La confession de Karl Marx

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Marx évitait les effusions sentimentales même dans ses lettres à ses proches et à ses amis. Mais aimer comme il aimait sa femme et ses enfants, aimer avec autant de dévouement est malaisé. Il survécut à grand-peine à la mort de sa femme. La mort prématurée de sa fille aînée, Jenny Longuet, lui porta un coup dont il ne se releva plus. Or, même dans ses lettres à Jenny qui, parmi ses filles, était sa camarade et sa collaboratrice, qui avait traversé avec lui la période la plus difficile de leur existence à Londres, Marx reste réservé. Ses lettres respirent toutes l'affection et une tendresse attentionnée, nous y voyons Marx — souvent dans les lettres des dernières années — s'attacher à entretenir chez sa fille la bonne humeur, chercher à l'égayer, mais nous n'y trouvons que très rarement une phrase sentimentale. Il en est de même dans ses lettres à Engels, auquel pourtant il ne cachait rien. Il y traite des affaires courantes et de théorie, il y est extraordinairement avare d'effusions. Mais que de souffrances dans les lignes suivantes écrites à Engels d'Alger (le 1er mars 1882) où l'on avait envoyé Marx après la mort de sa femme pour l'arracher à l'oppression du milieu londonien :

Tu sais que peu de gens supportent aussi mal que moi toute manifestation exagérée de sentiments. Mais je te mentirai si je tentais de nier que mes pensées sont presque entièrement absorbées par le souvenir de ma femme. N'ai-je pas passé avec elle la meilleure partie de ma vie ?

Cette aversion pour l'expression exagérée des sentiments et pour toutes les effusions rend difficile la connaissance du monde intérieur de Marx, de ses sympathies, de ses antipathies. Nous n'en apprenons que très peu de chose de lui-même. Et s'il se permet parfois des diversions autobiographiques, comme dans sa Critique de l'économie politique ou dans le pamphlet Herr Vogt, ce n'est que dans la stricte mesure où les intérêts en cause l'exigent et où ces diversions peuvent servir à définir ses vues théoriques. On croirait qu'il veut dire : « Jugez-moi d'après mes œuvres, et non d'après ce que je puis vous raconter de moi-même ».

Ainsi toutes tentatives de définir en Marx l'homme d'après ses proches « épanchements » se heurtent-elles à des difficultés presque insurmontables. Son univers intérieur est fermé aux étrangers. Le fonds de tendresse et d'intuition qui, chez lui, exerçait une si forte attirance sur le plus subjectif des poètes lyriques Henri Heine, comme sur le chantre pathétique de la liberté Freiligrath, l'aptitude infinie à partager avec ses amis ses richesses spirituelles, l'absence de tout rigorisme envers les faiblesses humaines chez autrui, alliée à un esprit critique impitoyable envers soi-même, tout cela était caché aux yeux du monde sous une cuirasse impénétrable.

Les souvenirs de Lafargue et de Liebknecht tentent de nous donner un portrait de l'homme. Tous deux, Lafargue et Liebknecht, eurent plus d'une fois l'occasion de subir les attaques de leur maître forcené. Il les malmena souvent de vive voix et par correspondance, en tant que politiques, sans ménager leur amour-propre, il lui arriva parfois d'exagérer lui-même sous l'impression fraîche de quelque événement. Mais ces inégalités d'humeur étaient vite aplanies. Lafargue et Liebknecht étaient des hommes trop remarquables pour ne point comprendre que ces défauts — qui, d'ailleurs, étaient aussi les leurs dans une large mesure — n'étaient chez Marx que le revers de qualités, et ils ne songeaient pas à lui tenir rigueur des moindres choses. Et si, contrastant avec les portraits conçus à la manière des pieux imagiers de Souzdai, les œuvres des adversaires de Marx, Liebknecht et Lafargue tombent peut-être parfois dans l'excès contraire, leur erreur se réduit le plus souvent à l'appréciation donnée non de l'homme, mais du militant et du penseur. Tel est surtout le défaut des souvenirs de Liebknecht. Mais ils nous sont des plus précieux lorsqu'ils nous dépeignent en Marx, le père, l'ami, le camarade. Plus nous apprenons maintenant à connaître la vie privée de Marx — par les lettres de ses amis, par de nouveaux mémoires, par des faits jusqu'à présent peu connus — et plus nous avons de confirmation du récit de Liebknecht.

Le document humain dont il est question plus loin, document qu'un heureux hasard nous a conservé, jette entre autres une éclatante lumière sur la psychologie personnelle de Marx.

Il m'arriva au cours de l'été de 1910 de travailler pendant plusieurs semaines à Draveil, chez les Lafargue, qui avaient très obligeamment mis à ma disposition les papiers et lettres laissés par Marx. Laura Lafargue m'avait aimablement installé dans son cabinet de travail, dont l'un des meilleurs ornements était un portrait de Marx, mal reproduit depuis l'insignifiante biographie de Marx rédigée à la diable par le socialiste américain Spargo. Un vieillard tout blanc, aux yeux légèrement plissés, vous regardait du mur avec un bon sourire. Rien d'olympien, rien d'imposant, rien de grave.

C'était en quelque sorte un nouveau Marx, ce n'était plus le profond penseur dont la photographie bien connue — une des meilleures d'après Laura Lafargue — nous a gardé l'image. On pouvait croire que cet excellent vieillard n'avait pénétré à fond que « l'art d'être grand-père ». Et le tableau tracé avec tant d'art par Liebknecht se levait dans la mémoire : le créateur du « Capital » chevauché sans façon dans la maison entière par son petit-fils favori, Johnny, juché sur ses épaules...

Je ne me souviens plus à quel propos ce fut, mais Laura se rappela au cours de l'une de nos conversations sur Marx — sans doute avais-je exprimé le regret que son père eut laissé si peu de documents subjectifs purement personnels — qu'elle avait, avec sa sœur, posé un jour par jeu à leur père une série de questions dont les réponses devaient constituer des sortes de confessions. Elle réussit à retrouver ces confessions, les réponses ayant été ainsi intitulées dans l'original. Et c'est justement ces confessions de Marx par questions et réponses que j'offre aujourd'hui à l'attention du lecteur. Laura Lafargue m'en donna une copie. Les questions et les réponses étaient rédigées en anglais.

Confession[1]
Votre vertu favorite


chez les hommes
chez les femmes

la simplicité


la force
la faiblesse.

Votre caractéristique principale Unité de la volonté
Votre idée du bonheur Lutter
Votre idée du malheur Se soumettre
Le vice que vous êtes enclin à excuser La confiance accordée à la légère
Le vice qui vous inspire le plus d'aversion La servilité
Votre antipathie Martin Tupper, la poudre de violette
Votre occupation préférée Regarder Netchen[2], Bouquiner
Votre poète préféré Dante, Eschyle, Shakespeare, Goethe
Votre prosateur préféré Diderot, Lessing, Hegel, Balzac
Votre héros Spartacus, Kepler
Votre héroïne Gretchen
Votre fleur préférée Daphné, laurier
Votre couleur préférée Rouge
Votre couleur d'yeux préférée Noir
Vos prénoms préféré Laura, Jenny
Votre plat préféré Le poisson
Votre dicton préféré Nihil humani a me alienum puto[3]
Votre devise préférée De omnibus dubitandum[4]
Le personnage historique que vous aimez le moins

On ne peut certes tout prendre à la lettre dans ces confessions. Ce sont des aveux plaisants. Mais ils étaient faits aux êtres les plus proches et nous verrons tout de suite qu'ils contenaient beaucoup de vérité.

D'abord quelques mots sur l'époque à laquelle ils se rapportent. Laura ne put pas me donner à ce sujet d'indication précise. Mais la réponse de Marx à la question du nom préféré montre que ces confessions se rapportent aux années 1860-1865 à une époque où sa troisième fille Eléonore était encore trop petite pour participer à l'enquête de ses sœurs aînées Jenny (ainsi s'appelait aussi la compagne de Marx) et Laura.[5]

Nous ne nous arrêterons pas sur les réponses qui n'ont sans doute pas plus de signification que de plaisants calembours et se rapportent à des questions d'importance secondaire. C'est le cas pour Marx interrogé sur son plat préféré (en anglais dish) répond poisson (en anglais fish). Il est vrai que Lafargue, docteur en médecine et connaisseur en art culinaire, croit devoir noter que Marx était mauvais convive et souffrait même de manque d'appétit. Il y voit le résultat d'une activité cérébrale trop intense. Cette activité tuant l'appétit, Marx devait recourir aux plats fortement assaisonnés, notamment aux conserves de poisson et aux pickles. Un matérialiste pointilleux pourrait certes tirer du goût de Marx pour le poisson des déductions plus sérieuses : der Mensch ist, was er isst (l'homme est ce qu'il mange), un psychologue pourrait voir là, tout comme dans la colossale faculté d'abstraction de Marx, un caractère de race.

On pourrait donner aussi une explication psychologique du penchant de Marx pour le laurier si la plaisanterie ne perçait ici (laurier en anglais Daphné, c'est-à-dire Laura). Il est aussi évident qu'un homme aussi rouge que Marx, le docteur rouge comme l'appelaient les Anglais, ne pouvait avoir de prédilection que pour la couleur rouge.

La réponse à la troisième question susceptible de choquer tout partisan de l'égalité des sexes est empreinte d'une ironie souriante : Marx oppose la force masculine à la faiblesse féminine. Il serait injuste d'accuser sa femme ou ses filles de faiblesse. Marx trouva en elles au cours de la lutte qu'il dut soutenir toute sa vie de sûres camarades. Les coups terribles du sort, la mort de ses quatre enfants, victimes de la profonde misère où vécut la famille Marx dans les années qui suivirent 1850, tout cela, la compagne de Marx le supporta avec une inflexibilité vraiment « virile ». Liebknecht — et il est difficile d'accuser de faiblesse ce soldat de la révolution — disait que s'il n'avait pas coulé à pic pendant son exil à Londres, c'était grâce à l'exemple que leur donnait à tous la compagne de Marx. Mais elle avait aussi naturellement ses minutes de faiblesse.

Nous y trouvons des allusions dans les lettres privées de Marx qui évita toujours de parler de ses douleurs et de ses amertumes. Il demandait dans ces cas qu'on n'oubliât pas qu'elle était femme et mère. Leur situation était parfois des plus douloureuses et il fallait toute la fermeté et la force de Marx pour ne pas s'épancher en plaintes comme le faisait sa femme dans ses lettres à ses amis les plus proches.

Elle se ressentait plus vivement encore des luttes intestines de l'émigration. Bien que Marx fit toujours son possible pour lui cacher le pire, elle en apprenait plus qu'il n'eut fallu. La campagne de Vogt qui réussit, à la vérité, à dépasser en matière de calomnies personnelles tous les adversaires de Marx, lui causa une impression particulièrement forte. La femme de Marx se révéla trop faible pour supporter ces nouvelles épreuves et tomba gravement malade, elle relevait à peine de maladie à l'époque à laquelle les confessions de Marx paraissent se rapporter.

La simplicité que Marx appréciait par-dessus tout chez les gens, était le trait dominant de son caractère. Il ne méprisait rien tant que la pose, l'affectation, les manières théâtrales. « Marx, écrit Liebknecht, est un des rares hommes grands, moyens ou petits que je connaisse qui ne soit pas vaniteux. Il était trop grand, trop puissant et aussi trop fier pour être vaniteux. Il ne posait jamais, étant toujours lui-même. »

Nous avons aussi sur ce point un autre témoignage qui n'est ni d'un ami ni d'un ennemi : celui de notre sociologue estimé, M. M. Kovalevsky :

A en croire Reclus, Marx recevant les membres de l'Association internationale des Travailleurs — Reclus était du nombre — ne sortit pas de la partie arrière de son salon et se tint à proximité du buste de Jupiter Olympien dont cette pièce était ornée, comme s'il avait voulu faire ainsi allusion à sa place parmi les grandes figures de l'humanité. Cette affectation est en complet désaccord avec l'idée que nous nous faisons d'un homme assez conscient de sa valeur pour ne pas éprouver le besoin de la souligner par des manifestations extérieures.

Marx était resté, dans la mémoire de Kovalevsky, comme « un causeur simple et même débonnaire, aux récits inépuisables, pleins d'humour, toujours prêt à se plaisanter lui-même ».

Rappelons-nous que notre grand sociologue était alors, en comparaison de Marx, un tout jeune homme, la différence d'âge entre eux était de plus de 30 ans. L'aveu suivant de M. Kovaievsky n'en a que plus de prix :

Je ne me souviens pas, dit-il, au cours de mes deux années de contact assez fréquent avec l'auteur du « Capital » du moindre fait rappelant, même de loin, cette façon de traiter les jeunes en aînés que je connus par mes rencontres occasionnelles avec Tchitchérine, et Léon Tolstoï. Karl Marx était plus européen et quoiqu'il n'appréciait peut-être pas beaucoup ses amis scientifiques leur préférant les compagnons de lutte de classe du prolétariat, il était suffisamment bien élevé pour ne rien laisser voir dans sa conduite de ses préférences personnelles.

Cette simplicité et cette sincérité de Marx se rattachaient à son incapacité complète de porter un masque quelconque, incapacité notée non seulement par Liebknecht mais aussi par Born dont les souvenirs sont d'une époque postérieure à sa brouille avec Marx. L'assemblage curieux d'une prodigieuse supériorité intellectuelle avec un esprit débonnaire et même une certaine puérilité, tel que nous l'observons chez un autre économiste génial, Ricardo, étonnait tous ceux qui approchaient Marx. Sa femme l'appela toujours un « grand enfant », il se délassait le plus volontiers dans la société des enfants. Toute hypocrisie, toute diplomatie lui étaient insupportables. Aussi ne fréquentait-il qu'à son corps défendant la société dans laquelle il devait, bon gré mal gré, compter avec les convenances. Il se plaint comiquement dans ses lettres — quoique moins fréquemment que Tchernichevsky dont la ressemblance avec Marx est, sur ce point, frappante — de sa maladresse en cette matière.

La compagne de Marx se distinguait par la même simplicité. Kovalevsky note qu'il lui arriva rarement de rencontrer une femme aussi avenante envers ses hôtes dans son modeste intérieur et qui conservât pourtant dans sa simplicité le port d' « une grande dame », comme disent les Français.

Deux semaines après la mort de sa femme, Marx écrivait à sa fille aînée.

Les lettres de condoléances que je reçois de toutes parts, de gens appartenant à des nationalités et à des professions différentes, etc., font toutes l'éloge de petite maman et ont toutes un accent de profonde sincérité, de profonde sympathie comme on en trouve rarement dans ces missives habituellement conventionnelles. Je me l'explique ainsi : tout en elle était naturel, véridique et simple. Il n'y avait rien d'affecté chez elle. Aussi produisait-elle une impression de clarté extraordinaire.

Nous comprenons maintenant pourquoi Marx appelle Gretchen son héroïne préférée. Si même c'était par plaisanterie, la plaisanterie contenait une bonne part de vérité. La littérature allemande ne connaît pas en effet d'expression plus achevée du naturel, de la sincérité et de la simplicité.

Unité de la volonté ne rend pas tout à fait exactement la réponse de Marx à la question de ce qui le caractérise le plus fortement.

La traduction accentue plus que l'original une nuance d'objectivité. Singleness of purpose signifie plutôt la concentration de tous les desseins et de toutes les aspirations vers une finalité unique.

Ce n'est pas sur les lèvres de Marx une simple phrase. Il serait difficile de trouver une vie dans laquelle une unité de la volonté ait été aussi exemplairement affirmée. Marx ne connut vraiment que « l'empire d'une pensée, d'une seule, mais ardemment passionnée ». Et il définit lui-même le but vers lequel convergeaient tous ses desseins. C'est la cause. Longtemps il travailla jour et nuit sans s'écarter si peu que ce fut de son but afin de créer la base solide de l'émancipation du prolétariat, bâtissant pierre à pierre sa grande œuvre, cet arsenal inépuisable contre la société bourgeoise. Pas la moindre trace de désarroi, ni d'errement dans les chemins de traverse dans cette vie forgée avec un inébranlable esprit de suite et une inflexible logique, dans cette vie pénétrée d'unité. Unité de fin en théorie et dans la pratique, unité de l'homme et de son œuvre en un seul bloc.

La réponse à ses filles où il précise que le bonheur est pour lui dans la lutte et le malheur dans la soumission, a un accent de profonde vérité. Marx fut un lutteur dans la théorie et dans la pratique. Sa vérité et sa justice, il les conquit dans la lutte contre les traditions établies. Et il les incarna dans la vie par la lutte, par la pratique. C'est à la lutte contre la soumission et l'asservissement sous toutes ses formes — misère sociale, dégénérescence spirituelle, dépendance politique — qu'il appela inlassablement les prolétaires de tous les pays dans la Ligue des Communistes, puis dans l'Internationale. Et quelque étrangère que lui fut toute rhétorique, il trouva toujours des paroles d'une étonnante vigueur pour tresser aux vaincus de cette lutte des couronnes de lauriers ou pour clouer au pilori de l'Histoire leurs vainqueurs temporaires.

Rien ne l'écœurait plus que la servilité, la muflerie, la complaisance intéressée dans la vie privée et la politique. Le culte consciemment entretenu parmi leurs admirateurs, par des hommes aussi remarquables que Mazzini et Lassalle lui était organiquement insupportable. Tout éloge, même formulé avec tact et circonspection, lui faisait immédiatement dresser l'oreille avec méfiance. L'heure n'est pas encore venue de publier les lettres adressées à Marx par diverses personnes qui atteignirent la célébrité — et y atteignirent en partie par leur polémique avec Marx — mais on comprend à la lecture de ces lettres pourquoi Marx considéra leurs complaisantes flatteries d'un œil si méprisant.

Il était surtout impitoyable envers toute servilité à l'égard des puissants. Cette servilité, il la flagella dans sa sévère critique du fameux discours de défense de Kindel, et il la condamna sans ménagements dans les avances de Schweitzer à Bismarck. Il louait pour la même raison le simple tact moral qui empêchait Rousseau de transiger avec les gens bien en cour. Il se montra inflexible pour la même raison envers cette forme de servilité, de vile platitude qui se manifeste par les concessions à ce qu'on appelle l'opinion publique ou, à un degré plus bas encore, de domesticité, par la flagornerie des classes dirigeantes. Et plus le sycophante était talentueux, plus Marx était impitoyable. Marx témoigna toujours d'un souverain mépris des applaudissements, de l'approbation du public, de la popularité.

Martin Tupper incarnait pour Marx la banale cuistrerie qui jouit souvent d'un grand succès, recueille d'abondants lauriers et tombe ensuite dans l'oubli. Martin Tupper, poète complètement oublié aujourd'hui, fut de 1850 à 1865 le versificateur le plus populaire de l'Angleterre. Son succès inouï est encore une énigme pour les historiens de la littérature anglaise.

Pas l'ombre de talent, la négation, l'antipode de tout génie poétique, une naïveté touchante... Aveugle en poésie, sourd à la rime, Tupper n'avait pas la moindre inspiration, pas d'idées, pas de sens critique.

Sa philosophie est au niveau de celle de la boutiquière d'Ostrovsky, qui se demandait s'il vaut mieux attendre une chose sans l'obtenir ou l'obtenir pour la perdre ensuite. Martin Tupper répondait à cette question en des vers sonores : « L'aiguillon du malheur et la pointe du désir s'émoussent également par une longue attente, de même que la bile et le baume se dissolvent également dans l'eau de la patience. » Marx dit, dans le Capital, que Martin Tupper qui est, à son avis, parmi les poètes ce que Bentham est parmi les philosophes, ne se conçoit qu'en Angleterre. Marx se trompe évidemment sur ce point. De pareils poètes, l'Allemagne et aussi la Russie en ont produits. Mais un Tupper ne pouvait jouir d'un aussi grand succès qu'en Angleterre, où sa servilité devant l'opinion publique est encore très grande.

On voit, par toutes les œuvres de Marx, que ses poètes préférés furent Eschyle, Shakespeare et Goethe. Lafargue en témoigne aussi.

Marx, dit-il, considérait Eschyle et Shakespeare comme les deux plus grands génies dramatiques de tous les temps. Il avait consacré à Shakespeare, pour lequel il avait une admiration sans bornes, des études approfondies. Il en connaissait tous les personnages sans exception. Toute la famille Marx professait une sorte de culte pour le grand dramaturge anglais, ses trois filles le connaissaient par cœur.

Marx admirait en Eschyle le grand poète qui, le premier, fit du vieux mythe de Prométhée le symbole grandiose d'un inflexible champion de l'humanité jetant un défi au maître des cieux et de la terre. Dans sa thèse de doctorat, Marx citait déjà les paroles suivantes de celui qu'il appelait « le plus noble des saints et des martyrs du calendrier philosophique », paroles adressées par Prométhée au messager de Zeus : « Contre une servitude pareille à la tienne, sache-le nettement, je n’échangerais pas mon malheur. J’aime mieux, je crois, être asservi à ce roc que me voir fidèle messager de Zeus, père des Dieux ! »

Cette conception de Prométhée inspire les poèmes de jeunesse de Marx, alors rédacteur de la Gazette Rhénane, et Marx nous apparaît déjà, dans un dessin datant de 1840-1850, sous les traits de Prométhée enchaîné.

La désignation par Marx de son prosateur préféré nous surprend un peu. Diderot n'est pas mentionné dans les souvenirs de Lafargue. Mais son admiration du grand encyclopédiste français, Marx la partageait avec les plus grands poètes allemands de son temps, Lessing, Schiller, Goethe. Les historiens contemporains de la littérature française confirment de plus en plus cette opinion. Mieux que tout autre encyclopédiste du XVIIIe siècle, Diderot a victorieusement subi l'épreuve du temps, non seulement comme penseur mais comme écrivain. Son Neveu de Rameau, auquel pensait certainement Marx, est encore maintenant un modèle de prose française. Diderot était plus étranger que tout autre encyclopédiste au culte de la phrase. Sa langue claire, étonnamment vivante, formée dans le contact personnel avec les gens du peuple, sa dialectique pleine de verve, son habileté géniale à exprimer avec vigueur et netteté les traits les plus caractéristiques des aspects variés de la vie, la raillerie mordante avec laquelle il fait flageller la société française par un parasite, tout cela nous explique assez la préférence que Marx et aussi Engels accordaient à Diderot.

Marx appelle Spartacus et Kepler ses héros préférés, le premier évidemment parmi ceux de l'action, et le second parmi ceux de la pensée. Il se peut que ces noms lui soient venus à l'esprit sous impression de quelques lectures fraîches. Nous trouvons en tout cas, dans une lettre adressée à Engels, l'indication suivante au sujet de Spartacus :

Je lisais ce soir pour me délasser l'histoire des guerres civiles romaines d'Appien dans l'original grec. Livre de grande valeur. L'auteur est d'origine égyptienne. Schlosser dit qu'il n'a pas d'âme sans doute parce qu'il s'efforce d'expliquer les guerres civiles par les conditions matérielles. Le portrait qu'il nous fait de Spartacus nous le montre comme le plus beau type que nous trouvions dans toute l'histoire ancienne. C'est un grand capitaine (pas un Garibaldi), un noble caractère, un vrai représentant du prolétariat antique. (27-2-61)

Spartacus est ainsi représenté dans le livre de Giovanolli qui fut autrefois populaire. On peut, bien entendu, le considérer autrement. Retenons ce que Marx appréciait surtout chez ce « beau type ».

D'où venait la sympathie de Marx pour Kepler ? Ne venait-elle pas de la probité scientifique qu'il appréciait si hautement en Ricardo ? Ou de cette « clarté d'esprit » qui, d'après les biographes de Kepler, lui permettait de se détourner avec tant de facilité des soucis et des préoccupations terrestres et de « s'élever jusqu'aux cimes éthérées de la spéculation scientifique, poursuivant des fins hautes et nobles » ?

Kepler passa lui aussi dans la lutte contre les privations la plus grande partie de sa vie. Il n'admettait aucun compromis en matière de principes. A la différence de Tycho-Brahé, il se refusa à toute concession aux puissants du jour. Aucune pression, aucune séduction ne put le détourner du chemin qu'il s'était tracé. Il travailla intensément, des années durant, à la découverte des lois régissant les mouvements du monde céleste et il mourut pauvre, sans avoir achevé ses travaux.

Nul ne fut plus grand que Kepler
Mais Kepler mourut pauvre
Il donna la joie aux esprits
Il laissa les corps sans pain.

Marx dut souvent se rappeler ce vieux quatrain, surtout quand la guerre de Sécession le priva de ses principaux moyens d'existence en interrompant sa collaboration à la New York Tribune et quand une douloureuse maladie le menaça plus d'une fois de mettre un terme à ses jours. La pensée qu'il ne parviendrait pas à achever l'œuvre dans laquelle il exposait les lois du développement du monde capitaliste, par lui découvertes, dut le torturer souvent.

La devise donnée par Marx comme la sienne « Doute de tout » ne contredit qu'en apparence son inextinguible soif de savoir et sa perpétuelle aspiration vers la vérité. Il ne s'agit pas du doute pour le doute comme l'entend le scepticisme banal. Le doute de Marx est dirigé contre les apparences qui nous cachent la réalité. Le point de départ de toute étude critique c'est chez Marx le doute des apparences, qu'il s'agisse de la nature, de la politique ou de l'économie. La tâche principale de la science est de démasquer cette apparence. Lame acérée, l'analyse de Marx tranche l'enveloppe des faits pour révéler leur nature véritable pour en tirer leur contenu authentique. La liberté, l'égalité, la justice ne sont dans la société capitaliste qu'apparences qui ne peuvent induire en erreur que les fétichistes de cette société. Armé de son doute, armé de sa critique, Marx découvrit le premier grand secret de la société bourgeoise, le fétichisme de la marchandise qui fait de l'homme créateur de toutes les richesses terrestres, l'esclave de ses propres produits tant dans l'économie que dans la politique et l'idéologie.

Marx plaisante sa propre passion — qui lui valut souvent la moquerie de ses amis — en disant que son plaisir favori est de bouquiner. Engels même, grand liseur lui aussi, guerroya contre ce travers de Marx. A chaque nouvelle langue apprise, Marx voyait s'ouvrir devant lui une littérature nouvelle, qu'il étudiait aussi profondément que les autres. Il avait déjà plus de cinquante ans quand il se mit à apprendre le russe. On nous a conservé les cahiers contenant les exercices auxquels il se livrait avec application afin de pénétrer le mystère des déclinaisons et surtout des conjugaisons russes. Il faut voir comme il étudia à fond la littérature russe, économique et statistique.

Certes, cette rage de bouquiner n'était que l'envers de la probité avec laquelle il s'efforçait toujours de posséder à fond la littérature de son sujet. On ne peut lire sans sourire la lettre dans laquelle il démontre à Engels qu'il lui est impossible de publier le premier tome presque composé déjà du Capital avant de connaître le nouveau livre de Rogers. Et sa façon de lire nous la connaissons par les innombrables extraits qu'il tirait de presque tous les livres lus. Les livres les plus importants, il les résumait même quand il les avait dans sa bibliothèque. Et si Marx ne réussit pas à mettre définitivement au point le Capital pour le livrer à l'impression — on voit par ses lettres qu'il n'aborda l'impression du tome premier que lorsqu'il eut achevé les autres tomes — cela s'explique non seulement par la maladie mais aussi par le fait qu'il ne sut pas résister, comme il s'exprime lui-même, à la tentation théorique d'utiliser de nouveaux matériaux faisant la lumière sur le développement des relations capitalistes.

Une douce ironie envers soi-même perce dans la réponse qu'il donne à la question concernant le défaut qu'il est le plus enclin à excuser : la confiance accordée à la légère (gullibility). Marx était loin d'être étranger aux choses de ce monde. Il prenait en effet une trop grande part à l'activité pratique. Mais un travail scientifique intense, un travail de cabinet engendre fatalement ce qu'on appelle la distraction. Marx était très distrait ; naturellement confiant et manquant de temps pour fréquenter suffisamment les gens et acquérir ainsi la connaissance des hommes, il fut plus d'une fois la victime de charlatans ordinaires, et même de charlatans politiques. Il ne tardait pas à se rendre compte de son erreur et riait avec les autres de son manque de moyens en diverses affaires. Il lui était beaucoup plus facile de démasquer quelque aventurier politique ou quelque mouchard tentant de capter sa confiance mais on ne peut compter en cette matière aussi un certain nombre de cas où il fut victime de sa légèreté d'esprit, comme dans le cas de Tolstoï, dans celui de l'aventurier hongrois Banya, etc. Marx aurait pu se justifier en faisant remarquer que ces charlatans réussissaient à duper d'autres personnes beaucoup plus averties que lui ; toujours est-il qu'il ne put jamais se débarrasser de ce défaut, surtout à l'égard des hommes d'action.

« Rien d'humain ne m'est étranger », répond-il modestement à ses filles, qui devaient naturellement connaître mieux que quiconque ses faiblesses. Cette réponse, il aurait pu la faire à tous ceux de ses adversaires qui, avec un zèle digne d'une meilleure cause, s'efforçaient de découvrir dans sa vie ou dans ses lettres quelques défauts. Si haut qu'un homme s'élève au-dessus de son milieu, il lui demeure attaché par un grand nombre de liens. Il est difficile, il est presque impossible de dépouiller entièrement le vieil homme. Marx n'y arriva pas plus qu'un autre. Il se trompa aussi, il pécha aussi dans sa vie comme en politique.

Quiconque a lu ses lettres à Engels, Becker, Weydemeyer ne peut que s'étonner que Marx ait su, dans les pénibles conditions où il vécut des années durant — Il ne sortit de la gêne qu'à partir de 1869 — garder sa joie de vivre et cette clarté spirituelle qui faisaient l'étonnement de ses amis et de ses connaissances. Les coups terribles du sort lui arrachèrent souvent un mot brutal et cruel, le rendirent parfois même injuste envers ses proches. Mais, chaque fois, secouant d'un geste puissant l'emprise des difficultés quotidiennes, il reprit fièrement sa route, « tenace, ému et pressé », il se remit à l'œuvre toute sa vie.

Quand Engels, son ami, le conjure — et ce n'est pas pour la première fois — dans une lettre, de livrer enfin le Capital à l'impression, Marx répond (le 31 juillet 1865) :

Je ne puis me décider à envoyer quoi que ce soit tant que je n'aurai pas devant moi tout le travail complètement fini. Quelles que soient les insuffisances de mes travaux, leur mérite est de constituer un tout artistique complet, et j'y arrive en ne publiant jamais rien tant qu'ils ne sont pas tout entiers achevés sur ma table.

On peut en dire autant de la vie de Marx. Quels qu'aient été ses défauts, elle constitue une œuvre d'art achevée, d'une rare beauté dont on trouverait difficilement l'égale dans l'histoire de l'humanité.

  1. Plutôt que la version incomplète et probablement traduite de seconde main des éditions Spartacus, nous avons préféré retraduire la confession en compilant les deux sources en anglais.
  2. Antoinette Philips, une cousine de Marx et membre de la section néerlandaise de l'Internationale.
  3. « Rien d'humain ne m'est étranger »
  4. « Doute de tout. »
  5. L'une des sources des confessions peut être datée du printemps 1865, alors que Marx séjournait chez son oncle Lion Philips à Zalt Bommel.