La situation dans le pays et les tâches des bolcheviks-léninistes

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


(Éditorial de la partie Nord[1] de la rédaction) PZR[2] no 10, décembre 1932.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Avant-propos[modifier le wikicode]

Cet éditorial sort après un long intervalle, au cours duquel la ligne politique de la rédaction de PZR ne se reflétait pas dans les articles de la rédaction (si on ne compte pas les thèses sur le danger militaire, éditées en juin de cette année par les parties nord et sud-est de la rédaction, sans la participation des deux membres occidentaux de la rédaction).

La situation du pays a atteint une telle acuité à présent que l’approfondissement des désaccords dans notre milieu apparaît inévitable. Il n’est pas étonnant qu’également à l’intérieur de la rédaction de PZR, les anciens de l’équipe ne parlent pas d’une seule voix pour apprécier les tâches de notre mouvement.

Nous ne nous donnons pas pour tâche de proposer une analyse exhaustive de la situation politique et économique. Nous nous limiterons à l’évaluer au stade où elle en est en ce moment. Nous ne donnons pas également ici une argumentation exhaustive de nos tâches tactiques. Les lecteurs trouveront les deux dans les thèses La crise de la révolution et les tâches du prolétariat (les thèses dites des 23) [3]

Nous ne traiterons pas non plus les questions de la situation internationale. Nous en parlerons dans des articles qui leur sont consacrés.

10.12.32

I. Sous le signe de l’accumulation des disproportions[modifier le wikicode]

Il serait tout à fait incorrect de se représenter la politique centriste comme si elle suivait une ligne droite mathématique, tracée et vérifiée par la prévision créatrice de la direction économique planifiée.

En pratique, si on la considère dans son ensemble durant plusieurs années, cette politique donne l’image de zigzags désordonnés, qui sont le résultat de l’empirisme pitoyable de l’esprit indigent de la bureaucratie.

L’aventure ultra-gauche elle-même, cette « deuxième période de la mascarade bureaucratique » (Problèmes)[4] , malgré toutes ses tendances offensives, qui semblent imposantes, représente un changement assez varié des différents rythmes, d’abord modérés, puis s’accélérant de plus en plus, et enfin ralentissant brusquement après le tournant de 1931.

Il n’y avait aucune planification préétablie dans ces changements de rythmes. Le développement de l’industrie, au cours des quatre dernières années, représente une combinaison de périodes de course éperdue avec des percées et des reculs. Le résultat en a été que l’accomplissement du plan quinquennal ne se réalisait que dans la mesure où il était transgressé. Les succès dans certains domaines existaient non sur la base d’une croissance générale et harmonieuse de l’économie nationale, mais au contraire au détriment d’un certain nombre de secteurs clés qui, eux, prenaient du retard. Dans ces conditions, le développement progressif de l’économie ne peut continuer longtemps, et qui plus est sur la base de l’épuisement physique grandissant de la classe ouvrière.

En passant, sous la pression des circonstances, des orientations minimalistes du bloc droitier et centriste données à la politique d’industrialisation à des rythmes accélérés, la direction stalinienne a obtenu au cours des deux premières années du plan quinquennal des succès inattendus pour elle, faisant la démonstration au monde entier des avantages et des possibilités des méthodes économiques centralisées, dont la manifestation était freinée jusqu’alors par la politique droitière et centriste.

Le renforcement ultérieur des rythmes, qui est « la combinaison de l’aventurisme avec le sabotage », a enfreint le cours harmonieux du processus de reproduction et a entraîné « l’insouciant amoncellement de disproportions et de contradictions » (Problèmes).

Cette politique, ignorant les nécessités de la classe ouvrière, fondée sur l’absence de prise en compte des ressources naturelles et orientée vers la construction d’une économie nationale refermée sur elle-même, isolée du marché mondial, signifiait, au fond, la complète violation du principe de planification.

Le résultat en est que nous avons une très grande inégalité et une très grande disproportion entre le développement de différentes branches de l’industrie. La construction des machines court en tête, toute la métallurgie et toute l’extraction de combustibles se traînent loin derrière. Cette contradiction est caractéristique pour l’ensemble de l’industrie : il n’y a pas, semble-t-il, deux branches liées entre elles qui se développent dans les proportions prévues par le plan quinquennal.

Une telle politique ne pouvait pas ne pas conduire à la rupture de l’équilibre, qui s’est manifestée dans une forme si brutale au milieu de l’année 1931. Depuis, la situation s’est compliquée de plus en plus par l’apparition de nouvelles ruptures, créant un tableau de désordre complet de notre économie, bien que le mouvement en avant continue encore dans certaines branches, par inertie.

Nous ne comptons pas donner ici une analyse économique détaillée. Mais nous allons citer quelques chiffres caractéristiques qui illustrent la situation exposée ci-dessus.

Avant tout, qu’en est-il des grands travaux qui, comme on le sait, pèsent maintenant d’un poids de quelques milliards de capitaux rendus inertes, placés dans des usines inachevées, condamnées à l’inaction ?

En lien avec des difficultés considérables concernant les matériaux de construction et à la force de travail, la construction s’est réduite peu à peu et les moyens se sont concentrés sur un petit nombre de constructions sélectionnées. Ainsi, par exemple, le plan initial des grands travaux en 1932 dans la sidérurgie est rempli, au cours des six premiers mois, à seulement 21 %. Une situation à peu près analogue apparait également dans la majorité des autres branches de l’industrie. Cela conduira dans la seconde moitié de l’année à un ralentissement du rythme des constructions.

En ce qui concerne l’industrie qui fonctionne, il y a déjà eu une baisse sensible en 1931 des indicateurs de qualité, qui se traduit dans les données officielles par la croissance des prix de revient par rapport à l’année précédente d’au moins 5 à 6 %. Dans la même année 1931, sur le plan qualitatif, les indicateurs montrent qu’une baisse a commencé également dans un certain nombre de branches de l’industrie. Cela s’est exprimé non seulement par le non-accomplissement du plan, mais également dans la réduction de la production par rapport à 1930.

Ce processus continuera de s’approfondir en 1932. Une situation particulièrement morose se prépare dans les branches principales de l’industrie lourde. En somme, l’accomplissement du plan dans toute l’industrie lourde a été, selon les données officielles, de 86,6 % au cours du premier trimestre, de 77,7 % au cours du deuxième et de 67,9 % au cours du troisième. En d’autres termes, l’écart entre le plan et son accomplissement réel ne cesse de grandir.

Ce même phénomène saute aux yeux de façon particulièrement frappante dans l’industrie du charbon. Si en janvier 1932 on extrayait au Donbass [5] 4 245 000 tonnes au lieu de 4 425 000 tonnes, soit 96 % de ce qui était prévu par le plan, en juin de la même année, la production représentait en tout seulement 3 630 000 tonnes au lieu des 4 746 000 tonnes programmées, soit 76,4 % de ce qui était prévu par le plan. Les fluctuations dans l’extraction du charbon par rapport à l’année dernière sont encore plus significatives ; elles donnent un tableau de la réduction relative des rythmes de production de plus en plus importante au cours des dix derniers mois. Si par rapport aux mois correspondants de l’année dernière, en juillet 1932 l’extraction moyenne par jour représentait 107 % de celle de 1931, elle n’atteignait que 101,5 % pour le mois de septembre, 91 % pour octobre, et 89 % pour novembre.

Ainsi, pour ce qui est également de l’accomplissement du plan de cette année, en comparaison avec l’extraction réelle de l’année passée, les indicateurs quantitatifs de l’industrie charbonnière du Donbass montrent une détérioration tous les mois. Et cela malgré l’augmentation sensible du nombre des ouvriers (20 % de plus qu’en 1931) et la quantité de matériel (plus qu’en 1930, presque 100 % de plus). Une telle réduction de l’extraction dans le Donbass est le résultat de la chute de la productivité du travail : si en janvier 1931 un ouvrier extrayait 14,6 tonnes, en janvier 1932 l’extraction s’était réduite à 13,9 tonnes, et en juin de la même année à 12,8 tonnes, c’est-à-dire qu’elle était plus basse que le plus mauvais mois de 1930. La situation n’est pas meilleure non plus dans l’industrie du charbon prise dans son ensemble. L’extraction du pétrole, qui sur le plan des rythmes de production arrivait en tête devant de nombreuses autres branches, a commencé également à prendre brusquement du retard, subissant un recul sensible par rapport à 1931.

L’industrie du minerai travaille également de façon très peu satisfaisante. L’exécution incomplète du programme s’accroît au rythme suivant : premier trimestre de 1932, 80 % du plan ; deuxième trimestre, 68 % du plan ; troisième trimestre, 59,5 % du plan.

Entre-temps, les capacités productives de l’industrie métallurgique ont cependant augmenté, bien que de façon plus faible que ce n’était prévu par le plan. C’est pourquoi l’extraction du minerai et du combustible a pris du retard au cours de l’année par rapport à la croissance de la fonte des métaux. Il en découle une baisse brusque des réserves de matières premières et de combustible, au lieu de l’accumulation de ces réserves pour l’hiver, comme les années précédentes. Et cela menace à son tour toute l’industrie d’une nouvelle réduction de la production.

Arrêtons-nous maintenant sur la situation de la métallurgie elle-même. Dans la sidérurgie, la puissance des unités en service en 1931 a augmenté au détriment de la mise en exploitation d’une série de nouveaux hauts-fourneaux et de fours Martin.[6] Cependant, le plan annuel de la mise en exploitation est réalisé au cours de la première moitié de l’année à hauteur seulement de 16,7 %. La deuxième moitié de l’année ne donne pas de meilleurs résultats. En tout, sur 26 hauts-fourneaux prévus pour travailler toute l’année, seuls 9 ont été mis en marche. Des 64 fours Martin, pas plus de 20 seront mis en marche. Et des 21 laminoirs proposés par le plan, seuls 4 ou 5 seront mis en marche.

Mais même le nombre existant des unités n’est pas suffisamment approvisionné, ni en matières premières, ni en combustible, ni en personnel. C’est pour cette raison que, si on note au cours des derniers mois une croissance de la production, celle-ci se fait avec d’importantes interruptions et avec une tension extrême, et seulement grâce à la mise en service de nouvelles unités. Si l’on considère le travail des vieux hauts-fourneaux séparément, alors en juin, juillet et août 1932 ils ont donné une production inférieure non seulement à celle de 1930, mais également celle de 1931. Ainsi, par exemple, les vieux hauts-fourneaux produisaient en juin 11 445 tonnes de fonte par jour, contre 11 570 en juin 1931 et 13 553 tonnes en juillet 1930. Le coefficient d’utilisation des hauts-fourneaux a dégringolé au niveau de 1927/28. Les nouveaux hauts-fourneaux, par contre, bien qu’ils augmentent la production de la fonte par rapport à 1931, travaillent de façon très inégale et sont loin d’utiliser leur puissance, telle qu’on l’avait projetée. Il suffit de citer l’exemple de Magnitogorsk [7] dont les deux hauts-fourneaux, qui avaient relevé leur production à 2 000 tonnes par jour pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre, mais qui, dans la troisième décennie de novembre, l’ont réduite à nouveau à 1 000 tonnes, et même jusqu’à 200 tonnes certains jours. En conclusion, la production de fonte atteindra dans le meilleur des cas 6 400 milliers de tonnes dans l’année au lieu de 9 000 milliers de tonnes, c’est-à-dire 71,1 % de ce qui est prévu par le plan. La situation de la production d’acier est encore plus mauvaise : elle ne dépassera pas, visiblement, le niveau de 1930, c’est-à-dire 5 700 milliers de tonnes, ce qui représentera seulement 60 % du plan. La production du laminage dans la première moitié de l’année 1932 est plus basse que le niveau de 1930, et à compter de juin, même inférieure à celle de 1931. Elle atteindra sur l’année un chiffre qui n’excédera pas 4 400 tonnes, c’est-à-dire 66 % du plan.

La métallurgie non ferreuse piétine également, avec seulement une production de 16 tonnes dans la première moitié de cette année, c’est-à-dire moins qu’au cours de la première moitié de 1928/29.

Sur le fond général du mauvais état de l’industrie lourde, seules des branches comme l’industrie d’automobiles et tracteurs s’est distinguée. Celle-ci est comme une sorte de parasite sur le corps de l’économie du pays, engloutissant la part du lion des investissements et des fonds de roulement. Mais ces derniers temps apparaissent ici aussi des signes de fissures, s’exprimant par la baisse de la production.

La détérioration des indicateurs quantitatifs dans toute l’industrie s’accompagne de la chute continue des indicateurs de qualité ; et en outre la qualité de la production se détériore sur toute la ligne alors qu’en même temps grandit le prix de revient.

La plus grande partie de l’industrie lourde a déjà connu une hausse sensible des prix de revient en 1931 par rapport à 1930 : plusieurs dizaines de pour cent d’augmentation. L’année 1932 montre que la détérioration se prolonge. La production d’automobiles et de tracteurs représente jusqu’à présent, avec quelques autres domaines, une exception, obtenant une baisse des prix de revient. Mais cette baisse a un caractère conjoncturel : elle ne s’observe chez nous seulement que dans de nouveaux domaines, dans lesquels, au cours de la période de lancement, le prix de revient se trouvait, dans un premiers temps, à un niveau particulièrement élevé. Le fait est que STZ [l’usine de tracteurs de Stalingrad [8], NdT] et d’autres nouvelles usines abaissent leur prix de revient jusqu’au moment où elles entrent en pleine possession de leur puissance de production. Et ensuite elles sont menacées du sort général, c’est-à-dire du passage à la croissance du prix de revient en liaison avec les conditions générales de cette « mauvaise gestion organisée » qui règne dans le pays.

Sans s’arrêter sur le travail de l’industrie légère, dans laquelle les mêmes tendances de retard se manifestent avec autant de force, nous nous limiterons à constater un fait commun pour toute l’industrie : avec l’augmentation du capital fixe opérationnel (et cette augmentation réelle se produit encore pour le moment), malgré les rythmes d’engagement de grands travaux qui ne cessent de baisser et du fait de l’énorme masse de capital moins performant, les indicateurs de qualité, et très souvent de quantité, commencent également à se dégrader de façon certaine. Nous ne commençons pas ici à nous occuper de l’analyse des causes de ce phénomène. Elles se ramènent au fond à l’influence désorganisatrice des méthodes de gestion de l’économie, sa direction générale, sa « ligne générale » [9]. L’année écoulée ne fait qu’approfondir son impact négatif sur l’industrie, mais également sur toute l’économie.

En ce qui concerne les bilans généraux de l’évolution du travail de l’industrie, nous n’en avons pour le moment que pour les neuf mois écoulés. La production globale de toutes les entreprises industrielles qui ont au moins seize ouvriers travaillant avec un moteur mécanique ou au moins trente ouvriers travaillant sans moteur mécanique, connaît une augmentation de seulement 13,1 % en comparaison avec les mois correspondants de 1931, selon les données officielles, alors que la production globale de 1931, par rapport à 1930, a augmenté de 21,7 %. Rappelons que ces pourcentages sont obtenus en utilisant les prix de la production globale, et qu’en ayant une approche critique de ces données on met en évidence diverses distorsions, qui relèvent d’une certaine exagération ! Il n’y a aucune raison de supposer que les trois derniers mois qui restent vont changer la situation. En d’autres termes, les indicateurs quantitatifs pour 1932 prennent non seulement du retard par rapport au plan, mais sont inférieurs aux rythmes de l’année 1931 (qui à leur tour étaient inférieurs à ceux des premières années du quinquennat), continuant à suivre des courbes descendantes. C’est encore pire pour ce qui est des indicateurs de qualité.

Les mêmes tendances à une aggravation progressive, mais incessante, s’observent également dans le domaine du transport qui, si l’on en juge d’après son principal indicateur, le chargement moyen journalier des chemins de fer, est en retard de 25 % par rapport au plan et se traîne à un niveau inférieur à celui de 1931 de 7 à 8 %.

Doit-on attendre une amélioration du travail de l’industrie, si ce système ne satisfait pas aux exigences qui lui sont posées ? Est-ce que toute la statistique qui nous est proposée sur l’augmentation de la production globale, exprimée en termes de prix, n’a pas un caractère illusoire et simplement fictif, si la production matérielle qui circule sur le marché est en quantité moins importante que l’année dernière ?

La crise du système monétaire, qui ne cesse de s’approfondir, a la même signification, signalant le danger de la catastrophe économique. Est-ce que le fait que les dirigeants responsables du Gosplan [10] soient obligés de lancer leur avertissement sur la nécessité « de conserver un système monétaire stable » et de rappeler que « seule l’existence d’une devise stable assure le développement normal de la reproduction socialiste élargie » joue un rôle symptomatique ? (Voir l’article d’I. Smilga [11] dans L’économie planifiée [12], no 3, de 1932)

Mais ce qui inquiète le plus, c’est que le triste bilan en 1932 de l’industrie, du transport et des finances s’accompagne d’une régression à venir de l’agriculture, qui a déjà énormément souffert les années précédentes, quand la tactique de la reconstruction rapide de la campagne sur les bases d’une collectivisation bureaucratique a produit un effet économique négatif, se traduisant par la réduction massive des forces productives de l’agriculture.

Les méthodes centristes de gestion à la campagne ont eu pour conséquence ces dernières années que les exploitations individuelles, englobant jusqu’à présent près de 40 % de la population paysanne, sont pratiquement privées de la possibilité de décider de leurs activités, même dans le cadre de la simple reproduction. Les exploitations des kolkhozes sont mises dans de telles conditions, qu’elles perdent les derniers stimulants pour le travail. Et les sovkhozes, au lieu de faire la démonstration aux kolkhozes des meilleurs exemples de production rationnelle, se traînent en fait à la dernière place, discréditant le modèle des grosses exploitations.

L’année 1932 a représenté un recul sérieux, avec la baisse des indicateurs non seulement de qualité, mais également de quantité, de l’agriculture. L’élevage en a souffert le plus. Si en 1930 le nombre total de têtes s’est réduit par rapport à 1928 de 20 %, en 1932 ce chiffre atteint l’ordre de 50 %, selon les calculs les plus prudents. Dans le domaine des cultures, après la qualité, c’est la quantité également qui a commencé à souffrir. La détérioration de l’organisation du travail, la réduction du nombre des forces de trait disponibles, malgré l’augmentation du parc de tracteurs qui ne rattrape pas la perte des animaux de trait, auxquelles s’ajoute la méconnaissance des techniques agraires, tout cela amène de façon inéluctable la chute de la production agricole.

La désorganisation progressive de l’agriculture se voit ne fût-ce que dans le fait qu’au cours de l’année 1932 aucune campagne agricole ne s’est déroulée mieux que celle de l’année 1931, qui avait donné des résultats complètement insatisfaisants. La campagne de semailles de printemps s’est développée dans la majorité des districts à des rythmes plus lents et s’est achevée par un ensemencement très insuffisant. Les stockages de foin et de fourrage ont été très faibles. La moisson des céréales a été extrêmement tardive ; elle a eu pour conséquence une grande sous-production. La récolte des tournesols, des betteraves et d’autres cultures industrielles s’est également mal déroulée. Les approvisionnements en blé et en légumes se déroulent également à des rythmes plus lents que l’année passée.

Donnons quelques exemples pour l’Ukraine, qui a souffert plus que les autres districts des expériences des centristes. Au cours des semailles, qui battaient leur plein au printemps 1932, l’Ukraine, où les semailles ont commencé cette année plus tôt que l’an dernier, a réussi à semer au 1er juin seulement 15,8 millions d’hectares, au lieu de 15,9 millions à la même période en 1931, et à la fin des semailles, 16,8 millions d’hectares au lieu de 18,5 en 1931.

En ce qui concerne les campagnes de moisson, elles se sont déroulées en Ukraine aux rythmes suivants : pour toute la surface des cultures céréalières de 17,2 millions d’hectares (dont 10,6 millions d’hectares de blés d’automne et 6,6 millions d’hectares de blés de printemps), il a été planifié pour la moisson 15,8 millions d’hectares, et le plan a ensuite été réduit à 14,5 millions d’hectares. Seuls 8,2 millions d’hectares ont été moissonnés au 1er août au lieu de 13,8 millions d’hectares en 1931, et à la fin des moissons, le 5 septembre, 13,6 millions d’hectares (alors qu’en 1931, 17,6 millions d’hectares avaient déjà été moissonnés le 15 août, c’est-à-dire 98 % du plan). De cette façon, 3,6 millions d’hectares, c’est-à-dire 21 %, sont restés non moissonnés sur l’ensemble de la superficie et doivent être considérés comme perdus.

La récolte s’est effectuée dans toute l’URSS à des rythmes excessivement lents, même par rapport à ceux insatisfaisants de l’année dernière : le 1er septembre 1932, la récolte a été effectuée sur seulement 64,7 millions d’hectares, contre 75,4 en 1931 ; et ce n’est qu’à la fin de la campagne de récolte que celle-ci a été effectuée sur 71,7 millions d’hectares au lieu des 86,5 prévus par le plan, c’est-à-dire seulement sur 82,9 % des terres.

Non moins inquiétants ont été les résultats des semailles des blés d’automne. Le 1er septembre, quand les semailles devaient être déjà réellement achevées, il n’y avait que 5,1 millions d’hectares qui avaient été ensemencés en Ukraine au lieu des 7,5 de l’an passé ; dans l’ensemble de l’Union, 26,5 millions d’hectares, c’est-à-dire 3,2 de moins qu’en 1931. Enfin, le 10 novembre on avait ensemencé 36,3 millions d’hectares (86,7 % du plan) au lieu des 37,4 de l’an dernier. Les labours d’automne en vue des semailles de printemps se sont déroulés très mal : le 20 janvier, seuls 24,5 millions d’hectares de terre ont été retournés, au lieu de 33,9 en 1931.

Tous ces chiffres n’exigent pas de longs commentaires : les résultats insatisfaisants des semailles du printemps de l’année 1931, qui ont duré deux fois plus de temps que normalement, ont conduit à une baisse sensible de rendement des semailles des blés de printemps ; les résultats encore plus mauvais de 1932 l’ont réduit dans une bien plus grande proportion ; si les rythmes lents de la récolte de 1931 ont conduit à de grandes pertes de grain, la lenteur vraiment digne d’une tortue avec laquelle les blés ont été moissonnés en 1932 a eu un effet encore plus négatif ; si le non-accomplissement des plans de semailles d’automne et des labours d’automne en vue des semailles du printemps 1932 s’est reflété de façon sensible sur la récolte de 1932, alors la marche encore moins satisfaisante des travaux d’automne de 1932 ne peut pas ne pas se refléter de façon fatale lors de la récolte de 1933.

Que signifient les résultats négatifs des principales campagnes agricoles à partir de 1932 ? Ils montrent la dégradation continue de l’agriculture en liaison avec l’opposition et le sabotage de la production sans cesse grandissants de la part de la paysannerie. Dans cette forme de résistance passive à l’encontre du système bureaucratique de direction de l’économie s’exprime un vote politique de la campagne.

Et pour la classe ouvrière, tout cela signifie la détérioration ultérieure de sa situation matérielle : la poigne mortelle de la famine serre encore plus fort son cou.

En confrontant les résultats du travail de l’industrie et de l’agriculture, nous sommes convaincus que la politique des « courses de chevaux » de l’industrialisation et de la collectivisation totale est dans l’impasse.

En se heurtant déjà en 1930 aux limites de son développement optimal, que la fantaisie impétueuse des dirigeants poussait au maximum, l’économie de l’URSS a connu, durant l’année suivante, 1931, une grande rupture, signe du caractère funeste de la politique menée. Cependant, l’aventurisme économique du centrisme a sa logique interne fatidique : il lui a été plus facile de franchir les limites optimales du développement pour aller vers les limites maximales, plutôt que de revenir des limites maximales aux limites optimales.

Saisissant quelques causes isolées de cet échec, et parmi elles une cause aussi essentielle que la détérioration de la situation matérielle de la classe ouvrière, la direction stalinienne n’a pu néanmoins réaliser les vices de la « ligne générale » menée dans sa globalité.

De là également le côté illusoire du programme de sortie de la crise, qui a été tracé par le fameux « je vaincs grâce à la contrainte » de Staline. Cela souligne seulement l’indigence d’esprit de la bureaucratie. Elle a vu dans le passage au bilan commercial et à des méthodes d’organisation du travail qui rétablissent entièrement le système capitaliste de l’exploitation, la panacée suprême contre le malheur qui a frappé l’économie. Cependant, les méthodes du despotisme des usines ne sont pas capables par elles-mêmes de donner un effet économique décisif, si elles ne s’accompagnent pas du passage aux méthodes capitalistes du fonctionnement de la production et de l’échange, si elles ne rétablissent pas l’initiative économique et la liberté de la concurrence économique, ne fût-ce que dans cette forme altérée qui s’est conservée dans le capitalisme monopolistique.

Mais la bureaucratie, liquidant l’utilisation des méthodes socialistes de gestion de l’économie, a également effectué un changement au détriment de ces méthodes type (au lieu de la démocratie ouvrière et du contrôle ouvrier de la production, un arbitraire administratif complet ayant les pleins pouvoirs sur les conditions de travail et même sur la vie des ouvriers) ; en même temps, elle n’a pas su donner à sa politique un caractère capitaliste avec un esprit de suite, car cela est impossible sans un changement décisif dans les rapports de forces sociaux, sans recourir aux méthodes de la contre-révolution politique.

Piétinant avec impuissance sur la ligne de démarcation atteinte avec le capitalisme, la bureaucratie stalinienne se bat en vain dans ces conditions pour tenter de sortir de la crise, tâche impossible à réaliser pour sa direction bureaucratique. Et c’est pour cela que l’année 1932 donne seulement de nouvelles preuves de l’infertilité de la politique centriste.

L’exemple de la réforme tarifaire menée est suffisamment révélateur de ce point de vue, avec le passage aux cadences infernales, par un travail aux pièces [13] de plus en plus intensifié, sous couvert de slogan sur l’augmentation du salaire, ne fût-ce que pour des catégories particulières d’ouvriers dans le cadre de « la liquidation du nivellement » [14]. En fait, aussi bien les méthodes d’application de cette réforme que toute la politique économique de cette année n’ont conduit qu’à une très forte croissance de l’inflation. Ce qui, dans la pratique, veut dire la baisse du salaire réel.

Cet exemple montre, entre autres, que la politique de flatterie menée par la bureaucratie voit venir sa fin naturelle : toutes ces « concessions » à la classe ouvrière portent un caractère fictif, car elles s’annulent vite avec la hausse des prix du commerce libre aussi bien que du commerce d’État.

La signification réelle de cette « réforme » réside dans autre chose. La politique menée par le centrisme se base sur l’exploitation effrénée des masses ouvrières, sur la dilapidation barbare des forces vivantes du prolétariat, sur les privations et la faim qui ne cessent de se renforcer. Cette politique serait impossible si la bureaucratie ne prenait pas des mesures pour affaiblir la résistance de la classe ouvrière par la division et l’opposition de ses diverses composantes. La réforme tarifaire menée sert justement ce but, orientée sur la création d’une aristocratie ouvrière privilégiée, mieux payée.

La bureaucratie, obligée de « faire des concessions » sous la pression de la classe ouvrière dans une direction donnée, passe en même temps à l’offensive contre ses intérêts vitaux. Après l’agitation de l’été, la bureaucratie a jeté aux ouvriers une aumône pitoyable : les cantines publiques d’Ivanovo ont reçu 9 millions de roubles [15]. En même temps elle pense à une nouvelle « campagne », qui s’est exprimée dans le fameux « cadeau d’après Octobre », sous la forme d’une loi draconienne contre les tire-au-flanc, une loi dirigée contre les grévistes ; pour lutter contre eux, l’administration est autorisée à licencier de l’entreprise et à priver les ouvriers de ration de pain.

Ainsi, la bureaucratie stalinienne, s’enlisant de plus en plus dans le marécage créé par sa politique de contradictions, « se transforme de plus en plus en une arme potentielle du bonapartisme » (Problèmes [[16]]).

Mais justement grâce à cela, elle éveille en même temps l’attention de la classe ouvrière, elle l’oblige à se mettre sur la voie de la résistance révolutionnaire à la politique désastreuse de la bureaucratie.

Les actions de la politique centriste à la campagne ont une signification non moins sérieuse. La bureaucratie ne voit pas encore toute la profondeur de la crise qui se développe dans l’agriculture, et c’est pour cette raison qu’elle tente de trouver une issue à la situation dans le cadre de la vieille politique, « la collectivisation totale [17] », elle tente d’y apporter telles ou telles corrections épisodiques, qui ont d’habitude un caractère saisonnier : tantôt une nouvelle ère du commerce kolkhozien revient, tantôt se produit un nouveau tournant vers les mesures extraordinaires.

La situation de l’agriculture ne pouvait pas ne pas provoquer d’inquiétude chez la bureaucratie. La possibilité d’une nouvelle grève des semailles et de la moisson a menacé le pays. Au printemps 1932, une série de décrets ont été publiés ; ils représentaient, semblait-il, le début d’un tournant décisif dans la politique du centrisme à l’égard de la campagne. Mais ces décrets n’ont pas reçu de développement ultérieur. La bureaucratie, se limitant à de petites concessions isolées, ne s’est pas décidée à cette étape à aller plus loin que la limite donnée.

La politique de « la collectivisation totale » et le système de prélèvements de produits agricoles sont restés dans l’ensemble sans changements. C’est pour cette raison que les nouveaux décrets ont peu influé sur l’état d’esprit de la paysannerie, et n’ont suscité chez elle aucun « enthousiasme ». Le sabotage de la production à la campagne a continué à se renforcer : les résultats affligeants des campagnes de travaux agricoles ont montré cela avec évidence.

Mais de nouvelles difficultés surgissent à l’automne. La tâche d’organiser le stockage des blés se dresse devant la bureaucratie. Et voilà que, ne sachant pas trouver la solution juste pour accomplir cette tâche, elle se jette du côté opposé.

La campagne subit une pression administrative accrue, dont le but est de drainer non seulement la partie commerciale de sa production, qui s’est fortement réduite, mais également une part substantielle de la production destinée à son propre usage. Dans ce cadre une nouvelle saison de persécutions, d’une très grande brutalité s’abat sur le secteur kolkhozien de la campagne, accompagnée de violentes mesures à l’encontre des membres des comités de districts et d’autres représentants de l’appareil de base. Tout cela à une échelle sensiblement plus large que les années passées.

Enfin, l’aggravation de la lutte, qui prend toujours plus de force, oblige à déclarer une véritable guerre économique et politique à la campagne. La plus grande partie des districts productifs (Oural et vallée de la Volga, nord du Caucase et Ukraine), ces principaux greniers à blé de l’Union, se retrouvent presque en état de siège. Passer par les armes ou exiler des communistes et des kolkhoziens commence à faire partie du système et cela devient les principales méthodes de préparation des récoltes des céréales dans les districts productifs de l’URSS (voir les décisions des comités de territoire du Caucase du nord, de l’Oural, de la vallée moyenne de la Volga, du comité de région des centres de service technique et du soviet des commissaires du peuple d’Ukraine).

Un trait caractéristique apparaît dans toute la politique de la bureaucratie à l’égard de la campagne : subissant le sabotage dans le domaine de la production des kolkhoziens et réprimant la « résistance des koulaks », elle s’efforce de démontrer hypocritement sa « sollicitude » envers le prolétariat en organisant le ravitaillement des villes en vivres pour la nourriture de tous.

En même temps, en inventant de nouvelles méthodes de répression du prolétariat, la bureaucratie veut montrer à la campagne qu’elle ne cédera pas « aux exigences grandissantes » des « tire-au-flanc et des parasites » qui remplissent les fabriques et les usines.

Cette politique de lutte sur deux fronts, si caractéristique du centrisme déjà dans le passé, prend maintenant un caractère de plus en plus tragique (pour la bureaucratie elle-même), car elle rétrécit graduellement, de plus en plus, la base du centrisme, sa politique s’opposant de plus en plus aux intérêts des deux principales classes du pays : le prolétariat et la paysannerie.

En même temps, cette politique ne résout pas les difficultés économiques : elle les aggrave au contraire, désorganisant définitivement le travail et la production, aussi bien à la ville qu’à la campagne.

Devant les résultats désastreux de sa politique, la bureaucratie elle-même est troublée et fait montre d’hésitation. Elle perd sa foi en la possibilité de sortir de la crise sur la voie de « la ligne générale ». Elle tarde même à la mise en route de son deuxième plan quinquennal solennellement annoncé et dont l’objectif était d’établir la société sans classes.

En perdant ses perspectives, la bureaucratie cherche une issue sur la voie du renforcement à venir de la terreur. L’aventure ultragauche, dont l’éclatement de révoltes paysannes a marqué les premiers pas, se tarit devant nos yeux et elle menace d’être noyée dans le sang du prolétariat.

À côté de la terreur interne, la bureaucratie a encore une voie très séduisante : celle de jouer sur l’échiquier de l’aventure diplomatique. Tous les efforts de la diplomatie stalinienne sont dirigés vers la recherche des possibilités de combinaisons de coulisse avec les chefs de l’impérialisme étranger.

Pour savoir quelles en sont les limites dans les deux directions, nous ne pouvons que faire des conjectures. Une chose est sûre, c’est que se dressera aussi bien d’un côté que de l’autre, la menace terrible du renversement contre-révolutionnaire, comme fin logique de l’aventure ultragauche.

Nous ne devons pas sous-estimer la vitalité du pouvoir bureaucratique, faisant l’équilibre entre les classes et s’appuyant sur un système sophistiqué de mensonge et de violence. Mais si toutes les tentatives étaient prématurées pour prédire sa fin proche en 29 et 30, dans la mesure où les processus n’étaient pas encore achevés et les possibilités pour les manœuvres et les tournants n’étaient pas encore épuisées, aujourd’hui les bases de la situation ont changé et les échéances se rapprochent.

Et ce n’est pas à nous, l’opposition léniniste, de nous fermer les yeux sur les perspectives qui s’ouvrent, quelle que soit leur gravité ; ce n’est pas à nous de rester inactifs devant les événements décisifs qui vont survenir, car nous sommes les seuls à pouvoir proposer au prolétariat un programme clair de lutte, une voie claire de sortie de la crise dans la direction prolétarienne.

II. À toute vapeur vers la crise politique[modifier le wikicode]

Le développement de la politique du centrisme ces dernières années, avec toutes ses contradictions et ses zigzags, est le résultat d’un entrelacement très complexe des relations entre les classes. Il s’est exprimé dans l’accumulation progressive des éléments de double pouvoir, qui sapent le régime de la dictature du prolétariat.

Cependant, bien que les conditions premières du bonapartisme soient réalisées sous de nombreux rapports et que les processus de dégénérescence au cours de ces années soient allés très loin, le centrisme au pouvoir ne réussit pas encore à enfourcher le cheval bonapartiste de la contre-révolution paysanne, car la paysannerie a perdu les derniers restes de sa confiance en la bureaucratie centriste.

C’est justement pour cette raison que le centrisme se débat dans l’étau des contradictions et ne peut se libérer du piège de l’aventure ultragauche.

Le renversement bonapartiste exige des « victimes expiatoires » pour les péchés du centrisme.

Après le 15 mars 1930, de telles victimes ont été Baumann et d’autres « déviationnistes de gauche », qui ont payé en perdant leur poste.[18]

Depuis, trois ans ont passé. L’aventure ultragauche a approfondi la crise économique et a aggravé les contradictions des classes dans le pays.

Si on pouvait alors se limiter à un remaniement interne de l’appareil, il est peu probable maintenant qu’on réussisse à conserver l’équilibre dans la direction, même en procédant à un remaniement de grande ampleur, car dans la situation tendue actuelle, tout changement politique important (et y compris celui qui s’effectuerait par en haut) apparaîtra comme une impulsion initiale pour un mouvement politique dans le pays et dans le parti.

On ne peut se racheter maintenant devant l’histoire en sacrifiant quelques têtes en nombre insignifiant. Les forces des classes qui commencent à s’activer exigeront un changement de régime d’une façon ou d’une autre, et cela n’entre pas dans les calculs de la direction.

Les événements qui se déroulent dans le pays attirent l’attention par une série de traits particuliers qui mettent en relief, d’une manière tranchante, l’étape actuelle dans l’histoire de ces dernières années, comme une étape conclusive, visiblement, « de la période centriste » de la dictature du prolétariat ; soit elle ouvre la voie au rétablissement de celle-ci à un niveau plus élevé, si le prolétariat a assez de forces pour tourner le volant dans la direction dont il a besoin, soit la contre-révolution bonapartiste prend le dessus.

La tension extrême de la situation politique pose carrément la question du pouvoir.

Le pays, poussé dans une impasse économique et politique, peut chercher à en sortir en empruntant seulement des voies prolétariennes ou la voie d’une nouvelle NEP[19], car « la ligne générale » stalinienne est déjà brisée : elle craque sous la pression des contradictions qu’elle a, elle-même, engendrées.

Chacun des nouveaux décrets de la bureaucratie dirigeante, chacune des nouvelles mesures révèlent avec une force renouvelée sa dégénérescence bonapartiste grandissante.

Le processus de son détachement du prolétariat, achevé définitivement, se dessine avec une clarté maximum devant nous. En s’appuyant sur un régime plébiscitaire, utilisant toutes les méthodes de violence morale et physique, y compris jusqu’à tirer sur les manifestations d’ouvriers, la bureaucratie a concentré dans ses mains la plénitude du pouvoir, progressivement, pas à pas, privant la classe ouvrière des derniers restes de contrôle sur l’appareil et sur sa politique.

C’est pour cette raison que la lutte entre le prolétariat et la bureaucratie centriste actuelle, une force socialement hostile au prolétariat et exerçant sur lui la pression des classes ennemies, est l’une des formes de la lutte des classes.

Cependant, aussi loin qu’aille la bureaucratie dans sa politique de répression, elle doit la masquer jusqu’à présent sous une forme « adaptée au prolétariat ». Cela s’exprime avant tout dans son idéologie spécifique, dont le contenu est anti-prolétarien, mais formellement présenté dans une tenue de camouflage adaptée au marxisme et au léninisme, modernisés à la façon de Staline. Cela s’exprime également dans la conservation, jusqu’à présent, d’une série d’institutions de la dictature prolétarienne que la bureaucratie n’a pas la force de détruire, tant qu’elle n’a pas ouvertement conclu un arrangement avec la contre-révolution.

Jusqu’à présent, l’oligarchie stalinienne, comme tout pouvoir pré-bonapartiste, est obligée de « pratiquer l’équilibrisme, afin de ne pas chuter, de faire les yeux doux afin de diriger, d’acheter, de plaire et pour ne pas tenir que par la force des baïonnettes ».

En louvoyant entre les classes, et encore sans aisance, la bureaucratie est loin de se sentir toute puissante, dominant souverainement, seule au-dessus des classes.

Cela explique justement le caractère original, hybride, des décrets pris, portant à tour de rôle des coups durs aux intérêts vitaux des deux principales classes du pays, et en même temps obligeant à des manœuvres destinées à cacher ses intentions réelles.

Il est vrai que l’équilibrisme se pratique sur une base qui ne cesse de se rétrécir. C’est pour cette raison que les éléments de flatterie dans la politique de la bureaucratie cèdent de plus en plus le pas à l’intimidation grossière, et que les concessions faites prennent de plus en plus le caractère d’aumônes modiques, qui ne peuvent susciter aucune illusion.

Dans cette situation, l’appareil fait montre d’une tendance à se contenter de plus en plus de mesures terroristes, ayant perdu depuis longtemps la possibilité de diriger dans le cadre normal de la bonne légalité soviétique.

Toute l’activité des organes dirigeants du pays se concentre sur le renforcement de l’arbitraire administratif. Les mandataires locaux et les satrapes du pouvoir central ont liquidé toute autonomie locale et rendent la justice à la ville, à la campagne, dans les usines et dans les kolkhozes. Le recours à l’arbitraire sanglant du Guépéou[20] sur les masses se propage de plus en plus largement, non seulement sur les masses paysannes, mais également ouvrières.

C’est pour cette raison qu’aujourd’hui les chances réformistes de sortie de crise s’épuisent de plus en plus rapidement. Et bien que le prolétariat conserve encore la possibilité de rétablir sa dictature par voie de réforme, cela devient de plus en plus problématique du fait de la dégénérescence de la bureaucratie qui s’est beaucoup accentuée.

La plus mauvaise variante, celle de la guerre civile, devient de plus en plus possible.

Cependant, aussi loin que soit allée la dégénérescence, elle n’a pas encore atteint la limite quantitative au-delà de laquelle se produit le bond qualitatif. Et bien que « les chefs idéologiques et organisationnels de la contre-révolution aient pénétré profondément les organes de la dictature prolétarienne », « le sang de la guerre civile doit couler entre la fonction actuelle de l’appareil et sa fonction de demain ».

En outre, la question du pouvoir sera résolue non par la bureaucratie bonapartiste elle-même, quoiqu’elle veuille, mais par les classes, dont le corps-à-corps acharné devient de plus en plus probable.

Mais celui qui classerait les épisodes sanglants, dont l’information a commencé à nous parvenir, au niveau d’actes de la guerre civile et non d’épisodes isolés, et qui en conclurait que la dernière étape qui nous sépare de la restauration capitaliste est déjà passée, ferait une grossière erreur. Car tant que nous avons encore affaire non à la bataille générale, dont l’issue décide de la victoire de l’une ou de l’autre partie, mais seulement à des escarmouches d’avant-postes, dont les résultats ne prédéterminent pas l’issue définitive et ne disent même rien sur la possibilité d’éviter la guerre civile, nous sommes seulement avertis de sa probabilité croissante.

Indiscutablement, l’appareil, ou plus exactement son groupe dirigeant, est dans un état d’esprit très féroce. Le bourreau sanglant des ouvriers d’Ivanovo, Kaganovitch[21], n’aurait certainement pas hésité à cribler d’une pluie de plomb plus d’un million d’ouvriers.

Mais, par bonheur, l’issue du combat ne sera pas décidée par les Kaganovitch. La classe ouvrière de l’URSS, qui est devenue une force révolutionnaire gigantesque, ne baissera pas la tête devant les agresseurs, et prenant conscience du danger qui la menace, arrachera de leurs mains les armes utilisées de façon criminelle avec une énergie puissante, les privera du pouvoir usurpé au détriment du prolétariat.

Mais la fraction centriste dominante elle-même ne représente pas une masse contre-révolutionnaire monolithique. Et au moment décisif elle subira une différenciation rapide, selon les axes sociaux principaux.

Maintenant déjà, sous la pression de la situation, des regroupements commencent, qui préparent la désagrégation et la dislocation de l’appareil, le privent de son monolithisme ; avec des gens perdus, paniqués, ayant peur du lendemain d’un côté, des organisateurs cachés d’un coup d’État contre-révolutionnaire possible de l’autre.

C’est seulement ainsi que l’on peut expliquer le caractère double et contradictoire des dernières mesures prises par la bureaucratie, son piétinement hésitant dans les questions de la politique économique, ses tentatives de faire oublier ses échecs en matière de gestion par de nouvelles répressions féroces à droite et à gauche, dictées par l’espoir vain de faire peur aux classes [ouvrière et paysanne] et de repousser l’heure du terrible châtiment.

Mais plus l’indécision et l’agitation de la direction économique apparaissent, plus la bureaucratie prend le chemin de la terreur, plus vite les éléments de la crise politique, qui mûrit, se font également voir.

Les forces bonapartistes se manifestent dans le pays de façon plus insolente, dictant avec hardiesse leurs exigences.

Mais le prolétariat est également alerté de façon de plus en plus nette, et s’active sous l’influence d’une situation survoltée, préparant une tempête.

Le parti, formé de trois millions de membres, ne peut également rester indifférent à tout ce qui se produit : liquidé comme avant-garde volontaire du prolétariat, il porte en lui les embryons des deux camps de la guerre civile.

Son flanc droit bonapartiste s’apprête à prendre la tête de la contre-révolution. Le flanc gauche prolétarien du parti, battu et désorienté, cherche des liens avec l’opposition léniniste, poussée dans la clandestinité, qui doit s’efforcer de trouver sa place à la tête de la classe ouvrière qui se dresse pour la lutte.

Entre ces deux flancs, il y a une masse informe d’éléments intermédiaires, incapable de prendre conscience du sérieux de la situation, incapable d’en tirer toutes les conclusions indispensables.

Mais les premiers coups de tonnerre qui se font entendre, les premiers signes de reprise de l’activité des masses ouvrières, ont déjà apporté dans ce milieu le poison de la décomposition. En ce moment, même les Zinoviev et les Kamenev, qui ont trahi plus d’une fois la cause du prolétariat, sont à nouveau obligés de pencher vers la gauche, et signaler ainsi le début de la différenciation du marais dans le parti.

Ces indices, ainsi que toute une série d’autres, montrent que les rythmes s’accélèrent, que les classes s’engouffrent dans la lutte.

Qu’éclate donc l’orage purificateur de l’indignation du prolétariat qui, seul, est capable d’écraser les forces de la contre-révolution qui couve sous le boisseau.

À la veille d’événements menaçants qui mûrissent dans le pays, il est tout à fait indispensable d’étudier plus souvent et avec plus d’attention les faits isolés qui leur servent de signe avant-coureur, qui nous signalent le rapprochement du moment décisif.

Il est vrai que les informations dont nous disposons sont extrêmement maigres. Mais ce que nous savons précisément témoigne du passage à une nouvelle phase de la résistance prolétarienne au régime bureaucratique. De la protestation passive, sous la forme de changements massifs d’emploi, d’absentéisme dans les réunions (vote par les pieds), aux formes actives, grèves et manifestations, apparaît le réveil du mouvement ouvrier. Cela montre que la période de la réaction sociale et politique n’a pas eu le temps de faire disparaître de la conscience du prolétariat les formes de lutte auxquelles il est habitué, et grâce auxquelles il sait vaincre.

Sous la pression de la crise économique qui ne cesse de s’approfondir, le prolétariat, politiquement opprimé, est poussé à une paupérisation la plus extrême. L’exploitation atteint de telles dimensions qu’elle le menace de dégénérescence physique.

Mais l’instabilité des conditions de vie est l’un des facteurs les plus importants du développement révolutionnaire et, comme dit L. D. [Trotski NdT], il « fait perdre son équilibre à l’ouvrier le plus calme ». C’est en cela que réside la cause des manifestations économiques de la masse ouvrière. Cependant, le régime existant n’offre aucun cadre légal à la lutte économique. L’impossibilité de cette dernière poussera justement la masse ouvrière vers une transformation très rapide de la lutte économique en luttes politiques ; cela mettra fin à la torpeur et l’absence de réaction : « le destin de la révolution d’octobre sera décidé par des millions et des dizaines de millions ».

Il n’est pas douteux que les événements de Makéyev, d’Ivanovo[22] et d’autres lieux soient seulement des oiseaux annonciateurs de l’essor révolutionnaire futur. Mais les premiers torrents de sang prolétarien, versés par les Kaganovitch[23], réveilleront et dresseront les détachements de la classe ouvrière. Sous la grêle des balles, le mécontentement passif des masses prendra la forme d’une action révolutionnaire ouverte qui ne cessera de se renforcer.

Tout comme ont joué ce rôle, en leur temps, les heurts du 9 janvier pour la première révolution russe[24], et les événements de la Léna[25] qui ont précédé pour l’essor révolutionnaire des années 1912-1914, tout comme les secousses qu’ont provoquées les journées de juillet 1917 durant la période de préparation d’octobre. De la même façon la justice sommaire d’Ivanovo (dont la date exacte nous est jusqu’à présent encore inconnue) mobilise l’indignation prolétarienne dans tous les centres industriels d’URSS. En ce sens, la signification révolutionnaire de cet événement pour le mouvement de masse prolétarien est difficile à estimer.

Durant les événements d’Ivanovo et d’autres villes, par lesquels la classe ouvrière emprunte la voie de la lutte active pour ses droits, ce qui est nouveau, c’est d’un côté l’élan puissant du mouvement de masse spontané, de l’autre la férocité de la bureaucratie, qui a eu peur pour son pouvoir, qui ne s’est pas arrêtée devant l’utilisation des mesures sanglantes pour l’écrasement des grévistes désarmés.

Les circonstances qui ont fait que les ouvriers d’Ivanovo se sont retrouvés sur le devant de la scène ne sont, bien sûr, absolument pas fortuites : c’est l’un des détachements prolétariens des plus avancés dans le pays, qui a souffert, dans une petite mesure, d’une dilution avec de nouveaux arrivants, et qui avait été mis dans les plus mauvaises conditions matérielles de vie. Les causes des manifestations étaient bien sûr nombreuses. Mais la situation extrêmement difficile de l’approvisionnement a été la première impulsion qui a mis en évidence le mécontentement accumulé des ouvriers et lui a donné la forme expérimentée de la grève et de la manifestation.

L’économisme spontané qui s’est emparé des ouvriers d’Ivanovo est tout à fait normal. Ils se sont engouffrés dans une lutte grandiose avec la bureaucratie locale, qui a réduit les maigres rations prolétariennes. Ils ne s’attendaient probablement pas à ce que l’oligarchie dirigeante, représentée par l’opritchnik[26] stalinien Kaganovitch, proclame que leur protestation était contre-révolutionnaire et dirigée contre le pouvoir soviétique.

Et c’est seulement quand le pouvoir central a pris sur lui la responsabilité de la fusillade que les ouvriers ont été convaincus par leur propre expérience du lien profond existant entre l’économie et la politique.

Nous n’aurions cependant pas estimé à sa juste valeur le rôle inhibitif que joue le temps dans le développement de la conscience des masses si nous avions conclu que toutes les déductions politiques ont été déjà tirées par la grande masse des ouvriers. Et bien que le mécontentement spontané et informel des masses contre la bureaucratie se soit beaucoup accumulé, celles-ci ne manifesteront de façon organisée et consciente qu’avec l’existence d’une avant-garde énergique et pleine d’abnégation.

La bureaucratie oppose une résistance obstinée aux mouvements des masses, tentant de couper leurs interventions en parties séparées. C’est pour cette raison qu’on ne peut savoir si les événements prendront une tournure qui a été observée en 1917, et auparavant, durant la révolution de 1905. La méthode des simples analogies avec le processus de développement du mouvement de masse de la classe ouvrière dans les périodes précédentes de son histoire ne peut se justifier. Le mouvement, dans les conditions d’un régime terroriste féroce, poussé à la clandestinité, peut se développer sous des formes cachées, tant qu’il ne perce pas sous la forme d’une très forte explosion.

Notre tâche est d’accélérer le processus de conscientisation politique des masses et de faciliter la formation en leur sein d’une avant-garde combative.

L’opposition léniniste n’accomplira sa mission que si elle tient compte, et de façon juste, de l’importance du facteur subjectif ; elle donnera la direction requise à la lutte des masses, leur permettra de devenir un courant organisé, leur proposera ses mots d’ordre, les seuls qui mèneront les masses sur la voie juste.

Les événements d’Ivanovo soulèvent beaucoup de questions qui constituent des sujets de débat dans notre collectif. L’attitude à leur égard est la pierre de touche pour tous nos groupes et courants, comme l’appréciation des événements de la Léna[27] ont eu en leur temps une énorme importance pour le parti prolétarien, testant son caractère révolutionnaire.

Durant cette période, les bolcheviks se sont trempés dans leur lutte contre les mencheviks qui manifestaient, l’écume à la bouche, contre les « lanceurs d’étincelles », contre les « entrelacements » entre les mouvements économiques et politiques du prolétariat.

Il nous appartient maintenant aussi de mener une lutte ferme à l’encontre des partisans de la passivité qui, comme les mencheviks (les liquidateurs de l’époque), affirment d’un côté que la lutte économique « pour les petits pains de blé » ne peut porter un caractère révolutionnaire, et font connaître en même temps leur crainte, que le mouvement économique ne « se complique » par des mouvements politiques.

En copiant leurs précurseurs historiques, nos liquidateurs présentent le mouvement ouvrier comme une force spontanée aveugle, que l’on peut tourner dans n’importe quelle direction, que l’on peut utiliser pour n’importe quelle aventure du genre de Kronstadt[28].

Ils présentent les derniers mouvements des ouvriers comme une lutte « pour la liberté du commerce », comme une force poussant Staline à la liquidation « des restes créatifs du cours de gauche » et pour leur remplacement par la néo-NEP. Ils vont même plus loin, proposant de chercher la source des forces révolutionnaires du pays non pas dans la classe ouvrière, dont ils doutent de l’esprit révolutionnaire, mais dans l’appareil bureaucratique, dont les forces connues peuvent jouer à leur avis le rôle de « sauveurs de la patrie socialiste ». En mettant toutes les relations réelles sens dessus dessous, ils jouent le rôle de francs complices de la bureaucratie dans sa lutte criminelle contre la classe ouvrière.

Entre-temps, pour tout bolchevik-léniniste authentique, il doit être clair que l’unique force révolutionnaire capable de vaincre la contre-révolution est la classe ouvrière, qui s’est historiquement formée comme la force hégémonique de la révolution.

Les événements de la Léna ont joué à leur époque un grand rôle également en consolidant autour du parti bolchévique tous les éléments révolutionnaires qui, en raison de l’impatience dont ils ont fait preuve, s’adonnaient à l’ultra-gauchisme, s’entichant d’otzovisme[29], de syndicalisme et d’autres courants radicaux qui les écartaient du courant principal de la lutte politique prolétarienne. Ce n’est pas un hasard si c’est justement l’essor de la lutte des classes, qui a conduit au tournant de l’intervention des ouvriers vers l’orientation léniniste, a conduit à la liquidation et à la disparition de tous les courants ultra-gauche et à la concentration de toutes les forces révolutionnaires de la classe ouvrière autour des bolcheviks.

Il y a toute une série de signes annonciateurs du fait que le mouvement qui débute dans le pays puisse conduire également à l’union correspondante de tous les éléments réellement révolutionnaires de notre mouvement, et que tous les camarades qui s’entichent maintenant de radicalisme extrême alors qu’on entend de loin « le pas cadencé des bataillons ouvriers », mesureront leur pas trop pressé à celui relativement lent, mais ferme et inébranlable, des lourdes réserves prolétariennes.

D’un autre côté, les renégats dégénérés, les sceptiques sans espoir et les passifs indécis reçoivent une stimulation décisive à exercer définitivement leur droit à disposer d’eux-mêmes et à passer de l’autre côté de la barrière qui nous sépare de la bureaucratie stalinienne.

L’essor du mouvement ouvrier conduira inévitablement à ce nouveau regroupement politique dans nos rangs, sans lequel la mobilisation des forces révolutionnaires est impossible.

III. L’orientation vers la lutte de masse et contre les liquidateurs[modifier le wikicode]

Dans les tournants brusques de l’histoire, dans les moments décisifs de l’essor du mouvement de masse, la direction du mouvement n’est très souvent pas à la hauteur de la situation.

La crise de la direction s’exprime en outre dans fait qu’elle prend du retard par rapport à la croissance du mouvement, qu’elle ne comprend pas toute l’importance des tâches qu’elle doit accomplir, qu’elle sous-estime les forces révolutionnaires du mouvement. En d’autres termes, la direction est trop faible pour assurer la victoire au mouvement. Et les masses, abandonnées à elles-mêmes, ne recevant pas de directives ou en recevant de fausses, subissent une défaite dès que la partie adverse est en mesure de se convaincre de la faiblesse de la direction de la lutte révolutionnaire.

C’est pour cela que devant l’agitation qui se profile dans le pays, notre première tâche est d’assurer aux masses l’existence d’une avant-garde qui soit capable de s’orienter rapidement, et qui serait suffisamment combative pour ne pas avoir peur devant le danger. La tâche de la création d’une telle avant-garde, qui concentre en elle la conscience révolutionnaire et la volonté de la classe, est, en substance, la tâche de la reconstitution du parti à partir des éléments isolés, mais vivants, qui se trouvent dans le noyau prolétarien du parti et en dehors de lui, dans les couches conscientes politiquement de la classe ouvrière, mises formellement hors des rangs du parti.

Cette tâche de reconstruction du parti relève de l’opposition léniniste. Mais l’opposition ne pourra accomplir la tâche qu’elle s’est fixée, que si elle se libère de toute hésitation, de toute cette indécision qui se révèle actuellement parmi une partie de ses cadres.

À partir de là, l’importance qu’a la lutte qui se mène maintenant à l’intérieur de l’opposition pour une position politique claire, pour une ligne tactique précise, est évidente.

Le processus de différenciation à l’intérieur de l’opposition, qui est loin d’être achevé, s’est à nouveau renforcé, en lien avec l’intensification de la lutte de classe dans le pays.

Une nouvelle récidive du danger de droite dans nos rangs a pris le caractère plus ou moins masqué d’une campagne révisionniste contre les orientations principales de notre mouvement.

Nous ne devons pas surestimer l’importance de nos cadres qui sont enfermés dans les isolateurs. Nous ne nous apprêtons pas à les ériger au rang de « détachement avancé de l’avant-garde ». Néanmoins nous ne pouvons passer outre les processus qui mûrissent à l’intérieur de notre collectif. Nous devons nous rendre compte que la fameuse triste découverte de F.[30], selon laquelle les staliniens « sont devenus l’aile gauche du parti » alors que l’opposition léniniste « s’est transformée en un bloc droitier et centriste dans la clandestinité », n’est qu’une expression plus franche de ces divergences idéologiques qui gagnent plus fortement les éléments droitiers de l’isolateur.

L’exposé le plus complet et conséquent des positions liquidatrices se trouve dans les fameuses thèses de M., B. et M., ainsi que dans les articles de certains auteurs de cette troïka respectable.

Libérés de l’écorce radicale, parfois ultragauche, des phraséologies, ces thèses nous présentent le tableau le plus sombre de la prostration politique et du reniement.

Niant clairement la théorie de la révolution permanente, ils refusent la thèse principale de cette théorie sur la croissance inéluctable de l’activité militante du prolétariat mondial, et défendent la thèse contraire de l’épuisement des ressources morales et physiques du prolétariat et ne laissant comme seule possibilité que sa retraite sous les coups de la petite bourgeoisie, qui s’empare tout le temps de nouvelles positions.

En mettant en avant l’opinion que la plate-forme bolchevik-léniniste a fait montre de son « invalidité historique », ils tentent de montrer que les Problèmes[31] du camarade Trotski « s’opposent » à tous ses écrits antérieurs et orientent l’opposition sur la voie « de la reconnaissance de la situation existante » en plaçant ses partisans « sur le terrain de la construction du socialisme tel qu’elle se fait [par les centristes] ».

Se couvrant du masque de la solidarité avec les conclusions économiques des Problèmes, altérant de toutes les façons possibles et dénaturant l’appréciation donnée par le camarade Trotski de la politique économique du centrisme, ils soutiennent que l’aventure ultragauche est « une étape inéluctable de la révolution » et que l’opposition doit « assumer la responsabilité » de ses résultats. Ils tentent alors de démontrer l’idée absurde que l’union de la classe ouvrière et de la paysannerie s’est rétablie sur la base de la nouvelle politique « totale » et « du plan quinquennal en quatre ans ».

Dans toutes les autres questions, les auteurs des thèses polémiquent avec le camarade Trotski, non plus sous une forme masquée, mais en l’accusant clairement de « dogmatisme » et d’« unilatéralisme ». En outre, ils s’en prennent avec la plus grande fermeté à la thèse de la liquidation du parti, arguant au contraire qu’il est redressé, et redevenu l’unique atout de la dictature du prolétariat.

Bien que la conception à moitié menchevik et à moitié centriste de M., B. et M. rompe ouvertement avec toutes les orientations de l’opposition léniniste, il y a dans notre collectif des camarades qui rejettent toute tentative de critique de cette conception. Cela s’explique par le fait que ces camarades ont eux-mêmes des positions qui ne se distinguent que peu des opinions de M., B. et M. Souvent, la différence se réduit à des formulations plus souples et plus indéterminées, se prêtant à diverses interprétations. Leur nature de centre gauche est hors de doute.

Arrêtons-nous sur l’ensemble de l’argumentation développée par le camarade D. L. À sa base il y a l’appréciation incorrecte du rôle de la bureaucratie et du centrisme. Dans un contre-projet de thèses des camarades D. L. et K. apparaît l’idée que les contradictions entre la classe ouvrière et la bureaucratie représentent « une contradiction entre la grande masse du prolétariat et son groupe dirigeant bureaucratique ». De là, la position selon laquelle ces contradictions ne peuvent sortir des limites de la classe, que la lutte contre la bureaucratie est une lutte à l’intérieur d’une même classe. Une telle position entraîne l’appréciation inexacte des perspectives ultérieures. Le camarade D. L. ne voit pas que dans le centrisme même réside sa dégénérescence bonapartiste. C’est pour cela que, de son point de vue, la tâche de la réforme est la prévention du danger « du renversement du centrisme », mené de l’extérieur par les forces de la contre-révolution bonapartiste, ne remarquant pas le danger pour la révolution qui mûrit à l’intérieur même du centrisme.

Considérer ainsi la bureaucratie stalinienne comme l’une des composantes dans la classe ouvrière, et opposer le centrisme au bonapartisme, forment la base, prônée par le camarade D. L. et ses partisans, d’une tactique passive et de leur crainte du développement d’un mouvement ouvrier de masse. Dans les questions de politique économique, les erreurs du camarade D. L. reviennent à nier le rôle de la direction comme l’un des facteurs indépendant, créant et approfondissant les crises, à défendre la théorie du développement général de l’économie de l’URSS sur la base de la politique menée par les centristes, et à nier la nécessité de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie ; de cette négation découle justement sa lutte acharnée contre le programme du rétablissement de la NEP léniniste. Enfin, dans le domaine de la politique internationale, le groupe du camarade D. L. a soutenu la tactique du centrisme en Allemagne et dans d’autres pays, en s’opposant au front unique tel qu’il est proposé par le camarade Trotski.

Nous ne nous arrêterons pas sur les autres erreurs du camarade D. L., ainsi que sur ses tentatives de donner une mise en forme théorique à ses opinions, représentant une parodie de la révolution permanente.

Nous laisserons de côté les opinions qui sont développées par d’autres groupes existant dans le collectif qui, à un degré ou à un autre, ont une relation craintive avec le mouvement de masse prolétarien, capitulant de fait devant la ligne générale stalinienne qu’ils sont prêts à défendre contre le centrisme lui-même qui ne la mène pas, selon eux, de façon suffisamment conséquente (voir les déclarations correspondantes de V. K., de L. T-v et d’autres).

Il est tout à fait compréhensible que, dans les questions de tactique également, tous les courants semblables fusionnent dans un seul bloc de renégats, de liquidateurs et d’éléments passifs, contre les partisans conséquents, « étroits » et intransigeants du camarade Trotski. Ce bloc, bien sûr, tente de se cacher derrière sa loyauté vis-à-vis des principales orientations de l’opposition, tout en cumulant cela avec une attitude conciliante à l’égard de toutes les déviations dans leur milieu qui s’écartent du bolchévisme.

Des conciliateurs s’agitent avec impuissance dans les courants particuliers de ce bloc ; ils déclarent toutes les « nuances » d’opinion égales, dans la mesure où elles sont apparues sur la base de notre organisation et ne rompent pas formellement avec elle. Estimant que tout différend est une « vétille », ces conciliateurs déclarent que la guerre idéologique est une zizanie née « d’influences personnelles ». Mais, dans les faits, ils ne se contentent pas d’hésiter entre les groupes en lutte : comme cela est toujours le cas avec les opportunistes, ils cherchent eux-mêmes à contribuer de toutes les façons à la lutte des renégats contre les défenseurs réels de la ligne léniniste.

Ainsi, à l’approche d’une crise politique dans le pays, notre collectif se trouve de fait divisé en deux sous-fractions, s’affrontant avec des opinions différentes sur la situation dans le pays et les tâches à accomplir par notre mouvement.

Il n’y a pas de doute qu’aujourd’hui, alors que les tâches de la lutte occupent le premier plan, les questions tactiques vont devenir l’objet principal de la discussion. Ces questions sont décisives également dans notre vie à l’intérieur de l’isolateur.

Et nous devons ici mettre en avant, avec toute la clarté nécessaire, la résolution de ces questions, ce qui nous semble obligatoire pour tout bolchevik-léniniste véritable.

Nous devons avant tout refuser catégoriquement toutes les assertions selon lesquelles la force motrice de la contre-révolution peut être le prolétariat. Au contraire, l’analyse de la situation dans le pays montre que la voie de la contre-révolution peut être ouverte seulement par le refus de mobilisation des forces de la classe ouvrière.

Si l’opposition léniniste et le noyau ouvrier du parti ne réussissent pas à initier et à organiser la lutte des masses ouvrières contre la bureaucratie, alors la victoire de la contre-révolution sera inéluctable. Toute hésitation et indécision en matière de développement des actions de lutte de la classe ouvrière entraîneront la menace du renforcement des forces de classes hostiles et la victoire de la plus mauvaise variante. La question des formes de lutte de la classe ouvrière est également pour nous tout aussi certaine.

L’opposition, bien sûr, fera tous les efforts pour préparer le mouvement sur le plan organisationnel. Mais si les délais se révèlent insuffisants, alors les bolcheviks-léninistes ne devront de toute façon pas rester des spectateurs passifs : ils devront entrer en lutte, afin de donner au mouvement le caractère le plus organisé possible dans son déroulement.

Pas une seule grève, pas une seule manifestation prolétarienne ne doit rester sans participation de nos militants organisés en liberté.

Et de ce point de vue nous pouvons complètement appliquer aux conditions actuelles les paroles prononcées par le camarade Trotski en 1914 : « La critique des grèves spontanées, opportune lorsqu’il s’agit de s’adresser aux couches d’avant-garde du prolétariat, devient une force conservatrice, qui retient et décourage les ouvriers et ne les pousse pas en avant, dès lors que cette critique se transforme en la simple condamnation de toute lutte par la grève non organisée. »[32]

Notre principale tâche sera donc, dans ces conditions, en appliquant encore l’instruction célèbre du camarade Trotski « d’introduire dans la lutte des masses qui se développe spontanément, la plus grande unité possible, la conformité à un plan établi d’avance, la conscience »[33].

L’approche d’événements décisifs nous obligera à poser toutes les questions de tactique, elle nous obligera à opposer un front uni de tous ceux qui se tournent vers le mouvement de masse à ceux qui, avec la bureaucratie, qualifient la classe ouvrière de « révoltés de Kronstadt ».

Le jour approche où la force des événements nous obligera à distinguer les ennemis des amis avec pour critère la réponse à la question : avec qui aller, avec la classe ouvrière ou la bureaucratie. Et celui chez qui demeurera l’ombre du doute (du style « ne faut-il pas se garder des méthodes de lutte actives ») sera juste un poids mort dans nos rangs.

Car cette lutte que commence aujourd’hui la masse ouvrière pour ses intérêts prolétariens vitaux, quel que soit le niveau de conscience politique où elle se trouve, est le seul point de départ d’une victoire possible de la dictature prolétarienne.

C’est pour cela que nous soutenons le slogan mis en avant par le collectif de la minorité, dans son adresse rendue publique récemment (ZPR[34] numéro du 27/10/1932) : « la lutte des ouvriers pour le pain contre la politique de la faim est notre lutte ! » C’est justement autour de ce slogan que doit s’unir le front unique de tous les militants véritables pour la cause du prolétariat.

En nous donnant aujourd’hui pour but de lutter contre toute forme de peur des masses, qui, à l’étape actuelle représente le danger le plus immédiat, le plus brûlant, pour notre mouvement, nous considérons que c’est seulement sur cette base, que l’unification et la consolidation de nos rangs est possible.

Si sur le flanc droit du collectif nous avons affaire à la maladie sénile de l’indécision, du pessimisme et du queuisme[35], celle-ci fait pendant au rôle joué par la maladie infantile de l’anticipation.

La condition principale de notre succès est que notre politique soit comprise des larges masses, afin que ces masses assimilent nos slogans et se battent pour eux consciemment.

C’est pour cette raison que notre principale tâche, en notre qualité de fraction révolutionnaire prolétarienne, est de trouver une voie concrète conduisant les masses, qui se lèvent spontanément, à comprendre les tâches de classe de leur lutte. Aucune lutte des plus résolues et pleine d’abnégation de l’avant-garde n’est capable d’assurer la supériorité de nos forces sans l’acquisition par les masses de leur propre expérience politique.

Cependant, les camarades de la minorité ont souvent mis en avant des slogans qui montrent qu’ils sous-estiment le travail de masse pour éclaircir nos opinions, pour préparer l’intervention organisée de toute la classe avec son avant-garde.

Nous ne nous arrêterons pas sur l’analyse de tous nos différends avec le collectif de la minorité, et nous nous limiterons ici à énumérer seulement les opinions les plus erronées.

C’est le cas, avant tout, de la théorie de la négation de la dictature du prolétariat, affirmant l’existence d’une forme particulière de l’État, l’État bureaucratique, en qualité de transition vers la dictature bourgeoise. Il découle logiquement de cette théorie la négation de l’orientation tactique vers la réforme.

L’un et l’autre sont basés sur la sous-estimation de la force de classe du prolétariat, sur la sous-estimation des possibilités de renaissance de la dictature prolétarienne, et représentent de ce fait « une caricature réactionnaire de la réalité » (L. D. [Trotski, NdT]).

La théorie de l’achèvement du processus de différenciation dans le parti est en rapport également avec cela ; selon elle, « le stalinisme a déjà cessé d’être un centrisme, car non seulement les droitiers sont déjà dépouillés [de leur programme, NdT] mais ils sont déjà dépassés sur de nombreux points ». Nous avons ici une tentative de précéder les événements, alors que la lutte des classes n’a pas encore atteint un degré d’aggravation tel qu’un coup d’État contre-révolutionnaire se fasse ouvertement et légalement dans le parti, dans le parti officiel actuel composé de deux ensembles.

Nous devons également noter qu’il est faux de dire qu’il faudrait reconnaître la politique centriste actuelle à la campagne comme une politique koulak accomplie, ou affirmer que le bonapartisme, au lieu d’être une évolution à venir, serait déjà devenu un fait (le camarade Avel).

Nous devons souligner de façon non moins résolue notre désaccord avec les opinions erronées, selon lesquelles l’échec de l’aventure ultragauche serait plus ou moins liée à l’impossibilité objective de la construction socialiste (camarade P-l).

Mais aussi loin qu’aillent les déviations, qui ont parfois un caractère doctrinaire tranchant chez certains camarades du collectif de la minorité, il donne la possibilité, à partir de prises des positions officielles, du moins ces derniers temps, de formuler les questions qui font débat de telle façon que leur discussion ne se présente pas du tout comme impossible. L’appel (à la place de l’éditorial) publié ces derniers jours par la rédaction de ZPR, dans lequel est exposée l’attitude de celle-ci à l’égard des questions principales du moment, en témoigne.

Malgré le fait que, sur certaines questions, des opinions peu acceptables pour nous soient exprimées dans cet appel, qu’on y prétend aussi, sans fondement particulier, être les seuls successeurs de la ligne historique de l’opposition, et qu’on y trouve, comme auparavant, l’expression explicite d’un conservatisme organisationnel, l’orientation générale de ce document révèle un rapprochement sensible des camarades du collectif de la minorité avec les positions que nous défendons.

C’est justement le fait que la rédaction de ZPR, au nom de son collectif, publie un document dont sont retirés un certain nombre d’éléments les plus litigieux ; cela est fait en outre de telle façon que l’exposé ne perd pas son caractère actuel ; au contraire il y gagne sur le plan de l’éclairage des questions politiques les plus sérieuses, et il montre que la minorité s’oriente vers la prise en compte des nécessités réelles de la masse ouvrière, pour laquelle toutes nos disputes sont loin d’être compréhensibles, malgré l’importance qu’elles ont pour le mouvement.

Une telle ligne est la meilleure garantie que nos divergences puissent être dépassées au cours du développement de la lutte de masse.

Nous pouvons noter avec satisfaction que l’interprétation des questions de tactique donnée dans le document crée pour nous la possibilité d’ententes pratiques avec le collectif de la minorité, aussi bien dans notre lutte commune contre la bureaucratie dirigeante que dans notre lutte contre les liquidateurs et les renégats qui ont tissé leur nid dans les rangs de l’opposition elle-même.

En reconnaissant que c’est un pas décisif qui éloigne de la ligne sectaire, de l’esprit doctrinaire extrême, que pratiquait en son temps le groupe BM[36], nous pensons que sur cette voie, tous les éléments réellement à gauche des bolcheviks-léninistes pourront trouver la meilleure base pour la consolidation de leurs rangs dans une fraction puissante, dont notre mouvement a tant besoin maintenant.

Sur cette voie, la question de la création d’une avant-garde qui puisse prendre sur soi l’organisation des masses sera facilitée.

IV. Au pas de la classe ouvrière, à la rencontre de nouveaux combats ![modifier le wikicode]

Il n’y a pas de doute qu’en comparaison avec le volume colossal des tâches à réaliser par l’opposition léniniste, ses forces sont pour le moment insignifiantes. Elle ne dispose pas, jusqu’à présent, d’une base organisationnelle de masse dans la classe ouvrière. Elle ne peut encore développer un travail à l’échelle qui est nécessaire pour que sa ligne politique ne soit pas lettre morte dans la lutte générale de la classe ouvrière, mais en devienne la force principale et dirigeante.

Nous avons devant nous, comme par le passé, la tâche de rétablir les liens rompus avec la classe ouvrière, la tâche de nous confronter au secteur prolétarien du parti sur la base du mouvement ouvrier qui se dresse, avec tous les éléments politiquement conscients de sa classe, en nous donnant pour objectif de susciter l’élan organisé de toute sa masse.

Dans ce but, l’opposition contribue à l’organisation politique de tous les petits groupes oppositionnels qui apparaissent de façon spontanée dans le parti et dans la classe ouvrière. Le slogan de l’unification de tous les éléments révolutionnaires du prolétariat pour la lutte contre le stalinisme, pour le rétablissement du parti et de la dictature du prolétariat, regroupera autour de l’opposition toutes les forces de combat du communisme.

En même temps, c’est seulement par l’organisation de la lutte directe des masses contre la bureaucratie que nous pourrons obtenir une profonde pénétration de nos organisations dans les masses, et nous mettre réellement à la tête de ces dernières dans la lutte pour la dictature du prolétariat.

La nécessité s’impose ainsi à nous d’exercer simultanément une influence, aussi bien sur la conscience que sur la volonté du prolétariat, par une propagande et une agitation large pour nos idées et nos slogans, et par un travail organisationnel renforcé au plan mondial.

Dans la mesure où les organisations parviendront à se coordonner pour l’accomplissement de ces tâches dans le travail de masse, en utilisant chaque élargissement du mouvement pour approfondir, à chaque pas du renforcement de la lutte, la conscience politique des masses, elles faciliteront également l’obtention d’une victoire décisive sur la bureaucratie.

Le contenu de notre travail dans les masses a, bien sûr, une signification particulièrement importante dans notre lutte, pas seulement du point de vue de la formulation de slogans clairs et justes.

Ces slogans doivent éclairer les masses sur les buts qu’elles poursuivent, ils doivent leur montrer les meilleures voies pour les atteindre. En outre, ils doivent être nettement différenciés entre slogans de propagande, qui ne correspondent pas encore aux conditions qui se sont formées à un moment déterminé, et mots d’ordre d’actualité, ceux dont la réalisation immédiate est notre tâche dans le futur proche. Il ne faut pas oublier, cependant, que les slogans concrets d’actualité, du moment, ne sont pas simplement déduits des slogans propagandistes généraux de la plate-forme : ils doivent être en adéquation étroite avec la situation réelle du pays, qui peut apporter des changements profonds dans notre politique actuelle.

Ainsi, par exemple, le slogan général de lutte pour une vraie politique prolétarienne de l’industrialisation dans les conditions concrètes du moment, extrêmement compliquées par la politique ultragauche aventuriste des centristes, prend la forme d’un slogan de passage des rythmes « maximaux » irréalisables aux rythmes optimaux, c’est-à-dire à ceux qui sont avantageux pour la classe ouvrière du point de vue de ses intérêts principaux, sans s’arrêter devant la réduction partielle des grands travaux. De la même façon, le mot d’ordre général de la collectivisation des exploitations paysannes doit, dans la situation actuelle, se traduire par un mot d’ordre concret de refus de la politique de la collectivisation totale, mais par contre la pleine participation volontaire au mouvement kolkhozien, par le mot d’ordre d’une sélection méticuleuse et de la conservation des kolkhozes qui se portent le mieux, avant tout des kolkhozes de paysans pauvres. Il va de soi que la mise en avant de tels slogans ne veut pas du tout dire que nous écartons les vieux slogans oppositionnels de l’industrialisation et de la collectivisation. Cela montre seulement que nous sommes obligés de tenir compte des bilans désastreux de la politique stalinienne, et de proposer une voie de sortie de la crise que nous ne pourrons réaliser sans mesures transitoires.

En ce qui concerne nos slogans politiques communs dans le domaine de l’État et du parti, dans la mesure où ils sont orientés vers une réforme profonde de la dictature du prolétariat et non vers son remplacement par quelque autre régime, leur réalisation n’exige pas une transformation radicale des fondements du régime social mis en place par la révolution d’Octobre ; elle vise au rétablissement de la domination de la classe ouvrière par la voie du retour à leurs fonctions normales des soviets et des syndicats, et par la voie de la régénérescence du parti communiste. Pour cela, il est indispensable de priver avant tout la bureaucratie gouvernementale du pouvoir qu’elle a usurpé au détriment du prolétariat.

En d’autres termes, nous défendons principalement dans ce domaine le slogan de la démocratie prolétarienne complète, dont la réalisation est une condition essentielle pour le rétablissement de la dictature du prolétariat dans toute son envergure.

Les formes et les méthodes de lutte, dont nous faisons la propagande dans les masses, ne se distinguent pas des procédés habituels expérimentés de la lutte de classe. Le prolétariat qui se relève pour la lutte ne s’interdit aucun moyen.

Si les conditions l’exigent, alors la grève générale et l’armement du prolétariat (ne fût-ce que sous la forme de la création à nouveau d’une garde rouge ouvrière) peuvent devenir les slogans de l’action de masse, car aucune classe ne renonce à l’utilisation des moyens les plus extrêmes de défense et d’attaque.

Un mot d’ordre de transition doit avoir sans aucun doute une importance primordiale, au premier stade de la lutte : le mot d’ordre de nouvelles élections initiées par la base, de son propre chef, dans les partis, les syndicats et les soviets, des organes exécutifs, qui peuvent devenir le premier stade dans le développement tactique de l’offensive politique du prolétariat (ce slogan a été mis en avant dans notre projet de commission, à la partie « Tactique » du document collectif commun de novembre 1931[37]).

En mettant en avant ce slogan partout où surgit spontanément la lutte des masses ouvrières, nous soulignons ainsi pour elles la grande importance de l’organisation qui élève le mouvement à un plus haut niveau.

Le fil directeur principal de tous nos slogans est « la lutte intransigeante contre le stalinisme et dans le domaine des tâches politiques et économiques » (Problèmes[38]). Et la méthode principale pour leur réalisation est l’activation de la lutte de masse.

Mais il faut tirer de l’orientation vers la lutte de masse toutes les conclusions politiques et organisationnelles.

Nos slogans ne doivent pas être abstraits, ils doivent être déduits des demandes et des besoins immédiats des masses.

Tout un système de slogans spéciaux doit être mis en avant, complètement orientés vers la concentration des forces révolutionnaires du prolétariat en vue du rétablissement, à l’initiative des masses, des cellules de base des organisations du parti, des syndicats et des soviets, de leur propre autorité. Elles seront les points d’appui de notre lutte contre les forces des classes ennemies, qui se concentreront le plus vraisemblablement et principalement autour des appareils bureaucratiques. Ce n’est que par la conquête des organisations de masse prolétariennes qu’on réussira réellement à se rapprocher de la réalisation de notre slogan politique directeur sur le changement radical de toute la politique intérieure et internationale dans l’intérêt du prolétariat, ce qui est impossible sans la mise à l’écart de la direction stalinienne traître qui a fait faillite.

C’est pour cette raison qu’une de nos tâches importantes est la création d’un large réseau illégal de nos organisations dans toutes les fabriques et les usines, dans le parti et les syndicats.

L’ensemble des slogans énumérés assurera le développement correct de la lutte seulement dans le cas où leur contenu, spécifiquement prolétarien, sera complété par une série de slogans capables de désagréger le front antisoviétique à la campagne, d’arracher les paysans pauvres à l’influence grandissante des koulaks et d’orienter, dans le cours de la lutte révolutionnaire, le grand mécontentement des couches sociales des paysans pauvres des villages vers la politique léniniste sûre de l’union du prolétariat et de la paysannerie, en s’appuyant solidement seulement sur les paysans pauvres.

Le noyau contre-révolutionnaire de l’appareil, perdant son pouvoir sur les masses ouvrières, utilisera tous les moyens pour entraver notre influence sur la paysannerie pauvre. Mais cette dernière n’est pourtant absolument pas indifférente au fait de savoir qui, et avec quelles méthodes, réalisera la liquidation de l’aventure ultragauche, quelle classe fera des concessions à la paysannerie. C’est pour cette raison que nos positions à la campagne ne sont absolument pas sans espoir.

Nous devons expliquer non seulement aux ouvriers agricoles, mais également à des couches plus importantes de la paysannerie, que l’opposition léniniste n’a jamais succombé à l’ivresse de la collectivisation totale, n’a jamais été contaminée par les illusions de la liquidation des koulaks par des méthodes administratives.

De nous-mêmes dépend la mesure dans laquelle nous parviendrons à gagner un capital de confiance qui ne s’est pas encore révélé dans les larges couches des masses travailleuses, grâce à notre lutte intransigeante contre le stalinisme. Nous pouvons compter sur une certaine possibilité d’acquisition d’alliés à la campagne. Les slogans sur l’organisation d’unions de la paysannerie pauvre et la cessation de l’arbitraire bureaucratique dans les villages (dans l’intérêt des masses travailleuses) conservent leur importance et acquièrent aujourd’hui une force particulière.

Tout en soulignant par ces slogans le fait que nous rejetons, aussi bien l’aventure « totale » que l’arrangement de la bureaucratie avec la contre-révolution koulak au détriment de la classe ouvrière, nous ne pouvons contourner en même temps la tâche de neutraliser les classes moyennes par des mots d’ordre adaptés, assurant la voie de la relance économique de la campagne. Le slogan principal dans cette direction est celui de l’union avec la paysannerie, dont l’état d’esprit politique sera également l’un des éléments principaux de vérification de notre politique.

La politique économique réelle, qui remplisse la tâche de l’établissement de relations normales entre le prolétariat et la paysannerie, est la ligne du rapprochement des prix industriels et agricoles (également aux plans intérieur et mondial) et la stabilisation du tchervonets[39].

Notre vieux slogan de la collectivisation conserve avec tout cela son importance passée, mais il est, comme il a été dit plus haut, remis sur les rails en faisant appel à l’esprit d’initiative des paysans pauvres. C’est justement la politique correcte de classe d’une collectivisation réfléchie entraînant la paysannerie par la force de démonstration exemplaire des étapes réellement progressistes de la grande production des artels, et non la collectivisation par la pression administrative, qui aidera l’État prolétarien à conserver une action régulatrice sur la production agricole et à passer à la maîtrise planifiée des éléments du marché, et au renforcement de l’économie planifiée.

C’est seulement avec une telle politique, qui relie ensemble sa lutte pour l’avancement vers le socialisme avec le développement de la campagne, que le prolétariat pourra renforcer sa dictature à un niveau plus élevé, dans le sens d’une atténuation relative des contradictions sociales, l’élévation de l’état général du prolétariat et des masses travailleuses. En se souvenant, cependant, que la victoire complète du socialisme est possible seulement dans l’arène internationale, plus exactement mondiale.

Il n’y a pas de doute que, même avec toute politique, y compris la politique léniniste la plus conséquente dans la question paysanne, les dangers qui proviennent des éléments petits-bourgeois menaceront le développement socialiste de l’État prolétarien.

Mais les dangers qui découlent de l’aventure stalinienne, qui détournent complètement la masse paysanne de la voie économique et la privent d’équilibre politique, sont incommensurablement plus sérieux et immédiats.

C’est pour cette raison que la tâche de liquidation de l’aventure ultragauche doit être précisée par toute une série de slogans d’actualité, développant devant les masses travailleuses un programme complet de nos propositions économiques, associées avec nos exigences politiques.

Faire des conjectures sur les perspectives et les possibilités de la victoire, étant donné même les meilleurs indicateurs de la renaissance politique, serait tout à fait improductif.

Pour nous, une chose doit être claire : sans surmonter les difficultés immenses de caractère organisationnel, l’opposition léniniste ne réussira pas à garantir la victoire de la ligne prolétarienne. Mais ces difficultés ne sont pas insurmontables, nous pouvons et devons les surmonter.

Nous sommes convaincus avec le camarade Trotski que la classe ouvrière trouvera en elle la force de créer une organisation, au moment de son essor, qui regroupe toutes les couches combatives de la classe pour une action unie, énergique.

Quelles que soient les calomnies des liquidateurs et des renégats sur le prolétariat, il commence déjà petit à petit à dégourdir ses membres engourdis.

Devant la crise politique qui se rapproche, nous n’avons pas de raison de faire montre d’inquiétude et d’impatience.

Nous préparerons avec une maîtrise de soi et une sûreté révolutionnaire nos armes pour les combats à venir.

Et que les forces contre-révolutionnaires se mettent également sur leurs gardes à l’approche du moment décisif. Le prolétariat ne les laissera pas se déployer pour porter un coup contre-révolutionnaire destructeur.

Si la bureaucratie a eu jusqu’à présent la force militaire ou tout autre moyen pour écraser sans pitié l’opposition grandissante du prolétariat, alors tous les faits montrent que bientôt viendra la fin de tout cela.

En prévision des événements à venir, l’opposition léniniste doit serrer les rangs, surmontant toutes les traces des hésitations et des flottements et, saluant la vague approchante de la colère prolétarienne, faire tous les efforts pour que la nouvelle lutte soit autant que possible consciente, conséquente et ferme.

Il sera écrit sur notre drapeau : Pour l’unification [lecture proposée des deux mots précédents] de l’opposition léniniste avec l’aile prolétarienne du parti, en s’appuyant sur les masses ouvrières révolutionnaires !

Pour la mise à l’écart de la direction usurpatrice stalinienne !

Pour la défaite de la contre-révolution mûrissante !

Contre les défenseurs de la politique bureaucratique : les capitulards, les renégats et les liquidateurs !

À bas les privilèges de la bureaucratie !

Tout le pouvoir à la classe ouvrière !

Pour la restauration de la dictature du prolétariat à un niveau supérieur, garantissant l’élévation constante du rôle dirigeant du prolétariat dans l’État !

Pour la politique des rythmes optimaux de l’industrialisation, garantissant l’élévation du niveau de vie du prolétariat et des travailleurs !

Pour la démocratie ouvrière dans le parti, les syndicats et les soviets !

Pour l’armement du prolétariat contre la contre-révolution bonapartiste !

Pour l’élévation du niveau de vie de la classe ouvrière !

Pour l’organisation d’unions de la paysannerie pauvre et pour la politique prolétarienne d’entente avec les paysans moyens !

À bas la « totale » stalinienne, vive la véritable collectivisation léniniste sur la base de l’esprit d’initiative de la paysannerie pauvre et des ouvriers agricoles et leur union avec la paysannerie moyenne !

Pour la limitation des prétentions exploitatrices des koulaks et contre le programme d’Oustrialov[40] et de Boukharine de la néo NEP !

Vive l’union rapide de notre révolution avec la révolution prolétarienne mondiale !

  1. Partie Nord de la rédaction : Il s’agit de l’équipe rédactionnelle de ce journal dont les cellules se trouvaient dans l’aile nord de l’isolateur ou prison. « La prison était subdivisée par des couloirs longitudinaux et transversaux en trois parties principales : le « nord », le « sud-est » et le « sud-ouest » (Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant, éditions Champ Libre, 1977).
  2. Abréviation du titre de ce journal manuscrit ; La Pravda derrière les barreaux. [Правда за решёткой ; Pravda Za Rechotkoï] (PZR). Ce titre reprenant Pravda (La Vérité) qui était le titre du quotidien du parti bolchevik, créé en 1912.
  3. Les auteurs font là référence à un autre texte des mêmes journaux de la prison, le troisième des textes dont nous donnons la traduction. Nous ne connaissons pas les noms des 23 signataires de ces « thèses », prisonniers de l’isolateur de Verkhnéouralsk, pas plus que nous connaissons les auteurs des autres textes retrouvés.
  4. Léon Trotski, Les problèmes du développement de l’URSS, texte publié en russe dans le Bulletin de l’opposition no 20 en avril 1931. Nous n’en avons pas trouvé de traduction en français, mais il y a une version en allemand sur : https://sites.google.com/site/sozia...
  5. Donbass : région à l’est de l’Ukraine où se trouvait un bassin houiller découvert en 1721, mais dont l’exploitation n’a vraiment débuté qu’au milieu du xixe siècle. Principales villes : Donetsk et Lougansk.
  6. Nouvelle technique de la fonte d’acier, ces fours Martin sur lesquels comptait le plan quinquennal pour accroitre la production d’acier représentaient une technique relativement récente qui, à la veille de la guerre de 1914-18 avait permis à l’Angleterre et surtout à l’Allemagne d’accroître considérablement leur production d’acier.
  7. Magnitogorsk : « la montagne magnétique », fort fondé en 1743 dans l’Oural du sud, sur le site d’un gisement de minerai de fer. Une activité industrielle s’y est rapidement développée dès le XVIIIe siècle, mais c’est surtout après 1923 que Magnitogorsk a acquis une très grande importance industrielle.
  8. Stalingrad : anciennement nommée Tsaritsyne. Cette ville, fondée en 1589 sur le site d’une ancienne localité mongole dans un coude de la Volga (proche de celui du Don) a été modestement (!) rebaptisée Stalingrad en 1925 (avant de devenir Volgograd en 1961). Ville de garnison à ses débuts, la cité est devenue progressivement industrielle après 1775, avant de devenir un grand centre industriel après 1928.
  9. « La ligne générale » : l’expression a été utilisée par Boukharine le 29 avril 1925 à la 14e conférence du parti, pour désigner la ligne générale du parti, celle de la majorité (sa fraction et celle de Staline) ; elle a été reprise par Staline au plénum du Comité central et de la Commission centrale de contrôle d’avril 1929 à l’encontre de son ancien allié.
  10. Gosplan : acronyme du mot russe signifiant Comité d’État pour la planification, créé en 1923. Il avait alors un rôle consultatif. À partir de 1925, il a eu pour charge de former des plans annuels. À partir de 1928, il a eu à mettre en place des plans quinquennaux, jusqu’à sa suppression en 1991. Si dans ses débuts il occupait 40 personnes, ce nombre a augmenté jusqu’à 300 en 1923, puis a connu une démultiplication du fait de la création, à partir de 1925, d’un réseau d’organisations diverses, sous son contrôle, sur tout le territoire de l’URSS.
  11. Ivar Smilga, né en Lettonie en 1892, fut membre du Comité central du Parti bolchevik en 1917 et président du Comité régional des soviets de Finlande. Il fut membre de l’opposition qu’il a quittée en même temps que Préobrajensky au moment de « tournant à gauche » de Staline. Il était membre du Gosplan, d’où la référence à ses évaluations économiques que donne le journal de la prison. Condamné à mort et exécuté lors des grandes purges staliniennes en 1937.
  12. L’Économie planifiée : mensuel édité par le Gosplan à partir de 1924 (il a succédé au Bulletin du Gosplan, fondé en 1923) sous le titre L’Économie planifiée. Bulletin du Gosplan de l’URSS ; en 1925 il a pris le titre simplifié de L’Économie planifiée. En 1991 son titre a été changé en L’Économiste à l’occasion de la fermeture du Gosplan.
  13. En janvier 1932 Trotski écrivait à ce propos, dans son texte sur La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne : « L’année dernière, on est passé brusquement du salaire égal au salaire différencié (aux pièces). […] En revenant au salaire aux pièces qui avait été supprimé prématurément, la bureaucratie a qualifié le salaire égal de principe “koulak”. C’est une absurdité évidente qui montre dans quelles impasses d’hypocrisie et de mensonge les staliniens s’enfoncent. […] L’industrialisation et la collectivisation sont menées avec des méthodes de commandement unilatéral, incontrôlé et bureaucratique, qui passe par-dessus la tête des masses travailleuses. […] Cela conduit à une augmentation des prix de revient industriels, à la basse qualité de la production, à l’augmentation des prix, à la pénurie de biens de consommation, et laisse se profiler à l’horizon la menace d’une réapparition du chômage. »
  14. « La liquidation du nivellement » : l’expression est de Staline, utilisée dans son discours du 23 juin 1931 à la conférence des dirigeants d’industrie. Dans la deuxième partie de ce discours, intitulée « le salaire des ouvriers » il a dit : « quelle est la cause de la fluctuation de la force de travail ? Dans l’organisation incorrecte des salaires, dans un système de tarifs erroné, dans le nivellement « gauchiste » dans le domaine des salaires. »
  15. Les auteurs font références aux grèves qui, au printemps 1932, ont éclaté dans la région industrielle de l’oblast (région) d’Ivanovo. Cette ville elle-même (et plus tard sa région), située à 250 km au nord-est de Moscou, était devenue depuis le XVIIIe siècle un centre de l’industrie textile. L’épicentre des grèves dans cette région, dont parle le texte, a été les usines textiles de Vitchouga, suite à la baisse de la norme mensuelle de pain pour les ouvriers (de 12 à 8 kg) décidée le 1er avril. Une grève a commencé le 6 avril à l’usine Chagov, à laquelle s’est jointe l’usine Krassine le 8 avril, puis une partie de l’usine Noguine le 9 avril. Un défilé conjoint de 3 000 ouvriers a permis d’étendre le mouvement à l’usine du Profintern rouge. À la fin de la journée, toutes les usines de la ville et des environs avaient cessé le travail. Il y avait peut-être 15 000 à 20 000 grévistes. L’arrestation de l’un des leaders de la grève, Yourkine, a entraîné un mouvement insurrectionnel : le bâtiment de la milice, le comité du parti de la ville, le bâtiment de l’OGuépéou ont été pris d’assaut à mains nues. La poste n’a pu être occupée, mais les communications ont été placées sous contrôle pour entrer en contact avec d’autres villes voisines. Les cheminots ont su acheminer des représentants d’autres municipalités pour consultations et organisation du mouvement à une échelle plus large. Le représentant de Staline, Kaganovitch (voir plus bas note [22]), est arrivé sur les lieux avec des hommes de troupe le 12 avril. Avec l’aide d’ouvriers membres du parti ou komsomols (membres des jeunesses communistes) il a pu entrer en contact avec les insurgés dans différentes usines, prendre connaissances des doléances et décider, très certainement avec l’accord de Staline, des concessions : les normes pour la distribution du pain ont été rétablies, création de marchés kolkhoziens, cession de lopins de terre aux citadins pour y pratiquer des activités agricoles. Ces mesures ont ensuite été élargies à Moscou puis à toute l’URSS. Mais Yourkine et d’autres leaders du mouvement ont fait trois ans de prison, 431 ouvriers ont perdu leur travail et ont été condamnés à dix ans d’exil, alors qu’un certain nombre de chefs locaux et du commissariat à l’industrie légère ont été fusillés ; 50 % des responsables de la région d’Ivanovo ont été réprimés suite à une mission de Kaganovitch dans la ville en août 1937. Pour un récit détaillé de ces évènements, voir les articles Une grève ouvrière dans la Russie de Staline. Avril 1932 : le soulèvement de Vitchouga de Jeffrey J. Rossman publiés sur le site Alencontre . Quant aux cantines ouvrières dont parle le texte, et qui avaient pris le nom générique de « cantines d’Ivanovo », les premières avaient justement été ouvertes dans cette ville en 1925. Avec la disette qui s’accentue en 1928 et va devenir au début des années 1930 une véritable famine, la stolovaya (cantine) s’était imposée comme la seule façon d’offrir une nourriture à bon marché aux ouvriers. Le nombre de repas quotidiens servis dans ces cantines passe de 70 000 en 1925-1926 à 800 000 en 1930, et à 1,3 millions en 1931.
  16. Texte déjà cité, voir note 5.
  17. Allusion ironique à la politique de « collectivisation totale » de l’agriculture annoncée par Staline lors de son « grand tournant » en novembre 1929.
  18. Renvoie apparemment à une résolution du Comité central du PCUS dénonçant le « déviationnisme de gauche » dans la collectivisation dans les campagnes. Ce point est mentionné dans un article de Staline, intitulé Réponse aux camarades kolkhoziens, dans la Pravda du 3 avril 1930. Trotski lui répond dans un article intitulé La réponse de Staline aux camarades kolkhoziens. Karl Baumann (1892-1937), secrétaire du parti à Moscou à partir de 1929, était l’un des responsables de la commission (présidée par Molotov) qui avait été chargée de mettre en place la dékoulakisation, avant d’être démis de ses fonctions en 1930.
  19. La NEP (Nouvelle politique économique) avait été mise en place suite au « communisme de guerre » en mars 1921. Il s’agissait notamment, en ce qui concerne la paysannerie, du remplacement des saisies de produits agricoles effectuées (par la force s’il le fallait) pendant la période de la guerre civile, par un impôt en nature. Elle s’est maintenue, mais largement déformées par le slogan du « Koulak enrichissez-vous » sous les débuts du stalinisme (idéalisation des concessions faites aux paysans aisés) jusqu’à fin décembre 1927, quand une nouvelle campagne de saisies a été organisée, interrompue durant l’été 1928. Le premier plan quinquennal a été instauré en octobre 1928.
  20. Guépéou : nom de la police politique entre 1922 et 1934 (Direction politique d’État) ; absorbée par le NKVD (Commissariat populaire aux affaires intérieures) en 1934.
  21. Lazare Kaganovitch (1893-1991) était l’un des bras droits de Staline, nommé premier secrétaire du parti de l’Ukraine en 1925, puis de la région de Moscou en 1930. En avril 1932 il réprima les grèves ouvrières de la région d’Ivanovo (voir note [16]). Il fut spécialement chargé de la dékoulakisation, qu’il se dit prêt à mener de façon sanglante. Le 2 novembre 1932, la commission qu’il préside adopte la résolution suivante : « À la suite de l’échec particulièrement honteux du plan de collecte des céréales, obliger les organisations locales du Parti à casser le sabotage organisé par les éléments koulaks contre-révolutionnaires, anéantir la résistance des communistes ruraux et des présidents de kolkhoze qui ont pris la tête de ce sabotage. »
  22. Sur les grèves ouvrières de 1932 dans la région d’Ivanovo voir l’article Une grève ouvrière dans la Russie de Staline. Avril 1932 : le soulèvement de Vitchouga déjà cité note 16.
  23. Voir les notes 16 et 22
  24. Il s’agit du « dimanche sanglant » de janvier 1905.
  25. La grève des mines d’or de la Léna en Sibérie (mars-avril 1912) a été un peu le point de départ de la remontée des grèves de cette période en Russie. Les quelques avantages dont bénéficiaient les mineurs (notamment des salaires supérieurs à ceux de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, la possibilité de chercher, hors de leurs heures de travail, des pépites pour leur propre compte… mais en travaillant jusqu’à 16 heures par jour) avaient été supprimés début 1912. Des conditions climatiques très difficiles, des conditions de logement et de travail exécrables (5442 ouvriers blessés dans des accidents du travail en 1911) et enfin un problème avec la qualité de la viande servie lors des repas ont conduit à la grève, à laquelle se sont joints les ouvriers d’autres mines des environs. Après l’arrestation, le 3 avril, des membres du comité de grève, une manifestation fut sauvagement réprimée : 270 morts, 250 blessés. Malgré la répression, le mouvement a duré jusqu’au 12 août, après quoi 80 % des ouvriers ont quitté la mine.
  26. Opritchnik : les auteurs ironisent en comparant l’homme de main de Staline, Kaganovitch, à un membre de ce corps spécial d’hommes de main, l’opritchnina, créé en 1565 par Ivan le Terrible. De 1 000 hommes à ses débuts, cet oprichnina, organisé à la façon d’un ordre monastique, est monté jusqu’à 6 000 hommes, sélectionnés par le tsar. Il était destiné à mettre en pratique la politique de limitation des pouvoirs des grands féodaux d’Ivan IV en procédant à l’expropriation de biens et en exerçant la violence à l’encontre de ceux-ci et de leur entourage.
  27. Sur les débats « d’une énorme importance » (disent les auteurs de l’article) qu’avait suscité cette grève dans le mouvement socialiste russe, on peut lire l’article de Lénine L’essor révolutionnaire de juin 1912 (Œuvres, tome 18, p. 100-108). Pour la grève elle-même, voir la note [26] plus haut.
  28. Référence à la révolte des marins de Kronstadt contre le pouvoir bolchévique de février-mars 1921.
  29. Otzovisme : groupe de bolcheviks qui, après la révolution de 1905, refusaient toute activité légale dans l’empire russe, demandant le retrait des députés élus à la Douma (parlement). Parmi les militants les plus connus on peut citer Bogdanov, Lounatcharski et Boubnov. Ce groupe a fusionné avec plusieurs autres en décembre 1909 pour former le groupe « En avant », qui a formellement existé jusqu’en 1913.
  30. F., comme plus loin M. B., ou M. ou D. L., etc. sont sûrement les initiales désignant des membres du groupe d’opposants prisonniers dont le texte discute les positions. Nous n’en connaissons pas les noms.
  31. Référence au texte de Trotski déjà cité plus haut (note 5).
  32. Citation extraite de l’article intitulé Conclusions de mars publié dans le no 4 du 22 février 1914 de la revue Le combat. Le texte a ensuite été inclus dans le volume 4 des Œuvres de Trotski, publié en 1926. Une partie de la citation coupe une partie de la phrase sans que cela soit indiqué dans le manuscrit. Texte accessible seulement en russe.
  33. Citation extraite de l’article de Trotski intitulé Monsieur Piotr Strouvé en politique, paru dans la revue Natchalo (Le commencement), no 6 du 19 novembre (7 décembre) 1905. Cet article a ensuite été réédité dans le tome 2 des Œuvres de Trotski qui porte le titre générique de Notre première révolution, partie 1 en 1925. Texte accessible seulement en russe.
  34. ZPR : sous cette étiquette, les auteurs, semble-t-il, nomment le journal édité aussi dans la prison par la fraction dite « de gauche » de l’opposition trotskyste.
  35. « Queuisme » une expression utilisée (par Lénine par exemple) pour caractériser ceux qui se trainent à la queue des évènements.
  36. Groupe BM : ce groupe de « bolcheviks militants », était une fraction de l’opposition de gauche qui s’était constituée dans l’isolateur. Il estimait, selon Ante Ciliga, que dans les désaccords entre Trotski et Lénine, c’était toujours le premier qui avait raison. Toujours selon la même source, il pensait que la réforme devait être faite « par le bas », que l’industrialisation stalinienne n’était qu’un bluff, qu’il n’y avait pas de conjoncture favorable à la révolution au plan mondial, tout comme il n’y avait pas de crise économique mondiale.
  37. Il semble qu’il s’agisse du premier texte dont nous donnons la traduction, qui met effectivement à son programme cette question : « par la démocratie ouvrière, la destitution et l’élection des fonctionnaires dans le parti, les syndicats, les soviets ».
  38. Texte de Trotski déjà cité, voir note 5.
  39. Le tchervonets était une nouvelle monnaie crée en 1924, réservée aux entreprises industrielles et agricoles et convertible pour le commerce international, alors que le rouble de la vie courante était rendu inconvertible pour éviter la fuite des capitaux et son effondrement. Sur cette nécessité de « stabilisation du tchervonets », voir l’article de Trotski de décembre 1930, intitulé : Le succès du socialisme et les dangers de l’aventurisme.
  40. Nicolas Oustrialov (1890-1937), était membre du parti KD (Démocrates constitutionnels) avant la révolution. Pendant la guerre civile, il a été le responsable du bureau de presse du gouvernement mis en place par l’amiral Koltchak en Sibérie. En 1922, réfugié à Kharbine (capitale de la Mandchourie [Chine]), il se félicita de la NEP, où il voyait le début du rétablissement du capitalisme en Russie. C’est à ce soutien douteux à la NEP que font allusion les auteurs du présent texte. Sur cette conversion d’Oustrialov à la NEP, Lénine tirait en 1922 un avertissement au Parti bolchévique sur les dangers qui menaçaient la révolution. Avertissement que Trotski rappelle dans son texte Bolchevisme ou stalinisme de 1937. Il écrit : « Au XIe Congrès du parti, en mars 1922, Lénine parla sur le soutien qu’au moment de la NEP quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur libéral Oustrialov, s’étaient décidés à offrir à la Russie soviétique. “Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique en Russie, dit Oustrialov, – quoi qu’il soit un cadet, un bourgeois – parce qu’il est entré dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire.” Lénine préfère la voix cynique de l’ennemi aux « douces roucoulades communistes ». C’est avec une rude sobriété qu’il avertit le parti du danger : “Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles” »