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Special pages :
Introduction à la première édition
- Introduction à la première édition
- I. La Russie avant la révolution
- II. Le Bolchevisme avant la révolution
- III. Le bolchevisme : le Parti et les hommes
- IV. Le parti de la révolution
- V. Les débuts du régime soviétique et la paix de Brest-Litovsk
- VI. La guerre civile et le communisme de guerre
- VII. La crise de 1921, les débuts de la NEP et la montée de l'appareil
- VIII. La crise de 1923 : débat sur le cours nouveau
- IX. L'interrègne et la nouvelle opposition
- X. La lutte de l'Opposition Unifiée
- XI. L'Opposition de droite
- XII. Le parti stalinien à ses débuts
- XIII. Le grand tournant
- XIV. La crise politique
- XV. Les procès de Moscou
- XVI. Le parti de la bureaucratie
- XVII. Le parti et la guerre
- XVIII. L'après-guerre
- XIX. La déstalinisation et le mouvement révolutionnaire de 1956-57
- XX. Le parti après Staline : l'ère Khrouchtchevienne
- Conclusions et annexe
« Mus par une impulsion commune, nous étions tous debout, pour retrouver comme à tâtons le cours égal, l'unisson exaltant de l'Internationale. Un vieux soldat grisonnant sanglotait comme un enfant. Alexandra Kollontaï retenait à peine ses larmes. L'immense chant envahit la salle, creva portes et fenêtres et monta vers le ciel calme. La guerre est terminée ! La guerre est terminée! dit à mes côtés un jeune ouvrier. Son visage rayonnait.
« Et lorsque ce fut fini et que nous restions là dans une sorte de silence embarrassé, quelqu'un, au fond de la salle, cria : Camarades ! Souvenons-nous de ceux qui sont morts pour la liberté ! Et nous entonnâmes alors la Marche Funèbre, cet air lent, mélancolique et pourtant triomphant, si émouvant, si russe. L'Internationale est, après tout, une mélodie étrangère, la Marche Funèbre semblait être l'âme même de ces masses obscures dont les délégués, rassemblés dans cette salle, édifiaient avec leurs confuses visions une Russie nouvelle. et peut-être plus encore »[1].
C'était le congrès des soviets de novembre 1917. Des délégués élus par les ouvriers, les paysans et les soldats russes venaient d'approuver l'insurrection victorieuse pour le pouvoir des soviets, décidée par le parti ouvrier social-démocrate russe (bolchevique) et exécutée par les représentants du soviet de Pétrograd. C'étaient « les dix jours qui ébranlèrent le monde ».
Pendant plus de vingt ans, ce livre de John Reed que Lénine voulait faire lire à tous les travailleurs, pour qu'ils y apprennent ce qu'étaient « révolution prolétarienne » et « dictature du prolétariat », a été interdit en U.R.S.S., dans le pays de la révolution d'Octobre, celui-là même dont les dirigeants se réclamaient de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat, et s'affirmaient disciples de Lénine.
L'événement le plus considérable de l'histoire de l'humanité depuis la Révolution française, l'espoir le plus bouleversant qui ait pris des hommes à la gorge depuis que les mots de « paix », de « liberté », de « socialisme », sont capables de faire briller les yeux, serrer les poings, tendre les mains de millions d'hommes, le printemps des peuples après la grande boucherie, a été, pendant tout ce temps, livré à ses ennemis et à ses profiteurs, à tous ceux qui, par intérêt, par bêtise ou par haine, le dépouillaient de sa puissance émotionnelle, le réduisaient à une vulgaire conspiration ou à une manœuvre bien exécutée, se refusaient à lui rendre son essence et sa réalité, celle de la lutte de millions d'hommes pour maîtriser les forces qui les maintenaient dans la misère et les avaient fait, pendant de longues années, s'entretuer. Aujourd'hui, cet édifice craque : la vérité commence à se faire jour, ou, plutôt, des milliers d'hommes, de jeunes hommes pour qui le monde n'est pas meilleur ni la vie plus belle commencent à- tendre les mains vers elle, à chercher la forme de l'espoir enfoui. Au cœur de cette quête, il y a le parti bolchevique.
Laissons de côté la plus ancienne des légendes, l'homme-au-couteau-entre-les-dents, le massacreur de petites princesses et d'innocents tsarévitch, l'égorgeur de popes, l'intellectuel aigri, avide de vengeance et de pillage qui déchaîne les instincts primitifs du moujik bestial : ce bolchevik-là est entré dans l'histoire des images d'Epinal, après avoir, pendant des années, fourni le cadre de l'analyse des commentateurs sérieux de notre grande presse, y compris celle qui se réclamait du socialisme. Une autre s'est substituée à elle, plus tenace parce que plus enracinée finalement dans une profonde communauté d'intérêts entre dirigeants, d'un côté comme de l'autre du rideau de fer : celle de la phalange d'acier, de la cohorte soudée par l'engagement sacré et la fidélité aux chefs inflexibles et extralucides, du régiment au pas cadencé avec ses cadres et ses drapeaux, ses adjudants et ses généraux, et la piétaille des prolétaires et des paysans - pauvres, bien entendu - manœuvrant au commandement comme une troupe de gymnastes sur la place Rouge un I° mai. Image pour dévots, explication trop facile, vite insoutenable quand s'est déroulée à Moscou la grande parade de la liquidation des « ennemis du peuple » : l'ombre de l'espion s'étendait sur l'histoire, et, avec elle, la suspicion, l'inquiétude, le doute devant cette invraisemblable génération spontanée de traîtres qui semblait dès lors inséparable de toute « victoire du socialisme ». Toutes ces images superposées et clignotantes se sont définitivement brouillées après la mort de Staline : les jeunes générations n'ont plus sous les yeux, sur l'écran que, sans modestie, leurs aînés appellent « histoire », que des ombres incertaines.
Nous pensons nous approcher de la vérité en disant qu'en ce début de siècle, une poignée de jeunes intellectuels, fuyant la Sibérie où les avait déportés la toute-puissante police politique du tsar autocrate, ont essayé, loin de leur pays, d'apporter l'aide de leur pensée et de leur analyse politique à la lutte sourde que menait, dans l'empire moyenâgeux de l'Europe orientale, une classe ouvrière naissante, fruste, mais fortement concentrée, à peine différenciée, étroitement solidaire. Ils ont connu les rigueurs et la pauvreté matérielles, la misère morale des émigrations, les querelles personnelles et les conflits d'idées : vécu - à distance et, de temps en temps, sur place - les grandes secousses qui ébranlent l'édifice vermoulu de la vieille Russie. Qui, des hommes « arrivés » des milieux socialistes, pouvait prendre au sérieux ces besogneux émigrés qui achevaient d'user leurs redingotes râpées sur les chaises de la Bibliothèque nationale ou d'ailleurs, puis en sortaient pour lancer l'excommunication majeure contre leurs frères en idéologie, leur disputer âprement les fonds et les journaux, les étiquettes et les c liaisons » ? Ces gosses, étudiants et ouvriers, qui, dès leurs quinze ans, se lançaient dans l'action illégale, polycopiaient des tracts pour les distribuer dans les usines, risquaient des années de prison pour avoir exprimé en public ou en privé une opinion politique, organisaient pourtant inlassablement grèves, manifestations, cercles d'études, écoles clandestines ? Tous ceux-ci pourtant étaient plus proches de la réalité que les champions arrivés du « réalisme » : ce sont eux qui, par leurs bulletins, leurs congrès, leurs thèses, leurs tracts, ont permis qu'une avant-garde ouvrière prenne conscience d'elle-même, s'organise et lutte pour son propre compte. Quand les ouvriers et les paysans russes, que n'avaient pas ligotés la toute-puissance d'appareils conservateurs de partis et de syndicats, ont balayé l'Etat tsariste, c'est vers ces pelés. ces galeux, vers ces intellectuels « déclassés », ces ouvriers avancés et ces forçats qu'ils se sont tournés . « Ecoutez, frérot », disait, devant John Reed, un paysan-soldat à un étudiant qui traitait Lénine d'« agent allemand », « il y a deux classes, voyez-vous, la bourgeoisie et le prolétariat »[2]. Ce fut la grande lumière d'octobre : un parti qui disait la vérité, « expliquait patiemment », ne demandait pas à être cru sur parole, car celui qui, en politique, croit sur parole, est un « imbécile sans espoir », un parti qui luttait pour développer la conscience et gagner la confiance, un parti dont les militants avaient plus de devoirs et des salaires inférieurs. Un parti qui, n'en déplaise aux prophètes des faits accomplis, était fort démocratique, appliquant ses décisions de congrès prises après de larges discussions, ne reconnaissant l'autorité que de qui savait le convaincre, un parti qui ne craignait même pas l'indiscipline puisque la critique et la sincérité y étaient tenues pour les premiers des devoirs d'un révolutionnaire.
Après, bien sûr, c'est une tout autre histoire. Les partisans du socialisme, cet épanouissement de l'humanité se rendant maîtresse des forces productives, ont vaincu dans un pays arriéré et déclaré la paix au monde. Pendant des années, ils connaîtront la guerre, la guerre civile, le chômage, la disette, la famine. Ils sont seuls, alors qu'ils s'étaient crus le détachement avancé de l'armée des Etats-Unis d'Europe. Ils fusillent alors qu'ils avaient aboli la peine de mort. Ils sont un parti de fonctionnaires clamant qu'il est l'avant-garde d'un prolétariat qui n'existe plus. Ils sont étouffés par la crasse, l'ignorance, la pauvreté que la routine des bureaux impose à un parti qui n'est plus que le champ clos où s'affrontent des forces contradictoires, bourgeoisie et prolétariat, paysan et commissaire. Le parti bolchevique n'est plus. Les bolcheviks disparaissent, réduits au silence, puis couverts de boue et assassinés. Sous les étiquettes enivrantes ressurgissent, de tous les pores de la société, le retard séculaire, les mœurs seigneuriales, la résignation du moujik, les litanies des popes et la peur. Il est « minuit dans le siècle », et, pour des millions d'hommes, le « socialisme » n'aura d'autre visage que celui des prisons et des camps sans espoir.
L'aube, pourtant, pointe enfin aujourd'hui. C'est pourquoi il était temps d'essayer de retracer cette histoire. Une histoire faite par les hommes, comme toute l'histoire, une histoire où « tout n'était pas écrit », une histoire jonchée de rendez-vous manqués. Peut-être certains lecteurs la trouveront-ils triste - il ne s'agit pas de pleurer, mais de comprendre. Comprendre pourquoi Octobre a été ce grand espoir avant d'être ce grand espoir déçu. Nous en avons besoin : l'autre monde, celui de Kennedy, Macmillan, de Gaulle, Adenauer, n'est pas plus beau que celui de Wilson Lloyd George, Clemenceau et ces « antibolcheviques » allemands, socialistes et généraux, qui ont commencé par fracasser le crâne de Rosa Luxembourg avant de porter Hitler au pouvoir et de jeter des dizaines de millions d'hommes dans les camps, vers les fours crématoires et sur les champs de bataille. Il n'est pas plus beau, il est même pire. les raisons de bâtir un monde nouveau naissent tous les jours de la barbarie triomphante. Or la connaissance de leur histoire est l'une des armes les plus précieuses des hommes.
Cet essai s'appuie sur l'essentiel des écrits des acteurs de ce temps, les différentes « histoires » officielles, ainsi que les témoignages et études, notamment des spécialistes anglo-saxons. Il doit évidemment beaucoup aux ouvrages scientifiques en cours de publication, la monumentale histoire de M. E.-H. Carr et les travaux d'Isaac Deutscher. L'interprétation de certains événements, l'importance attachée à d'autres, l'amour du sujet et des acteurs, la passion, le plus possible tempérée par la raison et l'analyse, sont à attribuer moins à l'auteur qu'au monde où il vit et aux espoirs qu'il nourrit - comme tant d'autres.
Il faut, de toute façon, espérer qu'un souffle révolutionnaire plus puissant que celui de 1917 balaiera bientôt les poussières des archives du Kremlin, ouvrira au grand jour les dossiers où s'entassent tant de secrets, de mémoires, écrits, procès-verbaux, comptes rendus, interrogatoires, tous les documents essentiels qui manquent aujourd'hui. Il ne s'agira plus alors pour les bolcheviks de réhabilitation, mais de victoire. L'Histoire aura répondu à l'attente de Préobrajenski, celui qui, en leur nom, écrivait à la mort de Lénine: « Périsse le semeur, pourvu que la moisson mûrisse »[3], et qui a, lui, depuis longtemps, péri.
P. B.
Montereau, décembre 1962.