Ch. 24 : Transformation de la plus-value en capital

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I. Reproduction sur une échelle progressive. – Comment le droit de propriété de la production marchande devient le droit d’appropriation capitaliste.[modifier le wikicode]

Dans les sections précédentes nous avons vu comment la plus-value naît du capital; nous allons maintenant voir comment le capital sort de la plus-value.

Si, au lieu d'être dépensée, la plus-value est avancée et employée comme capital, un nouveau capital se forme et va se joindre à l'ancien. On accumule donc en capitalisant la plus-value[1].

Considérons cette opération d'abord au point de vue du capitaliste individuel.

Un filateur, par exemple, a avancé deux cent cinquante mille francs dont quatre cinquièmes en coton, machines, etc., un cinquième en salaires, et produit annuellement deux cent quarante mille livres de filés d'une valeur de trois cent mille francs. La plus-value de cinquante mille francs existe dans le produit net de quarante mille livres un sixième du produit brut que la vente convertira en une somme d'argent de cinquante mille francs. Cinquante mille francs sont cinquante mille francs. Leur caractère de plus-value nous indique la voie par laquelle ils sont arrivés entre les mains du capitaliste, mais n'affecte en rien leur caractère de valeur ou d'argent.

Pour capitaliser la somme additionnelle de cinquante mille francs, le filateur n'aura donc, toutes autres circonstances restant les mêmes, qu'à en avancer quatre cinquièmes dans l'achat de coton, etc., et un cinquième dans l'achat de fileurs additionnels qui trouveront sur le marché les subsistances dont il leur a avancé la valeur. Puis le nouveau capital de cinquante mille francs fonctionne dans le filage et rend à son tour une plus-value de cent mille francs, etc.

La valeur capital a été originairement avancée sous forme-argent; la plus-value, au contraire, existe de prime abord comme valeur d'une quote-part du produit brut. La vente de celui-ci, son échange contre de l'argent, opère donc le retour de la valeur-capital à sa forme primitive, mais transforme le mode d'être primitif 'de la plus-value. A partir de ce moment, cependant, valeur capital et plus-value sont également des sommes d'argent et la conversion ultérieure en capital s'opère de la même manière pour les deux sommes. Le filateur avance l'une comme l'autre dans l'achat des marchandises qui le mettent à même de recommencer, et cette fois sur une plus grande échelle, la fabrication de son article. Mais pour en acheter les éléments constitutifs, il faut qu'il les trouve là sur le marché.

Ses propres filés ne circulent que parce qu'il apporte son produit annuel sur le marché, et il en est de même des marchandises de tous les autres capitalistes. Avant de se trouver sur le marché, elles devaient se trouver dans le fonds de la production annuelle qui n'est que la somme des articles de toute sorte dans lesquels la somme des capitaux individuels où le capital social s'est converti pendant le cours de l'année, et dont chaque capitaliste individuel ne tient entre les mains qu'une aliquote. Les opérations du marché ne font que déplacer ou changer de mains les parties intégrantes de la production annuelle sans agrandir celle-ci ni altérer la nature des choses produites. L'usage auquel le produit annuel tout entier peut se prêter, dépend donc de sa propre composition et non de la circulation.

La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les articles propres à remplacer en nature les éléments matériels du capital usés pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le produit net dans lequel réside la plus-value.

En quoi consiste donc ce produit net ?

Assurément en objets destinés à satisfaire les besoins et les désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de consommation. Si c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aura que simple reproduction.

Pour accumuler, il faut convertir une partie du produit net en capital. Mais, à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est à dire des moyens de production, et d'autres choses propres à soutenir le travailleur, c'est à dire des subsistances. Il faut donc qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de production et de subsistance additionnels, en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que le produit net, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital[2].

Pour faire actuellement fonctionner ces éléments comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle ne saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des ouvriers déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le mécanisme de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la classe ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non seulement le maintien, mais encore la multiplication.

Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de travail additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d’âge par la classe ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production annuelle renferme déjà.

Considérée d'une manière concrète, l'accumulation se résout, par conséquent, en reproduction du capital sur une échelle progressive. Le cercle de la reproduction simple s'étend et se change, d'après l'expression de Sismondi[3], en spirale.

Revenons maintenant à notre exemple. C'est la vieille histoire : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc. Le capital primitif de deux cent cinquante mille francs rend une plus-value de cinquante mille francs qui va être capitalisée. Le nouveau capital de cinquante mille francs rend une plus-value de dix mille francs, laquelle, après avoir été à son tour capitalisée ou convertie en un deuxième capital additionnel, rend une plus-value de deux mille francs, et ainsi de suite.

Nous faisons ici abstraction de l'aliquote de plus-value mangée par le capitaliste. Peu nous importe aussi pour le moment que les capitaux additionnels s'ajoutent comme incréments au capital primitif ou s'en séparent et fonctionnent indépendamment, qu'ils soient exploités par le même individu qui les a accumulés, ou transférés par lui à d'autres mains. Seulement il ne faut pas oublier que côte à côte des capitaux de nouvelle formation, le capital primitif continue à se reproduire et à produire de la plus-value et que cela s'applique de même à chaque capital accumulé par rapport au capital additionnel qu'il a engendré à son tour.

Le capital primitif s'est formé par l'avance de deux cent cinquante mille francs. D'où l'homme aux écus a t il tiré cette richesse ? De son propre travail ou de celui de ses aïeux, nous répondent tout d'une voix les porte parole de l'économie politique[4], et leur hypothèse semble en effet la seule conforme aux lois de la production marchande.

Il en est tout autrement du capital additionnel de cinquante mille francs. Sa généalogie nous est parfaitement connue. C'est de la plus-value capitalisée. Dès son origine il ne contient pas un seul atome de valeur qui ne provienne du travail d'autrui non payé. Les moyens de production auxquels la force ouvrière additionnelle est incorporée, de même que les subsistances qui la soutiennent, ne sont que des parties intégrantes du produit net, du tribut arraché annuellement à la classe ouvrière par la classe capitaliste. Que celle-ci, avec une quote-part de ce tribut, achète de celle-là un surplus de force, et même à son juste prix, en échangeant équivalent contre équivalent, cela revient à l'opération du conquérant tout prêt à payer de bonne grâce les marchandises des vaincus avec l'argent qu'il leur a extorqué.

Si le capital additionnel occupe son propre producteur, ce dernier, tout en continuant à mettre en valeur le capital primitif, doit racheter les fruits de son travail gratuit antérieur par plus de travail additionnel qu'ils n'en ont coûté. Considéré comme transaction entre la classe capitaliste et la classe ouvrière, le procédé reste le même quand, moyennant le travail gratuit des ouvriers occupés, on embauche des ouvriers supplémentaires. Le nouveau capital peut aussi servir à acheter une machine, destinée à jeter sur le pavé et à remplacer par un couple d'enfants les mêmes hommes auxquels il a dû sa naissance. Dans tous les cas, par son surtravail de cette année, la classe ouvrière a créé le capital additionnel qui occupera l'année prochaine du travail additionnel[5], et c'est ce qu'on appelle créer du capital par le capital.

L'accumulation du premier capital de cinquante mille francs présuppose que la somme de deux cent cinquante mille francs, avancée comme capital primitif, provient du propre fonds de son possesseur, de son « travail primitif ». Mais le deuxième capital additionnel de dix mille francs ne présuppose que l'accumulation antérieure du capital de cinquante mille francs, celui-là n'étant que la plus-value capitalisée de celui-ci. Il s'ensuit que plus le capitaliste a accumulé, plus il peut accumuler. En d'autres termes : plus il s'est déjà approprié dans le passé de travail d'autrui non payé, plus il en peut accaparer dans le présent. L'échange d'équivalents, fruits du travail des échangistes, n'y figure pas même comme trompe-l’œil.

Ce mode de s'enrichir qui contraste si étrangement avec les lois primordiales de la production marchande, résulte cependant, il faut bien le saisir, non de leur violation, mais au contraire de leur application. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil rétrospectif sur les phases successives du mouvement qui aboutit à l'accumulation.

En premier lieu nous avons vu que la transformation primitive d'une somme de valeurs en capital se fait conformément aux lois de l'échange. L'un des échangistes vend sa force de travail que l'autre achète. Le premier reçoit la valeur de sa marchandise dont conséquemment l'usage, le travail, est aliéné au second. Celui-ci convertit alors des moyens de production qui lui appartiennent à l'aide d'un travail qui lui appartient en un nouveau produit qui de plein droit va lui appartenir.

La valeur de ce produit renferme d'abord celle des moyens de production consommés, mais le travail utile ne saurait user ces moyens sans que leur valeur passe d'elle-même au produit, et, pour se vendre, la force ouvrière doit être apte à fournir du travail utile dans la branche d'industrie où elle sera employée.

La valeur du nouveau produit renferme en outre l'équivalent de la force du travail et une plus-value. Ce résultat est dû à ce que la force ouvrière, vendue pour un temps déterminé, un jour, une semaine, etc., possède moins de valeur que son usage n'en produit dans le même temps. Mais en obtenant la valeur d'échange de sa force, le travailleur en a aliéné la valeur d'usage, comme cela a lieu dans tout achat et vente de marchandise.

Que l'usage de cet article particulier, la force de travail, soit de fournir du travail et par là de produire de la valeur, cela ne change en rien cette loi générale de la production marchande. Si donc la somme de valeurs avancée en salaires se retrouve dans le produit avec un surplus, cela ne provient point d'une lésion du vendeur, car il reçoit l'équivalent de sa marchandise, mais de la consommation de celle-ci par l'acheteur.

La loi des échanges ne stipule l'égalité que par rapport à la valeur échangeable des articles aliénés l'un contre l'autre, mais elle présuppose une différence entre leurs valeurs usuelles, leurs utilités, et n'a rien à faire avec leur consommation qui commence seulement quand le marché est déjà conclu.

La conversion primitive de l'argent en capital s'opère donc conformément aux lois économiques de la production marchande et au droit de propriété qui en dérive.

Néanmoins elle amène ce résultat :

1. Que le produit appartient au capitaliste et non au producteur;

2. Que la valeur de ce produit renferme et la valeur du capital avancé et une plus-value qui coûte du travail à l'ouvrier, mais rien au capitaliste, dont elle devient la propriété légitime;

3. Que l'ouvrier a maintenu sa force de travail et peut la vendre de nouveau si elle trouve acheteur.

La reproduction simple ne fait que répéter périodiquement la première opération; à chaque reprise elle devient donc à son tour conversion primitive de l'argent en capital. La continuité d'action d'une loi est certainement le contraire de son infraction. « Plusieurs échanges successifs n'ont fait du dernier que le représentant du premier[6]. »

Néanmoins nous avons vu que la simple reproduction change radicalement le caractère du premier acte, pris sous son aspect isolé. « Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns (les ouvriers) y acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les autres (les capitalistes) y ont acquis antérieurement un droit permanent par un travail primitif[7]. » Du reste, ce n'est pas seulement en matière de travail que la primogéniture fait merveille.

Qu'y a t il de changé quand la reproduction simple vient à être remplacée par la reproduction sur une échelle progressive, par l'accumulation ?

Dans le premier cas, le capitaliste mange la plus-value tout entière, tandis que dans le deuxième, il fait preuve de civisme en n'en mangeant qu'une partie pour faire argent de l'autre.

La plus-value est sa propriété et n'a jamais appartenu à autrui. Quand il l'avance il fait donc, comme au premier jour où il apparut sur le marché, des avances tirées de son propre fonds quoique celui-ci provienne cette fois du travail gratuit de ses ouvriers. Si l'ouvrier B est embauché avec la plus-value produite par l'ouvrier A, il faut bien considérer, d'un côté, que la plus-value a été rendue par A sans qu'il fût lésé d'un centime du juste prix de sa marchandise et que, de l'autre côté, B n'a été pour rien dans cette opération. Tout ce que celui-ci demande et qu'il a le droit de demander, c'est que le capitaliste lui paye la valeur de sa force ouvrière. « Tous deux gagnaient encore; l'ouvrier parce qu'on lui avançait les fruits du travail (lisez du travail gratuit d'autres ouvriers) avant qu'il fût fait (lisez avant que le sien eût porté de fruit); le maître, parce que le travail de cet ouvrier valait plus que le salaire (lisez : produit plus de valeur que celle de son salaire)[8]. »

Il est bien vrai que les choses se présentent sous un tout autre jour, si l'on considère la production capitaliste dans le mouvement continu de sa rénovation et qu'on substitue au capitaliste et aux ouvriers individuels la classe capitaliste et la classe ouvrière. Mais c'est appliquer une mesure tout à fait étrangère à la production marchande.

Elle ne place vis-à-vis que des vendeurs et des acheteurs, indépendants les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à l'échéance du terme stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète, c'est grâce à un nouveau contrat, si peu lié avec l'ancien que c'est pur accident que le même vendeur le fasse avec le même acheteur plutôt qu'avec tout autre.

Pour juger la production marchande d'après ses propres lois économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et non dans son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la suit. De plus, comme ventes et achats se font toujours d'individu à individu, il n'y faut pas chercher des rapports de classe à classe.

Si longue donc que soit la filière de reproductions périodiques et d'accumulations antérieures par laquelle le capital actuellement en fonction ait passé, il conserve toujours sa virginité primitive. Supposé qu'à chaque transaction prise à part les lois de l'échange s'observent, le mode d'appropriation peut même changer de fond en comble sans que le droit de propriété, conforme à la production marchande, s'en ressente. Aussi est il toujours en vigueur, aussi bien au début, où le produit appartient au producteur et où celui-ci, en donnant équivalent contre équivalent, ne saurait s'enrichir que par son propre travail, que dans la période capitaliste, où la richesse est accaparée sur une échelle progressive grâce à I'appropriation successive du travail d'autrui non payé[9].

Ce résultat devient inévitable dès que la force de travail est vendue librement comme marchandise par le travailleur lui-même. Mais ce n'est aussi qu'à partir de ce moment que la production marchande se généralise et devient le mode typique de la production, que de plus en plus tout produit se fait pour la vente et que toute richesse passe par la circulation. Ce n'est que là où le travail salarié forme la base de la production marchande que celle-ci non seulement s'impose à la société, mais fait, pour la première fois, jouer tous ses ressorts. Prétendre que l'intervention du travail salarié la fausse revient à dire que pour rester pure la production marchande doit s'abstenir de se développer. A mesure qu'elle se métamorphose en production capitaliste, ses lois de propriété se changent nécessairement en lois de l'appropriation capitaliste. Quelle illusion donc que celle de certaines écoles socialistes qui s'imaginent pouvoir briser le régime du capital en lui appliquant les lois éternelles de la production marchande !

On sait que le capital primitivement avancé, même quand il est dû exclusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt ou tard, grâce à la reproduction simple, en capital accumulé ou plus-value capitalisée. Mais, à part cela, tout capital avancé se perd comme une goutte dans le fleuve toujours grossissant de l'accumulation. C'est là un fait si bien reconnu par les économistes qu'ils aiment à définir le capital : « une richesse accumulée qui est employée de nouveau à la production d'une plus-value[10] », et le capitaliste : « le possesseur du produit net[11] ». La même manière de voir s'exprime sous cette autre forme que tout le capital actuel est de l'intérêt accumulé ou capitalisé, car l'intérêt n'est qu'un fragment de la plus-value. « Le capital, dit I'Economiste de Londres, avec l'intérêt composé de chaque partie de capital épargnée, va tellement en grossissant que toute la richesse dont provient le revenu dans le monde entier n'est plus depuis longtemps que l'intérêt du capitaI[12]. » L'Economiste est réellement trop modéré. Marchant sur les traces du docteur Price, il pouvait prouver par des calculs exacts qu'il faudrait annexer d'autres planètes à ce monde terrestre pour le mettre à même de rendre au capital ce qui est dû au capital.

II. Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive.[modifier le wikicode]

Les marchandises que le capitaliste achète, avec une partie de la plus-value, comme moyens de jouissance, ne lui servent pas évidemment de moyens de production et de valorisation[13]; le travail qu'il paie dans le même but n'est pas non plus du travail productif. L'achat de ces marchandises et de ce travail, au lieu de l'enrichir, l'appauvrit d'autant. Il dissipe ainsi la plus-value comme revenu, au lieu de la faire fructifier comme capital.

En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante, l'économie politique bourgeoise devait donc prêcher l'accumulation comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d'enseigner que, pour accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en consacrer une bonne partie à l'embauchage de travailleurs productifs, rendant plus qu'ils ne reçoivent.

Elle avait encore à combattre le préjugé populaire qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation et se figure qu'accumuler veut dire ou dérober à la consommation les objets qui constituent la richesse, ou sauver l'argent des risques de la circulation. Or, mettre l'argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et amasser des marchandises en vue de thésauriser ne saurait être que le fait d'un avare en délire[14]. L'accumulation des marchandises, quand elle n'est pas un incident passager de leur circulation même, est le résultat d'un encombrement du marché ou d'un excès de production[15].

Le langage de la vie ordinaire confond encore l'accumulation capitaliste, qui est un procès de production, avec deux autres phénomènes économiques, savoir : l'accroissement des biens qui se trouvent dans le fonds de consommation des riches et ne s'usent que lentement[16], et la formation de réserves ou d'approvisionnements, fait commun à tous les modes de production.

L'économie politique classique a donc parfaitement raison de soutenir que le trait le plus caractéristique de l'accumulation, c'est que les gens entretenus par le produit net doivent être des travailleurs productifs et non des improductifs[17]. Mais ici commence aussi son erreur. Aucune doctrine d'Adam Smith n'a autant passé à l'état d'axiome indiscutable que celle-ci : que l'accumulation n'est autre chose que la consommation du produit net par des travailleurs productifs ou, ce qui revient au même, que la capitalisation de la plus-value n'implique rien de plus que sa conversion en force ouvrière.

Ecoutons, par exemple, Ricardo :

« On doit comprendre que tous les produits d'un pays sont consommés, mais cela fait la plus grande différence qu'on puisse imaginer, qu'ils soient consommés par des gens qui produisent une nouvelle valeur ou par d'autres qui ne la reproduisent pas. Quand nous disons que du revenu a été épargné et joint au capital, nous entendons par là que la portion du revenu qui s'ajoute au capital est consommée par des travailleurs productifs au lieu de l'être par des improductifs. Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que le capital soit augmenté par la non consommation[18]. »

Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer que « la portion du revenu qui s'ajoute au capital soit consommée par des travailleurs productifs ». D'après cette manière de voir, toute la plus-value transformée en capital deviendrait capital variable, ne serait avancée qu'en salaires. Au contraire, elle se divise, de même que la valeur capital dont elle sort, en capital constant et capital variable, en moyens de production et force de travail. Pour se convertir en force de travail additionnelle, le produit net doit renfermer un surplus de subsistances de première nécessité, mais, pour que cette force devienne exploitable, il doit en outre renfermer des moyens de production additionnels, lesquels n'entrent pas plus dans la consommation personnelle des travailleurs que dans celle des capitalistes.

Comme la somme de valeurs supplémentaire, née de l'accumulation, se convertit en capital de la même manière que tout autre somme de valeurs, il est évident que la doctrine erronée d'Adam Smith sur l'accumulation ne peut provenir que d'une erreur fondamentale dans son analyse de la production capitaliste. En effet, il affirme que, bien que tout capital individuel se divise en partie constante et partie variable, en salaires et valeur des moyens de production, il n'en est pas de même de la somme des capitaux individuels, du capital social. La valeur de celui-ci égale, au contraire, la somme des salaires qu'il paie, autrement dit, le capital social n'est que du capital variable.

Un fabricant de drap, par exemple, transforme en capital une somme de deux cent mille francs. Il en dépense une partie à embaucher des ouvriers tisseurs, l'autre à acheter de la laine filée, des machines, etc. L'argent, ainsi transféré aux fabricants des filés, des machines, etc., paie d'abord la plus-value contenue dans leurs marchandises, mais, cette déduction faite, il sert à son tour à solder leurs ouvriers et à acheter des moyens de production, fabriqués par d'autres fabricants, et ainsi de suite. Les deux cent mille francs avancés par le fabricant de draps sont donc peu à peu dépensés en salaires, une partie par lui-même, une deuxième partie par les fabricants chez lesquels il achète ses moyens de production, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute la somme, à part la plus-value successivement prélevée, soit entièrement avancée en salaires, ou que le produit représenté par elle soit tout entier consommé par des travailleurs productifs.

Toute la force de cet argument gît dans les mots : « et ainsi de suite », qui nous renvoient de Caïphe à Pilate sans nous laisser entrevoir le capitaliste entre les mains duquel le capital constant, c'est à dire la valeur des moyens de production, s'évanouirait finalement. Adam Smith arrête ses recherches précisément au point où la difficulté commence[19].

La reproduction annuelle est un procès très facile à saisir tant que l'on ne considère que le fonds de la production annuelle, mais tous les éléments de celle-ci doivent passer par le marché. Là les mouvements des capitaux et des revenus personnels se croisent, s'entremêlent et se perdent dans un mouvement général de déplacement la circulation de la richesse sociale qui trouble la vue de l'observateur et offre à l'analyse des problèmes très compliqués[20]. C'est le grand mérite des physiocrates d'avoir les premiers essayé de donner, dans leur tableau économique, une image de la reproduction annuelle telle qu'elle sort de la circulation. Leur exposition est à beaucoup d'égards plus près de la vérité que celle de leurs successeurs.

Après avoir résolu toute la partie de la richesse sociale, qui fonctionne comme capital, en capital variable ou fonds de salaires, Adam Smith aboutit nécessairement à son dogme vraiment fabuleux, aujourd'hui encore la pierre angulaire de l'économie politique, savoir : que le prix nécessaire des marchandises se compose de salaire, de profit (l'intérêt y est inclus), et de rente foncière, en d'autres termes, de salaire et de plus-value. Partant de là, Storch a au moins la naïveté d'avouer que : « Il est impossible de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments simples[21] ».

Enfin, cela va sans dire, l'économie politique n'a pas manqué d'exploiter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine d'Adam Smith : que toute la partie du produit net qui se convertit en capital est consommée par la classe ouvrière.

III. Division de la plus-value en capital et en revenu. – Théorie de l’abstinence.[modifier le wikicode]

Jusqu'ici nous avons envisagé la plus-value, tantôt comme fonds de consommation, tantôt comme fonds d'accumulation du capitaliste. Elle est l'un et l'autre à la fois. Une partie en est dépensée comme revenu[22], et l'autre accumulée comme capital.

Donné la masse de la plus-value, l'une des parties sera d'autant plus grande que l'autre sera plus petite. Toutes autres circonstances restant les mêmes, la proportion suivant laquelle ce partage se fait déterminera la grandeur de l'accumulation. C'est le propriétaire de la plus-value, le capitaliste, qui en fait le partage. Il y a donc là acte de sa volonté. De l'aliquote du tribut, prélevé par lui, qu'il accumule, on dit qu'il l'épargne, parce qu'il ne la mange pas, c'est à dire parce qu'il remplit sa fonction de capitaliste, qui est de s'enrichir.

Le capitaliste n'a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d'être sociale, qu'autant qu'il fonctionne comme capital personnifié. Ce n'est qu'à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste. Le but déterminant de son activité n'est donc ni la valeur d'usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d'échange et son accroissement continu. Agent fanatique de l'accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure.

Le capitaliste n'est respectable qu'autant qu'il est le capital fait homme. Dans ce rôle il est, lui aussi, comme le thésauriseur, dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce qui chez l'un parait être une manie individuelle est chez l'autre l'effet du mécanisme social dont il n'est qu'un rouage.

Le développement de la production capitaliste nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître à moins d'une accumulation progressive.

Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu'il représente, dans sa consommation personnelle il ne saurait guère voir qu'une sorte de vol, d'emprunt au moins, fait à l'accumulation; et, en effet, la tenue des livres en parties doubles met les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.

Enfin, accumuler, c'est conquérir le monde de la richesse sociale, étendre sa domination personnelle[23], augmenter le nombre de ses sujets, c'est sacrifier à une ambition insatiable.

Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui l'accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d'être simple incarnation du capital. Il ressent « une émotion humaine » pour son propre Adam, sa chair, et devient si civilisé, si sceptique, qu'il ose railler l'austérité ascétique comme un préjugé de thésauriseur passé de mode. Tandis que le capitaliste de vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n'est pas de rigueur, n'y voyant qu'un empiétement sur l'accumulation, le capitaliste modernisé est capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses convoitises. Consommer, dit le premier, c'est « s'abstenir » d'accumuler; accumuler, dit le second, c'est « renoncer » à la jouissance. « Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur, et l'une veut faire divorce d'avec l'autre[24]. »

A l'origine de la production capitaliste et cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu l'avarice et l'envie de s'enrichir l'emportent exclusivement. Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources d'enrichissement soudain. A un certain degré de développement, il impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n'est pas tout : le capitaliste ne s'enrichit pas, comme le paysan et l'artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d'autrui qu'il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie impose a ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu'elle ait peine à dissimuler l'avarice la plus sordide et l'esprit de calcul le plus mesquin, elle grandit néanmoins à mesure qu'il accumule, sans que son accumulation soit nécessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois il s'élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l'accumulation et le penchant à la jouissance.

« L'industrie de Manchester », est il dit dans un écrit publié en 1795 par le docteur Aikin, « peut se diviser en quatre périodes. Dans la première les fabricants étaient forcés de travailler dur pour leur entretien. Leur principal moyen de s'enrichir consistait à voler les parents qui plaçaient chez eux des jeunes gens comme apprentis, et payaient pour cela bon prix, tandis que les susdits apprentis étaient loin de manger leur soûl. D'un autre côté la moyenne des profits était peu élevée et l'accumulation exigeait une grande économie. Ils vivaient comme des thésauriseurs, se gardant bien de dépenser même de loin les intérêts de leur capital ».

« Dans la seconde période, ils avaient commencé à acquérir une petite fortune, mais ils travaillaient autant qu'auparavant ». car l'exploitation directe du travail, comme le sait tout inspecteur d'esclaves, coûte du travail, « et leur genre de vie était aussi frugal que par le passé... »

« Dans la troisième période le luxe commença, et, pour donner à l'industrie plus d'extension, on envoya des commis voyageurs à cheval chercher des ordres dans toutes les villes du royaume où, se tenaient des marchés. D'après toute vraisemblance, il n'y avait encore en 1690 que peu ou point de capitaux gagnés dans l'industrie qui dépassassent trois mille livres sterling. Vers cette époque cependant, ou un peu plus tard, les industriels avaient déjà gagné de l'argent, et ils commencèrent à remplacer les maisons de bois et de mortier par des maisons en pierre... »

« Dans les trente premières années du XVIII° siècle, un fabricant de Manchester qui eût offert à ses convives une pinte de vin étranger se serait exposé au caquet et aux hochements de tête de tous ses voisins... Avant l'apparition des machines la consommation des fabricants, le soir dans les tavernes où ils se rassemblaient, ne s'élevait jamais à plus de six deniers (62 centimes 1/2) pour un verre de punch et un denier pour un rouleau de tabac. »

« C'est en 1758, et ceci fait époque, que l'on vit pour la première fois un homme engagé dans les affaires avec un équipage à lui !... »

« La quatrième période » le dernier tiers du XVIII° siècle, - « est la période de grand luxe et de grandes dépenses, provoquée et soutenue par l'extension donnée à l'industrie[25]. » Que dirait le bon docteur Alkin, s'il ressuscitait à Manchester aujourd'hui !

Accumulez, accumulez ! C'est la loi et les prophètes ! « La parcimonie, et non l'industrie, est la cause immédiate de l'augmentation du capital. A vrai dire, l'industrie fournit la matière que l'épargne accumule[26]. »

Epargnez, épargnez toujours, c'est à dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. Et elle ne s'est pas fait un instant illusion sur les douleurs d'enfantement de la richesse[27] , mais à quoi bon des jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ?

A ce point de vue, si le prolétaire n'est qu'une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n'est qu'une machine à capitaliser cette plus-value.

L'économie politique classique prit donc bigrement au sérieux le capitaliste et son rôle. Pour le garantir du conflit désastreux entre le penchant à la jouissance et l'envie de s'enrichir, Malthus, quelques années après le congrès de Vienne, vint doctoralement défendre un système de division du travail où le capitaliste engagé dans la production a pour tâche d'accumuler, tandis que la dépense est du département de ses co associés dans le partage de la plus-value, les aristocrates fonciers, les hauts dignitaires de l'Etat et de l'Eglise, les rentiers fainéants, etc. « Il est de la plus haute importance, dit il, de tenir séparées la passion pour la dépense et la passion pour l'accumulation (the passion for expenditure and the passion for accumulation[28]). » Messieurs les capitalistes, déjà plus ou moins transformés en viveurs et hommes du monde, poussèrent naturellement les hauts cris. Eh quoi ! objectait un de leurs interprètes, un Ricardien, M. Malthus prêche en faveur des fortes rentes foncières, des impôts élevés, des grasses sinécures, dans le but de stimuler constamment les industriels au moyen des consommateurs improductifs ! Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d'ordre, notre panacée, mais « la production serait bien plutôt enrayée qu'activée par de semblables procédés. Et puis il n'est pas tout à fait juste (nor is it quite fair) d'entretenir dans l'oisiveté un certain nombre de personnes, tout simplement pour en émoustiller d'autres, dont le caractère donne lieu de croire (who are likely, from their characters) qu'ils fonctionneront avec succès, quand on pourra les contraindre à fonctionner[29] ». Mais, si ce Ricardien trouve injuste que, pour exciter le capitaliste industriel à accumuler, on lui enlève la crème de son lait, par contre il déclare conforme aux règles que l'on réduise le plus possible le salaire de l'ouvrier « pour le maintenir laborieux ». Il ne cherche pas même à dissimuler un instant que tout le secret de la plus-value consiste à s'approprier du travail sans le payer. « De la part des ouvriers demande de travail accrue signifie tout simplement qu'ils consentent à prendre moins de leur propre produit pour eux-mêmes et à en laisser davantage à leurs patrons; et si l'on dit qu'en diminuant la consommation des ouvriers, cela amène un soi-disant glut (encombrement du marché, surproduction), je n'ai qu'une chose à répondre, c'est que glut est synonyme de gros profits[30]. »

Cette savante dispute sur le moyen de répartir, de la manière la plus favorable à l'accumulation, entre le capitaliste industriel et le riche oisif, le butin pris sur la classe ouvrière, fut interrompue par la Révolution de Juillet. Peu de temps après, le prolétariat urbain sonna à Lyon le tocsin d'alarme, et en Angleterre le prolétariat des campagnes promena le coq rouge. D'un côté du détroit la vogue était au Fouriérisme et au Saint Simonisme, de l'autre à l'Owenisme. Alors l'économie politique vulgaire saisit l'occasion aux cheveux et proposa une doctrine destinée à sauver la société.

Elle fut révélée au monde par N. W. Senior, juste un an avant qu'il découvrît, à Manchester, que d'une journée de travail de douze heures c'est la douzième et dernière heure seule qui fait naître le profit, y compris l'intérêt. « Pour moi, déclarait il solennellement, pour moi, je substitue au mot capital, en tant qu'il se rapporte à la production, le mot abstinence[31]. » Rien qui vous donne comme cela une idée des « découvertes » de l'économie politique vulgaire ! Elle remplace les catégories économiques par des phrases de Tartuffe, voilà tout.

« Quand le sauvage, nous apprend Senior, fabrique des arcs, il exerce une industrie, mais il ne pratique pas l'abstinence. » Ceci nous explique parfaitement pourquoi et comment, dans un temps moins avancé que le nôtre, tout en se passant de l'abstinence du capitaliste, on ne s'est pas passé d'instruments de travail. « Plus la société marche en avant, plus elle exige d'abstinence[32] », notamment de la part de ceux qui exercent l'industrie de s'approprier les fruits de l'industrie d'autrui.

Les conditions du procès de travail se transforment tout à coup en autant de pratiques d'abstinence du capitaliste, supposé toujours que son ouvrier ne s'abstienne point de travailler pour lui. Si le blé non seulement se mange, mais aussi se sème, abstinence du capitaliste ! Si l'on donne au vin le temps de fermenter, abstinence du capitaliste[33] ! Le capitaliste se dépouille lui-même, quand il « prête (!) ses instruments de production au travailleur »; en d'autres termes, quand il les fait valoir comme capital en leur incorporant la force ouvrière, au lieu de manger tout crus engrais, chevaux de trait, coton, machines à vapeur, chemins de fer, etc., ou, d'après l'expression naïve des théoriciens de l'abstinence, au lieu d'en dissiper « la valeur » en articles de luxe, etc[34] .

Comment la classe capitaliste doit elle s'y prendre pour remplir ce programme ? C'est un secret qu'on s'obstine à garder. Bref, le monde ne vit plus que grâce aux mortifications de ce moderne pénitent de Wichnou, le capitaliste. Ce n'est pas seulement L'accumulation, non ! « la simple conservation d'un capital exige un effort constant pour résister à la tentation de le consommer[35]». Il faut donc avoir renoncé à toute humanité pour ne pas délivrer le capitaliste de ses tentations et de son martyre, de la même façon qu'on en a usé récemment pour délivrer le planteur de la Géorgie de ce pénible dilemme : faut il joyeusement dépenser en champagne et articles de Paris tout le produit net obtenu à coups de fouet de l'esclave nègre, ou bien en convertir une partie en terres et nègres additionnels ?

Dans les sociétés les plus différentes au point de vue économique on trouve non seulement la reproduction simple, mais encore, à des degrés très divers, il est vrai, la reproduction sur une échelle progressive. A mesure que l'on produit et consomme davantage, on est forcé de reconvertir plus de produits en nouveaux moyens de production. Mais ce procès ne se présente ni comme accumulation de capital ni comme fonction du capitaliste, tant que les moyens de production du travailleur, et par conséquent son produit et ses subsistances, ne portent pas encore l'empreinte sociale qui les transforme en capital[36]. C'est ce que Richard Jones, successeur de Malthus à la chaire d'économie politique de l'East Indian College de Hailebury, a bien fait ressortir par l'exemple des Indes orientales.

Comme la partie la plus nombreuse du peuple indien se compose de paysans cultivant leurs terres eux mêmes, ni leur produit, ni leurs moyens de travail et de subsistance, « n'existent jamais sous la forme (in the shape) d'un fonds épargné sur un revenu étranger (saved from revenue) et qui eût parcouru préalablement un procès d'accumulation (a previous process of accumulation[37]) ». D'un autre côté, dans les territoires où la domination anglaise a le moins altéré l'ancien système, les grands reçoivent, à titre de tribut ou de rente foncière, une aliquote du produit net de l'agriculture qu'ils divisent en trois parties. La première est consommée par eux en nature, tandis que la deuxième est convertie, à leur propre usage, en articles de luxe et d'utilité par des travailleurs non agricoles qu'ils rémunèrent moyennant la troisième partie. Ces travailleurs sont des artisans possesseurs de leurs instruments de travail. La production et la reproduction, simples ou progressives, vont ainsi leur chemin sans intervention aucune de la part du saint moderne, de ce chevalier de la triste figure, le capitaliste pratiquant la bonne oeuvre de l'abstinence.

IV. Circonstances qui, indépendamment de la division proportionnelle de la plus-value en capital et en revenu déterminent l’étendue de l’accumulation. – Degré d’exploitation de la force ouvrière. – Différence croissante entre le capital employé et la capital consommé. – Grandeur du capital avancé.[modifier le wikicode]

Etant donné la proportion suivant laquelle la plus-value se partage en capital et en revenu, la grandeur du capital accumulé dépend évidemment de la grandeur absolue de la plus-value. Mettons, par exemple, qu'il y ait quatre vingts pour cent de capitalisé et vingt pour cent de dépensé, alors le capital accumulé s'élève à deux mille quatre cents francs ou à mille deux cents, selon qu'il y a une plus-value de trois mille francs ou une de mille cinq cents. Ainsi toutes les circonstances qui déterminent la masse de la plus-value concourent à déterminer l'étendue de l'accumulation. Il nous faut donc les récapituler, mais, cette fois, seulement au point de vue de l'accumulation.

On sait que le taux de la plus-value dépend en premier lieu du degré d'exploitation de la force ouvrière[38]. En traitant de la production de la plus-value, nous avons toujours supposé que l'ouvrier reçoit un salaire normal, c'est à dire que la juste valeur de sa force est payée. Le prélèvement sur le salaire joue cependant dans la pratique un rôle trop important pour que nous ne nous y arrêtions pas un moment. Ce procédé convertit en effet, dans une certaine mesure, le fonds de consommation nécessaire à l'entretien du travailleur en fonds d'accumulation du capital.

« Les salaires, dit J. St. Mill, n'ont aucune force productive; ils sont le prix d'une force productive. Ils ne contribuent pas plus à la production des marchandises en sus du travail que n'y contribue le prix d'une machine en sus de la machine elle-même. Si l'on pouvait avoir le travail sans l'acheter, les salaires seraient superflus[39]. »

Mais, si le travail ne coûtait rien, on ne saurait l'avoir à aucun prix. Le salaire ne peut donc jamais descendre à ce zéro nihiliste, bien que le capital ait une tendance constante à s'en rapprocher.

Un écrivain du XVIII° siècle que j'ai souvent cité, l'auteur de l'Essai sur l'industrie et le commerce[40], ne fait que trahir le secret intime du capitaliste anglais quand il déclare que la grande tâche historique de l'Angleterre, c'est de ramener chez elle le salaire au niveau français ou hollandais. « Si nos pauvres, dit il, s'obstinent à vouloir faire continuelle bombance, leur travail doit naturellement revenir à un prix excessif... Que l'on jette seulement un coup d’œil sur l'entassement de superfluités (heap of superfluities) consommées par nos ouvriers de manufacture, telles qu'eau de vie, gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile imprimée, tabac à fumer et à priser, etc., n'est ce pas à faire dresser les cheveux[41] ? » Il cite une brochure d'un fabricant du Northamptonshire, où celui-ci pousse, en louchant vers le ciel, ce gémissement : « Le travail est en France d'un bon tiers meilleur marché qu'en Angleterre : car là les pauvres travaillent rudement et sont piètrement nourris et vêtus; leur principale consommation est le pain, les fruits, les légumes, les racines, le poisson salé; ils mangent rarement de la viande, et, quand le froment est cher, très peu de pain[42]. » Et ce n'est pas tout, ajoute l'auteur de l'Essai, « leur boisson se compose d'eau pure ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte qu'ils dépensent étonnamment peu d'argent... Il est sans doute fort difficile d'introduire chez nous un tel état de choses, mais évidemment ce n'est pas impossible, puisqu'il existe en France et aussi en Hollande[43] ».

De nos jours ces aspirations ont été de beaucoup dépassées, grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s'agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l'Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton, membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse sur le prix du travail dans l'avenir. « Si la Chine, dit il, devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population industrielle de l'Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de ses concurrents[44]. »

Vingt ans plus tard un Yankee baronnisé, Benjamin Thompson (dit le comte Rumford), suivit la même ligne philanthropique à la grande satisfaction de Dieu et des hommes. Ses Essays[45] sont un vrai livre de cuisine; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur. En voici une des plus réussies :

« Cinq livres d'orge, dit ce philosophe, cinq livres de maïs, trois pence (en chiffres ronds : 34 centimes) de harengs, un penny de vinaigre, deux pence de poivre et d'herbes, un penny de sel le tout pour la somme de vingt pence trois quarts donnent une soupe pour soixante quatre personnes, et, au prix moyen du blé, les frais peuvent être réduits à un quart de penny (moins de 3 centimes) par tête. » La falsification des marchandises, marchant de front avec le développement de la production capitaliste, nous a fait dépasser l'idéal de ce brave Thompson[46].

A la fin du XVIII° siècle et pendant les vingt premières années du XIX° les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d'efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. A cet effet on payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit par l'assistance paroissiale. Dans ce bon temps, ces ruraux anglais avaient encore le privilège d'octroyer un tarif légal au travail agricole, et voici un exemple de l'humour bouffonne dont ils s'y prenaient : « Quand les squires fixèrent, en 1795, le taux des salaires pour le Speenhamland, ils avaient fort bien dîné et pensaient évidemment que les travailleurs n'avaient pas besoin de faire de même... Ils décidèrent donc que le salaire hebdomadaire serait de trois shillings par homme, tant que la miche de pain de huit livres onze onces coûterait un shilling, et qu'il s'élèverait régulièrement jusqu'à ce que le pain coûtât un shilling cinq pence. Ce prix une fois dépassé, le salaire devait diminuer progressivement jusqu'à ce que le pain coûtât deux shillings, et alors la nourriture de chaque homme serait d'un cinquième moindre qu'auparavant[47]. »

En 1814, un comité d'enquête de la Chambre des lords posa la question suivante à un certain A. Bennet grand fermier, magistrat, administrateur d'un workhouse (maison de pauvres) et régulateur officiel des salaires agricoles : « Est ce qu'on observe une proportion quelconque entre la valeur du travail journalier et l'assistance paroissiale ? Mais oui, répondit l'illustre Bennet; la recette hebdomadaire de chaque famille est complétée au delà de son salaire nominal jusqu'à concurrence d'une miche de pain de huit livres onze onces et de trois pence par tête... Nous supposons qu'une telle miche suffit pour l'entretien hebdomadaire de chaque membre de la famille, et les trois pence sont pour les vêtements. S'il plaît à la paroisse de les fournir en nature, elle déduit les trois pence. Cette pratique règne non seulement dans tout l'ouest du Wiltshire, mais encore, je pense, dans tout le pays[48]. »

C'est ainsi, s'écrie un écrivain bourgeois de cette époque, « que pendant nombre d'années les fermiers ont dégradé une classe respectable de leurs compatriotes, en les forçant à chercher un refuge dans le workhouse... Le fermier a augmenté ses propres bénéfices en empêchant ses ouvriers d'accumuler le fonds de consommation le plus indispensable[49] ». L'exemple du travail dit à domicile nous a déjà montré quel rôle ce vol, commis sur la consommation nécessaire du travailleur, joue aujourd'hui dans la formation de la plus-value et, par conséquent, dans l'accumulation du capital. On trouvera de plus amples détails à ce sujet dans le chapitre suivant.

Bien que, dans toutes les branches d'industrie, la partie du capital constant qui consiste en outillage[50] doive suffire pour un certain nombre d'ouvriers, nombre déterminé par l'échelle de l'entreprise, elle ne s'accroît pas toutefois suivant la même proportion que la quantité du travail mis en œuvre. Qu'un établissement emploie, par exemple, cent hommes travaillant huit heures par jour, et ils fourniront quotidiennement huit cents heures de travail. Pour augmenter cette somme de moitié, le capitaliste aura ou à embaucher un nouveau contingent de cinquante ouvriers ou à faire travailler ses anciens ouvriers douze heures par jour au lieu de huit. Dans le premier cas, il lui faut un surplus d'avances non seulement en salaires, mais aussi en outillage, tandis que, dans l'autre, l'ancien outillage reste suffisant. Il va désormais fonctionner davantage, son service sera activé, il s'en usera plus vite, et son terme de renouvellement arrivera plus tôt, mais voilà tout. De cette manière un excédent de travail, obtenu par une tension supérieure de la force ouvrière, augmente la plus-value et le produit net, la substance de l'accumulation, sans nécessiter un accroissement préalable et proportionnel de la partie constante du capital avancé.

Dans l'industrie extractive, celle des mines, par exemple, les matières premières n'entrent pas comme élément des avances, puisque là l'objet du travail est non le fruit d'un travail antérieur, mais bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minéral, le charbon, la pierre, etc. Le capital constant se borne donc presque exclusivement à l'avance en outillage, qu'une augmentation de travail n'affecte pas. Mais, les autres circonstances restant les mêmes, la valeur et la masse du produit multiplieront en raison directe du travail appliqué aux mines. De même qu'au premier jour de la vie industrielle, l'homme et la nature y agissent de concert comme sources primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force ouvrière, le terrain de l'accumulation élargi sans agrandissement préalable du capital avancé.

Dans l'agriculture on ne peut étendre le champ de cultivation sans avancer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette avance une fois faite, la seule action mécanique du travail sur le sol en augmente merveilleusement la fertilité. Un excédent de travail, tiré du même nombre d'ouvriers, ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en instruments aratoires. C'est donc de nouveau l'action directe de l'homme sur la nature qui fournit ainsi un fonds additionnel à accumuler sans intervention d'un capital additionnel.

Enfin, dans les manufactures, les fabriques, les usines, toute dépense additionnelle en travail présuppose une dépense proportionnelle en matières premières, mais non en outillage. De plus, puisque l'industrie extractive et l'agriculture fournissent à l'industrie manufacturière ses matières brutes et instrumentales, le surcroît de produits obtenu dans celles-là sans surplus d'avances revient aussi à l'avantage de celle-ci.

Nous arrivons donc à ce résultat général, qu'en s'incorporant la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le capital acquiert une puissance d'expansion qui lui permet d'augmenter ses éléments d'accumulation au delà des limites apparemment fixées par sa propre grandeur, c'est à dire par la valeur et la masse des moyens de production déjà produits dans lesquels il existe.

Un autre facteur important de l'accumulation, c'est le degré de productivité du travail social.

Etant donné la plus-value, l'abondance du produit net, dont elle est la valeur, correspond à la productivité du travail mis en œuvre. A mesure donc que le travail développe ses pouvoirs productifs, le produit net comprend plus de moyens de jouissance et d'accumulation. Alors la partie de la plus-value qui se capitalise peut même augmenter aux dépens de l'autre qui constitue le revenu, sans que la consommation du capitaliste en soit resserrée, car désormais une moindre valeur se réalise en une somme supérieure d'utilités.

Le revenu déduit, le reste de la plus-value fonctionne comme capital additionnel. En mettant les subsistances à meilleur marché, le développement des pouvoirs productifs du travail fait que les travailleurs aussi baissent de prix. Il réagit de même sur l'efficacité, l'abondance et le prix des moyens de production. Or l'accumulation ultérieure que le nouveau capital amène à son tour, se règle non sur la valeur absolue de ce capital, mais sur la quantité de forces ouvrières, d'outillage, de matières premières et auxiliaires dont il dispose.

Il arrive en général que les combinaisons, les procédés et les instruments perfectionnés s'appliquent en premier lieu à l'aide du nouveau capital additionnel.

Quant à l'ancien capital, il consiste en partie en moyens de travail qui s'usent peu à peu et n'ont besoin d'être reproduits qu'après des laps de temps assez grands. Toutefois, chaque année, un nombre considérable d'entre eux arrive à son terme de vitalité, comme on voit tous les ans s'éteindre nombre de vieillards en décrépitude. Alors, le progrès scientifique et technique, accompli durant la période de leur service actif, permet de remplacer ces instruments usés par d'autres plus efficaces et comparativement moins coûteux. En dehors donc des modifications de détail que subit de temps à autre l'ancien outillage, une large portion en est chaque année entièrement renouvelée et devient ainsi plus productive.

Quant à l'autre élément constant du capital ancien, les matières premières et auxiliaires, elles sont reproduites pour la plupart au moins annuellement, si elles proviennent de l'agriculture, et dans des espaces de temps beaucoup plus courts, si elles proviennent des mines, etc. Là, tout procédé perfectionné qui n'entraîne pas un changement d'outillage, réagit donc presque du même coup et sur le capital additionnel et sur l'ancien capital.

En découvrant de nouvelles matières utiles ou de nouvelles qualités utiles de matières déjà en usage, la chimie multiplie les sphères de placement pour le capital accumulé. En enseignant les méthodes propres à rejeter dans le cours circulaire de la reproduction les résidus de la production et de la consommation sociales, leurs excréments, elle convertit, sans aucun concours du capital, ces non valeurs en autant d'éléments additionnels de l'accumulation.

De même que l'élasticité de la force ouvrière, le progrès incessant de la science et de la technique doue donc le capital d'une puissance d'expansion, indépendante, dans de certaines limites, de la grandeur des richesses acquises dont il se compose.

Sans doute, les progrès de la puissance productive du travail qui s'accomplissent sans le concours du capital déjà en fonction, mais dont il profite dès qu'il fait peau neuve, le déprécient aussi plus ou moins durant l'intervalle où il continue de fonctionner sous son ancienne forme. Le capital placé dans une machine, par exemple, perd de sa valeur quand surviennent de meilleures machines de la même espèce. Du moment, cependant, où la concurrence rend cette dépréciation sensible au capitaliste, il cherche à s'en indemniser par une réduction du salaire.

Le travail transmet au produit la valeur des moyens de production consommés. D'un autre côté, la valeur et la masse des moyens de production, mis en œuvre par un quantum donné de travail, augmentent à mesure que le travail devient plus productif. Donc, bien qu'un même quantum de travail n'ajoute jamais aux produits que la même somme de valeur nouvelle, l'ancienne valeur capital qu'il leur transmet va s'accroissant avec le développement de l'industrie.

Que le fileur anglais et le fileur chinois travaillent le même nombre d'heures avec le même degré d'intensité, et ils vont créer chaque semaine des valeurs égales. Pourtant, en dépit de cette égalité, il y aura entre le produit hebdomadaire de l'un, qui se sert d'un vaste automate, et celui de l'autre, qui se sert d'un rouet primitif, une merveilleuse différence de valeur. Dans le même temps que le Chinois file à peine une livre de coton, l'Anglais en filera plusieurs centaines, grâce à la productivité supérieure du travail mécanique; de là l'énorme surplus d'anciennes valeurs qui font enfler la valeur de son produit, où elles reparaissent sous une nouvelle forme d'utilité et deviennent ainsi propres à fonctionner de nouveau comme capital.

« En Angleterre les récoltes de laine des trois années 1780 82 restaient, faute d'ouvriers, à l'état brut, et y seraient restées forcément longtemps encore, si l'invention de machines n'était bientôt venue fournir fort à propos les moyens de les filer[51]. » Les nouvelles machines ne firent pas sortir de terre un seul homme, mais elles mettaient un nombre d'ouvriers relativement peu considérable à même de filer en peu de temps cette énorme masse de laine successivement accumulée pendant trois années, et, tout en y ajoutant de nouvelle valeur, d'en conserver, sous forme de filés, l'ancienne valeur capital. Elles provoquèrent en outre la reproduction de la laine sur une échelle progressive.

C'est la propriété naturelle du travail qu'en créant de nouvelles valeurs, il conserve les anciennes. A mesure donc que ses moyens de production augmentent d'efficacité, de masse et de valeur, c'est à dire, à mesure que le mouvement ascendant de sa puissance productive accélère l'accumulation, le travail conserve et éternise, sous des formes toujours nouvelles, une ancienne valeur capital toujours grossissante[52]. Mais, dans le système du salariat, cette faculté naturelle du travail prend la fausse apparence d'une propriété qui est inhérente au capital et l'éternise; de même les forces collectives du travail combiné se déguisent en autant de qualités occultes du capital, et l'appropriation continue de surtravail par le capital tourne au miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques.

Cette partie du capital constant qui s'avance sous forme d'outillage et qu'Adam Smith a nommée « capital fixe », fonctionne toujours en entier dans les procès de production périodiques, tandis qu'au contraire, ne s'usant que peu à peu, elle ne transmet sa valeur que par fractions aux marchandises qu'elle aide à confectionner successivement. Véritable gradimètre du progrès des forces productives, son accroissement amène une différence de grandeur de plus en plus considérable entre la totalité du capital actuellement employé et la fraction qui s'en consommé d'un seul coup. Qu'on compare, par exemple, la valeur des chemins de fer européens quotidiennement exploités à la somme de valeur qu'ils perdent par leur usage quotidien ! Or, ces moyens, créés par l'homme, rendent des services gratuits tout comme les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité, etc., et ils les rendent en proportion des effets utiles qu'ils contribuent à produire sans augmentation de frais. Ces services gratuits du travail d'autrefois, saisi et vivifié par le travail d'aujourd'hui, s'accumulent donc avec le développement des forces productives et l'accumulation de capital qui l'accompagne.

Parce que le travail passé des travailleurs A, B, C, etc., figure dans le système capitaliste comme l'actif du non travailleur X, etc., bourgeois et économistes de verser à tout propos des torrents de larmes et d'éloges sur les opérations de la grâce de ce travail défunt, auquel Mac Culloch, le génie écossais, décerne même des droits à un salaire à part, vulgairement nommé profit, intérêt, etc[53]. Ainsi le concours de plus en plus puissant que, sous forme d'outillage, le travail passé apporte au travail vivant, est attribué par ces sages non à l'ouvrier qui a fait l’œuvre, mais au capitaliste qui se l'est appropriée. A leur point de vue, l'instrument de travail et son caractère de capital qui lui est imprimé par le milieu social actuel ne peuvent pas plus se séparer que le travailleur lui-même, dans la pensée du planteur de la Géorgie, ne pouvait se séparer de son caractère d'esclave.

Parmi les circonstances qui, indépendamment du partage proportionnel de la plus-value en revenu et en capital, influent fortement sur l'étendue de l'accumulation, il faut enfin signaler la grandeur du capital avancé.

Étant donné le degré d'exploitation de la force ouvrière, la masse de la plus-value se détermine par le nombre des ouvriers simultanément exploités, et celui-ci correspond, quoique dans des proportions changeantes, à la grandeur du capital. Plus le capital grossit donc, au moyen d'accumulations successives, plus grossit aussi la valeur à diviser en fonds de consommation et en fonds d'accumulation ultérieure. En outre, tous les ressorts de la production jouent d'autant plus énergiquement que son échelle s'élargit avec la masse du capital avancé.

V. Le prétendu fonds de travail (Labour fund)[modifier le wikicode]

Les capitalistes, leurs co propriétaires, leurs hommes liges et leurs gouvernements gaspillent chaque année une partie considérable du produit net annuel. De plus, ils retiennent dans leurs fonds de consommation une foule d'objets d'user lent, propres à un emploi reproductif, et ils stérilisent à leur service personnel une foule de forces ouvrières. La quote-part de la richesse qui se capitalise n'est donc jamais aussi large qu'elle pourrait l'être Son rapport de grandeur vis-à-vis du total de la richesse sociale change avec tout changement survenu dans le partage de la plus-value en revenu personnel et en capital additionnel, et la proportion suivant laquelle se fait ce partage varie sans cesse sous l'influence de conjonctures auxquelles nous ne nous arrêterons pas ici. Il nous suffit d'avoir constaté qu'au lieu d'être une aliquote prédéterminée et fixe de la richesse sociale, le capital n'en est qu'une fraction variable et flottante.

Quant au capital déjà accumulé et mis en oeuvre, bien que sa valeur soit déterminée de même que la masse des marchandises dont il se compose, il ne représente point une force productrice constante, opérant d'une manière uniforme. Nous avons vu au contraire qu'il admet une grande latitude par rapport à l'intensité, l'efficacité et l'étendue de son action. En examinant les causes de ce phénomène nous nous étions placés au point de vue de la production, mais il ne faut pas oublier que les divers degrés de vitesse de la circulation concourent à leur tour à modifier considérablement l'action d'un capital donné. En dépit de ces faits, les économistes ont toujours été trop disposés à ne voir dans le capital qu'une portion prédéterminée de la richesse sociale, qu'une somme donnée de marchandises et de forces ouvrières opérant d'une manière à peu près uniforme. Mais Bentham, l'oracle philistin du XIX° siècle, a élevé ce préjugé au rang d'un dogme[54]. Bentham est parmi les philosophes ce que son compatriote Martin Tupper, est parmi les poètes. Le lieu commun raisonneur, voilà la philosophie de l'un et la poésie de l'autre[55].

Le dogme de la quantité fixe du capital social à chaque moment donné, non seulement vient se heurter contre les phénomènes les plus ordinaires de la production, tels que ses mouvements d'expansion et de contraction, mais il rend l'accumulation même à peu près incompréhensible[56]. Aussi n'a t il été mis en avant par Bentham et ses acolytes, les Mac Culloch, les Mill et tutti quanti, qu'avec une arrière pensée « utilitaire ». Ils l'appliquent de préférence à cette partie du capital qui s'échange entre la force ouvrière et qu'ils appellent indifféremment « fonds de salaires », « fonds du travail ». D'après eux, c'est là une fraction particulière de la richesse sociale, la valeur d'une certaine quantité de subsistances dont la nature pose à chaque moment les bornes fatales, que la classe travailleuse s'escrime vainement à franchir. La somme à distribuer parmi les salariés étant ainsi donnée, il s'ensuit que si la quote-part dévolue à chacun des partageants est trop petite, c'est parce que leur nombre est trop grand, et qu'en dernière analyse leur misère est un fait non de l'ordre social, mais de l'ordre naturel.

En premier lieu, les limites que le système capitaliste prescrit à la consommation du producteur ne sont « naturelles » que dans le milieu propre à ce système, de même que le fouet ne fonctionne comme aiguillon « naturel » du travail que dans le milieu esclavagiste. C'est en effet la nature de la production capitaliste que de limiter la part du producteur à ce qui est nécessaire pour l'entretien de sa force ouvrière, et d'octroyer le surplus de son produit au capitaliste. Il est encore de la nature de ce système que le produit net, qui échoit au capitaliste, soit aussi divisé par lui en revenu et en capital additionnel, tandis qu'il n'y a que des cas exceptionnels où le travailleur puisse augmenter son fonds de consommation en empiétant sur celui du non travailleur. « Le riche », dit Sismondi, « fait la loi au pauvre... car faisant lui-même le partage de la production annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même; tout ce qu'il nomme capital il le cède au pauvre pour que celui-ci en fasse son revenu[57]. » (Lisez : pour que celui-ci lui en fasse un revenu additionnel.) « Le produit du travail », dit J. St. Mill, « est aujourd'hui distribué en raison inverse du travail; la plus grande part est pour ceux qui ne travaillent jamais; puis les mieux partagés sont ceux dont le travail n'est presque que nominal, de sorte que de degré en degré la rétribution se rétrécit à mesure que le travail devient plus désagréable et plus pénible, si bien qu'enfin le labeur le plus fatigant, le plus exténuant, ne peut pas même compter avec certitude sur l'acquisition des choses les plus nécessaires à la vie[58]. »

Ce qu'il aurait donc fallu prouver avant tout, c'était que, malgré son origine toute récente, le mode capitaliste de la production sociale en est néanmoins le mode immuable et « naturel ». Mais, même dans les données du système capitaliste, il est faux que le « fonds de salaire » soit prédéterminé ou par la grandeur de la richesse sociale ou par celle du capital social.

Le capital social n'étant qu'une fraction variable et flottante de la richesse sociale, le fonds de salaire, qui n'est qu'une quote-part de ce capital, ne saurait être une quote-part fixe et prédéterminée de la richesse sociale : de l'autre côté, la grandeur relative du fonds de salaire dépend de la proportion suivant laquelle le capital social se divise en capital constant et en capital variable, et cette proportion, comme nous l'avons déjà vu et comme nous l'exposerons encore plus en détail dans les chapitres suivants, ne reste pas la même durant le cours de l'accumulation.

Un exemple de la tautologie absurde à laquelle aboutit la doctrine de la quantité fixe du fonds de salaire nous est fourni par le professeur Fawcett.

« Le capital circulant d'un pays », dit il « est son fonds d'entretien du travail. Pour calculer le salaire moyen qu'obtient l'ouvrier, il suffit donc de diviser tout simplement ce capital par le chiffre de la population ouvrière[59] », c'est à dire que l'on commence par additionner les salaires individuels actuellement payés pour affirmer ensuite que cette addition donne la valeur « du fonds de salaire ». Puis on divise cette somme, non par le nombre des ouvriers employés, mais par celui de toute la population ouvrière, et l'on découvre ainsi combien il en peut tomber sur chaque tête ! La belle finesse !

Cependant, sans reprendre haleine, M. Fawcett continue : « La richesse totale, annuellement accumulée en Angleterre, se divise en deux parties : l'une est employée chez nous à l'entretien de notre propre industrie; l'autre est exportée dans d'autres pays... La partie employée dans notre industrie ne forme pas une portion importante de la richesse annuellement accumulée dans ce pays[60]. »

Aussi la plus grande partie du produit net, annuellement croissant, se capitalisera non en Angleterre, mais à l'étranger. Elle échappe donc à l'ouvrier anglais sans compensation aucune. Mais, en même temps que ce capital surnuméraire, n'exporterait-on pas aussi par hasard une bonne partie du fonds assigné au travail anglais par la Providence et par Bentham[61] ?

  1. « Accumulation du capital : l'emploi d'une portion de revenu comme capital. » (Malthus, Définitions, etc. éd. Cazenave, p. 11.) « Conversion de revenu en capital. » (Malthus, Princ. of Pol. Ec., 2° éd. London, 1836, p. 319.)
  2. On fait ici abstraction du commerce étranger au moyen duquel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou en subsistances de première nécessité, et vice versa. Pour débarrasser l'analyse générale d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule nation, et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie.
  3. L'analyse que Sismondi donne de l'accumulation a ce grand défaut qu'il se contente trop de la phrase « conversion du revenu en capital » sans assez approfondir les conditions matérielles de cette opération.
  4. « Le travail primitif auquel son capital a dû sa naissance. » (Sismondi, l. c., éd. de Paris, t. 1, p. 109.)
  5. « Le travail crée le capital avant que le capital emploie le travail. » (Labour creates capital, before capital employs labour.) E. G. Wakefield : « England and America. » London, 1833, v. II, p. 110.
  6. Sismondi, l. c., p. 70.
  7. L.c.,p. 111.
  8. L.c.,p. 135.
  9. La propriété du capitaliste sur le produit du travailleur est une conséquence rigoureuse de la loi de l'appropriation, dont le principe fondamental était au contraire le titre de propriété exclusif de chaque travailleur sur le produit de son propre travail. » Cherbuliez : Riche ou Pauvre. Paris, 1844, p. 58. - L'auteur sent le contrecoup dialectique, mais l'explique faussement.
  10. « Capital, c'est à dire richesse accumulée employée en vue d'un profit. » (Malthus, l. c.) « Le capital consiste en richesse économisée sur le revenu et employée dans un but de profit. » (R. Jones : An Introductory Lecture on Pol. Ec. London, 1833, p. 16.)
  11. « Le possesseur du produit net, c'est à dire du capital. » (The Source and Remedy of the National difficulties, etc. London, 1821.)
  12. London Economist, 19 july 1859.
  13. Il nous semble que le mot valorisation exprimerait le plus exactement le mouvement qui fait d'une valeur le moyen de sa propre multiplication.
  14. Aussi chez Balzac, qui a si profondément étudié toutes les nuances de l'avarice, le vieil usurier Gobseck est il déjà tombé en démence, quand il commence à amasser des marchandises en vue de thésauriser.
  15. « Accumulation de marchandises… stagnation dans l'échange... excès de production. » (Th. Corbett, l. c., p. 14.)
  16. C'est dans ce sens que Necker parle des « objets de faste et de somptuosité » dont « le temps a grossi l'accumulation » et que « les lois de propriété ont rassemblés dans une seule classe de la société ». (Œuvres de M. Necker. Paris et Lausanne, 1789, t. Il : « De l'Administration des finances de la France, p. 291.)
  17. « Il n'est pas aujourd'hui d'économiste qui, par épargner, entende simplement thésauriser, mais, à part ce procédé étroit et insuffisant, on ne saurait imaginer à quoi peut bien servir ce terme, par rapport à la richesse nationale, si ce n'est pas à indiquer le différent emploi fait de ces épargnes selon qu'elles soutiennent l'un ou l'autre genre de travail (productif ou improductif). » (Malthus, l. c.)
  18. Ricardo, l. c., p. 163, note.
  19. En dépit de sa « Logique », M. J. St. Mill ne soupçonne jamais les erreurs d'analyse de ses maîtres; il se contente de les reproduire avec un dogmatisme d'écolier. C'est encore ici le cas. « A la longue, dit il, le capital même se résout entièrement en salaires, et, lorsqu'il a été reconstitué par la vente des produits, il retourne de nouveau en salaires. »
  20. On en trouvera la solution dans le deuxième livre de cet ouvrage.
  21. Storch, l. c., édition de Pétersbourg, 1815, t. 1, p. 140, note.
  22. Le lecteur remarquera que nous employons le mot revenu dans deux sens différents, d'une part pour désigner la plus-value en tant que fruit périodique du capital; d'autre part pour en désigner la partie qui est périodiquement consommée par le capitaliste ou jointe par lui à son fonds de consommation. Nous conservons ce double sens parce qu'il s'accorde avec le langage usité chez les économistes anglais et français.
  23. Luther montre très bien, par l'exemple de l'usurier, ce capitaliste de forme démodée, mais toujours renaissant, que le désir de dominer est un des mobiles de l'auri sacra fumes. « La simple raison a permis aux païens de compter l'usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l'adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d'un autre, est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c'est là ce que fait l'usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu'il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu'il a volé d'écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s'y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs... les petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans l'or et la soie. Il n'y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l'avare et l'usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c'est là certes méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu'ils sont des scélérats et des ennemis; il leur arrive même de s'apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac a avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère; il voudrait avoir tout tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d'un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d'or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire. L'usurier est un monstre énorme, pire qu'un ogre dévorant, pire qu'un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s'attife et fait la sainte nitouche, pour qu'on ne voie pas d'où viennent les bœufs qu'il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d'un scélérat, d'un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n'avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu'ils en sont sortis. L'usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu'il les accapare et les dévore tout seul Et si l'on roue et décapite les assassins et les voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête. » (Martin Luther, l. c.)
  24. Paroles du Faust de Goethe.
  25. Dr. Aikin : Description of the Country from thirty to forty miles round Manchester. Lond., 1795, p. 182 et suiv.
  26. A. Smith, l. c., l. III, ch. III.
  27. Il n'est pas jusqu'à J. B. Say qui ne dise : « Les épargnes des riches se font aux dépens des pauvres. » « Le prolétaire romain vivait presque entièrement aux frais de la société... On pourrait presque dire que la société moderne vit aux dépens des prolétaires, de la part qu'elle prélève sur la rétribution de leur travail. » (Sismondi, Etudes, etc., t. 1, p. 24.)
  28. Malthus, l. c., p. 319, 320.
  29. An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 67.
  30. L. c., p. 50.
  31. Senior : Principes fondamentaux de l'économie politique, traduct. Arrivabene, Paris, 1836, p. 308. Ceci sembla par trop fort aux partisans de l'ancienne école. « M. Senior substitue aux mots travail et capital les mots travail et abstinence... Abstinence est une négation pure. Ce n'est pas l'abstinence, mais l'usage du capital employé productivement, qui est la source du profit. » (John Cazenove, l. c., p. 130, note) M. J. St. Mill se contente de reproduire à une page la théorie du profit de Ricardo et d'inscrire à l'autre la « rémunération de l'abstinence » de Senior. Les économistes vulgaires ne font jamais cette simple réflexion que toute action humaine peut être envisagée comme une « abstention » de son contraire. Manger, c'est s'abstenir de jeûner; marcher, s'abstenir de rester en repos; travailler, s'abstenir de rien faire; ne rien faire, s'abstenir de travailler, etc. Ces Messieurs feraient bien d'étudier une bonne fois la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio.
  32. Senior, l. c., p. 342.
  33. « Personne ne sèmera son blé et ne lui permettra de rester enfoui une année dans le sol, ou ne laissera son vin en barriques des années entières, au lieu de consommer ces choses ou leur équivalent une bonne fois, s'il n'espère acquérir une valeur additionnelle. » (Scrope : Polit. Econ., édit. de A. Potter. New York, 1841, p. 133, 134.)
  34. « La privation que s'impose le capitaliste en prêtant ses instruments de production au travailleur, au lieu d'en consacrer la valeur à son propre usage en la transformant en objets d'utilité ou d'agrément. » (G. de Molinari, l. c., p. 49).
    Prêter est un euphémisme consacré par l'économie vulgaire pour identifier le salarié qu'exploite le capitaliste industriel avec ce capitaliste industriel lui-même auquel d'autres capitalistes prêtent leur argent.
  35. Courcelle Seneuil, l. c., p. 57.
  36. « Les classes particulières de revenu qui contribuent le plus abondamment à l'accroissement du capital national changent de place à différentes époques et varient d'une nation à l'autre selon le degré du progrès économique où celles-ci sont arrivées. Le profit.... source d'accumulation sans importance, comparé aux salaires et aux rentes dans les premières étapes de la société... Quand la puissance de l'industrie nationale a fait des progrès considérables, les profits acquièrent une haute importance comme source d'accumulation. » (Richard Jones: « Textbook, etc. », p. 16, 24.)
  37. L. c., p. 36 et suiv.
  38. Accélérer l'accumulation par un développement supérieur des pouvoirs productifs du travail et l'accélérer par une plus grande exploitation du travailleur, ce sont là deux procédés tout à fait différents que confondent souvent les économistes.
    Par exemple, Ricardo dit :
    « Dans des sociétés différentes ou dans les phases différentes d'une même société, l'accumulation du capital ou des moyens d'employer le travail est plus ou moins rapide, et doit dans tous les cas dépendre des pouvoirs productifs du travail. En général, les pouvoirs productifs du travail atteignent leur maximum là où le sol fertile surabonde. » Ce qu'un autre économiste commente ainsi : « Les pouvoirs productifs du travail signifient ils, dans cet aphorisme, la petitesse de la quote-part de chaque produit dévolue à ceux là qui le fournissent par leur travail manuel ? Alors la proposition est tautologique, car la partie restante est le fonds que son possesseur, si tel est son plaisir, peut accumuler. Mais ce n'est pas généralement le cas dans les pays les plus fertiles. » (Observations on certain verbal disputes in Pol. Econ., p. 74, 75.)
  39. J. St. Mill : Essays on some unsettled questions of Pol. Econ. Lond., 1814, p. 90.
  40. « An Essay on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 44. Le Times publiait, en décembre 1866 et en janvier 1867, de véritables épanchements de cœur de la part de propriétaires de mines anglais. Ces Messieurs dépeignaient la situation prospère et enviable des mineurs belges, qui ne demandaient et ne recevaient rien de plus que ce qu'il leur fallait strictement pour vivre pour leurs « maîtres ». Ceux-ci ne tardèrent pas à répondre à ces félicitations par la grève de Marchiennes, étouffée à coups de fusil.
  41. L. c., p. 46.
  42. Le fabricant du Northamptonshire commet ici une fraude pieuse que son émotion rend excusable. Il feint de comparer l'ouvrier manufacturier d'Angleterre à celui de France, mais ce qu'il nous dépeint dans les paroles citées, c'est, comme il l'avoue plus tard, la condition des ouvriers agricoles français.
  43. L. c., p. 70.
  44. Times, 3 sept. 1873.
  45. Benjamin Thompson : « Essays political, economical and philosophical, etc. » (3 vol. Lond., 1796 1802.) Bien entendu, nous n'avons affaire ici qu'à la partie économique de ces « Essais ». Quant aux recherches de Thompson sur la chaleur, etc., leur mérite est aujourd'hui généralement reconnu. Dans son ouvrage : « The state of the poor, etc., » Sir F. M. Eden fait valoir chaleureusement les vertus de cette soupe à la Rumford et la recommande surtout aux directeurs des workhouses. Il réprimande les ouvriers anglais, leur donnant à entendre « qu'en Ecosse bon nombre de familles se passent de froment, de seigle et de viande, et n'ont, pendant des mois entiers, d'autre nourriture que du gruau d'avoine et de la farine d'orge mêlée avec de l'eau et du sel, ce qui ne les empêche pas de vivre très convenablement (to live very comfortably too). » (L.c., t. I liv. Il, ch. II). Au XIX° siècle, il ne manque pas de gens de cet avis. « Les ouvriers anglais », dit, par exemple, Charles R. Parry, « ne veulent manger aucun mélange de grains d'espèce inférieure. En Ecosse, où l'éducation est meilleure, ce préjugé est inconnu. » (The question of the necessity of the existing corn laws considered. Lond., 1816, p. 69.) Le même Parry se plaint néanmoins de ce que l'ouvrier anglais « soit maintenant (1815) placé dans une position bien inférieure à celle qu'il occupait » à l'époque édénique (1797).
  46. Les rapports de la dernière commission d'enquête parlementaire sur la falsification de denrées prouvent qu'en Angleterre la falsification des médicaments forme non l'exception, mais la règle. L'analyse de trente-quatre échantillons d'opium, achetés chez autant de pharmaciens, donne, par exemple, ce résultat que trente et un étaient falsifiés au moyen de la farine de froment, de l'écale de pavot, de la gomme, de la terre glaise, du sable, etc. La plupart ne contenaient pas un atome de morphine.
  47. B. G. Newnham (bannister at law) : A Review of the Evidence before the committees of the two Houses of Parliament on the Cornlaws. Lond., 1815, p. 20, note.
  48. L. c.
  49. Ch. H. Parry, l. c., p. 78. De leur côté, les propriétaires fonciers ne s'indemnisèrent pas seulement pour la guerre antijacobine qu'ils faisaient au nom de l'Angleterre. En dix-huit ans, « leurs rentes montèrent au double, triple, quadruple, et, dans certains cas exceptionnels, au sextuple ». (L. c., p. 100, 101.)
  50. Nous entendons par « outillage » l'ensemble des moyens de travail, machines, appareils, instruments, bâtiments, constructions, voies de transport et de communication, etc.
  51. F. Engels : Loge der arbeitenden Klasse in England (p. 20).
  52. Faute d'une analyse exacte du procès de production et de valorisation, l'économie politique classique n'a jamais bien apprécié cet élément important de l'accumulation. « Quelle que soit la variation des forces productives », dit Ricardo, par exemple, « un million d'hommes produit dans les fabriques toujours la même valeur. » Ceci est juste, si la durée et l'intensité de leur travail restent constantes. Néanmoins, la valeur de leur produit et l'étendue de leur accumulation varieront indéfiniment avec les variations successives de leurs forces productives. A propos de cette question, Ricardo a vainement essayé de faire comprendre à J. B. Say la différence qu'il y a entre valeur d'usage (wealth, richesse matérielle) et valeur d'échange.
    Say lui répond : « Quant à la difficulté qu'élève M. Ricardo en disant que, par des procédés mieux entendus, un million de personnes peuvent produire deux fois, trois fois autant de richesses, sans produire plus de valeurs, cette difficulté n'en est pas une lorsque l'on considère, ainsi qu'on le doit, la production comme un échange dans lequel on donne les services productifs de son travail, de sa terre et de ses capitaux, pour obtenir des produits. C'est par le moyen de ces services productifs que nous acquérons tous les produits qui sont au monde Or... nous sommes d'autant plus riches, nos services productifs ont d'autant plus de valeur, qu'ils obtiennent dans l'échange appelé production, une plus grande quantité de choses utiles. » (J. B. Say : Lettres à M. Malthus. Paris, 1820, p. 168, 169.)
    La « difficulté » dont Say s'acharne à donner la solution et qui n'existe que pour lui, revient à ceci : comment se fait il que le travail, à un degré de productivité supérieur, augmente les valeurs d'usage, tout en diminuant leur valeur d'échange ? Réponse : La difficulté disparaît dès qu'on baptise « ainsi qu'on le doit » la valeur d'usage, valeur d'échange. La valeur d'échange est certes une chose qui, de manière ou d'autre, a quelque rapport avec l'échange. Qu'on nomme donc la production un « échange », un échange du travail et des moyens de production contre le produit, et il devient clair comme le jour, que l'on obtiendra d'autant plus de valeur d'échange que la production fournira plus de valeurs d'usage. Par exemple : plus une journée de travail produira de chaussettes, plus le fabricant sera riche en chaussettes. Mais soudainement Say se rappelle la loi de l'offre et la demande, d'après laquelle, à ce qu'il paraît, une plus grande quantité de choses utiles et leur meilleur marché sont des termes synonymes. Il nous révèle donc que « le prix des chaussettes (lequel prix n'a évidemment rien de commun avec leur valeur d'échange) baissera, parce que la concurrence les oblige (les producteurs) de donner les produits pour ce qu'ils leur coûtent ». Mais d'où vient donc le profit du capitaliste, s'il est obligé de vendre les marchandises pour ce qu'elles lui coûtent ? Mais passons outre. Say arrive au bout du compte à cette conclusion : doublez la productivité du travail dans la fabrication des chaussettes, et dès lors chaque acheteur échangera contre le même équivalent deux paires de chaussettes au lieu d'une seule. Par malheur, ce résultat est exactement la proposition de Ricardo qu'il avait promis d'écraser. Après ce prodigieux effort de pensée, il apostrophe Malthus en ces termes modestes : « Telle est, Monsieur, la doctrine bien liée sans laquelle il est impossible, je le déclare, d'expliquer les plus grandes difficultés de l'économie politique et notamment comment il se peut qu'une nation soit plus riche lorsque ses produits diminuent de valeur, quoique la richesse soit de la valeur. » (L. c., p. 170.) Un économiste anglais remarque, à propos de ces tours de force, qui fourmillent dans les « Lettres » de Say : « Ces façons affectées et bavardes (those affected ways of talking) constituent en général ce qu'il plait à M. Say d'appeler sa doctrine, doctrine qu'il somme M. Malthus d'enseigner à Hertford, comme cela se fait déjà, à l'en croire, « dans plusieurs parties de l'Europe ». Il ajoute : « Si vous trouvez une physionomie de paradoxe à toutes ces propositions, voyez les choses qu'elles expriment, et j'ose croire qu'elles vous paraîtront fort simples et fort raisonnables. » Certes, et grâce au même procédé, elles paraîtront tout ce qu'on voudra, mais jamais ni originales ni importantes. » (An Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 116, 110.)
  53. Mac Culloch avait pris un brevet d'invention pour « le salaire du travail passé » (wages of past labour), longtemps avant que Senior prît le sien pour « le salaire de l'abstinence ».
  54. V. p. ex. « J. Bentham: Théorie des Peines et des Récompenses », trad. p. Ed. Dumont, 3° éd. Paris, 1826.
  55. Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme type le petit bourgeois moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie.
  56. « Les économistes politiques sont trop enclins à traiter une certaine quantité de capital et un nombre donné de travailleurs comme des instrument de production d'une efficacité uniforme et d'une intensité d'action à peu près constante... Ceux qui soutiennent que les marchandises sont les seuls agents de la production prouvent qu'en général la production ne peut être étendue, car pour l'étendre il faudrait qu'on eût préalablement augmenté les subsistances, les matières premières et les outils, ce qui revient à dire qu'aucun accroissement de la production ne peut avoir lieu sans son accroissement préalable, ou, en d'autres termes, que tout accroissement est impossible. » (S. Bailey : Money and its vicissitudes, p. 26 et 70.)
  57. Sismondi, l. c., p. 107, 108.
  58. J. St. Mill : « Principles of Pol. Economy. »
  59. H. Fawcett : Prof. of Pol. Econ. at Cambridge : « The Economic Position ofthe British Labourer. » London, 1865, p. 120.
  60. L. c., p. 123, 124.
  61. On pourrait dire que ce n'est pas seulement du capital que l'on exporte de l'Angleterre, mais encore des ouvriers, sous forme d'émigration. Dans le texte, bien entendu, il n'est point question du pécule des émigrants, dont une grande partie se compose d'ailleurs de fils de fermiers et de membres des classes supérieures. Le capital surnuméraire transporté chaque année de l'Angleterre à l'étranger pour y être placé à intérêts, est bien plus considérable par rapport à l'accumulation annuelle que ne l'est l'émigration annuelle par rapport à l'accroissement annuel de la population.