonies l'habitude de simplifier l'habeas corpus. De plus, il était couvert par la guerre.
Avant de m'autoriser à avoir une entrevue avec ma femme, il posa comme condition que je ne lui donnerais aucune commission à l'adresse du consul de Russie. Cela peut sembler invraisemblable, mais c'est un fait. Je refusai l'entrevue. Bien entendu, le consul ne se hâtait pas du tout de nous venir en aide. Il attendait des instructions, qui n'arrivaient pas, sans doute...
Il faut dire que le mécanisme qui joua dans les coulisses pour notre arrestation et notre élargissement n'est pas encore tout à fait clair à mes yeux. Le gouvernement anglais avait dû inscrire mon nom sur ses listes noires, probablement dès l'époque où je militais en France. Il avait aidé par tous les moyens le gouvernement tsariste à me faire expulser d'Europe. C'est évidemment en considération de ces listes noires, avec l'appoint des renseignements reçus sur mon activité antipatriotique aux Etats-Unis, que les autorités anglaises m'arrêtèrent à Halifax.
Lorsque la nouvelle de notre arrestation parvint à la presse russe révolutionnaire, l'ambassade de Grande-Bretagne en Russie, n'ayant sans doute pas l'inquiétude de me voir rentrer de sitôt dans mon pays, envoya aux journaux de Pétrograd des communiqués officiels disant que les Russes arrêtés au Canada faisaient route "avec des subsides fournis par l'ambassade d'Allemagne, dans le dessein de renverser le gouvernement provisoire". Cela, du moins, n'était pas équivoque.
La Pravda que dirigeait Lénine, sans aucun doute par la plume de Lénine lui-même, répondit à Buchanan le 16 avril :
"Peut-on croire une seule minute à la bonne foi d'un informateur selon lequel Trotsky, ancien président du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg en 1905, révolutionnaire qui s'est consacré pendant des dizaines d'années au service désintéressé de la révolution ait été capable de se lier avec un plan subventionné par le gouvernement allemand ? C'est, en effet, une calomnie évidente, inouïe, impudente, à l'adresse d'un révolutionnaire. De qui avez-vous reçu ce renseignement, M. Buchanan ? Pourquoi ne le diriez-vous pas ?... Six hommes ont traîné par les bras et par les jambes le camarade Trotsky, tout cela au nom de votre amitié pour le gouvernement provisoire!"
Quel fut effectivement, dans toute cette affaire, le rôle du gouvernement provisoire ? C'est moins clair.
Il est inutile de démontrer que Milioukov, alors ministre des Affaires étrangères, était partisan de mon arrestation, de toute son âme. Dès 1905, il avait combattu rageusement le "trotskysme". Le mot est de lui. Mais, en 1917, Milioukov dépendait des soviets et devait manoeuvrer avec d'autant plus de prudence que ses alliés social-patriotes ne s'étaient pas encore engagés dans la persécution des bolcheviks.
Dans ses Mémoires l'ambassadeur de Grande-Bretagne Buchanan représente les choses ainsi: "Trotsky et d'autres furent arrêtés à Halifax en attendant que l'on sût les intentions du gouvernement provisoire à leur égard."
Milioukov, selon Buchanan aurait été immédiatement informé de notre arrestation. Dès le 8 avril ; l'ambassadeur de Grande-Bretagne aurait transmis à son gouvernement une requête de Milioukov concernant notre élargissement. Mais, deux jours après, Milioukov retirait sa demande et exprimait l'espoir que nous serions retenus plus longtemps à Halifax.
"Ainsi, déclare Buchanan, c'est précisément le gouvernement provisoire qui est responsable de la détention prolongée qu'ils ont subie."
Tout cela est assez pareil à la vérité. Buchanan oublie seulement d'expliquer dans ses Mémoires ce qu'il advint des subsides à moi accordés par les Allemands pour que je renversasse le gouvernement provisoire. Et ce n'est pas étonnant: mis au pied du mur par moi, dès que j'arrivai à Pétrograd, Buchanan se vit forcé de déclarer dans la presse qu'il ne savait absolument rien des prétendus subsides allemands.
Jamais on n'a autant menti qu'à l'époque de la "grande guerre émancipatrice". Si le mensonge était un explosif, il ne serait resté de notre planète que des poussières bien longtemps avant le traité de Versailles.
A la fin des fins, le soviet intervint et Milioukov dut céder. C'est le 29 avril que l'on nous relâcha du camp de concentration. Encore une fois, cependant, en cette occasion, on usa de violence. On nous ordonna simplement de faire nos paquets et de partir sous escorte. Nous demandâmes à savoir où l'on nous envoyait et dans quel but. On refusa de nous répondre. Les prisonniers s'agitèrent, pensant qu'on allait nous enfermer dans une forteresse. Nous réclamâmes l'assistance du consul de Russie le plus proche. Nouveau refus. Nous avions assez de raisons pour ne pas croire aux bonnes intentions de ces messieurs les coureurs de haute mer. Nous déclarâmes que nous ne partirions pas de notre gré tant qu'on ne nous aurait pas indiqué le but du voyage. Le commandant ordonna d'employer la force. Les soldats qui devaient nous convoyer emportèrent nos bagages. Nous nous entêtâmes à rester couches sur nos planches. L'escorte se vit alors dans la nécessité de nous emporter, de même que l'on nous avait enlevé du bateau un mois auparavant; mais, cette fois-ci, il fallait traverser une foule de matelots allemands très excités... Le commandant céda : dans son style à lui, qui était d'un colonial anglais, il nous déclara qu'il allait nous embarquer sur un navire danois, pour expédition en Russie. Sa face cramoisie était secouée de mouvements convulsifs. Il ne pouvait pas du tout se faire à cette idée que nous allions lui échapper. Ah! si nous lui étions tombés entre les pattes sur la côte sud-africaine !...
Lorsque l'on nous fit sortir du camp, nos camarades de détention nous firent des adieux solennels. Les officiers s'étaient renfermés dans leurs compartiments et quelques-uns seulement d'entre eux mirent le nez à des fissures de la cloison. Mais les matelots et les ouvriers s'étaient rangés en deux files, sur toute la longueur du passage, un orchestre fabriqué avec les moyens dont on disposait sur place joua une marche révolutionnaire, des mains amies se tendirent vers nous de toutes parts. Un des prisonniers prononça un bref discours: salut à la révolution russe, malédiction pour la monarchie allemande. Je me souviens jusqu'à présent du sentiment chaleureux de cette fraternisation, en pleine guerre, entre les matelots allemands d'Amherst et nous. Depuis, bon nombre d'entre eux m'ont envoyé d'Allemagne des lettres amicales.
Rencontrant l'officier de gendarmerie britannique Macken qui nous avait arrêtés et qui vint constater notre départ, je lui dis, en manière de menace, en le quittant, que, pour commencer, j'interpellerais à l'Assemblée constituante le ministre des Affaires étrangères Milioukov sur les sévices commis par la police anglo-canadienne à l'égard des citoyens russes.
Le gendarme trouva le mot qu'il fallait :
-J'espère, dit-il, que vous ne serez pas de l'Assemblée constituante...