Thèse de doctorat « Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Epicure »

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Dédicace[modifier le wikicode]

A son très cher ami paternel,

le conseiller intime du gouvernement

M. Ludwig von Westphalen

à Trèves

sont dédiées ces lignes en témoignage d'amour filial

par l'auteur

Vous m’excuserez, mon très cher ami paternel, de placer votre nom si bien-aimé en tête d’une brochure insignifiante. Je n’ai pas la patience d’attendre une autre occasion de vous donner un faible témoignage de mon affection.

Puissent tous ceux qui doutent de l’idée avoir, comme moi, le bonheur d’admirer un vieillard plein de force juvénile, qui salue chaque progrès de notre époque avec le mélange d’enthousiasme et de prudence qui caractérise la vérité, et qui, plein de cet idéalisme profondément convaincu et lumineux qui seul connaît la vérité et devant lequel comparaissent tous les esprits du monde, ne recula jamais d’effroi devant les ombres des fantômes rétrogrades ni devant le ciel souvent plein de sombres nuages de notre époque, mais qui, avec une énergie divine et un regard d’une virile assurance, n’a cessé de contempler à travers tous ses déguisements l’empyrée qui brûle au cœur du monde. Vous, mon paternel ami, vous fûtes toujours pour moi un vivant argumentum ad oculos[1] de ce que l’idéalisme n’est pas une fiction, mais une vérité.

Le bien-être physique, je n’ai pas besoin de vous le souhaiter. C’est l’esprit, le grand médecin magique auquel vous vous êtes confié[2].

Avant-propos[modifier le wikicode]

La forme de ce mémoire eût été strictement scientifique d’une part, et, d’autre part moins pédante dans maint développement, s’il n’avait pas initialement été destiné à être une thèse de doctorat. Des raisons extérieures me déterminent néanmoins à le donner sous cette forme à l’impression. En outre, je crois y avoir résolu un problème jusqu’ici pendant, de l’histoire de la philosophie grecque.

Les spécialistes savent qu’il n’existe pas de travaux antérieurs qui soient utilisables en quelque manière pour le sujet de ce mémoire. Les bavardages de Cicéron et de Plutarque ont été ressassés jusqu’à l’heure actuelle. Les exposés de Gassendi [3], qui a levé l’interdit que les Pères de l’Église et le Moyen âge tout entier, cette période de la déraison réalisée, avaient lancée contre Epicure, ne constituent qu’une étape intéressante. Gassendi cherche à concilier sa conscience catholique avec sa science païenne, et Epicure avec l’Église, ce qui, bien sûr, était peine perdue. C’est comme si l’on voulait affubler d’une robe une nonne chrétienne la beauté sereine et épanouie d’une Laïs [4] grecque. On peut dire que Gassendi a appris plus dans la philosophie d’Epicure qu’il nous apprend de chose sur elle.

On voudra bien ne considérer ce mémoire que comme le travail préliminaire à un ouvrage plus important, où j’exposerai en détail[5] le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et septique[6] dans leurs rapports avec la pensée spéculative grecque. Les défauts propres à ce mémoire, en ce qui concerne la forme, etc… disparaîtront dans l’ouvrage projeté.

Hegel a déterminé, de façon exacte au total, les grandes lignes des systèmes susnommés ; mais le plan, admirable d’ampleur et d’audace, de son histoire de la philosophie — qui constitue le véritable acte de naissance de la philosophie en général — rendait pour une part impossible d’entrer dans les détails tandis que, pour une autre part, sa conception de ce qu’il appelait « spéculatif » par excellence empêchait ce géant de la pensée de reconnaître la haute signification de ces systèmes pour l’histoire de la philosophie grecque et de la pensée grecque en général.

Ces systèmes sont la clé d’une histoire vraie de la philosophie grecque. Sur leurs rapports avec la vie grecque, on trouvera une indication plus profonde dans l’ouvrage de mon ami Köppen Frédéric le Grand et ses adversaires.

Nous avons ajouté en appendice une critique de la polémique de Plutarque contre la théologie d’Epicure ; la raison en est que cette polémique n’est pas quelque chose d’unique mais de typique, qui représente une espèce; elle expose de façon frappante comme se comporte l’intelligence théologisante à l’égard de la philosophie.

Ma critique ne montre pas, entre autres points, combien est faux en général le point de vue de Plutarque qui fait comparaître la philosophie devant le forum de la religion. Sur ce sujet, qu’il suffise, au lieu de raisonnement, de citer un passage de David Hume :

C’est certainement faire une sorte d’injure à la philosophie que de la contraindre, elle dont on devrait, de toutes parts, reconnaître la dignité souveraine, à se défendre en toute occasion pour les conséquences qu’elle entraîne, à se justifier auprès de tous les arts et sciences qui se scandalisent de son existence. Il nous vient alors à l’esprit l’histoire de ce roi qui est accusé de haute trahison envers ses propres sujets[7]

Aussi longtemps qu’une goutte de sang battra dans le cœur de la philosophie, ce cœur totalement libre qui englobe le monde, elle s’écriera avec Epicure à l’adresse de ses adversaires :

Impie n’est pas celui qui fait place nette des dieux du vulgaire, mais celui qui prête aux dieux les idées du vulgaire[8].

La philosophie ne se dissimule pas. La profession de foi de Prométhée :

Je hais tous les dieux ; ils sont mes obligés, et par eux je subis un traitement inique[9].

est sa propre profession de foi, sa propre maxime contre tous les dieux du Ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas pour divinité suprême la conscience que l’homme a de soi. Il ne doit pas y en avoir d’autre.

Quant aux pitoyables couards qui se réjouissent de voir se dégrader en apparence la position sociale de la philosophie, elle leur rétorque ce que Prométhée répondit au serviteur des dieux, Hermès :

Contre une servitude pareille à la tienne, sache-le nettement, je n’échangerais pas mon malheur. J’aime mieux, je crois, être asservi à ce roc que me voir fidèle messager de Zeus, père des Dieux ! C’est ainsi qu’à des orgueilleux, il sied de montrer leur orgueil ![10]

Prométhée est le plus noble des saints et martyrs du calendrier philosophique.

Berlin, mars 1841.

Esquisse d'un nouvel avant-propos[modifier le wikicode]

La dissertation que je livre au public <que je publie> est un travail ancien et ne devait <qui ne devait> trouver place que dans un exposé d’ensemble des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique.

Mais cependant, des travaux politiques <mes occupations professionnelles> <mon activité professionnelle> aussi bien que philosophiques <des questions d’actualité> d’un intérêt plus immédiat <plus important m’empêchent provisoirement d’achever la présentation d’ensemble de ces philosophies <empêchent l’accomplissement de cet ouvrage plus important ; > comme j’ignore quand le hasard <l’occasion> me permettra de revenir à ce sujet <mener à bonne fin ce sujet, > je me contente…

Des occupations politiques et philosophiques d’un tout autre genre ne m’ont pas permis de penser à l’exécution de cet ouvrage.

philosophie de la conscience de soiCe n’est que maintenant que le temps est venu, où on comprendra les systèmes des épicuriens, des stoïciens et des sceptiques. Ce sont les philosophes de la conscience de soi. Ces lignes révéleront au moins combien peu jusqu’ici ce sujet a été éclairci.

Partie I - Difference, au point de vue general, de la philosophie de la nature chez Democrite et Epicure[modifier le wikicode]

I. Objet de la dissertation[modifier le wikicode]

Il semble advenir à la philosophie grecque ce qui ne doit pas advenir à une bonne tragédie : un dénouement essoufflé[11]. Avec Aristote, l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, il semble que se termine[12], en Grèce, l’histoire objective de la philosophie et que même les stoïciens, malgré leur force virile, ne réussissent pas, comme les Spartiates y avaient réussi dans leurs temples, à enchaîner Athénée à Héraclès assez solidement pour qu’elle ne pût s’enfuir.

Epicuriens, stoïciens, sceptiques, on les considère comme un appendice presque incongru, qui n’entretiendrait aucun rapport avec ses puissantes prémisses. La philosophie épicurienne serait un agrégat syncrétiste de physique démocritéenne et de morale cyrénaïque, le stoïcisme une mixture composée de spéculation sur la nature de style héraclitéen, de conception cynico-éthique du monde, voire d’un soupçon de logique aristotélicienne; le scepticisme, enfin, le mal nécessaire qui se serait opposé à ces dogmatismes. On rattache ainsi, sans le savoir, ces philosophies à la philosophie alexandrine, en en faisant un éclectisme unilatéral et tendancieux. La philosophie alexandrine, enfin, est considérée comme une pure rêverie et une totale désagrégation — un embrouillement où l’on pourrait tout au plus reconnaître l’universalité de l’intention.

Or, c’est une vérité fort banale : naissance, épanouissement et mort forment le cercle d’airain où se trouve confinée toute chose humaine et qu’elle doit parcourir jusqu’au bout. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que la philosophie grecque, après avoir atteint sa fleur la plus haute avec Aristote, se fût ensuite flétrie. Mais la mort des héros ressemble au coucher du soleil et non à l’éclatement d’une grenouille qui s’est enflée.

Et ensuite : naissance, épanouissement, mort sont des représentations tout à fait générales, tout à fait vagues, où l’on peut certes tout ranger, mais qui ne donnent le concept d’aucune chose. La mort elle-même est préformée dans le vivant ; la figure de la mort devrait donc, comme la figure de la vie, être comprise en un caractère spécifique.

Enfin, si nous jetons un coup d’œil sur l’histoire, l’épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme sont-ils des phénomènes particuliers ? Ne sont-ils pas les prototypes de l’esprit romain ? La forme sous laquelle la Grèce émigre à Rome ? Ne sont-ils pas d’une essence tellement caractéristique, intensive et éternelle que le monde moderne lui-même a été forcé de leur concéder la plénitude du droit de cité intellectuel ?

Je n’insiste sur ce point que pour remettre en mémoire l’importance historique de ces systèmes ; mais il ne s’agit pas ici de leur importance universelle pour la civilisation en général, il s’agit de leur connexion avec la philosophie grecque antérieure.

N’aurait-on pas dû au moins être incité à faire des recherches au sujet de ce rapport, en voyant la philosophie grecque finir par deux groupes différents de systèmes éclectiques, dont l’un constitue le cycle des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique, et dont l’autre est connu sous le nom de spéculation alexandrine ? N’est-ce pas, en outre, un phénomène remarquable qu’après les philosophies de Platon et d’Aristote qui s’étendent jusqu’à la totalité, de nouveaux systèmes entrent en scène qui ne s’appuient pas sur ces riches figures de l’esprit, mais qui, regardant en arrière, se retournent vers les écoles les plus simplistes — les philosophes de la nature pour la physique, l’école socratique pour l’éthique ? D’où vient-il, en outre, que les systèmes postérieurs à Aristote trouvent pour ainsi dire leurs éléments fondamentaux achevés et tout prêts dans le passé ? Qu’on rapproche Démocrite des Cyrénaïques et Heraclite des Cyniques ? Est-ce un hasard que chez les épicuriens, les stoïciens et les sceptiques tous les moments de la conscience de soi soient représentés dans leur intégralité, mais chaque moment comme une existence particulière ? Que ces systèmes pris ensemble constituent la construction complète de la conscience de soi ? Enfin, le caractère par lequel la philosophie grecque connaît, avec les Sept Sages, son commencement mythique, ce caractère qui, comme pour ainsi dire le point central de cette philosophie, s’incarne dans Socrate, son démiurge, je veux dire le caractère du sage — du σοφός — est-ce par hasard qu’il est affirmé dans ces systèmes comme la réalité effective de la vraie science ?

Il me semble que, si les systèmes antérieurs sont plus significatifs et plus intéressants pour le contenu de la philosophie grecque, les systèmes postaristotéliciens, et surtout le cycle des écoles épicurienne, stoïcienne et sceptique le sont davantage pour la forme subjective, le caractère de cette philosophie. Mais c’est justement la forme subjective, le support spirituel des systèmes philosophiques, qu’on a jusqu’ici presque totalement oubliés au profit des déterminations métaphysiques de ces systèmes.

Je réserve ce point à une étude plus détaillée, qui présentera les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans leur ensemble et dans la totalité de leur rapport à la philosophie grecque antérieure et postérieure.

Il me suffira ici de développer ce rapport en prenant pour ainsi dire un exemple, et d’après un seul aspect : sa relation avec la spéculation antérieure.

Je choisis comme exemple le rapport entre la philosophie de la nature d’Epicure et celle de Démocrite. Je ne crois pas que ce soit le point de départ le plus commode. D’une part, en effet, c’est un préjugé qui s’est implanté d’identifier les physiques de Démocrite et d’Epicure jusqu’à ne voir dans les modifications apportées par Epicure que des initiatives arbitraires ; d’autre part, je suis contraint d’entrer, en ce qui concerne le détail, dans d’apparentes micrologies. Mais c’est justement parce que ce préjugé est aussi ancien que l’histoire de la philosophie, parce que les différences sont si cachées qu’elles ne se révèlent pour ainsi dire qu’au microscope, que le résultat sera d’autant plus important si nous pouvons démontrer une différence essentielle s’étendant jusqu’au détail entre les physiques de Démocrite et d’Epicure, en dépit de leur connexion. Ce que l’on peut démontrer dans le détail, on peut le montrer encore plus facilement quand on prend les rapports dans des dimensions plus larges, tandis qu’inversement des considérations tout à fait générales laissent subsister le doute quant à savoir si le résultat se confirmera dans le détail.

II. Jugements sur le rapport de la physique chez Démocrite et Epicure[modifier le wikicode]

Combien mon opinion diffère en général des opinions précédentes, cela sautera aux yeux si l’on passe en revue rapidement les jugements des anciens sur le rapport des physiques de Démocrite et d’Epicure.

Posidonius le stoïcien, Nicolas et Sotion, reprochent à Epicure d’avoir donné comme sienne la théorie de Démocrite sur les atomes et celle d’Aristippe sur le plaisir[13]. Cotta l’académicien demande dans une œuvre de Cicéron : « Que pourrait-il bien y avoir dans la physique d’Epicure qui n’appartînt à Démocrite ? Il change certes quelques détails, mais pour l’essentiel il le répète[14]. » Et Cicéron dit lui-même : « En physique, où il est le plus prétentieux, Epicure est un parfait barbare. La majeure partie, appartient à Démocrite ; là où il s’écarte de lui, là où il veut l’améliorer, il le gâte et l’altère[15]. » Cependant, bien que de nombreux côtés on reproche à Epicure d’avoir insulté Démocrite, Léontius affirme, au contraire, d’après Plutarque, qu’Epicure a estimé Démocrite d’avoir avant lui professé la vraie doctrine, et d’avoir avant lui découvert les principes de la nature[16]. Dans son écrit De placitis philosophorum, on dit qu’Epicure est en philosophie un disciple de Démocrite[17]. Plutarque, dans son Colotès, va plus loin. Comparant Epicure tour à tour à Démocrite, Empédocle, Parménide, Platon, Socrate, Stilpon, les cyrénaïques et les académiques, il cherche à démontrer « que de toute la philosophie grecque, Epicure s’est approprié le faux et n’a pas compris le vrai[18] » ; le traité De eo quod secundum Epicurum non beate vivi possit fourmille également d’insinuations malveillantes de cette sorte.

Cette opinion défavorable des auteurs anciens se retrouve chez les pères de l’Église. Je ne cite, en note, qu’un passage de Clément d’Alexandrie[19], un père de l’Église qui mérite d’être cité avant tout autre à propos d’Epicure, parce qu’il interprète la mise en garde de l’apôtre Paul contre la philosophie comme une mise en garde contre la philosophie épicurienne, sous le prétexte que celle-ci n’a jamais déliré à propos de la providence et autres choses du même acabit[20]. Mais la tendance générale que l’on avait de taxer Epicure de plagiat apparaît de la façon la plus frappante chez Sextus Empiricus, qui veut faire de quelques passages tout à fait inadéquats d’Homère et d’Epicharme, les sources principales de la philosophie épicurienne[21].

Les écrivains modernes dans leur ensemble, c’est bien connu, font eux aussi d’Epicure, en tant que philosophe de la nature, un simple plagiaire de Démocrite. La phrase de Leibniz qui suit peut représenter dans l’ensemble leur jugement : « Nous ne savons presque de ce grand homme (Démocrite) que ce qu’Epicure en a emprunté, qui n’était pas capable d’en prendre toujours le meilleur[22][23]. »

Si donc, selon Cicerón, Epicure gâte la doctrine de Démocrite, mais conserve au moins la volonté de l’améliorer, et le regard propre à en voir les défauts, si Plutarque le taxe d’inconséquence et d’un penchant prédéterminé pour le pire[24], allant jusqu’à suspecter ses intentions, Leibniz lui dénie même la capacité de faire seulement avec habileté des extraits de Démocrite.

Mais tous s’accordent sur ce point : Epicure a emprunté sa physique à Démocrite.

III. Difficultés relatives à l’identité de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure[modifier le wikicode]

Outre les témoignages historiques, de nombreux arguments plaident l’identité des physiques de Démocrite et d’Epicure. Les principes — atomes et vide — sont incontestablement les mêmes. Ce n’est qu’en certaines déterminations de détail qu’il semble régner une différence arbitraire, et donc inessentielle.

Mais il reste alors une énigme étrange, insoluble. Deux philosophes enseignent absolument la même science, d’une manière tout à fait semblable, mais — quelle inconséquence ! — ils sont diamétralement opposés pour tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l’application de cette science, le rapport de la pensée et de la réalité en général. Je dis qu’ils s’opposent diamétralement, et je vais à présent tenter de le démontrer.

A) L’opinion de Démocrite sur la vérité et la certitude du savoir humain semble difficile à découvrir. On trouve des passages contradictoires, ou plutôt ce ne sont pas les passages, mais les idées de Démocrite qui sont contradictoires. En effet, l’affirmation de Trendelenburg dans son commentaire de la psychologie d’Aristote selon laquelle seuls les auteurs postérieurs à Aristote savent quelque chose d’une telle contradiction alors qu’Aristote l’ignore, est de fait inexacte. On lit, en effet, dans la Psychologie d’Aristote : « Démocrite pose l’âme et l’entendement comme une seule et même chose, car pour lui le phénomène est le vrai[25] » ; et dans la Métaphysique, il est dit au contraire : « Démocrite affirme que rien n’est vrai, ou que le vrai nous est caché[26]. » Ces passages d’Aristote ne se contredisent-ils pas ? Si le phénomène est le vrai, comment le vrai peut-il être caché ? L’être-caché ne commence que là où phénomène et vérité se séparent. Or, Diogène Laerce rapporte qu’on a compté Démocrite au nombre des sceptiques. Il cite sa parole : « En ce qui concerne la vérité nous ne savons rien, car la vérité se trouve au fond du puits[27]. » On trouve la même affirmation chez Sextus Empiricus[28].

Cette opinion de Démocrite, sceptique, incertaine et au fond contradictoire avec elle-même, est seulement développée plus largement dans la manière dont le rapport de l’atome et du monde phénoménal sensible est déterminé.

D’une part, le phénomène sensible n’échoit pas aux atomes eux-mêmes. Ce phénomène n’est pas un phénomène objectif, mais une apparence subjective. « Les principes véritables sont les atomes et le vide ; tout le reste est opinion, apparence[29]. » « Le froid n’est froid, le chaud n’est chaud que d’après l’opinion ; au contraire, les atomes et le vide sont en vérité[30]. » « Il ne faut donc pas dire qu’une chose résulte de la pluralité des atomes, mais qu’en vérité par la combinaison des atomes, toute chose semble devenir une[31]. » Il ne faut donc considérer par la raison que les principes qui, à cause même de leur petitesse, sont inaccessibles à l’œil sensible ; c’est pourquoi on les appelle même idées[32] Mais d’autre part, le phénomène sensible est le seul objet (Objekt) véritable, et l’αί́θησις est la φρόνησις (perception sensible.. . opinion) ; mais ce vrai est changeant, instable, phénomène (Phänomen). Or, dire que le phénomène est le vrai est contradictoire[33]. A tour de rôle, chacun des deux côtés devient donc subjectif et objectif. Ainsi les deux termes de la contradiction semblent maintenus séparés, du fait que celle-ci se partage en deux mondes. Démocrite réduit donc la réalité effective sensible à une apparence subjective ; mais l’antinomie, bannie du monde des objets (Objekte) existe maintenant dans sa propre conscience de soi, où le concept de l’atome et l’intuition sensible croisent le fer.

Démocrite n’échappe donc pas à l’antinomie. Ce n’est pas encore le lieu d’expliquer cette dernière. Il suffit que son existence (Existenz) ne puisse être niée.

Ecoutons par contre Epicure. Le sage, dit-il, a un comportement dogmatique et non sceptique[34]. Bien mieux : c’est son avantage sur tous de savoir avec conviction[35]. « Tous les sens sont des hérauts du vrai[36] » « Il n’y a rien qui puisse réfuter la perception sensible ; ni le semblable le semblable à cause de leur validité semblable, ni le dissemblable le dissemblable car ils ne jugent pas de la même chose, ni le concept, car le concept dépend des perceptions sensibles[37] », lit-on dans le canon. Mais tandis que Démocrite réduit le monde sensible à l’apparence subjective, Epicure en fait un phénomène objectif. Et c’est sciemment qu’il se différencie sur ce point, car il affirme partager les mêmes principes, mais ne pas faire des qualités sensibles de simples objets de l’opinion[38].

S’il est donc vrai que la perception sensible fût le critérium d’Epicure et que le phénomène objectif y correspond, on ne peut que considérer comme exacte la conséquence qui fait hausser les épaules à Cicéron. « Le soleil apparaît grand à Démocrite parce qu’il est un savant et un homme versé dans la géométrie ; il apparaît à Epicure d’environ deux pieds de diamètre, car il juge qu’il est aussi grand qu’il paraît[39]. »

B) Cette différence dans les jugements théoriques de Démocrite et d’Epicure sur la certitude de la science et la vérité de ses objets se réalise effectivement dans la disparité de l’énergie et de la pratique scientifique de ces hommes.

Démocrite, pour qui le principe n’entre pas dans le phénomène, reste sans effectivité et sans existence, a par contre en face de lui le monde de la perception sensible comme monde réel (real) et consistant. Ce monde est bien une apparence subjective, mais par là même, détachée du principe et laissée dans sa réalité indépendante ; mais il est en même temps l’unique objet réel (reales Objekt) et il a comme tel valeur et signification. C’est pourquoi Démocrite est poussé à l’observation empirique. Ne trouvant pas sa satisfaction dans la philosophie, il se jette dans les bras du savoir positif. Nous avons déjà vu que Cicéron le nomme un vir eruditus [homme cultivé]. Il est versé en physique, en éthique, en mathématique, dans les disciplines encyclopédiques, dans tous les arts[40]. Déjà le catalogue de ses livres, donné par Diogène Laerte, témoigne de son érudition[41]. Mais le caractère de l’érudition est de s’étendre en largeur, d’amasser et de faire des recherches au-dehors : c’est ainsi que nous voyons Démocrite parcourir la moitié du monde pour échanger des expériences, des connaissances, des observations. « C’est moi », se vante-t-il, « qui, parmi mes contemporains, ai parcouru la plus grande partie de la terre, scrutant les contrées les plus lointaines ; j’ai vu la plupart des régions et des pays, et j’ai entendu la plupart des hommes instruits ; dans la composition des figures avec démonstration, personne ne me surpassa, pas même ceux que chez les Egyptiens on appelait les Arsipédonaptes[42]. »

Demetrius dans les όμωνύμοις et Antisthènes dans les διαδοχαι̃ς racontent qu’il se rendit en Egypte auprès des prêtres pour apprendre la géométrie et auprès des Chaldéens en Perse, et qu’il est allé jusqu’à la Mer Rouge. Certains affirment qu’il s’est également rencontré avec les gymnosophistes aux Indes et qu’il est allé en Ethiopie[43]. C’est le goût du savoir qui ne le laisse pas en repos ; mais c’est aussi le fait qu’il ne trouvait pas sa satisfaction dans la science véritable, la philosophie, qui le pousse au loin. Le savoir qu’il tient pour vrai n’a pas de contenu ; le savoir qui lui donne son contenu manque de vérité. Elle a beau être une fable, l’anecdote des anciens est une fable authentique parce qu’elle décrit le caractère contradictoire de son être : Démocrite se serait lui-même crevé les yeux, de peur que la lumière sensible n’obscurcît chez lui l’acuité de l’esprit[44]. C’est le même homme qui, comme dit Cicéron, avait parcouru la moitié du monde. Mais il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait.

Une figure tout opposée nous apparaît avec Epicure.

Epicure trouve sa satisfaction et sa félicité dans la philosophie. « C’est la philosophie », dit-il, « que tu dois servir, afin que la véritable liberté t’échoie. Il n’a pas à attendre, celui qui s’y est soumis et donné ; il est aussitôt émancipé. Car c’est cela même, servir la philosophie, qui est la liberté[45]. » « Que le jeune homme, enseigne-t-il de ce fait, n’hésite pas à philosopher, et que le vieillard ne renonce pas à philosopher. Car nul n’est trop vert, nul n’est trop mûr, pour avoir une âme en bonne santé. Mais celui qui dit que le temps de philosopher n’est pas encore là, ou que ce temps est passé, il est semblable à celui qui prétend que le temps d’être heureux n’est pas encore venu ou qu’il est passé[46]. » Tandis que Démocrite, insatisfait par la philosophie, se jette dans les bras du savoir empirique, Epicure méprise les sciences positives[47] ; car elles ne contribuent en rien à la perfection véritable. On l’appelle un ennemi de la science, un contempteur de la grammaire[48]. On le taxe même d’ignorance ; « mais », dit un épicurien chez Cicéron, « ce n’était pas Epicure qui manquait d’érudition ; au contraire, les ignorants sont ceux qui croient que ce qu’il est honteux pour un enfant de ne pas savoir, le vieillard doit encore le ressasser[49]. »

Mais, tandis que Démocrite cherche à s’instruire auprès des prêtres égyptiens, des Chaldéens de la Perse et des gymnosophistes indiens, Epicure se vante de n’avoir pas eu de maître, d’être autodidacte[50]. Certains, dit-il d’après Sénèque, aspirent à la vérité sans la moindre aide. C’est dans les rangs de ceux-ci qu’il s’est lui-même frayé son chemin. Et ce sont eux, les autodidactes, qu’il couvre le plus d’éloges. Les autres ne seraient que des cerveaux de second plan[51]. Tandis que Démoerite est poussé à se rendre dans toutes les contrées du monde, Epicure quitte à peine deux ou trois fois son jardin d’Athènes pour se rendre en Ionie, non pour entreprendre des recherches, mais pour rendre visite à des amis[52]. Tandis qu’enfin Démocrite, désespérant de la science, se crève les yeux, Epicure, quand il sent s’approcher l’heure de sa mort, se met dans un bain chaud, réclame du vin pur et recommande à ses amis d’être fidèles à la philosophie[53].

C) Les différences que nous avons développées ne doivent pas être attribuées à l’individualité fortuite des deux philosophes ; ce sont deux directions opposées qui s’incarnent. Nous voyons comme différence d’énergie pratique ce qui s’exprime plus haut comme différence de la conscience théorique.

Nous allons enfin considérer la forme de réflexion, qui représente la relation de la pensée à l’être, leur rapport. Dans le rapport réciproque général que le philosophe établit entre le monde et la pensée, il ne fait que s’objectiver la manière dont sa conscience particulière se rapporte au monde réel (real).

Or, Démocrite emploie comme forme de réflexion de la réalité effective la nécessité[54]. Aristote dit de lui qu’il ramène tout à la nécessité[55]. Diogène Laerte rapporte que le tourbillon des atomes, d’où toute chose naît, est la nécessité de Démocrite[56]. Des explications plus satisfaisantes nous sont fournies sur ce point par l’auteur du De placitis philosophorum : la nécessité serait pour Démocrite le destin et le droit, la providence et la créatrice du monde. Mais la substance de cette nécessité serait l’antitypie, le mouvement, l’impulsion de la matière[57]. Un passage semblable se trouve dans les éclogues physiques de Stobée[58] et au livre VI de la Praeparatio evangelica d’Eusèbe[59]. Dans les éclogues éthiques de Stobée se trouve conservée la sentence suivante de Démocrite[60], qui est presque intégralement reproduite au livre XIV : les hommes se sont imaginé le fantôme du hasard — une manifestation de leur propre embarras ; car une pensée forte doit être l’ennemie du hasard. De même, Simplicius rapporte à Démocrite un passage où Aristote parle de la vieille doctrine qui supprime le hasard[61].

Epicure écrit par contre : « La nécessité, qui est mentionnée par certains comme la maîtresse absolue, n’est pas ; bien au contraire, certaines choses sont fortuites, les autres dépendent de notre arbitraire. La nécessité est impossible à convaincre, le hasard au contraire est instable. Il vaudrait mieux suivre le mythe relatif aux dieux que d’être le valet de l’είμαρμένη (du destin) des physiciens. Car le premier nous laisse l’espoir de la miséricorde si nous avons honoré les dieux, tandis que la seconde ne laisse que la nécessité inflexible. Mais c’est le hasard qu’il faut admettre, et non pas Dieu, comme la foule le croit[62]. C’est un malheur de vivre dans la nécessité, mais vivre dans la nécessité n’est pas une nécessité. Ouvertes sont partout les voies qui mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Remercions donc la divinité que personne ne puisse être retenu en vie. Dompter la nécessité elle-même est chose permise[63]. »

L’épicurien Velleius dit la même chose chez Cicéron au sujet de la philosophie stoïcienne : « Que doit-on penser d’une philosophie, pour laquelle, comme pour les vieilles commères ignorantes, tout semble se produire par le fatum ?… Epicure nous a délivré, et nous a installé dans la liberté[64]. »

C’est ainsi qu’Epicure lui-même nie le jugement disjonctif, pour n’être pas contraint de reconnaître une quelconque nécessité[65].

On affirme bien aussi de Démocrite qu’il a fait intervenir le hasard ; mais des deux passages qui se trouvent à ce sujet chez Simplicius[66] l’un rend l’autre suspect, car il montre de manière évidente que ce n’est pas Démocrite qui a fait usage des catégories du hasard, mais Simplicius qui les lui a attribuées comme conséquence. Il dit, en effet, que Démocrite ne fournit aucune raison de la création du monde en général, et qu’il semble donc faire du hasard cette raison. Mais il ne s’agit pas ici de la détermination du contenu, mais de la forme, que Démocrite a consciemment utilisée. Il en va de même du témoignage d’Eusèbe : Démocrite aurait fait du hasard le maître absolu de l’universel et du divin, et affirmé que sur ce plan il régissait tout, tandis qu’il l’aurait écarté de la vie humaine et de la nature empirique, tout en traitant de fous ceux qui le proclamaient[67].

D’une part, nous voyons ici une simple déduction fabriquée de toutes pièces de l’évêque chrétien Denys ; d’autre part, là où commencent l’universel et le divin, le concept démocritéen de la nécessité cesse de se différencier du hasard.

Un point est donc historiquement certain : Démocrite fait intervenir la nécessité, Epicure le hasard ; et chacun d’eux rejette le point de vue opposé avec l’âpreté de la polémique.

La conséquence la plus importante de cette différence apparaît dans la manière d’expliquer les divers phénomènes physiques.

La nécessité apparaît, en effet, dans la nature finie comme nécessité relative, comme déterminisme. La nécessité relative ne peut qu’être déduite de la possibilité réelle, ce qui veut dire que c’est un enchaînement de conditions, de causes, de raisons, etc., qui médiatise cette nécessité. La possibilité réelle est l’explication de la nécessité relative. Et nous la trouvons employée par Démocrite. Nous citons à l’appui quelques passages empruntés à Simplicius[68].

Qu’un homme soit altéré, qu’il boive et retrouve la santé de son corps, ce n’est pas le hasard que Démocrite donnera comme cause, mais la soif. Même si, en effet, il a semblé, à propos de la création du monde, faire intervenir le hasard, il affirme cependant que dans les cas particuliers celui-ci n’est la cause de rien, mais qu’au contraire il renvoie à d’autres causes. Ainsi, par exemple, creuser la terre serait l’origine, de la découverte d’un trésor, ou la végétation la cause de l’olivier.

L’enthousiasme et le sérieux avec lequel Démocrite introduit dans la considération de la nature ce mode d’explication, l’importance qu’il attribue à la tendance à établir des raisons s’expriment naïvement dans cette profession de foi : « Je préfère découvrir une nouvelle étiologie que d’obtenir la couronne du roi de Perse[69] ! »

Une fois de plus, Epicure est directement opposé à Démocrite. Le hasard est une réalité qui n’a que la valeur de la possibilité, mais la possibilité abstraite est justement l’antipode de la possibilité réelle. Cette dernière est enfermée dans des limites rigoureuses, comme l’entendement ; la première est illimitée comme l’imagination (Phantasie). La possibilité réelle cherche à fonder la nécessité et la réalité effective de son objet (Objekt) ; la possibilité abstraite ne s’occupe pas de l’objet qui est expliqué mais du sujet qui explique. L’objet (Gegenstand) doit seulement être possible, pensable. Ce qui est possible selon la possibilité abstraite, ce qui peut être pensé, cela ne se dresse pas sur le chemin du sujet pensant, cela n’est pas pour lui une limite, ni une pierre d’achoppement. Peu importe que cette possibilité soit également réelle, car l’intérêt ne se porte pas ici sur l’objet de l’entendement en tant qu’objet de l’entendement (Gegen-stand).

C’est pour cela qu’Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l’explication des divers phénomènes physiques.

La lettre à Pythoclès, que nous examinerons plus loin, éclaircira ce point. Qu’il me suffise ici d’attirer l’attention sur son attitude à l’égard des opinions des physiciens antérieurs. Dans les passages où l’auteur du De placitis philosophorum et Stobée citent les diverses opinions des philosophes sur la substance des astres, la grandeur et la figure du soleil, etc., il est toujours dit d’Epicure : il ne rejette aucune de ces opinions, toutes peuvent être vraies, car selon eux Epicure s’en tient au possible[70]. Bien plus, Epicure polémique même contre le mode d’explication par la possibilité réelle qui détermine selon l’entendement et est donc, justement pour cela, unilatérale.

C’est ainsi que Sénèque déclare dans ses Quaestiones naturales : « Epicure affirme que toutes ces causes peuvent être et tente en outre plusieurs autres explications ; il blâme ceux qui prétendent que parmi toutes ces causes, c’en est une déterminée qui a lieu, car pour lui c’est de la témérité que de porter un jugement apodictique sur ce qui ne peut être déduit que de conjectures[71].

On voit qu’il n’y a aucun intérêt à rechercher les causes réelles des objets (Objekte). Il ne s’agit que d’un apaisement du sujet qui explique. Du fait que tout le possible est admis comme possible, ce qui répond au caractère de la possibilité abstraite, il est évident que le hasard de l’être est purement et simplement traduit dans le hasard de la pensée. La seule règle que prescrit Epicure, « que l’explication ne doit pas être contredite par la perception sensible », se comprend en soi ; c’est, en effet, justement le propre du possible abstrait d’être libre de toute contradiction, laquelle doit pour cela être prévenue[72]. Epicure avoue au bout du compte que son mode d’explication n’a pour but que l’ataraxie de la conscience de soi, et non la reconnaissance de la nature en soi et pour soi[73].

Nous n’avons plus guère besoin de développer ce point : ici encore Epicure est totalement opposé à Démocrite.

Nous voyons donc les deux hommes s’opposer pas à pas. L’un est sceptique, l’autre dogmatique ; l’un tient le monde sensible pour une apparence subjective, l’autre pour un phénomène objectif. Celui qui tient le monde sensible pour une apparence subjective s’adonne à la science empirique de la nature et aux connaissances positives et représente l’inquiétude de l’observation qui expérimente, apprend partout et erre de par le monde. L’autre, qui tient pour réel le monde phénoménal, méprise l’empirie ; ce sont le repos de la pensée qui trouve sa satisfaction en soi-même, l’indépendance qui crée son savoir à partir d’un principio interno (principe intérieur), qu’il incarne. Mais la contradiction va plus loin encore. Le sceptique et empirique, qui tient la nature sensible pour une apparence subjective, la considère du point de vue de la nécessité, cherche à expliquer l’existence réelle des choses et à la comprendre. Le philosophe et dogmatique par contre, qui tient pour réel (real) le phénomène, ne voit partout que hasard, et son mode d’explication tend plutôt à supprimer toute réalité objective de la nature. Ces contradictions semblent renfermer une absurdité certaine.

Mais à peine peut-on encore présumer que ces hommes, partout en contradiction, s’attacheront à une seule et même doctrine. Et, cependant, ils semblent enchaînés l’un à l’autre.

L’étude générale de leur rapport est l'objet du prochain chapitre[74].

IV. Différence principielle générale de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure[modifier le wikicode]

1. Que ce procédé moral anéantisse tout désintéressement théorique et pratique, Plutarque nous en fournit une preuve historique effrayante dans sa biographie de Marius. Après avoir décrit la fin terrible des Cimbres, il raconte que le nombre des cadavres était tel que les Massaliotes pouvaient en fumer leurs vignes. Il ajoute que la pluie étant survenue, cette année avait été la plus fertile en vin et en fruits. Or, quelles sont les réflexions auxquelles se livre le noble historien à propos de la disparition tragique de ce peuple ? Plutarque trouve moral de la part de Dieu d’avoir laissé périr et pourrir tout un grand et noble peuple, pour procurer aux philistins marseillais une riche récolte de fruits. Ainsi donc, il n’est pas jusqu’à la transformation d’un peuple en un tas de fumier qui ne donne l’occasion souhaitée pour se délecter dans la rêverie morale !

2. Même en ce qui concerne Hegel, c’est, de la part de ses disciples, simple ignorance quand ils expliquent telle ou telle détermination de son système par l’accommodation ou quelque chose de ce genre, en un mot moralement. Ils oublient qu’il n’y a pas bien longtemps, comme on peut le leur démontrer de manière évidente d’après leurs propre écrits, ils adhéraient avec enthousiasme à toutes ses déterminations unilatérales.

S’ils avaient été réellement séduits par la science qu’ils recevaient toute prête au point de s’y adonner avec une confiance naïve et non critique, quel n’est pas leur manque de conscience de reprocher au maître de nourrir une intention cachée derrière sa recherche, lui pour qui la science n’était pas toute faite, mais en devenir, lui dont le cœur spirituel le plus intime ne cessa de battre avant qu’il n’ait atteint les limites extrêmes de cette science. Ils jettent plutôt la suspicion sur eux-mêmes et font croire que jadis ils ne prenaient pas la chose au sérieux ; c’est leur propre état passé qu’ils combattent, tout en paraissant l’attribuer à Hegel : mais ils oublient, ce faisant, que lui était dans un rapport immédiat et substantiel avec son système, tandis qu’eux ne sont, à l’égard de ce système, que dans un rapport de réflexion.

Qu’un philosophe commette telle ou telle inconséquence sous l’empire de telle ou telle accommodation, c’est pensable ; lui-même peut en avoir conscience. Mais ce dont il n'a pas conscience, c'est que la possibilité de cette accommodation apparente a sa racine la plus intime dans une insuffisance ou dans une compréhension insuffisante de son principe lui-même. Si donc un philosophe s'était réellement accommodé, ses disciples devraient expliquer à partir de la conscience intime et essentielle de ce philosophe ce qui revêtait pour lui-même la forme d'une conscience exotérique. De cette façon, ce qui apparaît comme un progrès de la conscience est en même temps un progrès de la science. On ne suspecte pas la conscience particulière du philosophe, mais on construit la forme essentielle de sa conscience, on l'élève à une figure et à une signification déterminées et ainsi en même temps on la dépasse.

Je considère d'ailleurs ce tournant vers la non-philosophie d'une grande partie de l'école hégélienne comme un phénomène qui accompagnera toujours le passage de la discipline à la liberté.

C'est une loi psychologique que l'esprit théorique, devenu libre en soi-même, se transforme en énergie pratique, sorte comme volonté du royaume des ombres de l'Amenthes, se tourne contre la réalité mondaine qui existe sans lui. (Mais il est important, au point de vue philosophique, de spécifier davantage les côtés de ce rapport, car à partir du mode déterminé de cette conversion, on peut faire retour sur la déterminité immanente et le caractère historique et mondial d'une philosophie. Nous voyons ici pour ainsi dire son curriculum vitae réduit à l'essentiel, porté à sa pointe subjective.) Mais la pratique de la philosophie est elle-même théorique. C'est la critique qui mesure l'existence singulière à l'essence, la réalité effective particulière à l'idée. Mais cette réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie est, selon son essence la plus intime, affligée de contradictions, et cette essence qui est la sienne prend forme dans le phénomène et lui imprime son sceau.

Tandis que la philosophie, en tant que volonté, se tourne contre le monde phénoménal, le système est tombé au rang d'une totalité abstraite, il est devenu un côté du monde, auquel s'oppose un autre côté. Son rapport au monde est un rapport de réflexion. Animé du désir de se réaliser, il entre en lutte avec l'Autre. L'autosatisfaction et la perfection circulaire qui lui étaient intérieurs sont brisés. Ce qui était lumière intérieure devient flamme dévorante qui se tourne vers l'extérieur. Il en résulte la conséquence que le devenir-philosophique du monde est en même temps un devenir-mondain de la philosophie, que la réalisation effective de la philosophie est en même temps sa perte, que ce qu'elle combat à l'extérieur est son propre défaut intérieur, et que c'est justement au cours de cette lutte qu'elle tombe dans les faiblesses qu'elle combattait comme faiblesse dans son contraire, ne pouvant supprimer ces faiblesses qu'en y tombant. Ce qui s'oppose à elle et ce qu'elle combat, c'est toujours ce qu'elle est elle-même, les facteurs étant seulement intervertis.

Voilà le premier côté, quand nous considérons la chose, au point de vue purement objectif, comme la réalisation immédiate (Realisierung) de la philosophie. Mais elle a aussi, ce qui n'en est qu'une autre forme, un côté subjectif. C'est le rapport du système philosophique, qui se réalise effectivement, à ses supports spirituels, aux consciences de soi singulières dans lesquelles apparaît son progrès. Il résulte du rapport qui fait que la philosophie dans sa réalisation immédiate s'oppose au monde, que ces consciences de soi singulières ont toujours une exigence à deux tranchants, l'un tourné contre le monde, l'autre contre la philosophie elle-même. En effet, ce qui apparaît dans la chose comme un rapport en lui-même inversé, apparaît en elles comme une exigence et un acte doubles, en contradiction avec eux-mêmes. En libérant le monde de la non-philosophie, ces consciences se libèrent elles-mêmes de la philosophie, qui, en tant que système déterminé, les enchaînait. Mais comme elles-mêmes ne sont conçues que dans l’acte et dans l’énergie immédiate du développement, et qu’elles n’ont donc pas encore, au point de vue théorique, dépassé ce système, elles ne ressentent que la contradiction avec l’identité-à-soi-même plastique du système, et ne savent pas qu’en se tournant contre lui, elles ne font qu’en réaliser effectivement les divers moments.

Enfin, cet être-dédoublé de la conscience de soi philosophique se présente comme la lutte de deux tendances, s’opposant entre elles de la manière la plus extrême, dont l’une, le parti libéral, ainsi que nous pouvons le désigner en général, s’en tient, comme détermination principale, au concept et au principe de la philosophie, tandis que l’autre retient le non-concept, le moment de la réalité. Cette deuxième direction est la philosophie positive. L’activité de la première est la critique, donc justement l’acte de se-tourner-vers-l’extérieur de la philosophie ; l’activité de la seconde est l’essai de philosopher, donc l’acte de se-tourner-en-soi de la philosophie, car elle conçoit le défaut comme immanent à la philosophie, tandis que la première le conçoit comme défaut du-monde, qu’il s’agit de rendre philosophique. Chacun de ces partis fait précisément ce que l’autre veut faire et ce qu’il ne veut pas faire lui-même. Mais le premier a conscience, au sein de sa contradiction intime, du principe en général et de son but. Dans le second apparaît le travers, la folie pour ainsi dire, comme tel. Pour ce qui est du contenu, le parti libéral seul, parce que parti du concept, parvient à des progrès réels, tandis que la philosophie positive n’est à même que d’arriver à des exigences et à des tendances dont la forme contredit la signification.

Ce qui apparaît donc d’abord comme un rapport interverti et une division hostile de la philosophie et du monde devient ensuite une scission de la conscience de soi philosophique singulière contenue en elle-même, et apparaît enfin comme une séparation extérieure et un être-dédoublé de la philosophie, comme deux tendances philosophiques opposées.

Il va de soi qu’il surgit encore une foule de formations subordonnées, geignantes, sans individualité, qui s’abritent derrière une gigantesque figure philosophique du passé, — mais on ne tarde pas à apercevoir l’âne sous la peau du lion, la voix larmoyante d’un mannequin d’aujourd’hui et d’hier perce, en un contraste comique, sous la puissante voix qui traverse les siècles (celle d’Aristote par exemple), de qui elle s’est faite mal à propos l’organe ; c’est comme si un muet voulait se procurer de la voix au moyen d’un énorme porte-voix, — ou bien nous voyons quelque lilliputien, armé de doubles lunettes, installé dans le petit coin du postérieur du géant, annoncer au monde tout émerveillé quelle nouvelle perspective étonnante se découvre de son punctum visus (point de vue), et faire des efforts risibles pour expliquer que ce n’est pas dans le cœur palpitant, mais dans la région ferme et solide sur laquelle il se tient que se trouve le point d’Archimède, (πόυ οτω̃ : là où je dois me trouver), point auquel le monde est suspendu par des gonds. Ainsi naissent des philosophes-cheveux, des philosophes-ongles, des philosophes-orteils, des philosophes-excréments, etc., qui, dans l’homme-monde mystique de Swedenborg, occuperait un poste encore plus bas. Mais conformément à leur essence, tous ces mini-mollusques tombent, comme dans leur élément, dans les deux directions que j'ai indiquées. Quant à ces directions elles-mêmes, j'expliquerai ailleurs de manière plus complète leur rapport entre elles et à la philosophie hégélienne, ainsi que les divers moments historiques dans lesquels se présente ce développement.

3. Diog. IX 44 et X 38.

4. Arist. phys. 187 b.

5. Themist. p. 383.

6. Arist. met. 985 b 4 sq.

7. Themist. p. 326.

8. Simpl. p. 488.

9. Cf. Ibid. p. 514.

10. Diog. X 40 ; Stob. ecl. I, XVIII 4 a (§ 388).

11. Stob. eel. 1, X 14 (§ 306).

12. Simpl. p. 405.

13. Arist. de gen. et corr. 316 a.

14. Diog. IX 40.

V. Résultat[modifier le wikicode]

Cette partie du texte a été perdue.


Partie II - Difference, au point de vue particulier, des physiques de Democrite et d’Epicure[modifier le wikicode]

I. La déclinaison de l’atome de la ligne droite[modifier le wikicode]

Epicure admet un triple mouvement des atomes dans le vide[75]. Le premier mouvement est celui de la chute en ligne droite ; le second naît du fait que l’atome dévie de la ligne droite ; et le troisième est posé par la répulsion des nombreux atomes entre eux. Démocrite a, en commun avec Epicure, l’admission du premier et du dernier de ces mouvements, mais la déclinaison de l’atome de la ligne droite différencie de lui Epicure[76].

On a beaucoup raillé ce mouvement de déclinaison. Cicéron surtout est intarissable quand il aborde ce thème. On lit ainsi chez lui, entre autres choses : « Epicure prétend que les atomes sont poussés par leur poids de haut en bas en ligne droite, et que ce mouvement est le mouvement naturel des corps. Mais il lui vint ensuite à l’esprit que si tous les atomes étaient poussés de haut en bas, jamais un atome ne pourrait en rencontrer un autre. Notre homme trouva donc son salut dans un mensonge. Il dit que l’atome déclinait un tout petit peu, ce qui est pourtant absolument impossible. C’est de cette déviation que naîtraient les compositions, les copulations et les adhésions des atomes entre eux et, de celles-ci, le monde et toutes les parties du monde, ainsi que ce qu’il contient. Outre que cette fiction est puérile, Epicure n’atteint même pas son but[77]. » Nous trouvons une autre formule chez Cicéron, au livre I du traité : Sur la nature des dieux : « Quand Epicure s’aperçut que si les atomes étaient poussés vers le bas en vertu de leur propre poids, rien ne serait en notre pouvoir, parce que leur mouvement serait déterminé et nécessaire, il trouva un moyen de se soustraire à la nécessité, ce qui avait échappé à Démocrite. Il dit que l’atome, bien qu’il soit poussé de haut en bas par son poids et la pesanteur, dévie un petit peu. Affirmer une telle chose est plus honteux que de ne pouvoir défendre ce qu’il veut[78]. »

Pierre Bayle a la même opinion : « Avant lui (c’est-à-dire Epicure), on n’avait admis dans les atomes que le mouvement de pesanteur et celui de réflexion. Epicure supposa que même au milieu du vide les atomes déclinaient un peu de la ligne droite ; et de là venait la liberté, disait-il… Remarquons en passant que ce ne fut pas le seul motif qui le porta à inventer ce mouvement de déclinaison ; il le fit servir aussi à expliquer la rencontre des atomes, car il vit bien qu’en supposant qu’ils se mouvaient avec une égale vitesse par des lignes droites qui tendaient toutes de haut en bas, il ne ferait jamais comprendre qu’ils eussent pu se rencontrer, et qu’ainsi la production du monde aurait été impossible. Il fallut donc qu’il supposât qu’ils s’écartaient de la ligne droite[79][80]. »

Je néglige pour le moment la concision de ces réflexions. Ce que chacun pourra remarquer en passant, c’est que Schaubach, le critique le plus récent d’Epicure, a mal compris Cicéron quand il dit : « Les atomes seraient tous poussés vers le bas par la pesanteur, donc poussés selon des lignes parallèles pour des raisons physiques, mais ils recevraient par l’intermédiaire d’une répugnance réciproque une autre direction, d’après Cicéron (de natura deorum I 25) un mouvement oblique, du fait de causes fortuites, et cela de toute éternité[81]. » D’abord, Cicéron, dans le passage cité, ne fait pas de la répulsion la raison de la direction oblique, mais au contraire de la direction oblique la raison de la répulsion. Ensuite, il ne parle pas de causes fortuites mais désapprouve, au contraire, qu’on n’indique pas de causes du tout ; ce serait d’ailleurs une contradiction en et pour soi d’admettre à la fois la répulsion et néanmoins des causes fortuites comme raison de la direction oblique. Tout au plus pourrait-il alors être question de causes fortuites de la répulsion, mais non de la direction oblique.

Une bizarrerie dans les réflexions de Cicéron et de Bayle saute par trop aux yeux pour ne pas être mise aussitôt en évidence. Ils prêtent en effet à Epicure des motifs dont l’un supprime l’autre. Tantôt Epicure doit admettre la déclinaison des atomes pour expliquer la répulsion, tantôt il doit l’admettre pour expliquer la liberté. Mais si les atomes ne se rencontrent pas sans la déclinaison, la déclinaison est superflue comme fondement de la liberté : car le contraire de la liberté ne commence, comme nous l’apprenons de Lucrèce[82], qu’avec la rencontre déterministe et forcée des atomes. Si, d’autre part, les atomes se rencontrent sans la déclinaison, c’est comme fondement de la répulsion que la déclinaison est superflue. Je prétends que cette contradiction naît lorsque les raisons de la déclinaison de l’atome de la ligne droite sont comprises de manière aussi extérieure et incohérente que chez Cicéron et Bayle. Nous trouverons chez Lucrèce, qui est somme toute le seul parmi tous les anciens à avoir compris la physique d’Epicure, un exposé plus profond.

Nous allons maintenant considérer la déclinaison en elle-même.

De même que le point est supprimé dialectiquement dans la ligne, tout corps qui tombe est supprimé dans la ligne droite qu’il décrit. Sa qualité spécifique n’importe pas du tout ici. Une pomme décrit en tombant une ligne droite aussi bien qu’un morceau de fer. Tout corps, pour autant qu’il est considéré dans le mouvement de chute, n’est ainsi rien d’autre qu’un point qui se meut, un point sans autonomie qui abandonne sa singularité dans un être-là déterminé, la ligne droite qu’il décrit. C’est pourquoi Aristote remarque avec juste raison contre les pythagoriciens : « Vous dites que le mouvement de la ligne est la surface et celui du point la ligne ; donc les mouvements des monades seront aussi des lignes[83]. » La conséquence de cela, aussi bien pour les monades que pour les atomes, serait alors qu’ils sont en mouvement continuel, que la monade et l’atome n’existent pas, mais se perdent plutôt dans la ligne droite ; car la solidité de l’atome n’existe pas du tout encore, dans la mesure où il n’est conçu que comme tombant en ligne droite. Tout d’abord, si on se représente le vide comme un espace vide, l’atome est la négation immédiate de l’espace abstrait, donc un point spatial. La solidité, l’intensivité, qui s’affirment contre l’incohésion de l’espace en soi, ne peuvent s’ajouter que par un principe, qui nie l’espace dans la totalité de sa sphère, comme l’est le temps dans la nature effectivement réelle. De plus, en admettant qu’on ne veuille pas accorder ce point, l’atome, dans la mesure où son mouvement est une ligne droite, est purement déterminé par l’espace ; un être-là relatif lui est prescrit et son existence est une pure existence matérielle. Mais nous avons vu qu’un des moments dans le concept de l’atome est d’être une pure forme, la négation de toute relativité, de toute relation à un autre être-là. Nous avons remarqué en même temps qu’Epicure s’objective les deux moments, qui en vérité se contredisent, mais qui sont contenus dans le concept de l’atome[84].

Comment maintenant Epicure peut-il réaliser effectivement la détermination purement formelle de l’atome, le concept de la pure singularité, lequel nie tout être-là déterminé par un autre ?

Comme il se meut dans le domaine de l’être immédiat, toutes les déterminations sont immédiates. Les déterminations opposées sont donc opposées mutuellement comme réalités immédiates.

Mais l’existence relative, qui vient s’opposer à l’atome, l’être-là qu’il doit nier, est la ligne droite. La négation immédiate de ce mouvement est un autre mouvement, donc, représenté spatialement, la déclinaison de la ligne droite.

Les atomes sont des corps purement autonomes, ou plutôt sont le corps, pensé dans une autonomie absolue, comme les corps célestes. Comme ces derniers, ils ne se meuvent pas en ligne droite, mais en ligne oblique. Le mouvement de la chute est le mouvement de la non-autonomie.

Si donc Epicure représente, dans le mouvement de l’atome en ligne droite, la matérialité de cet atome, il a réalisé dans la déclinaison de la ligne droite sa détermination formelle ; et ces déterminations opposées sont représentées comme des mouvements immédiatement opposés.

Lucrèce affirme donc, à juste titre, que la déclinaison brise les fati foedera (déterminations du destin)[85] et, comme il applique aussitôt cela à la conscience[86], on peut dire de l’atome que la déclinaison est dans son cœur ce quelque chose qui peut lutter et résister.

Mais, quand Cicéron reproche à Epicure « de ne pas même obtenir le résultat en vue duquel il a forgé tout cela ; car, si tous les atomes déclinaient, il n’y en aurait jamais qui se lieraient, ou certains dévieraient et d’autres seraient par leur mouvement poussés tout droit ; il faudrait donc pour ainsi dire attribuer aux atomes des tâches déterminées et désigner ceux qui devraient aller tout droit et ceux qui devraient se mouvoir en ligne oblique[87] », ce reproche trouve sa justification dans ce que les deux moments qui sont compris dans le concept de l’atome sont représentés comme deux mouvements immédiatement différents et devraient donc échoir à des individus différents ; mais cette inconséquence est pourtant logique, car la sphère de l’atome est l’immédiateté.

Epicure sent fort bien la contradiction qui réside dans ce point. Il cherche donc à présenter la déclinaison de l’atome de la manière la moins matérielle possible. Elle est

nec regione loci certa nec tempore certo[88][89],

elle a lieu dans le plus petit espace possible[90].

Cicéron[91] et, d’après Plutarque, plusieurs anciens[92] critiquent, en outre, le fait que la déclinaison de l’atome ait lieu sans cause ; et rien de plus honteux, dit Cicéron, ne peut arriver à un physicien[93]. Mais d’abord, une cause physique telle que la veut Cicéron, rejetterait la déclinaison de l’atome dans le cercle du déterminisme, hors duquel elle doit justement nous élever. Mais, en outre, l’atome n’est pas du tout encore achevé avant d’être posé dans la détermination de la déclinaison. Demander la cause de cette détermination revient alors à demander la cause qui fait de l’atome un principe, question évidemment privée de sens pour celui qui croit que l’atome est la cause de tout, et qu’il ne saurait donc avoir une cause.

Lorsque, enfin, Bayle[94], s’appuyant sur l’autorité de saint Augustin[95], selon qui Démocrite a attribué aux atomes un principe spirituel — autorité tout à fait dénuée d’importance, vu son opposition à Aristote et aux autres anciens — reproche à Epicure d’avoir forgé la déclinaison à la place de ce principe spirituel, il faut, au contraire, dire qu’avec l’âme de l’atome, on aurait tout au plus gagné un terme, tandis que dans la déclinaison, c’est l’âme effective de l’atome, le concept de la singularité abstraite qui est représenté.

Avant de considérer la conséquence de la déclinaison de l’atome de la ligne droite, il faut faire ressortir un moment de la plus haute importance, complètement laissé de côté jusqu’à ce jour.

La déclinaison de l’atome de la ligne droite n’est pas, en effet, une détermination particulière, apparaissant au hasard dans la physique d’Epicure. La loi qu’elle exprime traverse plutôt toute la philosophie épicurienne mais de telle sorte, ce qui va de soi, que la déterminité de son apparition dépend de la sphère où elle est appliquée.

La singularité abstraite ne peut, en effet, affirmer son concept, sa détermination formelle, le pur être pour soi, l’indépendance à l’égard de tout être-là immédiat, l’être-supprimé de toute relativité, qu’en faisant abstraction de l’être-là qui vient s’opposer à elle ; car, pour en venir vraiment à bout, elle serait forcée de l’idéaliser, ce dont seule l’universalité est capable.

De même donc que l’atome se libère de son existence relative, la ligne droite, en faisant abstraction d’elle, en déviant d’elle, de même toute la philosophie épicurienne dévie de l’être-là limitatif, partout où le concept de la singularité abstraite, l’autonomie et la négation de tout rapport à un autre, doit être représenté dans son existence.

C’est ainsi que le but de l’action est l’acte de s’abstraire, de dévier de la douleur et du trouble, l’ataraxie[96]. Ainsi, le bien est la fuite devant le mal[97], et le plaisir est la déviation de la peine[98]. Enfin, là où la singularité abstraite apparaît dans sa liberté et dans son indépendance les plus hautes, l’être-là dont on dévie est logiquement tout être-là ; c’est pour cela que les dieux dévient du monde, ne s’en soucient pas, et habitent en dehors de lui[99].

On a raillé ces dieux d’Epicure, qui, semblables aux hommes, habitent dans les intermondes du monde réel, n’ont pas de corps, mais un quasi-corps, n’ont pas de sang, mais un quasi-sang, et, demeurant dans un repos bienheureux, n’exaucent aucune supplication, ne se soucient ni de nous ni du monde et sont honorés pour leur beauté, leur majesté, leur nature excellente, et non par intérêt[100].

Et pourtant, ces dieux ne sont pas une invention d’Epicure. Ils ont existé. Ce sont les dieux plastiques de l’art grec. Cicéron, le Romain, a raison de les persifler[101] ; mais le Grec Plutarque a oublié toute conception grecque quand il estime que cette doctrine touchant les dieux supprime la crainte religieuse et la superstition, qu’elle ne donne aux dieux ni joies ni faveurs, mais nous prête avec eux la même relation que nous avons avec les poissons d’Hyrcanie, dont nous n’attendons ni dommage ni profit[102]. Le calme contemplatif est un moment fondamental du caractère des divinités grecques, comme le dit Aristote lui-même : « Ce qui est le meilleur n’a pas besoin d’action car il est lui-même son propre but[103]. »

Nous allons maintenant considérer la conséquence qui suit immédiatement de la déclinaison des atomes. En elle est exprimé que l’atome nie tout mouvement et toute relation où il est déterminé comme un être-là particulier par un autre. Cela se présente de telle sorte que l’atome fait abstraction de l’être-là qui vient en face de lui et s’y soustrait. Mais ce qui est contenu en ceci, sa négation de toute relation à un Autre, il faut le réaliser effectivement, le poser de manière positive. Cela ne peut se faire que si l’être-là auquel il se rapporte n’est pas un autre être-là que lui-même, donc également un atome, et, comme lui-même est déterminé immédiatement, une multitude d’atomes. Ainsi la répulsion mutuelle des atomes multiples est la réalisation effective nécessaire de la lex atomi[104], selon le nom que Lucrèce donne à la déclinaison. Mais parce qu’ici toute détermination est posée comme un être-là particulier, la répulsion s’ajoute comme troisième mouvement aux mouvements primitifs. Lucrèce a raison de dire que, si les atomes n’avaient pas coutume de décliner, il ne serait né entre eux ni rencontre ni contrecoup, et le monde n’aurait jamais été créé[105]. Car les atomes sont à eux-mêmes leur unique objet (Objekt), ils ne peuvent se rapporter à eux-mêmes, ou — si l’on en donne une expression spatiale — se rencontrer qu’en ayant nié toute existence relative qui les verrait se rapporter à un Autre ; et cette existence relative est, comme nous l’avons vu, leur mouvement d’origine, celui de la chute en ligne droite. Ainsi donc ils ne se rencontrent qu’en déclinant de cette ligne. Il ne s’agit pas de la fragmentation purement matérielle[106].

Et, en vérité, la singularité qui est immédiatement n’est réalisée effectivement selon son concept que dans la mesure où elle se rapporte à un Autre, qui est elle-même, même si l’Autre s’oppose à elle dans la forme de l’existence immédiate. C’est ainsi que l’homme ne cesse d’être un produit naturel que lorsque l’Autre auquel il se rapporte n’est pas une existence différente, mais lui-même un homme singulier, bien que pas encore l’esprit. Mais pour que l’homme en tant qu’homme devienne à lui-même son unique objet effectivement réel, il faut qu’il ait brisé en lui son être-là relatif, la puissance de ses appétits et de la simple nature. La répulsion est la première forme de la conscience de soi ; elle répond donc à la conscience de soi, laquelle se conçoit comme quelque chose d’immédiatement-étant et d’abstraitement-singulier.

La répulsion est donc la réalisation effective du concept de l’atome, selon lequel il est la forme abstraite, mais tout autant du contraire de ce concept, selon lequel il est matière abstraite ; car ce à quoi l’atome se rapporte, ce sont bien des atomes, mais d’autres atomes. Mais si je me rapporte à moi-même comme à un immédiatement-Autre, mon rapport est un rapport matériel. C’est le plus haut degré d’extériorité qui puisse être pensé. Dans la répulsion des atomes, ce sont donc leur matérialité, qui avait été posée dans la chute en ligne droite, et leur détermination formelle, qui avait été posée dans la déclinaison, qui sont synthétiquement unies.

Démocrite, contrairement à Epicure, transforme en mouvement forcé, en acte de l’aveugle nécessité, ce qui pour Epicure est réalisation effective du concept de l’atome. Nous » avons déjà vu plus haut qu’il donne comme substance de la nécessité le tourbillon (δίνη), qui naît de la répulsion et du choc mutuel des atomes. Il n’envisage donc dans la répulsion que le côté matériel, la dispersion, la modification, et non le côté idéel, d’après lequel dans la répulsion toute relation à un Autre est niée et le mouvement est posé comme autodétermination. On le voit clairement dans le fait qu’il se figure d’une manière tout à fait matérielle un seul et même corps divisé en une multitude de corps par l’espace vide comme l’or qu’on a brisé en morceaux[107]. C’est donc à peine s’il conçoit que l’unité est le concept de l’atome.

Aristote a raison dans la polémique qu’il mène contre lui. « C’est pour cela que Leucippe et Démocrite, qui prétendent que les corps primordiaux se meuvent continuellement dans le vide et l’infini, auraient dû nous dire de quelle espèce est ce mouvement et quel est le mouvement adéquat à leur nature. Car si chacun des éléments est mis de force en mouvement par un autre, il est pourtant nécessaire que chacun ait aussi un mouvement naturel, auquel le mouvement forcé soit extérieur ; et ce premier mouvement, il faut bien qu’il ne soit pas forcé, mais naturel. Autrement la progression va à l'infini[108]. »

La déclinaison épicurienne des atomes a donc modifié l’ensemble de la construction interne du monde des atomes, en ayant fait prévaloir la détermination de la forme et réalisé effectivement la contradiction inhérente au concept de l’atome. Epicure est donc le premier à avoir conçu, bien que sous une figure sensible, l’essence de la répulsion, tandis que Démocrite n’en a connu que l’existence matérielle.

Aussi trouvons-nous également des formes plus concrètes de la répulsion employées par Epicure ; en matière politique, c'est le contrat[109], et en matière sociale l'amitié[110] qu’il prône comme le bien suprême.

II. Les qualités de l’atome[modifier le wikicode]

Il est contradictoire à la notion de l’atome d’avoir des propriétés ; car, comme dit Epicure, toute propriété est modifiable, tandis que les atomes ne se modifient pas[111]. Mais ce n’en est pas moins une conséquence nécessaire de leur attribuer ces propriétés. Car la pluralité des atomes de la répulsion, qui sont séparés par l’espace sensible, doivent être immédiatement différents entre eux et distincts de leur pure essence, c’est-à-dire posséder des qualités.

Dans les développements suivants, je ne tiens donc absolument pas compte de l’affirmation de Schneider et de Nürnberger, selon qui Epicure n’a pas attribué de qualités aux atomes et les § 44 et 54 dans la lettre à Hérodote, chez Diogène Laerte, sont interpolés. Si vraiment ils étaient interpolés, comment pourrait-on ôter toute valeur aux témoignages de Lucrèce, de Plutarque, voire de tous les auteurs qui parlent d’Epicure ? De plus, ce n’est pas dans deux paragraphes seulement que Diogène Laerte mentionne les qualités des atomes, mais dans dix : les 42, 43, 44, 54, 55, 56, 57, 58, 59 et 61. La raison que font valoir ces critiques « qu’ils ne sauraient accorder les qualités de l’atome avec son concept », est bien faible. Spinoza dit que l’ignorance n’est pas un argument. Si chacun voulait raturer chez les anciens les passages qu’il ne comprend pas, on arriverait bien vite à la tabula rasa !

Par les qualités, l’atome acquiert une existence qui contredit à son concept; il est posé comme un être-là aliéné,différent et séparé de son essence. Cette contradiction est ce qui constitue l’intérêt capital d’Epicure. Sitôt donc qu’il pose une propriété, tirant la conséquence de la nature matérielle de l’atome, il contrepose en même temps des déterminations qui anéantissent de nouveau cette propriété dans sa propre sphère et font prévaloir, au contraire, le concept de l’atome. Il détermine donc toutes les qualités de telle façon qu’elles se contredisent elles-mêmes. Au contraire, Démocrite ne considère nulle part les propriétés en rapport à l’atome lui-même, et n’objective pas non plus la contradiction entre concept et existence qu’elles contiennent. La seule chose qui l’intéresse est plutôt de présenter les qualités en rapport à la nature concrète qui doit en être formée. Elles ne sont pour lui que des hypothèses servant à expliquer la diversité phénoménale. Le concept de l’atome n’a donc rien à voir avec elles.

Pour démontrer notre affirmation, il est tout d’abord nécessaire de nous mettre au courant des sources qui semblent se contredire sur ce point.

Dans l’écrit De placitis philosophorum, on lit : « Epicure affirme que ces trois qualités appartiennent aux atomes : la grandeur, la figure, la pesanteur. Démocrite n’en admettait que deux : la grandeur et la figure ; Epicure y ajouta en troisième la pesanteur[112]. Le même passage figure, répété mot pour mot, dans la Praeparatio evangelica d’Eusèbe[113].

Il est confirmé par le témoignage de Simplicius[114] et de Philopon[115] d’après lequel Démocrite n’a attribué aux atomes que la différence de la grandeur et de la figure. En opposition directe avec ces témoignages se trouve Aristote qui, dans le premier livre du De generatione et corruptione assigne aux atomes de Démocrite des différences de pesanteur[116]. A un autre endroit (dans le premier livre du DeCaelo, Aristote laisse indécise la question de savoir si Démocrite a ou non attribué la pesanteur aux atomes ; il dit en effet : « Ainsi aucun des corps ne sera absolument léger, si tous ont de la pesanteur ; mais si tous ont de la légèreté, aucun ne sera pesant[117]. » Ritter dans son Histoire de la philosophie ancienne[118] rejette, en s’appuyant sur l’autorité d’Aristote, les données de Plutarque, d’Eusèbe et de Stobée ; quant aux témoignages de Simplicius et de Philopon, il n’en tient pas compte.

Voyons si ces passages sont réellement si contradictoires. Dans les passages cités, ce n’est pas ex professo (formellement) qu’Aristote parle des qualités des atomes. On lit par contre au livre septième de la Métaphysique : « Démocrite pose trois différences des atomes. Car, selon lui, le corps fondamental est au point de vue de la matière un seul et même corps ; mais il est différencié par le ρ̀υσμός, qui signifie la figure, par la τροπή, qui signifie la situation, ou par la διαθιγή qui signifie l’arrangement[119]. » Il découle immédiatement de ce passage[120] que la pesanteur n’est pas mentionnée comme une qualité des atomes de Démocrite. Les fragments de la matière, dispersés et tenus séparés les uns des autres doivent avoir des formes particulières et ces formes leur adviennent absolument de l’extérieur par la considération de l’espace. Ceci ressort encore plus clairement du passage suivant d’Aristote : « Leucippe et son compagnon Démocrite disent que les éléments sont le plein et le vide… qu’ils sont la raison, en tant que matière, de ce qui est. Or, de même que ceux qui posent une substance fondamentale unique font naître ce qui est Autre que cette substance de ses affections, en supposant comme principes des qualités le ténu et le dense, de même ils enseignent que les différences des atomes sont les causes de tout ce qui est autre qu’eux ; car l’être (sein) qui est au fondement ne se différencie que par ρ̀υσμός, διαθιγή, τροπή. C’est ainsi que A se différencie de N par la figure, AN de NA par l’arrangement, Z de N par la position[121]. »

Il s’ensuit avec évidence de ce passage que Démocrite ne considère les propriétés des atomes qu’en rapport à la formation des différences dans le monde phénoménal, et non en rapport à l’atome lui-même. Il s’ensuit, en outre, que Démocrite ne signale pas la pesanteur comme une propriété essentielle des atomes. Cette propriété va pour lui de soi, car tout ce qui est corporel est pesant. De même, la grandeur elle-même n’est pas pour lui une qualité fondamentale. Elle est une détermination accidentelle, que les atomes ont reçu en même temps que la figure. Seul l’état-différencié des figures — car rien de plus n’est contenu dans la figure, la position et l’arrangement — intéresse Démocrite. Grandeur, figure, pesanteur, prises ensemble comme elles le sont chez Epicure, sont des différences (Differenzen) que l’atome a en lui-même ; figure, arrangement, des différences qui lui appartiennent en rapport à un Autre. Tandis que nous trouvons donc chez Démocrite de simples déterminations hypothétiques visant à expliquer le monde phénoménal, chez Epicure, c’est la conséquence du principe même qui se présentera à nous. C’est pourquoi nous allons considérer en détail ses déterminations des qualités de l’atome.

En premier lieu, les atomes ont une grandeur[122]. Mais d’autre part, la grandeur est aussi niée. Ils n’ont pas, en effet, n’importe quelle grandeur[123], mais, au contraire, il ne faut admettre entre eux que quelques variations de grandeur[124]. Bien mieux, on ne doit leur attribuer que la négation de la grandeur, la petitesse[125] et même pas le minimum, car ce serait une détermination purement spatiale, mais l’infiniment petit, qui exprime la contradiction[126]. Rosinius, dans ses annotations aux fragments d’Epicure, traduit donc faussement un passage et passe complètement l’autre sous silence, quand il déclare : « Hujus modi autem tenuitatem atomorum incredibili parvitate arguebat Epicurus, utpote quas nulla magnitudine praeditas aiebat teste Laertio, X 44[127][128]. »

Je ne tiendrai pas compte de ce que, d’après Eusèbe, Epicure fut le premier à attribuer aux atomes une petitesse infinie[129], tandis que Démocrite avait admis les atomes les plus grands — grands comme le monde, affirme même Stobée[130].

D’une part ceci contredit le témoignage d’Aristote[131], d’autre part Eusèbe, ou plutôt l’évêque alexandrin Denys, qu’il résume, se contredit lui-même ; on lit, en effet, dans le même livre que Démocrite supposait comme principes de la nature des corps indivisibles, concevables par la raison[132]. Mais un point est clair : Démocrite ne prend pas conscience de la contradiction ; elle ne le préoccupe pas, tandis qu’elle constitue pour Epicure l’intérêt principal.

La deuxième propriété des atomes d’Epicure est la figure[133]. Mais cette détermination elle aussi contredit le concept de l’atome, et on doit nécessairement poser son contraire. La singularité abstraite est ce qui est abstraitement-identique-à-soi, et donc sans figure[134]. Les différences des figures des atomes sont donc en vérité indéterminables, mais elles ne sont pas absolument infinies[135]. C’est plutôt un nombre déterminé et fini de figures par quoi les atomes se différencient[136]. Il découle naturellement de ce point qu’il n’y a pas autant de figures différentes que d’atomes[137], alors que Démocrite pose un nombre infini de figures[138]. Si chaque atome avait une figure particulière, il faudrait bien qu’il y ait des atomes de grandeur infinie[139] ; car ils auraient en soi une différence infinie (la différence qui les distinguerait de tous les autres), comme les monades de Leibniz. L’affirmation de Leibniz qu’il n’y a pas deux choses identiques est donc renversée et il y a un nombre infini d’atomes de la même figure[140], ce qui implique manifestement que la détermination de la figure est de nouveau niée, car une figure qui ne se distingue plus des autres n’est pas une figure[141].

Il est enfin de la plus haute importance qu’Epicure mentionne comme troisième qualité la pesanteur[142] ; car c’est dans le point de gravité que la matière possède la singularité idéale qui constitue une détermination principale de l’atome. Dès que les atomes ont été transportés dans le domaine de la représentation, ils doivent nécessairement posséder aussi la pesanteur.

Mais la pesanteur est elle aussi contradictoire au concept de l’atome ; elle est, en effet, la singularité de la matière en tant qu’un point idéal qui se trouve extérieur à cette matière. Or, c’est l’atome lui-même qui est cette singularité, le point de gravité pour ainsi dire, représenté comme une existence singulière. La pesanteur n’existe donc pour Epicure que comme différence de poids, et les atomes sont eux-mêmes des points de gravité substantiels, comme les corps célestes. Si l’on applique cela au concret, il résulte naturellement ce que le vieux Brucker trouve si étonnant[143], et ce que nous confirme Lucrèce[144] : la terre n’a pas de centre vers lequel tout tendrait et il n’y a pas d’antipodes. Comme, en outre, la pesanteur n’appartient qu’à l’atome différencié des autres, donc aliéné et doué de propriétés, il va de soi que lorsque les atomes ne sont pas conçus comme multiples dans leur différence (Differenz), mais seulement en rapport au vide, la détermination du poids disparaît. Les atomes, si différents qu’ils puissent être par la masse et la forme, se meuvent donc dans l’espace vide avec la même vitesse[145]. C’est pour cela qu’Epicure n’applique la théorie de la pesanteur qu’en ce qui concerne la répulsion et les compositions qui naissent de cette répulsion, ce qui a donné prétexte à affirmer que seuls les agglomérats d’atomes étaient doués de pesanteur[146], mais non les atomes eux-mêmes.

Gassendi loue déjà Epicure d’avoir anticipé, uniquement guidé par la raison, sur l’expérience qui montre que tous les corps, malgré leur grande différence de poids et de masse, possèdent cependant la même vitesse, quand ils tombent de haut en bas[147].

La considération des propriétés des atomes nous donne donc le même résultat que celle de la déclinaison : Epicure a objectivé la contradiction incluse, dans le concept de l’atome, entre essence et existence, et a ainsi créé la science de l’atomistique, tandis que chez Démocrite ne se trouve aucune réalisation du principe lui-même, mais seulement le maintien du seul côté matériel et la production d’hypothèses en vue de l’empirie.

III. ά̀τομοι άρχαί et ά̀τομα στοιχει̃α[modifier le wikicode]

Schaubach, dans sa Dissertation déjà citée sur les concepts astronomiques d’Epicure, affirme : « Epicure a fait, avec Aristote, une distinction entre les principes (ά̀τομοι άρχαί Diogene Laerte X 41) et les éléments ά̀τομα στοιχει̃α Diogene Laerte X 86). Les premiers sont les atomes, qui ne sont connaissables que par l’entendement ; ils ne remplissent aucun espace[148]... On les appelle atomes, non parce qu’ils sont les corps les plus petits, mais parce qu’ils ne sont pas divisibles dans l’espace. D’après ces représentations, on devrait donc croire qu’Epicure n’a pas attribué aux atomes de propriétés qui se rapportent à l'espace[149]. Mais, dans la lettre à Hérodote (Diogene Laerte X 44, 54), il accorde aux atomes non seulement la pesanteur mais aussi la figure et la grandeur... Je range donc ces atomes, qui sont nés des premiers, mais qui sont pourtant considérés encore comme particules élémentaires des corps[150], parmi ceux qui appartiennent à la seconde espèce. »

Considérons de plus près le passage que Schaubach cite de Diogene Laerte. Le voici : οί̃ον ό̀τι τό πα̃ν σω̃μα καί άναφής φύσις έστίν ή̀ ό̀τι ά̀τομα στοιχει̃α και πάντα τά τοιαυ̃τα[151] [Diog. X 86). Epicure enseigne ici à Pytoclès, à qui il écrit, que la doctrine des Météores se distingue de toutes les autres doctrines physiques, par exemple que le tout est fait de corps et de vide, qu'il y a des principes fondamentaux indivisibles[152]. On voit qu’il n’y a ici absolument aucune raison d’admettre qu’il soit question d’une seconde espèce d’atomes. Peut-être semble-t-il que la disjonction entre τό πα̃ν σω̃μα καί άναφής φύσις ό̀τι τά ά̀τομα στοιχει̃α[153] pose une différence entre σω̃μα et ά̀τομα στοιχει̃α, le terme σω̃μα désignant peut-être les atomes du premier genre par opposition aux ά̀τομα στοιχει̃α. Mais il n’y faut pas penser. Σω̃μα signifie le corporel par opposition au vide, lequel est pour cela nommé également l’άσώματον (incorporel)[154]. Dans σω̃μα, ce sont donc aussi bien les atomes que les corps composés qui sont compris. C’est ainsi, par exemple, qu’il est dit dans la lettre à Hérodote : τό πα̃ν έστι σω̃μα... εί μή ή̃ν ό̀ κενον καί χώραν καί άναφη̃ φύσιν όνομάζ-ομεν... τω̃ν σωμάτων τά μέν έστι συγκρίσεις, τά δ̀έξ ώ̃ν αί συγκρίσεις πεποίηνται. Ταυ̃τα δέ έστιν ά̀τομα και άμετάбλητα ώ̀στε τάς άρχάς άτόμους άναγκαι̃ον εί̃ναι σωμάτων φύσεις[155]. Dans le passage ci-dessus cité, Epicure parle donc d’abord du corporel en général par opposition au vide, puis du corporel en particulier, les atomes[156].

La référence de Schaubach à Aristote prouve tout aussi peu. La distinction entre άρχή et στοιχει̃ον, dont font usage surtout les stoïciens[157], se trouve à la vérité aussi chez Aristote[158], mais celui-ci indique non moins l’identité des deux expressions[159]. Il enseigne même expressément que στοιχει̃ον désigne surtout l’atome[160]. De même, Leucippe et Démocrite appellent eux aussi "στοιχει̃ον" le πλη̃ρες καί κενόν[161] (le plein et le vide).

Chez Lucrèce, dans les lettres d’Epicure que l’on trouve chez Diogène Laerte, dans le Colotès de Plutarque[162], chez Sextus Empiricus[163], les propriétés sont attribuées aux atomes eux-mêmes, et c’est pour cela qu’ils ont été déterminés comme se supprimant eux-mêmes.

Mais s’il apparaît antinomique que des corps qui ne sont percevables que par la raison soient doués de qualités spatiales, il est bien plus antinomique que les qualités spatiales elles-mêmes ne puissent être perçues que par l'entendement[164].

Pour fonder davantage son opinion, Schaubach cite enfin le passage suivant de Stobée : ’Επίκουρος... τά πρω̃τα (..σώματα) μέν άπλα̃, τά δέ έξ έκείνων συγκρίματα πάντα бάρος έ̀χειν[165]. A ce passage de Stobée, on pourrait encore ajouter les passages suivants, dans lesquels les ά̀τομα στοιχει̃α sont mentionnés comme une espèce particulière d’atomes (Plutarque : De placitis Philosophorum I 246 et 249, et Stobée : Eclog. Phys. I, p. 5)[166]. Il n’est d’ailleurs aucunement affirmé dans ces passages que les atomes originels soient sans grandeur, sans figure et sans pesanteur. On n’y parle, au contraire, que de la pesanteur, comme du caractère différentiel des ’ά̀τομοι άρχαί}} et des ’ά̀τομα στοιχει̃α}}. Mais nous avons déjà remarqué au chapitre précédent que la catégorie de pesanteur n’est appliquée qu’à propos de la répulsion et des conglomérats qui en résultent.

L’invention des ά̀τομα στοιχει̃α ne nous fait d’ailleurs rien gagner. Il est aussi difficile de passer des ά̀τομοι άρχαί aux ά̀τομα στοιχει̃α que d’attribuer aux premiers directement des propriétés. Néanmoins, je ne nie pas absolument cette distinction. La seule chose que je nie, c’est qu’il existe deux espèces fixes et différentes d’atomes. Il s’agit plutôt de déterminations différentes d’une seule et même espèce.

Avant d’analyser cette différence, je vais encore attirer l’attention sur un procédé d’Epicure : il pose volontiers les différentes déterminations d’un concept comme des existences différentes et autonomes. De même que son principe est l’atome, la méthode de son savoir est atomistique. Chaque moment du développement se transforme aussitôt à son insu en une réalité fixe, pour ainsi dire séparée de sa connexion par l’espace vide ; chaque détermination reçoit la figure de la singularité isolée.

L’exemple qui suit éclairera ce procédé.

L’infini, τόά̀πειρον, ou l’infinitio, comme traduit Ciceron, est parfois employé par Epicure comme une nature particulière ; bien plus, c’est justement dans les passages où nous trouvons les στοιχει̃α déterminés comme une Substance fondamentale fixe, que nous trouvons aussi l’ά̀πειρον rendu autonome[167].

Mais pourtant, d’après les propres déterminations d’Epicure, l’infini n’est ni une substance particulière ni quelque chose d’extérieur aux atomes et au vide, mais plutôt une détermination accidentelle de ces deux éléments. Nous trouvons, en effet, trois significations de l’ά̀πειρον. Premièrement, l’ά̀πειρον exprime pour Epicure une qualité qui est commune aux atomes et au vide. Dans cette acception, il signifie l’infinité du tout, qui est infini par l’infinie pluralité des atomes, par l’infinie grandeur du vide[168].

En second lieu, l’ά̀πειρία (l’état-illimité) est la pluralité des atomes, de sorte que ce n’est pas l’atome, mais la pluralité infinie des atomes qui s'oppose au vide[169].

Enfin, si nous pouvons conclure de Démocrite à Epicure, ά̀πειρον signifie également le contraire direct, le vide infini, qu’on oppose à l’atome déterminé en soi et limité par lui-même[170].

Dans toutes ces significations — et ce sont les seules, et même les seules possibles pour l’atomistique —, l’infini n’est qu’une détermination de l’atome et du vide. Néanmoins, il est rendu autonome et devient un existence particulière, et est même posé comme une nature spécifique à côté des principes dont il exprime la déterminité.

Que ce soit donc Epicure lui-même qui ait fixé la détermination dans laquelle l’atome devient στοιχει̃ον comme une espèce indépendante et originaire d’atomes, ce qui d’ailleurs, d’après la prépondérance historique de l’une des sources sur l’autre, n’est pas le cas ; ou que Métrodore, le disciple d’Epicure, ait été, ce qui nous paraît plus vraisemblable, le premier à transformer la détermination différenciée en une existence différenciée[171], nous devons attribuer au mode subjectif de la conscience atomistique l’autonomisation des moments singuliers. Ce n’est pas parce que l’on prête à des déterminations différentes la forme d’une existence différente qu’on a conçu leur différence.

L’atome n’a pour Démocrite que la signification d’un στοιχει̃ον, d’un substrat matériel. La distinction entre l’atome comme όρχή l’atome comme στοιχει̃ον, entre l’atome comme principe et l’atome comme élément, appartient à Epicure. Ce qui suit nous montrera l’importance de cette distinction.

La contradiction entre l’existence et l’essence, entre la matière et la forme, qui est contenue dans le concept de l’atome, est posée dans l’atome singulier lui-même, du fait qu’on lui attribue des qualités. Par la qualité, l’atome est aliéné de son concept, mais en même temps achevé dans sa construction. De la répulsion et des conglomérats connexes des atomes qualifiés naît maintenant le monde sensible.

C’est avec ce passage du monde de l’essence au monde du phénomène que la contradiction incluse dans le concept de l’atome atteint manifestement sa réalisation la plus tranchante. Car l’atome est selon son concept la forme absolue, essentielle de la nature. Cette forme absolue est maintenant rabaissée à la matière absolue, au substrat informe du monde phénoménal.

Les atomes sont bien la substance de la nature[172], d’où tout sort et où tout se dissout[173]. Mais l’anéantissement perpétuel du monde phénoménal n’aboutit à aucun résultat. Il se forme des phénomènes nouveaux, mais l’atome lui-même reste toujours au fond comme sédiment[174]. Dans la mesure donc où l’atome est pensé selon son pur concept, c’est l’espace vide, la nature anéantie, qui est son existence ; dans la mesure où il passe à la réalité effective, il est ravalé à l’état de base matérielle, laquelle, support d’un monde aux divers rapports, n’existe jamais autrement que dans des formes qui lui sont indifférentes et extérieures. C’est là une conséquence nécessaire, parce que l’atome, présupposé comme un être abstraitement-singulier-et-achevé, ne peut pas s’affirmer comme une puissance qui idéaliserait et dominerait cette multiplicité.

La singularité abstraite est la liberté à l’égard de l’être-là, et non la liberté dans l’être-là. Elle n’est pas à même de resplendir à la lumière de l’être-là. C’est là un élément où elle perd son caractère et devient matérielle. C’est pour cela que l’atome ne vient pas au jour du phénomène[175] ou bien, là où il apparaît, est ravalé à l’état de base matérielle. L’atome comme tel n’existe que dans le vide. C’est ainsi la mort de la nature qui en est devenue la substance immortelle ; et Lucrèce a raison de s’écrier :

« mortalem vitam mors immortalis ademit[176] »[III 869]Mais le fait qu’Epicure saisisse et objective la contradiction à son plus haut sommet, en distinguant l’atome qui, comme στοιχει̃ον, devient la base du phénomène, de l’atome qui, comme existe dans le vide, voilà ce qui, au plan de la philosophie, le distingue de Démocrite, qui n’objective qu’un des moments. C’est là la même différence qui sépare Epicure de Démocrite dans le monde de l’essence, le domaine des atomes et du vide. Mais comme l’atome qualifié est le seul qui soit achevé, comme ce n’est que de l’atome achevé et aliéné à son concept que le monde phénoménal peut sortir, Epicure exprime ce fait en disant que seul l’atome qualifié devient στοιχει̃ον, ou que seul l’ά̀τομον στοιχει̃ον est doué de qualités.

IV. Le temps[modifier le wikicode]

Comme, dans l'atome, la matière est, en tant que pure relation à soi, dispensée de toute mutabilité et de toute relativité, il découle immédiatement que le temps est à exclure du concept de l'atome, du monde de l'essence. Car la matière n'est éternelle et autonome que dans la mesure où il est fait, en elle, abstraction du moment de la temporalité. Sur ce point encore, Epicure et Démocrite sont d'accord. Mais ils diffèrent par la manière dont le temps, écarté du monde des atomes, est ensuite déterminé, ainsi que par la sphère où il est transporté.

Selon Démocrite, le temps n'a aucune importance et aucune nécessité pour son système. S'il explique le temps, c'est pour le supprimer. S'il le détermine comme éternel, c'est pour que, comme le disent Aristote[177] et Simplicius[178], la naissance et la mort, c'est-à-dire le temporel, soient écartés des atomes. C'est lui-même, le temps, qui doit fournir la preuve que tout n'a pas nécessairement une origine, un moment du commencement.

Il faut reconnaître ici quelque chose de plus profond. L'entendement imaginant, qui ne conçoit pas l'être-autonome de la substance, pose la question du devenir temporel de cette substance. Il lui échappe alors qu'en faisant de la substance quelque chose de temporel, il fait en même temps du temps quelque chose de substantiel, et en détruit le concept, car le temps rendu absolu n'est plus temporel.

Mais, d’un autre côté, cette solution n’est pas satisfaisante. Le temps, exclu du monde de l’essence, est transféré dans la conscience de soi du sujet qui philosophe, mais ne touche pas le monde lui-même.

Il en va autrement avec Epicure. Selon lui, le temps, exclu du monde de l’essence, devient la forme absolue du phénomène. Le temps est en effet défini comme l’accident de l’accident. L’accident est la modification de la substance en général. L’accident de l’accident est la modification en tant que se réfléchissant en soi, le changement comme changement. Le temps est maintenant cette pure forme du monde, phénoménal[179].

La composition est la forme purement passive de la nature concrète, le temps en est la forme active. Si je considère la composition d’après son être-là, l’atome existe derrière elle, dans le vide, dans l’imaginaire ; si je considère l’atome d’après son concept, ou bien la composition n’existe pas du tout, ou bien elle n’existe que dans la représentation subjective ; car elle est une relation dans laquelle les atomes indépendants, refermés sur eux-mêmes, qui se désintéressent en quelque sorte les uns des autres, ne sont pas davantage rapportés les uns aux autres. Le temps, au contraire, le changement du fini, du fait qu’il est posé comme changement, est aussi bien la forme effectivement réelle qui sépare le phénomène de l’essence, le pose comme phénomène au même titre qu’il le ramène à l’essence. La composition exprime maintenant la matérialité aussi bien des atomes que de la nature qui naît de ces atomes. Le temps, par contre, est, dans le monde du phénomène, ce que le concept de l’atome est dans le monde de l’essence : l’abstraction, l’anéantissement et le retour à l’être pour soi de tout être-là déterminé.

De ces considérations découlent les conséquences suivantes : en premier lieu, Epicure fait de la contradiction entre la matière et la forme, le caractère de la nature phénoménale qui devient ainsi le pendant de la nature essentielle, de l’atome. Cela se produit du fait que le temps est posé en opposition à l’espace, et la forme active du phénomène en opposition à la forme passive. En second lieu, ce n’est que chez Epicure que le phénomène est conçu comme phénomène, c’est-à-dire comme une aliénation de l’essence qui s’affirme comme une telle aliénation dans sa réalité effective. Chez Démocrite, au contraire, pour qui la composition est l’unique forme de la nature phénoménale, le phénomène ne montre pas en lui-même qu’il est un phénomène, une chose différente de l’essence. Si donc nous considérons le phénomène selon son existence, l’essence est totalement confondue avec lui ; si nous le considérons selon son concept, l’essence est totalement séparée de lui, si bien que le phénomène est rabaissé à l’état d’apparence subjective. La composition se montre indifférente et matérielle à l’égard de ses fondements essentiels. Le temps au contraire est le feu de l’essence qui consume éternellement le phénomène et lui imprime le sceau de la dépendance et de l’inessentialité. Enfin, du fait que pour Epicure le temps est le changement comme changement, la réflexion en soi du phénomène, c’est à bon droit que la nature phénoménale est posée comme objective, c’est à bon droit que la perception sensible est prise pour critérium réel de la nature concrète, bien que son fondement, l’atome, ne soit contemplé que par la raison.

C’est en effet parce que le temps est la forme abstraite de la perception sensible qu’existe la nécessité, selon la méthode atomistique de la conscience épicurienne, de la fixer comme une nature douée d’une existence particulière à l’intérieur de la nature. Or, la mutabilité du monde sensible en tant que mutabilité, son changement en tant que changement, cette réflexion en soi du phénomène qui constitue le concept du temps, à son existence distincte dans la sensibilité consciente. La sensibilité de l’homme est donc le temps incarné, la réflexion en soi du monde des sens venue à l’existence.

Ceci découle immédiatement de la détermination conceptuelle du temps que l’on trouve chez Epicure ; mais on peut également le démontrer dans le détail avec une aussi complète certitude. Dans la lettre d’Epicure à Hérodote[180], le temps est déterminé ainsi : il naît quand les accidents des corps perçus par les sens sont pensés comme accidents. C’est donc ici la perception sensible réfléchie en soi qui est la source du temps et le temps lui-même. On ne peut donc déterminer le temps par analogie, ni affirmer de lui un Autre ; on doit s’en tenir à l’Energie elle-même [ένάργεια veut dire chez Epicure l’évidence]. Car, étant donné que la perception sensible réfléchie en soi est le temps lui-même, on ne saurait aller au-delà d’elle.

Par contre, chez Lucrèce, Sextus Empiricus et Stobée[181], l’accident de l’accident, la modification réfléchie en soi sont déterminés comme temps. La réflexion des accidents dans la perception sensible et leur réflexion en eux-mêmes sont donc posées comme une seule et même chose.

Par cette connexion entre le temps et la sensibilité, les εί̀δωλα[182], qui se trouvent également chez Démocrite, acquièrent aussi une position plus logique.

Les εί̀δωλα sont les formes des corps de la nature ; elles s’en détachent comme d’une peau qui pèle et les font passer au phénomène[183]. Ces formes des choses s’en écoulent constamment, pénétrant dans les sens, et c’est par là même qu’elles font apparaître les objets (Objekte). Dans l’audition, c’est donc la nature qui s’écoute elle-même, dans le sentir, elle se sent elle-même, dans la vue, elle se voit elle-même[184]. La sensibilité humaine est ainsi le médium ou, comme dans un foyer, les processus naturels se réfléchissent et s’allument pour devenir la lumière du phénomène.

Chez Démocrite, ceci est une inconséquence, car le phénomène n’est que subjectif ; chez Epicure, c’est une conséquence nécessaire, car la sensibilité est la réflexion en soi du monde phénoménal, sa temporalité incarnée.

Enfin, la connexion de la sensibilité et du temps apparaît ainsi ; la temporalité des choses et leur apparition aux sens sont posées dans ces choses elles-mêmes comme une seule et même chose[185]. Car, du fait même que les corps apparaissent aux sens, ils périssent. Lucrèce II 1139 sq.</ref>. Comme, en effet, les εί̀δωλα se séparent continuellement des corps et s’écoulent dans les sens, comme ils ont leur être-sensible hors d’eux-mêmes dans une autre nature, et non pas en eux-mêmes, et qu’ils ne reviennent donc pas de la séparation, ils se dissolvent et périssent.

De même donc que l’atome n’est rien que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite et singulière, de même la nature sensible n’est que l’objectivation de la conscience de soi empirique et singulière : la conscience de soi sensible. C’est pour cela que les sens sont les seuls critères dans la nature concrète, de même que la raison abstraite est le seul critère dans le monde des atomes.

V. Les Météores[modifier le wikicode]

Au regard du point de vue de son temps il se peut que les vues de Démocrite soient perspicaces. Mais ces idées ne présentent aucun intérêt philosophique : elles ne sortent pas du cercle de la réflexion empirique et ne sont pas dans une connexion interne assez déterminée avec la doctrine des atomes.

Par contre, la théorie d’Epicure touchant les corps célestes et les processus qui leur sont connexes ou les météores (dans une telle expression, il comprend synthétiquement tout cela) s’oppose non seulement à l’opinion de Démocrite, mais encore à celle de la philosophie grecque. La vénération des corps célestes est un culte que célèbrent tous les philosophes grecs. Le système des corps célestes est la première existence, naïve et déterminée par la nature, de la raison effectivement réelle. La conscience de soi grecque occupe la même position dans le monde de l’esprit. Elle est le système solaire spirituel. Les philosophes grecs adoraient donc, dans les corps célestes, leur propre esprit.

Anaxagore lui-même, qui fut le premier à avoir expliqué le ciel en physicien, et à l’avoir ainsi, dans un autre sens que Socrate, fait descendre sur la terre, répondit à quelqu’un qui lui demandait pourquoi il était né : είς θεωρίαν ήλίου καίσελήνης καί ούρανου̃[186][187]. Quant à Xénophane, il contemplait le ciel et disait que l’Un était la divinité[188]. Pour ce qui est des Pythagoriciens et de Platon, ainsi que d’Aristote, le caractère religieux de leur rapport aux corps célestes est connu.

Bien plus, Epicure s’oppose à la conception de tout le peuple grec.

Il semble parfois, dit Aristote, que le concept témoigne pour les phénomènes, et les phénomènes pour le concept. C’est ainsi que tous les hommes ont une représentation des dieux, et attribuent au divin la place suprême, les barbares aussi bien que les Hellènes, bref tous ceux qui croient à l’existence des dieux, nouant manifestement l’immortel à l’immortel ; car c’est impossible autrement. S’il est donc un divin — comme il est du reste réellement — notre affirmation touchant la substance des corps célestes demeure vraie. Mais cela répond aussi à la perception sensible, et parle en faveur de la conviction des hommes. En effet, dans tout le temps passé, d’après la tradition que les siècles se transmettent mutuellement, rien ne semble s’être transformé, ni dans l’ensemble du ciel, ni dans l’une quelconque de ses parties. Et le nom même semble avoir été transmis des anciens jusqu’au temps présent, puisque ils admettent les choses que nous disons. Car ce n’est pas une fois, ni deux fois, mais une infinité de fois que les mêmes opinions nous sont parvenues. C’est parce que le premier corps est quelque chose de différent, extérieur à la terre, au feu, à l’air et à l’eau qu’ils ont nommé le lieu le plus élevé « l’éther ». de θεί̀ν άεί[189], lui ajoutant le nom de temps éternel[190] Mais le ciel et le lieu supérieur, les anciens les ont attribués aux divinités, parce que seuls ils sont immortels. Or, la théorie actuelle atteste que l’éther est indestructible, sans origine, ne participant à aucune des infortunes humaines. De cette façon, nos conceptions correspondent en même temps à la révélation qui concerne Dieu[191]. Qu’il existe un ciel, c’est évident. C’est une tradition livrée par les ancêtres et les prédécesseurs, ayant survécu dans la figure du mythe des âges postérieurs, que les corps célestes sont des dieux et que le divin embrasse la nature entière. Le reste a été ajouté mythiquement en vue de la croyance de la multitude, se donnant pour utile aux lois et à la vie. Car les hommes font les dieux semblables aux hommes et à quelques-uns des autres êtres vivants, et forgent des choses semblables, connexes et apparentées. Si de tout cela nous séparons ce qui a été ajouté et si nous nous en tenons à l’idée première, leur croyance que les substances premières sont des dieux, nous devons tenir cette idée première pour divine et admettre qu’après que, selon l’occasion, tout art possible, toute philosophie possible eussent été découverts et à nouveau perdus, ces opinions, telles des reliques, ont été transmises au monde actuel[192].

Epicure dit, par contre, qu’à tout cela notre pensée doit ajouter que le plus grand trouble de l’âme humaine naît de ce que les hommes tiennent les corps célestes pour bienheureux et indestructibles, ont des souhaits et font des actes contraires à ces divinités, et se font soupçonneux en se fiant aux mythes[193][194]. En ce qui concerne les météores, il faut croire que chez eux le mouvement, la position, l’éclipsé, le lever et le coucher, et les phénomènes apparentés ne proviennent pas de ce qu’un seul gouverne, ordonne ou a ordonnné, qui posséderait à la fois toute béatitude et toute indestructibilité. Car les actes ne s’accordent pas avec la béatitude, mais c’est apparentés surtout avec la faiblesse, la crainte et le besoin qu’ils s’accomplissent. Il ne faut pas croire non plus que certains corps apparentés au feu jouissent du privilège de se soumettre à ces mouvements au gré de leur fantaisie. Or, si l’on n’est pas d’accord sur ce point, cette antinomie elle-même prépare au plus grand trouble des âmes[195].

Si Aristote a donc reproché aux anciens d’avoir cru que le ciel, pour se soutenir, avait besoin d’Atlas[196] qui :

πρός έσπέρους τόπους

έ̀στηχε κίον’ούρανου̃ τε και χθονός

ώ̀μοιν έρείδων[197].

[Eschyl. Prométh., 348 sq.]

Epicure blâme, par contre, ceux qui croient que l’homme a besoin du ciel ; et Atlas lui-même, sur qui le ciel s’appuie, il le trouve dans la sottise et la superstition humaine. La sottise et la superstition sont, elles aussi, des titans.

Toute la lettre d’Epicure à Pythoclès traite de la théorie des corps célestes, abstraction faite de la dernière section. Celle-ci clôture la lettre par des sentences éthiques[198]. C’est d’ailleurs de manière pertinente que sont ajoutées à la doctrine des météores des maximes éthiques. Cette doctrine est pour Epicure une affaire de conscience. Nous nous appuierons donc principalement sur cet écrit à Pythoclès. Nous compléterons notre étude d’après la lettre à Hérodote à laquelle Epicure se réfère lui-même dans la lettre à Pythoclès.

En premier lieu, il ne faut pas croire que la connaissance des météores, qu’elle soit conçue dans son ensemble ou en particulier, nous fasse parvenir à un autre but qu’à l’ataraxie et à la ferme confiance, tout comme le reste de la science de la nature[199]. Ce dont a besoin notre vie, ce n’est pas de l’idéologie et des vaines hypothèses, mais de ce qui peut nous faire vivre sans trouble. De même que le but de la physiologie en général est de découvrir les raisons de ce qui est le plus important, de même ici, la béatitude dépend de la connaissance des météores. Prise en soi et pour soi, la théorie du lever et du coucher, de la position et de l’éclipse ne contient aucune raison particulière de félicité ; mais la terreur possède ceux qui voient ces phénomènes sans en connaître la nature et les origines principales[200]. La seule chose qui soit niée jusqu’ici, c’est la préséance que devrait avoir la théorie des météores sur les autres sciences ; cette théorie est placée au même niveau que ces sciences.

Mais la théorie des météores se différencie aussi spécifiquement de la méthode de l’éthique comme des autres problèmes physiques, par exemple de l’affirmation qu’il y a des éléments indivisibles et de toutes les affirmations où une seule explication correspond aux phénomènes. Car ceci n’a pas lieu en ce qui concerne les météores[201]. La naissance de ceux-ci n’a pas une cause simple et ils possèdent plus d’une catégorie d’essence qui correspond aux phénomènes. Car ce n’est pas avec des axiomes et des lois vides qu’on doit faire de la physiologie[202] Il est répété sans cesse que les météores doivent être expliqués non pas άπλω̃ς (simplement, absolument), mais πολλαχω̃ς (de multiples manières). Il en est ainsi du lever et du coucher du soleil et de la lune[203], de la croissance et de la décroissance de la lune[204], de l’apparence d’un visage dans la lune[205], de l’alternance des jours et des nuits[206] et de tous les autres phénomènes célestes.

Comment donc doit-on faire l’explication ?

Toute explication est suffisante. Il n’y a que le mythe qu’il faille écarter. Or, il sera écarté si, suivant les phénomènes, on conclut d’eux à l’invisible[207]. Il faut s’en tenir au phénomène, à la perception sensible. Il faut donc employer l’analogie. Ainsi, on peut, par l’explication, se débarrasser de la crainte et s’en libérer, en fournissant des raisons au sujet des météores et de tous les phénomènes qui se produisent continuellement et qui déconcertent le plus les autres hommes[208].

La masse des explications, la pluralité des possibilités ne doivent pas seulement apaiser la conscience et écarter les raisons de l’angoisse, mais en même temps nier l’unité, la loi identique à elle-même et absolue, dans les corps célestes. Ceux-ci peuvent se comporter tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; cette possibilité sans loi serait le caractère de leur réalité.

Tout en eux serait inconstant et instable[209]. La pluralité des explications doit en même temps supprimer l’unité de l’objet.

Ainsi donc, tandis qu’Aristote, en accord avec les autres philosophes grecs, tient les corps célestes pour éternels et immortels, parce qu’ils se comportent toujours de la même façon ; tandis qu’il leur attribue à eux-mêmes un élément propre, supérieur, non soumis à la puissance de la pesanteur, Epicure affirme, en opposition directe, que c’est absolument l’inverse. Ce qui, selon lui, distingue spécifiquement la théorie des météores de toutes les autres doctrines physiques, c’est que dans les météores tout se produit de façon multiple et irrégulière, et que tout y doit être expliqué par des raisons diverses, en nombre indéterminé. Bien plus, c’est avec colère et indignation violente qu’il rejette l’opinion contraire : ceux qui s’en tiennent à un seul mode d’explication et excluent tous les autres, ceux qui admettent un élément unique, et donc éternel et divin, dans les météores, tombent dans la vaine explicasserie et les artifices serviles des astrologues ; ils transgressent les limites de la physiologie et se jettent dans les bras du mythe. C’est l’impossible qu’ils cherchent à réaliser, et ils s’épuisent avec des non-sens ; ils ne savent même pas où l’ataraxie elle-même est en danger. On doit mépriser leur bavardage[210]. Il faut se garder du préjugé selon lequel la recherche portant sur ces objets ne serait pas assez approfondie et subtile, si elle ne se proposait comme but que notre ataraxie et notre félicité[211]. Le principe absolu est par contre que rien ne saurait appartenir à une nature indestructible et éternelle qui puisse troubler l’ataraxie et lui faire courir des dangers. Il faut que la conscience comprenne que c’est là une loi absolue[212].

Epicure conclut donc : c’est parce que l’éternité des corps célestes troublerait l’ataraxie de la conscience de soi, que c’est une conséquence nécessaire et impérieuse, qu’ils ne soient pas éternels.

Comment, maintenant, faut-il comprendre cette opinion propre à Epicure ?

Tous les auteurs qui ont écrit sur la philosophie d’Epicure ont présenté cette doctrine des météores comme ne s’accordant pas avec le reste de la physique, avec la doctrine des atomes. Le combat contre les stoïciens, celui contre la superstition et l’astrologie en seraient les raisons suffisantes.

De plus, nous avons vu qu’Epicure lui-même distingue la méthode qui est employée dans la théorie des météores de celle du reste de la physique. Mais dans quelle détermination de son principe se trouve la nécessité de cette distinction ? Comment lui vient cette idée ?

Et ce n’est pas simplement contre l’astrologie, c’est contre l’astronomie elle-même, contre la loi éternelle et la raison dans le système céleste qu’il combat. Enfin, l’opposition aux stoïciens n'explique rien. Leur superstition et l'ensemble de leur opinion étaient déjà contredites du fait que les corps célestes étaient donnés comme des compositions fortuites d'atomes, et leurs processus comme des mouvements fortuits de ces mêmes atomes. Leur nature éternelle était donc détruite — conséquence que Démocrite s'est contenté de tirer de cette prémisse[213]. Bien plus, leur existence elle-même était ainsi supprimée[214]. L'atomiste n'avait donc pas besoin d'une méthode nouvelle.

Mais ce n'est pas encore toute la difficulté. Une antinomie plus énigmatique surgit.

L'atome est la matière dans la forme de l'autonomie, de la singularité, en quelque sorte la représentation de la pesanteur. Mais la plus haute réalité de la pesanteur, ce sont les corps célestes. En eux sont résolues toutes les antinomies entre forme et matière, entre concept et existence, qui constituaient le développement de l'atome ; en eux sont réalisées toutes les déterminations qui étaient exigées. Les corps célestes sont éternels et non soumis au changement ; ils possèdent en eux-mêmes et non hors d'eux-mêmes, leur point de gravité ; leur unique acte est le mouvement, et, séparés par l'espace vide, ils déclinent de la ligne droite, forment un système de répulsion et d'attraction, dans lequel ils conservent tout autant leur autonomie, et, enfin, ils produisent d'eux-mêmes le temps comme la forme de leur apparition. Les corps célestes sont donc les atomes devenus effectivement réels. En eux, la matière a reçu en elle-même la singularité. C'est donc dans les corps célestes qu'Epicure aurait dû apercevoir l'existence la plus haute de son principe, le sommet et le point ultime de son système. Il prétendait supposer les atomes pour mettre à la base de la nature des fondements immortels. Il prétendait ne s'occuper que de la singularité substantielle de la matière. Mais quand il trouve au bout du compte la réalité de sa conception de la nature — car il ne connaît pas d'autre nature que la nature mécanique —, la matière autonome, indestructible dans les corps célestes, dont l’éternité et l’immutabilité sont démontrées par la croyance de la foule, le jugement de la philosophie, le témoignage des sens, son seul désir est de faire redescendre cette réalité dans la caducité terrestre ; il se tourne alors avec indignation contre ceux qui vénèrent la nature autonome, possédant en soi le point de la singularité. Voilà sa plus grande contradiction.

Epicure sent donc que ses catégories antérieures s’effondrent ici et que la méthode de sa théorie[215] devient une autre méthode. Et c’est la plus profonde reconnaissance qu’il ait de son système, c’est la conséquence la plus extrême de ce système qu’il sente cela et le dise en toute conscience.

Nous avons vu, en effet, que toute la philosophie épicurienne de la nature est imprégnée de la contradiction entre essence et existence, entre forme et matière. Mais dans les corps célestes, cette contradiction est éteinte, les moments contradictoires sont réconciliés. Dans le système céleste, la matière a reçu en soi la forme, elle a admis en soi la singularité et atteint de la sorte son autonomie. Mais c’est sur ce point qu’elle cesse d’être l’affirmation de la conscience de soi abstraite. Dans le monde des atomes comme dans le monde du phénomène, la forme luttait contre la matière ; l’une des déterminations supprimait l’autre, et c’était justement dans cette contradiction que la conscience de soi abstraitement-singulière sentait sa nature objectivée. La forme abstraite qui luttait contre la matière abstraite sous la figure de la matière, c’était elle-même. Mais maintenant que la matière s’est réconciliée avec la forme et s’est rendue autonome, la conscience de soi singulière sort de sa chrysalide, se proclame le véritable principe et lutte contre la nature devenue autonome.

D’un autre côté, cela s’exprime ainsi : en recevant en soi la singularité, la forme, comme c’est le cas dans les corps célestes, la matière a cessé d’être singularité abstraite. Elle est devenue singularité concrète, universalité. Dans les météores, la conscience de soi abstraitement-singulière voit donc briller en face d’elle sa réfutation devenue positive — l’universel devenu existence et nature. Elle reconnaît donc dans ces deux termes son ennemi mortel. Elle leur attribue alors, comme le fait Epicure, toute l’angoisse et tout le trouble des hommes ; car l’angoisse et la dissolution de la singularité abstraite, voilà ce qui constitue l’universel. C’est donc ici que le véritable principe d’Epicure, la conscience de soi abstraitement-singulière, cesse de se cacher. Elle sort de sa cachette et, délivrée de son déguisement matériel, elle cherche, au moyen de l’explication par la possibilité abstraite — ce qui est possible peut aussi être autrement ; le contraire du possible est également possible —, à anéantir la réalité effective de la nature devenue autonome. C’est ce qui explique la polémique contre ceux qui expliquent les corps célestes άπλω̃ς, c’est-à-dire de manière déterminée ; car l’Un est le nécessaire et l’autonome-en-soi.

On voit donc qu’aussi longtemps que la nature exprime, en tant qu’atome et phénomène, la conscience singulière et sa contradiction, la subjectivité de cette dernière ne se présente que sous la forme de la matière elle-même ; lorsque, par contre, la nature devient autonome, la conscience de soi se réfléchit en elle-même et se pose en face de la nature sous sa figure propre : comme forme autonome.

On aurait pu dire a priori que le principe d’Epicure, lorsqu’il se réaliserait, cesserait d’avoir pour lui la réalité. Car, si la conscience de soi singulière était posé realiter (réellement) sous la déterminité de la nature (ou la nature sous la déterminité de la conscience de soi), sa déterminité, c’est-à-dire son existence, aurait cessé, étant donné que l’universel est seul à pouvoir savoir en même temps son affirmation, dans une libre différenciation de soi-même.

C’est donc dans la théorie des météores qu’apparaît l’âme de la philosophie épicurienne de la nature : rien n’est éternel, qui puisse détruire l’ataraxie de la conscience de soi singulière. Les corps célestes troublent son ataraxie, son identité avec soi-même, parce qu’ils sont l’universalité existante, parce qu’en eux la nature est devenue autonome.

Ce n’est donc pas la gastrologie d’Archestrate, comme le veut Chrysippe[216], mais l’absoluité et la liberté de la conscience de soi qui sont le principe de la philosophie épicurienne, même si la conscience de soi n’est conçue que sous la forme de la singularité.

Si la conscience de soi abstraitement-singulière est posée comme principe absolu, toute science véritable et réelle est en vérité supprimée, en ce sens que ce n’est pas la singularité qui règne dans la nature même des choses. Mais c’est aussi l’effondrement de tout ce qui transcende la conscience humaine et appartient donc à l’entendement imaginatif. Si, par contre, la conscience de soi qui ne se sait que sous la forme de l’universalité abstraite, est érigée en principe absolu, c’est la porte ouverte au mysticisme superstitieux et servile[217]. Nous en trouvons la preuve historique dans la philosophie stoïcienne. La conscience de soi abstraitement-universelle possède en effet en soi la tendance à s’affirmer dans les choses mêmes où elle n’est affirmée qu’en les niant.

Epicure est donc, des Grecs, le plus grand philosophe des « lumières », et l’éloge de Lucrèce lui revient.

Humana ante oculos foede quam vita jaceret,

in terris oppressa gravi sub religione

quae caput a caeli regionibus ostendebat,

horribili super aspectu mortalibus instans,

primum Graius homo mortalis tollere contra

est oculos ausus primusque obsistere contra ;

quem nec fama Deum nec fulmina nec minitanti

murmure compressit caelum…

quare religio pedibus subjecta vicissim

opteritur, nos exaequat Victoria caelo[218].

[I 62 sq., 78 sq.]

La différence entre les philosophies de la nature de Démocrite et d’Epicure, que nous avons posée à la fin de la partie générale, s’est trouvée développée et confirmée dans toutes les sphères de la nature. Chez Epicure, l’atomistique avec toutes ses contradictions, est donc, en tant que science naturelle de la conscience de soi (laquelle est à elle-même, sous la forme de la singularité abstraite, un principe absolu), développée et achevée jusqu’à son extrême conséquence, qui est la dissolution de cette atomistique, et son opposition à l’universel. Pour Démocrite, au contraire, l’atome n’est que l’expression universellement objective de l’étude empirique de la nature en général. L’atome reste donc pour lui une catégorie pure et abstraite, une hypothèse qui est le résultat de l’expérience et non pas son principe actif, et qui reste donc sans réalisation, tout comme elle ne détermine pas davantage l’étude réelle de la nature.

Appendice : Critique de la polemique de Plutarque contre la theologie d’Epicure[modifier le wikicode]

I. Le rapport de l’homme à Dieu[modifier le wikicode]

1. La crainte et l’être transcendant.[modifier le wikicode]

1. Plut. de eo quod 1100, 20.

2. D’Holbach, p. 278 et 327.

3. Plut. ibid. 1101, 21.

2. Le culte et l’individu.[modifier le wikicode]

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Ibid. 1102, 21.

3. La providence et le Dieu dégradé.[modifier le wikicode]

7. Ibid. 1102, 22.

8. Ibid.

9. « Or, la raison faible n’est pas celle qui ne reconnaît aucun Dieu objectif, mais celle qui veut en reconnaître un. » Schelling, Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, dans les Ecrits philosophiques, premier volume, Landshut, 1809, p. 127, Lettre II. On pourrait en général conseiller à M. Schelling de se remettre en esprit ses premiers écrits. On lit, par exemple, dans son écrit sur le Je, principe de la philosophie : « Si l’on admet, par exemple, que Dieu, dans la mesure où il est déterminé comme objet (Objekt), est le fondement réel (Realgrund) de notre essence, il tombe lui-même, dans la mesure où il est objet, dans la sphère de notre savoir, et ne peut donc pas être pour nous le point dernier dont dépend cette sphère dans son ensemble. » (p. 5, i. c.) Nous rappelons enfin à M. Schelling les mots de conclusion de sa lettre citée plus haut : « Il est temps d’annoncer à l’humanité meilleure la liberté des esprits et de ne pas supporter plus longtemps qu’elle pleure la disparition de ses chaînes. » (p. 129 L. c.) S’il était déjà temps en l’an de grâce 1795, qu’est-ce donc en 1841 ?

Pour faire mention ici, en passant, d’un thème presque devenu fameux, les preuves de l’existence de Dieu, disons que Hegel a retourné d’un seul geste ces preuves théologiques, c’est-à-dire les a rejetées pour les justifier. Qu’est-ce donc que ces clients que l’avocat ne peut soustraire à la condamnation qu’en les assommant lui-même ? Hegel interprète, par exemple, la conclusion du monde à Dieu sous cette forme : « C’est parce que le fortuit n’est pas que Dieu ou l’absolu est. » Mais la preuve théologique dit à l’inverse : « Parce que le fortuit a un être vrai, Dieu est. » Dieu est la garantie pour le monde fortuit. Il va de soi qu’ainsi l’inverse se trouve également affirmé.

Les preuves pour l’existence de Dieu, ou bien ne sont rien que des tautologies vides — par exemple, la preuve ontologique revient à ceci : « Ce que je me représente réellement (realiter) est pour moi une représentation réelle », cela agit sur moi, et en ce sens tous les dieux, les dieux païens aussi bien que le Dieu chrétien, ont possédé une existence réelle. L’antique Moloch n’a-t-il pas régné ? L’Apollon de Delphes n’était-il pas une puissance réelle dans la vie des Grecs ? Sur ce point, la critique de Kant ne prouve rien elle non plus. Si quelqu’un s’imagine posséder cent thalers, si cette représentation n’est pas pour lui une représentation subjective quelconque, s’il y croit, les cent thalers imaginés ont pour lui la même valeur que les cent thalers. Il contractera, par exemple, des dettes sur sa fortune imaginaire, cette fortune aura le même effet que celle qui a permis à l’humanité entière de contracter des dettes sur ses dieux. Au contraire, l’exemple de Kant aurait pu confirmer la preuve ontologique. Des thalers réels ont la même existence que des dieux imaginés. Un thaler réel a-t-il une existence ailleurs que dans la représentation, même si c’est une représentation universelle ou plutôt commune des hommes ? Apportez du papier monnaie dans un pays où l’on ne connaît cet usage du papier, et chacun rira de votre représentation subjective. Allez-vous-en avec vos dieux dans un pays où d’autres dieux ont cours, et on vous démontrera que vous souffrez d’hallucinations et d’abstractions. Et on aura raison. Celui qui aurait apporté aux anciens Grecs un dieu ouvrant une ère nouvelle aurait trouvé chez eux la preuve de la non-existence de ce dieu. Car, pour les Grecs, il n’existait pas. Ce qu’est un pays déterminé pour des dieux déterminés venus de l’étranger, le pays de la raison l’est pour Dieu en général : c’est une contrée où « son existence cesse. [« l’existence cesse » corrigé en « sa non-existence est démontrée »]

Ou bien, les preuves de l’existence de Dieu ne sont rien d’autre que des preuves de l’existence de la conscience de soi humaine essentielle, des explications logiques de cette conscience de soi. Par exemple, la preuve ontologique. Quel être est immédiatement, dès qu’il est pensé ? La conscience de soi.

En ce sens, toutes les preuves de l’existence de Dieu sont des preuves de sa non-existence, des réfutations de toutes les représentations qu’on se fait d’un dieu. Les véritables preuves devraient dire au contraire : « Parce que la nature est mal organisée, Dieu est. » « Parce qu’il y a un monde déraisonnable, Dieu est. » « Parce que la pensée n’est pas, Dieu est. » Mais qu’est-ce à dire sinon que c’est pour celui qui considère le monde comme déraisonnable, et qui est donc lui-même déraisonnable, que Dieu est ? Autrement dit, la déraison est l’existence de Dieu.

« Si vous supposez l’idée d’un dieu objectif, comment pouvez-vous parler de lois que la raison produit à partir d’elle-même, étant donné que pourtant l’autonomie ne peut échoir qu’à un être absolument libre » [idée… dieu objectif… raison… autonomie… être libre sont soulignés par Marx.] (Schelling l. c., p. 198.)

« C’est un crime envers l’humanité que de cacher des principes qui sont universellement communicables. » (Du même auteur, l. c, p. 199.)

[Fragment de l’appendice]

II. L’immortalité individuelle[modifier le wikicode]

1. Du féodalisme religieux. L’enfer de la populace.[modifier le wikicode]

Plutarque divise encore son étude ; il distingue le rapport des άδίκων καί πονηρω̃ν, puis des πολλω̃ν καί ίδιωτω̃ et enfin des έπιεικω̃ν καί νουν έχόντων[219] [p. 1104] à la doctrine de la persistance de l’âme. Déjà cette classification en distinctions solides, qualitatives, montre combien peu Plutarque comprend Epicure, qui, en philosophe, considère le rapport essentiel de l’âme humaine en général.

Pour les coupables d’injustices, on cite maintenant encore la crainte comme moyen de perfectionnement, et la crainte des Enfers est justifiée pour la conscience sensible. Tandis que dans la crainte, une crainte intérieure et inextinguible, l’homme est déterminé comme animal, chez un animal est, en général, indifférente la manière dont il est retenu dans des barrières.

Nous en venons maintenant à l’opinion des πολλοί bien qu’il apparaisse, à la fin, que peu en sont exclus ; bien plus, à proprement parier tous, δέω λέγειν πάντας[220] [je peux bien dire tous], jurent fidélité à cet étendard.

« Mais, dans la grande masse, l’espoir de l’immortalité qui correspond aux mythes et l’amour de l’existence, cette pulsion la plus ancienne et la plus puissante d’entre toutes, se mêlent de la crainte de l’Hadès, et la crainte puérile des terreurs de l’Hadès l’emporte sur la joie flatteuse. Quand ils perdent des enfants, des femmes ou des amis, ils préfèrent donc aussi que ceux-ci demeurent quelque part, et conservent l’existence, même sous toutes sortes de tortures, plutôt qu’ils aient tout à fait disparu, qu’ils aient péri et qu’ils se soient anéantis. C’est pour cela qu’ils aiment entendre, même en cas de décès, des expressions comme : « Il cherche une autre demeure », « il change de place », et ce qui, d’ordinaire, caractérise la mort comme une simple transformation de l’âme et non comme sa mort… Des expressions comme : « C’en est fait de lui », ou « il est perdu », ou encore « il n’est plus », les mettent hors d’eux… Ceux qui parlent ainsi se répandent également en formules de ce genre : nous, les hommes, nous ne sommes nés qu’une fois, on ne saurait être engendré deux fois… et pourtant, à leurs yeux, le présent n’est guère plus qu’un instant ou plutôt un néant, comparé à l’éternité en général. C’est pourquoi ils laissent passer le présent sans en faire quelque chose d’utile, ils n’attachent aucune valeur à la vertu et à l’activité, tout entiers dominés par le sentiment décourageant de leur propre nullité, comme s’ils étaient de fugitifs êtres d’un jour, dénués de tout pouvoir d’accomplir une action digne d’éloges. Car l’hypothèse « que ce qui est décomposé est insensible et que ce qui est insensible ne saurait nous toucher » ne supprime en aucune façon la crainte de la mort, mais fournit plutôt la claire preuve de sa justification, car c’est justement ce qui fait reculer d’effroi la nature…, cette décomposition de l’âme en quelque chose qui ne pense ni ne sent. Quand Epicure en fait une dispersion dans le vide et les atomes, il ne fait qu’extirper d’autant plus profondément l’espoir de l’immortalité, espoir pour lequel je peux bien dire tous, hommes et femmes, acceptent sans hésiter de s’exposer aux morsures de Cerbère et de porter de l’eau au tonneau des Danaïdes, pour simplement prolonger leur existence et ne pas être anéantis. »

Ce qui distingue qualitativement ce degré du degré précédent n’existe pas, à proprement parler ; au contraire, ce qui apparaissait auparavant dans la forme de la crainte animale, apparaît ici dans la forme de la crainte humaine, dans la forme du sentiment. Le contenu reste le même.

On nous dit que l’amour le plus ancien va au souhait d’être ; sans doute, l’amour le plus abstrait, et donc le plus ancien, est l’amour de soi, l’amour de son être particulier. Mais c’était déclarer trop nettement la chose, on la reprend de nouveau, et on lance autour d’elle, grâce à l’apparence du sentiment, un éclat épuré.

Ainsi donc, celui qui perd femme et enfants préfère qu’ils soient quelque part, même s’ils y souffrent, plutôt qu’ils n’aient cessé tout à fait d’exister. S’il s’agissait simplement d’amour, la femme et l’enfant de l’individu comme tels sont conservés de la manière la plus profonde et la plus pure dans le cœur de cet individu, un être beaucoup plus élevé que celui de l’existence empirique. Mais il s’agit d’autre chose. La femme et l’enfant ne sont femme et enfant dans l’existence empirique que dans la mesure où l’individu lui-même existe empiriquement. Que celui-ci préfère les savoir n’importe où, dans un espace sensible, même s’ils y souffrent, plutôt que nulle part, signifie seulement que l’individu veut avoir la conscience de son existence empirique propre. Le manteau de l’amour n’était qu’une ombre, le « Je » empirique dans sa nudité, l’amour de soi-même, l’amour le plus ancien est le noyau, il ne s’est pas rajeuni dans une figure plus concrète, plus idéale.

Pour Plutarque, le nom de la transformation rend un son plus agréable que celui de la cessation complète. Mais la transformation ne doit pas être qualitative, le « Je » singulier dans son être singulier doit persister ; le nom est donc simplement la représentation sensible de ce qu’il est et doit signifier le contraire. Le nom est donc une fiction mensongère. La chose ne doit pas être transformée, mais seulement placée dans un lieu obscur ; l’interposition du lointain fantastique doit cacher le saut qualitatif (et toute différence qualitative est un saut, sans ce saut, aucune idéalité).

Plus loin, Plutarque estime…

Le manuscrit s'interrompt ici.


Notes[modifier le wikicode]

  1. Démonstration évidente.
  2. MEGA : à l’origine, le troisième paragraphe était rédigé ainsi : Ce messager d’affection que je vous envoie, je souhaite pouvoir marcher sur sa trace, et, à votre côté, traverser de nouveau, au gré de notre fantaisie, nos montagnes et nos forêts merveilleusement pittoresques. Le bien-être physique, je n’ai pas besoin de vous le souhaiter. L’esprit et la nature sont les grands médecins magiques auxquels vous vous êtes confiés. [Au côté de la page, on note encore cette instruction typographique : cette dédicace doit être imprimée en caractères plus grands.]
  3. Il s’agit du livre de Pierre Gassendi : Animadversiones in decimum Librum Diogenis, qui est de Vita, Moribus, Placitisque Epicuri, Lugduni, 1649. (Remarques sur le Xe livre de Diogène Laërce, qui traite de la vie, des mœurs et des conceptions d’Epicure, Lyon, 1649.
  4. Nom de plusieurs courtisanes grecques. La plus célèbre vécut à Corinthe (2e moitié du IVe siècle av. J.-C.)
  5. Marx n’a pas réalisé le plan mentionné ici de publier un ouvrage plus important sur les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique. Toutefois 7 cahiers de format in-folio de l’année 1839, appartenant à Marx ont été conservés ; des travaux préliminaires essentiels s’y trouvent, que Marx a utilisés partiellement dans sa dissertation de doctorat.
  6. Philosophie épicurienne : un des systèmes les plus élaborés du matérialisme de la Grèce ancienne, philosophie qui se distingue par son caractère rationaliste et athée. Epicure niait l’ingérence des Dieux dans les affaires du monde et admettait l’éternité de la matière et le mouvement comme sa source interne. Il niait l’immortalité de l’âme et prit position contre l’ignorance et la superstition qui engendrent, selon sa doctrine, la crainte des dieux et l’angoisse de la mort. La philosophie a pour but et pour fin, selon Epicure, le bonheur de l’homme, ce qui impose de se débarrasser des préjugés et d’acquérir la connaissance des lois de la nature. La doctrine matérialiste d’Epicure a été dénaturée de toutes les manières par les historiens idéalistes de la philosophie, et a été l’objet de la haine particulière et des persécutions de l’Église.

    Philosophie stoïcienne : école philosophique dont le fondateur fut le philosophe grec Zénon de Citium (336-264 avant notre ère) qui avait coutume d’enseigner au Portique (« Stoa ») d’Athènes. La doctrine de cette école oscillait entre le matérialisme et l’idéalisme. Dans la première période (Stoa ancienne et moyenne), elle prêta attention surtout à l’étude des lois de la nature et de la théorie de la connaissance, ce qu’elle fit pour l’essentiel en partant des positions matérialiste. A l’époque de l’Empire romain (nouvelle Stoa ou Stoa de l’époque impériale), elle témoigna un intérêt particulier pour les problèmes moraux. Les stoïciens traitaient ces problèmes dans un esprit idéaliste et religieux, défendant l’existence immatérielle de l’âme, le culte de la soumission de l’homme au destin, la non-résistance au mal, l’abnégation et l’ascétisme, la quête de Dieu, etc ; idées qui ont exercé une influence sur la formation du christianisme.

    Philosophie sceptique : école philosophique de la période de décadence de la société esclavagiste en Grèce et à Rome qui exprime le doute sur la possibilité de parvenir à une connaissance valable de la vérité objective ; elle met par conséquent en cause également le développement de la pensée scientifique. La doctrine des anciens sceptiques, expression d’une tendance idéaliste subjective, montre déjà les signes d’une décadence de la pensée philosophique de l’Antiquité.
  7. Marx cite ici l’ouvrage de David Hume : Treatise of Human Nature (Traité de la nature humaine).
  8. Tiré d’une lettre d’Epicure à Ménécée au Xe livre de Diogène Laërce, d’après Gassendi : Remarques sur le Xelivre de Diogène Laërce, p. 83
  9. Ce vers, comme les suivants, est tiré de la tragédie d’Eschyle Prométhée enchaîné (vers 975). Traduction française de Paul Mazon, Collection Guillaume Budé, Paris 1920.
  10. Ibid., vers 966-970.
  11. . Après « dénouement », raturé : un final incohérent [d’après MEGA, comme du reste les notes appelées par un chiffre1].
  12. . Semble… se terminer corrigé par Marx en :les ailes de la chouette de Minerve semblent ne plus la porter. (N. R.)
  13. . Diog. X 4.
  14. . Cic. de nat. deorum I, XXVI 73.
  15. . Cic. de fin. I, VI 21.17.18.
  16. . Plut. adv. Col. 1108, 3 (cf. 1111, 8).
  17. . Pseudoplut. 877 D.
  18. . Plut. 1111, 1112, 1114, 1115, 1117, 1119, 1120 sq.
  19. . Clem. Al. strom. VI 2, 27, 4.
  20. . eb. I, 11, 50, 5 sq.
  21. . Sext. Emp. adv. math. i 273.
  22. . Leibniz, p. 536.
  23. . En français dans le texte.
  24. . Plut. 1111, 8.
  25. . Arist. de an 404 a 28 sq.
  26. . Arist. met. 1009 b 11 sq. (remarque de Marx : dans ce passage est d’ailleurs exprimée la contradiction de la métaphysique elle-même).
  27. . Diog. IX 72.
  28. . Ritter, p. 571.
  29. . Diog. IX 44.
  30. . eb 72.
  31. . Simpl. p. 488.
  32. . Plut. 1111, 8.
  33. . Cf. Arist.
  34. . Diog. X 121.
  35. . Plut. 1117, 19.
  36. . Cic. de nai. deorum I, XXV 70 ; cf. de fin. 1, VII 22 ; Pseudoplut. 899 F.
  37. . Diog. X 31 sq.
  38. . Plut. 1111, 8.
  39. . Cic. de fin. I, VI 20 ; cf. Pseudoplut. 890 C.
  40. . Diog. IX 37.
  41. . ibid. 46 sq.
  42. . Euseb. X 472.
  43. . Diog. IX 35.
  44. . Cic. disp. Tusc. V 39 ; cf. de fin. V, XXIX 87.
  45. . Sen. ep. 8.
  46. . Diog. X 122 ; cf. Clem. Al. strom. IV 8, 69, 2 sq.
  47. . Sext Emp. ibid. 1 1.
  48. . Ibid. I 49.272 ; cf. Plut, de eo quod 1095, 13.
  49. . Cic. ibid. I, XXI 72.
  50. . Diog. X 13 ; Cic. de nat. deorum I, XXVI 72.
  51. . Sen. ep. 52.
  52. . Diog. X 10.
  53. . lbid. 15 et 16.
  54. . Cic. de fato X 22, 23 ; de nat. deorum I, XXV 69 ; Euseb. I 23 sq.
  55. . Arist. de gen. an. 89 b.
  56. . Diog. IX 45.
  57. . Pseudoplut. 884 E.
  58. . Stob. ecl. I, IV 7c (§ 158 et 160).
  59. . Euseb. VI 257.
  60. . Stob. ecl. II, VIII, 16 (§ 346).
  61. . Simpl. P. 351.
  62. . Diog. X 133 sq.
  63. . Sen. ep. 12.
  64. . Cic. ibid. I, XX 55 sq.
  65. . Ibid. XXV 70.
  66. . Simpl. ibid.
  67. . Cf. Euseb. XIV 781 sq.
  68. . Simpl. P. 351, 352.
  69. . Euseb. XIV 781.
  70. . Pseudoplut. 888 F et 890 C ; Stob. ecl. I, XXIV 10 (§ 514).
  71. . Sen. nat. quaest. VI 20, 5.
  72. . Cf. 2e partie, chap. V (de la Dissertation de Marx) ; Diog. X 88.
  73. . lbid. 80.
  74. . MEGA : les chapitres IV et V, mentionnés dans le sommaire, n’ont pas été conservés.
  75. . Stob. ecl. I, XIV, 1 sq (§ 346) ; cf. Cic. de fin. I, VI 18 sq ; Pseudoplut. 883 a sq ; Stob. ecl. I, XIX 1 (§ 394).
  76. . Cic. de nat. deorum I, XXVI 73.
  77. . Cic. de fin. ibid.
  78. . Cic. de nat. deorum I, XXV 69 ; cf. D.m.A. de fato X 22 sq.
  79. . Bayle.
  80. . En français dans le texte.
  81. . Schaubach, p. 549.
  82. . Lucrèce II, 251 sq.
  83. . Arist. de an. 409 a 10 sq.
  84. . Diog. X 43 ; Simpl. p. 425.
  85. . Lucrèce II 253 sq.
  86. . Ibid. 279 sq.
  87. . Cic. de fin. I, VI 19 sq.
  88. . Lucrèce II 293.
  89. . Ni dans un temps déterminé ni dans un lieu précis.
  90. . Cic. de fato X 22.
  91. . Ibid.
  92. . Plut, de an. Procr. 1015 C.
  93. . Cic. de fin I, VI, 19.
  94. . Bayle.
  95. . Saint Augustin, lettre 118 (nouveau dénombrement), 28 (à Dioscore).
  96. . Diog. X 128.
  97. . Plut, de eo quod 1091, 7.
  98. . Clem. Al. Strom. II 21, 127, 1.
  99. . Sen. de benef. IV.
  100. . Cic. de nat. deorum, I, XXIV, 68.
  101. . Ibid. XL 112 et XLI 115 sq.
  102. . Plut. ibid. 1100 sq, 20.
  103. . Arist. de caelo 292 b.
  104. . Loi de l’atome.
  105. . Lucrèce II 221 sq.
  106. . Ibid. 284 sq.
  107. . Arist. ibid. 275 b.
  108. . Ibid. 300 b.
  109. . Diog. X 150.
  110. . (Marx n’a rien écrit à cette remarque ; cf. par exemple Diog. X 120 ou Cic. de fin. 11, XXVI, 82, etc.)
  111. . Diog. X 54 ; Lucrèce II 861 sq.
  112. . Pseudoplut. 877 E ; cf. Sext. Emp. adv. dogm. IV 240.
  113. . Eusèb. XIV 749.
  114. . Simpl. p. 362.
  115. . Philop. p. 362.
  116. . Arist. de gen. et corr. 362 a.
  117. . D.m.A. de caelo 276 a.
  118. . Ritter p. 568, rem. 2.
  119. . Arist. met. 1042 b 12 sq.
  120. . MEGA. Après passage, barré : Démocrite ne pose pas la contradiction entre la qualité de l’atome et son concept.
  121. . Ibid. 985 b 4 sq.
  122. . Diog. X 44.
  123. . Ibid. 56.
  124. . Ibid. 55.
  125. . Ibid. 59.
  126. . Cf. Ibid. 58 ; Stob. ecl. I, X 14 (§ 306).
  127. . Rosini, p. 26.
  128. . Mais, de cette façon, Epicure démontrait la ténuité des atomes par leur incroyable petitesse, en disant, selon le témoignage de Laerte (X 44), qu’ils n’avaient pas de grandeur.
  129. . Euseb. XIV 773.
  130. . Stob. ecl. I, XIV 1 sq (§ 348) ; cf. Pseudoplut. 877 D-F.
  131. . Arist. de gen. et corr. 326 a.
  132. . Euseb. XIV 749 ; cf. Pseudoplut. ibid.
  133. . Diog. X 54 ; cf. 44.
  134. . Ibid. 42.
  135. . Ibid.
  136. . Lucrèce II 513 sq ; Euseb. ibid. (14, 5) ; cf. Pseudoplut. ibid.
  137. . Diog. X 42 ; Lucrèce II 525 sq.
  138. . Arist. de caelo 303 a ; Philop. ibid.
  139. . Lucrèce II 479 sq.
  140. . Cf. Anm. 25.
  141. . Cf. MEGA : Après « figure », le paragraphe suivant est barré verticalement : Epicure s’est donc, sur ce point, également objectivé la contradiction tandis que Démocrite, s’en tenant au côté matériel, ne laisse plus apparaître, dans ses déterminations ultérieures, aucune conséquence du principe.
  142. . Diog. X 44.54.
  143. . Brucker, p. 224.
  144. . Lucrèce 1 1052 sq.
  145. . Diog. X 43.61 ; Lucrèce II 235 sq.
  146. . Cf. chap. III (de la Dissertation de Marx).
  147. . Feuerbach, p. 120.
  148. . άμέτοχα κενου̃ ne veut absolument pas dire ne remplissent aucun espace mais sont indivisibles selon l’espace, c’est la même chose que lorsqu’il est dit ailleurs chez Diogene Laerte διάλειψιν δε μέρον ου̃κ έ̀χουσιν. C’est de la même manière qu’il faut expliquer cette expression (Plutarque) De placit. Philosoph. 1, p. 286 (Pseudoplut. I 3, chez Kaltwasser : vol. 7, p. 14) et Simplicius, p. 405.
  149. . Ceci aussi est une fausse conséquence. Ce qui ne peut être divisé dans l’espace n’est pas pour cela extérieur à l’espace et soustrait à toute relation spatiale.
  150. . Schaubach, p. 550.
  151. Par exemple que le Tout est corps et nature impalpable (c’est-à-dire espace vide), que les atomes sont les éléments, et toutes les autres affirmations de même ordre.
  152. . Diog. X 44 [se rapporte à un passage raturé par Marx et que nous avons laissé de côté ; l’édition MEGA en fait mention dans une note en bas de page.]
  153. . Le Tout est corps et nature impalpable... (et) que les atomes sont les éléments...
  154. . Ibid. 67.
  155. . Le Tout est corps... mais s’il n’existait pas ce que nous appelons le vide, la place et la nature impalpable... Parmi les corps, les uns sont des compositions, les autres ceux dont sont faites les compositions. Ces derniers sont indivisibles et insécables, si bien qu’il est nécessaire que les principes indivisibles constituent la nature des corps.
  156. . Ibid. 39, 40 et 41.
  157. . Ibid. VII 134.
  158. . Arist. met. V 1.3 (1012 b 34-1013 a 23 et 1014 a 26-1014 b 15).
  159. . Cf. ibid.
  160. . Ibid. V 3 (1014 a 26-1014 b 15).
  161. . Ibid. 985 b 4 sq.
  162. . Diog. X 54; Plut. adv. Col. 1111,8.
  163. . Sext. Emp. adv. dogm. IV 42.
  164. . Euseb. XIV. 773. 749.
  165. . Epicure (dit) que les corps primordiaux sont simples, mais que ceux qui résultent de leur composition possèdent tous la pesanteur.
  166. . Pseudoplut. I 7, 882 A et I 12,883 A ; Stob. ecl. I, XXII 3 a (§ 496) et I, I 29 b (§ 66).
  167. . Cf. ibid. ; Cic. de fin. I VI 21.
  168. . Diog. X 41.
  169. . Plut. ibid. 1114 B, 13.
  170. . Simpl., p. 488.
  171. . Pseudoplut. 879 B-C (1 S) ; Stob. ecl. I, XXII 3 a (§ 496).
  172. . Lucrèce 1 820 sq ; Diog. X 39.
  173. . Ibid. 73 ; Lucrèce V 108 sq et 373 sq.
  174. . Simpl., p. 425.
  175. . Lucrèce II 796.
  176. . L’immortelle mort nous a pris la vie mortelle.
  177. . Arist. phys. 251 b.
  178. . Simpl., p. 426.
  179. . Lucrèce I 459.461 sq. 479 sq. ; Sext. Emp. adv. dogm. IV 219 ; cf. Stob. ibid.
  180. . Diog. X. 72 sq.
  181. . Lucrèce ibid. ; Sext. Emp., adv. dogm., IV, 219 sq. et Stob., ibid.
  182. . Images, figures, « idoles ».
  183. . Diog. X 46.48 ; Lucrèce IV 30 sq. 52 sq.
  184. . Diog. X 49.50.52.53.
  185. . Lucrèce II 1139 sq.
  186. . Diog. II 10.
  187. . Pour contempler le soleil, la lune et le ciel.
  188. . Arist. met. 986 b 25.
  189. . Cours éternel (d’après I. B. Hoffmann, αίθήρ est plutôt en connexion avec αί̀θειν, qui veut dire brûler).
  190. . DmA de caelo 270 b.
  191. . Ibid.
  192. . DmA. met. 1074 a 38 et 1074 b 1 sq.
  193. . Diog. X 81.
  194. . [Le texte grec dit : « Soupçonnent sans cesse quelque mauvais présage en se fiant aux mythes.]
  195. . Ibid. 76.77.
  196. . Arist. de caelo 284 a.
  197. . Qui, à l’Occident, se tient debout, portant sur ses épaules les colonnes du ciel et de la terre.
  198. . Diog. X 85.
  199. . Ibid. 85.82.
  200. . Ibid. 87.78.79.
  201. . Ibid. 86.
  202. . Ibid.
  203. . Ibid. 92.
  204. . Ibid. 94.
  205. . Ibid. 95.96.
  206. . Ibid. 98.
  207. . Ibid. 104.
  208. . Ibid. 80. 82. 87 sq.
  209. . Ibid. 78. 86. 87.
  210. . Ibid. 98. 113. 97. 93. 87. 80.
  211. . Ibid.
  212. . Ibid. 78.
  213. . Arist. ibid. 279 b.
  214. . Ibid.
  215. . MEGA : corrigé par Marx en : théorie de sa méthode.
  216. . Athénée 111 104 b (63).
  217. . Lucrèce 1 62 sq. 78 sq.
  218. . L’humanité gisait honteusement à terre / écrasée sous le poids de la religion / Qui, du milieu du ciel, montrait sa tête / et dont les yeux effrayants menaçaient d’en haut les mortels. / Le premier, un homme, un Grec, osa lever contre elle / ses yeux humains, osa se redresser contre elle. / Ainsi la superstition est à son tour terrassée, foulée aux pieds, et cette victoire nous élève jusqu’aux cieux. (Trad. Henri Clouard.)
  219. . Les coupables d’injustices, les méchants… La grande masse des incultes… Les honnêtes gens doués de raison.
  220. . Nous donnons aussitôt en traduction les passages suivants de Plutarque (De eo quod, 1104, 26 — 1105, 27), que Marx cite en grec.